Chapitre XVII. Rapports d’une littérature avec les littératures étrangères et avec
son propre passé
Une littérature n’est pas isolée dans l’espace ni dans le temps. Elle soutient des
rapports avec les autres littératures qui se sont développées antérieurement ou qui se
développent simultanément dans les pays étrangers. Elle en soutient aussi à chaque
époque de son existence avec les œuvres de son propre passé. Il nous faut considérer
maintenant ces deux catégories de relations nouvelles.
§ 1. — Quand on découvre des ressemblances entre une littérature et les autres
littératures avec lesquelles elle a pu se trouver en contact, on peut être en présence
de trois cas bien distincts : ou la littérature donnée a passé par les mêmes phases que
ses sœurs sous l’influence de causes analogues ; ou bien elle a subi leur action ; ou
encore elle leur a fait sentir la sienne.
Le premier cas n’est pas rare. Il est parfois d’une netteté qui ne permet aucune
supposition d’influence s’exerçant d’un pays ou d’un siècle à un autre. Ainsi quand on
voit, dans notre moyen âge, nos chansons de geste se former comme les poèmes homériques,
puis les trois grands genres littéraires, (épique, lyrique, dramatique) se succéder dans
le même ordre que dans la Grèce ancienne, comme il est impossible d’attribuer à
l’ignorance
de nos ancêtres une imitation voulue ou même inconsciente de la
civilisation hellénique, il faut bien convenir que la marche de l’évolution en France a
dû être déterminée par une similitude des conditions ambiantes ou par une loi générale
gouvernant le développement intellectuel des nations dans leur âge primitif. Mais, dans
les temps modernes, l’indépendance de deux mouvements parallèles n’est pas aussi facile
à reconnaître. Il arrive (et même la chose est de plus en plus fréquente) que plusieurs
nations voisines voient à la fois triompher chez elles des idées presque identiques.
Faut-il admettre alors que ces voyageuses ailées et invisibles, parties d’un seul point,
ont, avec la vitesse de l’éclair, franchi ces lignes idéales qu’on appelle des
frontières ?
On ne peut pas répondre non sans examen. Les peuples ne sont plus
aujourd’hui séparés par des murailles de la Chine. Entre eux s’opère un va-et-vient
perpétuel d’hommes, de livres, de journaux. Tel fait, qui s’est passé à Paris ou à
Londres, se et se répercute au bout du monde avec une merveilleuse rapidité.
Cependant, pour peu que la transformation des habitudes et des goûts qui nous a frappés
ait une certaine profondeur et qu’elle apparaisse en plusieurs milieux éloignés et
différents de langue et d’organisation sociale, il est bien difficile de croire à une
transmission d’une pareille promptitude et l’on est obligé de se demander s’il n’y a pas
eu sur ces points divers naissance multiple de phénomènes semblables. L’unité
géographique de l’Europe a beau être brisée en une quantité d’États, n’y a-t-il point
des éléments communs à ces États comme aux membres d’un même corps ? Certaines
conditions de vie, certaines coutumes, certains besoins n’ont-ils pas une coexistence
internationale ? On ose173, reprenant un mot de Gœthe,
parler déjà de littérature européenne. On peut pressentir et, en partie, constater une
pénétration mutuelle des races qui habitent notre vieux monde. On peut, sans trop
exagérer, dire que, dans le domaine littéraire, les États-Unis d’Europe sont en voie de
formation. Il est donc permis de croire que les nations de l’Occident, unies par des
intérêts solidaires et par des liens fraternels en
dépit des barrières et
des inimitiés qui les séparent, se sont par moments trouvées en communion spontanée de
pensées et de désirs174.
Ainsi, quand on étudie ces raffinements de langage, cette recherche de bel esprit, ce
bariolage de métaphores qui, sous le nom de préciosité, d’euphuïsme, de marinisme, de
cultisme, ont, à la fin du xvie
siècle et au commencement
du xviie
, charmé la France, l’Angleterre, l’Italie,
l’Espagne, il semble que, sans aucune contagion épidémique, la manie d’alambiquer ait
rencontré dans toutes ces contrées de suffisantes raisons d’être. Il en est de même pour
ce mystérieux « mal du siècle » que Gœthe, Chateaubriand, Oberman, Byron, Ugo Foscolo
ont crié ou soupiré, chacun à sa manière, dans les dernières années du xviiie
siècle et dans les premières années du nôtre. Peut-on lui
assigner une patrie unique ? Ou faut-il lui en accorder plusieurs ? Question que je ne
prétends nullement trancher en ce moment, non plus que celle-ci : les idées
démocratiques, dont l’expansion triomphale sur les deux rivages opposés de l’Atlantique
est un des faits les plus saillants de la période contemporaine, n’auraient-elles pas
rencontré dans toute une vaste région un terrain favorable à leur éclosion ? Pour
répondre à ces points d’interrogation, une étude méticuleuse des sociétés et des époques
qui nous les posent est indispensable. Il me suffit d’affirmer qu’à première vue il ne
paraît pas déraisonnable de chercher la solution du problème ailleurs que dans la
tendance et l’aptitude qu’ont les hommes à imiter leurs semblables.
Mais ce n’est pas à dire que l’imitation n’ait rien à voir dans d’autres cas de
rapprochement entre deux littératures. Elle en est souvent l’explication naturelle et
nécessaire. Et cela n’est pas contradictoire avec l’hypothèse que nous avons émise de la
naissance en plusieurs berceaux de certaines formes d’art ou de certaines façons de
penser et de sentir. Tout au contraire. Pour qu’une conception du beau passe d’un groupe
d’hommes à un autre groupe d’hommes, il faut qu’il y ait déjà entre eux certaines
analogies ; une idée, comme une plante, ne s’acclimate
hors de sa terre
natale que si elle rencontre un sol pour ainsi dire prédisposé à la recevoir. Il faut,
comme on l’a dit, une sorte d’harmonie préétablie entre le pays d’où elle arrive et
celui où elle pénètre.
Cette réserve faite, il est aisé de noter au cours de notre histoire des influences qui
nous viennent du Nord et du Midi, des anciens et des modernes. Au moyen âge elles sont
peu puissantes, peu nombreuses ; on n’en compte guère que cinq foyers principaux,
l’antiquité profane et surtout latine, l’antiquité juive et chrétienne, le monde
celtique, la civilisation germanique, l’Orient musulman. Mais, à partir du xvie
siècle, ces forces croissent en nombre et en intensité. On
sait quel élan fougueux et quelle direction nouvelle furent imprimés à l’esprit français
par la Renaissance. Et dès lors, avec les Romains et les Grecs ressuscités, Allemands,
Italiens, Espagnols, Anglais, ensemble ou isolément, tantôt en lutte et tantôt agissant
dans le même sens, tour à tour en hausse Ou en baisse, mêlent quelque chose d’eux-mêmes
à notre originalité nationale et la prédominance des uns ou des autres donne une teinte
particulière à chaque époque de notre littérature.
Toutefois, pendant notre période classique, surtout en son milieu, l’exotisme se glisse
avec une discrétion relative dans les âmes et dans les mœurs. Mais, au lendemain des
guerres de la Révolution et de l’Empire, il fait invasion et presque irruption par
toutes les frontières. Ce n’est pas en vain que le drapeau tricolore a flotté au Kremlin
comme à Lisbonne ; que Hambourg a été comme Rome une préfecture française ; que les
proscrits de la République, de l’Empire et de la royauté restaurée ont promené en tous
pays leur fidélité aux Bourbons, aux Bonapartes ou à la liberté ; que les nations
coalisées ont rendu toutes ensemble à la France la visite armée que chacune d’elles en
avait reçue. Il faut dater de ce temps-là le commencement de ce cosmopolitisme que la
suppression des distances par la vapeur et l’électricité a si prodigieusement accru
durant le siècle qui finit. L’Europe, secouée tout entière par cette longue commotion
sociale comme par un grand cataclysme naturel, y a ravivé le sentiment d’une étroite
solidarité, preuve en soit « la sainte alliance » des souverains, protectrice officielle
des
trônes, ou bien la mystérieuse entente des aspirations populaires,
visible en ces journées de 1830 et de 1848 où l’esprit de révolte, comme une traînée de
poudre, court et fait explosion de capitale en capitale, visible encore aujourd’hui dans
les revendications presque identiques de tous les partis socialistes. Bien plus ! On
dirait que la terre entière est diminuée, rétrécie. Sillonnée en tout sens par les
commerçants et les explorateurs, elle prend conscience de son unité globale et dès lors
il n’est plus de peuple assez lointain, assez isolé pour qu’il n’entre un jour en
contact avec notre civilisation. Vers le même temps, le passé de l’humanité, comme son
royaume planétaire, est fouillé dans ses recoins les plus obscurs. Les annales et les
littératures de l’Egypte, de la Perse, de l’Inde, de l’Islande, du Japon s’éclairent de
vigoureux jets de lumière ; et c’est encore un contingent énorme de faits, de doctrines,
de coutumes, de légendes, de poèmes qui ont leur répercussion sur la vie de la France
pensante.
Un cercle immense et sans cesse grandissant s’ouvre ainsi devant quiconque veut
connaître tous les tenants et aboutissants (qu’on me passe cette expression familière)
de la littérature française. On ne saurait donc prendre trop de précautions pour ne rien
omettre d’important et voici des conseils et des remarques qui pourront épargner quelque
oubli à l’historien soucieux de faire à ce point de vue le relevé d’une époque
déterminée.
Il faut commencer par un dénombrement exact des pays étrangers qui peuvent avoir laissé
quelque trace dans les œuvres littéraires de cette époque. Les plus petits, les plus
distants peuvent avoir eu leur action passagère. Par exemple, le premier coup d’œil
révèle, au xviiie
siècle, une nouvelle renaissance de
l’antiquité classique et une transfusion partielle du génie anglais dans les âmes
françaises ; mais on risque d’oublier un apport venant de l’Orient et des contrées
sauvages de l’Amérique et de l’Océanie, apport considérable pourtant, témoin tant
d’écrits où les Persans, les Chinois, les Arabes sont appelés à donner des leçons aux
sujets de Louis XV, témoin tant de robinsonnades et d’utopies où l’état de nature est
opposé à la corruption des grandes villes. Il convient de ne
pas négliger
non plus ces petites Frances du dehors, où l’on parle français, mais où l’on pense
suisse ou belge, et dont les produits gardent par là même un goût prononcé de terroir ;
elles ont leur originalité, par conséquent leur action propre, et, en sus, elles sont
comme des jardins d’acclimatation où les idées des peuples voisins font halte et se
francisent à demi avant de s’introduire en France ; elles sont nos initiatrices
ordinaires aux littératures étrangères. Il sied encore de regarder dans l’intérieur même
de la France les provinces où subsiste une autre langue que celle de la capitale ; à
certains moments les patois, ces parents pauvres, prêtent des mots à la sœur plus riche
et plus brillante qui les éclipse ; la Bretagne, demeurée fidèle à l’idiome des
ancêtres, fut au moyen âge un des chemins par lesquels ont pénétré dans nos romans les
vieilles légendes celtiques ; en notre siècle, la résurrection d’une poésie en langue
d’oc n’a pas été sans effet sur l’inspiration des poètes du Midi qui ont écrit en
français.
Il est bon d’examiner ensuite quels ont été les rapports officiels de la France avec
les diverses nations. Une guerre qui heurte deux peuples l’un contre l’autre les
rapproche dans ce corps à corps ; elle leur apprend à se mieux connaître ; les
prisonniers deviennent entre eux un lien vivant ; le séjour des armées sur territoire
ennemi amène des contacts journaliers et prolongés ; les négociations entamées en vue de
la paix donnent lieu à des congrès où l’on discute autrement qu’à coups de canon. Aussi
la part que les reîtres allemands et les mercenaires suisses prirent à nos guerres de
religion entre catholiques et réformés est-elle encore sensible dans un certain nombre
de termes germaniques qui se sont introduits chez nous en ce temps-là et maintenus
depuis lors. Les guerres d’Italie, un peu plus tôt, aidèrent fort la Renaissance à
traverser les Alpes. — Une alliance a des résultats non moins graves. Par désir de se
complaire l’une à l’autre, les deux puissances amies s’envoient des ambassades,
s’offrent des fêtes, organisent des rencontres entre les grands personnages qui les
représentent ; un rapprochement des deux littératures est la conséquence, quand il n’a
pas été le prélude, de ces ententes cordiales. L’admiration de la France contemporaine
pour le
roman russe a témoigné d’une amitié naissante entre la troisième
République et l’Empire des Tsars. Sous le règne de Louis XIV, il suffit qu’un petit-fils
du grand roi monte sur le trône de Madrid pour qu’il n’y ait plus de Pyrénées en matière
littéraire ; car, aussitôt, l’Espagne, qui depuis un tiers de siècle avait à peu près
cessé d’inspirer la France, redevient avec Le Sage un sujet de peintures à la mode. A
défaut de traité formel et signé, une sympathie instinctive vient-elle à créer une
liaison entre la France et un peuple luttant pour son indépendance, cela se traduit vite
dans une foule d’écrits. On l’a bien vu à maintes reprises, qu’il s’agît des États-Unis
d’Amérique, de la Grèce ou de la Pologne. De même une exploration géographique, une
fondation de colonies ont des contrecoups littéraires. Le Huron de Voltaire et le
Chactas de Chateaubriand sont là pour rappeler le temps où le drapeau français flottait
au Canada et dans la Louisiane.
Mais ce n’est pas assez de considérer les relations politiques où l’État est engagé. Il
faut se demander quels individus ont servi d’agents de transmission entre deux peuples ;
il faut rechercher quels Français ont résidé à l’étranger et quels étrangers en France ;
quels ambassadeurs, commerçants, voyageurs, quels écrivains surtout ont pu importer ou
exporter les denrées intellectuelles qui échappent aux douanes ; quels croisements ont
été opérés par des mariages ; quels enfants ont été envoyés de part et d’autre faire ou
parfaire leur éducation chez le voisin. Une attention spéciale est due aux proscrits :
ils prêtent souvent autant qu’ils empruntent aux hôtes qui les accueillent. Si leur exil
dure longtemps, ils finissent presque par avoir deux patries, et souvent ils les
interprètent l’une à l’autre. Voltaire, obligé de vivre à Londres quelques années, en
rapporte, entre autre choses, l’incrédulité méthodique de Bolingbroke, la philosophie de
Locke, les théories de Newton sur la gravitation, les drames de Shakespeare. Les
protestants, réfugiés en Hollande, prêchent de là, par la bouche de Jurieu et de Bayle,
la haine de la tyrannie et la tolérance religieuse. Mickiewicz, chassé de Pologne,
révèle aux Parisiens les mérites de la poésie slave.
Ces procédés d’enquête (ai-je besoin de le dire ?) ne peuvent
s’appliquer
qu’aux modernes ; en voici d’autres qui portent aussi sur les anciens. Il importe de
savoir quels livres étrangers sont lus, admirés, discutés, traduits, étudiés dans les
classes, quelles pièces venant des temps et des pays voisins ou lointains sont
représentées devant un public pour lequel elles n’ont pas été composées. Seulement ici
plusieurs observations s’imposent.
D’abord, qu’on ne se figure pas posséder un renseignement d’une précision suffisante,
quand on a remarqué que tel auteur étranger fut en vogue à telle époque. Cette notion a
besoin d’être complétée. Comment a-t-on compris l’auteur en question ? Quelle image se
faisait-on de lui ? Il n’est pas de grand homme qui n’ait eu aux yeux des générations
successives plusieurs physionomies fort dissemblables, et par suite des influences très
différentes sur leur esprit. Homère, tel que Boileau, son admirateur, et Perrault, son
dénigreur, s’accordent à se le représenter, est une sorte de poète de cabinet, calculant
soigneusement ses effets et choisissant ses termes, un Virgile plus ancien, de qui l’on
a le droit de réclamer la soumission aux règles et aux bienséances. Avec André Chénier,
l’aveugle harmonieux devient un grand vieillard inspiré qu’on fête et révère comme un
demi-dieu. Avec Anatole France175, le chanteur de Kymé est un aède encore à moitié plongé dans la
barbarie des âges primitifs. Les mêmes vers ne peuvent agir de même façon sur des gens
qui ont du poète des conceptions si divergentes. Quand nos ancêtres du moyen âge
travestissent Virgile en magicien et en prophète, ils ont pour son œuvre et pour lui des
sentiments que ne saurait partager un érudit de nos jours. Toute époque teint de ses
propres couleurs les hommes d’autrefois ; toute nation accommode et interprète à sa
manière les écrivains qui ne sont pas de chez elle. Je crois, par exemple, qu’Aristote
eût été fort surpris des choses que les scolastiques lui faisaient dire et même des
préceptes tyranniques qu’un abbé d’Aubignac prétendait tirer de sa Poétique.
L’erreur porte parfois, non plus sur un individu, mais sur toute une civilisation. Il
n’est pas rare de constater de graves
méprises d’un peuple à l’égard d’un
autre, tantôt faute de moyens sérieux d’informations, tantôt parce que l’original a
changé, tandis que son portrait, une fois tracé, restait immuable et continuait à passer
pour fidèle. Ainsi la Chine idyllique, telle que les écrivains de notre xviiie
siècle la dépeignent souvent, pourrait bien, comme leur
fameux état de nature, n’avoir été qu’une aimable création de leur fantaisie ; ainsi,
pour quantité de Français, la Suisse demeure aujourd’hui un pays simple et patriarcal où
l’on fabrique des montres et des fromages ; ainsi encore, avant 1870, la France croyait
à l’existence d’une Allemagne sentimentale, rêveuse, pacifique, où la petite fleur bleue
de l’idéal fleurissait dans les cœurs comme le myosotis au bord des ruisseaux. On sait
ce que nous a coûté cette méconnaissance de la réalité, cette illusion d’optique qui
prêtait une persistance imaginaire à l’Allemagne romantique dès longtemps disparue176.
On ne saurait trop se défier de ces mirages du passé ou de l’éloignement : ils faussent
à chaque instant l’opinion qu’une moitié de l’humanité se fait de l’autre moitié.
Remarque non moins importante : c’est peu de savoir qu’un livre a été traduit à telle
date, si l’on ne se demande comment il a été traduit. Peut-on supposer un instant que le
Shakespeare atténué, affadi, édulcoré par la sage traduction de Letourneur, ait eu la
même répercussion sur les âmes que le
monstre en liberté qui crie et rugit
dans celle de François-Victor Hugo ? Rien n’est plus révélateur du changement des goûts
que la série des métamorphoses subies par un chef-d’œuvre dans son passage de sa langue
originelle en un idiome étranger. Rien ne permet mieux de marquer les étapes que
traverse cette transfusion de pensée qui est parfois si difficile entre deux peuples,
même très rapprochés.
Au cours de ces investigations, on aura peut-être quelques surprises. On s’apercevra de
temps en temps que tel ouvrage, ayant eu un médiocre succès dans sa patrie, a
brillamment réussi au dehors. Le cas s’est présenté pour la Semaine de
Guillaume du Bartas, qui fit surtout fortune en Allemagne, et pour les Contes fantastiques d’Hoffmann, qui furent mieux accueillis en deçà qu’au-delà
du Rhin. Cette adoption par une famille humaine
est toujours fertile en enseignements. On verra aussi tout à coup quelque auteur,
ignoré ou dédaigné durant des siècles, obtenir une vogue éclatante. Shakespeare, avant
d’être déifié par Victor Hugo, dut attendre deux cents ans pour se trouver en harmonie
avec l’état d’esprit de la société française ; il eut peine encore sous la Restauration
à conquérir ses lettres de naturalisation ; en 1822, il fut dénoncé par un patriote du
parterre comme « aide de camp de Wellington » et ses drames furent taxés de
« monstruosités dégoûtantes ». Que d’efforts n’a-t-il pas fallu, depuis le jour où
Voltaire risquait dans Zaïre une pâle réminiscence de la jalousie
d’Othello, pour que le grand dramaturge anglais forçât les portes de nos théâtres !
Milton, le vieux puritain, avait fait antichambre presque aussi longtemps avant de
prendre rang parmi les poètes appréciés de ce côté-ci de la Manche. Gloires tardives et
posthumes dont la clarté a mis des centaines d’années à franchir quelques dizaines de
lieues !
Quand on a relevé les points de contact établis, soit par les hommes, soit par les
livres, entre une nation et celles qui l’environnent, on n’a rempli qu’une moitié de sa
tâche. On possède
les causes qui ont pu influer sur le développement de
cette nation ; reste à en examiner les effets.
Il faut les suivre en tout domaine ; tout peut subir et trahir une influence
étrangère ; le jour où à Paris l’on porta des cravates à la Walter Scott, la popularité
acquise en France par l’illustre romancier fut, par cet hommage qui n’avait rien de
littéraire, démontrée d’une façon incontestable. Une fois qu’on a fait le tour de toutes
les branches de l’activité sociale, on se rabat sur la langue d’abord. Les traces
d’exotisme qu’on y découvre indiquent en quels domaines s’est exercée l’influence qu’on
étudie. On peut, en classant les termes empruntés durant une époque par une nation à une
autre, reconstituer les différences et même les principales supériorités qui
distinguaient alors la civilisation de celle qui les a prêtés. Un simple coup d’œil sur
les mots et locutions importés d’Italie en France depuis le règne de Charles VIII
jusqu’à la mort de Mazarin prouve qu’en fait d’élégance mondaine, de stratégie, de
beaux-arts, de marine, de commerce, de littérature régulière et classique, les Italiens
de ce temps-là ont été des initiateurs pour leurs voisins. Du reste, on peut très
nettement saisir dans les variations de la langue la lutte de l’esprit national contre
la pression étrangère qui menace parfois de l’étouffer. Au xvie
siècle, le français doit se défendre contre un terrible assaut des
langues anciennes et des modernes ; le latin essaie d’abord de le supplanter ; puis,
débouté de cette prétention, il réussit du moins à pénétrer en masse dans le
vocabulaire, à compliquer l’orthographe, à changer pour un temps ou pour toujours le
genre de certains substantifs, la forme de quelques comparatifs et superlatifs, le
système de la versification. Aux « latiniseurs » s’unissent les « grécaniseurs » ;
courtisans et catholiques, au grand scandale des huguenots, puisent à pleines mains dans
l’italien et l’espagnol ; le Nord fait concurrence au Midi dans cette inondation de
néologismes ; le réformé Du Bartas forge des mots composés à l’allemande. Il importe de
fixer les dates où chacun de ces envahissements commence, arrive à son maximum, décline,
reprend ou s’arrête ; et alors on peut constater un parallélisme régulier entre
l’histoire linguistique et l’histoire politique ; Malherbe, contemporain et
protégé de Henri IV, représente comme lui une réaction nationale.
Mais c’est dans la littérature que les courants venant du dehors ont les effets les
plus multiples et les combats les plus acharnés soit entre eux, soit avec celui qui
emporte le gros de la nation. Placée entre le nord et le midi de l’Europe, la France est
souvent le champ de bataille où se heurtent des forces issues des deux régions
opposées ; au xvie
siècle, recevant d’Italie la
Renaissance et d’Allemagne la Réforme, elle est tiraillée, déchirée entre les deux
tendances contraires qui bouleversent les intelligences et la société. C’est que les
idées colportées par la littérature ne sont pas purement littéraires. Elles peuvent
être, suivant les cas, religieuses, politiques, morales, scientifiques, etc. Elles
agissent sur ce qu’il y a de plus profond dans l’esprit d’un peuple. L’Angleterre a été
longtemps pour la France une école de liberté. Le roman russe de nos jours a induit
beaucoup de nos écrivains à se demander, après Tolstoï, quel est le sens de la vie et à
prêcher « la religion de la souffrance humaine ». Une orientation nouvelle est parfois
donnée de la sorte à une génération par des œuvres qui l’ont séduite. Les sujets
traités, les théories soutenues, les conclusions exprimées ou suggérées, en un mot,
l’âme même des livres, se transforment alors en bien ou en mal. Henri Estienne dénonçait
le machiavélisme corrupteur qui suintait, comme un poison, des ouvrages italiens prônés
et répandus par l’entourage de Catherine de Médicis. Et, par un phénomène inverse, nos
dilettantes blasés ont salué naguère de cris de joie le souffle tonique et
ragaillardissant qui s’élevait du théâtre d’Ibsen.
Il faut donc plonger au cœur des écrits de tout genre, pour y saisir le genre étranger
qui a pu les vivifier ou les gâter ; après quoi, l’attention doit se porter sur les
formes dont les écrivains ont revêtu leurs sentiments et leurs pensées. Il est bien
certain que le drame libre, à la façon de Lope de Vega et de Shakespeare, a contribué à
briser le moule de notre tragédie classique. Il n’est pas douteux que l’Allemagne est en
grande partie responsable du jargon dont plus d’un parmi nos philosophes de ces trente
dernières années s’est complaisamment
enveloppé. Il est avéré que Rousseau
prit aux Anglais le cadre commode du roman par lettres. Mais, en général, la forme, qui
est chose précise, solide et personnelle, se transporte moins aisément d’un pays à un
autre que l’idée, qui est chose fluide, subtile et sans marque de propriété.
Qu’il s’agisse d’ailleurs de l’une ou de l’autre, une grosse difficulté est de
distinguer l’imitation de la simple inspiration. A côté de quelques écrivains qui ont la
franchise d’avouer leurs maîtres et de reconnaître leurs dettes envers eux, combien n’y
en a-t-il pas qui cachent leurs emprunts, même les plus innocents, comme si c’étaient
autant de larcins ! Excès d’amour-propre et de prudence ! L’ignorance des langues
étrangères, qui fut si longtemps l’apanage des Français, a eu du moins cet heureux
résultat de les sauver le plus souvent du plagiat et même de l’imitation trop littérale.
Victor Hugo fut lancé dans le roman historique par l’exemple de Walter Scott : il se
proclama l’adorateur de Shakespeare ; il n’existe cependant entre son œuvre et celle des
devanciers dont il suivit les pas qu’une ressemblance générale et lointaine. Musset fut
appelé par quelques camarades malins « miss Byron ». Son dandysme, sa désinvolture
moqueuse mêlée d’élans passionnés justifient ce surnom ; mais si l’on cherche des
tirades ou des vers dérobés au poète anglais, on ne trouve à peu près rien. Je ne dis
pas certes que tous nos écrivains aient le droit de répéter fièrement avec Musset :
Il n’est pas impossible de constater chez quelques-uns d’entre eux un excès de facilité
à s’assimiler la substance d’autrui. Alphonse Daudet, qui avait, quand il voulait, une
vision si originale des gens et des choses, les a vues parfois à travers les lunettes de
Dickens ; Alexandre Dumas père a dans le vaste fleuve de son imagination débordante
absorbé quelques petits ruisseaux ; André Chénier, qui fut un vrai poète, fut aussi par
endroits un arrangeur industrieux de centons antiques. Il faut discerner la façon dont
chaque auteur a su profiter des modèles qu’il a choisis ou rencontrés ; il y a cent
degrés dans cet art ; on ne saurait confondre le copiste qui abdique son indépendance,
et se fait le docile esclave d’un devancier avec l’adaptateur habile qui
crée en imitant, qui prend un grain de semence chez autrui, le fait lever, fleurir,
fructifier en pousses vigoureuses et nouvelles ; ni surtout avec l’inventeur qui ne
puise guère qu’une noble émulation et un encouragement dans la contemplation des
chefs-d’œuvre offerts à ses regards.
Dans cette analyse des procédés d’imitation177 il est bon de se
rappeler qu’il y a des imitations à rebours. Si un homme ou un ouvrage attire et soumet,
comme par une sorte de magnétisme, certains cerveaux, il en repousse et révolte certains
autres. Les causes de ces répulsions sont variées ; elles sont individuelles ou
générales ; l’homme ou l’ouvrage en question peut aussi bien être en désaccord avec
notre tempérament, notre éducation, nos goûts particuliers que mal vu et condamné, parce
qu’il appartient à une nation en querelle avec la nôtre. Au lendemain d’une guerre on
remarque aisément chez un peuple vaincu cette double propension naturelle soit à calquer
les usages ou les idées du peuple vainqueur soit à en prendre le contrepied. Après 1870,
la France a considéré l’Allemagne tantôt comme une rivale à laquelle on pouvait
utilement emprunter des armes ou des méthodes, tantôt comme une ennemie dont il était
nécessaire de se garder et agréable de contrecarrer les goûts. Ces deux formes de
patriotisme ont eu pour résultats des conduites contraires. Pendant que des Français,
soucieux de ranimer la sève nationale par d’habiles greffages, importaient des théories,
des procédés d’éducation et d’organisation militaire ayant cours en territoire
germanique, d’autres Français, patriotes exclusifs et craignant de voir amoindrie la
personnalité de leur pays, combattaient à outrance tout ce qui provenait d’une source
suspecte et détestée, dénigraient de parti pris les gloires allemandes, sifflaient
Wagner coupable d’avoir insulté la France, célébraient par réaction Roland, Jeanne d’Arc
et les volontaires de la première République, faisaient des succès exagérés à
l’opéra-comique, sous prétexte que c’est un genre éminemment français,
ou à
des poésies dont le principal mérite était de relever le courage et la confiance des
battus de la veille.
Ce qui peut en cas pareil consoler les plus désireux de voir leur patrie grande et
forte, c’est que, si la France s’inspire parfois de ses voisins, ceux-ci le lui rendent
avec usure.
Il semble que, dans les derniers siècles, les principaux peuples de l’Europe
occidentale se soient partagé plus encore que disputé l’honneur d’exercer une sorte de
suprématie intellectuelle. Italie, Espagne, France, Angleterre, Allemagne ont eu tour à
tour leur âge d’or, leur grande époque ; comme les coureurs dont parle le poète, ces
nations se sont passé de ’une à l’autre le flambeau de la vie. Chacune d’elles, dans ses
instants de rayonnement plus intense, répand sur le monde des idées qu’elle a marquées
de son empreinte ; chacune, dans ses intervalles d’obscurcissement relatif et de
reploiement sur elle-même, repense, mûrit, amende, perfectionne ce qu’elle a reçu des
quatre coins du globe.
Il y a ainsi un tel entrecroisement d’échanges intellectuels entre les peuples, qu’il
faut, pour chacun d’eux, dresser un compte en partie double avec tableau des sorties et
des entrées. De bons travaux178 ont déjà commencé à
établir entre plusieurs d’entre eux cette espèce particulière de balance du commerce ;
il n’y a qu’à pousser plus avant dans cette voie. Pour ne parler que de la France, elle
n’a pas été seulement au xiiie
et au xviie
siècle la nation-reine qu’on admire et imite ; presque en
tout temps, elle a été pour ses voisines une fournisseuse inépuisable. Il arrive même
assez souvent que des choses françaises lui reviennent vêtues à l’étrangère. De même que
des mots comme tunnel ou budget ont été portés par
elle en Angleterre avant d’en être rapportés avec un son et un sens nouveaux, de même
certaines doctrines parties de chez elle ont fait de si longs voyages et se sont si bien
transformées sur la route qu’à leur retour dans leur contrée d’origine elles ont paru
avoir la saveur de l’inconnu. Problème délicat que celui
qui consiste à
discerner alors la part de la mère patrie dans ces produits si mélangés ! Qui pourrait
dire, sans une minutieuse analyse, ce qui dans le positivisme est anglais et français ?
Qui pourrait démêler exactement ce qui revient à George Sand dans les conceptions
maîtresses de plusieurs pièces d’Ibsen ? On n’approchera de la vérité en ces matières
que lorsqu’une série de monographies auront suivi au dehors l’expansion de nos
différentes écoles, les adaptations innombrables de nos pièces, les traductions de nos
romans, les annexions de mots faites aux dépens de notre langue. C’est avant tout
l’affaire des historiens étrangers de relever ainsi ce que chaque pays peut devoir à la
civilisation française : il faut être au point d’arrivée, non au point de départ, des
forces qui ont agi pour en bien évaluer les effets complexes. En attendant que les
nations aient fait le bilan de leurs dettes, l’histoire de la littérature française fera
surtout celui de leurs créances sur la France, et ainsi se préparera ce débrouillement
des fils entrelacés qui de plus en plus rattachent les uns aux autres tous les habitants
de la planète et en font des collaborateurs autant et plus encore que des
concurrents.
§ 2. — Un peuple n’imite pas seulement les peuples étrangers ; il s’imite aussi
lui-même ; il a beau parfois se piquer de rompre la tradition ; il autorise cette
rupture même par des exemples traditionnels ; il cherche dans son passé des précédents
aux innovations qu’il hasarde. Les romantiques, en se dégageant des entraves classiques,
se recommandèrent des audaces de la Pléiade et même des demi-révoltes de Corneille
contre le joug que la critique de son temps lui imposait au nom d’Aristote.
Cette imitation est aussi variée dans ses procédés que celle qui a pour objet les
autres nations. Elle est également contre-imitation, j’entends par là que de parti pris
les hommes d’une génération font ou disent souvent le contraire de ce qu’ont dit ou fait
ceux de la génération précédente ; j’ai déjà montré comment ce développement par
opposition est régulier dans la succession des écoles littéraires ; c’est pourquoi aussi
la période la plus périlleuse pour la renommée d’un grand
homme est le
tiers de siècle qui suit sa mise au tombeau.
On ne peut donc bien connaître la littérature dans une époque donnée sans déterminer
quelles sont les époques de son passé qui revivent alors d’une vie posthume, qui sont
admirées ou détestées, en tout cas discutées et par cela même présentes aux
souvenirs.
« Dis-moi qui tu aimes et je te dirai qui tu es. » La préférence qui reporte une
société vers tel ou tel moment de son existence antérieure est révélatrice de son goût
dominant. Si vous voyez la critique se prosterner devant Bossuet et traîner Voltaire
dans la boue, grand symptôme de réaction cléricale. Suivant que le dix-septième ou le
dix-huitième siècle est le plus estimé, vous pouvez conclure que l’esprit conservateur a
le dessus ou le dessous. La nature d’un groupe, quel qu’il soit, se reflète dans le
choix qu’il fait parmi ses ancêtres. Les romantiques, au début de leur lutte contre la
tradition classique, appellent à la rescousse le moyen âge ; ils le réhabilitent,
l’idéalisent, le proclament poétique, et leur révolution littéraire est ainsi aidée par
la restauration monarchique et chrétienne, qui trouve son compte à cette renaissance de
la vieille France.
Mais ces admirations rétrospectives, ces regains de sympathie pour un âge défunt ne
servent pas seulement à trahir l’arrière-pensée de ceux qui les favorisent. Les auteurs
qu’on exhume deviennent des êtres agissants. Ce sont des morts-vivants qui se mêlent aux
combats du jour. La légende raconte que le cadavre du Cid, marchant en cuirasse et à
cheval au milieu de ses vieux compagnons d’armes, remportait encore des victoires. De
même ces revenants jouent leur rôle dans la bataille. Ils modifient la langue et la
littérature. Tantôt, grâce à eux, des mots si vieux, si vieux qu’ils en sont redevenus
jeunes, reprennent une vigueur imprévue ; au commencement de notre siècle, le français
d’Amyot reparaît dans certaines pages de Paul-Louis Courier, surtout dans sa traduction
d’Hérodote. Tantôt les sujets traités par les écrivains sont profondément renouvelés. A
la même époque, sur les planches, seigneurs et « escholiers » jurent par leur bonne
lame de Tolède, et pourpoints, brassards, pertuisanes reluisent aux feux de la
rampe ; la poésie fait sortir des tombeaux gnomes et farfadets, fées et
lutins, châtelaines, troubadours et nobles chevaliers ; le roman évoque des truands, des
gitanes et le moine bourru. Presque en même temps, le xvie
siècle, si vivant, si tumultueux, si riche d’héroïsme et de crimes,
bénéficie d’une semblable résurrection ; la vogue qu’il obtient s’étend jusqu’aux années
qui touchent au règne personnel de Louis XIV. Aussitôt Charles IX et Henri III, mignons,
raffinés et ligueurs, amis et ennemis de Richelieu, mousquetaires et frondeurs
envahissent romans et drames ; l’école de Ronsard prête des rythmes aux romantiques, qui
pétrarquisent et pindarisent comme les poètes de la Pléiade.
Ces regards en arrière ont la vertu magique de remettre en lumière des formes, des
idées, des œuvres oubliées, et quelque écrivain de jadis, sorti tout à coup de la nuit
du passé, se trouve avoir sa place et son influence parmi les fils d’un autre siècle.
Dans le nôtre surtout, une foule d’auteurs gardent la trace de ce commerce avec les
maîtres qu’ils se sont donnés. Cousin, l’amoureux de Mme de
Longueville, a travaillé et réussi parfois à écrire comme les contemporains de son
héroïne. Villon, Marivaux ont eu leurs suivants qui se sont modelés sur leurs chefs de
file. On pourrait citer des sous-Voltaire et des diminutifs de Chateaubriand. Il est né
jusqu’à des poèmes en vers assonancés à la mode de nos chansons de geste. Il semble que
la France, dans une grande débauche historique, se soit complu à passer en revue ses
traditions les plus différentes et à revivre toute son existence en quelques années.
Jamais, en tout cas, elle n’a eu littérature plus composite ; jamais il n’a été si
nécessaire de démêler les influences innombrables qui, de tous les points du globe et du
passé ont agi sur son évolution.
Au milieu de cette masse énorme d’imitations, il n’en faut pas oublier une espèce
particulière qui est de toute époque ; je veux parler de l’action que des écrivains
contemporains et courant la même carrière exercent l’un sur l’autre. On voit, à certains
moments, un auteur s’engager dans une voie nouvelle, parce qu’un autre vient d’y
réussir. Un esprit dévie de sa direction première, comme une aiguille aimantée, par le
voisinage
d’un courant magnétique puissant. Un homme d’initiative peut
ainsi entraîner après lui ceux qui sont moins originaux ou moins hardis et leur
communiquer une partie de sa vigueur et de son audace. Rotrou prit dans les tragédies de
Corneille des leçons d’art dramatique et, en portant à la scène le martyre de saint
Genest, il rendit hommage au grand rival qui l’avait aidé à se surpasser. Émile Augier
fut arraché à la comédie romanesque en vers par les triomphes retentissants qu’Alexandre
Dumas fils obtenait près de lui dans la comédie réaliste et bourgeoise et il lui disputa
bientôt le prix dans le genre où il se fit son concurrent. Parfois l’exemple du voisin
n’est qu’un avis utile offert à un écrivain qui cherche son chemin ; souvent c’est une
aubaine inespérée pour quelque esprit à la suite, trop heureux de s’accrocher aux
basques d’un auteur qui a du succès. De là, ces épidémies de pièces ou de romans, qui, à
quelques mois de distance, traitent le même sujet avec des variantes insignifiantes. Il
peut arriver alors que le premier né de ces ouvrages similaires ne soit pas le meilleur,
qu’une idée trouvée et mal exploitée par un talent novice ou secondaire soit plus tard
mise en valeur par un maître, Molière a profité chacun le sait de trouvailles pareilles.
Alexandre Dumas fils, dans Francillon, a repris un thème esquissé par
des confrères moins heureux. Mais qu’elle aille du petit au grand, ou, ce qui est le cas
le plus ordinaire, du grand au petit, cette assimilation entre gens qui se coudoient et
visent au même but se produit régulièrement et elle contribue à donner un air de famille
aux écrivains d’une même époque. Il faut suivre avec un soin extrême l’ordre des dates,
si l’on veut rendre à César ce qui appartient à César. On ajoutera ainsi un curieux et
dernier chapitre à cette longue étude des échanges et des contagions qui ont lieu
d’intelligence à intelligence.
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