Chapitre X. La littérature et la vie de famille
§ 1. — Cette société primitive, naturelle, fondamentale qui s’appelle la famille se
compose du père, de la mère, des enfants, des parents plus éloignés et encore des
domestiques. Ce sont les relations de ces différentes personnes entre elles qui en
forment la vie. Elles ont une influence continue sur la littérature, de même que la
littérature à son tour les modifie incessamment. En effet, tantôt les écrivains
reproduisent dans leurs œuvres cette vie intime, le jeu compliqué des sentiments qu’elle
suscite et les conflits de volontés qu’elle amène ; tantôt, comme nous l’avons vu déjà,
opposant leur idéal à la réalité, ils travaillent à changer dans le sens de leurs
prédilections les traditions consacrées par l’usage ou l’organisation sanctionnée par le
Code.
Aussi convient-il à toute époque d’étudier avec soin la vie familiale, de savoir si
elle est forte ou faible, sévère ou relâchée, de noter les différences et les
ressemblances qu’elle présente d’une classe, d’une région et presque d’une ville à une
autre.
Il faut commencer par déterminer quelle est dans ce milieu restreint, mais
singulièrement enveloppant pour l’individu, la situation relative de l’homme et de la
femme. Cela revient à rechercher la conception que les différents groupes sociaux se
font de l’amour et du mariage ; et il est à peine besoin de faire remarquer quel rôle
immense cette conception changeante joue dans l’histoire littéraire de la France. Car,
lorsqu’on passe des
anciens aux modernes, la première différence qui frappe
est l’envahissement de la littérature par l’amour.
Durant notre époque classique, il domine au théâtre ; il est le thème principal ou
l’accessoire obligé de presque toutes les pièces ; il est le roi et souvent le tyran de
la scène. Aristote assignait à la tragédie comme ressorts essentiels la terreur et la
pitié. Ouvrez au contraire l’Art poétique de Boileau. Quoique Boileau
respecte profondément Aristote, qu’il n’ait jamais été accusé d’être galant à l’excès,
qu’il ait même fait une lourde satire contre les femmes, il écrit :
Dès lors, point de sujet qui ne s’agrémente d’une intrigue amoureuse, quand ce n’est
pas l’intrigue amoureuse qui fait le fond de l’ouvrage. On peut compter les pièces où
elle manque : Athalie, la Mort de César, quelques
tragédies de Marie-Joseph Chénier font exception à la règle générale ; mais ces
exceptions sont bien rares. Même quand le poète veut s’affranchir de l’usage, les
comédiens et surtout les comédiennes l’y plient bon gré mal gré. J’ai déjà cité
l’aventure de Voltaire à ses débuts, lorsqu’il voulut mettre en scène Œdipe, cette
victime sanglante du destin. Il dut faire soupirer amoureusement Jocaste, comme Racine,
cinquante ans plus tôt, avait cru devoir transformer en amoureux Hippolyte, le héros
virginal voué chez les anciens au culte de la déesse de la chasteté.
Si de la tragédie nous passons à la comédie, la tradition lui impose un dénouement
heureux et elle finit régulièrement par un mariage, le mariage étant toujours un
dénouement heureux au théâtre. Faut-il rappeler combien de fois les mésaventures
conjugales et les méfaits des belles-mères ont fourni un thème à plaisanteries vieilles
comme le monde et cependant toujours goûtées de nos ancêtres aussi bien que de leurs
descendants ?
Les contes d’autrefois, les fabliaux ainsi que les romans, depuis ceux de la Table
ronde jusqu’à ceux qui s’étalent sous des couvertures neuves dans les vitrines des
libraires, ont
aussi de mille manières exploité la mine inépuisable que
leur offrent des sentiments toujours les mêmes et cependant toujours nouveaux par la
forme qu’ils prennent aux différentes époques.
Elle s’est étrangement diversifiée, cette forme. L’amour s’est raffiné, nuancé,
compliqué à l’infini. Amour chevaleresque et héroïque, amour platonique et éthéré, amour
léger et à fleur d’âme, amour passionné et fort comme la mort, amour sensuel et
libertin, amour ingénu et délicat, amour fougueux et volage, à la hussarde, amour
dégénérant en un duel entre les deux sexes, amour coupable et perverti, amour avant,
pendant et hors le mariage…, que de variétés voisines, mais distinctes ! Elles peuvent
coexister dans la même époque ; elles peuvent se combiner de façon à produire des
variétés nouvelles. C’est une tâche parfois ardue de démêler laquelle a dominé dans un
moment donné et en quelle proportion les autres étaient alors représentées dans une
société. Il faut, pour la remplir aussi bien que possible, interroger les Mémoires, les
lettres, les procès, les statistiques, et, au cours de ces investigations, on remarquera
vite que les œuvres littéraires ont souvent agi, non seulement sur l’expression, mais
aussi sur l’intensité ou même sur la nature des sentiments que les deux sexes ont l’un
envers l’autre. Il me paraît que les poètes et les romanciers ont maintes fois fait
l’éducation amoureuse de leurs lecteurs et de leurs lectrices, qu’ils leur ont appris à
sentir plus vivement et plus finement, qu’ils ont ainsi leur grande part dans la
complexité plus grande et dans les allures romanesques ou tragiques que l’amour a prises
dans les temps modernes. Suivant un mot de Buffon, l’imagination a brodé de soie et d’or
l’étoffe simple fournie par la nature. Combien d’hommes se sont modelés sur Saint-Preux
ou sur don Juan ! Combien de femmes ont aspiré à être des Elvires ou des Lélias !
L’histoire des mœurs en notre siècle rencontre bien des cas où des personnages réels ont
emprunté des traits à des personnages fictifs, où la vie a imité cette imitation de la
vie qu’est en partie la littérature !
Ainsi la littérature et la réalité, quoique toujours séparées par un écart qui est plus
ou moins large, suivant que l’époque est réaliste ou idéaliste, se rapprochent assez
pour qu’on puisse
saisir une analogie de direction entre la courbe de l’une
et celle de l’autre.
Sans vouloir dérouler la longue histoire des façons, diverses dont l’amour a été
compris par les différentes époques, il est permis de choisir quelques exemples pour
montrer les phases extrêmes par où ont passé ce sentiment et son expression.
Les chansons de geste, surtout les plus anciennes, ne s’occupent guère de l’amour. Dans
la Chanson de Roland, sa fiancée, la belle Aude, apparaît à peine et
c’est pour mourir subitement en apprenant la mort du vaillant capitaine. Cette mort sans
phrases a, d’ailleurs, sa grandeur et sa délicatesse. Dans Berte aux grands
piés, l’héroïne du poème est victime d’une odieuse trahison ; pendant qu’une
serve prend sa place d’épouse auprès du roi Pépin, on la perd dans une forêt. Là elle
souffre, vit misérable dans la solitude, parmi les bêtes, mais toujours résignée, parce
qu’elle croit avoir déplu à son seigneur et maître et avoir subi ce traitement par son
ordre. C’est une martyre de l’obéissance conjugale. La femme de Guillaume
au court nez, dame Guibourg, est un modèle de bravoure, d’énergie virile. Elle
est restée gardienne d’une place forte ; Guillaume blessé, vaincu, mis en fuite par les
Sarrasins et déguisé lui-même en Sarrasin pour mieux leur échapper, se présente aux
portes de la ville. Sa femme le regarde du haut d’une tour et elle refuse de faire
ouvrir. — Vous fuyez, lui dit-elle. Vous n’êtes pas Guillaume. A ce moment, passent cent
cavaliers musulmans, qui sont sur le point de s’emparer du fugitif. Il insiste pour
qu’on lui donne asile. — Quoi ! reprend dame Guibourg, l’ennemi passe à votre portée et
vous ne l’attaquez pas ! Vous n’êtes pas Guillaume. ― Désespéré, le héros fait un
suprême effort. Il se jette sur les cavaliers, les disperse et alors seulement sa femme
daigne le reconnaître et le laisser entrer dans la ville avec tous les honneurs qui lui
sont dus. Si la femme joue ainsi parfois un rôle brillant ou touchant, on sent pourtant
le plus souvent que sa place dans la famille féodale du nord de la France est encore
humble et secondaire. Dans un autre poème (Garin le Loherain), la
femme du roi Pépin voulant se mêler de lui donner un conseil politique, le roi lui
assène un coup en plein visage, et, comme sa main est gantée de fer, la pauvre reine
s’en va, toute saignante,
méditer ce rappel au silence et à la modestie. La
femme nous apparaît ainsi soumise à son mari, traitée avec rudesse et brutalité, mais en
même temps pure, fidèle et dévouée.
Tout autre est, vers la même époque, la condition de la femme, et par conséquent, le
rôle de l’amour, dans le midi de la France. Là le respect, la courtoisie envers la femme
sont les premiers devoirs d’un chevalier. — Il doit, dit une formule du temps, servir et
honorer toutes les dames pour l’amour d’une seule. Il gagne ainsi l’estime en ce monde
et le paradis dans l’autre. Car, suivant une autre maxime du temps, qui sert loyalement
sa dame est sauvé. La femme noble, au pays des troubadours, est véritablement reine.
Dans les tournois en champ clos, elle décerne le prix au champion le mieux faisant. Dans
les tournois poétiques, elle accorde la palme au poète le mieux disant. Entourée
d’adulations, elle est l’objet d’un amour romanesque, qui tantôt s’exalte en dévotion
presque mystique et tantôt s’évapore en galanteries légères. Elle préside des débats sur
des questions graves comme celles-ci : — Vaut-il mieux perdre sa dame par son mariage
avec un autre ou par la mort ? — Lequel aime le mieux, du jaloux ou de celui qui ne
l’est pas ? ― L’amour doit-il et peut-il exister entre époux ? — Et à cette dernière
question, la réponse ordinaire est Non. C’est qu’en effet l’amour tel
qu’on le conçoit dans cette civilisation déjà raffinée, loin d’avoir le mariage pour
aboutissant naturel, en est presque l’opposé. Il est regardé comme un sentiment si libre
qu’il se dérobe à toute contrainte, même à celle du devoir. Cela était poussé si loin
qu’on cessait d’être le chevalier en titre d’une dame, par cela seul qu’on devenait son
mari. Et, autre forme de la même idée, un chevalier et sa dame pouvaient fort bien se
marier chacun de son côté et avoir chacun, dans son ménage, beaucoup d’enfants, sans
briser le lien idéal qui les avait unis.
On comprend sans peine que les deux littératures correspondant à ces deux conceptions
de l’amour et de la famille soient séparées par une large distance.
On retrouve ce contraste dans toute l’histoire de la France. Corneille nous représente
fréquemment l’amour noble, élevé, austère, inspirateur des beaux sentiments et des
grandes actions. Ainsi Pauline, qui aime encore Sévère et qui est encore
aimée de lui, pousse jusqu’au renoncement le plus vertueux le respect de la foi
conjugale. Comparez aux peintures du poète ce qui se passe dans certaines familles,
surtout dans les familles jansénistes du temps, et vous verrez qu’il n’a eu qu’à
idéaliser certains traits choisis dans la réalité. Puis transportez-vous dans la
première moitié du xviiie
siècle. En ce temps-là, dans la
société aristocratique (celle qui alors influe le plus sur la littérature), le mariage
est considéré comme une institution surannée et contre nature. Le marquis d’Argenson, un
fort honnête homme, l’appelle « un droit furieux »
. Il en fait
gaillardement l’oraison funèbre et prédit qu’il passera bientôt de mode. Mais enfin,
quand la mode en sera passée, faudra-t-il que le monde, devenu un immense monastère,
soit réduit au célibat à perpétuité ? Les philosophes du xviiie
siècle ne sont pas si cruels. Ils font, tout au contraire, une guerre
acharnée au célibat, aux vœux perpétuels, aux couvents. Que veulent-ils donc ? J’appelle
un apologue du temps à mon aide pour expliquer leurs désirs. Dans une fable de
Lamothe-Houdar, la rose dit au papillon : Ingrat, je vous ai vu courtiser la
violette,
Je vous ai vu, perfide, caresser la tulipe, la jonquille, la tubéreuse. Et le papillon
répond à la rose : Eh ! que faisiez-vous pendant ce temps-là ? N’avez-vous pas accueilli
l’abeille et le frelon, et le moucheron encore ? — Le poète termine cette querelle de
ménage par cette morale, si le mot de morale peut ici s’appliquer :
Eh bien ! que toute femme à son gré puisse être la rose et tout homme le papillon,
voilà, selon beaucoup d’hommes et de femmes de cette époque, le vœu même de la nature.
Le mariage ne doit plus être qu’une étiquette destinée à couvrir les unions libres et
passagères, facilement nouées, plus facilement dénouées. Voulez-vous retrouver ce
papillonnage dans le roman : Crébillon fils et bien d’autres l’y introduisent. Vous
plaît-il de le revoir au théâtre : on joue alors une petite pièce intitulée :
Le préjugé à la mode, et savez-vous quel est ce préjugé,
d’ailleurs combattu par l’auteur85 ?
C’est qu’une femme ne saurait décemment aimer son mari et qu’un mari ne doit pas avoir
le mauvais goût d’aimer sa femme. C’est, en un mot, la théorie (correspondant à la
pratique) de l’infidélité mutuelle et presque obligatoire.
Je pourrais suivre chez les romanciers et les auteurs dramatiques de notre siècle les
métamorphoses subies par les idées et les sentiments qui se rapportent à ce sujet si
grave : l’union de l’homme et de la femme. Mais elles ont été si souvent étudiées qu’il
serait banal d’y insister. J’aime mieux indiquer ce qu’il sied de noter avec soin à
chaque moment, si l’on veut aboutir à des résultats précis et nouveaux.
Il faut remonter à la raison d’être de ces métamorphoses, et la principale, c’est la
condition de la femme dans la famille et dans la société. La prépondérance de l’amour
dans les littératures modernes est due sans aucun doute au puissant mouvement qui depuis
l’antiquité a relevé sa situation. Ce n’est point le lieu de rechercher les causes
nombreuses de cette lente ascension qui dure encore : il y faudrait tout un volume. Mais
il est bon de se rappeler que dans ce long effort, qui tend à établir une équivalence
parfaite, c’est-à-dire une égalité de droits n’excluant pas une diversité de fonctions
entre les deux moitiés de l’humanité, il y a eu des moments d’arrêt, de progrès rapide
et aussi d’effervescence désordonnée. Tout cela se reflète dans les œuvres
contemporaines : car les femmes exercent toujours une triple action, comme partie
intégrante du public comme auteurs, comme conseillères ou inspiratrices d’un frère, d’un
mari, d’un amoureux, d’un ami. Il importe donc de savoir si elles ont été tenues à la
maison, occupées à filer, à coudre, à faire le ménage, à soigner les enfants ; si, au
contraire, plus ou moins émancipées, plus ou moins instruites, plus ou moins fringantes,
elles ont pris une part active aux choses qu’en d’autres temps les hommes se réservent
jalousement.
Un bon historien devrait distinguer des époques où les femmes sont viriles, d’autres où
les hommes sont féminins,
d’autres encore où s’opère entre les deux sexes
un partage à l’amiable et réglé pour un temps des fonctions mâles et des fonctions
femelles qui existent toujours côte à côte dans une société.
Regardons une époque où les femmes se virilisent, où elles secouent le joug des
traditions et des règles qui les assujettissaient, où elles réclament fièrement leur
indépendance et se donnent libre carrière en tous domaines. Je ne vois pas d’époque,
sauf peut-être celle où nous vivons, qui soit à cet égard aussi remarquable que la
minorité de Louis XIV.
Les femmes, durant les années troublées de la Fronde86, sont partout dans la vie publique. Amazones,
diplomates, aventurières de haut vol, elles gouvernent, intriguent, négocient,
conduisent des armées, soutiennent des sièges, manient les armes au besoin. Une d’elles
est régente ; une autre est presque reine de Paris insurgé ; une autre entre de vive
force dans Orléans. Elles mènent tout, à commencer par les hommes. Elles font varier la
politique au gré de leurs coups de tête et de leurs coups de cœur. En même temps, dans
la vie privée, elles sautent sans hésiter par-dessus les barrières accoutumées ; elles
courent les rues et les grandes routes en masque, en habits de cavalier ; elles se
moquent de leurs maris et du mariage ; elles ont des toilettes tapageuses, un langage
gaillard, des manières hardies, des passions débridées ; on en voit qui se battent,
boivent et sacrent comme des soudards. Ces libres viveuses sont souvent des libres
penseuses. Bien plus ! Les grandes dames n’ont pas scrupule à fraterniser avec les
courtisanes ; il y a déjà un demi-monde qui confine et se mêle à l’autre. Une fois la
guerre civile apaisée, elles se jettent tête baissée dans les querelles religieuses ;
ces belles guerrières se font théologiennes ; elles sont jansénistes ou orthodoxes avec
la même frénésie et la même légèreté qu’elles ont été frondeuses ou mazarines. Du reste,
il est juste d’ajouter que, parmi les princesses et les bourgeoises d’alors, on
rencontre à côté des viragos de vraies héroïnes ; que les Ninon de Lenclos et les Marion
Delorme ont pour pendant les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul ; qu’en
matière de diplomatie, de courage, de dévouement, d’esprit, il ne manque pas en ce
temps-là, comme dit quelque part, Fontenelle, « de femmes qui valent des
hommes »
.
Quels rapports maintenant entre cette espèce d’insurrection féministe et la
littérature ? D’abord la littérature pourrait bien y avoir été pour quelque chose. Les
poètes et les romanciers, dans la première moitié du xviie
siècle, ont proclamé sur tous les tons qu’un honnête homme doit être
toujours amoureux, qu’il est l’esclave né des dames ; qu’il doit accepter, le sourire
aux lèvres et la soumission au cœur, leurs volontés, leurs ; désirs, leurs caprices. Les
tendres bergers du Lignon, comme les galants héros des pastorales et des tragédies
précieuses, font profession de ne vivre que pour l’amour. Comment les femmes, à force
d’être logées au ciel empyrée et transformées en divinités, n’auraient-elles pas été
prises de vertige ? D’autant que les plus grands faisaient fumer l’encens devant elles à
pleines cassolettes. Corneille flatte leur orgueil comme pas un. Quel est, dans son
Cinna, l’homme de la pièce ? J’oserais dire que c’est Emilie, celle que les
contemporains appelaient « une adorable furie ». N’est-ce pas elle qui anime, excite,
soutient son pâle amant, qui le force à tenir ses promesses, quand il est près de
renoncer au complot où elle l’a jeté ? Le pauvre Cinna. se plaint, en y cédant, de la
contrainte qu’on lui impose :
Les héros les plus héroïques deviennent, comme Cinna, des modèles achevés de faiblesse
amoureuse ; ils font même volontiers parade de leur servitude. Polyeucte, le futur
martyr, s’écrie :
César humilie sa gloire devant Cléopâtre : il lui rend grâces-de la victoire qu’il
vient de remporter à Pharsale :
C’est uniquement pour la reine qu’il est venu en Egypte ; il se soucie peu d’être le
premier de Rome et du monde, s’il n’ennoblit ce titre par celui de captif de
Cléopâtre.
Tels étaient les sentiments romanesques qui étaient applaudis par les spectateurs, sans
parler des spectatrices. Bientôt Corneille, mêlant de plus en plus l’amour et la
politique, outre encore les volontés tyranniques de ses héroïnes. Rodogune, sa pièce favorite, n’est qu’un duel entre deux femmes qui toutes deux
commandent un crime atroce ; l’une parle en mère et ordonne à ses deux fils de tuer
celle qu’ils aiment ; l’autre parle en amante et ordonne aux deux mêmes princes de tuer
leur ; mère. Que croyez-vous que fassent deux jeunes hommes loyaux et généreux pris
entre ces deux furies ? Sans doute ils vont éclater en cris de révolte et d’indignation.
Point. Ils ne savent que soupirer en se dérobant plaintivement au meurtre qu’on réclame
de leur obéissance. Quand l’un des frères se permet de protester avec quelque vigueur
contre les terribles exigences de leur princesse, l’autre le rappelle à l’ordre en lui
disant :
C’en est assez pour montrer que les écrivains ne furent pas innocents de la haute idée
que les femmes d’alors se firent de leurs prérogatives et du rôle qu’elles s’arrogèrent
en conséquence. Comme il arrive toujours, les mœurs à leur tour réagissent sur la
littérature et il est parfois difficile de décider quand les poètes et les romanciers
prennent ou fournissent des modèles à la société environnante. Corneille n’avait qu’à
transfigurer légèrement les grandes dames qu’il avait sous les yeux pour créer ses
héroïnes au caractère impérieux, fait de fierté, d’assurance et de fermeté mâle ; et
l’on comprend, que les Sévigné, les femmes qui avaient été jeunes dans l’époque
tumultueuse de la Fronde, aient toujours préféré à Racine (chez qui l’homme bien souvent
prend sa revanche) celui
qu’elles appelaient « leur vieil ami ».
Prédilection bien naturelle ! Elles retrouvaient leur portrait dans ses peintures et
elles s’y reconnaissaient d’autant mieux qu’elles y étaient quelque peu flattées.
Si nous sortons du théâtre pour entrer chez les précieuses, la souveraineté de la femme
est article de foi à l’hôtel de Rambouillet comme chez Mlle de Scudéry. M. de Montausier, avant que la belle Julie d’Angennes daigne se
rendre à ses désirs et l’accepter pour époux, doit faire quatorze ans bien comptés le
siège de ce cœur récalcitrant : le siège de Troie avait duré quatre ans de moins. Et
voici tout aussitôt le contre-coup littéraire des opinions qui ont cours dans ce monde
quintessencié. Mlle de Scudéry traçant le portrait de Sapho, qui est
le sien, la représente comme une ennemie déterminée du mariage. « Je le regarde,
dit-elle, comme un long esclavage. »
Et, fidèle à ses principes, elle
sauvegarde son indépendance avec une constance que sa figura lui rend peut-être plus
facile qu’elle n’aurait souhaité. La grande Mademoiselle, qui n’a pas encore rencontré
Lauzun, craint aussi de se donner un maître sous le nom de mari, et quand elle rêve de
transformer les dames et les officiers de sa cour en bergers et en bergères vivant aux
champs et gardant des moutons enrubannés, elle entend que le mariage soit interdit dans
cette société idéale. « Car, écrit-elle, ce qui a donné la supériorité aux hommes
a été le mariage, et ce qui nous a fait nommer le sexe fragile a été cette dépendance
où le sexe masculin nous a assujetties. »
La pucelle d’Orléans dont le pauvre
Chapelain a, si malheureusement pour elle et pour lui, fait la victime de son poème
épique, était habilement choisie pour plaire à ces vierges sages si jalouses de leur
liberté. Et les héroïnes de roman ne le cèdent pas sur ce point à celles de l’histoire.
Dans la Clélie, la hautaine Tullie pousse ce cri de révolte :
« J’aimerais mieux être soldat que princesse, tant je suis peu satisfaite de
mon sexe ! »
Or, pourquoi ce mécontentement ? C’est que la femme est toujours
esclave, esclave de ses parents, esclave des bienséances, esclave de son mari ; et
Tullie, qui pense ainsi, revendique pour elle et ses compagnes d’infortune une
émancipation complète.
On voit l’enchevêtrement de la littérature et de la vie ; et on peut le
constater à chaque instant. Les chefs des Frondeurs s’appellent souvent de noms
empruntés à des héros de roman ; La Rochefoucauld, blessé, en danger d’être aveugle,
fait hommage de ses souffrances à Mme de Longueville par ces deux
vers. qu’il emprunte, en les remaniant, à une tragédie :
Pascal n’a qu’à regarder autour de lui pour que lui vienne à l’esprit cette remarque :
« Le nez de Cléopâtre un peu plus court et la face du monde était
changée. »
Ainsi la littérature a subi la répercussion d’un mouvement qu’elle avait en partie
suscité. Si l’on voulait analyser dans les œuvres du temps la multiple influence des
femmes, il faudrait noter d’abord le grand nombre de femmes écrivains qui se sont alors
révélées et formées, Mlle de Scudéry, Mme de
Motteville, la grande Mademoiselle, Mme Deshoulières, sans oublier
les deux plus illustres, qui n’ont été connues que plus tard, mais qui ont fait en ces
années-là leur apprentissage de la vie,, Mme, de Sévigné et Mme de La Fayette. Chez toutes sans exception persistent une liberté
d’opinions et une franchise de style qui distinguèrent ce qu’on appela, dans l’entourage
du jeune roi Louis XIV, l’ancienne cour ; il n’est pas jusqu’à la délicate aventure de
la Princesse de Clèves où l’on ne retrouve quelque chose de Cornélien.
Il faudrait ensuite relever, en attachant une attention scrupuleuse aux dates, les types
nouveaux de femmes qui surgissent soit au théâtre soit dans le roman et voir en quoi ils
sont la reproduction de types apparus dans la réalité. Il faudrait rechercher si l’amour
romanesque, aventureux, fantasque, n’a pas envahi certains romans et certaines pièces.
Il faudrait se demander si le désir de gagner une élite féminine très remuante n’a pas
contribué à donner leur allure vive et cavalière aux Provinciales de
Pascal, qui font pour la théologie ce que les. écrits de Descartes avaient fait pour la
philosophie, je veux dire qui la sécularisent, la mettent à la portée des profanes, la
font pénétrer dans les causeries et les discussions du monde.
Toutefois ces époques où les femmes se ruent dans les activités
d’ordinaire dévolues aux hommes ne sont pas celles où leur influence sur la littérature
est le plus marquée. Et cela se comprend sans peine. Elles ont en pareille occurrence
bien d’autres choses à faire qu’à s’occuper de vers, de grammaire, de questions d’art ;
puis, comme elles prisent et encouragent avant tout les qualités fortes et masculines,
elles s’intéressent plus aux hommes d’épée et aux politiques qu’aux hommes de lettres,
et, si par hasard elles agissent sur ces derniers, le résultat de leur action est peu
visible, parce qu’elles les portent à développer en eux ce qu’il y a de moins
féminin.
Aussi faut-il considérer les moments où la puissance des femmes s’exerce de façon moins
bruyante, mais plus profonde et plus sûre. Il n’est pas du tout nécessaire qu’elles
possèdent le pouvoir en titre. Il ne faut jamais oublier ces paroles de la duchesse de
Bourgogne à Mme de Maintenon87 : « Ma tante, se mit-elle à
dire, il faut convenir qu’en Angleterre les reines gouvernent mieux que les rois ; et
savez-vous bien pourquoi, ma tante ? »
— Et toujours courant et gambadant :
« C’est que sous les rois ce sont les femmes qui gouvernent, et ce sont les
hommes sous les reines. »
Le règne des favorites en France a prouvé la
justesse de cette boutade, et, sans parler des Maintenon ou des Diane de Poitiers qui
ont, chacun le sait, inspiré, commandé, suscité des œuvres conformes à leurs
préférences, il y a des temps où les hommes féminisés subissent un ascendant qui, pour
être doux et insinuant, n’en modifie pas moins leur façon de penser et d’écrire. On peut
choisir comme exemple le second tiers du xviiie
siècle
alors que des seigneurs de la cour, souvent capitaines ou colonels, la figure rasée, la
tête poudrée, portaient des dentelles et des manchons, se piquaient d’exceller dans le
parfilage ou la broderie, se présentaient dans les salons avec des ciseaux et des
aiguilles d’or. Il est clair qu’en ces moments-là poètes et poètereaux, romanciers et
conteurs, littérateurs de tout genre écrivent surtout en vue du soi-disant sexe faible
qui a su adoucir et amollir à son image le prétendu sexe fort. Les comédies de Marivaux,
le Vert-Vert
de Gresset, les poésies musquées d’un Dorât ou d’un Bernis, portent la
marque ineffaçable de cette condescendance au goût féminin. Encore aujourd’hui pourquoi
ces romans qui s’étalent en tête des Revues ou au rez-de-chaussée des journaux, sinon
pour allécher la même clientèle ? Musset avouait que ses pièces étaient faites surtout
pour ce qu’il appelait son public de petits nez roses ; et j’ai entendu dire à Alexandre
Dumas fils qu’en composant un drame ou une comédie il ne s’occupait pas plus des hommes
que s’il ne devait pas y en avoir un seul dans la salle de spectacle.
Cette action permanente que les femmes exercent ainsi, même sans y tâcher, explique
bien des caractères de notre littérature ; mais il me suffit pour l’instant de
l’indiquer ; nous la préciserons un peu plus tard en étudiant les effets de la vie
mondaine qui est l’intermédiaire ordinaire par où passe cette subtile et puissante
influence.
§ 2. — Revenons à la vie de famille. Il faudrait parler maintenant des relations entre
parents et enfants, entre frères et sœurs, etc. Il y a encore là bien des sentiments,
bien des situations, bien des luttes qui ont fourni aux écrivains de tous les temps une
abondance inépuisable de sujets. On pourrait croire qu’ils ont dû se répéter de la façon
du monde la plus fastidieuse. Mais non. De même que l’amour dans les temps modernes
s’est transformé avec une souplesse infinie et est devenu quelque chose de plus
complexe, de plus troublé et partant de plus dramatique que dans l’antiquité, de même
ces sentiments toujours jeunes, comme ce qui est éternel, ont varié, suivant les
époques, d’expression et même d’intensité. Saint-Marc Girardin, dans son Cours de littérature dramatique, a suivi curieusement quelques-unes de ces
métamorphoses. Il resterait à en étudier la marche avec une méthode historique plus
rigoureuse. Mais je veux seulement effleurer ici deux ou ’trois points qu’il n’a pas
touchés.
Nul n’ignore quelle était la sévérité de l’éducation dans la plupart des familles
nobles et bourgeoises d’autrefois. Au seizième siècle, Agrippa d’Aubigné ayant
mécontenté son père par sa paresse, celui-ci le fit habiller comme un enfant d’artisan,
lui mit des outils à la main et l’envoya en apprentissage.
La leçon fut
courte ; mais elle avait été rude et elle profita au jeune garçon. Voulez-vous voir
cette rigueur s’adoucir de siècle en siècle ? Vous pouvez indifféremment parcourir les
Mémoires ou les comédies. Ces deux sortes de documents, si peu semblables qu’ils soient,
offrent le même spectacle, avec cette différence que les comédies sont souvent en avance
sur les mœurs et prêchent encore plus qu’elles ne peignent l’adoucissement de l’autorité
paternelle et maternelle.
Considérons seulement trois auteurs appartenant à trois siècles successifs, Molière,
Marivaux, Emile Augier.
Molière oppose l’un à l’autre deux systèmes d’éducation. D’un côté l’éducation
répressive, à l’ancienne mode : une jeune fille élevée dans l’isolement et comme
cloîtrée depuis son enfance ; sevrée des plaisirs du monde et même de rubans ; habituée
à n’avoir rien à elle, surtout une volonté ; maintenue dans l’innocence à force
d’ignorance, munie pour toute règle de conduite de préceptes sur la façon de se bien
tenir et de faire gracieusement la révérence, préceptes mondains auxquels se mêlent
quelques pieuses leçons sur la nécessité d’obéir à ceux qui ont reçu du ciel le droit de
commander. D’autre part la jeune fille qui a grandi dans une honnête liberté, partagée
entre le monde et la maison de son tuteur ; celle-ci n’est point une chose dont on
dispose ; c’est une personne qui a ses préférences, qui les avoue ingénument et ne
craint point qu’on veuille les violenter. L’une s’appelle Agnès ou Isabelle et n’a que
de l’aversion pour celui qui l’a élevée ; elle le dupe avec autant de sérénité que
d’innocente rouerie. L’autre se nomme Léonor et, pleine de tendresse pour celui qui a
veillé sur son enfance, elle finit, moitié reconnaissance, moitié amour, par l’épouser.
Molière commence ainsi la campagne que ses successeurs mèneront contre la discipline de
fer léguée par les couvents du moyen âge aux siècles suivants et qui pesait, qui pèse
encore si lourdement sur tant de jeunes filles88. Cependant
regardez d’un peu près ses personnages. Le ton des fils n’est certes pas toujours
respectueux ; les Gérontes sont bernés et dupés par eux ; et Cléante à Harpagon qui lui
donne sa malédiction
réplique avec une impertinente ironie : Je n’ai que
faire de vos dons. Mais dans leurs emportements les plus vifs les fils gardent encore
une certaine humilité ; ils se laissent menacer du bâton ; ils observent certaines
formules consacrées. Le tutoiement, par exemple, n’est pas de mise dans la famille, même
chez de simples bourgeois. Argan, dans le Malade imaginaire, en
interrogeant la petite Louison, lui dit vous.
Chez Marivaux, il n’en est déjà plus de même. Il se moque de ces appellations
solennelles qui étaient encore d’usage entre père et fils. Il les admet dans la
noblesse, mais à condition qu’elles y restent. Des enrichis viennent rendre visite à
leur père qui n’est qu’un brave aubergiste, et ils lui donnent du Monsieur. Le bonhomme
se retourne, s’imaginant qu’ils parlent à quelqu’un placé derrière lui, Quand il est
bien convaincu que ses fils s’adressent à lui, il faut voir comme il se fâche ; et il
faut entendre de quel ton son frère lui explique cette mode du grand monde. « C’est,
dit-il, que le terme de mon père est trop ignoble, trop grossier ; il
n’y a que les petites gens qui s’en servent ; mais chez les personnes aussi distinguées
que Messieurs vos fils, on supprime dans le discours toutes ces qualités triviales que
donne la nature, et, au lieu de dire rustiquement mon père comme le
peuple, on dit Monsieur ; cela a plus de dignité89. »
L’ironie est visible, et, dans les pièces de Marivaux, les parents tutoient déjà leurs
enfants, ce qui est un acheminement à se laisser tutoyer par eux. Mince détail, si l’on
veut, mais qui trahit un grand changement dans les idées. Ce n’est pas en vain que
soixante ans de paix et de sécurité intérieures ont passé sur la France et que la
bourgeoisie a conquis au soleil une place plus importante. L’antique sévérité, où il y
avait à la fois de la rudesse et de la morgue, s’est quelque peu relâchée ; les parents
sont devenus plus jaloux d’affection que de vénération ; en un mot, dans la famille
comme dans la société, le principe d’autorité commence à perdre de sa force.
Le père est, en général, d’une bonté, d’une indulgence qui va presque jusqu’à la
faiblesse. Ce n’est plus un vieillard morose, un Géronte ou un Harpagon, qu’on berne et
dupe sans scrupule, parce qu’il semble prendre à tâche de rendre ridicule ou odieuse la
dignité paternelle. Non, c’est un brave homme qui veut se faire aimer plus que se faire
craindre et qui mérite l’affection de ses enfants par celle qu’il leur témoigne. Il ne
songe pas à imposer ses goûts et sa volonté. M. Orgon90 annonce à sa fille qu’il a fait choix pour
elle d’un mari. C’est le fils d’un vieil ami. Il désire naturellement que son choix soit
ratifié par sa fille. Mais il a si grand peur de peser sur sa détermination qu’il prend
toutes les précautions imaginables. Il a soin de lui rappeler qu’elle garde sa liberté
pleine et entière. Je l’entends, il est vrai, qui ordonne. Mais quel ordre ! Il dit à
Silvia : « Je te défends toute complaisance à mon égard. »
Même indulgence à l’égard des fils. Il y a peut-être, suivant la coutume et la nature,
une nuance de tendresse de plus envers les filles. Mais les fils auraient mauvaise grâce
à se plaindre d’un joug despotique. Je rencontre dans une pièce91 un père rival de son fils. Harpagon, dans
la même situation, gronde, menace, exige du jeune homme le renoncement à son amour.
M. Damis, lui, comprend que la passion amoureuse convient mieux à la jeunesse qu’à la
vieillesse, et non seulement il se retire de bonne grâce, mais il demande lui-même pour
son fils la main de la jeune fille. Si le père se fâche quelquefois, c’est colère plus
apparente que réelle. Ainsi un père irrité s’écrie quelque part : « Je le déshérite. »
Mais le valet n’est pas dupe de ce moment de fureur et il répond : « Eh ! eh ! Je
remarque que ce n’est qu’en baissant le ton que vous prononcez le terrible mot de
déshériter. Vous en êtes effrayé vous-même. »
Si Marivaux s’est plu à nous montrer des pères souriants et débonnaires, il a été
infiniment moins favorable aux mères. Ce sont le plus souvent des femmes revêches,
acariâtres, impérieuses, de vraies belles-mères, conformes au type classique de ces
martyres de la comédie., Mais on dirait qu’à cette maternité
revêche il a
voulu opposer son propre idéal et travailler ainsi pour sa part à la transformation des
mœurs. Il a créé la mère amie et sœur aînée de sa fille92. « Je n’ai point d’ordres à vous donner, ma fille,
dit Mme Argante ; je suis votre amie, et vous êtes la mienne ; et si
vous me traitez autrement, je n’ai plus rien à vous dire. » Il est donc convenu que les
deux amies n’ont plus de secret l’une pour l’autre ; la plus âgée met seulement son
expérience au service de la plus jeune, et comme celle-ci hésite à lui confier ses
peines : « Ah ! ma chère Angélique, s’écrie-t-elle, tu ne me rends pas. tendresse pour
tendresse. » Dans toute la comédie, Marivaux nous offre le spectacle curieux de cette
mère qui soutient comme une gageure le parti qu’elle a pris. Il expose à dessein
l’imprudente Angélique aux plus grands périls ; il l’amène au bord du précipice ; mais
c’est pour mieux faire éclater le triomphe de l’amitié maternelle. Mme Argante sauve l’étourdie d’elle-même et des entreprises de son amant, et cela
sans avoir usé une seule fois des droits que lui confère son titre de mère. Je n’ai
point à discuter ici la thèse développée par Marivaux ; il me suffit de remarquer que la
loi a plus tard conclu en sa faveur, en décidant qu’à vingt et un ans une jeune fille
est parfaitement maîtresse de sa destinée et n’a plus que des conseils à recevoir de ses
parents.
Faisons un pas de plus. Notre siècle nous a fait voir, dans la vie réelle comme sur les
planches, le père camarade et parfois frère cadet de son fils. C’est, pourrait-on dire,
une des conceptions favorites de Dumas fils et d’Emile Augier. Chez le premier, c’est le
fils naturel qui humilie et repousse le père tardivement repenti ; c’est le fils
raisonnable qui sermonne, sauve et marie le père prodigue. Chez le second, c’est le fils
honnête qui juge, condamne et abandonne à sa solitude le père usurier93 ; c’est le fils au cœur délicat qui donne
des leçons d’honneur au père dont la conscience de banquier fut trop élastique et qui le
contraint même à réparer ses fautes. Les rôles traditionnels sont complètement
intervertis. Quand le père veut morigéner
son fils, celui-ci l’écoute d’un
air narquois et l’interrompt d’un ton gouailleur. Qu’on relise, dans les Effrontés, la scène94 où Charrier essaie
de gronder Henri, une scène qu’Augier a refaite avec complaisance dans plusieurs
comédies :
Charrier. — Asseyez-vous, Monsieur. Votre
grand-père était un pauvre petit percepteur à Saint-Valery.
Henri. — Je sais bien.
Charrier. — Veuillez ne pas m’interrompre.
Quand j’eus achevé mes études au collège de Rouen, il m’embarqua pour Paris, avec
quinze louis dans ma bourse et une lettre de recommandation pour Laffitte. Savez-vous
ce qu’il me dit en me quittant ?
Henri. — Parfaitement. Tu me le répètes
chaque fois que tu…
Charrier. — Je vous prie de remarquer que je
ne vous tutoie pas.
Henri. ― Parbleu ! tu es fâché contre moi qui
ai fait des lettres de change ; mais moi, je ne le suis pas contre toi qui les as
payées. Je n’ai aucun motif de te parler sévèrement…
Adieu l’antique autorité paternelle ! Elle est ici raillée, bafouée ; et, pour en
achever la ruine, c’est au dénouement le fils qui représente la morale et voit le père
trembler et rougir devant lui.
Ces simples rapprochements parlent d’eux-mêmes. Qui ne sent l’abîme qui sépare la
famille d’aujourd’hui de celle d’autrefois ? Et qui ne comprend pour l’historien la
nécessité de noter en chaque époque à quelle étape en est l’émancipation des enfants ou,
si l’on préfère, la désagrégation de la famille patriarcale ?
En même temps que le respect des enfants a diminué, la tendresse des parents pour eux
semble avoir augmenté. C’est un fait qui éclate aux yeux dans notre siècle qui aurait pu
prendre pour devise ce vers de Musset :
Chose étrange ! Rousseau, qui fut si dur pour ses propres enfants, qui les abandonna à
la charité publique, a fait entrer l’enfant dans notre littérature. Avant lui, on ne se
souciait guère d’observer et de peindre les petits hommes et les petites
femmes. Qui donc prenait la peine d’écrire pour eux ? Les contes de Perrault, les
fables de La Fontaine, à supposer qu’elles soient faites pour des enfants, quelques
récits de Fénelon, voilà à peu près tout ce qu’on avait composé à leur usage, en dehors
des livres de classe qui ne pouvaient point passer pour des livres d’agrément. Quand un
homme ou une femme écrivait ses Mémoires, il ou elle passait avec un dédain superbe sur
ces premières années de la vie qui sont pourtant si fécondes. On ne supposait pas
qu’elles pussent avoir le moindre intérêt pour le public. Mais une fois que Rousseau,
dans l’Emile et dans ses Confessions, a su tantôt
montrer l’épanouissement progressif de cette fleur délicate qui s’appelle un enfant,
tantôt rajeunir ces souvenirs du premier âge qui gardent pour la plupart d’entre nous la
fraîcheur d’une matinée de printemps, c’est à qui s’avisera de regarder et de saisir sur
le vif les joies et les douleurs naïves, les drames, les méfaits, les prouesses, les
mille et une expériences de la vie enfantine. L’enfant, peu à peu, est devenu le petit
roi de notre société. Dans la famille, tout le monde, à certaines dates, par exemple à
Noël et au Nouvel an, reconnaît son pouvoir et fête sa jeune Majesté. Hors de la
famille, il a sa cour ; il a ses journaux qui paraissent tout exprès pour lui ; il a une
armée de conteurs qui travaillent à l’amuser et à l’instruire ; il a des artistes pour
le peindre, des poètes pour le chanter, et parmi ceux-ci vous trouverez les plus grands.
On a pu faire tout un gros volume des vers que Victor Hugo lui a consacrés. Je ne sais
point si la ’tendresse maternelle a été plus vive de nos jours qu’autrefois ; je suis
tenté de le croire, bien qu’elle ait été de tout temps passionnée ; mais, à coup sûr,
l’art d’être père et grand-père n’a jamais été poussé plus loin qu’aujourd’hui, si cet
art consiste à satisfaire les désirs et les caprices de la gent enfantine ; et, comme il
est aisé de le voir, cette exaltation d’un sentiment naturel a leu aussitôt son
contrecoup dans les œuvres de nos écrivains.
§ 3. — Je ne rechercherai point les changements analogues qui ont pu se produire dans
les relations des frères et des sœurs ou des autres membres qui composent la famille. Je
rappellerai pourtant qu’il conviendrait de compléter cette étude par celle de la place
qu’y occupent les serviteurs.
De siècle en siècle, les valets et les servantes, tout comme les femmes,
s’élèvent vers un état de mieux-être ; ils conquièrent peu à peu le droit d’avoir une
existence personnelle ; ils arrivent à faire respecter en eux la dignité humaine. Cette
transformation, heureuse par un côté, est souvent fâcheuse par d’autres. Elle ne va pas
sans entraîner la disparition de cette humble et légendaire fidélité qui les attachait à
une maison comme des meubles familiers ou des animaux domestiques. Cet antique
dévouement est souvent remplacé par l’arrogance ou même par le talent de plumer le
maître au profit des gens qu’il paie et nourrit. L’augmentation d’indépendance
correspond à une diminution de bonhomie et parfois d’honnêteté. En un mot, les
serviteurs tendent à sortir de la famille, à n’y être que des auxiliaires passagers.
C’est à l’historien de mettre en parallèle la situation qui leur’ fut faite à chaque
époque avec la représentation qu’en ont donnée les peintres attitrés des mœurs. On a
déjà esquissé cette histoire en partie double95 ; il faut la pousser
plus avant, en ayant soin de discerner ce qui, par exemple, dans nos anciennes comédies,
fut tradition ou fantaisie de ce qui fut reproduction exacte de la société environnante.
C’est au théâtre surtout et ensuite dans le roman et la chanson qu’il y a lieu de suivre
les gens de maison, et de Scapin jusqu’à Ruy Blas en passant par Figaro, de Martine
jusqu’à la servante-maîtresse de Maître Guérin en passant par Lisette
et Marton, la liste est longue des personnages en qui les écrivains ont incarné cette
classe populaire si intimement liée à la vie des classes supérieures.
Un exemple suffira pour montrer comment on peut noter, par comparaison, le degré
atteint dans l’échelle sociale par le valet ou la servante. Je l’emprunte encore à
Marivaux, et je me borne à considérer le valet tel qu’il l’a crayonné.
Sans doute Pasquin a toujours le malheur de rimer trop richement avec
coquin et faquin. Il reste, comme ses confrères,
Crispin, Dubois ou Trivelin, le roi des fourbes et des déclassés.
Il lui est arrivé d’être maître et propriétaire, d’avoir même, à
ses
heures, de l’honneur et de la probité. Mais quoi ! Il a trois grands ennemis qu’il aime
trop : le vin, le jeu, l’amour. Il a pâti de sa faiblesse à leur endroit. Il ne possède
plus rien, que des créanciers qui sont de deux espèces : « Les uns ne savent pas qu’il
leur doit ; les autres le savent et le sauront longtemps. » Il va dès lors au hasard,
gardant pour l’argent, surtout pour l’argent jaune, une passion qui n’est pas payée de
retour ; sa poche n’est qu’une auberge où les écus passent et ne séjournent pas. Dans
ses malheurs, il a été recueilli par Dame Justice et il a fait chez elle, pour raison de
santé, quelques petites retraites. Le sort veut qu’il soit maintenant au service : mais
ne l’appelez pas laquais ! Fi donc ! Vous froissez sa délicatesse. Il est soldat,
seulement soldat d’antichambre96 ; son uniforme est une livrée. Que dis-je ? Il est mieux que
cela encore. Il est le bras droit de celui qu’il habille : « Je suis son associé97, dit-il avec une
modestie fière ; c’est lui qui ordonne, c’est moi qui exécute. » Encore sait-il bien,
sans le dire, que les rôles sont souvent renversés. On dirait vraiment que Marivaux a
prévu l’officieux de Quatre-vingt-treize.
Ce valet a des ambitions et des espoirs qui étonneraient bien ses devanciers. C’est
qu’il a assisté au bouleversement des fortunes par l’aventure de Law ; il a passé par la
rue Quincampoix ; il a vu des camarades monter dans les carrosses au lieu de monter
derrière ; il se sent assez alerte d’esprit et assez léger de scrupules pour devenir,
lui aussi, financier. Il pourrait avoir entendu dire que le corps des laquais est « le
séminaire de la noblesse98 » ; et, en attendant que la fortune le traite selon son
mérite, il est plein d’égards pour sa grandeur future ; il ôterait volontiers son
chapeau pour se parler. Entre homme de condition et homme en condition, il ne voit que
la différence d’une lettre ; il ne se borne plus à copier les façons de son maître ; il
prend ses habits et son nom, et ce n’est pas toujours pour le parodier, comme ce fou de
Mascarille. Il joue l’homme de qualité avec tant de perfection qu’il en impose même à
cette fine mouche de Lisette, qui hésite entre le témoignage de ses yeux et celui de sa
mémoire et n’ose reconnaître une ancienne connaissance dans ce personnage si digne et si
sérieux99. La timidité n’a jamais
été son faible ; il s’est toujours moqué des coups de langue ; mais, jadis, il craignait
du moins les coups de bâton. On obtenait tout de lui à l’aide de cet argument ; à
présent, au contraire, il se rit des menaces ; il faudrait bien autre chose pour le
forcer à dire ce qu’il veut taire100. — « Je te ferai périr sous le bâton, si tu me joues
davantage, s’écrie Lélio furieux. M’entends-tu ? »
— « Vous êtes
clair »
, répond Trivelin avec une placide insolence. Lélio, hors de lui, tire
son épée. Vous rappelez-vous comme Scapin tombe à genoux à la vue de cet instrument trop
aigu ? Trivelin ne s’émeut pas pour si peu. ― « Fi donc ! repart-il. Savez-vous
bien que vous me feriez peur, sans votre physionomie d’honnête homme ? »
— Et
Lélio n’a plus qu’à rengainer son épée et sa velléité d’effrayer les gens. Le valet se
sent protégé par la douceur accrue des mœurs et par le progrès des idées d’égalité. Il
ne craint pas de répondre, quand on l’injurie : « C’est mon habit qui est un
coquin. »
Il y a déjà dessous un homme qui réfléchit et soupçonne que son tour
de commander pourrait venir un jour. On pressent Figaro.
J’arrête ici cette revue rapide des rapports de la vie de famille avec la littérature.
Je crois pourtant nécessaire de ne point passer outre sans ajouter qu’elle développe
chez ceux qui s’y complaisent le goût d’une certaine simplicité de manières et de
langage, la propension au ton moral et aux vertus bourgeoises, l’habitude d’exprimer ses
sentiments intimes sans apprêt et sans crainte du détail terre à terre. Quand elle est
en honneur dans une société, elle agit doublement sur les écrivains, d’une part, en les
marquant eux-mêmes de son empreinte, d’autre part, en les déterminant à donner à leurs
œuvres la teinte toute particulière qui peut plaire à un public soucieux de ces qualités
familiales. En somme, comme nous allons le voir, ses effets sont sur plus d’un point
l’inverse de ceux que produit la vie mondaine.
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