Chapitre VII. La littérature et les conditions économiques
Quand on entend poser cette question : Des rapports de la littérature et
de l’état économique d’un pays, on est tout d’abord tenté de se dire : Qu’importe, par
exemple, à la littérature française que la France ait reçu de l’étranger cent mille
balles de coton ou exporté cent mille hectolitres de vin ? En quoi la récolte des
betteraves ou la fabrication de la soie peuvent-elles avoir réagi sur les œuvres des
écrivains ? N’est-ce pas s’amuser aux subtilités du paradoxe que d’établir un lien entre
des choses de nature si différente ?
Eh bien ! non. Tantôt les deux ordres de phénomènes sont simplement concomitants.
Tantôt la littérature est cause de certains phénomènes économiques. Le plus souvent,
c’est le contraire. La littérature, comme un instrument très sensible, reproduit et
indique les variations que subit la prospérité matérielle d’un peuple ; ou bien elle
doit certains caractères particuliers à la prédominance du commerce, de l’agriculture,
de l’industrie.
Il s’agit de le démontrer. Je ne veux pas épuiser le sujet ; il me suffira de présenter
quelques aperçus qui mettent cette connexion hors de doute.
§ 1. — Historiquement et logiquement, les phénomènes économiques sont antérieurs aux
phénomènes littéraires. C’est ce que les anciens exprimaient par ce dicton fameux : Primum vivere, deinde philosophari. (Vivre d’abord, philosopher
ensuite.)
Cela revient à dire que l’art suppose une société où les besoins
urgents de la vie sont déjà satisfaits ; il faut du loisir pour goûter les œuvres des
poètes ; il en faut pour les créer. Cela est vrai au début des civilisations ; cela
reste vrai de nos jours. Comme le dit fort bien Guillaume de Greef dans son Introduction à la sociologie
58 : « L’inaction libre ou forcée est la condition sine qua non de l’art ; à la différence du producteur ordinaire,
l’artiste travaille irrégulièrement, à ses heures, c’est-à-dire quand le repos l’a rendu
sensible et irritable… ; c’est dans cet état nerveux que l’homme de génie inconscient et
véritablement inspiré enfante ces créations en apparence subites et spontanées, mais, en
réalité, jaillies d’une lente et considérable épargne d’accumulation d’énergie. »
Aussi y a-t-il une liaison perpétuelle entre l’état plus ou moins prospère d’un pays et
les œuvres auxquelles ce pays donne naissance.
L’époque est-elle riche et heureuse ? La fécondité littéraire s’en ressent aussitôt. La
production est plus active. Les fêtes et la poésie vont volontiers de compagnie. La
comédie, qui, chez les Grecs, naquit des vendanges, fleurit encore dans les époques de
vie large et facile. Ainsi regardez les débuts du règne personnel de Louis XIV, de 1661
à 1672 environ. La France est alors paisible et puissante ; les coffres de l’État sont
remplis ; le commerce cherche et trouve des débouchés aux Indes comme au Canada. Colbert
imprime un mouvement énergique à la marine marchande aussi bien qu’à l’industrie ; il
administre avec une habileté prudente les ressources du pays. C’est aussi le moment où
la cour et la ville, comme on disait alors, passent sans relâche d’un divertissement à
un autre. Carrousels, ballets, opéras se succèdent à Vaux, à Paris, à Saint-Germain, et
l’esprit est de toutes les fêtes. Benserade fait descendre du ciel les Muses et toutes
les divinités pour célébrer la gloire du nouvel Apollon, du roi-soleil. Molière écrit
pour les plaisirs de Sa Majesté des pastorales médiocres et des farces immortelles qui
s’appellent l’Impromptu de Versailles ou le Bourgeois
gentilhomme. Des libéralités, des pensions encouragent les écrivains
à se lancer dans la carrière, dégagés du souci de gagner leur pain. Combien d’œuvres
doivent leur naissance à ces solennités et à ces largesses que rend seul possibles le
bon état des finances publiques !
Mais traversons le siècle. Transportons-nous au temps où Louis XIV vieilli survit à sa
grandeur et à sa fortune. La France est épuisée d’hommes et d’argent par les guerres qui
durent presque sans interruption depuis le début du règne ; le trésor est vide ; le roi
est obligé de faire fondre sa vaisselle ; ou même de fabriquer de la fausse monnaie pour
avoir de l’argent. On le voit un jour condescendre à recevoir et à promener lui-même
dans le parc de Versailles un simple roturier, mais un roturier qui est le plus riche
banquier d’alors, Samuel Bernard. Le grand roi daigne lui prodiguer des sourires et ces
paroles obligeantes dont les courtisans étaient si avides et si rarement honorés. Et
pourquoi cet excès d’honneur ? C’est que le souverain a besoin des fonds amassés par son
sujet. Les sourires du prince coûtèrent au banquier quelques millions qui passèrent de
ses coffres dans ceux de l’État. Grand signe de détresse !
La détresse est en effet profonde. L’expulsion des protestants a frappé l’industrie
nationale d’un coup dont elle a peine à se relever. Les impôts multipliés ont tari la
source où les ministres puisaient sans compter. Plus de bras pour cultiver la terre ; en
plusieurs provinces, les habitants obligés de mêler de l’argile à la farine pour faire
du pain ; de temps en temps, des émeutes terribles, émeutes de la faim et du désespoir ;
des hivers rigoureux qui tuent en germe l’espoir de la récolte future ; les laquais du
roi mendiant aux portes du palais ; les grands seigneurs et même Mme de Maintenon réduits parfois à manger du pain d’avoine ; tel est le tableau
qu’offre à la fin du grand siècle la France, près de faire banqueroute. Ceux qui
observent cette ruine, ces tristesses se demandent déjà, comme fait Fénelon, combien de
temps la machine délabrée pourra aller encore.
Or, que devient alors la littérature ? Elle est en pleine décadence. Les grands
écrivains de la période précédente disparaissent sans être remplacés. Boileau, sur le
point de mourir,
entend lire une tragédie de Crébillon père et il s’écrie
épouvanté : « Les Pradon étaient des soleils auprès de ces gens-là. »
Voltaire écrira plus tard, frappé de cette stérilité soudaine : « La nature
fatiguée après avoir produit tant de beaux génies sembla vouloir se reposer. »
Et ce ne sont pas seulement les œuvres qui sont moins nombreuses, les grands hommes qui
sont plus petits ; il y a aussi un changement profond dans l’esprit qui anime les
auteurs.
Un esprit nouveau est né, esprit de doute, de libre examen, de critique, de révolte
contre l’autorité, l’esprit même du xviiie
siècle. Il
perce discrètement dans tous les domaines. Avec Fontenelle, avec Bayle, il sape à petit
bruit les fondements des croyances religieuses. En matière politique, il se trahit par
des satires voilées, par des projets de réformes, par une riche floraison d’utopies. On
sait les rêves généreux et prématurés de l’abbé de Saint-Pierre. Fontenelle esquisse, à
la façon de Platon, un État idéal qu’il intitule Ma République, et non
seulement il y introduit l’égalité civile et politique, le suffrage universel, mais il
va jusqu’à y proposer des mesures presque socialistes, témoin celle-ci : « Un homme qui offrira de cultiver les terres d’un autre mieux qu’il ne les cultive y
sera reçu en payant au propriétaire le revenu quelles lui produisaient. »
Massillon prêche contre la guerre, demande ce que les siècles futurs diront de ces
monuments élevés pour éterniser la mémoire d’un carnage, rappelle qu’à l’origine tous
les biens appartenaient en commun à tous les hommes et que la simple
nature ne connaissait ni propriété privée ni partage. Le voilà qui apparaît, cet
état de nature, dont on va tant parler jusqu’à la Révolution française ! Et Fénelon,
dans son Télémaque, cette haine de la société civilisée qui
sera le point de départ de Rousseau. Quand il vante le bonheur des peuples de la Bétique
(livre VII), on peut dire qu’il caresse un idéal anarchiste. Parcourez la philosophie du
temps : même rébellion commençante contre la morale courante. Et enfin, dans le domaine
littéraire, les règles, les sacro-saintes règles d’Aristote et de Boileau ne sont pas
épargnées davantage : on réclame des tragédies en prose, on bafoue les anciens. Bref,
c’est partout un mécontentement qui s’essaie, un désir timide encore
d’innovation, qui a pour cause, non pas unique, mais principale, la décadence
matérielle dont la France est victime. A cette étude des rapports, voulez-vous voir un
autre exemple des effets que produit la misère ? Remontons plus haut encore dans le
cours des âges. Regardons la France à la fin du xive
siècle et au commencement du xve
. C’est le
moment où le régime féodal se dissout, ; menaçant d’entrainer la France dans sa
décrépitude. Le pays, envahi, ravagé par les Anglais, souffre à la fois des calamités,
de la guerre étrangère et des horreurs pires encore de la guerre civile. Or, la guerre,
qui est toujours désastreuse, traîne après elle en ce temps-là plus de malheurs encore
qu’aujourd’hui. Les paysans, rançonnés, massacrés, se réfugient dans les villes fortes,
ou se terrent dans les forêts, « remettant tout, suivant l’énergique expression
d’un chroniqueur, aux mains du diable »
. Ils cessent de semer des moissons
destinées à être récoltées par d’autres, et alors la disette décime cités et villages.
La peste est amenée par le nombre des morts qui gisent sans sépulture ou par
l’entassement de la population dans des enceintes trop étroites. Guerre, famine,
épidémie forment ainsi un cercle meurtrier dont il est bien difficile de sortir. Ajoutez
que les soi-disant défenseurs du sol national, les soldats, sont autant et plus à
craindre que les ennemis. Ils vont tuant, brûlant, pillant, et ils sont désignés par la
terreur populaire sous les noms significatifs de Tondeurs, Houspilleurs,
Écorcheurs.
Or, cherchez en ce temps-là de grandes et belles œuvres ! Vous ne trouvez rien que
quelques poésies qui ressemblent à des plaintes, des ballades dont l’une des plus
connues a pour refrain : ça ! ça ! du l’argent ! L’histoire littéraire
du temps laisse une lugubre impression de vide. La nation, qui deux siècles plus tôt
fournissait l’Europe de contes, de romans, de poèmes, borne ses efforts d’invention à
traduire en prose ce qu’elle avait dit en vers, à se répéter lamentablement comme une
vieille qui radote. La langue garde surtout la trace indélébile de cet affaissement de
la société. Il arrive au français ce qui était arrivé au latin lors de l’invasion des
barbares. Plus de règles. Les manuscrits contemporains sont criblés de fautes énormes.
Une véritable anarchie grammaticale où se perdent
les écrivains et encore
davantage les copistes. Une ignorance profonde des formes les plus simples. La langue
d’oïl ne possédait que deux cas : certes, ce n’était pas un mécanisme très compliqué ;
mais, dans cet âge enténébré, c’était encore trop pour les intelligences et, quand
l’ordre renaquit, quand la France fut sortie du chaos, le français moderne, fils de la
langue d’oïl, avait perdu sur la route un des deux cas qui embrouillèrent si fort les
bonnes gens de cette malheureuse époque.
§ 2. — Si le degré de prospérité du pays influence ainsi la marche de la langue et la
littérature, il en est de même de la forme particulière ou dominante que prend le
travail national. Il n’est pas indifférent de savoir si l’agriculture,
le commerce ou l’industrie a la première place dans
la société.
Il y a des époques plus agricoles que d’autres dans la vie d’une nation. Une époque
pareille se présente au lendemain des atroces guerres de religion qui ont ensanglanté le
xvie
siècle. Sous le règne réparateur de Henri IV, le
souci du roi et de ses ministres se porte avec prédilection sur les besoins de
l’agriculture. On connaît la fameuse poule au pot qu’il souhaite aux paysans.
« Labourage et pâturage sont les deux mamelles de la France »
, dit
Sully à son tour ; et on le voit tracer de grandes routes ombragées de beaux ormes,
planter des mûriers, dessécher des marais, protéger les villageois contre les violences
des gens de guerre et la rapacité des usuriers.
Le contre-coup littéraire de ces préoccupations agronomiques ne se fait pas attendre.
Olivier de Serres publie aussitôt un ouvrage qui a pour titre : Le théâtre
de l’agriculture et mesnage des champs. Et, pendant que les éditions s’en
multiplient, paraît un autre ouvrage dont la vogue durera (chose curieuse) à peu près
aussi longtemps que celle du livre précédent. C’est l’Astrée, du sieur
Honoré d’Urfé, ce roman pastoral qui met en scène des bergers et des bergères
enrubannées plus habiles à deviser d’amour qu’à conduire des chèvres et des moutons. A
coup sûr, nous sommes loin avec lui de la vraie vie des champs ; et pourtant certaines
descriptions de la vallée du Lignon nous sortent du monde convenu où il nous promène. Du
même temps sont les Bergeries de Racan, une pastorale dramatique cette
fois, comme il y en eut bientôt par dizaines. Oh ! les personnages
qu’on y
rencontre sont d’étrange nature ! Des bergers vêtus de soie, qui sont poètes, musiciens
et qui parlent comme des livres ; des bergères, jolies, aimables, précieuses. Le décor
est assorti aux personnages ! Est-ce la campagne ? Est-ce un grand parc ? On ne sait
trop ; on y trouve des moutons bien blancs et bien peignés, dignes d’avoir pour les
garder des Alcidor, des Daphnis, des Sylvie, des Amaranthe. Les noms les plus harmonieux
s’y sont donné rendez-vous. L’unique souci de tous ces êtres privilégiés (ai-je besoin
de le dire ?), c’est l’amour. Je ne vois que noms entrelacés et gravés sur les arbres,
berceaux favorables aux doux entretiens, grottes qui retentissent du son de la
flûte.
Dans ce monde enchanté, les hommes abordent les femmes en leur disant : Mon soleil ! Mon âme ! Et les femmes répondent aux hommes en les appelant : Mon mieux ! Mon tout !
dit le berger à la bergère, et la bergère répond au berger :
Dans tout le cours de la pièce, c’est ainsi un assaut de galanterie, un tournoi
d’esprit et de courtoisie. L’amante malheureuse soupire une élégie. L’amant au désespoir
exhale sa douleur en une chanson. Mêlez à tout cela des satyres qui représentent la
brutalité, un peu de magie, des danses champêtres, des travestissements, des vers
coulants, faciles, des apostrophes aux oiseaux, aux forêts, à la nature entière,
ajoutez-y comme dénouement des mariages où l’on voit des rois épouser des bergères ;
vous aurez une idée de la façon dont une société mondaine transpose à son usage les
mœurs villageoises, et du même coup vous aurez la preuve qu’à l’agriculture aimée et
florissante correspond l’idylle dans le livre et sur le théâtre. L’idylle à son tour
réagit sur la vie réelle. Un seigneur eut l’idée d’épouser une Philis de village et les
deux époux, la houlette à la main, prirent plaisir à garder les troupeaux dans
le parc de leur château. Les dames de la cour, les femmes les plus illustres
du temps s’habillent en nymphes ou en bergères, et c’est sous ce travestissement
qu’elles ont légué leur portrait à la postérité.
Chaque fois que l’agriculture est en honneur, tel est le spectacle qui s’offre à nous.
Nous le retrouvons tout pareil à la fin du xviiie
siècle.
Alors aussi il y a un réveil agricole qui met en mouvement les esprits sérieux. Les physiocrates proclament que la terre est la source de toute richesse. Et
c’est à qui raisonnera sur les blés, la pomme de terre, discutera les
avantages de la grande et de la petite propriété, proposera des modèles de charrue, etc.
Aussitôt voilà que l’idylle reparaît, que la poésie pastorale refleurit. C’est un défilé
de poèmes rustiques qui font, il est vrai, quand on les évoque aujourd’hui, reflet d’une
procession de fantômes. « Un auteur de ce temps-là59
écrivait mélancoliquement : « J’ai vu naître et passer devant moi : les Saisons, de Saint-Lambert ; celles de Bernis ; les Mois, de Roucher ; l’Agriculture, de Rossey ; la Nature champêtre, de Marnesia, les Fastes, de Lemierre ;
les Jardins et l’Homme des champs, de Delille ! » La liste est
longue et incomplète. Après les jardins, c’était le verger qui avait
l’honneur d’être chanté en quelques milliers de vers ; le potager
avait son tour un peu plus tard, et les choux, les navets, les carottes, se présentaient
au public plus ou moins poétiquement travestis.
La prose ne le cédait pas à la poésie. J’en citerai une ou deux preuves entre mille.
Bernardin de Saint-Pierre n’est pas un ordinaire faiseur d’idylles. C’est un utopiste.
Ecrire est pour lui un pis-aller ; son bonheur eût été d’être un fondateur d’Etat. Il
chercha longtemps un pays où il pût créer « une république d’hommes vertueux ». Il
songea à l’établir au Brésil, à Madagascar, sur les bords de la mer d’Aral ; puis il se
convainquit que le siècle de fer où il vivait ne se prêtait pas à cette résurrection des
mœurs innocentes qui avaient dû, suivant lui, exister à l’origine des temps, et il se
décida, non sans soupirer, à reporter dans le passé ses rêves d’avenir, à se réfugier
dans l’antiquité, à imaginer en Arcadie un peuple de bergers et de
laboureurs vivant dans la paix, la candeur et la prospérité. « Les mœurs,
disait-il, y sont patriarcales comme aux premiers jours du monde. Point de querelles
entre les jeunes gens, si ce n’est quelques débats entre amants ; des inscriptions
simples sur l’écorce d’un hêtre ou sur un rocher brut conservent à la postérité la
mémoire des grands citoyens et le souvenir des bonnes actions. La mort même, qui
empoisonne tant de plaisirs, n’y offre que des perspectives consolantes. Les tombeaux
des ancêtres sont au milieu de bocages de myrtes, de cyprès et de sapins. »
L’heureux pays, n’est-il pas vrai ! Comme il ferait bon y vivre et même y mourir !
Le malheur est que ces Edens sont des paradis perdus dont on n’a jamais su retrouver
l’entrée. N’importe ! Ils abondent dans les œuvres des poètes et des romanciers. La
recette pour en fabriquer de pareils est si vieille et si connue qu’on pourrait la
résumer en ces termes : Prenez deux ou trois couples de bergers et de bergères ;
parez-les de tous les charmes, de toutes les grâces que vous pourrez imaginer ;
faites-les tous, cela va sans dire, amoureux ; mais que des rivaux jaloux et des parents
sévères traversent leur bonheur. Donnez à tous ces personnages un cœur si tendre, si
tendre qu’ils tombent en pâmoison à la première émotion vive ; prêtez-leur avec
prodigalité un talent merveilleux pour jouer de la flûte, composer de petits vers
galants et débiter des madrigaux comme celui-ci :
Si je dis qu’elle est la plus
belle
Couvrez les troncs des peupliers d’inscriptions langoureuses, faites retentir les
grottes de soupirs et d’élégies plaintives. Que l’amant meure d’amour… plusieurs fois et
envoie à son amante ces adieux éplorés : « Dites-lui que mon dernier soupir sera
pour elle, qu’en expirant je prononcerai son nom, que son image adorée me suivra
jusque dans la tombe. »
, ce qui n’est pas trop mal rédigé pour un berger : Que
des torrents de larmes
arrosent les prairies et gonflent les ruisseaux ;
car, comme le dit un poète compatissant :
Placez le tout dans une contrée où les rivières aient l’obligeance de ne jamais noyer
les désespérés qui s’y jettent, où les gens de guerre épargnent toujours les amants
infortunés qui veulent se faire tuer. Puis, à la fin, que tout le monde obtienne ce
qu’il désire ; que la constance inébranlable des héros soit récompensée ; que tout se
termine par des noces et des chansons ; que le lecteur puisse, comme dans un conte de
fées, conclure par la formule consacrée : « Ils furent heureux et eurent beaucoup
d’enfants. »
Voilà comment, dans la seconde moitié du xviiie
siècle
on fait un roman pastoral, et, si vous en doutiez, relisez l’œuvre de ce sentimental
capitaine de dragons qui s’est appelé M. de Florian, C’est les yeux fixés sur son Estelle que je viens de décrire ce monde enchanté. On aura remarqué
comme il ressemble à celui que Racan nous a présenté dans ses Bergeries. A un siècle et demi de distance, les mêmes causes ont produit les
mêmes effets ; tant il est vrai qu’une société ne peut se passionner pour l’agriculture
sans faire naître aussitôt, comme autant de fleurs champêtres, une quantité d’œuvres
inspirées par la vie des champs !
§ 3. ― Le commerce, lui aussi, apporte son contingent à la vie intellectuelle d’une
nation. Dans les époques où il est dans toute sa vigueur, ce ne sont que marchands
voyageant d’un bout de la terre à l’autre, sillonnant les mers, échangeant des produits
de toute espèce avec les nations étrangères, semant des colonies françaises sur toute la
surface du globe. Or l’échange des marchandises amène l’échange des idées. Le
va-et-vient d’un peuple à l’autre prépare et opère en partie la fusion des races. Dans
ces rapports perpétuels avec des hommes ayant d’autres lois et d’autres mœurs, l’esprit
s’élargit, apprend à supporter des idées nouvelles, à goûter des formes imprévues du
beau ; l’amour-propre national y perd de sa naïve infatuation.
Le goût des voyages, inhérent aux commerçants (témoin les
Anglais qui sont
le peuple le plus commerçant et le plus vagabond du monde), passe peu à peu aux autres
classes de la nation. Le commerce active la circulation du genre humain, comme la course
et la lutte font circuler plus vite le sang dans les veines. C’est lui qui a porté le
drapeau et la langue de la France en des pays lointains, restés dès lors de petites
Frances exotiques d’où nous arrivent à certains moments des œuvres originales d’une
saveur pénétrante. Ainsi, par qui nous ont été révélés le ciel de feu et la végétation
luxuriante des tropiques ? Par des hommes nés à l’île de la Réunion, à l’île de France,
ou conduits là-bas par les hasards d’une vie aventureuse. Bernardin de Saint-Pierre a
vécu en qualité d’ingénieur parmi les pamplemousses où il a placé son célèbre roman de
Paul et Virginie. Chateaubriand a parcouru les savanes du
Nouveau-Monde avant de rajeunir notre littérature pittoresque en les décrivant. Et, en
notre siècle, est-ce que la littérature française ne doit pas ses peintures les plus
éclatantes de la nature dans le pays du soleil et des bengalis à un poète créole, à
Leconte de Lisle ? N’est-ce pas par l’intermédiaire de ce Français, né entre la France
et l’Inde, qu’a pénétré en nous la vision la plus nette et la plus puissante des jungles
où le tigre est aux aguets et l’esprit des doctrines où respire le génie endormeur de
l’Inde antique ?
Le commerce, qui convie toutes les civilisations à ses expositions universelles, a
contribué plus que toute autre chose à donner à la littérature de notre siècle ce
caractère cosmopolite qui la distingue. De même qu’un salon parisien a été souvent de
nos jours un fouillis de bibelots et de meubles où la Chine coudoie l’Amérique, où le
Japon fraternise avec le royaume de Siam, de même les œuvres de nos écrivains empruntent
quelque nuance à toutes les littératures du monde. Vous y trouverez des pantoums malais,
des romans chinois, des japonaiseries tant qu’il vous plaira, des souvenirs de Taïti et
des pampas, des tableaux vivants de l’Islande glacée et de l’Afrique brûlée. Or, dans
tous ces pays, qu’on ne l’oublie pas, explorateurs et commerçants sont entrés les
premiers ; soldats, marins, et à plus forte raison écrivains et artistes ne sont venus
qu’à la suite de ces précurseurs.
Si le commerce a ainsi ouvert des voies nouvelles non seulement aux
produits de la France, mais à sa littérature, il lui a aussi, sans sortir de la
métropole, fourni des aliments et des sources d’inspiration. Il y aurait un curieux
chapitre à écrire sur les rapports des financiers et des gens de lettres. Les rois de la
finance ont souvent exercé ce privilège royal de protéger les lettres. On se rappelle ce
M. de Montauron que la reconnaissance un peu gauche de Corneille, mettant, comme dit
Montaigne, de grands souliers à de petits pieds, comparait pour sa libéralité à
l’empereur Auguste. On sait aussi la cour de lettrés dont s’était entouré le
surintendant Fouquet qui trouva en eux ses amis les plus fidèles et ses défenseurs les
plus vaillants. Mais les financiers n’ont pas été seulement les patrons des écrivains :
souvent aussi, ils leur ont servi de plastrons ; ils ont été pour eux des modèles qu’ils
ont transportés tout vivants sur la scène ou dans le roman. Lesage les représentait dans
son Turcaret sous des traits si peu flatteurs que les financiers du
temps firent tous leurs efforts pour empêcher la représentation de la pièce. Et dans
notre siècle, combien de fois la comédie n’a-t-elle pas exploité les ridicules ou flétri
les expédients des faiseurs d’affaires ! La Bourse, avec ses fortunes si vite élevées et
plus vite écroulées, est devenue un thème de satire pour les moralistes, les romanciers,
les auteurs dramatiques. Les uns se sont plu, comme Ponsard, à opposer, ainsi que deux
ennemis, l’honneur et l’argent. Balzac a incarné l’esprit d’intrigue et l’habileté, qui
à force d’être malheureuse, finit par devenir malhonnête, dans son personnage si actif,
si ingénieux, si roué de Mercadet. Alexandre Dumas fils lance cette épigramme à
l’adresse des boursicotiers : « Les affaires, c’est l’argent des
autres. »
Emile Augier, contemporain de la fièvre de spéculation qui sévit
sous le second Empire, revient dix fois à la charge contre les agioteurs. Tantôt il leur
attache ce nom qui leur reste : Les effrontés. Tantôt il les signale
comme un danger public (La contagion). Et je passe sur le nombre
énorme de romans, de pamphlets, qui depuis lors ou auparavant ont représenté au vif les
manœuvres, les travers et les vices de ces aventuriers de la fortune.
Il y aurait une contrepartie à opposer aux sombres couleurs
de ce tableau.
Sedaine a fait dans Le philosophe sans le savoir, un éloge très senti
du commerce. Balzac a montré, par l’histoire de César Biroteau, que l’honneur commercial
peut avoir ses héros. Zola a puissamment décrit la vie intense d’un de ces grands
magasins où l’art de tenter la femme a été poussé près de la perfection (Au
bonheur des dames). L’économie politique qui n’est pas toujours « de la
littérature ennuyeuse », comme on l’a définie malicieusement, a consacré plus d’une page
brillante au flot incessant de richesses qui roule sur toutes les grandes routes
terrestres, fluviales ou maritimes du monde.
Mais le commerce ne s’est pas borné à fournir des sujets d’étude aux littérateurs :
l’esprit de lucre, qui en est l’âme et qui a grandi si vigoureusement sous le régime de
la ploutocratie bourgeoise, a de nos jours envahi la littérature elle-même. Et alors
elle est devenue un métier autant et plus qu’un art.
Or, l’Art et le Métier ont des exigences contraires, et l’homme de lettres s’est trouvé
tiraillé entre deux directions opposées.
— Produis vite et beaucoup, ordonne le Métier. Il faut vivre de ta plume. Puisque tu as
eu le tort de naître sans rentes, mets ton talent en coupe réglée, débite en
monnaie la cervelle d’or qui t’est départie. La valeur d’un livre est une valeur
marchande ; elle se mesure à ce qu’il rapporte. Ton seigneur et maître, c’est le public
qui te paie ; écris selon son goût, non selon le tien. Sois habile à flairer le vent et
à changer d’orientation selon celui qui souffle. Sois tour à tour vendeur de romans
épicés, de théories pessimistes, de nouvelles mystiques, de pièces à spectacle, de tout
ce qui est à la mode du jour. Tu n’auras pas sans doute exprimé tes idées, tes
sentiments, ta nature ; mais tu n’auras pas perdu ton temps et ta peine. Le prix de ta
prose se sera élevé, chemin faisant, de vingt centimes à un franc la ligne. Ton style
n’aura peut-être pas autant gagné : mais cela n’importe guère. On a calculé qu’un
chef-d’œuvre, comme les Maximes de La Rochefoucauld, n’aurait guère
produit, au taux actuel, que sept à huit cents francs : c’est une somme misérable. Mieux
vaut soigner ta réclame, comme un fabricant de chocolat, fonder, si tu peux, une usine
littéraire dont tu seras le directeur. Taine a dit60 : « Un homme n’arrive qu’à l’aisance par le travail qu’il fait lui-même ; s’il
parvient à la richesse, c’est par le travail qu’il fait faire aux autres. » Tous
les moyens sont bons pour multiplier la copie destinée à se transformer en bon argent. A
l’aide de jeunes manœuvres littéraires, dont tu remanieras et signeras les manuscrits,
remplis de ton nom journaux, revues, théâtres. Ton œuvre sera éphémère : mais tu ne te
soucies pas d’une gloire posthume, n’est-ce pas ; et tu auras pu te payer, ta vie
durant, toutes les jouissances du luxe et même l’illusion du succès littéraire.
L’Art, lui, parle tout autrement. Il réclame des idées hautes et même, si possible, des
idées neuves. Il exige effort et sincérité. Il dit à l’écrivain que l’on presse : — Le
temps ne fait rien à l’affaire. C’est l’artisan et non l’artiste qui travaille à la
vapeur. Dédaigne le profit facile des romans à la toise, des pièces bâclées, des volumes
expédiés à la diable. Mets ton honneur à rester toi-même, à ne dire que ce que tu penses
et à le bien dire. Aie le respect de ton talent. Préfère l’estime des connaisseurs et la
tienne propre à l’argent des imbéciles. Porte fièrement ta pauvreté et moque-toi des
succès mal acquis. Je ne te promets pas un bon rang dans la course aux écus : mais tu
auras la pure et profonde satisfaction d’avoir poursuivi de toutes tes forces et d’avoir
traduit de façon personnelle ton rêve de beauté.
L’homme de lettres de nos jours entend perpétuellement ces deux voix. Celui qui suit
les conseils de la première écrit, écrit, écrit, compile, compile, compile ; il arrive
ainsi à se faire bon an mal an une jolie rente, et il offre alors ce contraste paradoxal
d’être souvent l’auteur de trente ou quarante ouvrages et d’être à peu près nul et non
avenu pour l’histoire de la littérature. Celui qui veut demeurer artiste en dépit de
tout est apprécié d’une petite élite ; mais, à moins d’une chance Ou d’un talent
, il se condamne à une demi-obscurité qui a pour conséquence une certaine
médiocrité de vie ; il n’est pas coté sur la place : il est dédaigné des libraires
et des éditeurs ; il est même en danger de mourir de faim, s’il n’a pas une
autre source de revenus.
Le plus souvent l’homme de lettres obéit tour à tour aux deux suggestions qui
chuchotent à son oreille. Ceci n’arrive pas à tuer Cela, et il marche hésitant, ballotté, mécontent des autres et de lui-même,
s’épuisant à concilier deux choses à peu près inconciliables.
La littérature devenue une branche de commerce comme une autre a pris par là-même des
caractères nouveaux. Au théâtre, il s’est formé parfois de vrais syndicats de
vaudevillistes se réservant le privilège d’approvisionner une salle de spectacle et
excluant tout concurrent de ce débouché monopolisé ; ce fut le triomphe de la pièce à
femmes et à décors ou du vaudeville mécanique, si bien que quelques personnes ont pu se
demander avec un mépris excessif, mais ayant quelque raison d’être, si le théâtre était
encore un genre littéraire. Dans le roman, il s’est produit une profusion d’œuvres
malsaines, flattant les appétits les plus grossiers, parce que la gaillardise était une
denrée fort demandée sur le marché.
Autre résultat de la même cause : Comme le théâtre et le roman sont avec l’article de
journal « ce qui fait le plus d’argent », ils ont attiré à eux la plupart des forces
intellectuelles. Les genres peu lucratifs, l’histoire, la philosophie ont été durant de
longs intervalles délaissés, négligés. La critique a été presque supplantée par la
bibliographie, c’est-à-dire que la réclame payée par l’éditeur et quelquefois par
l’auteur a pris la place du jugement raisonné et désintéressé des ouvrages. Les éloges
tarifés sont entrés dans le courant des mœurs littéraires ; on commence à trouver
naturel d’acheter sa gloire : n’est-ce pas aussi une marchandise qui se monnaie à son
tour ?
§ 4. — Si les phénomènes littéraires se ressentent ainsi du voisinage des phénomènes
commerciaux, ils se modifient également quand la civilisation revêt un caractère
industriel. Il n’est pas d’époque où le fait soit plus saillant que dans notre
siècle.
Chacun sait quel essor l’industrie a pris, du jour où une force inconnue ou du moins
insoumise à nos ancêtres, la
vapeur, fut vaincue et disciplinée ; et déjà
l’on peut prévoir le temps où cette force sera détrônée par une autre qui gagne tous les
jours du terrain, l’électricité. Les applications si variées de l’une et de l’autre ont
été depuis cent ans des causes de progrès et de perturbation sans nombre. Grâce aux
machines, une multiplication des produits comparable à celle que l’imprimerie opéra pour
les livres ; un confort tout nouveau répandu dans les couches moyennes de la société ;
puis d’immenses agglomérations de travailleurs formées de toutes parts ; ici des mines
de fer ou de houille ensevelissant dans leurs profondeurs toute une population
souterraine exilée du soleil ; là des cités, noires de charbon et de fumée,
s’improvisant sur un sol boueux d’ort montent, comme les mâts d’une flotte pétrifiée, de
colossales cheminées de briques ; partout des faubourgs environnant les vieilles villes
d’un cercle de manufactures et de masures sordides ; puis les campagnes se dépeuplant au
profit de ces centrés de production, qui fonctionnent comme autant de foyers aussi
intenses que dévorants : voilà quelques résultats, visibles au premier coup d’œil, de
cette fièvre d’activité qui a transformé et bouleversé les conditions économiques du
monde contemporain.
Certes, il est impossible, en présence des merveilles que l’industrie a réalisées en si
peu de temps, de ne pas admirer la puissance de la science et du génie humain. Les
chemins de fer, les télégraphes, tant d’inventions éclatant coup sur coup, rendant
commun et banal ce qui eût semblé fabuleux à nos pères, permettant à des navires d’aller
sans voiles ni rames, à des enfants de mouvoir les fardeaux les plus énormes, à tout le
monde d’accomplir en quelques heures des trajets qui demandaient jadis des semaines et
des mois, à la pensée et à la voix de voyager avec la vitesse de l’éclair, tous ces
miracles devaient exalter les imaginations et fournir aux poètes des thèmes nouveaux.
Aussi les hymnes au génie de l’homme ne manquent-ils pas dans la poésie de notre
siècle.
Ce n’est pas tout. Les hommes chargés de diriger ces forces redoutables deviennent
populaires et prennent dans les romans, dans les pièces de théâtre les premiers rôles
réservés jadis aux grands seigneurs ou aux hommes de guerre. Comptez dans
combien d’œuvres (je ne dis pas toutes supérieures, hélas !) le héros se trouve être
un ingénieur, un maître de forges, un chimiste. La poésie a fait même des efforts pour
pénétrer dans les usines, malgré le fracas des marteaux, le grincement des roues, la
vitesse vertigineuse des courroies de transmission, les sifflements étourdissants de la
vapeur. Elle a tenté de se renouveler pour chanter un spectacle qui l’épouvante et qui
l’émerveille. Maxime du Camp, qui fut poète et novateur avant d’être académicien et
réactionnaire, l’invitait déjà, dès le milieu du siècle, à se mettre à l’unisson du
monde transformé, si elle voulait encore être écoutée. Il se moquait de son attachement
aux formes vides du passé et il s’écriait61 :
« De quel fou rire ne serions-nous pas pris, mon Dieu ! si à l’heure qu’il est,
nous voyions arriver un chevalier armé de pied en cap, portant écu, haubert et
gorgerin, et qui viendrait tranquillement lancer des javelots contre des batteries de
canons. Nous dirions : « Cet homme est un fou ; mais il ne sait donc pas que toutes
ces vieilles armures dont il est risiblement accoutré sont bonnes à mettre en quelque
musée ; mais il va se faire tuer. Eh ! l’homme ! allez prendre d’autres armes si vous
voulez combattre et être bon à quelque chose ! — La littérature ressemble aujourd’hui
à ce preux imbécile et l’on peut lui tenir le même langage. En proie à l’amour du
passé, regrettant toujours d’inutiles fadaises, antique, moyen âge, rococo, bonnet
rouge et jamais actuelle, elle assiste au travail émouvant de son siècle en mal de
vérité, sans même paraître s’en apercevoir… »
Je n’ai point ici à juger si la poésie a répondu brillamment à cet appel. Il me suffit
de constater que les aspects inattendus pris par le travail moderne offraient et offrent
encore à la verve des écrivains une riche et nouvelle matière.
Mais nous n’avons regardé que d’un seul point de vue la transformation sociale opérée
par l’industrie. Autre est l’impression, si l’on considère les produits ou les
producteurs, les machines ou les hommes, les ouvriers de fer ou les ouvriers de
chair.
Qui donc, à moins d’être aveugle et volontairement aveugle, n’a remarqué
le cortège de maux dont le développement de la richesse industrielle a été partout
accompagné ? Ici, l’alcool absorbé, comme un combustible par une locomotive, par des
travailleurs qui ont besoin de rendre à leurs muscles épuisés une vigueur éphémère ; là,
femmes et filles arrachées au foyer domestique, débauchées par la promiscuité de
l’atelier, livrées par la faim aux caprices de ceux qui peuvent les acheter ; des
chômages périodiques, décimant les gueux ou les jetant sur le pavé, irrités, faméliques,
forcés de réclamer du plomb ou du pain, du travail ou la mort. Et tantôt ont éclaté des
grèves, ces étranges guerres en pleine paix, où les deux adversaires, au lieu de se
saisir et de s’étreindre corps à corps, luttent à qui pourra rester le plus longtemps
les bras croisés ; tantôt aux faubourgs des grandes capitales ont surgi des émeutes
formidables, prélude sanglant de la guerre la plus implacable qui existe, la guerre de
classes, la guerre entre pauvres et riches. Bref, avec une intensité croissante, s’est
posée cette question troublante qui est le fond même de la question sociale : Pourquoi
tant de luxe en haut et tant de misère en bas ? Pourquoi ces deux catégories d’hommes :
ceux qui travaillent et ceux qui font travailler ? Pourquoi, dans la répartition des
biens de la terre, une part si petite à ceux qui les produisent, une part si grosse aux
autres ?
Dès lors que de nouveaux problèmes s’imposent aux penseurs ! Quels sujets d’amère
tristesse offerts aux poètes ! Quelle source de profondes spéculations ouverte aux
rêveurs, aux théoriciens, aux philosophes !
En 1837, Auguste Barbier, l’auteur des Iambes, fit un voyage
d’exploration dans les mines de Newcastle et les filatures de Manchester. Il crut avoir
pénétré, comme Dante, au séjour des damnés. Son poème s’intitule Lazare ; c’est le poème des misérables ; c’est la plainte des enfants, esclaves
de la machine, privés d’air pur, de jeux, de sommeil ; c’est l’appel de détresse des
femmes réduites à envier le sort de la vache, qui reste du moins à l’étable, oisive et
paisible, lorsqu’elle a mis au monde un petit. Et le poète s’apitoie sur cette
population qui ne peut se consoler de la vie qu’en s’abrutissant de gin ; il montre
l’amour dégénérant en bestialité sauvage dans ces
centres putrides ; il supplie les habitants de climats plus doux, les joyeux enfants de
l’Italie, de ne pas changer leur heureuse pauvreté pour cette existence infernale, où,
dans le bruit des métiers, des rouets, des bobines,
Déjà, en 1833, Hégésippe Moreau, dans sa pièce intitulée L’Hiver,
lançait à l’égoïsme des riches un flot de malédictions et de prédictions sinistres :
Voilà dans notre poésie les premiers cris de pitié en faveur des ouvriers, les premiers
cris de révolte à leur adresse ! Ils allaient être suivis de bien d’autres. Et Alfred de
Vigny, et Pierre Dupont, et Victor Hugo ont fait tour à tour ressortir le contraste
poignant de ces pauvres, condamnés de naissance à produire pour d’autres tant de
richesses.
Est-il besoin de montrer davantage comment une révolution économique se répercute dans
la littérature ? Mieux vaut montrer comment la littérature à son tour réagit sur les
conditions économiques d’un peuple.
C’est un mécanisme des plus simples. Les idées, auxquelles les œuvres littéraires
servent de véhicule, sont formées en partie par l’état du monde environnant. Mais à leur
tour ces idées le transforment dans la mesure qui leur appartient. De même qu’au siècle
dernier les écrits des philosophes français ont ruiné, dans les esprits d’abord, dans
les institutions ensuite, les privilèges de la noblesse et du clergé, de même en notre
siècle le régime nouveau du travail (salariat et prolétariat, qui en est la conséquence) a créé des idées, suscité des écrits qui
tendent à le détruire.
Le régime industriel commençait à peine à se constituer en
France qu’il
engendra ainsi quantité de projets, de systèmes destinés à le corriger. Ce fut dans les
cinquante premières années du siècle une éclosion printanière, presque une éruption de
théories destinées à régénérer la société moderne. Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux,
Cabet s’érigèrent tour à tour en messies ou tout au moins en prophètes d’un avenir
meilleur. Et ils eurent le bonheur de trouver des disciples passionnés, des interprètes
éloquents. Où est-il l’historien de la littérature qui pourra passer sous silence le
développement matériel du pays, s’il veut rendre compte, comme il le doit, de l’esprit
qui anime alors tant de romans, qui, pour ainsi dire, en est l’âme ? Comment oublier que
George Sand, dans certaines de ses œuvres, a marié curieusement l’idylle et la question
sociale ? Comment ne pas se rappeler le succès que certains romans d’Eugène Sue
obtinrent aux environs de 1848 ? Comment laisser de côté Lamennais, qui, vers la même
époque, faisait entrer dans ses ardentes tirades : l’évangile, la liberté, la
démocratie, la Pologne, éléments bien divers qu’unissait pourtant un grand souffle de
fraternité, un amour sincère et violent des petits et des opprimés ?
Ainsi qu’il arrive toujours, cette littérature humanitaire (humanitaire est, pour le dire en passant, un mot né alors) excite des railleries
et des colères ; elle crée de la sorte, par contrecoup, une littérature contraire.
Musset en est la preuve. Il fut à ses heures teinté de socialisme. Il a écrit62 : « Ô peuples des siècles futurs, lorsque par une chaude
journée d’été, vous serez courbés sur vos charrues dans les vertes campagnes de la
patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère
féconde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque,
essuyant sur vos fronts tranquilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos
regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que
l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bleuets et des marguerites au
milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres, quand alors vous remercierez Dieu
d’être nés pour cette récolte, pensez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous
que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouirez ; plaignez-nous
plus que tous vos pères ; car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de
plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. » Mais celui qui sentait si bien que
la terre doit compenser la banqueroute du ciel, celui qui comprenait que les misérables,
privés, comme a dit plus tard Jaurès, de la vieille chanson qui berçait la
misère humaine, doivent nécessairement réclamer leur part immédiate de soleil et
de joies, ce même Musset parlait bientôt d’un autre ton. Le dandy qu’il était au fond se
réveillait en lui ; il se moquait en prose et en vers des utopies qui foisonnaient
autour de lui ; il s’est amusé à railler dans Dupont et Durand le
fourmillement des dans deux cervelles détraquées.
Vers le même temps, Louis Reybaud étudie les nouvelles doctrines dans un livre
superficiel, mais d’allure grave, que l’Académie couronne et que presque personne ne
lit ; puis il les parodie dans un roman satirique qui ajoute un type à la série des
êtres créés par les écrivains, êtres qui n’ont jamais vécu et qui sont cependant pour
nous aussi vivants, aussi réels que les personnages de l’histoire : c’est Jérôme Paturot à la recherche d’une position sociale.
Concluons. Le désordre et l’injustice économiques commencent par enfanter des romans à
thèse, des pièces et des histoires à tendance, des pamphlets et des satires, toute une
littérature d’action et de combat, bref ce qu’on a nommé de nos jours un « art social ».
Mais à leur tour ces œuvres militantes apportent des plans d’organisation, des idées
directrices, des conceptions neuves de la vie ; elles contiennent en germe les lois à
venir, la société de demain. Les révolutions sont les exécutrices testamentaires des
penseurs qui les ont précédées et préparées ; elles sortent tout armées de leurs
cerveaux et de leurs livres.
Il me semble inutile d’insister davantage sur les liens qui rattachent ainsi la
littérature à l’industrie.
J’en ai dit assez pour faire voir l’intime connexion qui existe entre des phénomènes en
apparence indépendants les uns des autres, et je ne voulais rien faire de plus pour le
moment.
§ 5. —
A cette étude des rapports de la littérature avec les faits
économiques il faut rattacher l’étude de la condition matérielle des écrivains.
À toute époque, il est utile de connaître ce que rapporte un livre, une pièce ; comment
et de quoi vivent les auteurs ; à quelle classe sociale ils appartiennent par la
naissance, quelles ressources leur sont offertes en dehors de ce qu’ils gagnent par la
vente de leurs ouvrages ; quels genres sont encouragés ou découragés par ceux qui
paient ; quels changements graves, comme une extension de territoire, un accroissement
de population, une diffusion plus grande du savoir, élargissent les débouchés ouverts à
la production littéraire.
Le développement de la littérature influe sur la situation faite aux écrivains, et
réciproquement.
Veut-on voir grandir soudainement le salaire accordé à leur travail et du même coup les
égards accordés à leur personne ? Qu’on regarde un de ces moments où le goût des choses
de l’esprit pour une cause ou pour une autre se répand dans la nation. C’est ce qui
arrive, par exemple, au xvie
siècle. La découverte de
l’imprimerie qui va faire de la lecture un pain quotidien, la résurrection des œuvres
grecques et latines qui fait bouillonner dans les cerveaux une sorte d’ivresse, ce grand
réveil de la pensée qui s’appelle la Renaissance, cette ardeur de connaître qui, venue
d’Italie, se dans l’Europe entière, le brusque agrandissement du monde en même
temps que du passé, toutes ces secousses profondes et répétées éprouvées par les
intelligences ont une répercussion presque immédiate sur le sort de ceux qui cultivent
les lettres. Je ne sais s’il faut croire aveuglément à l’anecdote fameuse qui nous
représente le roi François Ier faisant un jour antichambre chez le
grand imprimeur et grand latiniste Robert Estienne. Mais il est bien certain que Ronsard
obtient des honneurs et des rémunérations insolites. Un de ses biographes nous conte
qu’il naquit l’année où le vainqueur de Marignan fut vaincu et pris à Pavie et que cette
naissance heureuse compensa le désastre subi par la France. Un contemporain déclare
qu’il aimerait mieux avoir fait une seule de ses odes que de posséder le duché de Milan.
Elisabeth et Marie Stuart, les deux reines ennemies, s’accordent
à le
combler d’éloges et de présents. Lui-même parle du rôle des poètes avec une fierté que
chacun trouve naturelle. Ses funérailles sont quasi royales et la foule y est si
considérable que des princes et un cardinal ne parviennent pas à la fendre pour assister
à la cérémonie. N’est-ce pas vers le même temps que Charles IX, dans le premier essai
d’Académie qu’ait vu la France, exige, en dépit de l’étiquette, que tous les membres
demeurent assis en sa présence ?
Au lendemain d’une grande époque littéraire on revoit ce même respect pour ceux qui
manient la plume. Après le règne de Louis XIV, on s’avise que de grands écrivains font
autant pour la gloire d’un peuple que de grands capitaines ou de grands diplomates ; on
s’aperçoit que les Corneille, les Molière, les Racine ont opéré des conquêtes plus
durables que celles du grand roi, et si Voltaire peut traiter presque d’égal à égal avec
des têtes couronnées, en sa qualité de roi de l’opinion publique, s’il a des
correspondants et des flatteurs parmi les souverains d’Europe, il doit en partie ce
prestige au souvenir de ses illustres devanciers, à l’admiration qu’ils ont inspirée, à
la haute idée qu’ils ont donnée des droits sacrés du génie.
Ainsi l’estime méritée par une littérature, glorieuse rejaillit en considération sur
les littérateurs, même sur ceux des générations suivantes, comme, par un cas semblable
et inverse, une décadence momentanée de leur art les fait descendre, eux et leurs
successeurs, du rang qu’ils occupaient dans la société. Mais ce qui vaut surtout la
peine d’être étudié en détail, c’est l’autre face de la question, j’entends la série des
effets que leur position sociale produit sur la nature de leurs œuvres.
Il est à peine besoin de faire observer que les idées, les sentiments, le langage
varieront étrangement, selon que les auteurs sont nés dans l’opulence ou la pauvreté,
dans l’aristocratie, la bourgeoisie ou le peuple. Il est rare que toutes les classes à
un moment donné ne soient pas représentées parmi les auteurs ; mais la proportion
d’hommes que chacune fournit à la littérature est loin d’être la même d’une époque à
l’autre et il est toujours intéressant de relever laquelle est, pour un temps, la plus
féconde. Dans la première moitié du xviiie
siècle, la
bourgeoisie aisée, en y comprenant la noblesse de robe, me
paraît avoir été
la plus riche ; il suffit de citer Voltaire, Montesquieu, Marivaux, Fontenelle, Mairan,
Vauvenargues, Crébillon, la Chaussée ; et il est permis de croire qu’il y a une harmonie
entre leur origine et leur éducation, leur situation sociale et les qualités fines,
spirituelles, élégantes d’une littérature hostile, il est vrai, à l’Église et à la
monarchie absolue, mais discrète encore dans ses désirs d’innovation et tempérée dans
ses hardiesses. Laissez passer quelques années et voici que surgissent des hommes partis
de plus bas : Rousseau., fils d’horloger et ancien laquais ; Diderot, fils de coutelier,
qui a connu la misère et la faim ; Sedaine, qui fut tailleur de pierre ; d’Alembert,
enfant naturel recueilli par la femme d’un vitrier ; Chamfort, né aussi de père
inconnu ; la Harpe, élevé par charité, etc.. Ce n’est pas sans doute un hasard si avec
ces plébéiens, qui ont lutté, peiné, souffert, apparaissent un langage plus rude, des
passions plus ardentes, des instincts de révolte et des tendances égalitaires. Et
comment ne pas remarquer qu’au sortir de la Révolution la réaction catholique et
monarchique s’incarne tout d’abord dans le comte de Maistre, le vicomte de Bonald, le
vicomte de Chateaubriand ?
Autant que la classe d’où sortent les auteurs, il importe de noter leur degré de
fortune. Ceux dont la vie est à l’abri des soucis d’argent forment une catégorie qui a
des mérites et des défauts particuliers. Ils ne sont pas toujours les plus laborieux ;
comme il leur est permis de produire peu, ils sont enclins à une certaine nonchalance ;
ils laissent volontiers leurs facultés naturelles s’arrêter au demi-talent des
amateurs ; mais en revanche ils peuvent se payer le luxe d’une indépendance de pensée
qui décèle leur sécurité et d’un raffinement de forme qui prouve leur loisir.
Mais ces privilégiés, qui ne sont gens de lettres que par accident ou par une vocation
tout à fait désintéressée, ne sont le plus souvent qu’une petite minorité. Les autres,
les plus nombreux, sont obligés d’employer leur talent comme moyen d’existence et pour
ceux-ci il faut toujours se demander quel est, en dernière analyse, le groupe qui les
paie ; car de sa valeur intellectuelle et morale, de la part de revenus qu’il veut ou
peut consacrer à la satisfaction de ses goûts esthétiques dépend en
une
mesure non négligeable l’orientation des œuvres littéraires.
Quand on examine les groupes qui tiennent les auteurs par des chaînes plus ou moins
dorées, on voit qu’ils varient beaucoup suivant les époques. Parfois c’est une élite de
grands seigneurs, qui se chargent de nourrir et de loger poètes et poètereaux ; qui les
attachent à leur maison à titre d’aumôniers, de secrétaires, d’historiographes ; qui
mettent leur point d’honneur à se faire ainsi les protecteurs des lettres. A leur
défaut, des financiers, qui ont eu l’esprit de s’enrichir, savent dépenser un bien trop
souvent mal acquis en Mécènes généreux, tel ce fastueux et malheureux Fouquet dont le
nom doit à la courageuse reconnaissance de ses protégés une espèce de persistante
auréole. Fréquemment c’est le roi qui considère comme un devoir du souverain de répandre
ses grâces, sous forme de pensions ou de sinécures, sur des sujets dont les ouvrages
honorent son règne. En France, l’Église a eu longtemps en réserve des canonicats, des
abbayes, des évêchés même, pour des écrivains qui ne semblent pas avoir eu toujours
l’âme très ecclésiastique, témoin Rabelais et Régnier. A mesure qu’on approche des temps
modernes, l’homme qui écrit cesse d’avoir figure d’humble parasite et de mendiant
honnête. L’État impersonnel prend la place du monarque ; des institutions permanentes,
comme nos diverses Académies, distribuent des prix qui ne sont pas toujours des faveurs
ou des aumônes déguisées ; enfin et surtout l’écrivain s’habitue à tirer un profit
régulier de ce qu’il publie ; lecteurs, spectateurs, auditeurs lui apportent chacun leur
tribut modeste qui, multiplié par dizaines et centaines de mille, dépasse les largesses
les plus princières. Déjà Scarron, quoiqu’il s’intitulât « le malade de la reine »,
comptait pour remplir son escarcelle sur son « marquisat de Quinet » (Quinet était son
libraire) ; et de nos jours Scribe a pu inscrire sur sa maison de campagne : Offert par Sa Majesté le Public. Ce n’est pas en vain que l’instruction
s’est répandue : le nombre des gens capables de goûter et de payer un plaisir littéraire
s’est accru immensément et les écrivains ont aujourd’hui ce double avantage de gagner
plus qu’autrefois et d’avoir une dette moins lourde à porter envers la foule inconnue
qui leur fournit leurs ressources.
Quel qu’ait été le système de rémunération usité aux différentes époques,
il a été presque toujours précaire et toujours fort inégal. Il a laissé subsister côte à
côte de grands seigneurs de la littérature et des affamés. Tandis que Desportes mange
douillettement les revenus d’une quantité de grasses abbayes, son neveu, Régnier,
esquisse en traits inoubliables le portrait des poètes crottés. Leurs pareils abondent,
lorsque l’économie règne en haut lieu, comme au temps de Sully et de Henri IV, ou bien
quand la misère générale tarit la source des libéralités, comme au lendemain de la
Fronde. Après le triomphe du romantisme, alors que dans la carrière encombrée se
pressent et s’étouffent des concurrents trop nombreux leurrés par le succès d’un
Lamartine ou d’un Hugo, Hégésippe Moreau peut redire les vers mélancoliques de
Maynard :
Les « ratés » de la bohème s’épuisant à courir après un gîte et un souper
problématiques, et ce qu’on appelle de nos jours le prolétariat intellectuel rejoignent
à travers les siècles les misères d’un Rutebœuf, couchant sur la paille, toussant de
froid, bâillant de faim, ayant pour toute fête l’espérance du lendemain, ou d’un Villon,
vivotant d’expédients et de filouteries, frisant la potence et promenant de prison en
prison son squelette plus noir qu’une mûre et plus maigre qu’une chimère.
Quoique la condition matérielle des ouvriers de la pensée se soit certainement élevée
du moyen âge à nos jours, et d’un mouvement presque constant, ces contrastes fréquents,
ordinaires même, d’opulence et de gueuserie ne permettent guère de suivre avec précision
les phases par où elle a passé. Il faut pour chacune des époques que l’on traverse
dresser une moyenne. Il en est où la vie littéraire a été plus difficile : qu’on se
rappelle-le pauvre Hardy, fournisseur attitré du théâtre du Marais, grand fabricant de
tragédies, comédies, pastorales et autres pièces innombrables, s’écriant
lamentablement : « Les fers de la pauvreté empêchent l’esprit de volet dans les
cieux ! »
En revanche, après des années où les forces vives de la nation ont
été détournées vers d’autres activités, comme ce fut le cas
dans l’orgie
militaire du premier Empire, il semble qu’un chemin de velours s’ouvre aux débutants :
« Michelet raconte63 que, quand il sortit du collège, les libraires se
jetaient sur le moindre écolier pour en faire un homme de lettres. C’était le beau temps
pour paraître. On n’était pas étouffé dans la foule. »
Mais qu’il soit rude ou adouci, éclatant ou dissimulé, le servage économique des
écrivains, j’entends par là leur dépendance à l’égard de ceux qui les font vivre, ne
disparaît jamais ; il est un des facteurs perpétuels et importants de la
littérature.
Plaire à ceux qui tiennent les cordons de la bourse est, sinon une nécessité vitale, du
moins une chance de succès et de vie aisée qu’on ne s’interdit pas de gaité de cœur.
Aussi lorsque rois, princes et principicules tiennent à honneur de s’entourer d’une
petite cour de lettrés qu’ils dispensent du souci de gagner leur pain, il est bien
naturel que les adulations montent comme une fumée d’encens vers ces demi-dieux et leurs
compagnes. Epithalames, madrigaux, épitres dédicatoires, oraisons funèbres, discours
académiques, odes et dithyrambes, gros livres proclamant l’éternité du régime existant,
histoires complaisantes immolant le passé au présent, acquittent sous mille formes
diverses la dette de gratitude des protégés envers les protecteurs. La littérature est
alors aristocratique et monarchique ; et, quand les rois dressent la liste des
bénéfices, elle est aussi pleine d’indulgence pour le catholicisme. Les titulaires des
charges lucratives que l’Eglise laisse s’égarer sur la tête de mondains plus recommandés
que recommandables croient devoir, tout au moins sur la fin de leur vie, rimer une
paraphrase des psaumes, et de là ces milliers de vers dévots qui ont trop souvent l’air
d’avoir été composés pour la pénitence des lecteurs autant que des auteurs. Qui sait si
l’évolution qui tourna les hommes de la Pléiade contre les réformés ne fut pas
déterminée en partie, comme les pamphlets protestants le reprochaient à Ronsard, par les
mérites temporels d’une Église si hospitalière aux poètes de cour, fussent-ils suspects
d’être à demi païens ?
On voit déjà que la domesticité brillante acceptée ou recherchée
par les
écrivains ne va pas sans quelque inconvénient. Il leur arrive aussi d’être raillés,
bernés, maltraités, et tous n’ont pas le courage de crier comme l’un d’entre eux :
« Prenez garde ; j’ai une plume »
. — Il leur arrive d’être employés à
de vilaines besognes, comme le pauvre Jodelle qui use les restes de sa verve à faire par
ordre l’apologie de la Saint-Barthélemy. Il leur arrive de devenir des espèces de bravi à gages, comme ces tristes hères qui, pendant la Fronde, aboient
tantôt pour, tantôt contre Mazarin, suivant le parti où ses caprices entraînent leur
bailleur de fonds.
Si l’on essaie de résumer l’effet produit sur l’esprit des écrivains par la tutelle des
puissances établies, on peut dire qu’en général elle encourage l’art pour l’art, l’art
élégant, aimable, soigné, occupé surtout à se parer, voilà pour la forme, et la pensée
docile, réservée, soumise avec passion ou résignation, dénuée de hardiesse et
fréquemment de franchise, voilà pour le fond des idées.
C’est donc chose grave quand ce patronage des écrivains passe d’un groupe social à un
autre, quand il échappe par exemple aux autorités officielles. Le cas se présente au
xviiie
siècle. La littérature rompt alors avec
l’Église et la royauté et c’est elle qui repousse pensions et bénéfices ! On entend
Montesquieu répondre à quelqu’un qui lui offre une de ces faveurs jadis si bienvenues :
« N’ayant point fait de bassesses, je n’éprouve pas le besoin d’être consolé
par des grâces. »
Voltaire reçut un jour un brevet de Franciscain pour je ne
sais plus quel service rendu à un couvent de l’ordre de Saint-François et il s’amusa
quelquefois à signer ses lettres : Capucin indigne. Mais on ne se le
figure guère chanoine ou curé, fût-ce de Meudon, et Diderot encore moins. Le même
Voltaire, loin d’être pensionné par les grands seigneurs, leur prête de l’argent qu’ils
ne daignent pas rendre, et c’est lui alors qui les tient ; il est bien plus que leur
favori ou leur ami : il est leur créancier ; il a barres sur eux.
Qu’est-ce qui permet aux écrivains cette émancipation relative et par moments ce
complet renversement des rôles ? C’est qu’ils ont alors des lecteurs dans toutes les
villes de France et d’Europe. C’est qu’ils se sont fait un public immense. C’est qu’ils
relèvent d’une bourgeoisie riche, active, ambitieuse, qui
les soutient et
qui aspire déjà au pouvoir. Le droit de propriété sur les œuvres littéraires commence à
être reconnu. Les comédiens se sont accoutumés à rétribuer les auteurs en leur accordant
un tant pour cent sur la recette. Des ressources nouvelles et régulières leur viennent
de ce Tiers-Etat auquel ils appartiennent et dont ils vont être les porte-parole.
En effet, ils se jettent sur les grands sujets qu’un La Bruyère, avec un soupir de
regret, déclarait interdits à un homme né chrétien et français. Ils touchent aux
questions brûlantes, ils sont novateurs, ils travaillent à la transformation sociale ;
ils l’accélèrent vigoureusement. Une littérature d’action s’est substituée à la
littérature fainéante. Les écrivains sont devenus eux-mêmes des puissances ; l’avènement
des gens de lettres au rang des personnages les plus redoutés est désormais un fait
acquis et qui reflète la révolution économique accomplie autour d’eux et à leur
profit.
Dans la France nouvelle, leur position sociale s’est améliorée encore, et cela
s’explique aisément. Démocratie et aristocratie ne sont pas, comme l’imaginent les
esprits simplistes, deux termes opposés et contradictoires. Le principe même, qui est à
la base de la théorie démocratique, est un principe aristocratique, au sens le plus
élevé du mot. Il consiste à proclamer et à rendre les fonctions publiques aussi
accessibles au fils d’un ouvrier ou d’un paysan qu’à celui d’un financier ou d’un
marquis ; à égaliser le point de départ pour tous les enfants ; à exiger que la place de
chaque citoyen dans la société soit en raison de sa valeur intellectuelle et morale. Il
peut se résumer en cette formule : les plus hautes situations aux meilleurs. Il aboutit
à remplacer l’aristocratie fausse, factice, convenue, celle qui se fonde sur des
parchemins ou des sacs d’écus, par l’aristocratie vraie, naturelle, qui repose tout
entière sur le mérite personnel. Comment les écrivains, qui ont toute leur fortune dans
leur tête, n’auraient-ils pas bénéficié de l’expansion des idées démocratiques ?
Aussi leur rôle est-il devenu considérable. Leurs querelles ont parfois fait autant de
bruit que les querelles politiques, et ce n’est pas peu dire ; les tumultes excités par
la représentation d’Hernani furent à peine couverts par le fracas de
la Révolution
de 1830. Leur popularité a éclaté au grand soleil par des
démonstrations d’enthousiasme dont les autres siècles offrent peu d’exemples. Des poètes
ont été portés à la direction des affaires publiques par l’admiration de la foule :
Lamartine fut un instant le membre le plus en vue du gouvernement provisoire dans la
République de 1848. Victor Hugo, exilé, isolé, armé seulement de sa plume, a pu, du haut
de son rocher de Guernesey, engager et soutenir contre un empereur, ayant pour lui le
nom de Napoléon, l’armée, la police et la complicité de la France, une sorte de duel
héroïque d’où l’empereur ne sortit pas vainqueur. Ses obsèques ont été une apothéose :
elles ont égalé et dépassé en solennité grandiose les funérailles de n’importe quel
souverain. La curiosité s’est attachée aux moindres faits et gestes de ces privilégiés
de l’intelligence ; leurs souvenirs, les volumes d’indiscrétions dont ils sont les héros
et les victimes ont toujours trouvé des acheteurs. Il n’est pas jusqu’aux comédiens qui
par reflet ne soient devenus dans l’État d’importantes personnes.
De plus, cette popularité croissante s’est traduite en écus sonnants. Non seulement la
propriété littéraire a été reconnue par les lois ; mais les gens de lettres, associés
pour défendre leurs intérêts, ont su fort habilement l’administrer. Ils ont soumis à des
règles sévères la représentation des pièces, la reproduction des romans ; une
législation internationale commence à se créer pour empêcher d’un pays à l’autre les
fraudes de la contrefaçon. Il n’est pas étonnant qu’après cela les fortunes faites par
les écrivains renommés aient dépassé ce qu’auraient rêvé les plus ambitieux d’argent
parmi leurs devanciers.
Puisque nous parlons choses économiques, il nous sera permis de donner quelques
chiffres64. En 1835, voici les
sommes que leurs œuvres rapportaient aux auteurs. Émile de Girardin divisait les
écrivains (sans parler des poètes qui financièrement ne comptaient pas) en cinq
catégories :
1° Ceux dont les ouvrages se vendaient jusqu’à 2.500 exemplaires
et
s’achetaient de 3.000 à 4.000 francs le volume. Ils étaient deux : Victor Hugo et Paul
de Kock.
2° Ceux dont les ouvrages s’écoulaient de 1.000 à 1.200 exemplaires et s’achetaient de
1.000 à 1.200 francs le volume. C’étaient : Alphonse Karr, le bibliophile Jacob, la
duchesse d’Abrantès, la Contemporaine (Ida Saint-Edme).
3° Ceux dont les ouvrages se vendaient de 600 à 900 exemplaires, et s’achetaient de 500
à 800 francs le volume. Il en voyait douze : Alfred de Musset était peut-être de
ceux-ci.
4° Ceux dont les ouvrages se débitaient au-dessous de 500 exemplaires et s’achetaient
de 10 à 300 francs le volume. Ils étaient en nombre confus : Théophile Gautier, dont les
Grotesques se vendirent à 200 exemplaires, eut de la peine à sortir de cette
catégorie.
5° Enfin, la masse de ceux dont le nom ni les chances ne méritaient d’entrer en
ligne.
Tout cela fut changé par l’invention de la presse à bon marché et par la vogue
triomphale du roman-feuilleton. Alexandre Dumas père signait avec Émile de Girardin un
traité qui lui assurait 64.000 francs par an. Le même Dumas s’engageait à fournir au Siècle 100.000 lignes par an, payées 1 fr. 50 chacune, et encore se
réservait-il le droit, dont il usait et abusait, de composer une ligne de deux mots,
d’un seul, et souvent d’une seule syllabe comme Oh ! ou Ah ! Eugène Sue vendait son Juif errant 100.000 francs. De nos jours, ces sommes ont été surpassées
par ce que tel de leurs romans a rapporté à Zola, à Alphonse Daudet, à Georges Ohnet.
Jules Verne peut voyager, comme ses héros, dans un yacht à lui que lui ont payé ses
lecteurs.
Même transformation au théâtre. Grâce à l’accroissement de la population urbaine, les
salles se sont agrandies et, grâce aux tournées en province ou à l’étranger, les villes
les plus lointaines ont apporté leur contribution aux gains des auteurs dramatiques. La
même pièce a pu être jouée des centaines de fois, tandis que le plus grand succès du
xviie
siècle (c’est le Timocrate de
Corneille, de celui qui ne fut pas le grand) ne dépassait pas quatre-vingts
représentations. L’accroissement a procédé en notre siècle par bonds énormes. Marion Delorme,
pour 11 représentations, rapportait à
Victor Hugo 817 francs. Musset, pour 145 représentations de pièces diverses, touchait
4.773 francs. Il y a dix ans, une seule comédie jouée à la Comédie-Française a fait
encaisser en moins d’un an à son auteur, Alexandre Dumas fils, le joli denier de 142.700
francs. La Théodora de Sardou, aux environs de la centième, lui avait
déjà rendu un million, et le même Sardou possède à Marly-leRoi un château princier
précédé, comme le palais d’un Pharaon, par une avenue bordée de sphinx.
Qui dit richesse, dit pouvoir, dit surtout indépendance. Certes les écrivains sont plus
indépendants qu’autrefois. Les gens ne sachant pas lire commençant à devenir une rareté,
le public qui contribue à la rémunération de ceux qui écrivent est devenu le peuple
presque tout entier, et mieux vaut dépendre de cent mille maîtres que d’un seul ou de
deux ou trois tyran neaux. Le lien qui rattache un auteur à ceux qui achètent ses œuvres
est d’autant plus lâche qu’ils sont pour lui des inconnus et se divisent en groupes
différents de goûts et d’opinions. Or il ne faut pas que les mots fassent illusion : il
y a toujours en réalité, non pas un public, mais plusieurs publics coexistant côte à côte.
On peut toutefois constater des restes de servitude économique. Le peuple étant devenu
celui qui paie, on a cherché à lui complaire ; on a écrit, chanté, parlé pour lui ; il a
eu ses poètes, ses romanciers, ses orateurs, et même, comme le roi jadis, ses flatteurs,
ses courtisans. Ce n’est pas le moment de détailler les caractères bons et mauvais que
la littérature de notre siècle a pu devoir à ce déplacement d’influence ; mais on peut
être sûr qu’ils ont été nombreux et importants. Nous aurons l’occasion d’y revenir65 ; en attendant, je voudrais
montrer encore quelques-unes des contraintes dont la question d’argent ligotte le talent
et parfois la conscience des écrivains.
Ils sont, à l’égard des éditeurs, dans la même relation que les ouvriers avec les
entrepreneurs qui les embauchent. L’auteur apporte son travail ; l’éditeur fournit le
capital pour la publication de l’ouvrage ; et le produit de la vente est partagé
entre eux, bien souvent de façon fort inégale. Mais que les marchands de
prose ou de vers tirent à eux la grosse part du profit au détriment de ceux qui ont eu
la peine et l’honneur de créer, c’est un mal plus capable d’influer sur la quantité que
sur la qualité de la production littéraire. Ce qui est plus grave, c’est que parfois le
commerçant qu’est nécessairement l’éditeur impose ou du moins cherche à imposer certains
goûts à l’auteur qui ne peut sans lui atteindre au grand soleil. On a entendu des chefs
de maisons bien assises dire à des débutants : « Donnez-nous donc quelque chose d’épicé,
de poivré ! Il n’y a que cela qui se vende. » Et par leur intermédiaire la littérature a
subi jusqu’en ses mœlles l’action de ces motifs peu relevés qui faisaient dire déjà au
héros de la Métromanie:
Il existe un exemple plus frappant encore du pouvoir occulte exercé par la pièce de
cent sous. A ne voir que l’apparence, la presse semble être la reine de l’opinion et par
conséquent du monde contemporain. Mais c’est une reine-esclave, soumise à la grande, à
la vraie puissance de notre temps, l’Argent.
Il est rare aujourd’hui qu’un journal soit seulement l’organe d’une opinion, le moyen
d’expression d’un groupe politique. Il est encore, et trop souvent avant tout, une
affaire, une spéculation, un instrument entre les mains d’un richard désireux de
s’enrichir encore ou d’une société anonyme qui entend placer ses fonds au taux le plus
élevé possible. Et alors, quoi qu’on fasse, la caisse domine la plume. Celui qui
gouverne, c’est le financier qui, du fond de la coulisse où il reste invisible, donne
leur consigne aux rédacteurs, décide en quel sens on se prononcera, ce qu’on défendra ou
attaquera. Ce tout-puissant personnage vient-il à changer d’avis, à faire volte-face ?
Le journaliste n’a que le choix entre deux partis : Ou bien obéir, courber la tête,
suivre docilement ces variations, se résigner au rôle nourrissant et modeste de machine
à écrire ; ou bien s’en aller chercher dans une autre feuille un gagne-pain qui sera
aussi précaire, à moins qu’il ne se dégoûte pour jamais d’une profession où la pensée
est sous le faix d’un pareil joug.
Mais trève à ces répercussions que la vie économique exerce
sur les écrits
et les paroles des hommes ! J’en ai dit assez pour montrer que, si l’histoire fouille
les livres de comptes des écrivains et ceux des éditeurs, les registres des directeurs
de théâtre et de journal, ce n’est point par un goût puéril pour les commérages. Il me
semble difficile qu’on ne sente pas l’intérêt et l’importance des renseignements que
peut fournir cette application à l’ordre d’études qui nous occupe de ce qu’on appelle
« le matérialisme historique ». Cette théorie, qui consiste à donner la première place
aux facteurs économiques dans l’évolution humaine, serait fort insuffisante à expliquer
en totalité l’évolution littéraire ; mais elle appelle l’attention sur quelques-unes des
causes les plus profondes dont la littérature subit l’influence et je n’ai pas craint
d’insister sur les rapports étroits qui existent entre des phénomènes qu’on néglige trop
souvent de rapprocher les uns des autres.
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