Chapitre IX. La littérature et le droit
§ I. — Faut-il prouver tout d’abord que la littérature et le droit passent au même
moment par des phases analogues ?
On peut employer deux méthodes de démonstration : partir des faits particuliers, en
accumuler un grand nombre et voir à quelle vérité générale ils aboutissent ; ou bien
supposer établie cette vérité, la prendre elle-même pour point de départ et voir si elle
conduit, par voie de conséquences, à des faits prévus qui la confirment.
Je choisis ici cette dernière méthode et je dis par exemple : Si à une époque
quelconque le réalisme domine en littérature, les théories dominant à la même époque
dans le domaine juridique ont dû, en vertu de la concordance que nous posons comme
régulière et nécessaire, être également réalistes.
Éprouvons la valeur de cette conclusion, en prenant pour champ d’expérience une période
très voisine de nous, celle qui commence vers 1850 et se termine aux environs de 1885.
Chacun sait qu’en France, durant ces trente-cinq années, tous les genres littéraires ont
vu triompher avec éclat, sous le nom de réalisme ou de naturalisme, la tendance à
subordonner le beau au vrai, l’art à la science. Il est presque banal de rappeler les
aspects multiples de ce triomphe : le roman s’efforçant d’être impersonnel, documenté et
de calquer le langage parlé ; le théâtre s’ingéniant à réduire au minimum la part de la
convention et à porter au maximum l’exactitude de la mise en scène ; l’histoire se
confinant dans les travaux d’érudition et
dans les recherches minutieuses ;
la critique se faisant scientifique, analytique, aussi impartiale qu’elle peut l’être ;
la poésie même s’inspirant de la science ou de la vie familière.
Or, quelles ont été, pendant ce temps-là, les théories régnantes en matière de droit ?
Je n’entends pas des théories qui aient régné sans conteste. En tout temps les esprits
sont partagés ; en tout temps il y a des gens qui restent attachés au passé ou qui
s’élancent dans l’avenir ; mais, en tout temps aussi, du conflit des opinions
individuelles se dégage un courant plus fort, qui, malgré les remous et les
contre-courants, entraîne la majorité de ceux qui pensent et la masse de ceux qui se
reposent sur autrui de cette fatigue.
Eh bien ! Ce qui caractérise ces théories provisoirement victorieuses, c’est le dédain,
la peur, l’aversion de l’idéal.
Entre nations, on pratique et on proclame le droit de la force, le vieux « droit du
poing », selon l’expression allemande. On considère le fait accompli comme faisant loi,
comme créant une légitimité. On en revient aux annexions de territoires, fondées non
plus sur la volonté des habitants, mais sur le succès des armes ; et pour défendre cet
abandon des principes modernes, ce retour aux brutalités des âges barbares, on s’appuie
sur la science mal comprise. On invoque les découvertes de Darwin ; on remarque que
parmi les animaux et les végétaux les plus faibles sont la proie des plus forts, que les
espèces inférieures sont détruites ou asservies par les espèces supérieures ; et l’on
conclut que de même, parmi les hommes, le progrès est au prix de la disparition des
races mal douées, que les nations sont vouées à une entremangerie où les mieux armées,
ce qui constitue et implique leur supériorité, ont pour mission de dompter ou
d’exterminer les autres.
Hélas ! Qui peut avoir oublié en France les sanglants démembrements opérés au nom de
ce culte de la force, les rogues et froids mépris jetés à la face des vaincus par les
docteurs qui représentaient cette conception naturaliste du droit international.
Affligeante contagion ! La France, victime de cette politique de conquête, en est
devenue bientôt la complice, et on a pu la voir figurer au nombre des puissances
européennes, qui, fières de leur haute culture attestée par des millions de soldats
et des canons d’acier, se sont ruées (de quel appétit !) sur l’Afrique, sur
l’Asie, sur tous les pays coupables d’être impuissants à se défendre.
Il y a eu, je le sais, des protestations. Quelques obstinés ont rappelé le droit qu’ont
les peuples de disposer librement d’eux-mêmes. Ils ont fait observer que Voltaire77
a répondu par avance à ceux qui ont faussé, en la tirant hors de l’histoire naturelle,
la pensée de Darwin. « Tous les animaux, écrivait le philosophe du xviiie
siècle, sont perpétuellement en guerre ; chaque espèce est
née pour en dévorer une autre. Il n’y a pas jusqu’aux moutons et aux colombes qui
n’avalent une quantité prodigieuse d’animaux imperceptibles. Les mâles de la même espèce
se font la guerre pour des femelles comme Ménélas et Paris. L’air, la terre et les eaux
sont des champs de destruction. Il semble que, Dieu ayant donné la raison aux hommes,
cette raison doive les avertir de ne pas s’avilir à imiter les animaux, surtout quand la
nature ne leur a donné ni armes pour tuer leurs semblables ni instinct qui les porte à
sucer leur sang. » Ces mêmes obstinés, trouvant étrange qu’on offrît pour modèles à
l’humanité les loups et les ours, ont dit encore : Quand même l’histoire prouverait que
de grands empires d’autrefois se sont formés par ce vol à main armée qu’on appelle la
conquête, quand même de grands empires d’aujourd’hui ne seraient qu’une agglomération de
provinces ou de colonies soudées de force ensemble, s’ensuit-il que le passé puisse
servir de règle à l’avenir et qu’il soit permis de confondre ce qui a été ou ce qui est
avec ce qui doit être ?
Mais quelle grêle de railleries s’est abattue sur ces idéalistes impénitents ! Comme on
leur a fait expier leur chevalerie sentimentale ! Comme on les a traités de rêveurs et
d’utopistes ! Pendant près d’un demi-siècle l’esprit dit pratique et positif a étouffé
ce que nos pères appelaient le droit naturel et ce qu’il est beaucoup plus exact de
nommer le droit idéal.
Entre citoyens d’un même État comme entre États, le souci de la justice a été sacrifié
au respect du fait historique. En effet qu’avons-nous entendu répéter à satiété ? Qu’une
société
est un organisme qui se développe comme un grand arbre ; qu’il est
inutile et même dangereux d’intervenir dans cette croissance par des idées de réforme,
capables de troubler cette évolution naturelle ; qu’il est sage de bannir tout principe
abstrait et général de la conduite des affaires publiques ; qu’il suffit de régler au
jour le jour les intérêts de la nation sans prétendre apporter dans les rapports des
hommes entre eux une équité factice.
Combien de fois Taine n’a-t-il pas écrit que la forme sociale dans laquelle un peuple
peut entrer et durer ne dépend pas de sa volonté, mais lui est imposée par son caractère
et son passé. En vertu de cette conception réaliste, empruntée mi-partie à l’Allemagne
et à l’Angleterre, il n’a pas eu assez de reproches et de sarcasmes à l’adresse de
Jean-Jacques osant poser pour base de son système l’égalité des citoyens entre eux,
quand si visiblement les hommes sont inégaux de nature ; il a foudroyé « l’esprit
classique » formulant des principes universels et aboutissant à la Déclaration des
droits de l’homme et du citoyen ; il a écrasé de son mépris les « métaphysiciens » de la
Révolution s’épuisant à forger de toutes pièces des Constitutions qui, suivant lui, ne
pouvaient être viables, par cela seul qu’elles n’étaient pas le produit d’une sorte de
végétation inconsciente.
En même temps que ce dédain du droit idéal se faisait sentir dans l’interprétation de
l’histoire, il condamnait les efforts qui ont pour but d’améliorer la société présente.
Renan, se défiant, comme Taine, de la raison et des hardies revendications formulées au
nom d’une justice extérieure et supérieure aux faits, déclarait qu’il était sage
d’entretenir l’inégalité des races, des classes, des conditions individuelles. Il
écrivait sans hésiter : « Des classes entières doivent vivre de la gloire et de
la puissance des autres. »
Ainsi toute une partie de l’humanité était vouée
pour jamais à n’avoir que la fumée ou les miettes d’un banquet où serait assise une
élite privilégiée. Impossible de douter que la misère ne fût éternelle, comme la maladie
et la mort, puisqu’elle avait toujours existé. C’était chose convenue qu’à l’état actuel
des choses humaines, on ne pouvait, sans folie et témérité, opposer
un état
idéal, considéré comme désirable et possible.
Ces théories, qui s’étalaient dans des livres graves, avaient leur répercussion dans
les Chambres et dans le Conseil des ministres. C’était un abandon volontaire des
réformes promises par les républicains avant leur arrivée au pouvoir ; c’était, sous
l’étiquette équivoque d’opportunisme, le dessein bien arrêté de subordonner toute
application de principes à l’intérêt du moment ; c’était, par crainte des aventures et
de l’inconnu, une prédilection avouée pour une politique d’affaires qui risquait fort de
dégénérer en une politique d’expédients.
Mais où se montre de la façon la plus éclatante et la plus singulière la prédominance
tyrannique de la conception réaliste chère à toute cette époque, c’est peut-être dans le
caractère que prend alors le socialisme. Il a beau être, à son origine et dans son
essence, un élan spontané de ceux qui souffrent vers le mieux-être, vers une répartition
plus équitable des jouissances matérielles et spirituelles entre tous les membres de la
société ; il a beau être, à ce titre, une aspiration vers une cité future qui n’existe
qu’en idée dans le cerveau d’un petit nombre de penseurs ; sous l’inspiration de Marx et
de ses disciples, il change de figure ; il se pique de renoncer aux chimères, de ne
relever que de la science ; il raille les visées humanitaires ; il affiche la haine du
sentiment ; il se moque de la fraternité et autres « fariboles » ; il met tout son
espoir dans la force, cette accoucheuse des sociétés en travail ; il bannit l’idéalisme
de l’histoire comme de la formation de l’avenir ; il déclare que l’intérêt est le point
de départ réel de tous nos actes. Est-ce Taine ou un théoricien du marxisme (on pourrait
aisément s’y tromper) qui a dit que la volonté est serve, et non maîtresse des faits ;
que les concepts de justice, d’égalité, de liberté sont de la mauvaise métaphysique ?
Sans doute, tous les socialistes n’acceptaient pas, même en ce temps-là, ces doctrines
si peu conformes à la tradition française ; mais l’école qui les rencontra
des esprits préparés à les accueillir, parce qu’il y avait alors un véritable interrègne
d’idéal ; elle profita de son accord avec les opinions ambiantes et elle put croire
durant quelques années qu’elle avait triomphé, comme elle s’en vantait, « de l’illusion
juridique ».
Je n’ai pas à discuter et à juger ici cette invasion de la conception
réaliste dans le domaine du droit ; sans quoi je devrais faire le départ des effets bons
et utiles et des résultats mauvais et funestes qui en furent la conséquence. Il me
suffit d’avoir démontré qu’elle est bien contemporaine et corrélative du réalisme
littéraire et je n’avais pas pour le moment d’autre intention.
§ 2. — Mais le droit et la littérature ne se teignent pas seulement des mêmes couleurs
sous l’influence des mêmes causes : ils agissent et réagissent l’un sur l’autre.
Parfois le droit fournit des sujets à la littérature qui, à son tour, travaille à
modifier certains articles du code.
Rien de plus visible que ce va-et-vient dans ce qui s’est écrit en notre siècle à
propos de la peine de mort. Elle inspire à l’implacable apôtre de la rédemption par le
sang, à ce catholique si peu chrétien que fut Joseph de Maistre, des pages rouges et
sombres comme le manteau de ce bourreau dont il fait un être providentiel et l’une des
pierres angulaires de la société. Puis elle devient thème à discussion passionnée ; la
vertu des sacrifices humains est mise en doute ; on se demande si la suppression du
criminel est utile et légitime, si au contraire elle ne doit pas être condamnée au nom
de l’Évangile, de la pitié, de la justice largement comprise, si la rosée sanglante
tombée des échafauds n’est pas une semence de haine et de cruauté. Et alors dans le
roman, dans la poésie, à la tribune se multiplient les attaques contre cette survivance
des âges barbares. Victor Hugo fait ce tour de force78 d’apitoyer les lecteurs sur un personnage
sans nom, dont ils ignorent et les antécédents et l’état civil et le crime même, dont
ils ne savent rien sinon qu’il est un homme retranché par d’autres hommes du nombre des
vivants et condamné non seulement à la mort par la guillotine, mais à l’agonie lente qui
la précède. C’est le début d’une campagne que le poète poursuivra durant sa vie entière
dans ses vers, dans ses pamphlets, dans ses discours, dans ses lettres. Il répètera sur
tous les tons à la société : Tu ne tueras point, même celui qui a tué. — Il aura dans
son
entreprise des alliés : tel Eugène Sue qui proposera ce cruel
adoucissement : aveugler le meurtrier au lieu de le faire périr. Il aura des adversaires
aussi, tel Alphonse Karr, qui mettrait l’initiative du progrès social en de singulières
mains, si l’on s’avisait de prendre au sérieux son mot fameux : « Que messieurs
les assassins commencent ! »
Ainsi tout autour de la peine de mort s’épanouit
une abondante floraison d’œuvres littéraires, qui, si elles n’ont pas encore réussi à la
faire disparaître, l’ont du moins réduite à se défendre, à se cacher, à reculer devant
la lumière du jour et le regard de la conscience humaine.
Comme le code pénal, le code militaire a excité la verve des écrivains. Peintures
tragiques de soldats qu’on fusille ou torture, souvent pour une peccadille ; puis, par
contre-coup, éveil d’un sentiment d’horreur contre les férocités de ce livre de sang ;
enfin dessein avoué d’y faire pénétrer un souffle d’humanité79 ; voilà ce qu’on rencontre dans une
quantité de drames et de romans qui, depuis un siècle, ont exploité ce filon. A la fin
du siècle dernier, Mercier faisait jouer le Déserteur, dont le héros
était fusillé au dénouement ; c’était le seul homme que ce dramaturge débonnaire eût tué
dans sa carrière ; encore le ressuscita-t-il à la prière de Marie-Antoinette ; le
déserteur, dans une version nouvelle de la pièce, fut gracié au dernier moment. Plus
tard, Alfred de Vigny, dans le meilleur de ses ouvrages en prose : Servitude et grandeur militaires appela l’attention sur les
périls et les tristesses de l’obéissance passive. De nos jours, une dizaine d’œuvres
vraiment vécues80, comme on dit, ont forcé le public à réfléchir sur les abus de l’autorité
trop souvent excessive ou arbitraire exercée sous le couvert de la discipline, et, si
l’on se décide un jour à réformer la législation draconienne qui pèse sur l’armée, nos
romanciers auront contribué pour une large part à ce recul de l’antique sauvagerie.
Le droit civil à son tour peut prêter et emprunter beaucoup à la littérature. Qu’on
regarde par exemple la question du
divorce en notre siècle. Comme elle a
été tour à tour tranchée par la loi en deux sens opposés, elle permet de constater d’une
façon très précise la curieuse dépendance qui relie certaines modifications littéraires
et certaines modifications législatives.
Tant que le mariage est proclamé indissoluble, le désaccord du mari et de la femme mène
à une situation insoluble, par conséquent triste et tragique, si les caractères en
présence sont sérieux et passionnés ; bouffonne au contraire et propice au vaudeville,
si les caractères mis aux prises sont tièdes et vulgaires. On sait quelle a été dans
notre théâtre comique ainsi que dans nos fabliaux, contes et chansons, la profusion des
plaisanteries grasses sur les maris malheureux et sur les femmes revêches. On sait en
revanche à quelles catastrophes aboutissent dans nos drames modernes et dans nos romans
de passion les défaillances de la fidélité conjugale et les complications causées dans
le ménage par l’intrusion d’un tiers trop aimé. Dans la Princesse de
Clèves, l’époux meurt de chagrin et de jalousie en séparant par sa mort ceux
qu’il a séparés de son vivant. Dans la Nouvelle Héloïse, c’est la
femme qui périt par accident, juste à temps pour ne pas tomber dans les bras de son ami
ou dans une profonde désespérance. Dans Jacques, de George Sand, c’est
le mari qui disparaît par un suicide discret, parce qu’il se sent de trop sur la terre.
Ajoutez à cela les duels, les assassinats ; l’amant sauvant l’honneur de l’amante en la
poignardant, comme dans Antony ; l’époux outragé se vengeant par le
meurtre des deux coupables ou de l’un d’entre eux ; la femme empoisonnant ou faisant
tuer celui qui la retient sous le joug. Que de larmes, de colères, de déchirements, de
sang !
Chose remarquable et qui s’explique par ce fait que les mœurs sont toujours en avance
sur les lois et souvent la littérature sur les mœurs, tant que le mariage apparaît comme
une chaîne rivant l’un à l’autre pour la vie deux malheureux, victimes d’une illusion
plus ou moins courte, la plupart des romanciers et des dramaturges plaignent ou même
poussent à la révolte les couples prisonniers. L’adultère devient sous leur plume
quelque chose de poétique ou tout au moins de sympathique ; car il a l’excuse d’une
quasi-nécessité en certains cas de tyrannie masculine et d’impossible union ; il prend
une certaine
grandeur par le danger bravé ; il émeut par le malheur presque
inévitable où il mène. Bref, la plupart des écrits suscités par les crises du mariage
sont alors des plaidoyers directs ou indirects en faveur du divorce.
Mais un jour vint où cette prédication aboutit, un jour où le divorce, institué par la
Révolution, pratiqué par Napoléon Ier, supprimé par la Restauration,
fut rétabli dans la loi française. Aussitôt dans l’attitude des écrivains changement
bien significatif, correspondant au changement survenu dans le code.
Alexandre Dumas fils, un des littérateurs qui ont le plus vivement réclamé pour chacun
des deux époux le droit de rompre le lien légal, quand il est devenu insupportable,
écrivait prophétiquement ces paroles81 :
Que les Chambres nous donnent enfin le divorce, et un des résultats immédiats de ce
vote, celui qui entre certainement le moins, qui n’entre même pas du tout dans les
raisons que font valoir les promoteurs de la réforme, ce sera la transformation subite
et complète de notre théâtre. Les maris trompés de Molière et les femmes malheureuses
des drames modernes disparaîtront de la scène, l’indissolubilité du mariage autorisant
seule les revanches secrètes ou les lamentations publiques de la femme adultère. Il y
aura au théâtre toute une esthétique nouvelle, et ce ne sera pas un des moins heureux
effets de la modification de la loi. On ne pourra plus nous reprocher de rendre
l’adultère intéressant, par la raison bien simple que, le divorce existant, l’adultère
de la femme ne sera plus que le désir de bénéficier du mari et de l’amant et qu’il
s’appellera le libertinage. La question ne relèvera plus du drame, mais de la comédie,
les conséquences du divorce ne pouvant amener que des situations comiques.
Cela s’est trouvé vérifié presque à la lettre. Il s’est produit une série de comédies
et de vaudevilles, roulant sur les démariages et les remariages : divorces essayés,
abandonnés, raccommodés, femme entre deux maris, mari entre deux femmes ont ouvert une
veine nouvelle de situations aisément drolatiques.
Autre changement non moins curieux ! Parmi les littérateurs deux camps se
formèrent.
Les uns se retournèrent contre le divorce que leurs devanciers avaient
appelé de tous leurs vœux et de toutes leurs forces. Affaire de mode, je le veux bien ;
opinion de salon ou de sacristie qu’il fut de bon ton d’afficher ; mais aussi revirement
qui est imputable à des raisons plus sérieuses et plus nobles. Alexandre Dumas, dans la
préface citée plus haut, rappelle que le divorce ne sépare pas seulement deux époux qui
ne peuvent plus s’entendre, mais qu’il ôte aux enfants le nid dont leur faiblesse a
encore besoin. Elle est assurément délicate et douloureuse, la situation des enfants
tiraillés et partagés entre le père et la mère désunis. Si elle n’est pas nouvelle, si
elle existe plus grave, plus triste encore dans les cas de séparation, correctifs déjà
anciens des mariages mal assortis, elle est devenue plus frappante, surtout plus
fréquente ; elle a été compliquée par la faculté laissée aux deux divorcés de se
remarier chacun de son côté. Elle prête ainsi à de pathétiques développements. C’est
pourquoi les romanciers et les auteurs dramatiques se sont jetés avec avidité sur ce
sujet attendrissant, et en quelques années ils ont prodigué les fictions82 où ils se sont faits les porte-parole de l’Église catholique,
des esprits conservateurs ou des cœurs tendres contre la dissolution légale de la
famille.
Pendant ce temps, d’autres écrivains étaient frappés des illogismes, des timidités, des
compromis qui vicient la loi récente. Loin de la trouver trop libérale, trop destructive
de l’antique foyer domestique, ils l’accusaient, de gêner encore, par des bouts de
chaîne mal coupés, la libre expansion des individus. Ils blâmaient telle disposition,
qui a été une concession forcée à des adversaires, comme celle qui proscrit le divorce
par consentement mutuel et provoque ainsi au scandale public, ou bien celle qui interdit
aux deux complices, en cas d’adultère constaté, de réparer leur faute en s’épousant. Ils
concevaient comme supérieure au mariage, attachant de force l’un à l’autre deux êtres
humains qui peuvent en être venus à se haïr ou à se mépriser, une union ne reposant que
sur
l’amour, pouvant se nouer et se dénouer sans l’intervention de
l’autorité sociale, et ils voulaient acheminer les intelligences paresseuses vers cet
idéal encore lointain. Donc ils écrivaient des pièces83 invitant à desserrer les mailles du
filet qui enlace les époux, ou bien même ils revendiquaient fièrement pour chacun d’eux
le droit de reprendre son indépendance, dès que l’affection mutuelle, seul lien ayant
une valeur morale en pareille occurrence, a disparu par un coup brusque ou une usure
lente.
On voit combien d’œuvres sont écloses autour d’un seul point du code civil. A quel
total n’arriverait-on pas, pour peu qu’on voulût compter celles qu’ont fait naître tant
d’autres des prescriptions qu’il contient ! Est-il nécessaire de rappeler que certains
auteurs, Alexandre Dumas fils, par exemple, se sont donné pour mission de corriger, non
seulement les mœurs, mais les lois ; que la condition des femmes, celle des enfants
naturels, voire les principes régissant l’héritage et la propriété ont été maintes fois
débattus par le roman et le théâtre ; que des cas de conscience84, comme en présente par dizaines la profession
du juge ou celle de l’avocat, se sont déroulés en savantes et émouvantes, péripéties ;
que l’art, aux époques où il est militant, travaille à la préparation d’un code de
l’avenir ? Billevesées, fadaises, paroles en l’air, ont crié quelquefois des juristes
choqués de ces empiètements sur leurs terres et triomphant de quelques erreurs échappées
à leurs confrères improvisés ! ― Fâcheuse subordination du beau à l’utile, ravalement de
la littérature à de basses besognes, ont dit de leur côté les champions de l’art pour
l’art, les élégants et dégoûtés partisans de ce que Victor Hugo appelle « l’art
fainéant ! »
― En dépit de ces oppositions, les écrivains ont continué et
continueront avec raison à dire leur mot sur des problèmes qui nous concernent tous
comme citoyens et comme hommes et à croire que le talent ne perd rien à servir la cause
de la civilisation ; et selon leurs opinions, leurs tempéraments, le milieu où ils
vivent, retenant ou poussant en avant la société dont ils font partie, ils ne cesseront
d’entrecroiser d’une façon étroite l’histoire de la littérature et celle
du droit.
§ 3. — Il est dans nos codes une partie qui se lie plus intimement encore à la
littérature : c’est celle qui porte sur la publication de la pensée et sur les profits
que l’auteur peut en tirer.
Ce serait une longue et intéressante étude que celle des rapports de la pensée
française avec les lois ou coutumes qui en ont régi la publication depuis le temps où
l’on avait la langue percée d’un fer rouge pour un blasphème et où l’on était brûlé sur
un bûcher pour une hérésie jusqu’au moment où le livre a conquis une franchise presque
absolue. Si l’on voulait faire avec soin cette étude (dont nous pouvons tout au plus
esquisser ici les grandes lignes), il faudrait suivre dans chaque période le régime
imposé à la pensée écrite et à la pensée parlée. On
verrait que l’une et l’autre ont été peu à peu affranchies dans l’ordre même où je viens
de les ranger.
L’invention de l’imprimerie, en permettant la multiplication rapide et indéfinie de la
pensée, est le fait capital qui en a rendu possible l’émancipation. Toutefois le livre,
pendant très longtemps, on peut dire jusqu’en 1789, a été soumis aux tracasseries d’une
autorité capricieuse, à ce « despotisme tempéré par l’arbitraire », qui fut la règle
souple et inquiétante de l’ancienne monarchie. Légalement il ne pouvait paraître sans un
privilège qui était délivré après mûr examen par des censeurs royaux. Contre ceux qui
contrevenaient aux ordonnances étaient édictées les peines les plus sévères comportant
pour les libraires la saisie des exemplaires mis en vente, l’amende, la prison, le
pilori, les galères, entraînant pour les auteurs le bannissement, la Bastille, et même
en certains cas la mort. On connaît le mot de Duclos. Défense était faite aux écrivains,
par un édit de Louis XV, de médire de la religion, du roi, des ministres, des traitants,
de tous ceux qui, de près ou de loin, touchaient à la chose publique. Et le philosophe
de s’écrier : « Messieurs, parlons de l’éléphant ; c’est la seule bête un peu
considérable dont il soit permis de parler. » L’histoire du xviiie
siècle est pleine d’écrivains arrêtés ou exilés, d’ouvrages mis au
pilon, lacérés, brûlés par la main du bourreau : l’Eglise et l’Etat, la Sorbonne et les
Parlements collaboraient il cet étouffement.
Mais ces sévérités étaient intermittentes. Elles variaient d’intensité
suivant le ministre ou la favorite qui gouvernait, suivant l’homme qui était directeur
de la librairie. Quand Malesherbes fut chargé de cette fonction, les lettres
bénéficièrent d’une large tolérance. Il était l’ami des novateurs ; il avait corrigé les
épreuves de l’Emile qui fut à son apparition un ouvrage séditieux ; il
prévenait Diderot des perquisitions dont son logis était menacé. Ainsi les mœurs
adoucissaient la rigueur des lois. Pourtant l’on n’était jamais sûr de rien ; c’était le
bon plaisir avec toutes les sautes d’humeur dont il est coutumier.
Sous, la Révolution, la crise où se débattait la France empêcha d’établir quoi que ce
fût de régulier. Les tempêtes sociales rendent difficile, sinon impossible, le paisible
exercice de la liberté ; mais la Déclaration des droits de l’homme et du
citoyen avait posé ce principe, base de la législation future : « La libre
communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de
l’homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de
l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »
Ce droit, solennellement proclamé, n’en fut pas moins étranglé par l’Empire. C’est
seulement à partir de la Restauration que la publication des livres fut réglée par des
textes précis. Il y eut depuis lors des alternatives de compression et de relâchement.
Mais, en somme, le volume imprimé a fini par avoir ses coudées franches ; la censure
préalable n’est plus, en ce qui le concerne, qu’un souvenir.
Si l’on essayait de déterminer dans quel ordre s’est opéré l’affranchissement des
diverses matières qui peuvent faire l’objet des livres, on verrait que la littérature
pure, celle qui borne ses visées à plaire et à divertir, qui par conséquent ne heurte
aucun intérêt grave et ne peut guère commettre d’autre méfait que d’ennuyer, a la
première, comme il est naturel, obtenu sa place au soleil ; que la science, grande
redresseuse de préjugés et par là suspecte, mais protégée contre les défiances du
pouvoir par sa sereine impassibilité comme par les formules mystérieuses dont elle est
d’abord enveloppée, a eu déjà plus de peine à se dérober au contrôle des gouvernants
excités contre elle
par l’Eglise ; que les écrits philosophiques et
religieux ou antireligieux, malgré de nombreux retours offensifs de la même Eglise, ont
su ensuite se libérer de la surveillance officielle ; enfin que l’histoire, les
mémoires, et surtout les ouvrages traitant de questions politiques et sociales,
exprimant de la sorte des idées pouvant du jour au lendemain se transformer en actes et
troubler l’ordre établi, ont été les derniers à conquérir la faculté de paraître sans
encombre. Il y a trente ans, les Châtiments, de V. Hugo, n’entraient
en France que par contrebande. Certains livres d’audacieuse théorie (par exemple La société mourante de Jean Grave) y ont été saisis voici quelques
années à peine. Mais heureusement les faits de ce genre sont de plus en plus rares.
Quant à la morale, rien de plus vague, rien de plus élastique que la loi ayant la
prétention de la faire respecter. Elle a été mainte fois remaniée. Le difficile a été
toujours de marquer le point précis où finit le droit incontestable de l’art à peindre
le vice et où commence l’excitation voulue à la débauche. Délicate affaire
d’appréciation où, pour comble de difficulté, peuvent se cacher des motifs qui n’ont
rien à voir avec la morale. Est-il bien certain que dans les chansons de Béranger le
gouvernement de la Restauration eût songé à poursuivre la gaudriole, si elle n’eût été
assaisonnée de satire politique ? Madame Bovary, de Flaubert, la Chanson des gueux, de Richepin, ont-elles mérité d’être traduites en
justice et condamnées plus que tel ou tel roman de l’école naturaliste ? L’arbitraire
est là si évident et le public s’est si bien habitué depuis une vingtaine d’années à
toute espèce de nudités de style que le cercle des choses jadis défendues s’est
étrangement rétréci. Il semble que l’on s’achemine doucement vers cette conclusion : le
livre est justiciable de la conscience des lecteurs ; il ne relève de la loi qu’en des
cas très exceptionnels, par exemple quand il prend le caractère d’une tentative avérée
de corruption sur des mineurs.
Plus que le livre, la feuille périodique (journal, revue) ou encore l’écrit de peu de
pages (brochure, pamphlet) a subi des restrictions sévères et durables. Pourquoi cette
différence de traitement, dont Courier s’est si joliment moqué ? Sans doute parce que
ces petites choses légères, ailées et le plus souvent
piquantes, comme les
guêpes ou les flèches, pénètrent où n’atteint pas le volume pesant ; parce que, plus
militantes, elles participent davantage aux vicissitudes et aux violences de la bataille
quotidienne. On n’attend pas de moi, je pense, que je conte ici le long duel qui s’est
engagé entre nos gouvernements successifs et la presse jalouse de sa pleine liberté. On
sait assez qu’en définitive le pouvoir n’a pas été le plus fort, qu’il a dû, de
concessions en concessions, se résigner à désenchaîner l’arme dirigée contre lui et se
contenter de la retourner à son profit en achetant une partie de ceux qui la font
mouvoir. Les nombreuses lois sur la presse qui se sont succédé dans nos codes sont de la
sorte assez différentes ; mais quiconque voudra faire l’histoire de la littérature en
France au xixe
siècle devra les examiner de près, car
elles ont exercé une action considérable sur le journalisme et, par le journalisme, sur
la production littéraire.
L’article de journal et le livre sont fatalement en concurrence. Le premier, leste et
court, s’adresse aux gens pressés ou paresseux. L’autre, compact et volumineux, veut des
lecteurs attentifs qui aient des loisirs. Aussi, dans les époques où. la presse se
développe sans entraves, le livre, pour ne pas être tout à fait vaincu dans une lutte
inégale, doit se faire plus mince et moins coûteux. Que sont devenus ces énormes
in-folio qui donnent une si haute idée de la patience de nos pères ? A peu près
disparus, ces Léviathans de l’imprimerie. Mais en même temps que la verve des écrivains
est invitée à se renfermer dans des limites plus restreintes, elle est stimulée par la
possibilité d’atteindre, au moyen du journal même, un public plus vaste, de monnayer
leur talent à la journée, d’obtenir une rémunération immédiate et plus forte. Avantages
qui ont, hélas ! leur contrepartie ! S’adressant à une foule encore mal dégrossie, ils
s’abaissent volontiers à sa taille au lieu de l’élever à leur niveau, ils se gaspillent
en œuvres bâclées ; ils ressemblent à cet homme à la cervelle d’or dont parle quelque
part Alphonse Daudet : ils s’arrachent chaque matin un morceau du trésor qu’ils ont dans
la tête et, quand ils ont durant des années éparpillé ainsi leur pensée, ils
s’aperçoivent un peu tard qu’ils sont parvenus au bout de leurs forces et de leur vie
sans avoir rempli leur mérite,
sans avoir condensé le meilleur d’eux-mêmes
en un ouvrage élaboré avec amour. Pas plus que la gloire future de l’écrivain, la langue
et le style ne se trouvent bien de ces perpétuelles improvisations ; en revanche,
certains genres naissent ou prospèrent ; la polémique sur les affaires publiques prend
une intensité et aussi une violence extrêmes ; la critique au jour le jour, le roman
débité en tranches, la nouvelle, l’essai, en un mot l’exposé, le et la
discussion de tout ce qui est actuel, susceptible d’être présenté en peu d’espace et
compris sans effort, croissent et fleurissent avec énergie.
Supposez au contraire une époque où la presse rencontre des barrières à son expansion.
Comme en pareil cas, les sujets politiques et religieux sont d’ordinaire ceux qu’on lui
interdit (on l’a vu sous le premier Empire et sous le second), le livre reprend faveur,
parce qu’il est seul admis à traiter certaines questions graves, et le journal pour
remplir ses colonnes recourt à cette causerie sur les faits du jour qu’on nomme la
chronique, au récit des crimes et des accidents, aux commérages de salon ou de
coulisses, aux descriptions de cérémonies, aux feuilletons ; il se fait de la sorte plus
littéraire, à condition de se maintenir dans ce que des mécontents ont baptisé
dédaigneusement « la littérature facile » ; ou encore il invente, pour toucher aux
matières brûlantes, une série d’allusions, de périphrases, de réticences, de malices
sournoises qui passent, comme des pointes d’aiguille, à travers les mailles du réseau où
la loi s’efforce de l’emprisonner.
S’il importe ainsi, pour s’expliquer le ton, l’abondance et le succès de certaines
œuvres, de connaître le régime légal où a dû évoluer la pensée écrite, il ne faut pas
non plus négliger les conditions faites à la parole. Pouvant s’adresser directement à un
grand nombre de personnes, plus vivante, plus immédiate dans ses effets que l’article de
journal, elle a été la dernière à triompher de la peur qu’elle inspire. C’est une des
raisons pour lesquelles le théâtre demeure encore soumis à la censure. Une assemblée est
plus facile à remuer qu’un lecteur isolé. Il y a là comme une contagion d’émotions qui
circule dans les rangs d’une foule et qui semble à certains moments créer une âme unique
à cet être multiple. Il n’est donc pas étonnant que la
parole ait été
purement et simplement étouffée par des pouvoirs ombrageux. Sous Napoléon III, plagiaire
de son oncle, elle ne put durant dix ans retentir qu’à l’Institut ou dans les églises où
elle ne risque pas de soulever des orages de passion ; puis elle commença à reparaître
dans les assemblées délibérantes, dans des conférences dûment autorisées, dans des
réunions publiques strictement surveillées. Encore aujourd’hui, moitié par la mauvaise
volonté persistante des dépositaires de l’autorité, moitié par la faute des auditeurs
qui savent mal écouter et supporter la contradiction, on peut dire que la parole libre
est à peine entrée dans les mœurs françaises et, au moindre frisson de réaction, elle
est aussitôt suspendue ou menacée.
Je crois inutile d’insister davantage pour montrer à quel point les lois réglementant
la publication de la pensée peuvent et doivent en modifier l’expression. Mais outre ces
lois de police, il est nécessaire de considérer également celles qui régissent la
propriété littéraire. Elles sont toutes modernes ; la première, si je ne me trompe, date
de 1791 ; leur action n’a donc pu se faire sentir qu’en notre siècle. Je ne veux pas la
détailler ; il me suffira de dire qu’en fixant pour combien de temps une œuvre
appartient à l’auteur et à ses héritiers, au bout de quelle durée elle tombe dans le
domaine collectif, elles ont permis aux écrivains de prendre dans le monde la situation
confortable et nouvelle pour eux de propriétaires ; qu’elles leur ont fourni l’occasion
et les moyens de s’organiser en corporation, de former des associations nationales et
internationales ; bref qu’elles ont contribué puissamment à régulariser le métier
littéraire avec ce que ce mot implique de bon et de mauvais : d’une part, l’indépendance
de l’homme qui vit de son travail et ne relève que du public ; d’autre part, la
littérature industrielle fabriquant à la vapeur des romans ou des pièces comme on
fabrique des robes de soie ou des bas de laine.
§ 4. ― Si rapide que soit cette revue des rapports de la littérature et du droit, je ne
saurais oublier que le droit positif s’incarne en des corps spéciaux et en des
personnages qui, à des titres divers, coopèrent à la tâche de rendre la justice.
Ce monde de la basoche, comme on l’appelait jadis, a sa vie littéraire propre :
plaidoyers des avocats, réquisitoires des
procureurs, mercuriales des
présidents autrefois et des officiers du ministère public aujourd’hui, n’ont pas
seulement leur mérite professionnel et leur utilité du moment ; ces discours visent
parfois à la beauté ; ils peuvent y atteindre et beaucoup d’entre eux sont dignes de
figurer dans le livre d’or de l’éloquence. Je ne cite que pour mémoire cette littérature
judiciaire, et de même les hommes que la magistrature et le barreau ont prêtés à
l’histoire, à la sociologie, à la tribune parlementaire, aux lettres. Il serait oiseux
d’énumérer les magistrats et les avocats qui ont peuplé nos différentes Académies. A
peine mentionnerai-je la vieille tradition qui rattache au Palais les origines de notre
théâtre comique : personne n’ignore que la table de marbre de la grand’salle a servi
longtemps de scène aux « causes grasses », aux soties et moralités, et ce n’est point
par hasard que la farce de l’Avocat Patelin est demeurée le
chef-d’œuvre dramatique de notre moyen âge.
Ce qu’on a moins remarqué, c’est la nature des appréciations portées le plus souvent
par la littérature sur les usages et le personnel des tribunaux. Il faut avouer qu’elles
sont plutôt aigres et sévères. Sans doute je pourrais citer l’éloge enthousiaste d’un
Lamoignon par Boileau, d’un Mathieu Molé ou d’un Michel de l’Hospital par Voltaire ; on
rencontrerait aisément des pages à la gloire d’un d’Aguesseau ou d’un Malesherbes. Mais
ces amabilités sont assez rares. La plupart du temps, une certaine hostilité se trahit
dans les opinions des gens de lettres à l’égard de la magistrature.
Pourquoi en est-il ainsi ? Est-ce parce que la justice a eu et a encore la prétention
de contrôler et de refréner les incartades de la littérature ? Est-ce parce que la
pensée indépendante, volontiers novatrice et aventureuse, se heurte au passé cristallisé
dans les formules rigides des codes, se sent en désaccord avec l’esprit d’un corps qui,
par la langue qu’il parle, le costume qu’il porte, les usages qu’il pratique et
maintient, est régulièrement en retard sur les idées et les mœurs de son temps ?
Toujours est-il que, dans le cours des quatre derniers siècles, juges, plaideurs,
huissiers, avocats ont été mainte et mainte fois maltraités en vers et en prose.
Les plus grands parmi nos poètes et nos conteurs ont contre
eux manié
gaillardement le fouet de la satire. Marot, enfermé au Châtelet, décrit sous le nom
d’Enfer la prison où il a vu torturer pêle-mêle innocents et coupables. Rabelais incarne
les porteurs de toques et d’hermine, tantôt dans le bonhomme Bridoye décidant à coups de
dés les procès qu’il a laissés mûrir au fond d’une armoire, tantôt dans les Chats
fourrés, bêtes horribles et puantes, nourries de sang et de corruption, armées de
griffes acérées et d’énigmes horrifiques. Agrippa d’Aubigné les peint hypocrites,
serviles, cruels, avares, ignorants, réunissant en leurs tristes personnes tous les
péchés capitaux et quelques autres en sus. Au dix-septième siècle, dans la société qui
entoure Louis XIV et qui est si respectueuse de toute autorité, les attaques ne sont pas
aussi rudes, mais elles ne cessent point.
La Fontaine nous présente Grippeminaud, le bon apôtre, croquant ceux qui recourent à
lui, et un de ses pareils avalant l’huître dont il leur abandonne les coquilles. Racine
esquisse en Perrin-Dandin un fou féroce qui offre à une jeune fille le divertissement
d’aller assister à la question :
Car cela fait toujours
passer une heure ou deux
.
Boileau même s’égaye aux dépens de « l’antre de la Chicane »
. Si plus
tard Montesquieu (et pour cause) épargne les Parlements, Voltaire bataille contre eux
pour les forcer à réhabiliter Calas et Sirven, pour leur faire honte du sombre plaisir
qu’ils trouvent à conserver la torture et les supplices raffinés. Beaumarchais, le futur
père du formaliste Bridoyson, commence sa renommée par le combat épique qu’il soutient
contre des juges vendus qui le « blâment » et qui sont blâmés à leur tour par l’élite du
Paris d’alors. André Chénier, avant de mourir par eux, décoche un trait envenimé « aux
juges tigres, nos seigneurs ». Ainsi se renouvelle d’âge en âge une protestation dont la
forme, la cause et les destinataires varient, mais dont le fond est presque identique.
Béranger chansonnera les commissaires et les procureurs du roi, pendant que Paul-Louis
Courier criblera de railleries les phrases emphatiques du maladroit harangueur chargé de
requérir contre lui. Victor Hugo, tantôt flagelle le riche juré qui condamne un pauvre
hère, coupable d’avoir volé un pain pour nourrir sa famille, et il en appelle
tantôt il traîne dans la boue la robe rouge des hauts magistrats qu’il assimile à la
casaque rouge des forçats, parce que ces punisseurs officiels de la trahison se sont
faits complices d’un coup d’État qui a réussi Enfin il n’y aurait pas à chercher bien
loin, si l’on voulait signaler une dernière révolte des « intellectuels » contre les
superstitieux adorateurs de la chose jugée.
Mais nous en avons assez dit pour faire voir la liaison perpétuelle et intime des
phénomènes littéraires et des phénomènes juridiques, et puisque, dans cette brève étude,
nous nous sommes placé au point de vue de l’historien soucieux de démêler les rapports
d’une littérature avec le milieu social environnant, nous pouvons résumer ainsi les
recherches qui s’imposent à lui dans le domaine que nous venons de parcourir. Il
importe, dans chaque période, de se demander quelles questions de droit public, pénal,
civil, etc., ont préoccupé les contemporains ; quelles théories générales ont été alors
acceptées pour vraies ; quelles conditions ont été faites par la loi aux différentes
formes de la pensée et aux écrivains eux-mêmes considérés comme producteurs ; enfin
quelles œuvres ont été suscités par l’activité spéciale des cours de justice. Il y a de
tout cela une ample moisson de renseignements à recueillir pour qui voudra écrire le
chapitre de sociologie dont nous avons tracé les linéaments.
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