C’est le printemps. Maître Phantasm, accoudé à la fenêtre ouverte, contemple le
verger dont les pommiers fleuris et l’herbe jeune ondulent en grandes vagues roses et
vertes jusqu’à l’horizon et font une rumeur fraîche dans le vent. Le soleil vêt de
magnificence le ciel bleu pâle. Son or léger s’éparpille sur la campagne et fait éclater
les bourgeons gorgés de sève. Les feuillages murmurent tout bas ; les abeilles bourdonnent
autour du rosier qui encadre la fenêtre. Un coq chante sous les
pommiers ; un autre dans le sentier blanc d’aubépines où chuchote un ru ; un autre, très
loin, vers l’orient.
Le démon Grymalkin, accroupi dans l’angle le plus obscur de la chambre, parmi
des avalanches écroulées de livres poussiéreux et de manuscrits fripés, respire, en
reniflant bruyamment, l’odeur d’un bouquet de violettes frais cueilli.
Et Maître Phantasm laisse tomber des phrases qui s’envolent dans l’air
tiède.
MAÎTRE PHANTASM, pensif.
Ainsi, jamais lasse, la nature travaille. La symphonie de Tout continue…. Hier, ce fut le
sombre andante des ciels neigeux, des bises et des plaines boueuses. Aujourd’hui,
l’allegro éclate : voici le soleil adolescent, le tumulte ardent des fleurs, les taureaux
qui beuglent, énamourés. Les branches des arbres se mêlent et s’enlacent ; les prés sont
éblouissants ; toute la terre tressaille, impatiente de noces éperdues. Demain, ce sera
l’été, cette marche triomphale. Après, l’adagio gris et or de l’automne. Puis encore
l’hiver où les sèves se recueilleront, où les vieux thèmes sommeilleront sous un manteau
de gel
pour renaître bientôt en de nouvelles variations…
Et le finale ? Ah ! voilà, — il n’y a pas de finale. L’Être universel vit sa vie, élabore
sa conscience, emporte les mondes à travers son infini mouvant, sans autre but que de se
prouver à lui-même qu’il existe. Ses atomes l’imitent. Ils agissent, contents d’agir,
persuadés que Tout a lieu à seule fin de leur justifier leur importance… Et chacun d’eux,
bien convaincu de sa liberté, n’en joue pas moins docilement, fatalement, son petit rôle dans cette parade harmonieuse et discordante, très douce
et très farouche, qu’il sied d’intituler : la Réalité, farce illusoire de l’univers.
GRYMALKIN, très haut.
Les fleurs sentent bon !
MAÎTRE PHANTASM.
Oui, les fleurs sentent bon, et cela leur suffit. La ligne droite est le plus
vraisemblable chemin d’un point à un autre, — selon l’idéal, et cela lui suffit. La ligne
courbe dément la ligne droite, — selon l’apparence, et cela lui suffit. On entend hanter
des oiseaux et claquer des mâchoires
avides : les uns et les autres
se conforment à leur fonction. L’Être est un char aux roues d’astres qui va par des routes
ignorées, irradiant autour de lui l’éther insondable : son auréole et sa respiration. Il
porte une charge multiforme où les poux font équilibre aux dieux. Et nul globe ne réclame,
et rien ne troublerait cet ordre tranquille si l’un des plus infimes parmi les
microcosmes, l’homme, curieux de choses qui ne le regardent pas, ne s’ingéniait à mettre
des bâtons dans les roues et à faire la leçon au macrocosme, sous prétexte que celui-ci ne
lui a pas révélé leur commune raison d’Être.
GRYMALKIN, morne, comme en pénitence.
Λόγος τοῦ Εἶναι.
MAÎTRE PHANTASM, suivant sa pensée.
Mais les bâtons cassent toujours. Il en résulte des philosophies bancales, des religions
vermoulues et des sciences en loques, — tout un fumier de rêves que l’homme recueille
pieusement pour y semer des idées. Ces idées germent, grandissent, s’épanouissent comme
des arbres où l’illusion fait son nid et pond ses œufs. — L’homme grimpe
aux arbres, casse les œufs, croyant y trouver l’Absolu. Il trouve le vide.
Avec les coquilles, il bâtit de nouveaux systèmes philosophiques, religieux ou
scientifiques qu’il tourne, retourne, polit, attife de cent fanfreluches en manière
d’axiomes, de dogmes ou de formules. Durant cette besogne, le froid des espaces le
pénètre, les fantômes de tous ses morts lui chuchotent à l’oreille des choses…
désagréables ; il grelotte, il a peur, mais tout de même, à force d’entêtement, il modèle
un petit monstre qu’il juge identique à lui seul et par conséquent — très magnifique.
GRYMALKIN, ricanant.
Un joli cadeau à faire à un Adam.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est ainsi que l’homme crée à son image d’atome subversif qui ne s’est pas encore aperçu
que la partie ne peut contenir le tout.
GRYMALKIN, feignant d’essuyer une larme.
C’est bien triste !
MAÎTRE PHANTASM.
Triste ? Ce n’est peut-être pas triste du tout. Si l’homme ne se donnait pas une
explication quelconque de l’univers, il courrait le risque de laisser sa pensée se
rouiller. Dès lors, il ne se distinguerait plus des autres animaux. Ce ne serait peut-être
pas un mal, mais…
GRYMALKIN.
Quelle tautologie ! — Vous manquez de logique, mon cher Maître. Vous dites que Tout, sauf
l’homme, exécute honnêtement sa petite partie dans l’orchestre unanime des forces. Vous
prétendez ensuite que l’homme seul dissone parce qu’il voudrait absorber l’univers en lui,
le posséder par sa pensée, en connaître tous les ressorts, l’enclore d’un mur de systèmes,
en faire enfin un département de son Moi. Puis, pour finir, vous déclarez que cette même
pensée, responsable, à votre sens, de ses erreurs, il lui faut l’aiguiser, sous peine
d’animalité, au lieu de la laisser mourir de sa belle mort, après tant de systèmes en
ruine… Tout cela est contradictoire. En effet, vous ignorez si les animaux, — qui
pensent eux aussi, quoique vous en disiez, — ne se bâtissent pas d’explications
de l’univers. Étant un homme, vous ne pouvez tirer quelques conclusions approximatives,
touchant la psychologie de l’Être, que de l’observation de vos semblables, en raisonnant
par analogie avec ce qui se passe en vous. Cette méthode n’est pas infaillible, — nulle ne
l’est, — puisqu’il existe autant de vérités relatives que d’individus. Toutefois elle vous
permet d’acquérir un semblant de lumière sur un certain nombre de phénomènes d’ailleurs
équivoques. C’est quelque chose ! — Mais cette méthode est insuffisante dès qu’il s’agit
de l’appliquer à une autre espèce que la vôtre. Car si vous connaissez votre opinion sur
les animaux, vous ne connaissez pas celle des animaux sur vous, partant, vous ne pouvez
raisonner qu’au petit bonheur de l’expérience personnelle parmi les points d’interrogation
que la vie vous objecte à chaque pas.
Quant à moi, en ma qualité de démon, je raisonne tout autrement que vous.
MAÎTRE PHANTASM.
Et comment ?
GRYMALKIN.
Si tu es allé quelquefois à la foire, tu as sans doute remarqué un industriel qui, perché
sur un escabeau, tenait à la main un grand bâton d’où pendait une ficelle. Au bout de la
ficelle, un morceau de pain d’épices. Autour de l’industriel, une cohue d’enfants. Tel un
pêcheur à la ligne, il faisait frétiller son appât au-dessus de leurs têtes. Il était
stipulé que les enfants garderaient les mains croisées derrière le dos et tâcheraient
seulement d’attraper le pain d’épices avec leurs dents. Tous peinaient, se bousculaient,
suaient ; les plus forts culbutaient les plus faibles et leur montaient sur le dos. Pour
saisir le morceau, ils se donnaient un mal infini que ne motivait pourtant guère cette
friandise poussiéreuse. Mais aussi, il avait été promis au vainqueur qu’il aurait, en
récompense de son adresse, un autre morceau de pain d’épices, pris dans la boutique du
marchand, indemne de poussière, truffé d’angélique et de cédrat, beaucoup plus gros que
celui qu’il s’efforçait de saisir. À la fin, après beaucoup de contorsions et de sauts, le
plus adroit happait le morceau. Alors le tentateur secouait le bâton, par violentes
saccades en
hurlant à tue-tête : « Veux-tu dire papa ! Veux-tu dire
papa ! » L’enfant criait : « Papa ! » Pour ce faire, il lâchait le morceau. Et l’objet de
ses convoitises s’en allait danser devant d’autres bouches… Rêve évanoui !
Suppose un chien à la place de l’enfant. Une fois le pain d’épices dans sa gueule, il
n’aurait rien crié du tout, — pour cause. Et il se serait régalé.
Eh bien, le morceau de pain d’épices au bout d’une ficelle, c’est l’illusion qui vous
fait tous agir. La vie vous l’offre afin que vous vous démeniez à son profit, mus surtout
par l’espoir de posséder un univers, — le gros morceau dans la boutique, — une fois que
vous vous serez rendus maîtres de l’appât. Quand l’homme a saisi une illusion, qu’il l’a
admise a priori, il crie : « Papa ! » c’est-à-dire il invente un système
pour l’expliquer. L’illusion s’envole. Et l’homme s’arrache les cheveux. L’animal, lui,
avale le morceau, sans digression, se l’assimile, s’en fait une
certitude. Remarque qu’il est très heureux, qu’il ne songe pas à réclamer un
univers, qu’il recommencera tant qu’on voudra. Tandis que l’homme, avant de se décider à
cabrioler de nouveau, se lamente, expose son système à ses
voisins, montre le poing aux étoiles, bref dépense sa volonté dans des sens variés. Il
est d’ailleurs nécessaire qu’il agisse de la sorte au lieu d’imiter l’animal. Ce faisant,
loin de troubler l’ordre établi, il y concourt, son rôle étant de transmuer en inquiétudes
intellectuelles et morales les appétits de la brute innocente et par
conséquent de créer un mouvement vers des sphères plus hautes. C’est ainsi qu’il affirme un des aspects de l’univers, car chacun de ses systèmes contient
une parcelle de la vérité totale — et à jamais mystérieuse.
MAÎTRE PHANTASM.
Il me semble que ton apologue pèche en deux points. D’abord, tu ne me dis pas pourquoi la
vie nous incite à lâcher l’illusion alors que nous l’avons saisie. Puis dans quel but tant
de cabrioles ?
GRYMALKIN.
Parce que si vous vous contentiez de la première illusion qui vous est offerte, sans
chercher à l’expliquer, elle vous semblerait bientôt tellement dépourvue d’intérêt que
vous ne voudriez plus jamais courir au pourchas d’une autre. Ce
serait donc en vain que vous auriez la faculté d’associer un plus grand nombre d’idées
que les animaux ; — car si ceux-ci pensent, ils pensent moins que vous.
Or les actifs, les volontaires, ceux qui pensent le plus parmi les hommes, tentent sans
cesse d’acquérir de nouvelles illusions, d’augmenter leur idéal alors
que les faibles, les mous, et les lamentateurs se rebutent après un premier échec et
végètent, dépourvus d’illusions, inférieurs en cela aux animaux. Au contraire, les plus
forts, c’est-à-dire les meilleurs de votre race, profitent de l’expérience acquise, se
fortifient par leurs échecs mêmes et deviennent par conséquent plus aptes à remplir la
fonction qui leur est assignée : développer en eux l’amour conscient de la vie, la volonté
de vivre. Cela est déjà suffisamment magnifique et donne une des raisons de cette
agitation dont tu t’ébahis.
MAÎTRE PHANTASM.
D’accord. Mais pourquoi cette volonté de vivre ?
GRYMALKIN.
Pourquoi ? — Afin que les volontaires
fournissent à la vie des
types où votre espèce s’affirme en beauté, afin que l’homme parti de l’animalité pure se
perfectionne, se complète par le désir de l’idéal jamais atteint et prépare ainsi un être
supérieur, celui qui vous dominera en vertu d’illusions encore plus hautes que les
vôtres…
MAÎTRE PHANTASM.
Tout cela est peut-être vrai, — du moins c’est plausible. Mais pourquoi les efforts des
volontaires se contrarient-ils ?
GRYMALKIN.
Les volontaires ne se contrarient pas. Leurs efforts ne se traversent nullement : ils se
contrebalancent. Une même illusion de beauté les motive. Seulement cette illusion, les
volontaires la découvrent selon des points de vue différents. S’ils la voyaient tous sous
le même angle, ils n’agiraient plus et le mouvement s’abolirait, — ce qui est absurde. Au
total toutes les voies suivies par la conscience humaine vers la conscience universelle
tendent au même but : la transformation de l’espèce en mieux. Chaque effort individuel
aide à ce labeur sublime, pourvu
qu’il se détermine vers un idéal
plus haut que l’idéal déjà réalisé. En apparence ces efforts divergent, en absolu, ils
convergent. Variant tous par les moyens, ils se ressemblent tous par la tendance. Quand
ils s’associent, il y a l’amour ; quand ils se dissocient, il y a la lutte. — L’un et
l’autre s’équivalent. C’est par là que se prouve cette vérité expérimentale : l’identité
des contraires.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais encore un coup, pourquoi tout ce labeur ? Ne vaudrait-il pas mieux rester la matière
inerte ?
GRYMALKIN.
La matière inerte n’existe pas. L’univers a toujours travaillé et travaillera toujours.
Rêver son repos, ce serait t’abandonner à un songe de lâcheté qui te ferait retomber aux
séries inférieures. Le mouvement est éternel, il est partout. Tout marche ! Et la vie le
veut pour que toutes ses forces — de la sensation à l’idée, de l’atome à l’astre —
prennent part à son évolution vers…
MAÎTRE PHANTASM.
Vers quoi ? Parle donc !…
GRYMALKIN.
Vers autre chose… Les mots n’existent pas chez vous qui t’expliqueraient le sens de cette
transfiguration future de la vie.
MAÎTRE PHANTASM.
Vraiment je ne te reconnais plus. Tu n’es plus l’esprit familier qui m’amusait de ses
inventions malicieuses. Aujourd’hui tu as grandi ; une flamme mystérieuse luit dans tes
yeux ; ta voix est profonde comme le murmure des feuillages dodoniens… Tu me
domines !…
GRYMALKIN.
Naguère, tu t’ignorais toi-même. Par mes sourires et mes plaisanteries je
t’instruisais peu à peu. Aujourd’hui tu veux : tu es toi-même. — Je ne te domine pas ; je
t’exprime une part de ta propre conscience, jusqu’à ce moment inconnue de toi. Toi, moi et
un autre nous ne faisons qu’un… N’auras-tu pas peur si je t’entraîne jusqu’au fond de ce
gouffre étoilé : l’abstraction ?
MAÎTRE PHANTASM.
Le vent de l’infini soufflera dans mes cheveux.
Je frissonnerai
peut-être, mais je n’aurai pas peur, — puisque tu es là…
Une part de ma conscience, dis-tu ! — Et quelle ?
GRYMALKIN.
Je suis celui qui voudrait tout résorber en lui. Je suis la face d’ombre de la
vie. Je nie. Pour toi, je suis la force de la terre, l’un des deux témoins qui rendront
compte de toi le jour où les volontaires seront élevés au-dessus des fainéants.
MAÎTRE PHANTASM.
Et l’autre témoin, quel est-il ?
GRYMALKIN.
Il est celui qui voudrait tout irradier hors de lui. Il est la face de lumière
de la vie. Il laissa dépouiller de ses fruits, l’ayant prévu, l’arbre de la science. Il
affirme. Pour toi, il est le rêve de la terre. Lui aussi rendra compte de toi le jour où
les volontaires seront élevés au-dessus des fainéants.
MAÎTRE PHANTASM.
Rendre compte de moi !… Devant qui ?
GRYMALKIN.
Devant l’être futur qui te jugera selon tes œuvres.
MAÎTRE PHANTASM.
Maintenant j’ai peur… La vie m’apparaît formidable. La nature est plus vaste ; les arbres
résonnent comme de grandes lyres dans la plaine. Les fleurs éclatent, pareilles à des
astres flamboyants. Leurs parfums, leurs nuances, les mouvements de la verdure se mêlent
au roucoulis des ramiers et aux soupirs de l’eau sonore pour entonner l’hymne des formes.
Et le soleil semble une hostie de gloire offerte à l’univers.
GRYMALKIN.
C’est la campagne où rit le printemps. Brisant le moule des apparences, les
essences se révèlent… Mais il ne faut pas craindre : la vie est belle et vaut d’être
vécue.
MAÎTRE PHANTASM.
Celui de l’ombre et celui de la lumière sont en moi. L’un attire, l’autre repousse et
tous deux
règlent l’harmonie de ma conscience avec les mondes.
Mais ne vont-ils pas se combattre et nous rejeter dans la nuit du chaos ?
GRYMALKIN.
Aux jours de la nébuleuse originelle, nous étions en guerre. Depuis, nous nous sommes
réconciliés. C’est pourquoi tu entends chanter les planètes et les étoiles.
MAÎTRE PHANTASM.
Agir, je veux agir !
GRYMALKIN, tout bas.
Ses yeux sont pleins de ciel. Ses gestes tracent le pentacle de la volonté. Il sera grand
— s’il ne se brise.
MAÎTRE PHANTASM.
Allons parmi les hommes qui veulent vivre. Allons aussi vers ceux qui crachent sur la
vie. Nous demanderons aux uns le secret de leur joie, aux autres la raison de leur
désespérance. Nous saurons l’illusion qui les mène et nous leur apprendrons le mystère de
l’amour et de la mort.
GRYMALKIN.
L’un bâtit sa maison et la bâtit si solide que, dans plusieurs siècles, les fils de ses
fils respecteront sa mémoire identifiée aux murs parés d’une mousse vénérable. L’autre
récite un poème où il mit la fleur de son sang, de ses désirs et de ses rêves : son âme ;
et les strophes en sont si puissantes qu’elles déterminent le rythme que suivront des
hommes futurs. Cet autre broie ses couleurs, prend ses pinceaux et imite sur la toile un
des aspects de la nature changeante. Et cet aspect restera fixé dans l’éther où vibre sa
race tant que sa race existera. Cet autre qui tient un livre ouvert sur ses genoux regarde
sans la voir l’ombre des feuillages aller et venir sur le sol ; il écoute les dialogues de
l’onde et du feu intérieur. Il promulgue les oracles de la terre. Cet autre encore conduit
sa charrue, stimule ses chevaux, ouvre le sein de la glèbe fumante et sème le pain qui
nourrira ses frères.
Celui-là enfin les maudit tous, se prosterne devant des simulacres, tente de chasser la
vie de son âme pour y installer un fantôme à la place et mortifie sa chair. Mais son rêve
est funèbre comme
l’orbite des yeux d’une tête de mort et la vie
invaincue le torture…
MAÎTRE PHANTASM.
Je les veux tous interroger. Je veux m’augmenter de la sagesse des uns et m’instruire par
la folie des autres… Puis, maître du secret qui les fait vouloir, je les dominerai…
GRYMALKIN.
Prends ce bouquet de violettes : il t’enseignera la modestie. — Et maintenant allons :
vivons d’abord, — nous verrons ensuite.
Au cœur même de la forêt murmurante, près d’une source qui bouillonne parmi les
gramens, les bruyères et les prêles, à l’entrée d’une grotte que forme un entassement de
roches granitiques, l’Ermite à la barbe blanche songe, le livre de l’Apocalypse ouvert
sur ses genoux. À quelques pas de lui, Grymalkin, adossé au tronc d’un hêtre, regarde
dormir Maître Phantasm étendu sur la mousse. Le ciel, entr’aperçu aux trous des
frondaisons, luit d’un bleu dur. Le soleil de midi trempe d’or blanc la forêt, baigne d’un
large rayon la clairière où bâille la grotte et s’étale sur le sol constellé d’ombres
fauves, de sorte que Maître Phantasm semble reposer en un lit de lumière. Pas un
oiseau ne chante. Le vent souffle à peine. Le silence harmonieux de
la forêt s’épanouit dans l’air chaud comme une grande fleur bercée par le friselis étouffé
des feuilles, les frais chuchotements de la source et la rumeur confuse des vies
instinctives qui pullulent dans l’herbe moite.
Soudain Maître Phantasm élève la voix. Il parle en rêvant, phrases par
saccadées :
MAÎTRE PHANTASM.
L’hippogriffe ouvre ses ailes… Plus haut, toujours plus haut, nous montons vers les
astres formidables qui flamboient dans l’éther glacé… Des comètes vibrent en nous frôlant…
Des gouttes de feu claquent sur mon front… Mais nous tombons ! Nous tombons !
L’hippogriffe s’abîme dans les ténèbres ou son sillage émeut des remous d’étoiles… Tout
est noir !
L’ERMITE, psalmodiant un verset de
l’Apocalypse.
« Et la fumée de leur tourment montera aux siècles des siècles. Et ceux qui auront
adoré la bête et son image et qui auront pris la marque de son nom, n’auront aucun repos
ni le jour ni la nuit. »
GRYMALKIN, souriant.
Tous deux rêvent. — Mais qui dira lequel dort et lequel veille ?… Cependant je veux
ramener un instant l’Ermite sur la terre.
Il s’approche de l’Ermite et lui touche le bras. Le vent rit tout doucement dans
les feuilles. Un nuage cache le soleil. Et la forêt s’éteint.
GRYMALKIN, à l’Ermite.
Mon père, pardonnez-moi de troubler votre méditation. Ce jeune homme couché là est fort
agité. Vos prières, peut-être, pourraient le calmer ?
L’ERMITE, regardant Grymalkin avec méfiance.
Qu’a-t-il donc ?
GRYMALKIN.
Peuh !… Je le crois possédé d’un certain démon. Quant à savoir si cela lui est contraire
ou s’il s’en trouve vivifié, ce n’est pas à moi d’en décider.
L’ERMITE.
Mon fils, je suis un pauvre pécheur. Mes
prières sont peu
efficaces, sans doute, mais je les dois à tous. Dites-moi quelles sont les souffrances de
votre compagnon et, quoique indigne, j’intercéderai pour lui auprès de l’Éternel.
GRYMALKIN.
Tantôt, emporté par un désir impétueux, il se précipite dans ces espaces mornes de
l’Abstraction où ne règne nulle clarté vivante. Tantôt, pareil à un Sardanapale, il
réjouit ses sens. Puis gonflé de science, rassasié de voluptés, il entre en lutte avec
Nakash, le gardien du seuil.
L’ERMITE.
Le dragon !… Et quel est ce démon qui l’entraîna ?
GRYMALKIN.
Le prince des Sept : celui que vous autres vous appelez l’orgueil. C’est une âme
impérieuse, que sa propre volonté tend comme un arc vers la domination. Il croit en
lui-même au point qu’à certains jours, il s’imagine régler, d’un geste, la gravitation des
sphères. Sa soif de certitude, dardée comme une flèche de flamme, vise
l’absolu. Quand elle retombe brisée, il entre en rage, frappe les naseaux de Nakash et,
pour se consoler, s’invente un dieu à son image… comme tu le fais toi-même. Ne
trouveras-tu pas dans ce vieil almanach que tu feuillettes quelque panacée qui le
guérirait ?
L’ERMITE.
Ne blasphème pas, mon fils !
GRYMALKIN, sans l’écouter.
Quels orages de rêves surhumains assaillent cette âme ! Ou bien elle vacille ballottée
entre la froide raison et la foi la plus aveugle à Tout. Ou bien elle s’attendrit, en
extase devant l’herbe qui pousse et qu’elle voudrait brouter, toute pensée abolie. Quand
il est las de bâtir des châteaux de nuées, il se réfugie entre les bras des femmes. Puis
il leur mord le sein et les repousse. Et le voici qui s’épuise de nouveau à tenter
l’escalade de son Éden impossible. Toujours inquiet, toujours ondoyant, son esprit
présente autant d’aspects que l’univers… (À part.) Il faut amadouer le
vieillard. (Haut.) Mais toi, bon ermite, tu saurais peut-être calmer ce
malheureux ? Si tu prenais ses péchés à ton compte ?
L’ERMITE.
Ne me tente pas.
GRYMALKIN.
Te tenter ?… Hé non ; il y a longtemps que j’ai renoncé à cette sorte de divertissement.
Je veux seulement dire qu’il y aurait là une substitution conforme à l’esprit de charité
dont je te crois imbu. Toi, le fort, — car tu es très fort, n’est-ce pas ? — tu
délivrerais ce faible du fardeau qui l’accable. Il serait intéressant de troquer tes
mérites contre ses défaillances. Et puis ce serait glorieux. Tu pourrais alors vérifier si
ton armure de renoncement et d’humilité est assez solide pour te garder des tentations qui
le circonviennent. Ne goûterais-tu pas une grande joie en constatant que les effets de la
grâce te rendent invincible à ses passions ? Ainsi tu acquerrais une connaissance parfaite
du bien et du mal, — tu deviendrais semblable à Dieu !… Si tu essayais ? Qu’en dis-tu, bon
père ?
L’ERMITE.
Il est écrit : « Mangez de ce fruit et vous serez
semblables à Dieu. »
Tu ne me tenteras pas… Réveille plutôt ce jeune
homme. Je le convierai à prier avec moi, car il est impossible, s’il est tel que tu me
dis, que toute vraie lumière soit morte en lui. — Le Seigneur aime à courber les
orgueilleux. Plus celui-ci est fier de soi, plus il peut devenir humble. Laisse-moi
essayer de le sauver. Réveille-le.
GRYMALKIN.
Je juge maintenant que c’est tout à fait inutile. Quoique endormi, sois
sûr qu’il entend l’essentiel de notre conversation. D’ailleurs tu te
trompes sur son compte. Par simple gageure, il se ferait ascète, — et il te dépasserait
dans les voies de la perfection. Il croit en lui-même, — comme toi, plus que toi.
L’ERMITE.
Je crois en Dieu.
GRYMALKIN.
Eh oui ! C’est bien ce que je disais : tu crois en un certain toi-même.
L’ERMITE.
Je ne te comprends pas.
GRYMALKIN.
Si fait, tu me comprends ! Tu me comprends si bien que tu m’écoutes.
L’ERMITE.
Mais qui es-tu ?
GRYMALKIN.
Un très ancien ami. L’autre part de ton âme. Celle qui vient te
troubler tout à coup lorsque tu t’imagines avoir entièrement dépouillé le vieil homme.
L’ERMITE.
Oui, je te reconnais maintenant. C’est toi qui me forces, par moments, à regarder les
choses. C’est toi qui, lorsque, perdu en Dieu, je vogue plus haut que les étoiles, plus
haut que toute réalité, emplis brusquement mes yeux du spectacle des lianes enlacées aux
chênes tressaillants. D’autres fois, tu m’obliges à épier les bêtes de la
forêt quand elles s’accouplent. Mais ce n’est rien encore… Quels souvenirs de chevelures
parfumées tu mets dans la brise languissante des soirs de printemps ! Comme, grâce à toi,
cette source a parfois des rires de femme lascive !… Tu voudrais me détourner vers
l’obscène nature. Mais tu échoueras. Contre toi, j’ai la prière.
GRYMALKIN.
Ne sens-tu point parfois ton Dieu t’échapper, malgré toutes tes prières et tes
macérations ? N’y a-t-il pas des heures où tes élans vers l’amour pur avortent, où le ciel
muet et noir se ferme devant toi, où ton âme est pareille à un désert sans oasis, à un
jardin que n’arroseront plus jamais les eaux vives de la Grâce ?
L’ERMITE.
Hélas, oui ! Je connais cette nuit obscure. J’en souffre bien souvent ; pourtant je
l’accepte, je la veux comme une punition des péchés que tu me fais
commettre.
GRYMALKIN.
Mais lorsque la Grâce t’illumine de nouveau,
les joies qu’elle
t’apporte ne sont-elles pas d’autant plus suaves que tes souffrances, pendant cette nuit
obscure, ont été plus violentes ?
L’ERMITE.
Dans sa mansuétude infinie, Dieu m’accorde en effet de grandes joies en récompense de
l’humilité avec laquelle je me soumets à ses desseins… Trop grandes même, car je ne mérite
pas tant de munificence.
GRYMALKIN.
Donc, d’une part, lorsque tu as subi l’assaut des désirs charnels et que tu les as
vaincus, tu connais un bonheur inouï. D’autre part, quand tu as supporté avec résignation
les éclipses de la Grâce, ses retours te sont tellement délicieux que tu ne crois pas
avoir rien fait de suffisant pour les mériter…
Mais n’as-tu pas besoin d’une tension constante de ta volonté pour ne pas t’égarer parmi
ces mouvements incessants de ton âme et pour discerner des incitations divines celles que
tu juges diaboliques ?
L’ERMITE.
J’ai besoin de toute ma volonté ; et c’est un combat perpétuel entre ma chair et mon âme.
Mais où serait le mérite s’il n’y avait lutte ?
GRYMALKIN.
Nulle part, nulle part, bon Ermite ! — Tu as raison, il n’y aurait aucun mérite à exercer
ta volonté si cette lutte n’avait pour résultat de te faire avancer dans la voie choisie
par toi…
Cependant, dans ce cas, tu ne dois pas maudire la nature ; elle t’est bonne puisqu’elle
te fournit les moyens de mortifier ta chair et de progresser selon l’esprit. Tu dois même
l’aimer.
L’ERMITE.
Je la hais ! — Toutes ces formes grouillantes qui m’entourent, toutes ces sollicitations
charnelles qui m’obsèdent me retardent. Elles reculent le moment où, détaché de tout,
ayant pour jamais imposé silence à mon corps immonde, je deviendrai aveugle et sourd aux
tentations, où je vivrai ravi au sein même de Dieu. Qu’il vienne ce jour, que, délivré de
mes sens, je ne sois plus qu’une lampe d’adoration dont la flamme
montera se confondre avec la Lumière incréée. Et qu’elle vienne ensuite la bonne mort
qui me fera naître à la vie éternelle !
GRYMALKIN.
Tu es bien selon toi-même ! Tu chéris la mort et tu aspires, en l’attendant, à
l’existence végétative de l’idiot que rien n’émeut hormis l’hallucination qui le mène.
Glorieux idéal, — mais, excuse-moi, maintenant que nous raisonnons, ne le trouves-tu pas
un peu imbécile ?
L’ERMITE.
Je veux être imbécile selon le monde. Et je ne veux pas raisonner.
GRYMALKIN.
C’est une ambition comme une autre… Cependant permets-moi de te demander si, agissant de
la sorte, tu es bien sûr de remplir ta fonction humaine. Tu manques de solidarité. Il y a
beaucoup d’égoïsme dans ton renoncement, car enfin tu te désintéresses de tes frères moins
parfaits que toi.
L’ERMITE.
Loin d’eux, je prie pour eux. Et que puis-je faire de plus ? En priant, je compense leurs
blasphèmes et leurs iniquités ; j’apaise le courroux de Dieu.
GRYMALKIN.
Je t’objecterai que si tant d’hommes ignorent ou méconnaissent ton Dieu, c’est bien parce
qu’il l’a voulu, puisque, selon toi, rien n’arrive qu’il n’ait prévu. Dès lors comment
seraient-ils responsables — eux qui n’ont pas demandé à vivre — de leurs actes à
l’encontre d’une Providence qui les leur imposa en les créant ? Non seulement ils
souffrent sans l’avoir mérité, mais encore tu souffres, toi aussi, pour compenser les
révoltes que tant de misères injustes leur inspirent. — Voilà un Dieu singulièrement
barbare !
L’ERMITE.
Penses-tu que ton infernale logique m’ébranlera ? J’adore Dieu justement parce qu’il
m’est incompréhensible. Si je le comprenais, il ne serait plus Dieu. J’obéis à ses décrets
insondables sans les discuter, sachant que la raison est fragile
et que seule la foi au mystère ne trompe pas.
GRYMALKIN.
À la bonne heure ! Voilà de mes braves qui n’osent approfondir leur croyance et qui
emploient leur volonté à ne plus vouloir !
L’ERMITE.
Que m’importent tes railleries ? Je prie, et la prière, l’effusion dans l’infini me sauve
du babil arrogant de la raison humaine. Ce monde dont tu m’apportes la pestilence,
j’admire la bonté de Dieu qui en tolère les abominations. Certes, j’ai pitié de la folie
des hommes, mais je suis heureux d’avoir compris l’inanité de leurs agitations. Et
j’espère que mon renoncement me vaudra une place à la droite du Seigneur.
GRYMALKIN.
C’est cela ! Pourvu que tu sois sauvé, les autres peuvent périr, n’est-ce pas ?
L’ERMITE, troublé.
Je n’ai rien dit de tel !
GRYMALKIN.
Si fait, puisque tes pratiques, tu l’avoues, ont pour but de t’assurer, avant tout, une
place en paradis.
L’ERMITE.
Mon Dieu ! Mon Dieu ! quels tourments cette voix me fait éprouver… Elle est un fer rouge
qui me brûle le cœur. Ne se taira-t-elle pas ?
Mais non, non ! ne te tais pas. Fais-moi sentir encore davantage ma faiblesse et mon
imperfection… Je vous rends grâces, ô mon Dieu, pour cette épreuve.
GRYMALKIN.
Regarde, écoute cette forêt. Est-ce en vain que les arbres étalent la magnificence de
leurs frondaisons ? Est-ce en vain que cette source soupire ? Est-ce en vain que les
chèvrefeuilles embaument ? Entends-tu bramer les biches amoureuses ? Le vent qui palpite
comme un cœur ne te semble-t-il pas rythmer le poème de la terre ? Mais non, tu n’entends
rien, tu ne vois rien. Ah ! pauvre homme, tu es bien à plaindre.
L’ERMITE.
Je suis à envier : je souffre et j’aime ma souffrance.
(Les branches des arbres s’agitent et bruissent harmonieusement. Le soleil
reparaît plus oblique et crible la clairière de longues flèches d’or vibrant. Les fleurs
se balancent semant des parfums. Et des roucoulements de tourterelles descendent, avec une
neige de plumes, de la cime des bouleaux et des trembles. Maître Phantasm se lève en
sursaut.)
MAÎTRE PHANTASM.
Qui parle d’aimer la souffrance ? — Pendant mon sommeil, j’ai ouï une voix aigre maudire
la nature. Elle me troublait si étrangement que je me suis réveillé.
GRYMALKIN.
Cet ermite te vaut le désagrément dont tu te plains. J’avoue qu’une aussi molle sieste
d’après-midi méritait un meilleur réveil. Il est délicieux de dormir sous les arbres, le
front caressé par les fleurs sauvages et par la brise tiède qui sent bon les framboises.
Mais il est ennuyeux d’être tiré de ses rêves par un vieillard discordant. Gageons
que celui-ci va t’affirmer qu’il eût été plus méritoire de ne pas dormir,
— justement parce que tu avais sommeil.
MAÎTRE PHANTASM.
Tais-toi. Écarte-toi. Laisse-moi lui parler.
GRYMALKIN.
Songes-tu à réfuter sa doctrine ?
MAÎTRE PHANTASM.
Non. Je veux seulement, pour la gloire de toute cette nature, rétablir l’harmonie qu’il a
rompue.
(Maître Phantasm s’approche de l’Ermite en prière. Grymalkin riant et hochant la
tête s’éloigne le long du ruisseau. — Il étend la main, cueille des poignées de soleil et
les éparpille sur l’eau. Les flots se teignent de feu, de pourpre et d’argent. De grandes
moires violettes luisent et se froissent. Des aigrettes bleues et vertes pétillent à la
crête des vagules parmi l’écume orangée. On dirait qu’un grand arc-en-ciel tremble,
épanoui sur le sol.)
MAÎTRE PHANTASM, à l’Ermite.
Pourquoi te torturer comme tu le fais ?
Pourquoi commettre ce
crime d’émonder tes sens ? Pourquoi ne respectes-tu pas ton être ? Ne comprends-tu pas
combien tu es lâche en rejetant la vie ? — Tendu vers l’extase dans le vide, épris d’un
rêve hors nature, tu foules aux pieds les fortes roses de l’orgueil pour t’éperdre au
délire vaniteux d’une perfection où l’idée seule aurait part. Ton triste corps a beau se
débattre, tes organes nourris d’un sang appauvri ont beau te demander grâce, tu prends les
soubresauts de la fièvre qui te mine pour des élans d’amour vers l’inconnaissable. La
nature outragée se venge en déformant tout ce que tu touches et tout ce que tu regardes.
Et tu subis ce tourment que l’univers splendide t’apparaît hideux.
Tu aimes la souffrance, dis-tu ? La souffrance n’est belle que vaincue. La souffrance,
c’est un troupeau de lions affamés qui nous assiège. Quiconque ne s’efforce de la réduire,
quiconque ne la hait ne s’élèvera jamais au-dessus de lui-même. Il rampera, barbouillé de
la fange de ses larmes, parmi les scrupules et les lamentations. Et, cependant, les forts,
les créateurs de la grande race future, levant, contre ceux de l’ennui, contre ceux de la
grâce, contre ceux de la mort, un étendard de soleil, leur broieront la nuque sous
leurs talons et les jetteront dans l’auge des pourceaux.
Tu ne veux pas vivre, tu craches sur la beauté des formes… Eh bien ! la terre que tu
méprises a honte de toi. Vienne le jour de la transformation, tu ne seras ni le chêne
sonore offrant aux caresses des brises la lyre de ses feuilles, ni la vigne luxuriante
dont les grappes éclatent gonflées de sève et de lumière. Tu ne seras pas même le limon
fécondant que charrient les fleuves. Tu seras ce caillou des routes que le voyageur chasse
d’un pied dédaigneux.
(Le soleil descendu à l’horizon éclabousse la clairière de son sang d’or. La
forêt frémit lentement tout entière. Grymalkin, revenu, entre dans la grotte et en ressort
aussitôt tenant une tête de mort qu’il jette dans le ruisseau. — La tête s’engloutit parmi
de grands cercles de feu vert et rose. — L’Ermite se dresse ; il élève ses mains au-dessus
de sa tête et sanglote.)
L’ERMITE.
Que je sois la poussière où marqueront les pas du Seigneur, et que ceux de l’orgueil
soient vaincus.
GRYMALKIN, riant.
Ah ! cher vieillard, tu ignores donc que les
forces
s’équilibrent. Ta malédiction rencontre celle de Maître Phantasm, — et s’annihile…
Vainqueur ? Vaincus ? Fadaises que tout cela.
MAÎTRE PHANTASM.
Il me donne froid !… S’il avait raison pourtant ?…
GRYMALKIN, impérieux.
Tu sais très bien qu’il ne peut pas avoir raison. Mais l’effluve de sa
folie irradié autour de lui te gagne peut-être, car tu n’es pas encore suffisamment sûr de
toi même… Allons plus loin.
MAÎTRE PHANTASM.
Oui, allons plus loin, — vers le soleil… à la vie.
L’ERMITE, resté seul.
Vive la mort !
La nuit étoilée règne sur la campagne lasse où bruissent doucement les moissons
mûres. Les vergers palpitent un peu aux souffles d’une brise tout embaumée de jasmins. Les
villages reposent. Bras-dessus, bras-dessous, Maître Phantasm et le poète René vont et
viennent, à pas lents, dans l’avenue de chênes séculaires. Ils parlent à mi-voix ; leurs
gestes sont calmes et des reflets d’astres tremblent dans leurs yeux, tandis que la brume
transparente qui monte de la plaine endormie les enveloppe d’une atmosphère de silence et
de sérénité. L’ombre est tiède comme une haleine d’enfant. Les branches des arbres
s’inclinent vers leurs faces en une cadence fraternelle. Et, pour les ravir, le cantique
de l’été chante aux sources.
Assis sur un banc, au bord de l’avenue, Grymalkin goûte
la nuit et les dires des deux poètes. Et il se garde bien de prononcer un seul mot.
RENÉ.
Avant de les fuir définitivement, je leur dis à tous ces sonneurs de rythmes rebattus et
à tous ceux-là qui appellent à grands cris la nature sans s’apercevoir qu’elle leur creva
les yeux parce qu’ils la découvrirent trop tard pour leur jeunesse étiolée, je leur dis :
« Quand cesserez-vous d’aller en troupe, moutons hargneux qui vous mordez les uns les
autres ? Quand apprendrez-vous à croire en vous-mêmes selon notre terre, au lieu d’appeler
à votre aide les Bons-Dieux qui flottent dans l’Inconnu ? Pendant combien de temps encore
vous jalouserez-vous, vous déchirerez-vous, vous dénoncerez-vous pour la plus grande joie
de votre Maître, — oui, votre Maître ! — le Médiocrate prépotent que vous feignez de
mépriser et de qui, pourtant, vous mendiez avec angoisse un regard approbateur ?… Quand
serez-vous sincères vis-à-vis de vous-mêmes ?
Ah ! vous croyez qu’il suffit de s’écrier : « Le soleil est beau », ou, « les roses
sentent bon »,
sans avoir jamais regardé le soleil ni respiré le
parfum des roses ! Vous croyez qu’après avoir écrit, durant une demi-journée, dans un
cabinet bien clos, aux rideaux tirés, sur la splendeur des feuillages d’automne, il n’y a
plus qu’à poser sa plume et à changer de personnalité comme on change de chaussettes,
— tout à l’heure « poètes inspirés » et maintenant « gens du monde » ! Vous vous gardez
bien de conformer vos actes à vos pensées. Vous aimez à courtiser les marchands de
notoriété qui vous guettent du seuil des boutiques où ils vendent à votre Patron des
mensonges et des ordures. Ou bien, vous les gardiens des vieux rites, après avoir décrété
le respect et la discipline, vous vous enfermez dans la Tour d’ivoire pour y récurer le
clinquant de vos reliques. Et vous crachez sur la tête des passants, en grande haine de la
vie énorme qui murmure et bouillonne autour de votre habitacle. Pour vous, les roucouleurs
de romances pleurardes qui réclamez le grand air, le lait de ferme et le soir sous les
arbres, vous courez vous épanouir aux rayons morts des lampes électriques, parmi l’odeur
des ruisseaux de la ville et les relents qu’exhalent les jupons des putains nocturnes.
— Foin de vous !… »
M’étant ainsi soulagé, je me suis éloigné, poursuivi d’injures…
Je hais grandement tous ces personnages.
MAÎTRE PHANTASM.
Bah ! il ne faut pas les haïr. — À quoi bon ? Moi, je les fréquentai jadis ; je vécus même
parmi eux. Ce sont de pauvres hères plutôt souffrants qui ne savent pas s’adapter à la
vie. Ils rêvent une chose et en veulent une autre.
Leur nostalgie de la beauté se tourne en faiblesse, en prostitution aux inférieurs qui
tentent de les attirer dans le cercle de l’enfer bourbeux où ils barbotent. Ils ont
vaguement conscience de leur lâcheté, et c’est là ce qui les rend hargneux. Et puis, pour
la plupart, déviés de leur véritable fonction, cérébraux par force, ils s’entêtent
d’autant plus à versifier qu’ils sont moins doués pour cette tâche superbe… C’est un
résultat de cette mascarade que le Médiocrate appelle : « Le progrès par la diffusion des
lumières. » Quelques-uns de ces produits sont de bons élèves, ils refont honnêtement ce
qu’on fit avant eux ou ils imitent, non sans un certain charme de virtuosité, les
créateurs. Seuls, quatre ou cinq, réfractaires-nés, plus forts que l’ambiance hostile,
goûtant les
joies de la lutte contre la bêtise envieuse, ne
ressemblent qu’à eux-mêmes. Ils ont à peu près tout le monde contre eux : leurs ennemis,
hyènes qui les mordent, les outragent et les calomnient, et leurs amis, bons ours qui ne
trouvent jamais assez de pavés à leur jeter à la figure. Ah ! il leur faut vivre en une
étrange ménagerie ! Et ils n’entrent guère dans la gloire qu’après être entrés dans la
mort… Mais aussi ceux-là ne sont pas à plaindre ; ceux-là n’ont pas cédé aux incitations
de la Médiocratie ; et l’illusion que la vie leur offre à conquérir, plus lointaine que
toute autre, leur assure le rêve le plus splendide que l’univers, résumé en eux, ait
jamais rêvé de lui-même.
Toutefois je ne sais s’ils ne feraient pas mieux de se tenir à l’écart. Ils dépensent
beaucoup de volonté à résister aux attaques des inférieurs et cette volonté serait mieux
employée, peut-être, à leur œuvre. Moins obsédés, ils produiraient davantage. La sagesse
est là, je crois : éviter les occasions de trouble afin de vouer tout son effort à l’étude
de la vie et à l’affirmation de sa beauté… C’est pourquoi tu as, sans doute, bien agi en
fuyant la ville. La littérature n’est pas un pays bien attrayant à habiter. J’imagine que
tu y
souffris d’une aventure pareille à la mienne. Lorsqu’il
m’arriva de me risquer parmi la gent-de-lettres, tout ce que je disais était pris
immédiatement à contresens. Si j’avançais, par exemple, que « l’herbe est verte »,
aussitôt un chœur ironique ou furibond s’écriait : « Entendez-vous ? il prétend que
l’herbe est bleue. » Je me suis souvent ébahi à cause d’un tel étrange phénomène.
RENÉ.
C’est bien cela ! Ajoute aussi l’acharnement que mettent « nos chers confrères » à
rechercher en nous des mobiles compliqués pour s’expliquer nos dires les plus simples, les
plus essentiellement simples. Comme ils ne découvrent pas ces mobiles, — et pour cause, —
ils s’inventent une conception de notre personnalité tout à fait baroque Et, de là, cent
sottes légendes.
MAÎTRE PHANTASM.
Leur aberration provient de ce fait qu’ils sont, comme tu l’as bien remarqué, devenus
aveugles à la vie. Non seulement les leçons des rhéteurs qui nient la réalité du monde
sensible leur déformèrent l’intellect, mais encore il se sont tellement
desséchés sur les livres, qu’ils ne peuvent plus percevoir les choses et les êtres qu’à
travers une épaisse couche d’abstraction qui complique et surcharge les apports de leurs
sens. Il en résulte que, ne vibrant jamais à l’unisson d’autrui, mal sûrs d’entendre
congrûment même ceux qui partagent leur folie, ils vantent la volupté du mystère. Mais
leur mystère, ce n’est pas le point d’interrogation formidable, le sphinx que la vie nous
oppose à tous les tournants de notre route vers la beauté, pour que nous combattions et
que nous soyons vainqueurs, c’est l’empire des brouillards créé en eux seuls par une
volonté atrophiée. Cette volonté, loin de s’irradier au dehors, se tasse
sur elle-même, pourrit et dégage, à force de mornes analyses, les ferments qui les rendent
hostiles à la simple expansion de notre être. Puis la crainte qu’ils ont d’eux-mêmes,
accrue par leur dédain de l’action, fait qu’ils détestent quiconque se prouve confiant en
soi. En somme, l’art n’est plus pour eux qu’une sorte d’amusette destinée à leur faire
oublier l’existence. Et c’est là que gît justement l’erreur mortelle qui les voue au
néant. Ils repoussent cette notion vitale : l’art n’est pas un absolu se suffisant à
soi-même hormis toutes contingences. Il est un des modes
d’expression de notre espèce au même titre que la science par exemple. Comme elle, il
dépend de toutes les forces, — extérieures à nous, — qui nous déterminent vers un idéal de
bien-être et de beauté, idéal tenté par cent voies, toujours changeant, jamais atteint.
Ils ne comprennent pas cela. Ou s’ils le comprennent, ils se lamentent, demandant :
« Pourquoi se donner tant de peine ? » Au lieu de vouloir ce qu’ils ne
peuvent empêcher : le mouvement selon le rythme de la vie, au lieu d’admettre que manger
un beau fruit, aimer une belle femme, écrire un beau vers sont des fonctions équivalentes
et que, par conséquent, cultiver l’arbre de ce fruit, parer cette femme, accueillir les
sensations droites d’où naîtra ce vers sont des actes également glorieux, ils préfèrent
jouer à l’idole dédaigneuse et stérile que l’humanité importune.
RENÉ.
Eh ! tant pis pour eux. Notre force, c’est de produire toujours en vue d’exprimer toutes
les joies et toutes les souffrances de l’espèce sans en méconnaître aucune, tous ses
besoins, tous ses désirs sans en rejeter aucun. Cela suffit pour nous assurer une bonne
conscience et nous rendre
encore plus forts. Quant à ces faibles
et à ces déviés, j’espère bien que tu ne vas pas t’apitoyer sur eux ?
MAÎTRE PHANTASM.
Non. Ce serait, en effet, de la charité mal placée, car je méprise les faibles. J’ai
voulu seulement te faire saisir qu’à une époque où l’individu capable de beauté se heurte
à la coalition des filous, des imbéciles et des avortons, — ce qui est toute la
Démocratie, — la logique de la vie veut que seuls résistent et se développent, par la
lutte même, ceux qui combattent l’ambiance misérable et la disloquent plutôt que de
prendre des airs de victimes sacrifiées pour l’Art pur comme le font les énervés, les
éclopés et les aveugles dont nous parlions tout à l’heure — à savoir un trop grand nombre
des poètes actuels.
RENÉ.
Laissons-les ! Ils sont les dupes de leur mélancolie trouble. Oublions-les pour savourer
un peu cette belle nuit dont je suis amoureux…
Entends-tu les arbres rêver tout bas dans l’ombre ?… Pareil à un ange fatigué, le vent se
repose dans l’or éteint des moissons. Parmi l’herbe onduleuse,
des fleurs luisent comme les astres là-haut. La grande nuit nous adule et nous revêt de
sombre splendeur. Qu’il fait bon vivre, ami !
MAÎTRE PHANTASM.
La nuit pleine d’étoiles ! Il ne sera jamais un poète celui que ces simples mots
prononcés ne font point tressaillir jusqu’au plus profond de son être…
La nuit pleine d’étoiles !… Il me semble chuchoter une prière à l’oreille du Grand Pan.
Mon cœur se gonfle ; des vagues harmonieuses se soulèvent en moi — j’entends vibrer les
mondes. Et le rythme universel me pénètre de son souffle impérieux.
RENÉ.
Tu pleures, ami ?
MAÎTRE PHANTASM.
Ce sont des larmes de joie. — Ainsi, souvent, la beauté de la vie éclate en moi et veut
être proférée. Et je chante, et mes vers jaillissent comme des jets d’eau radieux dans un
parc en fête.
C’est alors que je bénis mon destin. Qu’importe la bêtise
humaine ? Qu’importent les croassements des serviles autour de mon rêve ? Qu’importent les
heures d’inquiétude où je me cherche sans me trouver ? — Le don sacré de poésie m’auréole.
Toute la sainte nature me raconte sa magnificence. Je chante, et les feuillages me
répondent. Je chante, et les fontaines répètent mes strophes. Je chante, et les oiseaux
font silence pour venir m’écouter.
RENÉ.
Moi aussi, moi aussi, je connais cette ivresse. Parfois, nonchalant, je m’accoude à la
fenêtre. Mes regards errent, incurieux, sur la campagne. Il me semble que je la connais
trop et qu’il me faudrait partir au pourchas d’autres horizons. J’hésite… je m’ennuie… Je
suis presque sur le point de reprendre mon bâton de voyage et de redevenir l’aventurier
des routes que je fus jadis. Mais soudain le soleil apparaît au bout de la prairie et
couvre de gloire les fins peupliers qui palpitent au vent frais du matin. Alors, je
frissonne à l’unisson et je m’imprègne de lumière. Le paysage coutumier me vaut une extase
encore non ressentie et de nouveaux poèmes
bouillonnent en moi,
semblables à des fleuves d’Arcadie en fleur.
MAÎTRE PHANTASM.
N’est-elle pas douce notre existence ? Travailler, amener ses vers à la perfection, fixer
sur le papier l’émotion qu’ils nous apportèrent afin que quelques-uns goûtent une joie
pareille à la nôtre. Puis bêcher notre jardin, semer, dans le terreau propice, les graines
d’espérance, garder des parasites les plantes nouvelle-nées, aider à leur développement et
enfin, — enfin ! — provoquer par nos soins et notre tendresse le mystère splendide de la
floraison.
RENÉ.
Ah ! le parfum des résédas après une tiède ondée de juin !
MAÎTRE PHANTASM.
Et la cueillette des cerises qui scintillent, toutes rouges, parmi le feuillage sombre ?
Et les sansonnets pillards qui guettent les paniers pleins de fruits ?
RENÉ.
Tu sais comme ils sont beaux les grands bœufs
qui, attelés par
couples, dignes sous l’aiguillon, passent dans la plaine, en traînant des charrettes
criardes.
MAÎTRE PHANTASM.
Et puis s’étendre dans les gramens frémissants ; écouter le murmure de la prairie ;
sommeiller, des heures, au bercement de la brise qui s’enfle, décroît, s’emparesse sous
les arbres du verger.
RENÉ.
Marchons ! Allons plus loin… Égarons-nous dans l’ombre…
MAÎTRE PHANTASM.
Si tu veux, nous gravirons la colline des acacias. Tu verras comme elle est belle avec
ses pentes de velours moussu. On croirait marcher sur une toison d’or. Et puis les acacias
embaument : les grappes de leurs fleurs jaunes et blanches nous frôleront la tête, nous
abandonneront des pétales… Et ce sera comme si nous avions des étoiles dans les
cheveux.
RENÉ.
Je la connais ! Je la connais, la colline !…
Écoute : nous nous
assoirons au sommet, et, là, nous nous tiendrons bien tranquilles, sans rien dire, serrés
l’un contre l’autre pour ne pas avoir froid. Nous entendrons la rosée crépiter parmi les
feuilles. Les troncs des acacias craqueront doucement dans le silence… Et nous resterons
ainsi jusqu’au petit jour. Nous verrons les astres pâlir. La terre revêtira son peignoir
de brume pour prendre un bain de soleil levant. — Puis l’aube viendra : et ce sera la fête
des roses de lumière dans le ciel, dans la campagne et dans notre cœur !
(Ils s’éloignent. L’écho de leurs pas s’éteint lentement dans l’ombre. Les
chênes inclinés l’un vers l’autre se chuchotent des paroles d’allégresse et les sources
chantent éperdument.
Grymalkin se dresse, et, tout souriant, étend la main vers eux.)
GRYMALKIN.
Admirables fous, fleurs errantes nées pour la joie humaine, allez, et que la route soit
douce à vos pas. Afin que vos frères apprennent le culte de la beauté, afin qu’ils
communient avec la nature, épandez autour de vous l’illusion magnifique qui vous
possède.
Et toi, Nuit maternelle, verse dans leur âme la splendeur de tes étoiles.
Étendu sur un canapé, Maître Phantasm fume en considérant le va-et-vient d’un
rameau de rosier qui, taquiné par le vent, se détache du mur, à l’extérieur, et frappe, à
petits coups, contre les carreaux de la fenêtre comme s’il voulait entrer dans la chambre.
— La pluie tombe : ses fines aiguilles parallèles raient l’air gris. On entend chanter les
gouttières. Et des roses s’effeuillent, une à une, sur la route boueuse.
La chambre, où se diffusent, en nappes vaporeuses, les bouffées bleuâtres
qu’essuffle Maître Phantasm, s’imprègne de nonchaloir et de quiétude. Tous reflets
éteints, les meubles dorment. Grymalkin, la tête basse, les mains dans les poches,
arpente, à pas sourds, le tapis.
MAÎTRE PHANTASM.
Quelle manie te tient donc ? — N’es-tu pas fatigué de t’agiter de la sorte ?
— Assieds-toi plutôt près de moi et admire, à mon exemple, le rythme balancé de cette
branche en fleurs qui semble implorer un asile.
GRYMALKIN.
Ce temps pluvieux émeut en moi des souvenirs. Ils se lèvent à chaque pas que je fais. Ma
pensée détendue, incapable, en ce moment, de s’assimiler des émotions nouvelles, remonte
dans le passé, recherche sur les routes autrefois suivies l’emplacement des bâtisses où
d’autres que toi l’épousèrent. À certains carrefours, je trouve des ruines et des
fantômes. Mais il y a aussi, çà et la, de petits temples où une souriante statue d’Isis,
se dresse toutes parée de couronnes votives… J’ai eu tant d’aventures !
MAÎTRE PHANTASM.
Ah ! mon cher Diable, tu devrais bien m’en raconter quelques-unes.
GRYMALKIN, souriant.
Et que deviendra, cependant, le rythme de la branche de rosier ?
MAÎTRE PHANTASM.
Oh ! je le possède : il est maintenant inscrit dans ma cervelle, — j’en ferai un vers… Tu
peux parler, d’autant que je n’ai jamais eu l’idée, jusqu’à présent, de te demander quelle
fut ton existence avant notre rencontre.
GRYMALKIN.
Avant notre rencontre est un euphémisme. Tu pourrais dire plus
justement : « Avant que je t’aie obligé à me servir. » En effet, comme tu ne l’ignores
pas, une loi de nature me porte à ne résider qu’auprès de celui qui a su me déterminer,
par son grand désir de se connaître soi-même, à participer au développement de sa
personnalité. Moi, force errante de la terre, moi, le fils du souffle, du fluide et du
feu, tant que je suis libre, je ne m’adresse qu’aux sensations de l’homme ; je l’incite à
la lutte pour son bien-être immédiat, — j’agis avec lui comme à l’égard des autres
animaux. Mais ceux de ton espèce que ce labeur, déjà méritoire, ne satisfait pas
complètement, ceux qui aspirent à mettre leur existence intérieure en harmonie avec le
mouvement des mondes, ceux qui découvrent enfin que toutes choses ont lieu de la même
façon et pour les mêmes raisons sur le plan matériel, sur le plan moral et sur le plan
intellectuel, ceux-là me forcent à devenir une part de leur être. Ayant conçu, grâce à
moi, l’évolution organique, ils conçoivent l’évolution des sentiments et des idées.
Je suis d’ailleurs content de ma servitude. Elle me permet d’amener de nouvelles recrues
au groupe des Forts qui, vainqueurs de la Bête, dominateurs dès apparences, préparent
l’espèce future où s’épanouira une conscience plus haute de la vie et, par conséquent, de
la beauté.
Quand tu m’as interpellé, je pensais aux individus que j’habitai avant
toi.
MAÎTRE PHANTASM.
As-tu réussi avec tous ?
GRYMALKIN.
Non pas : ceux chez qui j’échouai sont ces
fantômes parmi des
ruines dont je te parlais tout à l’heure. — Ils s’élevèrent bien jusqu’à la notion idéale de l’unité de vie. Mais ce n’est là qu’une première étape,
— atteinte par l’amour, — de la volonté tendue vers sa réalisation totale. Une fois cet
avantage acquis, il faut un nouvel effort de la volonté pour aboutir au maximum de
conscience que comporte votre espèce. Le résultat est obtenu lorsque la volonté a établi
en soi, par la lutte, l’équilibre des contraires dont se constituent ses rapports avec
l’unité, — équilibre grâce auquel, déjà munie d’un idéal, la volonté
arrive à se réaliser pratiquement par l’action. Dès lors, elle se prouve
complète.
Or beaucoup perdent pied quand il s’agit d’établir cet équilibre. Les plus forts seuls
triomphent. Parmi les autres, quelques-uns demeurent aussi incapables de s’élever
désormais que de retourner se perdre dans la foule à qui ses sensations suffisent pour
être heureuse, à condition qu’elles se masquent de la duperie sentimentale. Ces déchets
errent, en proie à leur conscience vacillante, dans les limbes de l’indécision… Tu te
rappelles : Dante les rencontra lorsqu’il descendit aux enfers. — D’autres, il est vrai,
dépassent le but. Tout à l’amour ou tout à la lutte, ils deviennent des
sectaires. Mais ceux-là sont plus estimables parce que leur imparfaite volonté détermine
un mouvement violent dont le grand nombre bénéficie par répercussion.
MAÎTRE PHANTASM.
Eh oui ! je comprends… Ton rôle n’est pas de modifier les individus à qui tu t’adonnes.
Tu leur procures seulement le moyen de se développer dans le sens de leur propre nature,
d’arriver, par le seul jeu de leur volonté, à la conscience intégrale de l’univers, — selon notre espèce. Parmi le conflit des forces^ tu exerces la sélection.
Sachant que les volontés s’équivalent, tu stimules les volontaires. Tu rejettes ceux qui
ne vont pas jusqu’au bout de leur volonté et tu favorises ceux qui l’exercent sans
défaillance… Tu es bien, en effet, la force de la terre. — C’est beau !
GRYMALKIN.
C’est beau ! — Et le triomphe de cette beauté c’est qu’enfin toi, poète, toi le miroir
des rythmes divergents, tu la comprennes. Car le poète est celui qui exprime l’univers
selon son âme et qui l’exprime d’autant mieux qu’il en devine
l’harmonie, — par un simple rameau de rosier qui se balance… Ô créateur inconscient où
se résume parfois la conscience de Tout, je t’aime !
MAÎTRE PHANTASM.
Donc, amuse-moi. Raconte-moi quelques-uns de ceux que tu habitas jadis afin que je puisse
me comparer à eux.
GRYMALKIN.
Voyez-vous l’orgueil ! — Tu voudrais bien que je te fasse un récit qui te permettrait de
te glorifier au regard de tes prédécesseurs… Ne t’attends à rien de pareil. Je te conterai
seulement une de mes expériences… Mais il sied, d’abord, que tu tiennes
pour… évidente cette proposition : Tous les systèmes possibles trouvent
dans l’observation de la nature de quoi justifier leurs axiomes.
MAÎTRE PHANTASM.
Je suis bien obligé d’admettre ta proposition, puisque l’expérience te donne raison,
— puisque la vie est multiforme.
GRYMALKIN.
Fiat ! — Après réflexion, je choisis, parmi mes
sujets antérieurs à toi, quatre exemples. — Je te raconterai tout de suite le premier…
il est mort. Quant aux trois autres, nous leur rendrons visite ensemble. Ils te
manifesteront eux-mêmes la façon dont ils m’ont compris.
MAÎTRE PHANTASM.
Attends : je vais mettre un coussin sous ma tête et un autre sur mes pieds… Et, tout en
admirant la pluie qui pétille en aigrettes d’argent parmi les mares qu’elle sema sur la
route, tout en plaignant les roses qui s’effeuillent dans la boue, je t’écouterai.
GRYMALKIN.
Un jour, Lucifer m’avait chargé de porter sa flamme à quelques sorciers littéraires qui,
sur un boulevard de Paris, transmué pour la circonstance en val de Thessalie,
s’efforçaient de ressusciter les aubes helléniques… Ô toi, Eschyle, et ton Prométhée
percé d’un clou de diamant, au sommet du Caucase ? Ô toi, Sophocle, parmi les pâles
oliviers de Colone où Œdipe se réfugia ? Ô toi, Euripide, et ton farouche Hippolyte ?
Qu’en dites-vous ?
Mais il ne s’agit pas de cela. — Et nous en avons vu bien
d’autres.
Donc je volais à travers l’atmosphère astrale, lorsque l’appel en détresse d’un jeune
homme, tassé sur ses rognons, dans une mansarde triste, me força d’interrompre ma
course.
Naïvement, tout imprégné de philosophies, ne possédant plus aucune espèce de certitude,
il réclamait le secours d’En-Haut. — Arrivant d’En-Bas, je m’offris à lui ; et il
m’accepta avec allégresse. Mais c’est moi qui fus la dupe. Lui ayant entendu émettre
quelques phrases intelligentes, je croyais qu’il me serait facile de le déterminer vers
l’unité de conscience. Quelle erreur ! — Les inventions, — c’est-à-dire les trouvailles, —
des philosophes l’avaient troublé à ce point qu’il n’était plus capable de s’établir une
raison de vie.
Il s’était d’abord promené dans les jardins de Kant. Mais l’antinomie entre la raison
pure et la raison suffisante lui avait si bien matagrabolisé la cervelle qu’il prit en
haine Kant lui-même… En vain, je lui racontai l’anecdote bien connue : Kant avait devant
sa fenêtre un sapin dont le rythme, chaque fois qu’il levait les yeux, lui fournissait des
arguments pour son système. Il arriva
qu’on abattit le sapin… Et
Kant fut longtemps avant de retrouver le fil de ses rédactions.
Cependant mon jeune homme continuait à geindre. Pour le ravigourer, je lui conseillai
Hegel1. — Il se jeta dans Hegel,
comme on se jette dans un puits : il ne trouva pas la vérité au fond. En effet, Les
catégories, la construction des idées par thèse, antithèse et synthèse n’arrivaient pas à
lui procurer une conviction. Il s’achoppait aux syllogismes. Or, rien de plus menteur
qu’un syllogisme. J’avais beau essayer de faire comprendre à cet infortuné jeune homme que
toutes les imaginations d’Hegel étaient relatives, trop impatient,
rebuté par la complexité des phénomènes, éperdu à cause de l’intuition
intellectuelle que Hegel prétendait lui fourrer dans l’esprit, il se raccrocha
éperdument à une seule proposition. Dès lors, on le vit se promener dans
la campagne à la recherche de graines sylvestres. Parce que Hegel a dit : « Il faut un
syllogisme pour que l’arbre pousse », il disséquait les glands des chênes et les marrons
des marronniers. Ne trouvant pas le syllogisme, il entrait en fureur et il jetait des
cailloux dans les branches des arbres. Les arbres, plus sages que lui, ne ripostaient pas…
Et même, selon le vent amical qui caressait leurs feuilles, ils tentaient
de l’apaiser par d’harmonieux chuchotements. — Mais il n’entendait à
rien…
Moi, qui l’aimais à cause de cette grande souffrance vers la certitude, je lui proposai
Darwin… C’est alors que sa folie se donna carrière ! Il éclatait de rire aux expériences
du savant qui suspendait une patte de canard dans un aquarium d’eau de mer plein de fucus
et d’animalcules et qui passait des heures à regarder cette patte, — ou qui chatouillait
les pucerons du rosier avec un cheveu, — ou qui observait, pendant soixante-dix jours, la
façon dont les abeilles construisent leurs rayons. En vain, je tâchais de lui faire
comprendre combien était admirable la patience de Darwin à l’affût d’une loi naturelle, en
vain j’essayais de l’intéresser à ce sublime espionnage de la vie : la science, lui
grognait, déclarant abominable la réalité et réclamant l’absolu.
Je l’ai laissé… Il erre aux limbes indécis. Et voilà l’un de mes fantômes.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais dis donc : moi qui te donne tant de mal, je serai peut-être aussi un fantôme ?
GRYMALKIN.
Non ! — Tu as compris que la beauté de la vie se double d’ironie contre les faibles. Tu
sais, toi, que quiconque n’est pas lui-même, que quiconque ne cherche pas sa propre vérité
par sa seule expérience, malgré l’éducation, les idoles et les écoles, devient le jouet de
ses sensations. Il faut donc d’abord vaincre l’éducation qui est une résultante d’atavisme
chez vos progéniteurs, vaincre ensuite le milieu qui est la réalisation des satisfaits du
moment. Une fois ces chaînes brisées, il faut concevoir l’idéal par l’accord de la lutte
et de l’amour.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais que suis-je alors ?
GRYMALKIN”.
Un phare à feu tournant qui reflète tour à tour la mer décevante des apparences et la
nuit étoilée des essences. Tu es un poète : et l’expérience prouve que, malgré leurs
contradictions, les poètes servent l’espèce en lui infusant la beauté.
MAÎTRE PHANTASM.
Et le résultat de tout cela, — dans l’infini ?
GRYMALKIN.
Encore ?… Tu es trop curieux.
MAÎTRE PHANTASM.
Où sommes-nous ?
GRYMALKIN.
Dans l’arrière-boutique des syndicats dirigeants. C’est ici que, contre bulletins de
vote, certains puisent de quoi distribuer aux bons citoyens des mélanges douteux, des
idées châtrées, des outres pleines d’un vent fétide, des ustensiles vermoulus et des
comptes d’apothicaire.
MAÎTRE PHANTASM.
Que d’objets hétéroclites ! Que de vessies
gonflées et
soigneusement rangées sur des rayons !… Mais voici des inscriptions au-dessous de toutes
ces choses.
GRYMALKIN.
Lis-les.
MAÎTRE PHANTASM, il lit.
Sainte démocratie. — Progrès. — Intégrité. — Développement pacifique et
régulier des institutions. — Jeux constitutionnels. — Immortels principes. — Sollicitude
éclairée. — Névrose, famine, alcoolisme, dépopulation, misère physiologique : mixture
gênante et mal définie. — Bœufs gras. — Stock de discours lénitifs pour chef d’État.
— Bouillons de culture patriotiques. — Essence de baïonnettes contre les humeurs
peccantes du prolétariat. — Esprit de révolte. — Huile pour guillotines. — Recettes pour
la culture intensive des fonctionnaires. — Brosses pour cirer les bottes de notre cher
tsar. — Bons ottomans. — Nœuds coulants et menottes pour Hellènes. — Conversions
maçonniques à l’usage du Pape. — Anathèmes ultramontains à l’usage des francs-maçons.
— Première justice à l’égard des riches. — Seconde justice à l’égard des pauvres.
— Chèques, lois, morale et commandites. — Protocoles,
dévouements, applaudissements et mascarons pour cérémonies officielles. — Parades
électorales. — Convictions à vendre et à revendre. — Assiettes au beurre. — Poêles sans
queue. — Queues sans poêles. — Notables chefs de partis. — Manteaux troués de la
Dictature. — Astringents, budgétaires contre le déficit… Il y en a trop : j’y
renonce.
GRYMALKIN.
Bah ! tu n’as pas tout lu. Regarde plus loin.
MAÎTRE PHANTASM.
Je veux bien, d’autant que j’ignore pourquoi tu m’as amené ici. (Il
lit :)
Ignifuges contre les questions brûlantes. — Appareils à faire l’opinion.
— Gloire aux vaincus ! — Encouragements aux arts domestiques. — Palmes, palmipèdes,
triple de légion d’honneur pour gens raisonnables, éminences académiques,
tréteaux israélites pour littérature byzantine. — Banquets, génuflexions, grimaces
variées. — Subventions à l’industrie nationale et à ses preux chevaliers. — Titres de
rente à échanger contre des titres de noblesse. — Réciproquement. — Plumes noires et
plumes blanches pour généraux. — Concessions de
monopoles
élastiques pour financiers. — Concessions à perpétuité pour meurt-de-faim. — Sénateurs
pudiques. — Peaux de Malgaches tannées. — Pantoufles commémoratives pour le Chef de
l’État… Maintenant, voici une barrique tricolore que blasonne une tête de juif sur
champ d’écus. Elle porte cette inscription en exergue : Liberté, Égalité,
Fraternité… Mais attends un peu : au-dessous de cette devise, quelqu’un a écrit une
phrase qui luit comme le phosphore dans l’ombre. La voici : Vin à la fuchsine
et aux sels de plomb : Finis Galliæ.
Qui donc a bien pu tracer ces mots ?
Grymalkin siffle. La porte vitrée qui donne sur la boutique des syndicats
importants s’ouvre. Entre Jacques le révolutionnaire. Grymalkin lui désigne Maître
Phantasm et va s’asseoir dans un coin.
JACQUES.
C’est moi.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est vous ? — Alors vous saurez peut-être m’expliquer le sens de cet étrange capharnaüm
et me dire pourquoi il exhale une odeur aussi nauséabonde.
JACQUES.
Ici se préparent les ingrédients au moyen desquels nos maîtres se créent des sujets
obéissants. Sans doute le local sent mauvais, mais c’est de tout le fumier qu’il contient
que naît cette fleur singulière : le règne de l’Argent par la sottise humaine. Admirable
sujet de tableau pour un peintre inspiré, n’est-ce pas ?
MAÎTRE PHANTASM.
Je comprends… Toutefois je ne devine pas encore pourquoi Grymalkin me conduisit en ce
lieu. Je n’ai, me semble-t-il, rien à y apprendre.
GRYMALKIN.
Je t’ai dit, l’autre jour, que nous rendrions visite aux individus chez qui j’ai réussi.
Celui-ci en est un. Interroge-le.
MAÎTRE PHANTASM, à Jacques.
Ah ! vous êtes…
JACQUES.
Je crois être un homme qui se rend compte de
lui-même. J’ai
retrouvé en moi les rythmes faussés selon lesquels notre race court à sa destruction. Je
les ai redressés, non sans souffrir beaucoup, puis, j’ai regardé autour de moi : le monde
m’est apparu plein de ténèbres. J’étais comme un voyageur égaré sur une route fangeuse
parmi des édifices croulants et des spectres hagards. J’appelai, — nul ne répondit. Comme
je portais dans mes yeux la lumière maudite de la science, la plupart de ceux que je
croisais s’écartaient de moi avec effroi. D’autres s’approchaient, me lançaient des
regards haineux et faisaient le geste de me lapider. Je les écartais facilement ; je
n’avais qu’à prononcer ces mots : « Je sais », ils s’enfuyaient éperdus.
Alors, devinant, d’après mes anciennes souffrances, quel destin farouche les maintenait
ignares et malheureux dans l’ombre et les poussait à me détester et à me craindre, je me
réjouis d’avoir fait le désert autour de moi ; plein d’orgueil, je me glorifiai de ma
solitude.
MAÎTRE PHANTASM.
Tu avais raison… « L’homme le plus libre est celui qui est le plus seul »
,
a dit un Fort.
JACQUES, le regardant dans les yeux.
Il n’est pas bon que l’homme soit seul.
Quiconque se
croit assez robuste pour vivre sans attaches avec autrui, quiconque s’imagine trouver en
soi-même exclusivement la force nécessaire à son triomphe sur les fatalités naturelles se
leurre, car la lutte et l’amour en dehors de soi sont exigés par la vie afin que
l’individu se développe en beauté à son propre bénéfice et au bénéfice de l’espèce.
L’homme tout seul est stérile parce qu’il oublie cette loi primordiale,
parce qu’il néglige, de propos délibéré, l’emploi d’une part de son énergie.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais s’irradier au dehors, s’occuper d’autrui, l’appeler, n’est-ce pas s’exposer, comme
tu le constatais tout à l’heure, à la méconnaissance et à l’outrage ?
JACQUES.
C’est la lutte. — Chaque fois qu’on te méconnaît, chaque fois qu’on t’outrage, si tu n’es
pas un faible, tu t’instruis par les blessures reçues ; et l’expérience acquise de la
sorte te vaut une
énergie nouvelle pour l’affirmation de la
vérité que tu portes en toi,
Si tu détestais ceux que ta science de la vie offusqua, si, sous prétexte qu’ils ne t’ont
pas compris de prime abord, tu te contentais de leur rendre coup pour coup, tu resterais
inférieur — à leur niveau. Le grand nombre n’aime pas à être troublé dans ses habitudes,
celles-ci lui fussent-elles néfastes ; il regimbe contre tout effort vers le changement.
Or, pour déterminer à l’évolution ceux qui, parmi la masse, sont susceptibles de se
modifier et par suite de modifier le milieu, l’amour t’est nécessaire, — l’amour
c’est-à-dire, la conscience des rapports désirables entre individus de la même espèce. Par
cette conscience, tu apprendras que toute beauté affirmée à la face de tes semblables,
tant faible soit le premier résultat obtenu, devient féconde, varie chez autrui et revient
à toi chargée de qualités nouvelles. Ainsi, ayant servi l’espèce, tu t’augmentes et tu
montes plus haut.
MAÎTRE PHANTASM.
Explique-moi maintenant pourquoi tu agis contre les détenteurs du pouvoir, pourquoi aussi
je t’ai rencontré dans cette boutique où, d’après
ton inscription
sur la tonne, il n’y a que fraude, mensonge et catastrophes imminentes.
JACQUES.
Ma nature me pousse à combattre les dirigeants parce qu’ils sont laids, parce qu’ils sont
l’expression de la médiocrité régnante et parce qu’ils n’usent que du mensonge le plus
répugnant pour se maintenir. Notre race se noie dans l’égout, grâce à ces Maîtres à la
fois si stupides qu’ils ne songent plus qu’aux intérêts de leur bas-ventre, et si rusés
qu’ils ont su se réserver quelques bribes du cadavre dont les gratifièrent ceux de l’or.
Ceux-ci, pourvu qu’ils gardent la plus grosse part, souffrent volontiers que les partis
politiques, chacals et valets avides, détournent les viscères les plus purulents de cette
charogne : la France.
Pour moi, je me suis mis dans la tête de vérifier s’il n’y avait pas moyen d’écarter les
bêtes fauves et de ressusciter le cadavre.
MAÎTRE PHANTASM.
Tu tiens donc à ta patrie ?
JACQUES.
Ce mot ne signifie plus grand-chose. Aimer
exclusivement sa
patrie, c’est éprouver les sentiments d’une carotte ou d’un navet à l’égard du coin de
terre où ils ont prospéré. Mais je crois qu’il serait funeste au monde entier que notre
race disparut anéantie par les autres, sans avoir réagi contre le système qui épuise
sottement ses sèves. Bien que déchue aujourd’hui, elle a fourni jadis des éléments à la
formation de l’idéal humain, — elle fut une force… Il ne faudrait pas que cette force
sombrât dans l’ordure.
J’aime toute la terre, et justement parce que je l’aime, il m’ennuie de voir périr, par
inertie, ceux de ses enfants qui contribuèrent à penser sa beauté.
Or si notre race en est venue à ce point d’indifférence imbécile et d’avachissement que
rien ne semble plus l’émouvoir, qu’elle subit, comme un bétail passif, toutes leurs
vilenies que les Voleurs des Banques et leurs Domestiques de Gouvernance lui infligent,
c’est parce qu’elle a trop cru à la vertu du grand nombre. La plupart des hommes ne sont
ni très bons, ni très méchants, ni très bêtes, ni très intelligents : ils sont médiocres
en tout. Ils ont pour préoccupation à peu près unique de manger, de boire, de ne pas
travailler et de forniquer le plus possible sans écouter les gêneurs
qui essaient de leur rappeler qu’ils ont aussi un cerveau à cultiver. Ceux
de la foule qui leur promettent la pâture et qui leur persuadent qu’étant le grand nombre
ils sont infaillibles, trouvent seuls à se faire entendre en leur prêchant l’égalité,
c’est-à-dire l’abaissement général sous un niveau commun. Cette doctrine est fort goûtée,
car, étant égaux quant aux besoins matériels, les hommes s’imaginent facilement qu’ils
sont égaux en intelligence. Dès lors la démocratie triomphe. Même crevant de faim, même
dupé et s’en rendant presque compte, le grand nombre s’attache à la fiction de sa
toute-puissance ; il hisse au pouvoir, pour le représenter, des médiocres à son image et
il crée ainsi le milieu de bassesse où les malins s’engraissent parmi la sottise et le
dépérissement de tous. Tel est le résultat obtenu en cent ans grâce au suffrage
universel : une sélection à rebours qui livre la conduite de la race aux
Moins-Pensants.
MAÎTRE PHANTASM.
Que fais-tu pour combattre cette dégénérescence ?
JACQUES.
Après expérience, je me suis aperçu qu’il était oiseux de tenter la rénovation du grand
nombre tel qu’il est actuellement. Parmi les hommes de notre génération et des générations
précédentes, on ne trouve guère que des Mous résignés à leur déchéance ou des Régressifs
qui usent les restes de leur énergie à regretter les évolutions périmées. C’est en vain
qu’on les stimule ; ils n’ont plus qu’un objectif : végéter sur leur propre substance ou
quémander les grâces du Dieu qu’ils se sont créé : l’État. Comme l’empire romain jadis,
notre groupement social se meurt à la fois de pléthore et d’anémie sous un lacis de
fonctionnaires inféodés à quelques gros mangeurs qui absorbent la vie de la race. Toute
initiative est abolie ; toute volonté d’action s’éteint, et bientôt rien ne resterait de
nous que des sacs digestifs s’il n’y avait pas à compter sur l’infime minorité des
révoltés que l’excès même du mal suscita. Ces fous, — au jugement de la masse, — et moi,
nous nous efforçons d’éveiller chez les jeunes gens, les seuls qui soient encore capables
d’un élan vers la beauté, une conscience nouvelle de la vie. Tout en sapant les murs de
l’étable méphitique où les
hommes croupissent, nous épandons, çà
et là, la semence de révolte. Beaucoup de grains sont perdus, mais quelques-uns germent,
lèvent et produisent la floraison qu’il faut pour qu’un rythme nouveau emporte l’espèce
vers de splendides destins. Afin de les préparer ces destins, nous favorisons l’aptitude à
varier, nous incitons les individus à se différencier les uns des autres, de telle sorte
que, comptant chacun sur soi-même, conscients de l’intérêt collectif, ils remplissent,
selon un maximum d’énergie, la fonction que leur assigne leur propre nature. Par ainsi
nous élaborons le milieu sain où les causes de destruction et d’amollissement seront
amoindries, où les déchets sociaux deviendront rares, où l’espèce pourra fournit à la
sélection le plus grand nombre possible d’individus capables d’évoluer en vigueur vers un
idéal encore plus haut.
MAÎTRE PHANTASM.
Quelle tentative merveilleuse ! — Mais aussi quel labeur ! Ne t’en effrayes-tu point
parfois ?
JACQUES.
Rien ne m’effraye. — Confiant en moi-même, je marche les yeux fixés sur le but à
atteindre. Je
sais que mes frères de lutte et moi nous mourrons
sans réaliser notre rêve, que, de mon vivant, j’aurai à subir tous les déboires : la haine
des inactifs, l’envie des faibles „et les attaques des médiocres. Que m’importe ? La vie
n’est belle que pour celui qui agit, soutenu par son idéal. Se soumettre, sans regrets et
sans lamentations, au jeu formidable des forces qui déterminent l’univers, vouloir ce qu’elles nous imposent, détruire, sans remords, les cultes que nos
pères nous ont légués, refréner la pitié à l’égard des avortons, regarder en avant et
jamais en arrière, telles sont les règles qui nous valent de la joie et qui nous font une
âme inaccessible au découragement et aux lâches conseils de la prudence. Et ces règles
nous sont efficaces parce que nous les avons choisies nous-mêmes.
Puis j’éprouve, sais-tu bien, une intense volupté à saper les fondations de l’ignoble
bâtisse qui nous détient. Je ris quand les officiels et les dirigeants se retournent au
bruit de ma pioche. Ils prêtent l’oreille, ils s’écrient : « Ce n’est rien… C’est une
poutre qui craque. » Mais ils ne sont tout de même pas très rassurés et ils font tout pour
étouffer ce bruit importun. Vainement d’ailleurs…
Parfois, quand je suis las de mon travail souterrain, je fais un
trou au mur de la cave où je me suis enseveli ; je me redresse ; je regarde du côté de
l’aurore. Le soleil naissant m’enveloppe de ses rayons, une odeur d’éternelle santé me
vient de la terre et je découvre au loin, parmi les rumeurs du vent robuste qui passa sur
les cimes, l’avenir pareil à un grand jardin de roses rouges…
Mais je t’en ai dit assez. Il faut que je me remette à ma besogne.
MAÎTRE PHANTASM.
Que fais-tu donc en ce moment ?
JACQUES.
Je suis le char triomphal qui porte les élus du grand nombre. Chaque fois qu’il s’arrête
à quelque carrefour et que nos Maîtres haranguent leur troupeau, je siffle et je crie :
« Mensonges ! Mensonges ! Mensonges ! »
MAÎTRE PHANTASM.
Mais l’on doit te maltraiter !
JACQUES.
Je suis armé. — Gare à qui me touche : avant d’être frappé, je frapperais moi-même…
Adieu.
Il sort. — Des vapeurs troubles errent dans la boutique. Le profil de Juif, sur
la tonne tricolore, grimace affreusement. Les écus d’or du blason se changent en rondelles
de cuivre. Maître Phantasm et Grymalkin se regardent.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est un homme !
GRYMALKIN.
Oui : c’est un homme libre.
Un ravin entre deux parois de roches convulsées. Des blocs granitiques, contre
lesquels écume un ruisseau rageur, l’encombrent. Çà et là se dressent des sapins rigides.
Nul souffle : l’atmosphère torride, où volètent péniblement des chauves-souris, pèse. Des
nuages noirs encombrent le ciel nocturne. Au fond du ravin, vers l’orient, une route
tortueuse, éclairée d’une lueur rougeâtre, escalade une montagne dont le sommet se perd
dans l’ombre. — Grymalkin, portant une baguette de coudrier, et Maître Phantasm, enveloppé
d’un manteau, surgissent entre deux blocs. Maître Phantasm s’assied sur une pierre moussue
et s’éponge le front.
MAÎTRE PHANTASM.
J’étouffe ! Laisse-moi me reposer un instant.
GRYMALKIN.
Soit… Mais ne nous attardons pas trop, car il faut que nous ayons gravi la montagne avant
que l’orage éclate.
MAÎTRE PHANTASM.
Comme il fait lugubre ici ! Parle-moi !… Je crois que j’ai un peu peur.
GRYMALKIN.
Tu as voulu pénétrer dans la région où les essences se font la guerre. Ne t’étonne donc
pas si, dès le seuil, ton humanité souffre, si tous tes instincts animaux tentent de te
ramener en arrière. Ici, tu dois oublier ta vie antérieure, faire le vide en toi, renier
même tes désirs et tes affections. La volonté de voir doit seule tendre
les forces de ton être… D’ailleurs tu n’as rien à craindre pourvu que tu restes à côté de
moi. Le promets-tu ?
MAÎTRE PHANTASM.
C’est juré.
GRYMALKIN.
Bien !… Maintenant, voici qui nous garantira.
Étendant sa baguette, il trace autour d’eux un cercle qui luit comme un rais de
lune dans l’ombre. Le tonnerre gronde sourdement au loin. Le son rauque d’un cor se fait
entendre sur la route.
GRYMALKIN.
On nous appelle ; viens. — Enveloppe-toi soigneusement dans ton manteau et n’en laisse
pas flotter les pans.
Ils gagnent la route et commencent à gravir la montagne en silence. Des flammes
bleues voltigent autour du cercle lumineux qui les protège. Elles s’allongent, se
rapetissent, se tordent. Une grêle musique d’harmonica rythme leur va-et-vient.
MAÎTRE PHANTASM.
Qu’est-ce que ces feux ?
GRYMALKIN.
Pas grand-chose ; des mânes errants qui
cherchent à se
réincarner. Ils te convoitent mais, rassure-toi, ils ne peuvent t’atteindre.
MAÎTRE PHANTASM.
Comme cette musique est agréable à écouter !
GRYMALKIN.
Oui, oui : l’orchestre des salamandres se surpasse cette nuit. On veut nous faire
honneur. — Marchons.
Ils montent plus haut. Les flammes bleues restent en arrière et ricanent
douloureusement. Ils entrent dans un petit bois de bouleaux où de jeunes femmes nues
dansent en rond, au son d’un orgue qui joue le Dies iræ sur un mouvement de
valse.
LES FEMMES.
Ho ! Hé ! Ho ! Voici le Prince des Fluides. Un pèlerin méfiant l’accompagne. Dansons !
— Les yeux du pèlerin sont clairs comme l’eau des sources. Je voudrais boire ses yeux.
— Dansons !
MAÎTRE PHANTASM.
Laisse-moi les embrasser : leurs lèvres sont si rouges !
GRYMALKIN, le retenant.
Et ton serment ?… Reste près de moi : elles te dévoreraient… Es-tu donc tellement faible
qu’il suffise d’une chair féminine rencontrée pour que tu retournes à l’instinct ?…
Regarde un peu quel amant leur agrée.
Un singe, érigeant un phallus énorme, dégringole d’un bouleau et saute au milieu
de la ronde des femmes. Toutes se jettent sur lui, miaulent comme des chattes en folie et
se frottent amoureusement contre son corps velu. L’orgue joue le Tantum
ergo sur un mouvement de polka.
MAÎTRE PHANTASM.
Pouah ! c’est ignoble…
GRYMALKIN.
Celles-ci, leur sexe impérieux les mène. Les phases de la lune règlent leurs passions.
Quand la lune est nouvelle, elles choisissent un amant. Quand la lune est pleine, elles
l’épuisent. Quand la lune décroît, elles le chassent. Leurs lèvres sont rouges du sang des
cœurs broyés. Et c’est mon cousin Belphégor qui les possède.
D’infimes diablesses, après tout !… Marchons.
Ils montent encore. Le bois de bouleaux s’efface dans
la brume rougeâtre qui s’étend, à présent, jusqu’à mi-hauteur de la montagne. — L’orage
gronde plus proche.
MAÎTRE PHANTASM.
Qu’est-ce que ceci ? Je vois un plateau dénudé sur lequel maints jeunes hommes marchent
de long en large sans se regarder les uns les autres. Ils portent des tuniques de flamme
qui se collent à leurs membres et semblent les faire souffrir cruellement. Des couronnes
d’orties leur ceignent le front.
GRYMALKIN.
Écoute-les parler.
Les jeunes hommes viennent au bord du plateau. Ils lèvent les bras et
brandissent des sceptres d’épine sèche.
LES JEUNES HOMMES.
Moi, je suis le maître des Verbes. — Prosternez-vous. Moi, je suis Jésus-Christ.
— Prosternez-vous. Moi, je suis l’Univers. — Prosternez-vous.
Grymalkin agite sa baguette. Les jeunes hommes se regardent, se précipitent les
uns sur les autres et se déchirent en hurlant : « Voleur ! Plagiaire ! Menteur ! »
Grymalkin fouette l’air. Ils aboient comme des chiens perdus et se dispersent dans le
brouillard.
GRYMALKIN.
Ce sont les fils chéris de Lucifer. Leur orgueil réjouit la géhenne. — Avançons.
Ils montent encore. Des gloutons, grognant comme des porcs, plongeant leur tête
dans des vases d’or débordants de victuailles, passent contre eux. Des avares aux yeux
furtifs enfouissent fébrilement, en leur jetant des regards obliques, des monnaies et des
pierres précieuses dans les fossés du chemin. Des hommes maigres, au teint jaune,
marmottent des malédictions et tentent de les faire tomber dans des trous qu’ils creusent
sans cesse. Des frénétiques, l’écume à la bouche, agitent des couteaux, vocifèrent des
injures et se précipitent pour les frapper. Le cercle les arrête ; ils grincent des dents.
Des vieillards pansus ronflent dans la poussière. Ils sanglotent en dormant. Et ce n’est
qu’à force de coups de pied que Maître Phantasm parvient à les écarter. Grymalkin ne cesse
d’agiter sa baguette ; peu à peu, tous ces fantômes se dissipent.
GRYMALKIN.
Les gourmands trouvent du fiel au fond de leur auge. Et ils l’avalent et ils vomissent.
— Les paresseux font des rêves terribles. Ceux de la colère se poignardent eux-mêmes. Les
envieux, une vipère leur ronge le foie. Les trésors des avares se changent en
cailloux…
Bréchet, Poufiat, Marciot, Janicot et Judas
les tiennent en leur
puissance et les fouaillent. — En avant !
Montant toujours, ils arrivent enfin au sommet de la montagne. C’est une prairie
étoilée de violettes, de coquelicots et de marguerites. Au centre s’élève une croix. Les
pentes dévalent à pic tout autour de la prairie, de sorte qu’elle semble flotter sur un
lac de ténèbres. Des nappes de clarté silencieuses illuminent les nuées qui couvrent le
ciel. Un halo septicolore nimbe la croix au pied de laquelle l’Ermite est en prière.
GRYMALKIN.
C’est toi, vieillard ? Écarte-toi : cette nuit, il faut nous céder la place.
L’ERMITE.
Laisse-moi, malheureux !… Tu sais bien que je vous défends. Si je partais, vous seriez
anéantis.
GRYMALKIN, riant.
Tu crois cela, mon vieux ? Tiens : regarde…
Il lève sa baguette vers le zénith. Aussitôt la foudre éclate. Un éclair en
zigzag le frappe au front et un coup de tonnerre roule, tellement violent que la montagne
tremble tout entière jusqu’à sa base. Maître Phantasm tombe à la renverse. L’Ermite se
prosterne. Grymalkin chancelle, éternue et se redresse en riant plus fort.
GRYMALKIN, crachant du feu.
L’Autre s’est fâché… Toutefois, il n’y a pas de mal… Hé ! Maître Phantasm, debout ! Je
t’assure que tu n’es pas foudroyé.
MAÎTRE PHANTASM, assis par terre.
Je n’ai pas de mal… non… Mais toi, tu empoisonnes le soufre.
GRYMALKIN.
Bah ! ce n’est rien. Cueille quelques violettes ; respire-les ; et il n’y paraîtra
plus.
L’ERMITE, prenant maître Phantasm au corps.
Viens, mon fils !… Prions ! Il faut te sauver : voici la croix.
MAÎTRE PHANTASM, debout.
Laisse-moi donc tranquille !… Je veux voir.
GRYMALKIN.
Bravo ! tu as vaincu la peur. — Aussi, tu verras… Quant à toi, l’Ermite, il n’est pas
mauvais, après tout, que tu restes là… Mais d’abord, faisons place nette.
Il arrache la croix et la jette dans l’abîme. Elle tourne sur elle-même, trace
un arc-en-ciel qui strie l’ombre et disparaît parmi des croassements de corbeaux effarés
et des hululements de chouettes. — L’orage éclate dans toute sa violence. Les éclairs et
les coups de tonnerre se succèdent sans interruption. Le vent souffle en tempête. Il tombe
une pluie mêlée de grêlons et de flammes.
L’ERMITE.
Légions des anges, protégez-nous !
MAÎTRE PHANTASM.
Heu ! Heu ! Le vent me jette des poignées de grêle à la figure.
GRYMALKIN.
Vraiment ? Vraiment ? Vous êtes mal à l’aise, tous les deux ?… Eh bien, j’éloignerai la
tourmente…
Fluides ! Fluides ! Voici votre roi. — Descendez plus bas bouleverser la terre. Que les
moissons espoir du paysan, s’enflamment, que les trombes et les cyclones tournoient, que
les maisons
s’écroulent, que les hommes se cachent dans les caves
et que les femmes en gésine avortent.
De sa baguette, il décrit, dans l’air en feu, des signes vers les quatre
horizons. Les nuées s’abaissent, les frôlent et glissent le long des flancs de la
montagne. Sous eux, l’orage éclate avec une nouvelle fureur. Des arbres s’embrasent,
pareils à des torches livides. Des bruits d’écroulements et des cris lamentables montent
jusqu’à eux. — Mais, au-dessus de leur tête, apparaît le ciel étoilé.
MAÎTRE PHANTASM.
La Nuit pleine d’étoiles !…
L’ERMITE.
Notre Père qui êtes aux cieux…
GRYMALKIN, le bourrant.
Tais-toi donc !… Ce n’est pas le moment…
Là ! — maintenant que nous sommes tranquilles, je m’en vais vous faire voir, à tous les
deux, quelque chose d’intéressant.
Il s’approche du piédestal de la croix, étend la main au-dessus et prononce,
tout bas, les versets du symbole de T — PH — N. Une grande flamme pâle s’élève qui
s’élargit, envahit tout l’es pace et les enveloppe d’une atmosphère lumineuse,
transparente comme de
la gaze. Le ciel verdit, pareil à une
émeraude fluide, et les étoiles semblent des gouttes de sang scintillantes. Grymalkin
dresse sa baguette. Un feu follet danse à la pointe.
GRYMALKIN.
Voyez-vous maintenant ? Des fantômes accourent de tous côtés… Ceux qui subirent
l’iniquité, ceux qui moururent lentement de faim à la porte des Riches, ceux qui se
révoltèrent contre leurs maîtres, ceux qui demandèrent compte de leurs souffrances, ceux
qui vengèrent les Pauvres et qui portent dans leurs mains leur tête toute dégouttante d’un
sang noir… Milliers et millions, depuis que l’humanité joue sa farce sinistre…
MAÎTRE PHANTASM.
Parmi cette foule inquiète, je distingue cinq hommes épuisés qui tombent à chaque pas
qu’ils font. Leurs corps sont couverts de plaies saignantes, leurs jambes fléchissent,
leurs yeux égarés vacillent. Ils râlent comme s’ils n’en pouvaient plus à force de
souffrance… Ils s’arrêtent devant nous.
GRYMALKIN.
Interroge-les.
MAÎTRE PHANTASM.
Qui êtes-vous, pauvres êtres ?
LES CINQ.
Barcelone !… Barcelone !… La torture !… À boire, à manger !…
GRYMALKIN.
Calmez-vous… Voici des fleurs de lotus dont le suc vous rendra des forces.
Il étend la main. Il en neige des fleurs roses qui s’envolent vers eux et se
posent sur leurs lèvres.
GRYMALKIN, à maître Phantasm.
Parle-leur encore.
MAÎTRE PHANTASM.
Apprenez-moi donc quel fut votre tourment, pauvres âmes ?
LES CINQ.
Barcelone !… La procession défilait dans les rues. Le prêtre, sous son dais, portait le
grand
fétiche d’or et il l’agitait au-dessus de la foule à genoux
en psalmodiant des incantations. Tous les nobles et les riches et les chefs des soldats le
suivaient, et ils s’inclinaient chaque fois que le prêtre s’arrêtait pour bénir les
croyants. Tout à coup, une bombe éclata qui tua au hasard, parmi le peuple et parmi les
riches.
Mais nous n’étions pas là, nous. — Et nous ne savions même pas qui avait jeté la
bombe.
Le lendemain, parce que nous défendions l’Idée de justice, les sbires vinrent nous
arrêter. On nous enferma dans un cachot fangeux où on nous laissa quatre jours sans
nourriture. Au bout de ce temps, on nous conduisit devant un chef de soldats qui nous
ordonna, avec beaucoup d’injures, de nous reconnaître coupables. La privation d’aliments,
les fers qui nous blessaient les bras et les jambes, la soif nous avaient donné la fièvre.
Montrant une carafe d’eau sur son bureau, l’inquisiteur nous dit : « Ceux qui avoueront
qu’ils ont jeté la bombe auront à boire. » Nous avions bien soif !… Mais comme nous
n’avions rien fait, nous avons protesté de notre innocence. Alors on nous conduisit dans
la chambre de tortures.
Les bourreaux nous arrachèrent les ongles des
pieds et des
mains. Ils nous promenèrent des fers rouges sur le corps. Ils nous écrasèrent les
testicules entre des pinces et ils nous fustigèrent avec des fouets munis de boules de
plomb. Quand nous fûmes tout en sang, ils nous commandèrent encore d’avouer. Mais comme
nous n’avions rien fait, nous avons protesté de notre innocence.
Cependant nous avions très faim et très soif. Nous avons demandé qu’on nous donnât de
quoi restaurer nos misérables corps brûlés et sanglants.
Ils nous distribuèrent alors du poisson salé et ils refusèrent de nous donner à boire.
— La soif nous dévorait la gorge. Et, dans le cachot, où l’on nous avait ramenés, nous
buvions l’huile de la lampe et notre urine, et aussi le sang qui coulait de nos blessures.
— Nous aurions défailli de désespoir si l’Idée qui nous soutenait ne nous avait donné la
force de résister à tant de douleurs. — Et puis nous n’avions rien fait.
Voyant notre constance, les bourreaux vinrent avec des barres de fer et ils nous
ordonnèrent de marcher sans arrêt d’un mur à l’autre de notre cachot. Pendant huit jours
et huit nuits, cela dura. Chaque fois que l’un de nous s’arrêtait, les bourreaux le
frappaient de leurs barres. Notre sang éclaboussait les briques des murs, nos pieds sans
ongles ne pouvaient plus nous porter. Et toujours ils nous
disaient d’avouer, et toujours nous leurs répondions que nous étions innocents. — Mais
nous souffrions tellement que nous les avons priés de nous achever.
Alors ils se sont mis à rire et ils sont allés chercher des prêtres avec qui ils nous ont
laissés seuls. — Ces prêtres ont pleuré en nous voyant dans cet état épouvantable. Ils
nous ont donné du pain et de l’eau, et ils nous ont parlé de leur fétiche et de l’enfer,
et ils nous ont dit qu’il fallait avouer notre crime. Nous leur avons répondu que nous
étions innocents… Et qu’aurions-nous pu répondre d’autre ? Alors ils se sont retirés en
prononçant des paroles de réprobation.
Enfin, ne pouvant rien obtenir, ayant usé de la faim, de la soif, du fer, du feu et de la
religion pour nous arracher un mensonge, les bourreaux nous ont amenés devant les
juges.
Au tribunal, nous avons raconté tout ce qu’on nous avait fait souffrir. Nous avons montré
nos plaies, nos brûlures, nos mains et nos pieds sans ongles et nos testicules écrasés.
C’était tellement horrible que les gendarmes qui nous gardaient se mirent à pleurer, nous
enlevèrent les menottes et sortirent en criant : « Mort aux bourreaux ! »
Un des juges, plutôt que de nous juger, se brûla la cervelle. Mais les
autres juges nous commandèrent encore d’avouer. Et, comme nous leur répétions que nous
étions innocents, ils nous condamnèrent à mort…
Après la condamnation, on nous enferma dans une chapelle où les prêtres vinrent de
nouveau nous trouver. On avait permis à nos femmes et à nos enfants de nous dire adieu.
Ils nous exhortèrent à bien mourir, fermes dans notre conviction, et ils pleuraient.
Cependant les prêtres les écartaient avec des reproches et des insultes et ils voulaient
nous obliger à renier notre conscience et à faire amende honorable au Grand Fétiche. Comme
nous refusions de les écouter, ils nous dirent qu’on jetterait nos cadavres à la voirie et
que nos familles seraient chassées de la ville et tenues pour immondes. Mais nos femmes et
nos enfants nous criaient : « Cela ne fait rien ! Ne cédez pas à ceux qui veulent vous
voler votre conscience. »
Voyant qu’ils n’obtiendraient rien de nous, les prêtres nous abandonnèrent.
Alors nous avons pu nous embrasser et nous consoler les uns les autres, nous disant que
l’Idée deviendrait plus forte par notre supplice… Le
lendemain,
on nous a fusillés et nous sommes morts en criant : « L’Idée triomphera ! » Justice !…
Justice !… Justice !…
Ils se précipitent dans l’ombre vers le bas de la montagne et ils disparaissent
parmi les éclairs et les nuées flamboyantes.
GRYMALKIN, à l’Ermite.
Qu’en penses-tu, vieillard ?
L’ERMITE, sanglotant.
Le Seigneur a dit : « Tu ne tueras point ! »
MAÎTRE PHANTASM, essuyant la sueur froide de son
front.
Quoi ! morts ?… Tous morts ? Et la foudre n’est pas tombée ?
GRYMALKIN.
Regarde.
Alors les nuées en bas s’écartent. Maître Phantasm et l’Ermite découvrent un
pays autour de la montagne. Ils voient d’abord un terre-plein contre les parapets d’une
forteresse. Là, cinq hommes tombent sous les balles d’un peloton de soldats, tandis que
des femmes pleurent et que des prêtres maudissent. C’est le
matin d’un jour. — Puis ils voient une cité bruyante bâtie d’or et d’ordures. Et, au
centre de cette ville, ils aperçoivent un édifice où, bénies par un homme se disant envoyé
de Di eu, des femmes luxueuses vantent la Charité. Tout à coup l’édifice s’embrase et
s’écroule. Et les femmes et leurs sourires et leurs joyaux sont réduits en cendres.
— C’est le soir du même jour. — Il passe dans l’air comme un ouragan de sanglots. Les
nuées se referment. — À l’orient du ciel, l’aube apparaît, blême et pareille à un visage
de veuve.
GRYMALKIN.
Alerte ! Voici le jour : déjà les coqs chantent de toutes parts dans la campagne. La
rosée emperle les fleurs et les étoiles pâlissent…
Toi, l’Ermite, va prier… va prier pour les tiens : ils ont encore bien des comptes à
rendre.
Et nous, retournons nous instruire selon la vie formidable et splendide.
Assis sous un berceau de chèvrefeuilles et de capucines, Tranquille contemple le
coucher du soleil à travers les feuillages du verger qui borde son jardin. Quelques livres
sont posés sur le banc à côté de lui. Son chien sommeille à ses pieds. Et la lumière d’or
rouge qui vient de l’Occident l’enveloppe de gloire.
Maître Phantasm entre.
TRANQUILLE, joyeusement.
C’est toi, Maître Phantasm !… Sieds-toi, sieds-toi là… Je suis content de te voir, car il
y a longtemps que tu ne m’as donné de tes nouvelles.
MAÎTRE PHANTASM.
Moi aussi, j’ai plaisir à te serrer la main et à respirer l’atmosphère de sérénité que tu
t’es créée.
TRANQUILLE.
Et Grymalkin, où est-il ? Vous n’avez pas eu de querelle ensemble, j’imagine ?
MAÎTRE PHANTASM.
Non, non : le bon Diable est toujours mon ami. Attentif et dévoué, il continue à me
guider sur la route qui mène vers Isis. Il supporte patiemment mes sautes d’humeur et mes
découragements et il ne cesse de sucrer pour moi le lait amer de la science. Mais un
devoir impérieux l’appelait ailleurs, et, cependant qu’il allait secourir un des nôtres en
détresse, il m’a engagé à venir te voir, étant sûr que je ne perdrais pas mon temps auprès
de toi.
TRANQUILLE.
Oui, il a charge d’âmes. Je m’étonne même qu’il puisse suffire à toutes les tâches qu’il
s’est données.
MAÎTRE PHANTASM.
Moi, je ne m’en étonne plus : la force de la terre est en lui ; elle le pénètre et
l’inspire. Il ignore la fatigue. Aussi, parmi les archanges qui secondent le Prince de la
Nature, il est, peut-être, le plus actif.
TRANQUILLE.
Tu as raison : l’humanité lui doit beaucoup. Si elle augmente constamment sa conscience
d’elle-même à l’encontre des esclaves de l’Autre, c’est surtout grâce aux enseignements de
Grymalkin.
Un silence. — Le soleil a disparu ; de grandes barres de nuées mauves, vertes et
roses magnifient le crépuscule. Le vent du soir naissant commence d’agiter les
feuillages.
MAÎTRE PHANTASM.
Comme tu es bien ici ! — Je t’envie presque…
TRANQUILLE.
En effet, je suis heureux. Les splendeurs de la vie universelle illuminent mon âme. La
solitude me vaut une puissance de méditation qui
me fait
pénétrer bien des arcanes et qui féconde mes rêves pour de belles réalisations. La
solitude, vois-tu, c’est la Grande Maîtresse des idées… Mais toi aussi, tu connaîtras ce
bonheur quand tu auras parcouru tous les cycles de l’illusion.
MAÎTRE PHANTASM.
Quoique j’aime l’action, bien qu’il me plaise de lutter contre les fantômes qui obsèdent
nos frères, il y a des moments où je voudrais, comme toi, vivre à l’écart parmi
d’harmonieux paysages… Et cela, dès maintenant !
TRANQUILLE.
Mais moi, mes cheveux grisonnent déjà : le jour de la transformation approche où je
rentrerai au Tout… Et puis, jadis, j’ai travaillé, souffert, agi chez les hommes, ainsi
que tu le fais, — toi qui es jeune. Et même aujourd’hui, tu n’ignores pas que je chante
encore parfois des vers pour réjouir le cœur de ceux qui aiment la beauté.
MAÎTRE PHANTASM.
Oui, tes vers !… Comment arrives-tu à les rendre si radieux et si pénétrants ? Parle-moi
de
ton art : cela me fera du bien après les terribles
spectacles auxquels je dus assister récemment.
TRANQUILLE.
Vois-tu ces arbres qui frémissent tout doucement aux caresses de la brise ? Leurs
branchages s’élèvent et s’abaissent en cadence, leurs feuilles palpitent selon des rythmes
identiques et il s’épanouit, de leurs cimes, dans la clarté du soir, une calme symphonie
qui célèbre l’apparition des premières étoiles.
Souvent, jusqu’à la nuit tombée, je les écoute, les arbres. Connaissant leur
caractère, je distingue leurs voix diverses. Il y a le chuchotis frêle des
peupliers, pareil au bruit d’une eau courante sur des cailloux, le murmure grave des vieux
ormes, la gamme onduleuse des cytises et la rumeur un peu sourde des pommiers. Toutes ces
harmonies entrent en moi, m’imprègnent et, le lendemain, après le sommeil qui ordonne les
sensations, renaissent dans une strophe.
Maintenant, regarde ces capucines. Les unes sont couleur de feu, les autres, d’or pâle
avec cinq taches de sang, d’autres, enfin, de moire aventurine. Remarques-tu comme parmi
le vert tendre de leurs feuilles, elles dessinent d’élégantes
arabesques ? Je les admire longuement, puis je ferme les yeux. Alors leurs nuances se
fondent en moi et descendent disposer tout au fond de mon âme un frais tapis où viennent
se marier les correspondances qu’elles éveillèrent… Et voilà une
nouvelle strophe prête à fleurir.
C’est ainsi que, de tout le paysage qui m’entoure, je tire les éléments
de la joie chantée par mes poèmes. Les saisons, l’une après l’autre, prennent part à cet
hymne infini : l’odeur des lilas m’apporte des vers en mai ; la lune paisible dans le ciel
clair des nuits d’été m’en procure également, et les pampres empourprés des fins
d’octobre, et aussi la neige qui tombe lentement sur la plaine assoupie aux jours
d’hiver.
Mais, je te le répète, ce ne sont là que les éléments de l’œuvre : le splendide apport de
l’Inconscient. Je me garde bien de les assembler pêle-mêle. Je fais un choix entre tant
d’émotions et je n’élis, selon leurs affinités, que les plus significatives. — Ici la
volonté intervient : il s’agit d’unir les images concordantes, qui se levèrent en moi à
l’appel de la nature, du lien d’une pensée unique. Je fixe alors sur le papier l’ébauche
de mon poème selon le rythme qui me paraît convenir à la sensation, au sentiment ou à
l’idée que je veux évoquer chez autrui. Ensuite, je me repose un peu. Puis, je
reprends cette ébauche, je corrige, j’élague, je retouche cent fois. J’arrête d’abord dans
leurs lignes définitives la première strophe et la dernière. De la sorte, je pose les
bornes entre lesquelles se développeront logiquement les strophes
intermédiaires. Autant que possible, je tâche que le premier vers contienne implicitement le sujet et que le dernier le résume sur un mode essentiel. Les autres accumulent les images qui soulignent les différents aspects
du poème. Quand ce travail de composition est achevé, je le laisse dormir pendant quelques
jours ou même pendant quelques semaines. Puis, au bout de ce temps, je le reprends à
nouveau, j’enlève les dernières scories… et l’œuvre, — fruit de ma patience — apparaît,
grâce au sortilège de l’art, spontanée, pareille à une Anadyomène
souriante, jaillie des flots pour le ravissement des êtres presque divins qui savent
encore aimer la poésie.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est bien là le Grand-Œuvre ! Amalgamer, transmuer toutes nos émotions selon la formule
sacrée qui en fera le fluide solaire du rêve et l’essence de
vie. — Ô bel alchimiste de la nature, ton art nous rend plus beaux et meilleurs !….
Mais dis-moi, quelles sont tes distractions quand tu es las de ton labeur ?
TRANQUILLE.
À vrai dire, je travaille toujours. Si je laisse parfois reposer en moi la puissance
lyrique, c’est pour m’instruire par l’étude des maîtres. Un livre à la main, je fais de
longues courses dans la campagne. Tour à tour, je lis quelques lignes, puis, tout en les
méditant, je regarde le paysage. Goûtant le charme de l’imprévu, je vais à peu près au
hasard. Le soir venu, si je me sens fatigué ou si je me trouve trop loin de chez moi, je
soupe et je couche à la première auberge rencontrée…
Tiens ! je me souviens d’une promenade. — Un jour de l’été dernier, muni de
l’Iliade, je gagnai une forêt de chênes et de sapins où je voulais
étudier le cantique auguste des ramures sauvages. Pendant des heures, j’errai sous ces
frondaisons séculaires ; j’y retrouvai, diffuse, l’âme de ma race.
Tout tressaillant d’une émotion religieuse, je recueillis les conseils paternels des
arbres. Lorsque
le vent s’élevait et faisait vibrer la vaste
lyre des feuilles, je frémissais comme à l’énoncé d’un oracle. Puis j’écoutais passer en
moi le vers grondant et magnifique de notre Lucrèce :
À la nuit, je trouvai une clairière où se tassait un hameau de bûcherons. Ils
m’accueillirent volontiers ; je pris part au repas de ces Simples, je causai quelque peu
avec eux, puis je gagnai le lit aux draps rudes, parfumés d’une odeur de résine, qu’ils
m’avaient cédé.
Le lendemain, dès l’aurore, selon mon désir, on vint m’éveiller. Je bus un bol de lait,
j’ouvris mes volets et je me remis au lit. Des jasmins et des haricots d’Espagne
encadraient la croisée ouverte et balançaient contre l’azur du ciel leurs petites étoiles
et leurs grappes rouges. Un rayon de soleil levant, où dansaient des atomes, se glissa
dans la chambre, trempa d’or ma couverture aux ramages fabuleux. Tout autour de la maison,
la forêt faisait une grande rumeur.
J’ouvris l’Iliade et je me mis à relire le chant où Priam supplie Achille
de lui rendre le corps de son fils. J’arrivai au discours du vieillard :
« Souviens-toi de ton père, Achille, égal aux
dieux. Il est du même âge que moi, sur le triste seuil de la vieillesse. Peut-être des
peuples voisins l’assiègent et l’accablent, et il n’y a personne pour écarter de lui la
guerre et la mort. Mais du moins, lorsqu’il entend dire que tu vis, il se réjouit dans
son cœur, et, déplus, il espère tous les jours qu’il reverra son cher fils revenu de
Troie… Quant à moi, je suis le plus malheureux des hommes ; car j’avais engendré des
fils très braves, dans la vaste Troade, et pas un d’eux, bien sûr, ne me reste plus.
J’en avais cinquante quand vinrent les fils des Achéens : dix-neuf m’étaient nés du même
sein ; des esclaves m’avaient donné les autres dans mes palais. La plupart ont péri sous
les coups du furieux Arès. Mais celui qui seul me restait, qui défendait la ville et
nous-mêmes, voilà que tu viens de le tuer, comme il combattait pour son pays :
Hector !…
« C’est à cause de lui que je me suis approché des vaisseaux achéens,
pour le racheter de toi. Et j’apporte une énorme rançon… Eh ! bien, respecte les dieux,
Achille : aie pitié de moi, au souvenir de ton père. Je suis plus à plaindre que lui,
car j’ai eu le courage de faire ce que n’a jamais fait aucun autre mortel : j’ai touché
de ma bouche la main du meurtrier de mes enfants.
« Il dit. Et Achille, songeant à son père,
sent naître le besoin de pleurer. Il prend le vieillard par la main et il l’écarte
doucement de lui. Tous deux se livrent à leurs souvenirs : Priam regrette le glorieux
Hector et pleure abondamment, prosterné aux pieds d’Achille. Achille, à son tour, pleure
sur son père, parfois aussi sur Patrocle. Et leurs gémissements remplissent les
demeures. »
Ayant lu, je levai les yeux. Je vis le ciel infini à travers les fleurs douces de la
croisée ; j’entendis la grande forêt sangloter vers le soleil. — Et, moi aussi, je fondis
en larmes…
Hé ! Maître Phantasm, ce sont là des joies.
MAÎTRE PHANTASM.
Certes oui ! — Je les partage rien qu’à t’écouter.
TRANQUILLE.
Assez parlé de moi. — À ton tour, raconte-moi un peu tes aventures.
MAÎTRE PHANTASM.
Non… plus tard… Je voudrais t’interroger encore…
Mais quelles sont ces flammes qui montent là-bas dans
l’ombre ?
Tous deux regardent vers l’Orient. La nuit est venue à pas silencieux. Les
arbres reposent. Les sureaux en fleurs et les foins coupés répandent dans l’air frais une
odeur de miel et d’aromates. La lune se lève, à demi pleine, et trempe d’argent les
lointains bleus. Un bûcher flambe au loin dans la plaine : on voit tourner autour une
ronde de paysans et de paysannes qui chantent accompagnés par des violons aigrelets.
TRANQUILLE.
C’est le feu de la Saint-Jean. — Ceux de la terre célèbrent le beau rite que nos pères
les Celtes nous ont légué. Ils chantent et ils dansent à la gloire du soleil, seigneur des
prairies et des moissons mûrissantes. Les gens du Crucifix ont tenté de détourner cette
fête à leur profit. Mais en vain : c’est bien toujours le soleil qu’on adore ici.
MAÎTRE PHANTASM.
Ah ! cette musique là-bas me transporte… Et la nuit sent bon ; et la lune est tellement
souriante !
TRANQUILLE.
La musique et la lune… oui ! — Te
rappelles-tu cette scène du
Marchand de Venise où le divin Shakespeare les évoqua ?
MAÎTRE PHANTASM.
Redis-la-moi, je te prie.
TRANQUILLE.
Écoute, c’est Lorenzo qui parle :
« Comme le clair de lune dort doucement sur ce banc ! Venons nous y
asseoir et que les sons de la musique glissent jusqu’à nos oreilles. Le calme, le
silence et la nuit conviennent aux accents de la suave harmonie. — Assieds-toi, Jessica.
Vois comme le parquet du ciel est partout incrusté de disques d’or lumineux. De tous ces
globes que tu contemples, il n’est pas jusqu’au plus petit qui, dans son mouvement, ne
chante comme un ange, en perpétuel accord avec les chérubins aux jeunes yeux. Une
harmonie pareille existe dans les âmes immortelles ; mais tant que cette argile
périssable la couvre de son vêtement grossier, nous ne pouvons l’entendre. (Entrent les musiciens.) — Lorenzo : Allons ! éveillez Diane
par un hymne. Que vos accords les plus suaves atteignent l’oreille de votre
maîtresse : attirez-la chez elle par la musique. — Jessica : Je ne
suis jamais gaie quand j’entends une musique douce. — Lorenzo : La
raison en est que vos esprits sont absorbés. Remarquez seulement un troupeau sauvage et
vagabond, une horde de jeunes poulains indomptés. Ils essayent des bonds effrénés, ils
hennissent emportés par l’ardeur de leur sang. Mais que, par hasard, ils entendent le
son d’une trompette ou que toute autre musique frappe leur oreille, vous les verrez
soudain s’arrêter tous, leurs farouches regards changés en une peureuse extase, sous le
doux charme de la musique. Aussi, les poètes ont feint qu’Orphée attirait les arbres,
les pierres et les flots, parce qu’il n’est point d’être si brut, si dur, si furieux
dont la musique ne change, pour un moment, la nature. L’homme qui n’a pas de musique en
lui et qui n’est pas ému par le concert des sons harmonieux est propre aux trahisons,
aux stratagèmes, aux rapines. Les mouvements de son âme sont mornes comme la nuit et ses
affections sombres comme l’Érèbe. Défiez-vous d’un tel homme !… Écoutons la
musique. »
Il se tait. — Tous deux restent en extase. La nuit odorante et radieuse les
enveloppe de songe. La musique
et le bûcher s’éteignent peu à
peu dans l’ombre. Alors ils se réveillent.
MAÎTRE PHANTASM.
Comme je t’aime, cher Tranquille ! Près de toi l’on apprend la beauté.
TRANQUILLE.
Moi aussi je t’aime bien, car tu me rajeunis par ton enthousiasme vers tout ce qui est
harmonieux. Précieuse vertu, cher ami, force qu’il me plaît de trouver toujours vivante en
toi malgré les rires et les grognements envieux des impuissants et des égoïstes imbéciles
que tu flagelles…
Mais allons souper : ma femme doit nous attendre.
C’est l’après-midi. Tous volets clos, Maître Phantasm, dans sa maison, sommeille
étendu sur un divan, Au dehors, le soleil caniculaire embrase la route, les jardins et les
vergers. Nul bruit, sauf celui que font au loin des moissonneurs aiguisant leurs faux et
le grésillement des grillons dans l’herbe ardente.
Tout à coup, la porte s’ouvre avec fracas. Grymalkin entre, poussant devant lui
un maigre garçon au teint blême, aux membres pareils à des pattes de sauterelle. Ce
personnage s’avance en voûtant ses épaules pointues, en balançant, au bout d’un col
interminable, sa tête aussi grosse qu’une citrouille et en
s’efforçant de maintenir dans l’orbite de son œil glauque un monocle réfractaire. Il salue
d’un petit geste protecteur de la main et cherche du regard un siège où poser son ossature
asymétrique. Réveillé en sursaut, Maître Phantasm le contemple et s’ébahit.
MAÎTRE PHANTASM.
Es-tu fou, Grymalkin ? Ou bien est-ce pour me procurer un cauchemar que tu m’amènes ce
lémure ?
GRYMALKIN.
Fi donc ! Accueille mieux tes hôtes… Cette Tête puissante, apprends-le, contient la
synthèse des esthétiques et des littératures… Du moins elle l’affirme.
MAÎTRE PHANTASM.
Ah ! — Très bien… Tête, prenez un siège.
Le Jeune Homme à la Grosse Tête s’assied en face du divan, pousse quelques hum !
hum ! préventifs, arrondit le bras gauche, lève l’index et ouvre une bouche en forme de
doloire. Grymalkin, accroupi sur le plancher, se tient plus sérieux qu’un pape qui a violé
son confesseur.
MAÎTRE PHANTASM, au Jeune Homme.
Si cela ne vous faisait rien, je vous serais obligé de me dire votre nom ?
LE JEUNE HOMME, sentencieux.
Je m’appelle Norbert de Gloussat. Je me suis donné la mission d’établir un suprême code
de lois auquel obéiront, s’ils sont Intellectuels, tous ceux qui pratiquent l’art des
vers. J’ai, de plus, écrit un « traité de l’E muet considéré dans ses rapports avec les
diphtongues et les autres voyelles ». Enfin je découvre aux profanes les splendeurs de
Malbardé, le plus grand poète de l’époque, et je flétris ses adversaires
pygméimorphes.
Cela vous explique la grosseur de ma Tête, car, comme vous pouvez vous en assurer, je ne
suis plus qu’un cerveau.
MAÎTRE PHANTASM.
Très bien ! Très bien ! — Je suis confus que vous ayez daigné vous déranger pour moi…
Quoique indigne, oserai-je vous demander ce qui me vaut l’inappréciable honneur de votre
visite ?
NORBERT DE GLOUSSAT, solennel.
La caste des Intellectuels, la Caste terrible
dont le nom seul fait se soulever d’effroi, lorsqu’on le prononce, les
plumes de ces chauves-souris : les gens du Réel…
MAÎTRE PHANTASM.
Pardon de vous interrompre. Vous dites : les plumes des ?…
NORBERT DE GLOUSSAT, imposant.
Des chauves-souris, Môssicur.
MAÎTRE PHANTASM.
J’entends. — Continuez, je vous prie.
NORBERT DE GLOUSSAT, majestueux.
La caste des Intellectuels, dis-je, m’a délégué vers vous, afin que je vous invite à
rentrer en vous-même. En effet, à diverses reprises, vous vous êtes permis, selon
l’irrespect le plus déplorable, de bafouer les Maîtres que nous vénérons et les Dogmes que
nous promulguons. Puis vous avez l’audace de penser avec indépendance, en dehors des
règles de l’École, et de répandre votre pensée. Enfin vos vers témoignent d’une
personnalité fâcheuse, outrancière et, si j’ose m’exprimer ainsi, insuffisamment
symbolique.
Je viens donc vous engager à vous amender. C’est
l’instant…
MAÎTRE PHANTASM.
C’est le moment ! — Mais que m’adviendra-t-il si je ne fais pas amende honorable ?
NORBERT DE GLOUSSAT, hiératique.
Par ma voix, la Caste fulminera contre vous l’excommunication majeure.
Elle vous expulsera des temples du Symbole. Plus jamais elle ne daignera prononcer votre
nom. Plus jamais elle ne l’inscrira sur les parchemins sacrés où elle consigne le résultat
de ses Hautes Méditations. Vous serez le paria de l’Art pour l’Art. Et quiconque osera
prendre votre défense subira le même châtiment.
MAÎTRE PHANTASM.
Lard pour lard, dites-vous ? S’agit-il d’un commerce de porcs ? Arrivez-vous de Chicago
dans l’intention de réformer la poésie française ?
NORBERT DE GLOUSSAT, pathétique.
Ô malheureux, rien ne pourra donc te tirer de ton aveuglement ? Laisse là tes jeux de
mots détestables. — Écoute-moi !… L’art est un sacerdoce…
MAÎTRE PHANTASM.
Oui, ça sert d’os à moelle à quelques-uns.
NORBERT DE GLOUSSAT, tragique.
Ne comprends-tu pas qu’en trépignant, comme tu le fais, sur les choses les plus saintes,
tu te prives de tout recours à notre indulgence ? — Tu acquiers, il est vrai, par là, et
par tes abominables écrits, les suffrages des vils lecteurs, mais le mépris de la Caste t’écrasera. Et tu passeras à la postérité avec cette marque au
front : « Il conspua ceux qui adorent l’Auguste Syllepse. »
Et ce n’est pas tout : Mendès, lui-même, t’accablera de son dédain…
MAÎTRE PHANTASM.
Mendès ? Qu’est-ce que ce Mendès ?
GRYMALKIN.
Une ville de l’ancienne Égypte où l’on adorait un crocodile.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Notre illustre de Régnier…
MAÎTRE PHANTASM.
Qui ça de Régnier ?
GRYMALKIN.
L’auteur du Manuel des Connaissances utiles.
NORBERT DE GLOUSSAT, frénétique.
Taisez-vous insensés, profanateurs ! Rentrez dans la voie du devoir lyrique. Oubliez
cette nature dont vous vantez à tort les bienfaits et qui vous souffle l’esprit de
révolte… Je dis à tort, — oui, à tort ! Car vous vous imaginez en avoir pénétré les
arcanes tandis que vos effusions à son égard sont non seulement con-ven-ti-onnelles,
— comme le déclara si justement un de nos oracles, — mais encore
anti-con-sti-tu-ti-onnelles, c’est-à-dire, c’est-à-dire attentatoires aux rites du Grand
Art, c’est-à-dire… heu !…
Bref, je vous ordonne de garder désormais le silence.
Il tousse, crache de la pituite, éponge les gouttelettes de sueur qui
constellent son vaste front, puis se croise les bras sur la poitrine en toisant Maître
Phantasm.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais il m’ennuie à la fin avec ses imprécations et ses injonctions !
GRYMALKIN.
Laisse-le donc jaboter. Il faut bien te rendre compte de l’effet que tu produisis sur les
chevaliers du Symbole.
MAÎTRE PHANTASM.
Soit ! — (À Norbert de Gloussât.) Monsieur, je suis touché de l’intérêt
que vous semblez me porter. Je voudrais, de tout mon cœur, vous satisfaire et ne plus me
permettre aucune raillerie touchant les beaux principes et les incomparables écrivains que
vous me vantez. Malheureusement un diable me possède qui me pousse à rire des sacro-saints
mystères de l’art contemporain. C’est plus fort que moi… Toutefois, je n’ai pas de parti
pris : et si vous vouliez bien appuyer d’un texte édifiant votre réprimande, peut-être
viendrais-je à me repentir, — pourvu que ce texte puisse me renseigner définitivement sur les sublimités méconnues par moi.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Un texte ? — J’ai là le plus récent poème de notre éponyme : le prodigieux grand prêtre
Alfane Malbardé… (Sévère) Ce nom ne vous rappelle rien ?
MAÎTRE PHANTASM.
Attendez… Ah ! si : cela me rappelle un tortionnaire qui fit subir d’horribles tourments
au génie de la langue.
NORBERT DE GLOUSSAT, les bras au ciel.
Vous l’entendez, puissances célestes !… Il ose parler du génie de la langue, — ce poncif
suranné dont nous avons fait justice !
MAÎTRE PHANTASM, haussant les épaules.
Allons : lisez votre papier.
NORBERT DE GLOUSSAT, mystérieux.
Un préambule est nécessaire. — En effet, il ne s’agit pas, dans ce poème, d’une suite
d’idées pareilles à celles que de fâcheuses habitudes d’esprit nous obligèrent d’admirer
chez les grands écrivains de notre race. Ici, la littérature s’assimile à la musique.
Suivant l’expression du génial
auteur que je vous impose
en ce moment, « les blancs assument l’importance »
. Ce
sont les blancs, c’est-à-dire l’intervalle entre chaque mot et chaque membre de phrase,
qui déterminent le sens. Dès lors toute ponctuation devient superflue ; la phrase
principale pose le thème et, pour cette raison, elle est écrite en très gros caractères ;
les propositions incidentes viennent s’y rattacher et, bien entendu, elles sont écrites en
caractères plus petits d’après leur valeur. Je vais tâcher de vous faire saisir la chose
par la déclamation.
MAÎTRE PHANTASM.
Marchez !
NORBERT DE GLOUSSAT, ouvrant une bouche énorme et
hurlant.
UN COUP DE DÉS JAMAIS !…
GRYMALKIN.
Ne criez pas si fort, vous allez casser les vitres.
NORBERT DE GLOUSSAT, impérieux.
Je pose le thème.
MAÎTRE PHANTASM, résigné
Posez !
NORBERT DE GLOUSSAT.
UN COUP DE DÉS JAMAIS
(il baisse un peu la voix)
quand bien même lancé dans des circonstances éternelles
(un silence)
du fond d’un naufrage soit
(il baisse encore la voix)
que l’abîme blanchi étale furieux sous une inclinaison plane désespérément d’aile
la sienne par avance retombée d’un mal à dresser le vol et couvrant les jaillissements
coupant au ras les bonds très à l’intérieur résume l’ombre enfouie dans la transparence
par cette voile alternative jusqu’adapter à l’envergure sa béante profondeur en tant que
la coque d’un bâtiment penché de l’un ou l’autre bord le maître hors
d’anciens calculs où la manœuvre avec l’âge oubliée surgi inférant jadis il empoignait
la barre de cette conflagration à ses pieds de l’horizon unanime que se prépare s’agite
et mêle au poing qui l’étreindrait comme on menace un destin et les vents le nombre
unique qui ne peut pas en être un autre esprit pour le lancer dans la tempête en
reployer l’âpre division et passer fier hésite tout chenu cadavre par le bras écarté du
secret qu’il détient plutôt que de jouer en maniaque2…
MAÎTRE PHANTASM, abasourdi.
Assez ! Assez ! Quarante roues de moulin me tournent dans la tête.
NORBERT DE GLOUSSAT, pareil à la Pythie chez
Guignol.
Vous m’avez arrêté sur la note sensible, misérable ! Taisez-vous, laissez-moi
continuer.
GRYMALKIN.
Il me semble être au bord d’une mare pleine de grenouilles coassantes.
NORBERT DE GLOUSSAT, revenant à lui.
Comment ? Vous ne comprenez pas ?
GRYMALKIN ET MAÎTRE PHANTASM, ensemble.
Absolument pas !
NORBERT DE GLOUSSAT, méprisant.
C’est parce que vous vous attachez au sens analytique au lieu de rechercher le sens
psychologique… La grossièreté de votre intelligence vous empêche de vous élever jusqu’à la
hauteur de ce divin poème. — Mais, coûte que coûte, vous l’entendrez tout entier.
MAÎTRE PHANTASM.
Je préfère en rester là.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Vous voyez bien : vous ne voulez pas vous donner la peine de comprendre.
GRYMALKIN, à part.
Voilà qui suffit. Pour te tirer de ces… divagations, je m’en vais te faire faire
connaissance avec la réalité.
Il se change en abeille et, après avoir voltigé en zig-zag à travers la chambre,
il vient se poser sur le nez du Jeune Homme à la Grosse Tête et il le pique.
NORBERT DE GLOUSSAT, se tenant le nez à deux
mains.
Aïe ! Aïe !… D’où vient ce coup d’épingle ?
MAÎTRE PHANTASM.
C’est Mélissa, une abeille de mes amies ; toute folle de s’être grisée de pollen dans un
champ de trèfle incarnat, elle veut faire connaissance avec ton appendice nasal. — Elle te
corrige de son dard… Mais sais-tu seulement ce que c’est qu’une abeille ?
NORBERT DE GLOUSSAT.
C’est… c’est… Parfaitement : c’est une bestiole qui a les pattes en forme de cuiller.
L’abeille le pique derechef. Il fait quelques sauts, fouette l’air de ses bras
ridicules et crie du haut de sa Grosse Tête, cependant que Maître Phantasm rit à gorge
déployée.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Quel guet-apens ! quelle trahison… Je suis chez le diable ! Au secours !
Maître Phantasm fait un signe : Mélissa s’envole. Puis il ouvre les volets au
large. Splendide, le soleil étale une vague d’or vivant jusqu’au fond de la chambre. On
entend chanter les moissonneurs. Les grillons les accompagnent en cadence. Et les roses du
rosier qui encadre la fenêtre s’inclinent l’une vers l’autre et versent des parfums légers
et se moquent du nez enflé de l’esthète.
MAÎTRE PHANTASM.
Regarde donc un peu dehors. — Mais as-tu jamais regardé la campagne ?
NORBERT DE GLOUSSAT.
Je ne sais pas : cela m’ennuie ; je voudrais expliquer, impliquer, analyser, gribouiller,
bafouiller ?.. Non… ce n’est pas cela que je veux
dire… je ne
sais plus ce que je dis. — Je voudrais m’en aller.
MAÎTRE PHANTASM.
Tu aurais mieux fait de ne pas te risquer ici, pauvre bougre.
Je ne te tourmenterai pas davantage. Va retrouver les tiens. Retourne chez les factices
et apprends-leur que ni les menaces, ni les outrages, ni les mensonges, ni cette rage
humiliée qu’ils appellent leur mépris n’empêcheront celui qui marche avec la vie de les
rejeter aux ténèbres. — Disparais : le temps des fantômes est passé.
Il ouvre la porte. Le Jeune Homme à la Grosse Tête s’enfuit sur la route
poudroyante. Grymalkin reprend sa forme.
MAÎTRE PHANTASM.
Pourquoi m’avoir amené ce grotesque ?
GRYMALKIN.
Eh ! il faut bien s’amuser quelquefois. Il t’a donné un spécimen du grand Art de
l’époque.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais qui est-il en somme ?
GRYMALKIN.
Un citoyen de Cosmopolis.
MAÎTRE PHANTASM.
Et qu’est-ce que Cosmopolis ?
GRYMALKIN, pensif.
J’ai bien peur que ce ne soit la tour de Babel.
L’entrée de l’Éden : une porte en bois vermoulu dont toute couleur a disparu
sous la pluie et la poussière, dont les gonds et la serrure sont rongés de rouille. Des
haies d’épines qu’on oublia de tailler depuis des siècles y aboutissent de chaque côté.
Vers les lointains, elles se perdent parmi des nuages immobiles, ternes, et qui semblent
se rechigner parce que nul vent ne veut prendre la peine de modifier leurs formes.
Par-dessus, on aperçoit une profusion d’arbres archi-millénaires dont les branches
s’emmêlent les unes dans les autres. La porte regarde vers l’Orient. À droite, il y a une
guérite branlante, au toit de travers surmonté d’une girouette qui figure les armes de
Démiourge : un triangle entouré de
rayons avec la devise : Trois sont un, le tout en zinc découpé. L’archange Michel se tient debout
dans la guérite. Il porte des sandales rapiécées aux cordons effiloqués, une tunique
couleur d’amadou assez crasseuse et une auréole en osier plaquée sur l’oreille gauche.
L’épée flamboyante, au fourreau, lui bat les mollets, soutenue par un baudrier de cuir qui
porte également les armes de Démiourge et, en outre, cette inscription : Ordre céleste. Michel s’appuie nonchalamment à la paroi de la guérite et bâille à
se décrocher le condyle.
C’est l’heure où le soleil se lève.
MICHEL.
Quel ennui !… Oh ! mais quel ennui !… Voilà au moins trois cents ans qu’on a oublié de me
relever de faction… Et ce stupide soleil qui se montre une fois de plus semblable à
lui-même…
Il sort de la guérite et fait quelques pas sur la route qui, de la porte,
descend vers la terre.
Rien : pas une distraction. Personne ne tente plus de pénétrer dans l’Éden. C’est avec
raison d’ailleurs, car je crois bien que depuis longtemps il ne pousse plus aucun fruit
sur l’Arbre de la Science. (Il s’assied en tailleur contre la haie ; un bruit
de déchirement se fait entendre.) Bon : encore un
accroc à mes ailes ; mes plumes tombent toutes. Si cela continue, je n’aurai bientôt plus
que des moignons ; j’aurai l’air d’une poule qui mue. Le Seigneur devrait bien me
gratifier d’une paire neuve. Mais il devient avare au possible et il se fâche dès que nous
lui réclamons seulement notre solde… C’est ridicule à la longue ; cela finira mal. (Il rêve quelques instants.) Comme Satan a bien fait de se révolter ! On
dit qu’il s’amuse beaucoup là-bas…
Ah ! si c’était à recommencer !…
Il se remet sur ses pieds, marche cinq ou six pas et regarde de nouveau sur la
route.
Incroyable : quelqu’un monte la côte ! Quel événement !… Ils sont deux : un homme et…
Tiens, l’autre, il me semble que je l’ai déjà vu… Il faut pourtant que je fasse observer
la consigne…
Il tire, non sans efforts, l’épée flamboyante, se met au port d’arme et toise
Grymalkin et Maître Phantasm arrêtés en observation à quelques mètres de lui.
GRYMALKIN, à Maître Phantasm.
Tu vois : le glaive ne luit plus guère que comme la flamme d’une lanterne aux vitres
brouillées. Avançons.
MICHEL, étendant le bras vers eux.
Halte-là !… Qui vive ?
GRYMALKIN.
Comment, doux volatile, tu ne me reconnais pas ?
MICHEL.
C’est toi, fils de Nahash ? Si fait, je te reconnais maintenant. Que veux-tu ? Tu sais
bien que tu n’as pas le droit d’entrer en Éden sans sauf-conduit.
GRYMALKIN.
Hé ! qui dit le contraire ? Tu peux être assuré qu’autrement je ne mettrais pas les pieds
chez vous, — non que vous me fassiez peur : je vous ai infligé assez de raclées pour ne
pas craindre vos malices, seulement l’intérieur de votre ménagerie est tellement monotone
à fréquenter — je ne crains pas ton démenti sur ce point — que je ne m’y risque jamais
qu’appelé… (Il lui tend un papier.) Tiens : lis ; lis tout haut.
MICHEL, il lit.
« Nous, Démiourge, souverain Seigneur du Temps et de l’Espace… »
GRYMALKIN, à Maître Phantasm.
Il s’en fait un peu accroire, le vieux Créateur !
MICHEL, continuant.
« Ordonnons à nos Chérubins, Trônes, Dominations, Archanges et simples Anges d’avoir à
laisser circuler librement, en notre jardin d’Éden, le démon Grymalkin mandé auprès de
nous et porteur de la présente. » Et en suscription : « À Grymalkin, salamandre en mission
sur terre. »
Tu es en règle si, toutefois, ce passeport n’est point faux.
GRYMALKIN.
Fi donc ! Pour qui me prends-tu ? Il m’est arrivé quelquefois de jouer, au grand
ébahissement des hommes, le rôle de ton patron et je puis t’affirmer qu’ils n’y ont vu que
— du feu. Mais contrefaire son écriture, cela est au-dessous de moi… Et puis, si tu n’as
pas confiance dans ma parole, tu peux consulter ton collègue Georges : c’est lui qui
m’apporta ce papier. — Il m’apprit même que Démiourge s’ennuyait fort, qu’ayant trop lu
les philosophes contemporains, il n’était plus très sûr de son existence, et qu’il
me convoquait pour que je le renseigne un peu à ce sujet… Est-ce vrai ?
MICHEL.
Le Seigneur se fait de plus en plus vieux et cela le rend morose : tes plaisanteries
parviendront, sans doute, à l’égayer, — et nous autres, s’il se déride, nous y gagnerons
une haute paie supplémentaire.
GRYMALKIN.
Eh bien, laisse-moi entrer.
MICHEL.
Passe… Mais quant à ton compagnon, il t’attendra là.
GRYMALKIN.
Bah ! laisse-le entrer aussi… Je te donnerai un pourboire ; une fiole du meilleur cru de
l’enfer. Cela te convient-il ?
MICHEL.
Mais tu sais bien que s’il entre, il sera mis en pièces par quelque ange qui pensera
faire du zèle : d’abord c’est un homme, et on ne les aime guère chez nous. Ensuite, il
porte ta marque, cela suffit pour qu’on lui cherche noise.
GRYMALKIN.
La difficulté n’est pas insurmontable. Je m’en vais le métamorphoser en… en oiseau de
paradis, parbleu : c’est tout indiqué. Il se perchera sur mon épaule, — et voilà ! (À Maître Phantasm) Y consens-tu ?
MAÎTRE PHANTASM.
Évidemment.
Grymalkin dessine une certaine figure sur la tête de Maître Phantasm. Aussitôt,
celui-ci se change en oiseau de paradis et vole se percher sur l’épaule du diable.
GRYMALKIN.
Ouvre-nous la porte maintenant.
MICHEL.
C’est fait… Seulement, au lieu de ton vin embrasé, j’aimerais mieux autre chose.
GRYMALKIN, impatienté.
Et quoi donc ? Prétends-tu m’exploiter ?
MICHEL.
Non pas : je voudrais que tu demandes au Seigneur de m’emmener. Si tu savais à quel point
je suis las de mon emploi… J’ai tant envie de courir les mondes avec vous autres les
diables !
On dit que vous vous divertissez beaucoup plus que
nous.
GRYMALKIN, riant sous cape.
C’est entendu : je parlerai pour toi… Mais je te ferai observer que tu t’y prends bien
tard. Pourquoi n’as-tu pas choisi notre parti jadis, au moment de la bataille ? Il y avait
alors quelque mérite, tandis qu’aujourd’hui, tu n’es pas propre à grand-chose : tu manques
d’expérience.
MICHEL, suppliant.
Mon bon diable, fais cela pour moi… Jadis, je ne savais pas : Démiourge m’avait abusé en
me promettant cette épée ; elle brillait si joliment — dans ce temps-là !… Tiens, je te la
donnerai.
GRYMALKIN.
Pas du tout ! À quoi me servirait-elle ? Je possède une fourche un peu mieux trempée,
— tu as quelques motifs de le savoir.
Va ! va ! je parlerai en ta faveur — gratis.
MICHEL.
Je compte sur toi.
Il reprend sa faction. Grymalkin, portant l’oiseau-Phantasm, entre en Éden. Une
flamme bleue danse au-dessus de son front. Il suit un sentier négligé que
bordent cent essences d’arbres différentes et des ronces hargneuses. Par
moments, il croise quelque ange jardinier ou bûcheron qui s’écarte de lui avec frayeur et
se jette, en se signant, dans le fourré.
GRYMALKIN, à Maître Phantasm.
Il est ennuyeux que ta métamorphose te rende muet. Je t’aurais fait converser avec ces
marauds ahuris et tu te serais rendu compte de leur pauvreté d’esprit. Démiourge, pour
éviter chez eux toute velléité de révolte et de peur qu’ils ne s’envolent nous rejoindre,
leur a farci l’intellect d’une foule d’histoires saugrenues touchant les démons, de sorte
qu’ils nous voient sous des formes horribles… Je gage qu’à présent je leur apparais un
dragon crachant des flammes.
Un ange, en s’enfuyant, fait un faux pas et s’étale. Grymalkin se baisse pour
l’aider à se relever.
L’ANGE, effaré.
Grâce ! grâce, cher Monstre ! Ne me dévore pas !
GRYMALKIN, le redressant d’un coup de pied au
cul.
Te manger ? Pouah ! je me nourris mieux que cela. Sauve-toi, imbécile.
L’ange se sauve en bêlant d’effroi. — Grymalkin arrive à un carrefour où
plusieurs routes s’entrecroisent. Au centre, il y a un poteau portant des plaques
indicatrices.
GRYMALKIN.
Hem ! Ou est le bon chemin ? Il y a si longtemps que je ne suis pas venu dans ce pays que
je ne me rappelle plus bien… (Il consulte le poteau.) Voyons… Route vers saint Pierre. Ce n’est pas celui-là. Je n’ai rien à voir avec
le vieux Pille-Deniers. Route vers saint Paul. Foin de lui : c’est un
incontinent bavard. Route vers la sainte Vierge. Une parvenue !
L’ancienneté de ma noblesse ne me permet pas de frayer avec elle. Route vers
la Trinité. Voilà mon affaire.
Il s’engage sur une route mieux entretenue que les autres, sablée passablement,
bordée de palmiers fins et qui se dirige vers une clairière qu’emplit, au loin, une vague
clarté d’or pâle.
GRYMALKIN.
Nous approchons : je découvre déjà le système d’éclairage qu’on nomme ici la Lumière
incréée. Ce fut une assez jolie trouvaille des ancêtres de Démiourge.
Il débouche dans la clairière. L’Arbre de la science du bien et du mal s’élève
au milieu. Il ne porte plus aucun fruit. Mais des fleurs, pareilles à des œils de paon,
illuminent son feuillage rougeâtre d’où ruissellent, sur le sol radieux, les gouttes d’une
sève odorante. Une molle brise fait chatoyer, en les caressant, les
fleurs et frôle la frondaison qui murmure gravement. Tout est calme. Au
pied de l’Arbre, la tête appuyée sur un oreiller de roses, Démiourge, absolument semblable
au Dieu-le-Père des tableaux de Primitifs, dort sans un mouvement. Dans un creux du tronc,
le Saint-Esprit, vieux tourtereau chauve, dort aussi, le bec sous l’aile. Autour, divers
angelots joufflus, les mains inertes sur des instruments de musique d’une forme surannée,
restent immobiles dans des poses accablées.
GRYMALKIN, très haut.
Par ma barbe, on n’a pas la mine de s’amuser follement ici…
C’est dommage, car l’endroit est exquis…
Mais comme ils dorment ! — Attendez un peu : Pstt ! Pstt ! Jéhovah ! Elohim ! Adonaï !…
Hé ! Hohé, là-bas !…
Les angelots se lèvent en tumulte et poussent des cris d’épouvante. Démiourge
ouvre les yeux et se met sur son séant.
DÉMIOURGE.
Qui donc se permet… C’est toi Grymalkin ? — Tu ne manques pas d’audace !
GRYMALKIN, saluant.
Seigneur, excusez-moi, je me suis rendu en hâte à votre appel et j’ai cru bien faire en
vous réveillant tout de suite.
DÉMIOURGE, hochant la tête.
C’est une chose étrange que toi et tes frères, chaque fois que vous entrez dans mon
domaine, vous trouviez le moyen de donner des leçons d’irrespect à mon peuple.
GRYMALKIN.
Nous faisons notre métier… Et puis, entre si vieilles connaissances, on n’a pas besoin de
se gêner, n’est-ce pas ?
DÉMIOURGE.
Vous allez trop loin.
GRYMALKIN.
C’est tout ce que vous avez à me dire ? Alors bonsoir !
Il tourne les talons.
DÉMIOURGE.
Attends donc un peu, diable ! Tu es vif comme la flamme, — ce qui n’a, du reste, rien
d’étonnant.
Viens ici ; assieds-toi.
Grymalkin s’approche de l’Arbre et pose l’oiseau de paradis sur la maîtresse
branche.
GRYMALKIN, à Maître Phantasm.
Écoute bien la conversation : elle t’intéressera.
DÉMIOURGE.
Que marmottes-tu là ? Et quel est cet oiseau ?
GRYMALKIN.
Supposez que c’est un phénix et que je lui recommande de laisser votre pigeon tranquille.
(Il s’assied.) — À présent qu’avez-vous à me dire ?
DÉMIOURGE, il tousse plusieurs fois ; puis, d’une voix
hésitante :
Comment se porte ton grand-père Satan ?
GRYMALKIN.
Pas mal ; je vous remercie. Comme vous, il se casse un peu, — toutefois il est encore
solide et propre à vous donner de la tablature.
DÉMIOURGE.
Tu es en bon termes avec lui ?
GRYMALKIN.
Certainement… Je lui joue, de temps en temps, quelque tour, mais je lui rends aussi de
tels services qu’il ne me garde pas rancune. Il m’a même
confié le maniement de cette foudre que nous avons su vous ravir et dont nous avons fait
cadeau à l’homme sous le nom d’électricité.
DÉMIOURGE.
C’est bien fait à lui, car tu es un excellent garçon… Hum !…
GRYMALKIN, à part.
Il cherche à m’amadouer… Que se passe-t-il donc ici ?
DÉMIOURGE.
Ne te chargerais-tu pas d’un message pour Satan ?
GRYMALKIN.
Pourquoi pas ?
DÉMIOURGE, soudain expansif.
Je m’en vais t’expliquer : je suis très mécontent des hommes.
GRYMALKIN.
Ah !… Il me semble que la chose n’est pas nouvelle : depuis la mésaventure d’Adam et
d’Ève, vous n’avez cessé de leur prouver ce mécontentement. Vous leur avez bien envoyé
votre
fils afin de tenter une réconciliation, mais il n’a
jamais pu s’entendre avec eux.
DÉMIOURGE, en colère.
Et voilà justement de quoi je me plains. Dès que mon fils leur eut apporté une doctrine
qui, de l’aveu même de ses adversaires, présente quelques aspects de beauté, ils n’ont
rien eu de plus pressé que de la dénaturer de cent façons. — Sagement, je l’avais fondée
sur un certain nombre de mystères auxquels je leur avais recommandé de ne pas toucher sous
peine de désordre et de logomachie. De ces mystères découlaient tous mes principes. Une
fois admis, on pouvait bâtir sur eux une société admirable. Les hommes n’ont pas su
admettre ces conditions primordiales. Il y a eu des sectes, des hérésies, des schismes,
des conciles, des papes, des antipapes. Ils ont argumenté, disputé, jusqu’à la frénésie,
sur mon essence. Ce fut un déluge de verbiage et d’écrits à rendre fol. Le tourbillon de
leurs querelles montait jusqu’ici, troublait mon repos, — pourtant bien gagné, —
chagrinait mon fils, effarouchait le Saint-Esprit dont tous se prétendaient, d’ailleurs,
inspirés…
Ce qui m’a la plus offusqué, c’est leur rage de
s’immiscer
dans mes secrets de famille : la question de savoir si mon fils m’était consubstantiel ou
non a soulevé des orages. Ils se sont excommuniés, injuriés, calomniés, pendus, massacrés,
brûlés pour élucider ce problème qui, tu en conviendras, ne les regardait nullement. Puis
quand ils se sont trouvés tellement embrouillés dans mes mystères que personne — pas même
moi — n’y comprenait plus rien, ils m’ont tous pris à témoin de leur bon sens, et chaque
parti a chanté victoire en affirmant que j’étais avec lui. — D’autres, il est vrai, las de
ne point parvenir à me concevoir, m’ont renié carrément.
J’appelle cela de l’indiscrétion et de l’ingratitude.
GRYMALKIN.
Aussi c’est de votre faute. Pourquoi leur imposer des mystères, ou plutôt pourquoi les
leur présenter comme tels ? — Il fallait prendre exemple sur nous : nous leur avons
persuadé que le mystère n’existait pas, que, par la science, ils arriveraient à
s’expliquer le comment et le pourquoi de leur existence. Nous les avons encouragés à
s’instruire, nous avons attisé leur espoir d’arriver à connaître la raison totale de
l’univers.
Grâce à ce stratagème, s’ils s’agitent toujours dans
la nuit, l’illusion que nous leur avons fournie suffit à les faire marcher, sans
découragement, vers le but fixé par nous et que, bien entendu, ils ignorent. Qu’un de
leurs systèmes scientifiques s’écroule, ils en bâtissent tout de suite un autre, — et ils
vont… Ils vont même très bien.
DÉMIOURGE, pensif.
Oui, tandis que le bruit des disputes humaines détournait mon attention, vous en
profitiez pour vous insinuer ici sous prétexte de me tenir au courant de la marche du
monde, et vous me voliez, peu à peu, les fruits de l’Arbre… Aujourd’hui, il n’en reste
plus.
Il baisse la tête. Le vent glacé de l’infini fait cliqueter sinistrement les
branches de l’Arbre. La lumière dorée s’éteint. Et tout devient sombre.
DÉMIOURGE.
La création est manquée.
GRYMALKIN.
Vous commencez seulement à vous en apercevoir ?
DÉMIOURGE.
Oui, elle est manquée… Mes frères les Éons auront le droit de me railler le jour où
chacun
de nous apportera son œuvre devant l’Indicible et où
nous serons classés selon notre mérite.
GRYMALKIN.
Je crains, en effet, que vous n’obteniez pas la première place.
DÉMIOURGE.
Il y aurait peut-être une ressource… Hum !
GRYMALKIN, à part.
Je te vois venir, bonhomme ! (Haut.) Et laquelle ?
DÉMIOURGE.
Je pourrais peut-être m’entendre avec Satan… Hein ? Qu’en penses-tu ?
GRYMALKIN.
C’est une alliance que vous nous proposez ?
DÉMIOURGE.
Mieux que cela — une fusion.
GRYMALKIN.
Pas possible !
DÉMIOURGE.
Si fait !… Écoute un peu : nous referions le chaos. Puis, comme Satan est devenu assez
puissant pour que je l’accepte comme égal, moi la force qui
affirme et lui la force qui nie, nous édifierions, en confondant notre savoir, un nouvel
univers.
GRYMALKIN.
Et quel serait l’avantage de Satan d’après cette combinaison ?
DÉMIOURGE.
Mais… le jour de notre jugement, il se présenterait sur le même pied que moi. Et nous
régnerions ensemble sur le domaine plus haut qui nous sera donné à façonner si nous
remportons le prix.
GRYMALKIN.
Peuh ! Votre proposition serait intéressante si nous avions encore besoin de tenir compte
de vous. Mais les projets de Satan sont autres ; il prétend être non pas votre égal, mais
votre supérieur. Obéissant à cette norme de vie à laquelle vous avez obéi vous-même et qui
veut que les fils détruisent l’édifice construit par leurs pères, il prétend obtenir le
rang que vous auriez eu si votre œuvre avait été réussie. Il prétend encore qu’à la suite
du jugement, vous soyez sous ses ordres, comme il fut si longtemps sous les vôtres.
Il pense, enfin, que, vu son mérite, l’Indicible lui confiera, à
lui seul, les éléments nécessaires à la formation d’un autre monde qui, — je puis
vous l’affirmer, — sera remarquable.
Et puis refaire le chaos ! Quelle aberration ! Avez-vous oublié que si tout évolue, rien
ne recommence ?
DÉMIOURGE.
Es-tu certain que l’objectif de Satan soit, en effet, de me supplanter ? As-tu pleins
pouvoirs pour parler en son nom ?
GRYMALKIN.
Non ; je vous donne mon sentiment personnel, rien déplus. Mais je suis bien informé… Au
surplus, puisque vous le désirez, je puis proposer à Satan une entrevue de votre part.
DÉMIOURGE.
Eh bien, c’est entendu. Fais le nécessaire et fais vite, car le temps me presse : tout
croule autour de moi — et je me sens si vieux !
GRYMALKIN.
Si vous n’avez rien de plus à me dire, je prendrai congé de vous. Mais, auparavant, je
saluerais volontiers votre fils.
DÉMIOURGE.
Il n’est pas là. (Haussant les épaules.) Il doit être chez sa mère : il
la fréquente beaucoup depuis quelque temps. Cette… personne intrigue. Les honneurs lui ont
fait perdre la tête, et je ne puis la réduire. Par surcroît, depuis que certains hommes
ont imaginé de lui rendre un culte et de la préposer aux miracles, elle rêve de me
détrôner.
GRYMALKIN.
Oui, nous avons permis cette plaisanterie.
DÉMIOURGE.
Je te le répète : tout va de mal en pis dans mon royaume. Vous autres l’avez infecté de
l’esprit de révolte comme vous en avez infecté la terre…
Ah ! que maudit soit le jour où d’un singe innocent je tirai un Adam doué de raison…
Quelqu’un l’a dit et je suis de son avis : « L’homme qui pense est un animal
dépravé. »
GRYMALKIN.
La phrase est de Rousseau : un cuistre malfaisant. Moi je dis : s’il n’y avait pas eu
d’Adam, jamais nous n’aurions pu vous vaincre, car sans
sa
raison curieuse de l’inconnu, jamais l’homme n’eût été séduit par nous. Et vous seriez
encore le Tout-Puissant.
DÉMIOURGE, se recouchant.
Ce n’est que trop vrai… À présent laisse-moi dormir.
GRYMALKIN.
Au revoir mon cher Maître. Je vous ferai tenir une réponse le plus tôt possible.
Il reprend l’oiseau et s’éloigne en sifflant. Sous ses pas, les gazons d’Éden
jaunissent. Le long des allées, les arbres se défeuillent et les anges sanglotent.
GRYMALKIN, riant.
Tout de même, si les hommes pouvaient se douter du rôle de volant entre deux raquettes
qu’ils jouent, ils feraient une mine singulière… Mais on le leur révélerait qu’ils n’en
voudraient rien croire… Et le Bon Dieu qui cite du Jean-Jacques !… Étonnant !
Il arrive à la porte. Michel, anxieux, le guette.
MICHEL.
Eh bien ? A-t-il consenti ?
GRYMALKIN.
Ma foi, j’ai tout à fait oublié de lui parler de toi… Et puis, vois-tu, mon cher, il vaut
mieux que tu restes auprès du vieux Seigneur. Tu n’es pas assez délié pour nous.
MIGUEL, brandissant l’épée et se précipitant sur
lui.
Canaille ! Je te percerai…
GRYMALKIN.
Arrière !
Il lui jette une poignée de flammes à la figure. L’épée vole en éclats. Michel
se roule par terre et hurle.
GRYMALKIN.
Voilà ce que c’est !… Va faire raccommoder ta colichemarde ; bonsoir.
Il descend un peu plus bas sur la route, pose l’oiseau à terre et décrit un
signe au-dessus. Maître Phantasm reprend sa forme et demeure immobile, comme étourdi.
GRYMALKIN.
Holà !… Que penses-tu de cette aventure ?
MAÎTRE PHANTASM.
De quel ton tu as parlé à Démiourge !
GRYMALKIN, passionnément.
Nous sommes les plus forts.
MAÎTRE PHANTASM.
Il me semble sortir d’un rêve !
GRYMALKIN.
Baste ! Est-ce que Tout n’est pas un rêve ?
Une plaine immense s’étend de toutes parts, jusqu’à l’horizon, où elle se
confond avec le ciel. La nuit, sans lune, fourmillante d’étoiles, brasille au-dessus. La
voie lactée règne, pareille à un fleuve dont les millions de vagules scintillent et
palpitent selon le rythme de la vie universelle. L’ombre est si calme, le silence
tellement profond qu’on peut ouïr quelques ormes épars çà et là respirer avec douceur et
les touffes d’herbe chuchoter entre elles.
Grymalkin et Maître Phantasm se tiennent debout au centre de la plaine, près
d’un soc de charrue qui luit sourdement.
GRYMALKIN.
Ne bougeons pas. Laissons la nuit nous pénétrer jusqu’au cœur et les astres se refléter
dans nos yeux. Parlons tout bas : il ne sied point d’élever la voix sous les étoiles.
MAÎTRE PHANTASM.
Quelle paix divine emplit mon cœur ! Inquiétudes, rancunes, soif de savoir, tumulte des
passions : les rumeurs de l’existence quotidienne se sont éteintes. Je sens en moi comme
un autel où vont s’allumer les flammes de la contemplation et de l’extase. Filial et tout
humble devant l’infini radieux, je voudrais tomber à genoux.
GRYMALKIN.
Le mystère de la nuit se dresse : on dirait quelque arbre géant dont les branches
ténébreuses couvrent l’étendue et dont les feuilles de lumière frémissent aux souffles qui
viennent des profondeurs.
MAÎTRE PHANTASM.
La voie lactée semble un pan du voile d’Isis. J’entends bruire ses étoiles. Elles
glissent, elles gravitent les unes autour des autres, irradiant
des feux violets, rouges et bleus… Ah ! monter vers elles, découvrir les mondes qu’elles
échauffent et qu’elles éclairent, — boire à même la source des soleils !…
Mais qu’arrive-t-il : je ne vois plus la terre ?…
GRYMALKIN.
Ton désir a brisé tes chaînes. Plus haut que toute atmosphère terrestre, nous voguons
dans l’éther insondable.
MAÎTRE PHANTASM.
Voici seulement que je me sens libre !… Quelle triste lueur cendrée enveloppe, au-dessous
de nous, notre petite planète. Comme elle est loin ! Comme elle n’est rien !
GRYMALKIN.
Ne la méprise pas. Elle n’est, il est vrai, qu’un atome infime de l’Être, mais les forces
qui la meuvent et qui en maintiennent unis les divers éléments s’y déploient avec autant
de majesté que sur les soleils les plus énormes. — Tout est dans Tout : chaque parcelle de
l’univers le répète exactement, et la même loi qui agrège les corpuscules des nébuleuses,
matrices des mondes,
préside à la formation de l’homme dans le
sein de sa mère.
MAÎTRE PHANTASM.
Oh ! dis-moi les origines ! Apprends-moi comment Tout a commencé.
GRYMALKIN.
Commencer ? Finir ?… Mots ineptes auxquels se raccroche l’esprit humain plutôt que de
reconnaître son impuissance à concevoir l’éternité !… Par quel sophisme parviendrais-tu à
t’imposer la notion d’un commencement ou d’une fin de l’univers ?
Rappelle-toi mes enseignements : selon un rythme éternel, deux forces déterminent l’Être.
L’une attire, l’autre repousse, et c’est de leur opposition que résulte l’évolution
totale. Qu’un système planétaire vole en éclats avec son soleil ou qu’une nébuleuse se
déchire pour épandre des semences d’astres, pas un atome n’est perdu. Un monde détruit, un
autre se forme de ses débris, et cet incident n’a pas plus d’importance dans l’infini de
l’Être que les cercles créés dans l’eau d’un bassin par la chute d’un caillou. Tour à tour
projetés du centre commun, puis ramenés à ce centre par le jeu des forces, les mondes se
transforment sans cesse, mais ils ne commencent ni ne
finissent jamais, n’étant, par essence, que des modes de ce mystère où se confondent le
temps et l’espace : le mouvement.
MAÎTRE PHANTASM.
Quoi ! même pour toi, le mouvement est un mystère ?
GRYMALKIN.
Même pour moi. — Crois-tu donc que le secret de l’Être total puisse être révélé à l’une
de ses parties ? Quoique doué d’une intelligence plus pénétrante que la tienne, je n’en
suis pas moins soumis à la loi universelle qui, par cela seul qu’elle
est, exige cette ignorance. Mais nous différons en ce point que, moi, je l’accepte
sans la discuter, tandis que toi, trop souvent, tu t’épuises à vouloir la connaître.
— Dans ces moments-là, tu ressembles à la fourmi mordant la semelle de la botte qui
l’écrase.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est pourtant une chose terrible : ignorer le pourquoi de la vie !
GRYMALKIN.
Ce n’est terrible que si l’on s’entête à résoudre
ce problème
insoluble. Tous ceux qui en tentèrent l’explication, savants, philosophes ou prophètes,
ont échoué… La sagesse consiste à s’efforcer de concevoir une part— la plus grande
possible — du comment : et cela suffit à remplir une existence. Or nous
autres, les démons, nous savons comment l’univers se comporte en toutes
ses manifestations. Si nous vous sommes supérieurs à vous, les hommes, c’est simplement
parce que nous possédons des sens plus nombreux et plus parfaits que les vôtres.
MAÎTRE PHANTASM.
Quels sens par exemple ?
GRYMALKIN.
Nous voyons les âmes, c’est-à-dire que nous percevons les vibrations de
la matière subtile qui constitue la pensée. Cette matière diffuse dans l’infini, nous
pouvons même au besoin en régler les effluves, la condenser plus ou moins dans ces matras
imparfaits : vos cerveaux, et obtenir ainsi des hommes de génie, des fous et des médiocres
— si toutefois ces classifications ont un sens quelconque au regard de l’Être.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais, en résumé, que sommes-nous pour vous ?
GRYMALKIN.
Hé ! des sujets d’expériences.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais encore ?
GRYMALKIN.
Nous procédons à une sélection. Notre but est d’attirer à nous le plus grand nombre
possible d’intelligences. Rejetant quiconque s’humilie, se soumet ou n’emploie pas ses
énergies au développement de sa volonté, nous choisissons, nous favorisons les forts, ceux
chez qui l’acte suit le concept, ceux pour qui la satisfaction de leurs désirs est la
seule loi, ceux enfin en qui l’orgueil est une vertu parce qu’il les sauvegarde de
l’incertitude et de l’obéissance aux préceptes qui mènent le grand nombre. Mais ce n’est
là qu’un premier triage. Si nous nous servons de ceux qui possèdent ces qualités, mais qui
ne les emploient qu’à la satisfaction exclusive de leurs instincts animaux, c’est
seulement pour perpétuer, dans l’humanité, le goût de la lutte entre ces volontaires
inférieurs et nos élus définitifs : ceux qui usent de leurs facultés pour le
développement de leur pensée, en un mot, pour tendre à un idéal de plus en plus élevé.
J’ai dit la lutte : c’est, en effet, par la guerre, et rien que par la guerre, que les
forces attractive et répulsive peuvent atteindre leur maximum d’intensité chez les hommes
qui nous fournissent les recrues dont nous avons besoin.
MAÎTRE PHANTASM.
Pourquoi besoin ?
GRYMALKIN.
C’est à Démiourge qu’il aurait fallu poser cette question et non à moi.
MAÎTRE PHANTASM.
Je comprends à présent que, maintes fois, lorsque je me suis adressé à autrui, c’était
toi qui t’exprimais par ma bouche, — notamment chez l’Ermite.
GRYMALKIN.
Tu ne te trompes point.
MAÎTRE PHANTASM.
Tu admettras que je trouve un peu mortifiant
de t’être soumis
à ce point que tu régisses mes actes les plus significatifs.
GRYMALKIN.
Est-ce que tu te trouves mortifié de dormir quand tu as sommeil et de manger quand tu as
faim ? Non, n’est-ce pas ? Eh bien, il en est de même de mon pouvoir sur toi. Ton
intelligence avait besoin de briser le mur opaque des apparences pour monter d’un degré
au-dessus du commun des hommes. Je fus et je suis le moyen qu’il te fallait employer…
Regrettes-tu le pas que tu as fait ? Veux-tu retourner en arrière, redevenir l’esclave de
tes sens ? Vivre dans l’illusoire ? Être une unité passive parmi le grand nombre ? — La
chose est facile : d’un signe, je puis te faire oublier tout ce que je t’ai appris… Ce me
sera pénible, car je t’aime, mais je n’hésiterai pas.
MAÎTRE PHANTASM.
Oh ! non je ne veux plus retourner chez les aveugles. Plus haut, je veux monter toujours
plus haut sous tes auspices.
GRYMALKIN.
À la bonne heure ! — Au surplus, ne te crois
pas mon esclave
au point d’avoir perdu toute initiative. Poète, tu as l’instinct de la beauté,
c’est-à-dire de l’accord entre ton âme et l’infini : lorsque tu chantes, tu es, pour un
temps, mon égal, et alors je te sers avec allégresse à cause de la volupté que tu me
procures.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais au jour de la transformation, quand ma forme actuelle retournera aux éléments,
serai-je aussi un démon ?
GRYMALKIN.
Pleuvra-t-il ou fera-t-il beau dans six mois ?
MAÎTRE PHANTASM.
Pourquoi me railler ?
GRYMALKIN.
Je ne plaisante pas. — Ton avenir dépend de toi seul. Selon la volonté que tu auras
déployée, l’énergie qui est en toi persistera en tant que personnalité ou se dispersera en
mille rudiments qui prendront part à la formation d’intelligences futures. Pour employer
une image : tu seras un soleil ou bien un atome en évolution dans une nébuleuse.
Mais nous nous sommes assez occupés de la personne comme cela.
Ton égoïsme de poète te fais toujours ramener toutes choses à toi-même, et cela détourne
trop souvent ton attention du drame magnifique joué par l’univers.
Regarde autour de toi, — regarde !
MAÎTRE PHANTASM.
Comme c’est beau ! Le ciel est tout encombré d’astres innombrables ; leurs rayons
s’entrecroisent, s’épanouissent en prismes éblouissants et ne laissent pas un point de
l’espace dans l’obscurité.
Et puis des comètes nous frôlent, passent, s’enfuient, semblables à de grands oiseaux
silencieux dont les ailes phosphorescentes créent, en s’agitant, des remous de flammes
dans l’éther…
Mais quel est ce formidable soleil rouge dont nous nous approchons ?
GRYMALKIN.
C’est Sirius. — Abordons-y
Ils prennent pied sur Sirius. — Des rivières de feu multicolores serpentent à trave rs
une campagne aux fleurs incandescentes. Des arbres de rubis, de topaze et d’améthyste
portent, en guise de fruits, des escarboucles qui fulgurent. Des volcans crachent de l’or
en fusion. Et, partout, vont et viennent des êtres
dont la face
rayo nne comme un brasier d’étoiles. Ils chantent, — et leur chant, l’on dirait le bruit
d’un incendie mêlé à des murmures de harpes éoliennes. Ils saluent joyeusement
Grymalkin.
GRYMALKIN.
Ici, je suis chez moi. Voici mes frères les salamandres. Rends-leur le salut : ils sont
très sensibles aux marques de politesse.
Maître Phantasm salue. Il regarde tout autour de lui d’un air émerveillé. Les
arbres surtout retiennent son attention.
GRYMALKIN.
Ne touche à rien : tu te brûlerais cruellement.
Maître Phantasm ne l’a pas entendu : il a cueilli une escarboucle. Mais le fruit
s’attache à sa main, fond et pétille en jetant des étincelles.
MAÎTRE PHANTASM.
Aïe ! Aïe ! Au secours ! À moi, Grymalkin !
GRYMALKIN.
Étourdi ! Enfant curieux, même ici tu veux cueillir le fruit défendu ?…
Allons, je te guérirai.
Il le saisit, se précipite hors de Sirius et plonge vers la Terre, tandis que
Maître Phantasm geint comme une femme.
GRYMALKIN
Tais-toi donc ! Nous allons nous arrêter
quelque part ou je
trouverai un baume pour te guérir.
Ils abordent à la Lune. Là, tout est blanc, mat, immobile, mort et glacé. Seuls,
quelques sylphes muets, aux ailes ternes, voltigent. Grymalkin ramasse un peu de rosée sur
le sol et en frotte la main de Maître Phantasm.
GRYMALKIN.
Eh bien ? Es-tu soulagé ?
MAÎTRE PHANTASM.
Je ne sens plus rien.
GRYMALKIN.
Je savais bien ! — Maintenant, nous allons retourner sur la Terre. Voici justement un
aérolithe qui passe et qui nous servira de véhicule.
Ils se juchent sur l’aérolithe qui se précipite en tournoyant et en sifflant
vers la Terre, et qui vient tomber juste au milieu de la plaine d’où ils étaient partis.
Le choc est si rude que Maître Phantasm tombe à la renverse. Il se relève et se tâte, mais
il ne s’est fait aucun mal.
Le jour commence à paraître.
GRYMALKIN.
Es-tu content de ce petit voyage ?
MAÎTRE PHANTASM, les bras ouverts comme pour étreindre le
ciel.
Comme c’était beau !
À Paris. Un entresol bas et obscur, dont les fenêtres closes, garnies de rideaux
chamarrés donnent sur une avenue. On entend, assourdis, le roulement des voitures, les
cris rauques des cornes de tramway et toutes les rumeurs confuses de la ville énorme.
L’appartement est luxueux, garni de divans, de tapis et de diverses babioles
plus ou moins artistiques, éparses sur des consoles et des étagères. Il y flotte une odeur
composite de foin-coupé et de cigare.
Maître Phantasm et Grymalkin, assis côte à côte, font face à Protée, jeune homme
blond, aux yeux aigus comme une pointe d’épée, vêtu à la dernière
mode3 et qui se tient, les mains dans les poches,
adossé à la cheminée où brûle gaiement un feu de bois. Pour Maître Phantasm, il semble de
mauvaise humeur.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est une véritable trahison !… Je t’avais prié, Grymalkin, de ne pas m’amener à la
ville. Tu sais, pourtant, comme je m’y sens mal à l’aise, combien son atmosphère puante
m’étouffe et quelle répulsion me causent les regards fiévreux des Agités qui en parcourent
les rues. — Et voilà que tu as profité de mon sommeil pour m’apporter ici !…
D’abord, qui est celui-ci ?
GRYMALKIN.
Selon l’apparence, un niais préoccupé de bottines vernies, de vestons bien coupés et de
cosmétiques odorants. — En réalité, un de ceux que je distinguai jadis et qui sut profiter
de mes enseignements. Demande-lui un peu s’il n’est pas en bons termes avec tes amis
Jacques et Tranquille ?
PROTÉE.
Ils me sont fraternels : ils m’aiment et je les aime.
MAÎTRE PHANTASM, méfiant.
S’il en est ainsi, je dois croire que Grymalkin a bien fait de me conduire chez vous…
Mais, comme je ne sais pas encore quel bénéfice je retirerai de notre entrevue, je vous
serais obligé de m’expliquer pourquoi vous suivez un genre de vie différent des principes
que vous professez, à coup sûr, si vous êtes, en effet, lié d’amitié avec Jacques et
Tranquille.
GRYMALKIN.
Allons, quitte ce ton rêche qui n’est pas du tout de mise envers Protée. Je te répète
qu’il est des nôtres : tu le reconnaîtras toi-même tout à l’heure.
PROTÉE.
Je l’espère. Toutefois, il est naturel qu’il se tienne sur ses gardes. Ce qu’il voit, en
ce moment, contrarie par trop violemment l’ordre habituel de ses pensées pour ne pas le
troubler. (À Maître Phantasm.) C’est une profession de foi que vous me
demandez ?
MAÎTRE PHANTASM, souriant.
Le mot est bien gros. Cependant…
PROTÉE.
Cependant vous voudriez connaître les mobiles qui me déterminèrent à choisir cette
existence. — Eh bien, je vous les dirai volontiers.
Il s’assied à côté de Maître Phantasm et il lui prend la main.
MAÎTRE PHANTASM.
Pardonnez-moi mon incartade de tout à l’heure… Je ne savais pas… Je
sens, à présent, que j’avais parlé trop vite, et je vous écoute.
PROTÉE.
Je n’ai pas besoin de vous exposer en détail la façon dont Grymalkin s’y est pris pour
m’apprendre la science de la vie. Ce bon démon en a usé avec moi comme il en usa avec
vous. Balayant l’amas superficiel de préjugés que je devais à mon éducation, il s’est
attaché à découvrir les éléments premiers de mon âme la plus essentielle. Tout ce qui
était selon ma propre nature, il l’a développé, fortifié. Il a exercé mon jugement et ma
volonté ;
et lorsqu’il m’a trouvé apte à jouer, dans la comédie
sociale, le rôle pour lequel j’étais marqué, il m’a laissé continuer mon évolution tout
seul, sachant que je ne dévierais pas, désormais, de la voie qu’il était en moi de suivre…
Je lui ai donné beaucoup de mal, — sans doute autant que vous.
GRYMALKIN,.
Non, moins que lui, car il est le fils de l’onde et du vent, et toi, tu étais Protée pour
tout le monde, sauf pour moi.
PROTÉE.
Quoi qu’il en soit, je soutiens que ta tâche ne fut pas toujours commode à remplir…
Je reprends. Aujourd’hui, maître de moi, je contribue à préparer le renversement de la
société actuelle.
MAÎTRE PHANTASM.
Quels sont vos moyens d’action ?
PROTÉE.
Étant ce qu’on appelle, en jargon de Paris, un « homme du monde », je fréquente la
noblesse,
les banquiers et leurs baronnes et aussi les putains
illustres. Je fais courir des rosses maigres à Longchamps ; j’ai part aux filouteries des
bookmakers, je sais comment on tire un cheval ; la Société d’Encouragement à
l’Élevage n’a pas de secrets pour moi. — D’autre part, un fauteuil d’orchestre
m’est réservé aux premières représentations ; les directeurs de théâtre s’inquiètent
lorsqu’ils ne me voient pas dans la salle. Les journalistes me citent dans leurs échos. Et
Jean Lorrain admire mes cravates.
En somme, je passerais pour un de ces pantins qui mènent « la grande vie », c’est-à-dire
pour un sot, tel que Paris les aime, si je ne me permettais, parfois, de laisser entrevoir
que — je pense.
Cette tare me vaut une réputation dont j’use pour nuire à ce bataillon sacré de la mode dont je fais partie.
En effet, — lors d’un bal chez Judas Kerioth, d’une réception chez la marquise ou d’un
grand dîner au ministère des Filouteries et Bavardages, — tandis que s’épanouit l’alliance
des titres de noblesse et des titres de rente, il m’arrive d’émettre quelques phrases
touchant les prérogatives des Ventres à sacs d’or, des caillettes chlorotiques et des
buses à particule que sont mes
interlocuteurs. Par exemple, si
l’on parle de l’incendie qui réduisit en cendres quelques Pharisiens et un plus grand
nombre de Pharisiennes au bazar de la Charité, et si l’on s’émeut sur le triste destin de
ces Notoriétés, je m’écrie : « C’est vraiment dommage que cet incendie ait eu lieu par
hasard, plutôt que d’être allumé par des Prolétaires — ingrats. »
Cette proposition répand un léger froid sur l’assistance. Mais, comme ces pauvres
cervelles sont incapables de ressentir profondément n’importe quelle émotion, on se met
bientôt à rire, et l’on me traite d’original. — Je m’incline.
En outre, on me rencontre, de temps en temps, en colloque avec des gens de peu. Puis il
traîne sur mes meubles des brochures anarchistes. Comme je suis riche et que j’ai le louis
facile, mes camarades de « haute noce » — des princes roumains, des négociants de Chicago,
des La Trémoille et des boursiers israélites, c’est-à-dire le Tout-Paris, — déclarent,
avec indulgence, que je suis « un drôle de type ». Mais, entre eux, ils me méprisent et
trouvent ce « sport inédit », l’anarchisme, d’un goût déplorable. Pour eux, je me « donne
un genre » et j’essaie, ridiculement, de me distinguer.
Les chroniqueurs vertueux qui vendent de la morale « aux
classes dirigeantes » font, dans leurs articles, de fréquentes allusions à mes penchants
dépravés. Ils insinuent, à mots peu couverts, que ma « pose » anarchiste s’allie à des
habitudes sodomites et à l’usage quotidien de la morphine. Je me garde de les
démentir.
Vous pensez bien, Maître Phantasm, que ce n’est pas le seul plaisir d’entendre dire des
sottises qui me maintient dans ce milieu absurde. Non ! — Mais voici : je l’espionne de
très près. Les gens dont Paris se glorifie, si experts qu’ils soient à dissimuler leur âme
vraie sous le vernis des convenances, ont pourtant, parfois, des
moments de détente où ils me découvrent, inopinément, les points faibles de la forteresse
de fraude, de mensonge et d’iniquité qu’ils bâtirent en eux. — Par là, on peut les
atteindre. Je livre ces précieux renseignements à… qui de droit.
Lorsque l’édifice vermoulu où grouille la société actuelle s’écroulera, ceux qui
élaborent, en beauté, l’homme futur, sauront ainsi comment arracher leurs armes aux
puissances avachies sous lesquelles notre race agonise.
Personne, hormis Grymalkin et nos pairs, ne se doute du labeur que j’assume. Pour « le
grand monde », je suis un toqué ; pour les philosophes, je
suis un snob ; pour les révolutionnaires, je suis un farceur. — Mais la
foi dans l’idéal que je sers me soutient ; grâce à elle, j’exerce ma volonté. Or, comme
vous le savez, la volonté n’atteint en nous son maximum de développement que par la lutte
désintéressée pour le triomphe d’une idée.
C’est pourquoi les ennemis que me valent ma perspicacité sans cesse en éveil aussi bien
que les jugements contradictoires portés sur moi par nos contemporains sont largement
compensés par les progrès du rythme de destruction dont je suis un des promoteurs.
MAÎTRE PHANTASM,
Je vous admire et je vous aime… Mais pourquoi ce surnom de Protée ?
PROTÉE.
Oh ! c’est Grymalkin qui s’est amusé à m’en affubler.
GRYMALKIN.
Il est tellement souple. Il sait si bien faire la bête à propos ; il présente, en une
journée, aux
Médiocrates ahuris, tant d’aspects différents… Ce
sobriquet, sous lequel il est connu parmi nous, lui convient.
MAÎTRE PHANTASM.
Comme je voudrais lui ressembler !… Sa bravoure me fait envie.
PROTÉE, lui posant amicalement la main sur
l’épaule.
Mais, cher imbécile, il ne faut pas que tu me ressembles. Chacun dans notre sphère, nous
travaillons pour la beauté. Si tu m’imitais tu ferais double emploi avec un de tes frères
de lutte, — et ce serait de l’énergie perdue.
GRYMALKIN, tout bas.
Duodecim sunt : unus Δαίμων per eos surrexit.
MAÎTRE PHANTASM, à Protée.
C’est vrai ! — Toutefois, si je connais la joie de combattre à la lumière, sache bien que
ce privilège ne va pas sans de terribles retours.
PROTÉE.
C’est la guerre. — Tu es en proie aux Bourgeois. Et, empruntant une définition à
Flaubert, j’appelle bourgeois « celui qui pense bassement »
.
Or tu seras calomnié, persiflé, insulté, méconnu, lapidé
d’excréments par les Ventres et par les marchands de rythmes qui se vengeront, en te
huant, des blessures que tu leur fis. Tu diras ce que tout le monde pense sans oser le
dire ; et, pour cela, tes frères les poètes te renieront. Tu vivras pauvre et sans gloire…
Renonces-tu ?
MAÎTRE PHANTASM, les bras tendus.
Non : je combattrai !
PROTÉE.
Le sentiment de la Bourgeoisie à l’égard de quiconque s’efforce à la conquête du Beau est
complexe. Il y entre de l’envie, du mépris et de la crainte. De l’envie, parce qu’elle
sent bien que ces irréguliers sont plus forts qu’elle. Du mépris, parce que leur
indifférence au lucre lui apparaît l’indice d’une faiblesse d’esprit. De la crainte, parce
qu’elle devine que le jour où ils se lèveront, solidaires, elle tombera
en ruines devant eux.
Tu sais tout cela ; mais… il y a peut-être lieu de te décourager ?
MAÎTRE PHANTASM.
Je ne me découragerai pas.
PROTÉE.
Tu mourras sans avoir vu triompher ton rêve…
MAÎTRE PHANTASM.
Qu’importe : il règne en moi.
PROTÉE.
Rien ne pourra t’abattre ?
MAÎTRE PHANTASM.
Rien.
Protée l’embrasse. Une auréole septicolore se dessine autour de leurs têtes.
GRYMALKIN chante.
Cuirassés de givre, les jours vont marcher vers le Sagittaire. Prends ton arc et tes
flèches.
MAÎTRE PHANTASM.
Qui frapperons-nous ?
GRYMALKIN.
Ceux qui mentent, ceux qui se prosternent et ceux qui se vendent.
MAÎTRE PHANTASM.
Qui aimerons-nous ?
GRYMALKIN.
Les sincères : ceux qui ont tué l’ange servile pour être des hommes.
MAÎTRE PHANTASM.
Un sang plus ardent coule dans mes veines. L’univers tout entier se révèle à moi selon le
rythme harmonieux et farouche des forces qui le déterminent. — J’ai conçu l’amour et la
lutte ; j’ai vaincu les apparences car je veux la beauté de vivre.
PROTÉE.
Enfin !… Il est sauvé.
La Forêt à l’automne. — Sous le ciel bleu pâle, où règne un tiède soleil
d’après-midi, où passent, en croassant, des vols de corbeaux, les chênes, les hêtres, les
ormes et les trembles, vêtus d’or et de pourpre, songent aux mois de froidure qui
s’approchent ; leurs branches hautes s’entrelacent en des étreintes fraternelles. Parfois
le vent de bise souffle un peu, refroidit l’atmosphère, et l’on entend les feuilles tomber
avec un petit bruit très doux.
Autour des troncs alignés comme les colonnes d’un temple, il flotte une brume
légère, trempée de rayons, qui, d’arceaux en arceaux, va se perdre au loin parmi un peuple
de sapins bleuâtres dont le murmure
d’orgue célèbre la
défaillante beauté de la Forêt.
Des blocs de grès rougeâtre, que veloutent des mousses, gisent çà et là sur un
tapis de feuilles mortes. — L’herbe se décolore et les fougères sont rousses.
Maître Phantasm et Grymalkin marchent à pas lents sous les arbres.
GRYMALKIN.
Pourquoi ces yeux tristes et ce front plissé ? Tes pas hésitent. Et je sens parfois se
crisper la main que tu poses sur mon bras.
MAÎTRE PHANTASM.
En vain, le dernier soleil de la saison tente de m’imprégner de sa tendresse, en vain la
Forêt chante avant de s’ensevelir sous son linceul de givre : je ne puis me résigner à
l’hiver. Toute mon âme tremble, — et j’ai presque envie de pleurer en écoutant l’adieu que
soupirent les frondaisons lasses.
GRYMALKIN.
Vois ce vieux chêne isolé, là, devant nous : il est beau comme un roi des anciens
âges…
MAÎTRE PHANTASM.
Comme un roi qui va mourir…
GRYMALKIN.
Pour renaître au printemps prochain…
Mais je ne te reconnais plus. Aujourd’hui, tu devrais, après tant de leçons que je te
prodiguai, après avoir perçu, dans sa majesté, le sens de la vie, suivre ta voie sans
défaillance et sans regrets. Cependant, voici que tu recules, que ton esprit vacille aux
souffles de l’automne et que tu n’oses plus fixer tes regards, par-delà les apparences,
sur la lumière tranquille de l’éternelle vérité.
Non, ce n’est pas l’agonie des feuillages qui t’attriste, ce n’est pas le songe
mélancolique de la Forêt, c’est la paresse de poursuivre la tâche entreprise, c’est la
peur de cette volonté agissante que je développai en toi et à laquelle tu obéiras
désormais.
MAÎTRE PHANTASM.
Oh ! Démon, bon Démon, voix de ma conscience, tu m’éclaires ce que je n’ose pas me
formuler moi-même… Mais ne me sois pas rude… En ce moment, j’ai besoin de sentir ton
affection m’envelopper comme une caresse.
GRYMALKIN.
Non pas : tu as besoin d’être stimulé. Si je
cédais à ton
désir, si je m’affligeais avec toi ou si je dorlotais les pensées veules qui t’obsèdent,
je ne ferais qu’accroître ton mal.
Toutefois, je comprends ta lassitude : trop d’émotions violentes, trop de scènes
inaccoutumées firent impression sur ton esprit depuis près d’un an pour ne pas te laisser
anxieux. — Je devine aussi que je t’ai paru quelquefois en contra diction avec l’ensemble
de mon enseignement.
MAÎTRE PHANTASM.
Tu dis vrai… Ainsi, je ne puis m’expliquer le motif de certaines phrases que tu prononças
lors de notre visite à Démiourge.
GRYMALKIN.
Quelles phrases ?
MAÎTRE PHANTASM.
Tu lui soutins qu’il avait eu tort de vouloir mener les homme par le mystère, que vous
autres, vous réussissiez auprès d’eux en les leurrant avec la science.
GRYMALKIN.
En effet, j’ai dit cela.
MAÎTRE PHANTASM.
Eh bien, tu m’as mis un doute dans l’esprit. Si le labeur de l’humanité pour la
connaissance, au moins relative, de l’univers n’est qu’une illusion, à quoi bon l’effort
et la volonté agissante ?…
D’ailleurs, tu as semblé confirmer le néant de l’action en t’écriant dès que nous fûmes
seuls : « Tout est un rêve. »
Grymalkin sourit en silence. Il fait signe à Maître Phantasm de s’asseoir sur un
rocher, s’éloigne un peu de lui et reste quelques instants pensif, les regards perdus vers
les profondeurs de la Forêt. — Le soleil décline. Les arbres frémissent au vent qui
redouble. Les feuilles sèches tourbillonnent et bruissent sourdement.
Grymalkin se rapproche.
GRYMALKIN.
Je ne t’ai pas dit : « Tout est un rêve. » Je t’ai dit : « Est-ce que Tout n’est pas un
rêve ? » — En te posant cette question, je voulais savoir si la fantasmagorie à laquelle
tu venais d’assister t’avait saisi au point de te détourner du spectacle admirable que
comporte le Réel… Tu ne me répondis rien. C’est pourquoi, jugeant que tu risquais de
retomber dans le Rêve stérile d’ou je t’avais tiré, quelque temps après, je me servis de
la nuit pleine d’étoiles pour te retremper dans les flots de
la vie universelle. C’est aussi pourquoi je te stimulai par l’exemple de Protée.
Tu t’es ressaisi ; écoute à présent : c’est Démiourge qui est un rêve. L’humanité se
l’inventa aux jours où, à cause des souffrances nécessaires qu’elle eut à subir pour son
développement, — souffrances nées de son désir du mieux, de ses efforts vers le mieux, —
elle s’effrayait devant l’énigme du monde. Ayant perçu cet équilibre instable des forces
attractive et répulsive qui en détermine l’évolution, ne pouvant s’expliquer le pourquoi
de cette opposition dont elle était le jouet, affolée d’Absolu, elle se créa toute une
légende pour se justifier ses écarts et ses erreurs. Elle alla même jusqu’à s’imaginer que
la souffrance était belle et qu’elle était créée pour souffrir. Et, après bien des
divagations, bien des systèmes édifiés et détruits, oubliant les belles formes par quoi
elle avait traduit son amour de la vie aux époques de joie et de santé, renversant
Jupiter, Apollon, Cérès et Vénus ouranienne, elle instaura le hideux symbole d’un Dieu
maladif, saignant sur un gibet pour exprimer la révolte absurde des éclopés, des
mal-venus, des lépreux, des pauvres d’esprit et de ceux qui haïssent
leur chair contre les lois implacables et magnifiques dont l’ensemble
régit l’univers.
Mais voici qu’une aurore se lève. De plus en plus, la foi aux rêveries nébuleuses qui
assiégèrent l’âge ingrat de l’espèce se dissipe. La science, apanage glorieux, dignité de l’homme parvenu à l’âge de raison, lui apprend à s’aimer
lui-même, et, tout en obéissant aux fatalités qu’il ne peut éluder, à se concevoir comme
la plus haute expression de la volonté de vivre sur la terre.
Bien des progrès sont encore à poursuivre. Le présent, ballotté entre les croyances
héritées de vos pères et les notions de bien-être et de beauté que lui fournit la science,
le présent dominé par les médiocres, le présent en travail d’un avenir radieux semble
parfois se retourner avec regret vers les évolutions périmées. Beaucoup perdent pied,
invoquent le mystère endormeur de Jésus et renient leur raison. Ce sont des rythmes
dévoyés, des déchets bons à rejeter. Mais qu’importent ces faibles : ils peuvent maudire
la science : la science ne recule pas ; les forts se fortifient sans cesse et, déjà, ils
peuvent pressentir l’époque où chacun mangeant à sa faim, libéré du servage que firent
peser sur lui les
trois fauteurs d’envie, d’ignorance et de
crime : le roi, le prêtre et le soldat, s’aimera en autrui comme il s’aime en soi.
C’est alors que se réalisera, selon la beauté, la formule d’Être : se conserver, se
développer, se reproduire, se transformer.
Combattre pour cet idéal, — générateur lui-même d’un idéal encore plus élevé, — dégrossir
les blocs qui serviront de base aux monuments où l’humanité, consciente de sa force,
s’abritera, progressera, s’adorera, renverser les obstacles qui entravent cette marche
ascendante, telle est la tâche qu’il te faut poursuivre.
D’ailleurs, malgré les déviations qu’entraîne ta sensibilité toujours tressaillante, tu
fais ton devoir dans ce sens.
MAÎTRE PHANTASM.
Moi ? Je n’ose le croire…
GRYMALKIN.
Toi-même. Je t’ai dit naguère que nous visiterions quatre Sains parmi ceux dont
j’entrepris de développer la volonté. Eh bien, tu as vu
Jacques, Tranquille, Protée, — le plus vaillant de tous. — Tu es le quatrième.
Un silence. Le soleil se couche. Des ombres violettes envahissent peu à peu la
Forêt. Le vent s’abat. Tandis que leur feuillage continue de s’éparpiller en obliques vols
d’oiseaux d’or, les arbres se recueillent. — Le soleil disparaît. Une barre rouge occupe
pendant quelques minutes l’horizon occidental. Puis tout s’éteint. La nuit monte
rapidement. Et les premières étoiles apparaissent dans le ciel qui se fonce.
MAÎTRE PHANTASM.
Oh ! oui, je me sens transformé… La nature me fit une douce violence pour pénétrer en
moi. Elle me possède, et c’est avec des yeux rénovés que j’en contemple les aspects.
Enfin, la confiance en moi-même que je te dois, c’est le thyrse où s’enrouleront toutes
les puissances de mon être.
Mais comprends, ami, qu’à cette heure solennelle où les destins ouvrent devant moi des
portes de lumière, je redoute la responsabilité que j’assume.
Saurai-je toujours choisir les mots qu’il faut pour persuader ? Ne me tromperai-je
jamais ? Conformerai-je mes actes à mes pensées ?
GRYMALKIN.
Tu hésiteras souvent ; souvent, des erreurs fausseront l’exposé de ta doctrine ; souvent
ta conduite sera en désaccord avec tes convictions, car tu es le poète, c’est-à-dire celui
que les apparences tentent, sans repos, d’absorber en elles. Pourtant tu triompheras, car
tu es aussi l’homme libre, celui qui a compris les lois essentielles de la vie et qui s’y
soumet, en les raisonnant. — Ces lois seront la source où ta conscience se retrempera aux
instants de fatigue et de doute. Et cette eau vive ne tarira point tant que tu croiras en
elle.
MAÎTRE PHANTASM.
C’est vrai ! C’est vrai !… Et, cependant, tout en étant persuadé que j’agirai selon ta
prédiction, je ne puis, ce soir, parvenir à me rassurer… Ces arbres anxieux, ces ombres
dévoratrices, la mort des feuilles et le cruel sourire des étoiles m’épouvantent…
Oh ! la tâche est lourde. Et je sens des menaces tout autour de moi.
Il se presse, en sanglotant, contre la poitrine du Démon. La Forêt tressaille
longuement et se plaint. Grymalkin élève les mains vers le ciel.
GRYMALKIN.
Accourez, Esprits de la nuit. Chantez pour apaiser son tourment. Versez l’énergie à
l’homme nouveau qui tremble devant les Forces.
La nuit s’emplit d’astres. De molles clartés d’argent ruissellent des hauteurs
sur la cime des arbres. Et des voix éoliennes s’épandent dans le silence.
LES ESPRITS DE LA NUIT chantent.
L’ombre douce berce le sommeil de la nature et rafraîchit amicalement ton front fiévreux.
Les étoiles sont belles comme de petites reines. Les étoiles veulent être tes sœurs. Si
les arbres se lamentent, c’est parce qu’ils souffrent de ta souffrance. Les feuilles
mortes feront la couche chaude et douillette qui protégera les germes, espoir de l’an
prochain, contre les morsures de la gelée. Tout, autour de toi, t’aime et te bénit.
MAÎTRE PHANTASM.
Ces voix !…
GRYMALKIN.
Écoute-les.
LES ESPRITS DE LA NUIT chantent.
Va donc en paix ; suis ta route difficile et
glorieuse,
lutteur aux mains de clarté. Combats les fantômes qui assiègent tes frères insurgés contre
les lois immuables de l’Être. Écarte les ronces des pas de ceux qui trébuchent. Et, pour
les forts, chante un chant de vigueur et de joie.
MAÎTRE PHANTASM.
Ah ! je renais…
Salut, vieux arbres, mes pères : je sens votre sève robuste bouillonner dans mon cœur.
Salut, étoiles, soleils de l’ombre : vos rayons m’auréolent et vos mouvements rythmeront
la cadence de mes vers. Salut, bonne terre, nourrice féconde qui m’appris la splendeur de
vivre aux parfums de tes fleurs, aux murmures de tes moissons. Salut, grand ciel par qui
j’ai conçu l’infini…
Ô musique divine, harmonie des mondes, hymne du Grand Pan, vivifie-moi. — Je sens,
j’aime, je pense à l’unisson de la Réalité ; les spectres du passé s’enfuient au geste de
mon bras ; et l’aube du bel avenir règne sur mon âme. Pour qu’elle triomphe, je
vaincrai.
GRYMALKIN.
Amen !
Assis l’un contre l’autre, ils se taisent. Les Esprits de la nuit volent autour
d’eux, soufflent des odeurs
de muguets et de lilas, leur font
entendre les chuchotements des jeunes pousses qui s’épanouiront en avril.
L’ombre est pleine de lumière. Les étoiles éblouissent. Et la Forêt s’endort,
profonde, auguste, mystérieuse — comme la vie.
Une salle aux larges fenêtres garnies de rideaux de soie pourpre retenus par des
embrasses d’or. Des tapisseries ou la couleur rouge domine couvrent les murs. Des cyclopes
dans leur forge, des nymphes au soleil, des salamandres voguant parmi des laves en
éruption, des arbres pareils à des flammes, portant des fruits qui scintillent comme des
étoiles, y sont représentés. Du plafond, peint d’une fresque éclatante qui figure le
triomphe de Pluton, descendent trois lustres allumés dont les bougies répandent une odeur
suave. Au centre de la salle, se dresse une table ronde chargée de cristaux, de plateaux
incrustés d’émeraudes et de rubis et d’un service
d’argenterie
richement ciselé. Il y a douze couverts, et devant chacun, un vase en vermeil garni de
scabieuses doubles, de soucis et de chrysanthèmes. Comme surtout, un petit sphynx de
marbre noir aux yeux d’opale changeante. Autour de la table, douze fauteuils de damas vert
gaufré d’argent et où sont brodées des fleurs de capucine. Dans l’énorme cheminée brûlent
des troncs de chênes.
Grymalkin, vêtu d’une houppelande de velours noir à crevés de satin ponceau, se
tient debout devant le feu. Sous sa houppelande, il porte un justaucorps et un
haut-de-chausses de peluche orange. Aux pieds, des pantoufles de même nuance avec des
agrafes en diamant. Ses cheveux gris descendent en boucles sur ses épaules et une barbe
neigeuse floconne à ses joues et à son menton. Il offre ainsi l’aspect d’un docteur
Faust.
GRYMALKIN.
J’aime à prendre parfois la forme d’un vieillard. Cette tête chenue, ces rides où siège
l’expérience, ces membres desséchés me font goûter davantage la vigueur de mon esprit. Il
me plaît d’émettre, avec la voix frêle et toussotante d’un centenaire, des maximes
glacées, tandis que l’âme du feu
flambe et pétille en moi,
selon l’éternelle jeunesse départie aux Démons…
Ces hommes qui vont venir me salueront, marqueront du respect pour ma décrépitude, et,
cependant, je lirai dans leurs yeux la satisfaction qu’ils éprouveront à se sentir forts,
alertes, dispos en présence de la ruine humaine que je parais être… Ce spectacle, je veux
le donner à Maître Phantasm avant de me séparer de lui à jamais. La bêtise, la suffisance
sûre de soi, l’avarice insolente qui se pare du nom de saine économie, la coquinerie
brillante se vautreront ici, tout à l’heure, comme un troupeau de porcs dans une hêtraie.
Il pourra observer aussi le souffreteux dont les sens fatigués ne s’émeuvent qu’aux
imaginations d’ordure et de sang et celui qui, haïssant son corps, s’est confiné dans la
Thébaïde d’un rêve de Dieu. En contraste il aura les sains : Tranquille, Protée et le bon
Jacques ennemis des simulacres. — Comme il va prêter l’oreille ! Comme son intelligence
ardente vibrera au choc des idées disparates qui, pareilles à des oiseaux de nuit attirés
par la clarté d’un phare, la heurteront ! Comme elle s’ouvrira aux pensées harmonieuses de
ses trois frères d’armes !…
Il me faut cette dernière expérience. Les yeux
de Maître
Phantasm se sont ouverts à la Réalité, il affronta les deux faces de la Vie, il connaît la
sagesse : j’ai donc confiance en lui. Mais ses initiations successives, je les lui résume,
aujourd’hui, en une initiation suprême d’où il doit sortir définitivement trempé pour la
lutte au nom de l’idéal qu’il conçut.
Vous, Forces immuables dont le rythme détermine l’univers, planez, auxiliatrices,
au-dessus de son front. Quand le moment de parler sera venu pour lui, mettez dans ses
regards la splendeurs des soleils ; que ses gestes décrivent des courbes d’astres et que
sa voix pénètre, comme une épée flamboyante, l’âme obscure des fils de l’argile qui
l’entendront.
La porte s’ouvre. Entrent Tranquille et Maître Phantasm. Tout d’abord, ils ne
reconnaissent pas Grymalkin et demeurent interdits sur le seuil.
GRYMALKIN, venant à eux et riant.
Eh bien ! amis, cette barbe et ce costume suranné me déguisent-ils au point de me rendre
étranger à mes compagnons habituels ?… Entrez, entrez, soyez les bienvenus.
Il les embrasse et les amène auprès du feu.
TRANQUILLE.
À coup sûr, je ne te reconnais qu’à la voix. Quoique tu nous aies appris à ne nous
étonner de rien, je ne saisis pas la raison de cette métamorphose.
MAÎTRE PHANTASM.
Est-ce là mon guide de naguère ? Où sont ses traits, sa taille, ses yeux acérés ? Je vois
un dos voûté, une face parcheminée, des prunelles ternes que couvre la buée de l’âge… Tu
me sembles avoir cinq cents ans.
GRYMALKIN.
Cinq cents ans ? — Ce serait la toute petite enfance. Quand j’avais cinq cents ans je
tétais encore ma nourrice : une jolie salamandre dont les seins se fleurissaient de deux
framboises plus rouges que braise… Mais trêve de plaisanteries. Sauf pour vous, ainsi que
pour Jacques et Protée qui sont prévenus, je suis un vieillard maniaque, immensément riche
et désireux de faire valoir ses capitaux. En outre, je m’intéresse à l’art, pourvu qu’il
soit raffiné, au-dessus de la compréhension du vulgaire. Je n’aime pas beaucoup mon
siècle ; cependant, avant de mourir, je veux goûter quelques sensations rares, d’ordre
tout
intellectuel, et j’ai l’intention de confier le maniement
de ma fortune à un homme habile : banquier, industriel où directeur d’un grand journal.
C’est pourquoi j’ai invité, ce soir, à souper le baron Ghetto, roi de l’Or, promoteur de
loteries universelles où s’engloutirent les épargnes de trois générations ; M. Homais,
sénateur, grand-croix de la Légion d’honneur, négociant en produits pharmaceutiques ;
Franck Gaillard, directeur de la feuille quotidienne qui compte le plus d’abonnés.
J’ai convié aussi des artistes : J.-K. Huysmans, le biographe de Barbe-Bleue, le
glossateur de la Messe noire, l’Apologiste de la Mystique. — Je compte bien qu’il
m’expliquera ce que c’est que le Diable. — Puis Alfane Malbardé, le poète dont, paraît-il,
« l’art hermétique et hautain ne livre qu’aux seuls initiés quelques-uns de ses
secrets »
. Avec lui, son cornac Norbert de Gloussat. Puis notre vieille
connaissance l’Ermite, qui s’est mis en tête de me faire faire une bonne fin…
Toi, Maître Phantasm, tu passeras pour mon neveu… Mais voici nos amis. Bienvenus
soient-ils !
Entrent Jacques et Protée. Tous se serrent la main amicalement.
GRYMALKIN.
Jacques, Protée, vous savez mes projets ; je n’ai donc pas besoin de vous indiquer votre
rôle dans la comédie qui va se jouer ici. — Je recommande seulement à Tranquille de ne pas
se montrer trop rustique.
TRANQUILLE.
Bah ! quand je m’ennuierai, je regarderai les fleurs, et cela suffira pour me
rasséréner.
GRYMALKIN.
Nos convives ne peuvent plus tarder. J’ai envoyé des voitures les chercher : je pense que
dans quelques minutes, ils vont arriver.
Il prend Maître Phantasm sous le bras et l’emmène dans l’embrasure d’une
fenêtre. Protée, Jacques et Tranquille restent devant le feu.
GRYMALKIN, à Maître Phantasm.
C’est la dernière fois que nous nous voyons. Ma tâche auprès de toi est accomplie, et je
tiens à te dire qu’elle me fut douce.
Oui, malgré tes révoltes, tes inconséquences et tes contradictions, de tous ceux que
j’instruisis, nul ne me donna, autant que toi, le spectacle
d’une intelligence avide de beauté. — (Il lui prend les mains.) Ô
poète, tu me fus l’Océan capricieux qui gonfle ses flots à l’appel de la lune. Tu me fus
la forêt dont les frondaisons frémissent aux caresses de la brise… Fils de l’onde et du
vent, je te remercie pour les joies que tu me donnas.
MAÎTRE PHANTASM.
Mais c’est moi qui dois te remercier ! — Quelle sollicitude et quelle tendresse tu me
témoignas…
Et, maintenant, tu vas me quitter ; je serai tout seul. Mon cœur se serre à cette idée,
et peu s’en faut que je ne pleure.
GRYMALKIN.
Garde t’en bien ! Aujourd’hui, je te veux gai. Je n’entends pas qu’une pensée triste
réussisse à te distraire de l’observation des fantoches sinistres ou simplement grotesques
qui vont parader devant toi… D’ailleurs, je vais t’apprendre la raison pourquoi…
Il lui parle tout bas.
PROTÉE, à Jacques et à Tranquille.
En venant ici, j’ai rencontré un homme en
guenilles, gisant au
bord de la route. La neige qui tombe depuis ce matin l’avait déjà plus qu’à moitié
recouvert. Ses membres étaient rigides, et c’est à peine si un faible souffle sortait en
vapeur de sa bouche violette. Je me suis baissé ; je l’ai frictionné ; je lui ai demandé
comment il se trouvait là…
« Il y a trois jours que je n’ai pas mangé, a-t-il balbutié, j’ai faim, j’ai si faim,
— pas de travail. » Et, sans pouvoir en dire plus long, il est mort entre mes bras…
Un de plus qui va errer dans les Limbes en criant justice.
JACQUES, sombre.
Qui sait combien meurent, — comme lui à cette heure même ? Et les pauvres se taisent, et
ils courbent l’échine, et rien ne semble pouvoir les tirer de leur apathie… Leurs maîtres
ont trop bien réussi à les abrutir car, grâce à l’engourdissement mortel où s’endort notre
race, ils n’obtiennent même pas de leurs esclaves l’effort nécessaire au fonctionnement
des rouages sociaux… Le cœur de la France ne bat plus qu’à coups ralentis. — Et l’on ne
voit pas encore poindre l’aube attendue.
TRANQUILLE.
Ne nous décourageons pas. C’est au moment où les choses paraissent désespérées qu’ont
lieu, souvent, des réveils imprévus. — Notre société est tellement vermoulue qu’elle peut
s’écrouler au moindre choc. Pour moi, j’ai confiance.
Grymalkin et Maître Phantasm se rapprochent.
GRYMALKIN.
Alerte ! Voici nos gens : je les entends sur le palier. Préparez-vous à les recevoir
comme il sied.
Tous se tournent vers la porte à côté de laquelle se tient Grymalkin courbé,
rabougri, secoué d’un catarrhe, appuyé sur l’épaule de Maître Phantasm.
Entrent : le baron Ghetto, blême, barbu, ventripotent, le regard assuré, un paq
uet de breloques sur le gilet ; Franck Gaillard, petit, louche, au nez pointu, aux gestes
câlins, à la démarche sautillante ; M. Homais, chauve et solennel, haut en couleur, une
rosette considérable à la boutonnière ; Alfane Malbardé qui garde les yeux fer més en
toute occurrence et qui se laisse guider par Norbert de
Gloussat dont la tête orgueilleuse est plus grosse qu’une citrouille ; J.-K. Huysmans,
visage asymétrique, parcouru de frissons nerveux, l’allure d’un chat qui piétine dans la
cendre chaude où il a fait ses ordures. — L’Ermite se glisse modestement, le dernier, dans
la salle.
GRYMALKIN, d’une voix cassée.
Un — un rude froid, Messieurs. Un bien rude hiver, comme il n’y en avait pas dans ma
jeunesse… J’ose espérer que vous n’en avez pas trop souffert en venant ici… J’avais
recommandé de mettre des bouillottes dans les voitures… Ha ! oui, des bouillottes…
Maintenant, je m’excuse de vous avoir dérangé. S’il m’était possible de marcher, je vous
eusse convoqué à la ville ; mais, excusez-moi, mes jambes refusent de me porter hors de ce
château. — Ah ! Ho ! je me fais vieux.
FRANCK GAILLARD.
Comment donc, Monsieur : vous êtes encore plein de vigueur.
LE BARON GHETTO.
Vous vous portez très bien, cher Ami.
M. HOMAIS.
D’ailleurs, nous sommes enchantés de visiter ce splendide palais où les arts et
l’hospitalité se donnent la main pour nous recevoir.
GRYMALKIN.
Merci… Heu ! Heu !… Merci, mes bons Messieurs ; vous me comblez…
Bonsoir M. Huysmans ; très heureux de renouer connaissance avec vous, car nous nous
sommes vus — autrefois.
J.-K. HUYSMANS, surpris.
Mais… je ne crois pas.
GRYMALKIN.
Si fait ! Si fait ! C’était… dans une église ; vous étiez alors bien tourmenté…
Oh ! je me rappelle parfaitement : j’ai gardé une très bonne mémoire.
J.-K. HUYSMANS, à part.
Ce macrobite est en enfance. (Haut.) Soit, Monsieur, nous nous sommes
vus.
GRYMALKIN, à l’Ermite.
Viens ici, mon bon père : ton aspect me réjouit et me réchauffe.
L’ERMITE.
Je suis heureux d’avoir une bonne influence sur vous.
GRYMALKIN.
Oui ! Oui ! n’en doute pas… Et, qui sait ? peut-être que quand je serai encore plus
vieux, je me ferai ermite, moi aussi.
L’ERMITE.
Dieu vous entende !
GRYMALKIN, à tous.
Messieurs, voici mes jeunes amis et mon neveu, — mon héritier. Permettez-moi de vous les
présenter.
Présentations. Salutations. Colloque insignifiant. Norbert de Gloussat, choqué
de ce qu’on l’oublie, mène Alfane Malbardé au centre de la salle et pousse quelques
« hum ! hum ! » impérieux. Grymalkin les aperçoit.
GRYMALKIN.
Pardonnez-moi ! Pardonnez-moi ! Vous êtes sans doute M. de Gloussat, et Monsieur est le
grand poète dont je désirais si fort faire la connaissance ?
NORBERT DE GLOUSSAT.
C’est lui, le Maître, et moi son fidèle disciple.
GRYMALKIN.
J’apprécie, comme il convient, l’honneur de votre présence. — Cher M. Malbardé,
mettez-vous à l’aise.
NORBERT DE GLOUSSAT, à Malbardé.
Maître, un profane a parlé. Répondrez-vous ?
ALFANE MALBARDÉ, les yeux clos.
L’ultérieur démon immémorial ayant de contrées nulles induit le vieillard vers cette
conjonction suprême avec la probabilité celui son ombre puérile caressée et polie et
rendue et lavée assouplie par les ondes et soustraite aux durs os perdus entre les ais né
d’un ébat la mer tentant par l’aïeul ou lui contre la mer une chance oiseuse…
NORBERT DE GLOUSSAT.
Le Maître a dit !
GRYMALKIN, à Malbardé.
Vous avez bien raison, Monsieur. Vous devez être fatigué, Monsieur. Asseyez-vous,
Monsieur.
Sur l’invitation de Grymalkin, tous prennent place autour de la table dans
l’ordre suivant : à droite et à gauche du Démon, le baron Ghetto et M. Homais ; à gauche
de celui-ci : Jacques, J.-K. Huysmans, Tranquille, Norbert de Gloussat, Alfane Malbardé,
l’Ermite, Maître Phantasm, Franck Gaillard et Protée, à droite du Baron. Des laquais,
vêtus de livrées couleur feu, servent, desservent, versent à boire. Il y a d’abord un
moment de silence gêné, puis des conversations particulières s’engagent mais sans
cordialité : les convives s’observent avec défiance. Tout de suite, le Baron accapare
Grymalkin et lui parle à mi-voix. Les mots « pour cent » reviennent sans cesse dans son
discours. M. Homais, mécontent d’être négligé, dévore en silence.
FRANCK GAILLARD, à Protée.
Je vous ai vu sur le boulevard, vous.
PROTÉE.
On n’y voit que moi. Et je suis la ressource de vos échotiers quand
l’actualité fait défaut.
FRANCK GAILLARD.
Il me semblait bien… (Baissant la voix). Dites donc, vous devez le
taper vigoureusement ce vieillard — ou je ne m’y connais pas ?
PROTÉE.
Parbleu : je suis à la côte ; tous les usuriers de Paris brûlés ; mon père qui s’obstine
à ne pas mourir ; un conseil judiciaire farouche… — Je me suis faufilé ici : j’y ai la
haute main sur les écuries.
FRANCK GAILLARD, riant.
Ha ! Ha ! Ha ! vous, malin… Et dites-moi, le neveu ? Un bon jeune homme, hein ?
PROTÉE.
Je le forme.
FRANCK GAILLARD.
Phuitt !… Allez doucement ; laissez-en un peu pour les autres.
PROTÉE.
Il y en aura pour tout le monde.
TRANQUILLE, à J.-K. Huysmans.
Cette bisque est délicieuse, n’est-ce pas, Monsieur ?
J.-K. HUYSMANS.
J’aimerais mieux un de ces pétulants pot-au-feu qu’éperonne une pointe de
céleri
.
TRANQUILLE, étonné.
Une pointe de céleri qui éperonne… Je ne comprends pas.
J.-K. Huysmans le toise et hausse les épaules sans répondre. Tranquille se
tourne vers son autre voisin.
TRANQUILLE.
M. Huysmans me semble employer des images bien singulières.
NORBERT DE GLOUSSAT, sèchement.
C’est un des maîtres de l’écriture artiste.
TRANQUILLE.
Ah !… Pourtant, ce pot-au-feu pétulant, c’est bien — étrange.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Taisez-vous : vous n’y entendez rien.
PROTÉE, à J.-K. Huysmans.
Que pensez-vous, Monsieur, de nos romanciers psychologues ?
J.-K. HUYSMANS.
Ils se bornent à jeter dans les juleps de Feuillet les sels secs de Stendhal ; ce
sont des pastilles mi-sel, mi-sucre ; de la littérature de Vichy
.
M. HOMAIS, enthousiasmé.
Bravo, Monsieur : touchez là. Vous êtes de la partie… J’entends que les produits
pharmaceutiques n’ont pas de secrets pour vous.
J.-K. Huysmans le foudroie du regard. M. Homais reste un moment ébahi, puis,
pour se remettre, entreprend l’Ermite.
M. HOMAIS.
Ah bah ! le moine mange de tout ? Est-ce que sa règle ne lui ordonne pas l’abstinence ?
Mais voilà comme ils sont tous, ces fils de Loyola. Ils prêchent le jeûne et le
renoncement, et dès qu’ils le peuvent, ils se gobergent.
MAÎTRE PHANTASM.
L’Ermite mange ce qu’on lui donne. — Quand il est seul, il se nourrit de pain et d’eau.
Mais dans le monde, il évite d’attirer l’attention par quelque singularité que ce soit.
— Voilà sa règle.
M. Homais, de plus en plus mécontent, se tait. L’Ermite remercie Maître Phantasm
du regard, puis il se penche vers lui.
L’ERMITE
Je vous ai reconnu… Et, maintenant, je reconnais l’Autre aussi… Vous
avez pris ma défense : seriez-vous disposé à vous amender ? J’ai tant prié pour votre
salut.
MAÎTRE PHANTASM.
N’y comptez pas. Je vous estime à cause de votre sincérité, mais je hais votre
aberration.
L’Ermite soupire et baisse la tête.
PROTÉE, à Norbert de Gloussat.
Est-ce que M. Malbardé aurait le malheur d’être aveugle.
NORBERT DE GLOUSSAT, mystérieux.
Non ! — Mais pour mieux se renfermer en lui-même, afin que nulle impression, venue de
l’ambiance fangeuse, ne trouble son Moi, nourri de sa propre substance, il a fait vœu de
ne plus regarder l’univers que sa pensée abolit.
TRANQUILLE, agacé.
Cela manque de bon sens et…
J.-K. HUYSMANS, l’interrompant.
Malbardé a raison. Que nous parlez-vous de bon sens ? Les personnes de bon sens
rabâchent l’éternelle antienne de l’ennuyeuse vie.Au reste, il n’y a d’intéressant à
connaître que les saints, les scélérats et les fous.
PROTÉE.
Admirable doctrine !
NORBERT DE GLOUSSAT.
Ô mon Maître, daignez les instruire. Apprenez-leur les raisons de votre cécité
volontaire. Moi, faible interprète de votre génie, je ne puis l’exposer en toute son
envergure.
ALFANE MALBARDÉ.
Fiançailles dont le voile d’illusion rejailli leur hantise ainsi que le fantôme
d’un geste chancellera s’affalera folie
…
NORBERT DE GLOUSSAT.
Le Maître a dit.
PROTÉE.
Voilà qui est sans réplique.
Cependant le malaise s’accroît. Manifestement il y a hostilité entre les
convives. Malgré les efforts de Protée pour maintenir un semblant d’accord, il s’échange
des regards méprisants ou railleurs. Grymalkin s’aperçoit de cette disposition d’esprit,
et, s’arrachant à l’éloquence financière du Baron, tente de rendre la conversation plus
générale.
GRYMALKIN.
Ha ! Messieurs, vous allez me taxer d’impolitesse. Les propos de M. le Baron présentaient
tant — d’intérêt que, pour les mieux ouïr, je vous ai négligés… Excusez le vieillard : il
a un peu oublié les bonnes manières.
FRANCK GAILLARD.
Vous êtes tout excusé, car nul de nous n’ignore le pouvoir absorbant de M. Ghetto.
LE BARON GHETTO, soupçonneux.
Qu’entendez-vous par là ?
FRANCK GAILLARD.
Rien que de flatteur : je rends justice à vos capacités.
GRYMALKIN.
M. le Baron me proposait une affaire. Il s’agirait d’acquérir, lors de la prochaine
récolte, les blés du monde entier. Ensuite, on manœuvrerait de façon à faire monter le
cours et l’on revendrait aux détaillants avec un fort bénéfice. Le prix du pain en serait,
sans doute, augmenté… mais c’est là un détail insignifiant, n’est-ce pas, Baron ?
LE BARON GHETTO.
C’est à peine si la livre vaudrait deux sous de plus. Qui est-ce qui regarde à deux
sous ?
JACQUES.
Je me suis laissé dire qu’il existait des gens pour qui deux sous sont une somme.
LE BARON,
Allons donc !
JACQUES.
Mais si. — Tenez : je connais une famille composée de huit personnes. Le père gagne trois
francs par jour ; la mère, un franc. Les six enfants, en bas âge, ont bon appétit, et ne
gagnent rien. Cette famille achète quotidiennement douze livres de pain… et ce n’est
guère. Douze livres à quatre sous, prix courant, cela donne déjà deux francs quarante
centimes. Il leur reste donc un franc soixante pour se loger, s’habiller, se procurer
quelques légumes, car la viande est, pour eux, un objet de luxe. En jeûnant environ
trente-six heures par semaine, cette famille se tire à peu près d’affaire. Mais si au lieu
de payer les douze livres de pain deux francs quarante elle est obligée de les payer trois
francs soixante, il lui restera juste huit sous pour subvenir à ses autres besoins. Cela
ne vous semble-t-il pas un peu maigre ?
LE BARON.
Vous devez comprendre que de pareilles considérations n’ont rien à voir avec le mouvement
des capitaux. Où en serait le spéculateur s’il devait se préoccuper de détails aussi
infimes ?
FRANCK GAILLARD.
Et puis vous exagérez, mon cher Monsieur. Vous m’avez l’air de donner dans les
rêvasseries socialistes… Croyez-moi : les ouvriers ne sont pas si malheureux que cela ; et
ils se contenteraient très bien de leurs ressources modestes si des agitateurs, — qu’on
devrait fusiller sommairement, — ne leur fourraient dans la tête des idées subversives de
l’ordre établi.
JACQUES.
Il est évident qu’ils ont tort de ne pas mourir de faim sans protester.
M. HOMAIS.
Mourir de faim ?… Fi donc. On ne meurt pas de faim au xixe
siècle. Et puis le régime républicain assure à tous le vivre, le couvert et
une équitable répartition des charges sociales. Il n’y a que les réactionnaires et les
anarchistes pour méconnaître ses bienfaits.
JACQUES.
Et aussi les quatre-vingt-dix-mille individus négligeables qui périssent d’inanition
chaque année.
FRANCK GAILLARD.
Mais c’est le déchet fatal de toute civilisation ! Que deviendrions-nous, que
deviendraient les classes supérieures si tout le monde avait part à la fortune
publique ?
JACQUES.
Elles seraient réduites à une dure nécessité : celle de travailler.
LE BARON.
Mais, Monsieur, je travaille moi. Croyez-vous que mes opérations n’exigent pas des
veilles et des calculs ?
JACQUES.
Le requin se donne aussi beaucoup de mouvements pour découvrir sa proie.
LE BARON.
Monsieur !
JACQUES, s’animant.
Laissez-moi parler… Le système social est établi de façon à sauvegarder le fruit de vos
rapines.
Jusqu’à présent, la plupart des hommes se prosternent
devant votre or : vous digérez en paix… Seulement, prenez garde, cela ne durera pas
éternellement.
LE BARON.
Vous me menacez ?
JACQUES.
Je vois une corde de chanvre bien graissée, munie d’un nœud coulant, se balancer
au-dessus de votre tête.
Machinalement, le baron regarde en l’air avec inquiétude. Franck Gaillard se
récrie et préconise la dictature militaire. M. Homais, très rouge, réclame l’application
des justes lois. Grymalkin, voyant les choses se gâter, intervient.
GRYMALKIN.
Là ! Là ! Messieurs : ne vous irritez pas. Mon ami Jacques a l’esprit vif ; il aime le
paradoxe. En ce moment, il se fait un jeu de nous inquiéter, — et il a tort. Mais vous
savez bien que nous sommes solides et que tous les sophismes du monde ne prévaudront point
contre la pièce de vingt francs qui symbolise, avec tant de bonheur, l’état de notre âme.
Pour moi, je l’aime… Que dis-je ? Je
la vénère, puisqu’elle me
valut l’inestimable avantage de votre considération.
La pièce de vingt francs, comment donc !… Son règne durera dans les siècles des siècles ;
les riches la multiplieront à l’infini ; les pauvres se dessécheront à la convoiter sans
espoir… Et — c’est ce qu’il faut, c’est ce qu’il faut.
LE BARON.
Noblement parlé !
M. HOMAIS, avec élan.
Ah ! Monsieur, vous me mettez du baume dans le cœur.
GRYMALKIN.
Sans doute, sans doute… Cependant l’homme ne se nourrit pas seulement d’or. Nous avons
ici des artistes dont les préoccupations sont autres. Et nous-mêmes, quand nous n’avons
rien de mieux à faire, nous ne demandons qu’à les encourager, n’est-il pas vrai ?
M. HOMAIS.
Moi, j’adore les artistes. Dans ma jeunesse, j’avais des dispositions pour la poésie.
PROTÉE.
Je gagerais que vous avez jadis écrit une tragédie.
M. HOMAIS, étonné.
Comment le savez-vous P
PROTÉE.
Cela se devine.
GRYMALKIN.
M. Huysmans, vous aimez, je crois, la peinture. Que pensez-vous de ce plafond ?
J.-K. HUYSMANS.
À parler franchement, il est d’un goût infect ; on le dirait peint par cet habitué des
omnibus de l’art : M. Puvis de Chavannes. Quel personnage prudhommesque : je l’abomine !
C’est un vieux rigaudon qui s’essaye dans les requiem
.
— Puis vos tapisseries sont d’un goût ignoble. Je vois s’y étaler toute l’infamie de la
chair. C’est d’une bonne santé répugnante. Si vous m’aviez consulté, je vous aurais
indiqué des œuvres autrement décisives.
GRYMALKIN.
Lesquelles, par exemple ?
J.-K. HUYSMANS.
Des choses solitaires que ne pollue l’admiration d’aucun public… Connaissez-vous Jan
Luyken ?
GRYMALKIN.
Hélas non !
J.-K. HUYSMANS.
Une de ses planches est recommandable entre toutes. Sous les langues de flamme qui
tombent d’un firmament fou, se tordent des moribonds sans forme humaine, des têtes
mangées par des bouches de plaies, des bras en manchons, des membres éléphantins et
spongieux, des jambes mamelonnées d’ampoules, boursouflées de cloches…
Voilà qui
est admirable. Et non les académies ennuyeuses que je vois tout autour de cette salle.
Un silence. Les convives paraissent mal à l’aise. Seul, Norbert de Gloussat
approuve vivement de la tête.
MAÎTRE PHANTASM, à mi-voix.
Ô femmes au bord de la mer, corps harmonieux dont la grâce flexible semble celle
d’une grande fleur ! Et vous, parmi les joncs d’une rivière souriante, enfants robustes
sur qui ruisselle la gloire paisible de l’été. Et vous aussi, rythmes helléniques,
prunelles cœruléennes de Minerve, beau sein d’Aphrodite, chœur des Muses qui rêves parmi
les lauriers-roses de l’Hélicon, — je vous aime
!
TRANQUILLE, à de Gloussat.
Vous êtes poète, Monsieur ?
NORBERT DE GLOUSSAT.
Certes, Monsieur, et des meilleurs. Vous-même, m’a-t-on dit, vous vous mêlez de
versifier ?
TRANQUILLE.
Oh ! je n’ai pas de prétentions. Je tâche d’exprimer des sentiments simples, — tels que
je les ressens. Mes méditations devant la nature m’en ayant fait concevoir toutes les
splendeurs, je m’efforce de les traduire dans mes vers, car je crois que l’art doit
fournir à tous les hommes
des exemples de beauté afin de les
rendre meilleurs.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Mais c’est du didactisme !… Un didactisme étroit !
TRANQUILLE.
Je ne sais… Je sais qu’il est en moi d’aimer nos semblables, de les considérer comme des
frères à qui je dois des joies et à qui j’essaie, en toute clarté, d’en donner
d’équivalentes.
NORBERT DE GLOUSSAT.
La clarté est un agrément superflu : le Maître l’a dit.
ALFANE MALBARDÉ.
La lucide seigneuriale aigrette de vertige au front invisible scintille puis
ombrage une stature mignonne ténébreuse debout en sa torsion de sirène le temps de
souffleter par d’impatientes squames ultimes bifurquées un mystère faux roc évaporé en
brume qui imposa une borne à l’infini
.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Rien de plus sûr.
M. HOMAIS.
Je ne comprends pas.
PROTÉE.
Moi non plus, — mais je déclare cela très fort. Il me paraît logique d’admirer dans les
phrases de M. Malbardé ce qu’on n’y découvre pas.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Essayer de comprendre ce sublime de l’art, c’est le fait d’un imbécile. Une suggestion
vague, et d’autant plus intense, suffit.
TRANQUILLE.
Ce matin, je suis sorti à l’aube. Il avait gelé blanc, et les branches des arbres,
couvertes de givre, brillaient comme des girandoles de cristal, parmi le brouillard léger
qui s’élevait de la terre. Il faisait si calme ! Pas un souffle de vent : de lentes fumées
montaient des toits aux tuiles moussues et planaient longtemps dans l’air
immobile. Les villages s’éveillaient. Des femmes, les yeux gros de sommeil, allaient
traire les vaches à l’étable, et leurs seaux de fer blanc tintaient. On entendait les
chevaux hennir, les poules jacasser, les bûches d’orme geindre sous la scie et les sabots
des laboureurs claquer contre le sol dur. Quelques étoiles clignotaient encore au plus
haut du ciel pâle. Et l’orient, où le soleil allait naître, semblait une grande rose-thé
près de s’épanouir.
J.-K. HUYSMANS.
Fade bucolique !
NORBERT DE GLOUSSAT.
Est-ce là l’un des sujets que vous mettez en vers ?
TRANQUILLE.
Certainement.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Je le regrette pour vous : vous n’arriverez jamais au grand art.
GRYMALKIN.
Ne l’accablez pas : il fait ce qu’il peut. — Mais vous, Monsieur de Gloussat, puisque
nous voici au dessert, ne consentirez-vous pas à nous réciter un de vos poèmes ?
NORBERT DE GLOUSSAT.
Bien que vous ne soyez pas initiés, j’y consens.
Il se lève. M. Homais, le Baron et Franck Gaillard prennent un air excédé.
Malbardé joint les mains. Les autres écoutent curieusement.
NORBERT DE GLOUSSAT.
L’embaumeur.
Hum !… Saisissez-vous la majesté de ce début ?
TRANQUILLE.
Je ne perçois pas très bien le rythme. Êtes-vous sur que cela soient des vers P
NORBERT DE GLOUSSAT.
Je savais que vous ne goûteriez pas ce chef-d’œuvre. Cependant, écoutez encore :
peut-être, à la longue, votre faible intelligence se pourra-t-elle émouvoir. Je
continue :
PROTÉE.
Nuée ! Nuée ! Nuée ! Bravo ! Bravo ! Danse ! Danse ! Voltes de cœur ! Superbe ! Sautes de
gorge ! Adorable ! Éclair ! nuée… Je me pâme d’admiration.
FRANCK GAILLARD, bas à Protée.
Ah ! çà, vous ne parlez pas sérieusement ?
PROTÉE.
Vous êtes trop curieux.
GRYMALKIN, à de Gloussat.
Permettez-moi de vous féliciter, Monsieur… Je le vois bien, maintenant que vous nous avez
révélé le fin du fin : Tranquille errait. Et c’est vous qui détenez les secrets de
l’art.
TRANQUILLE.
Je m’avoue vaincu.
NORBERT DE GLOUSSAT, magnanime.
Oh ! en travaillant beaucoup, vous arriverez à faire quelque chose de passable.
J.-K. HUYSMANS.
Moi, je proteste. M. de Gloussat, je regrette de le lui dire, cache l’incomparable
disette de ses idées sous un ahurissement voulu du style
.
MAÎTRE PHANTASM, bas à Protée.
Tiens !… Est-ce que cet autre reviendrait à la raison ?
PROTÉE, de même.
Il a des éclaircies, mais c’est rare. Nous allons le mettre sur un sujet où il divague
.
NORBERT DE GLOUSSAT, à J.-K. Huysmans.
Je vous pardonne : nos méthodes diffèrent
Cependant M. Homais s’est assoupi ; Franck Gaillard en profite pour avancer son
fauteuil auprès de Grymalkin et pour lui proposer une commandite. Le Baron, un crayon aux
doigts, fait des chiffres sur la nappe.
PROTÉE, à J.-K. Huysmans.
Laissez-moi, Monsieur, vous recommander l’Ermite. Vous qui êtes un grand mystique, vous
prendrez sans doute plaisir à sa conversation.
J.-K. HUYSMANS, à l’Ermite.
Vous infligez-vous des macérations, mon père ?
L’ERMITE.
Je jeûne et je prie ; je tâche d’imposer silence à mes désirs charnels, mais, jusqu’à
présent, le Seigneur ne m’a pas fait sentir qu’il voulait que je lacère mon corps.
J.-K. HUYSMANS.
Il faut retourner votre âme, la vider comme
un seau d’ordures, taper sur le fond pour en faire couler la lie
…
Mais j’oubliais : vous êtes Français, et s’il est une chose certaine, c’est la répugnance
que montre le tempérament français pour les plus magnifiques élans des mystiques
étrangers.
PROTÉE, tout bas.
Heureusement pour le tempérament français.
J.-K. HUYSMANS, inspiré.
Cependant, mon père, il serait glorieux de réagir contre la tiédeur de nos moines.
Traitez, enfin, l’abomination et l’immondice de votre corps comme elles le méritent.
Imitez les grands saints… Voulez-vous que je vous cite des exemples ?
Marie-Marguerite des Anges, Flamande, religieuse du Carmel, se ceint la poitrine
de chaînes hérissées de pointes, se nourrit de rogatons recrachés sur les assiettes,
boit, pour se désaltérer, l’eau de vaisselle
. Suso traîne pendant
dix-huit ans, sur ses épaules nues, une énorme croix plantée de clous dont les pointes
lui forent les chairs
. Sainte Rose de Lima porte un cilice de crin de
cheval garni d’épingles et couche sur des tessons
de verre
. La mère Passidée de Sienne se fustige, à tour de bras,
avec des branches de genièvre et de houx ; puis elle inonde ses blessures de vinaigre,
et les saupoudre de sel ; elle dort l’hiver dans la neige, l’été, sur des touffes
d’ortie, sur des noyaux, sur des balais ; elle se fait pendre, la tête en bas, au tuyau
d’une cheminée, dans laquelle on allume de la paille humide
. Sainte Angèle de
Foligno boit l’eau dans laquelle elle à lavé les croûtes d’un lépreux ; des nausées
la prennent ; elle se châtie en avalant une écaille que cette eau n’a pu entraîner et
qui lui est restée dans le gosier à sec
.
Voilà, voilà les actes que le Seigneur aime et récompense. Flagelle-toi donc, mon père.
Meurtris-toi, déchire-toi, mets-toi en morceaux. Plante des clous dans tes fesses, lape
tes excréments, suce des abcès, lèche les plaies des scrofuleux, et tu deviendras un grand
saint !
L’Ermite, ahuri, ne sait que répondre. Il se cache la face dans ses deux mains.
Les assistants marquent du dégoût.
JACQUES.
Si vous trouvez que ces folies sont admirables, vous possédez une âme — bien
singulière.
GRYMALKIN.
Hé ! Hé ! ce qu’il dit est conforme à la doctrine chrétienne. Son Dieu veut qu’on déteste
la chair, qu’on réprime ses sens. Il lui faut des expiations, des châtiments, des
tortures. C’est seulement par de telles pratiques que l’homme peut se racheter du péché
d’exister… Adorons le Dieu de douceur, de justice et de bonté… Hé ! Hé ! — (À
l’Ermite.) N’est-ce pas, mon père ?
L’ERMITE.
Hélas, tu triomphes !… Je ne veux rien répondre. Je me retire.
Il sort. Maître Phantasm se lève et vient causer à l’oreille de Grymalkin.
MAÎTRE PHANTASM.
Tous ces discours m’écœurent. Je suis comme un homme perdu dans un
souterrain sans air et où règnent des miasmes suffoquants. Laisse-moi exalter la vie à
l’encontre des songe-creux que nous venons d’entendre.
GRYMALKIN.
Parle selon ta conscience : ce sera très bien.
Maître Phantasm retourne à sa place. Il se tient debout devant son fauteuil.
Avertis par l’expression de ses yeux, Protée, Jacques et Tranquille se lèvent également.
Grymalkin se redresse : une flamme bleue danse au-dessus de son front. Les autres, les
Obscurs, sur qui pèse une somnolence soudaine, regardent, surpris et clignotants.
GRYMALKIN.
C’est un toast, Messieurs, — un simple toast.
Maître Phantasm élève sa coupe pleine d’un vin doré qui rayonne comme un
fragment d’astre. Une musique invisible et très douce accompagne ses phrases en cadence.
Et les yeux du sphynx deviennent phosphorescents.
MAÎTRE PHANTASM.
Je bois au Désir, fils de l’Amour et de la Lutte, au Désir qui meut les sphères, au Désir
qui guide l’homme vers la Beauté, au Désir qui mêle les âmes du feu, du fluide, de
l’effluve, du souffle et du flot et qui les irradie à travers l’Astral pour la formation
de l’Autre-Adam dans l’Autre-Matière.
Je bois à l’Illusion, compagne du Désir, reine des mondes, inspiratrice du poète, du
savant et
du réformateur, créatrice des Daïmôns souverains.
Je bois à Notre-Terre, part intégrante de l’infini, à la planète maternelle qui élut
l’espèce pour chanter et décrire sa splendeur.
Je bois aux métaux et aux pierres, aux plantes et aux arbres, aux animaux et à l’homme, à
tout ce qui respire, aime et raisonne autour de nous et en nous.
Je bois à la Nature-Panthée, à la sainte Volonté-de-vivre, à l’intelligence des Forts en
communion avec les soleils et l’éther.
Je bois aux destinées mystérieuses de l’Être.
Il vide sa coupe. Cependant des vapeurs irisées montent du plancher, ennuagent
les convives et remplissent la salle d’une buée diaphane où flottent des reflets
d’arc-en-ciel. Les fenêtres s’ouvrent toutes à la fois. Un vent impétueux entre qui
souffle les bougies. Les Obscurs demeurent immobiles et semblent plongés dans une
léthargie profonde. Grymalkin se transfigure. Ses vêtements, sa vieillesse ont disparu.
— Gigantesque, splendide comme l’aurore, il apparaît vêtu d’une tunique d’or flamboyant.
Sa face rayonne d’une lumière personnelle. Et deux grandes ailes de flamme frémissent à
ses épaules. Il sourit aux Sains qui le contemplent en extase.
GRYMALKIN.
Adieu, mes bien-aimés. Ma mission auprès de
vous est finie. Je
retourne chez les salamandres. Mais, même au sein du feu originel, je ne vous oublierai
pas ; ma pensée vous suivra dans l’existence et mon souffle ne cessera d’aviver
l’étincelle que je mis en vous.
Luttez infatigablement pour votre Idéal ; que, grâce à vous, l’humanité se conçoive
meilleure et plus belle ; abolissez, dans la mesure de vos forces, l’avidité, l’égoïsme et
les instincts carnassiers de vos frères errants dans les ténèbres de l’apparence.
Versez-leur la Science. Et préparez le règne de l’Idée sur la terre… Adieu.
Il déploie ses ailes, s’élance dans le ciel et se fond, peu à peu, parmi les
rayons du soleil levant.
Les murs de la salle reculent. Le château s’évapore et s’efface dans la brume du
matin. Les convives du banquet se trouvent au centre d’un carrefour à quelque distance de
la ville qui se tasse, confuse et fumeuse, contre l’horizon. Une nappe de neige
éblouissante couvre le sol. Le vent chante, comme une grande harpe éolienne, dans les
arbres. Les Sains rêvent, les yeux perdus vers le soleil. Les Obscurs sortent de leur
torpeur, grelottent, grognent et se mettent sur leurs pieds. Leur visage est plus terne
que la cendre ; leurs yeux éteints vacillent : ils ont tous l’air égaré.
M. HOMAIS.
Chlorate de potasse, votes à l’enchère, dévouement à la république, bismuth, tripotages,
austérité, chèques, masses intelligentes, sulfate de
magnésie, la patrie, mes convictions, mon cœur, calomel, professions de foi, mes chers
concitoyens, émétique, commerce de gros et de détail, eau de Pulna, politique d’affaires,
rhubarbe, c’est nous qui sommes les Aristocrates… Brouh !… qu’il fait froid !
Il se sauve vers la ville.
FRANCK GAILLARD.
Sacerdoce de la Presse, chantage, consciences à vendre, bonnes petites combinaisons,
éclairons et instruisons, vivent les folles courtisanes, mentons, filoutons, mon honneur,
deux balles sans résultat, tenons haut la bannière du journalisme, fouillons dans
l’ordure… Ho ! Ho ! Ho ! je suis glacé !
Il se sauve vers la ville.
ALFANE MALBARDÉ.
Choit la plume rhythmique suspens du sinistre s’ensevelir aux écumes originelles
naguère d’où sursauta leur délire…
Cra ! Crâ ! Crà ! le gel, le gel !
Il se sauve vers la ville.
NORBERT DE GLOUSSAT.
Voltes, de pattes déprises, tours et retours, fuites, oublis, voltes d’ailes fines
et de brises, tiges et antennes, vertiges, gazes et pollens, fumées, nuées…
Hi !
Hi ! Hi ! ma moelle se fige !
Il se sauve vers la ville.
J.-K. HUYSMANS.
Purulence, Christ en croix, renvois, blanche ampleur du moyen âge, flatuosités,
rots, borborygmes ; ô Mystique, ô derrière de Florence, ô se rouler avec les cochons
comme l’humble moine Siméon ; eau bénite, scapulaires, reliques, crampes
d’estomac…
Heu ! Heu ! Heu ! je ne sens plus mes pieds, et j’ai des engelures
plein les mains !
Il se sauve vers la ville.
LE BARON GHETTO.
Capital sacré, Panama, mines d’or, accaparons les cuivres, accaparons les blés,
accaparons tout ; mon phallus, mon sphincter, coupons, obligations, primes, parts de
fondateurs, trente mille milliards de deniers, écrasons les pauvres, mes boyaux, ma panse,
je suis le roi des argentiers, vive
le bas-ventre… Ouh ! Ouh !
Ouh ! mon sang s’arrête dans mes veines !
Il se sauve vers la ville. — Les Sains restent seuls. Pleins de vigueur et
d’allégresse, ils se regardent en souriant.
MAÎTRE PHANTASM.
Au travail ! Il faut créer un nouveau monde.
La main dans la main, ils s’éloignent.
Prévoyant certaines objections qui pourraient se produire quant aux textes cités,
l’auteur avertit le lecteur que les phrases mises au compte de Malbardé par de Gloussat
dans la VIIIe Idylle ont été tirées de la revue
Cosmopolis, nº de mai 1897. De même, toutes les phrases prononcées par
Alfane Malbardé dans la XIIIe Idylle sont du même numéro.
Presque toutes les phrases proférées par J.-K. Huysmans ont été prises dans ces trois
volumes : Certains, En route et Là-bas. On
n’y a ajouté que les raccords nécessaires à la clarté du dialogue. Enfin le poème récité
par de Gloussat est tiré d’un volume qui s’intitule : Torrents vers le
marécage ou quelque chose dans ce genre.
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