Ceux qui veulent à tout prix découvrir dans l’histoire l’application d’une rigoureuse
justice distributive s’imposent une tâche assez rude. Si, en beaucoup de cas, nous voyons
les crimes nationaux suivis d’un prompt châtiment, dans une foule de cas aussi nous voyons
le monde régi par des jugements moins sévères ; beaucoup de pays ont pu être faibles et
corrompus impunément. C’est certainement un des signes de grandeur de la France que cela
ne lui ait pas été permis. Énervée par la démocratie, démoralisée par sa prospérité même,
la France a expié de la manière la plus cruelle ses années d’égarement. La raison de ce
fait est dans l’importance même de la France et dans la noblesse de son passé. Il y a une
justice pour elle ; il ne lui est pas loisible de s’abandonner, de négliger sa vocation ;
il est évident que la Providence l’aime ; car elle la châtie. Un pays qui a joué un rôle
de premier ordre n’a pas le droit de se réduire au matérialisme bourgeois qui ne demande
qu’à jouir tranquillement de ses richesses acquises. N’est pas médiocre qui veut. L’homme
qui prostitue un grand nom, qui manque à une mission écrite dans sa nature, ne peut se
permettre sans conséquence une foule de choses que l’on pardonne a l’homme ordinaire, qui
n’a ni passé à continuer, ni grand devoir à remplir.
Pour voir en ces dernières années que l’état moral de la France était gravement atteint,
il fallait quelque pénétration d’esprit, une certaine habitude des raisonnements
politiques et historiques. Pour voir le mal aujourd’hui, il ne faut, hélas ! que des yeux.
L’édifice de nos chimères s’est effondre comme les châteaux féériques qu’on bâtit en rêve.
Présomption, vanité puérile, indiscipline, manque de sérieux, d’application, d’honnêteté,
faiblesse de tête, incapacité de tenir à la fois beaucoup d’idées sous le regard, absence
d’esprit scientifique, naïve. et grossière ignorance, voilà depuis un an l’abrégé de notre
histoire. Cette armée, si fière et si prétentieuse, n’a pas rencontré une seule bonne
chance. Ces hommes d’État, si sûrs de leur fait, se sont trouvés des enfants. Cette
administration infatuée a été convaincue d’incapacité. Cette instruction publique, fermée
à tout progrès, est convaincue d’avoir laissé l’esprit de la France s’abimer dans la
nullité. Ce clergé catholique, qui prêchait hautement l’infériorité des nations
protestantes, est resté spectateur atterré d’une ruine qu’il avait en partie faite. Cette
dynastie, dont les racines dans le pays semblaient si profondes, n’eut pas le 4 septembre
un seul défenseur. Cette opposition, qui prétendait avoir dans ses recettes
révolutionnaires des remèdes à tous les maux, s’est trouvée au bout de quelques jours
aussi impopulaire que la dynastie déchue. Ce parti républicain, qui, plein des funestes
erreurs qu’on répand depuis un demi-siècle sur l’histoire de la Révolution, s’est cru
capable de répéter une partie qui ne fut gagnée il y a quatre-vingts ans que par suite de
circonstances tout à fait différentes de celles d’aujourd’hui, s’est trouvée n’être qu’un
halluciné, prenant ses rêves pour des réalités. Tout a croulé comme en une vision
d’Apocalypse. La légende même s’est vue blessée à mort. Celle de l’Empire a été détruite
par Napoléon III ; celle de 1792 a reçu le coup de grâce de M. Gambetta ; celle de la
Terreur (car la Terreur même avait chez nous sa légende ) a eu sa hideuse parodie dans la
Commune ; celle de Louis XIV ne sera plus ce qu’elle était depuis le jour où le descendant
de l’électeur de Brandebourg a relevé l’empire de Charlemagne dans la salle des fêtes de
Versailles. Seul, Bossuet se trouve avoir été prophète, quand il dit : Et
nunc, reges, intelligite !
De nos jours (et cela rend la tâche des réformateurs difficile ), ce sont les peuples qui
doivent comprendre. Essayons, par une analyse aussi exacte que possible, de nous rendre
compte du mal de la France, pour tâcher de découvrir le remède qu’il convient d’y
appliquer les forces du malade sont très grandes ; ses ressources sont comme infinies ; sa
bonne volonté est réelle. C’est au médecin à ne pas se tromper ; car tel régime
étroitement conçu, tel remède appliqué hors de propos, révolterait le malade, le tuerait
ou aggraverait son mal.
L’histoire de France est un tout si bien lié dans ses parties, qu’on ne peut comprendre
un seul de nos deuils contemporains sans en rechercher la cause dans le passé. Nous
avons, il y a deux ans 1, exposé ce que nous regardons comme la marche régulière des
États sortis de la féodalité du moyen âge, marche dont l’Angleterre est le type le plus
parfait, puisque l’Angleterre, sans rompre avec sa royauté, avec sa noblesse, avec ses
comtes, avec ses communes, avec son Église, avec ses universités, a trouvé moyen d’être
l’État le plus libre, le plus prospère et le plus patriote qu’il y ait. Tout autre fut
la marche de la société française depuis le xiie
siècle.
La royauté capétienne, comme il arrive d’ordinaire aux grandes forces, porta son
principe jusqu’à l’exagération. Elle détruisit la possibilité de toute vie provinciale,
de toute représentation de la nation. Déjà, sous Philippe le Bel, le mal est évident.
L‘élément qui a fait ailleurs la vie parlementaire, la petite noblesse de campagne, a
perdu son importance. Le roi ne convoque les états généraux que pour qu’on le supplie de
faire ce qu’il a déjà décidé. Comme instruments de gouvernement, il ne vent plus
employer que ses parents, puissante aristocratie de princes du sang, assez égoïstes, et
des gens de loi ou d’administration anoblis (milites
regis ), serviteurs complaisants du pouvoir absolu. Cet état de choses
se fait amnistier au xviie
siècle par la grandeur
incomparable qu’il donne à la France ; mais bientôt après le contraste devient criant.
La nation la plus spirituelle de l’Europe n’a pour réaliser ses idées qu’une machine
politique informe. Turgot considère les Parlements comme le principal obstacle à tout
bien ; il n’espère rien des assemblées. Cet homme admirable, si dégagé de tout
amour-propre, se trompait-il ? non. Il voyait juste, et ce qu’il voyait équivalait à
dire que le mal était sans remède. Ajoutez à cela une profonde démoralisation du
peuple ; le protestantisme, qui l’eût élevé, avait été expulsé ; le catholicisme n’avait
pas fait son éducation. L’ignorance des basses classes était effroyable. Richelieu,
l’abbé Fleury posent nettement en principe que le peuple ne doit savoir ni lire ni
écrire. À côté de cette barbarie, une société charmante, pleine d’esprit, de lumières et
de grâce. On ne vit jamais plus clairement les aptitudes intimes de la France, ce
qu’elle peut et ce qu’elle ne peut pas. La France sait admirablement faire de la
dentelle ; elle ne sait pas faire de la toile de ménage. Les besognes humbles, comme
celle du magister, seront toujours chez nous pauvrement exécutées. La France excelle
dans l ‘exquis ; elle est médiocre dans le commun. Par quel caprice est-elle avec cela
démocratique ? Par le même caprice qui fait que Paris, tout en vivant de la cour et du
luxe, est une ville socialiste, que Paris, qui passe son temps à persifler toute
croyance et toute vertu, est intraitable, fanatique, badaud, quand il s’agit de sa
chimère de république. Admirables assurément furent les débuts de la Révolution, et, si
l’on s’était borné à convoquer les états généraux, à les régulariser, à les rendre
annuels, on eût été parfaitement dans la vérité. Mais la fausse politique de Rousseau
l’emporta. On voulut faire une constitution a priori. On ne remarqua
pas que l’Angleterre, le plus constitutionnel des pays, n’a jamais eu de constitution
écrite, strictement libellée. On se laissa déborder par le peuple ; on applaudit
puérilement au désordre de la prise de la Bastille, sans songer que ce désordre
emporterait tout plus tard. Mirabeau, le plus grand, le seul grand politique du temps,
débuta par des imprudences qui l’eussent, probablement perdu, s’il eût vécu ; car, pour
un homme d’État, il est bien plus avantageux d’avoir débuté par la réaction que par des
complaisances pour l’anarchie. L’étourderie des avocats de Bordeaux, leurs déclamations
creuses, leur légèreté morale achevèrent de tout ruiner. On se figura que l’État, qui
s’était incarné dans le roi, pouvait se passer du roi, et que l’idée abstraite de la
chose publique suffirait pour maintenir un pays où les vertus publiques font trop
souvent défaut.
Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide. La France ne peut
être comparée à ces petites patries antiques, se composant le plus souvent d’une ville
avec sa banlieue, où tout le monde était parent. La France était une grande société
d’actionnaires formée par un spéculateur de premier ordre, la maison capétienne. Les
actionnaires ont cru pouvoir se passer du chef, et puis continuer seuls les affaires.
Cela ira bien, tant que les affaires seront bonnes ; mais, les affaires devenant
mauvaises, il y aura des demandes de liquidation. La France avait été faite par la
dynastie capétienne. en supposant que la vieille Gaule eût le sentiment de son unité
nationale, la domination romaine, la conquête germanique avaient détruit ce sentiment.
L ‘empire franc, soit sous les Mérovingiens, soit sous les Carlovingiens, est une
construction artificielle dont l’unité ne gît que dans la force des conquérants. Le
traité de Verdun, qui rompt cette unité, coupe l’empire franc du nord au sud en trois
bandes, dont l’une, la part de Charles ou Carolingie, répond si peu à ce que nous
appelons la France, que la Flandre entière et la Catalogne en font partie, tandis que
vers l’est elle a pour limites la Saône et les Cévennes. La politique capétienne
arrondit ce lambeau incorrect, et en huit cents ans fit la France comme nous
l’entendons, la France qui a crée tout ce dont nous vivons, ce qui nous lie, ce qui est
notre raison d’être. La France est de la sorte le résultat de la politique capétienne
continuée avec une admirable suite. Pourquoi le Languedoc est-il réuni à la France du
nord, union que ni la langue, ni la race, ni l’histoire, ni le caractère des populations
n’appelaient ? Parce que les rois de Paris, pendant tout le xiiie
siècle, exercèrent sur ces contrées une action persistante et
victorieuse. Pourquoi Lyon fait-il partie de la France ? Parce que Philippe le Bel, au
moyen des subtilités de ses légistes, réussit à le prendre dans les mailles de son
filet. Pourquoi les Dauphinois sont-ils nos compatriotes ? Parce que, le dauphin Humbert
étant tombé dans une sorte de folie, le roi de France se trouva là pour acheter ses
terres à beaux deniers comptants. Pourquoi la Provence a-t-elle été entraînée dans le
tourbillon de la Carolingie, où rien ne semblait d’abord faire penser qu’elle dût être
portée ? Grâce aux roueries de Louis XI et de son compère Palamède de Forbin. Pourquoi
la Franche-Comté, l’Alsace, la Lorraine se sont-elles réunies à la Carolingie, malgré la
ligne méridienne tracée par le traité de Verdun ? Parce que la maison de Bourbon
retrouva pour agrandir le domaine royal le secret qu’avaient si admirablement pratiqué
les premiers Capétiens. Pourquoi enfin Paris, ville si peu centrale, est-elle la
capitale de la France ? Parce que Paris a été la ville des Capétiens, parce que l’abbé
de Saint-Denis est devenu roi de France 2. Naïveté sans égale ! Cette ville, qui réclame sur le reste de la France un
privilège aristocratique de supériorité et qui doit ce privilège à la royauté, est en
même temps le centre de l’utopie républicaine. Comment Paris ne voit-il pas qu’il n’est
ce qu’il est que par la royauté, qu’il ne reprendra toute son importance de capitale que
par la royauté, qu’une république, selon la règle posée par l’illustre fondateur des
États-Unis d’Amérique, créerait nécessairement pour son gouvernement central, à Amboise
ou à Blois, un petit Washington ?
Voilà ce que ne comprirent pas les hommes ignorants et bornés qui prirent en main les
destinées de la France à la fin du dernier siècle. Ils se figurèrent qu’on pouvait se
passer du roi ; ils ne comprirent pas que, le roi une fois supprimé, l’édifice dont le
roi était la clef de voûte croulait. Les théories républicaines du xviiie
siècle avaient pu réussir en Amérique, parce que l’Amérique
était une colonie formée par le concours volontaire d’émigrants cherchant la liberté ;
elles ne pouvaient réussir en France, parce que la France avait été construite en vertu
d’un tout autre principe. Une dynastie nouvelle faillit sortir de la convulsion terrible
qui agitait la France ; mais on vit alors combien il est difficile aux nations modernes
de se créer d’autres maisons souveraines que celles qui sont sorties de la conquête
germanique. Le génie qui avait élevé Napoléon sur le pavois l’en
précipita, et la vieille dynastie revint, en apparence décidée à tenter l’expérience de
monarchie constitutionnelle qui avait si tristement échoué entre les mains du pauvre
Louis XVI.
Il était écrit que, dans cette grande et tragique histoire de France, le roi et la
nation rivaliseraient d’imprudence. Cette fois, les fautes de la royauté furent les plus
graves. Les ordonnances de juillet 1830 peuvent vraiment être qualifiées de crime
politique ; on ne les tira de l’article 14 de la Charte que par un sophisme évident. Cet
article 14 n’avait nullement dans la pensée de Louis XVIII le sens que lui prêtèrent les
ministres de Charles X. Il n’est pas admissible que l’auteur de la Charte eût mis dans
la Charte un article qui en renversait toute l’économie. C’était le cas d’appliquer
l’axiome : Contra eum qui dicere potuit clarius prœsumptio est facienda.
Si avant M. de Polignac quelqu’un eût pu penser que cet article donnait au roi le
droit de supprimer la Charte, c’eût été l’objet d’une perpétuelle protestation ; or
personne ne protesta ; car personne ne pensa jamais que cet insignifiant article contînt
le droit implicite des coups d’État. L’insertion de cet article ne vint pas de la
royauté, qui s’y serait réservé un moyen d’éluder ses engagements ; il faisait partie du
projet de constitution élaboré par les chambres de 1814, fort attentives à ne pas
exagérer les droits du roi ; il ne donna lieu alors à aucune observation ; « on n’y
voyait qu’une sorte de lieu commun emprunté aux constitutions antérieures, et personne
n’y soupçonnait le sens redoutable et mystérieux qu’on a voulu depuis y attacher 3. »
Les députes de 1830 eurent donc raison de résister aux ordonnances, et les citoyens qui
étaient à portée d’entendre leur appel firent bien de s’armer. La situation était celle
du roi d’Angleterre, qui plus d’une fois s’est trouve en lutte avec son parlement. Mais,
dès que le roi, vaincu, eut retire les ordonnances, il fallait s’arrêter et maintenir le
roi dans son palais. Il lui convint d’abdiquer ; il fallait prendre celui en faveur de
qui il abdiquait. On fit autrement. Hâtons-nous de dire que dix-huit années d’un règne
plein de sagesse justifièrent à beaucoup d’égards le choix du 10 août 1830, et que ce
choix pouvait s’autoriser de quelques-uns des précédents de la révolution de 1688 en
Angleterre ; mais, pour qu’une substitution aussi hardie devînt légitime, il fallait
qu’elle durât. Par une série d’impardonnables étourderies de la part de la nation et par
suite d’une regrettable faiblesse de la dynastie nouvelle, cette consécration manqua. Le
roi et ses fils, au lieu de maintenir leur droit par les armes, se retirèrent et
laissèrent l’émeute parisienne violer outrageusement la volonté de la nation. Déchirure
funeste faite a un titre un peu caduc en son origine et qui ne pouvait acquérir de force
que par sa persistance. Une dynastie doit à la nation, qui toujours est censée
l’appuyer, de résister à une minorité turbulente. L’humanité est satisfaite, pourvu
qu’après la bataille le pouvoir vainqueur se montre généreux et traite les rebelles, non
comme des coupables, mais comme des vaincus.
Nous entrions pour la plupart dans la vie publique, quand survint le néfaste incident
du 24 février. Avec un instinct parfaitement juste, nous sentîmes que ce qui se passa ce
jour-là était un grand malheur. Libéraux par principes philosophiques, nous vîmes bien
que les arbres de la liberté qu’on plantait avec une joie si naïve ne verdiraient
jamais ; nous comprimes que les problèmes sociaux qui se posaient d’une façon audacieuse
étaient destines à jouer un rôle de premier ordre dans l’avenir du monde. Le baptême de
sang des journées de juin, les réactions qui suivirent nous serrèrent le cœur ; il était
clair que l’âme et l’esprit de la France couraient un véritable péril. La légèreté des
hommes de : 1848 fut vraiment sans pareille. Ils donnèrent à la France, qui ne le
demandait pas, le suffrage universel. Ils ne songèrent pas que ce suffrage ne
bénéficierait qu’à cinq millions de paysans, étrangers à toute idée libérale. Je voyais
assidûment à cette époque M. Cousin. Dans les longues promenades que ce profond
connaisseur de toutes les gloires françaises me faisait faire dans les rues de Paris de
la rive gauche, m’expliquant l’histoire de chaque maison et de ses propriétaires au
xviie
siècle, il me disait souvent ce mot : « Mon
ami, on ne comprend pas encore quel crime a été la révolution de février ; le dernier
terme de cette révolution sera peut-être le démembrement de la France. »
Le coup d’état du 2 décembre nous froissa profondément. Dix ans nous portâmes le deuil
du droit ; nous protestâmes selon nos forces contre le système d’abaissement
intellectuel savamment dirigé par, M. Fortoul, à peine mitigé par ceux qui lui
succédèrent. Il arriva cependant ce qui arrive toujours. Le pouvoir inauguré par la
violence s’améliorait en vieillissant ; il se prit à voir que le développement libéral
de l’homme est un intérêt majeur pour tout gouvernement. le pays, d’un autre côte, était
enchanté de ce gouvernement médiocre. Il avait ce qu’il voulait ; chercher à renverser,
un tel gouvernement malgré le vœu évident du plus grand nombre eût été insensé. Ce qu’il
y avait de plus sage était de tirer, du mal le meilleur parti possible, de faire comme
les évêques du ve
siècle et du vie
siècle, qui, ne pouvant repousser les barbares, cherchaient à les
éclairer. Nous consentîmes donc à servir le gouvernement de l’empereur Napoléon III dans
ce qu’il avait de bon, c’est-à-dire en tant qu’il touchait aux intérêts éternels de la
science, de l’éducation publique, du progrès des lumières, à ces devoirs sociaux enfin
qui ne chôment jamais.
Il est incontestable, d’ailleurs, que le règne de l’empereur Napoléon III, malgré ses
immenses lacunes, avait résolu une moitié du problème. La majorité de la France était
parfaitement contente. Elle avait ce qu’elle voulait, l’ordre et la paix. La liberté
manquait, il est vrai ; la vie politique était des plus faibles ; mais cela ne blessait
qu’une minorité d’un cinquième ou d’un sixième de la nation, et encore dans cette
minorité faut-il distinguer un petit nombre d’hommes instruits, intelligents, vraiment
libéraux, d’une foule peu réfléchie, animée de cet esprit séditieux qui a pour unique
programme d’être toujours en opposition avec le gouvernement et de chercher à le
renverser. L’administration était très mauvaise ; mais quiconque ne niait pas le
principe des droits de la dynastie souffrait peu. Les hommes d’opposition eux-mêmes
étaient plutôt gênes dans leur activité que persécutés. La fortune du pays s’augmentait
dans des proportions inouïes. À la date du 8 mai 1870, après de très graves fautes
commises, sept millions et demi d’électeurs se déclarèrent encore satisfaits. Il ne
venait à l’esprit de presque personne qu’un tel état pût être expose à la plus
effroyable des catastrophes. Cette catastrophe, en effet, ne sortit pas d’une nécessité
générale de situation ; elle vint d’un trait particulier du caractère de l’empereur
Napoléon III.
L’empereur Napoléon III avait fondé sa fortune en répondant au besoin de réaction,
d’ordre, de repos qui fut la conséquence de la révolution de 1848. Si l’empereur
Napoléon III se fût renfermé dans ce programme, s’il se fût contenté de comprimer à
l’intérieur toute idée, toute liberté politique, de développer les intérêts matériels,
de s’appuyer sur un cléricalisme modéré et sans conviction, son règne et celui de sa
dynastie eussent été assurés pour longtemps. Le pays s’enfonçait de plus en plus dans la
vulgarité, oubliait sa vieille histoire ; la nouvelle dynastie était fondée. La France
telle que l’a faite le suffrage universel est devenue profondément matérialiste ; les
nobles soucis de la France d’autrefois, le patriotisme, l’enthousiasme du beau, l’amour
de la gloire, ont disparu avec les classes nobles qui représentaient l’âme de la France.
Le jugement et le gouvernement des choses ont été transportes à la masse ; or la masse
est lourde, grossière, dominée par la vue la plus superficielle de l’intérêt. Ses deux
pôles sont l’ouvrier et le paysan. L’ouvrier n’est pas éclairé ; le paysan veut avant
tout acheter de la terre, arrondir son champ. Parlez au paysan, au socialiste de
l’Internationale, de la France, de son passé, de son génie, il ne comprendra pas un tel
langage. L’honneur militaire, de ce point de vue borné, paraît une folie ; le goût des
grandes choses, la gloire de l’esprit sont des chimères ; l’argent dépensé pour l’art et
la science est de l’argent perdu, dépense follement, pris dans la poche de gens qui se
soucient aussi peu que possible d’art et de science. Voilà l’esprit provincial que
l’empereur servit merveilleusement dans les premières années de son règne. S’il était
reste le docile et aveugle serviteur de cette réaction mesquine, aucune opposition
n’aurait réussi à l’ébranler. Toutes les oppositions réunies eussent trouvé leur limite
en deux millions de voix tout au plus. Le chiffre des opposants augmentait chaque
année ; d’où quelques personnes concluaient qu’il grandirait jusqu’à devenir majorité.
Erreur ; ce chiffre eût rencontre un point d’arrêt qu’il n’eût pas dépassé. Disons-le,
puisque nous avons la certitude que ces lignes ne seront lues que par des personnes
intelligentes : un gouvernement qui aura pour unique désir de s’établir en France et de
s’y éterniser aura désormais, je le crains, une voie bien simple à suivre : imiter le
programme de Napoléon III, moins la guerre. De la sorte il amènera la France au degré
d’abaissement où arrive toute société qui renonce aux hautes visées ; mais il ne mourra
qu’avec le pays, de la mort lente de ceux qui s’abandonnent au courant de la destinée,
sans jamais le contrarier.
Tel n’était pas l’empereur Napoléon III. Il était supérieur en un sens à la majorité du
Pays ; il aimait le bien ; il avait un goût réel peu éclairé sans doute, cependant, de
la noble culture de l’humanité. À plusieurs égards, il était en totale dissonance avec
ceux qui l’avaient nommé. Il rêvait la gloire militaire ; le fantôme de Napoléon 1er le hantait. Cela est d’autant plus étrange que l’empereur
Napoléon III voyait fort bien qu’il n’avait ni aptitudes, ni pratique pour la guerre, et
qu’il savait que la France avait perdu à cet égard toutes ses qualités. Mais l’idée
innée l’emportait. L’empereur sentait si bien que ses vues personnelles à cet égard
étaient une sorte de nœvus qu’il fallait cacher, que toujours, à
l’époque de la fondation de son pouvoir, nous le voyons occupé à protester qu’il veut la
paix. Il reconnaissait que c’était là le moyen de se rendre populaire. La guerre de
Crimée ne fut acceptée dans l’opinion que parce qu’on la crut sans conséquence pour la
paix générale. La guerre d’Italie ne fut pardonnée que quand on la vit tourner coud et
rester à mi-chemin.
Le plus simple bon sens commandait à l’empereur Napoléon III de ne jamais faire la
guerre. La France, il le savait, ne la désirait en aucune sorte 4. En outre, un pays travaillé par les révolutions, qui a des
divisions dynastiques, n’est pas capable d’un grand effort militaire. Le roi jean,
Charles VII, François 1er et même Louis XIV traversèrent des
situations aussi critiques que celle de Napoléon III après la capitulation de Sedan ;
ils ne furent pas pour cela renverses, ni même un moment ébranles. Le roi de Prusse
Frédéric-Guillaume III, après la bataille d’Iéna, se trouva plus solide que jamais sur
son trône ; mais Napoléon III ne pouvait supporter une défaite. Il était comme un joueur
qui jouerait à la condition d’être fusillé s’il perd une partie. Un pays divisé sur les
questions dynastiques doit renoncer a la guerre ; car, au premier échec, cette cause de
faiblesse apparaît, et fait de tout accident un eu mortel. L’homme qui a une blessure
mal cicatrisée peut se livrer aux actes de la vie ordinaire sans qu’on s’aperçoive de
son infirmité ; mais tout exercice violent lui est interdit ; à la première fatigue sa
blessure se rouvre, et il tombe. On ne conçoit pas que Napoléon III se soit fait une si
complète illusion sur la solidité de l’édifice qu’il avait fait lui-même d’argile.
Comment ne vit-il pas qu’un tel édifice ne résisterait pas à une secousse, et que le
choc d’un ennemi puissant devait nécessairement le faire crouler ?
La guerre déclarée au mois de juillet 1870 est donc une aberration personnelle,
l’explosion ou plutôt le retour offensif d’une idée depuis longtemps latente dans
l’esprit de Napoléon III, idée que les goûts pacifiques du pays l’obligeaient de
dissimuler, et à laquelle il semble qu’il avait lui-même presque renoncé. Il n’y a pas
un exemple de plus complète trahison d’un État par son souverain, en prenant le mot
trahison pour désigner l’acte du mandataire qui substitue sa volonté à celle du mandant.
Est-ce à dire que le pays ne soit pas responsable de ce qui est arrive ? Hélas ! nous ne
pouvons le soutenir. Le pays a été coupable de s’être donné un gouvernement peu éclairé
et surtout une chambre misérable, qui, avec une légèreté dépassant toute imagination,
vota sur la parole d’un ministre la plus funeste des guerres. Le crime de la France fut
celui d’un homme riche qui choisit un mauvais gérant de sa fortune, et lui donne une
procuration illimitée ; cet homme mérite d’être ruiné ; mais on n’est pas juste si l’on
prétend qu’il a fait lui-même les actes que son fondé de pouvoirs a faits sans lui et
malgré lui.
Quiconque connaît la France, en effet, dans son ensemble et dans ses variétés
provinciales, n’hésitera pas à reconnaître que le mouvement qui emporte ce pays depuis
un demi-siècle est essentiellement pacifique. La génération militaire, froissée par les
défaites de 1814 et 1815, avait à peu près disparu sous la Restauration et sous le règne
de Louis-Philippe. Un patriote profondément honnête, mais souvent superficiel, raconta
nos anciennes victoires d’un ton de triomphe qui souvent put blesser l’étranger ; mais
cette dissonance allait s’affaiblissant chaque jour. On peut dire qu’elle avait cessé
depuis 1848. Deux mouvements commencèrent alors, qui devaient être la fin non-seulement
de tout esprit guerrier, mais de tout patriotisme : je veux parler de l’éveil
des appétits matériels chez les ouvriers et chez les paysans. Il est
clair que le socialisme des ouvriers est l’antipode de l’esprit militaire c’est presque
la négation de la patrie les doctrines de l’Internationale sont là pour le prouver. Le
paysan, d’un autre côté, depuis qu’on lui a ouvert la voie de la richesse et qu’on lui a
montré que son industrie est la plus sûrement lucrative, le paysan a senti redoubler son
horreur pour la conscription. Je parle par expérience. Je fis la campagne électorale de
mai 1869 dans une circonscription toute rurale de Seine-et-Marne ; je puis assurer que
je ne trouvai pas sur mon chemin un seul élément de l’ancienne vie militaire du pays. Un
gouvernement à bon marché, peu imposant, peu gênant, un honnête désir de liberté, une
grande soif d’égalité, une totale indifférence à la gloire du pays, la volonté arrêtée
de ne faire aucun sacrifice à des intérêts non palpables, voilà ce qui me parut l’esprit
du paysan dans la partie de la France où le paysan est, comme on dit, le plus
avance.
Je ne veux pas dire qu’il ne restât plus de traces du vieil esprit qui se nourrit des
souvenirs du premier empire. Le parti très peu nombreux qu’on peut appeler bonapartiste,
au sens propre, entourait l’empereur de déplorables excitations. Le parti catholique,
par ses lieux communs erronés sur la prétendue décadence des nations protestantes,
cherchait aussi à rallumer un feu presque éteint. Mais cela ne touchait nullement le
pays. L’expérience de 1870 l’a bien montré ; l’annonce de la guerre fut accueillie avec
consternation ; les sottes rodomontades des journaux, les criailleries des gamins sur le
boulevard sont des faits dont l’histoire n’aura de compte à tenir que pour montrer à
quel point une bande d’étourdis peut donner le change sur les vrais sentiments d’un
pays. La guerre prouva jusqu’à l’évidence que nous n’avions plus nos anciennes facultés
militaires. Il n’y a rien là qui doive étonner celui qui s’est fait une idée juste de la
philosophie de notre histoire. La France du moyen âge est une construction germanique,
élevée par une aristocratie militaire germanique avec des matériaux gallo-romains. Le
travail séculaire, de la France a consisté à expulser de son sein tous les éléments
déposés par l’invasion germanique, jusqu’à la Révolution, qui a été la dernière
convulsion de cet effort. L’esprit militaire de la France venait de ce quelle avait de
germanique ; en chassant violemment les éléments germaniques et en les remplaçant par
une conception philosophique et égalitaire de la société, la France a rejeté du même
coup tout ce qu’il y avait en elle d’esprit militaire. Elle est restée un pays riche,
considérant la
comme une sotte carrière, très peu rémunératrice. La France est ainsi devenue le pays
le plus pacifique du monde ; toute son activité s’est tournée vers les problèmes
sociaux, vers l’acquisition de la richesse et les progrès de l’industrie. Les classes
éclairées n’ont pas laissé dépérir le goût de l’art, de la science, de la littérature,
d’un luxe élégant ; mais la carrière militaire a été abandonnée. Peu de familles de la
bourgeoisie aisée, ayant à choisir un état pour leur fils, ont préféré aux riches
perspectives du commerce et de l’industrie une profession dont elles ne comprennent pas
l’importance sociale. L’école de Saint-Cyr n’a guère eu que le rebut de la jeunesse,
jusqu’à ce que l’ancienne noblesse et le parti catholique aient commencé à la peupler,
changement dont les conséquences n’ont pas encore eu le temps de se développer. Cette
nation a été autrefois brillante et guerrière ; mais elle l’a été par sélection, si
j’ose le dire. Elle entretenait et produisait une noblesse admirable, pleine de bravoure
et d’éclat. Cette noblesse une fois tombée, il est reste un fond indistinct de
médiocrité, sans originalité ni hardiesse, une roture ne comprenant ni le privilège de
l’esprit ni celui de l’épée. Une nation ainsi faite peut arriver au comble de la
prospérité matérielle ; elle n’a plus de rôle dans le monde, plus d’action à l’étranger.
D’autre part, il est impossible de sortir d’un pareil état avec le suffrage universel.
Car on ne dompte pas le suffrage universel avec lui-même ; on le trompe, on l’endort ;
mais, tant qu’il règne, il oblige ceux qui relèvent de lui de pactiser avec lui et de
subir sa loi. Il y a cercle vicieux à rêver qu’on peut réformer les erreurs d’une
opinion inconvertissable en prenant son seul point d’appui dans l’opinion.
La France n’a fait, du reste, que suivre en cela le mouvement général de toutes les
nations de l’Europe, la Prusse et la Russie exceptées. M. Cobden, que je vis vers 1857,
était enchanté de nous. L’Angleterre nous avait devancés dans cette voie du matérialisme
industriel et commercial ; seulement, bien plus sages que nous, les Anglais surent faire
marcher leur gouvernement d’accord avec la nation, tandis que notre maladresse a été
telle, que le gouvernement de notre choix a pu nous engager malgré nous dans la guerre.
Je ne sais si je me trompe ; mais il y a une vue d’ethnographie historique qui s’impose
de plus en plus à mon esprit. La similitude de l’Angleterre et de la France du Nord
m’apparaît chaque jour davantage. Notre étourderie vient du Midi, et, si la France n’avait pas entraîné le Languedoc et la Provence dans son cercle
d’activité, nous serions sérieux, actifs, protestants, parlementaires. Notre fond de
race est le même que celui des Iles Britanniques ; l’action germanique, bien qu’elle ait
été assez forte dans ces îles pour faire dominer un idiome germanique, n’a pas, en
somme, été plus considérable sur l’ensemble des trois royaumes que sur l’ensemble de la
France. Comme la France, l’Angleterre me paraît en train d’expulser son élément
germanique, cette noblesse obstinée, fière, intraitable, qui la gouvernait du temps de
Pitt, de Castlereagh, de Wellington. Que cette pacifique et toute chrétienne école
d’économistes est loin de la passion des hommes de fer qui imposèrent à leur pays de si
grandes choses ! L’opinion publique de l’Angleterre, telle qu’elle se produit depuis
trente ans n’est nullement germanique ; on y sent l’esprit celtique, plus doux, plus
sympathique, plus humain. Ces sortes d’aperçus doivent être pris d’une façon très
large ; on peut dire cependant que ce qui reste encore d’esprit militaire dans le monde
est un fait germanique. C’est probablement par la race germanique, en tant que féodale
et militaire, que le socialisme et la démocratie égalitaire, qui chez nous autres Celtes
ne trouveraient pas facilement leur limite, arriveront à être domptes, et cela sera
conforme aux précédents historiques ; car un des traits de la race germanique a toujours
été de faire marcher de pair l’idée de conquête et l’idée de garantie. ; en d’autres
termes, de faire dominer le fait matériel et brutal de la propriété résultant de la
conquête sur toutes les considérations des droits de l’homme et sur les théories
abstraites de contrat social. La réponse à chaque progrès du socialisme pourra être de
la sorte un progrès du germanisme, et on entrevoit le jour où tous les pays de
socialisme seront gouvernés par des Allemands. L’invasion du IVe et du Ve siècle se fit
par des raisons analogues, les pays romains étant devenus incapables de produire de bons
gendarmes, de bons mainteneurs de propriété.
En réalité notre pays, surtout la province, allait vers une forme sociale qui, malgré
la diversité des apparences, avait plus d’une analogie avec l’Amérique, vers une forme
sociale où beaucoup de choses tenues autrefois pour choses d’État seraient laissées à
l’initiative privée. Certes, on pouvait n’être pas le partisan d’un tel avenir ; il
était clair que la France en se développant dans ce sens resterait fort au-dessous de
l’Amérique. À son manque d’éducation, de distinction, à ce vide que laisse toujours dans
un pays l’absence de cour, de haute société, d’anciennes institutions, l’Amérique
supplée par le feu de sa jeune croissance, par son patriotisme, par la confiance
exagérée peut-être qu’elle a dans sa force, par la persuasion qu’elle travaille à la
grande œuvre de l’humanité, par l’efficacité de ses convictions protestantes, par sa
hardiesse et son esprit d’entreprise, par l’absence presque totale de germes
socialistes, par la facilité avec laquelle la différence du riche et du pauvre y est
acceptée, par le privilège surtout qu’elle a de se développer à l’air libre, dans
l’infini de l’espace et sans voisins. Privée de ces avantages, faisant son expérience,
pour ainsi dire, en vase clos, à la fois trop pesante et trop légère, trop crédule et
trop railleuse, la France n ‘aurait jamais été qu’une Amérique de second ordre,
mesquine, médiocre, peut-être plus semblable au Mexique ou à l’Amérique du Sud qu’aux
États-Unis. La royauté conserve dans nos vieilles sociétés une foule de choses bonnes à
garder ; avec l’idée que j’ai de la vieille France et de son génie, j’appellerais cet
adieu à la gloire et aux grandes choses : Finis Franciæ. Mais, en
politique, il faut se garder de prendre ses sympathies pour ce qui doit être ; ce qui
réussit en ce monde est d’ordinaire le rebours de nos instincts, à nous autres
idéalistes, et presque toujours nous sommes autorisés à conclure, de ce qu’une chose
nous déplaît, qu’elle sera. Ce désir d’un état politique impliquant le moins possible de
gouvernement central est le vœu universel de la province. L’antipathie qu’elle témoigne
contre Paris n’est pas seulement la juste indignation contre les attentats d’une
minorité factieuse ; ce n’est pas seulement le Paris révolutionnaire, c’est le Paris
gouvernant que la France n’aime pas. Paris est pour la France synonyme d’exigences
gênantes. C’est Paris qui lève les hommes, qui absorbe l’argent, qui l’emploie à une
foule de fins que la province ne comprend pas. Le plus capable des administrateurs du
dernier règne me disait, à propos des élections de 1869, que ce qui lui paraissait le
plus compromis en France était le système de l’impôt la province à chaque élection
forçant ses élus à prendre des engagements, qu’il faudrait bien tenir tôt ou tard dans
une certaine mesure et dont l’accomplissement serait la destruction des finances de
l’État. La première fois que je rencontrai Prevost-Paradol, au retour de sa campagne
électorale dans la Loire-Inférieure, je lui demandai son impression dominante : « Nous
verrons bientôt la fin de l’État », me dit-il. C’est exactement ce que j’aurais répondu,
s’il m’avait demandé mes impressions de Seine-et-Marne. Que le préfet se mêle d’aussi
peu de choses que possible, que l’impôt et le service militaire soient aussi réduits que
possible, et la province sera satisfaite. La plupart des gens n’y demandent guère qu’une
seule chose, c’est qu’on les laisse tranquillement faire fortune. Seuls, les pays
pauvres montrent encore de l’avidité pour les places ; dans les départements riches, les
fonctions ne sont pas considérées et sont tenues pour un des emplois les moins
avantageux qu’on ait à faire de son activité.
Tel est l’esprit de ce qu’on peut appeler la démocratie provinciale. Un pareil esprit,
on le voit, diffère sensiblement de l’esprit républicain ; il peut s’accommoder de
l’empire et de la royauté constitutionnelle aussi bien que de la république, et même
mieux à quelques égards. Aussi indifférent à telle ou telle dynastie qu’à tout ce qui
peut s’appeler gloire ou éclat, il préfère au fond avoir une dynastie, comme garantie
d’ordre ; mais il ne veut faire aucun sacrifice à l’établissement de cette dynastie.
C’est le pur matérialisme politique, l’antipode de la part d’idéalisme qui est l’âme des
théories légitimistes et républicaines. Un tel parti, qui est celui de l’immense
majorité des Français, est trop superficiel, trop borné pour pouvoir conduire les
destinées d’un pays. L’énorme sottise qu’il fit à son point de vue quand il prit en 1848
le prince Louis-Napoléon pour gérant de ses affaires, il la renouvellera vingt fois. Son
sort est d’être dupe sans fin, car il est défendu à l’homme bassement intéressé d’être
habile ; la simple platitude bourgeoise ne peut susciter la quantité de dévouement
nécessaire pour créer un ordre de choses et pour le maintenir.
Il y a du vrai, en effet, dans le principe germanique qu’une société n’a un droit plein
à son patrimoine que tandis qu’elle peut le garantir. Dans un sens général, il n’est pas
bon que celui qui possède soit incapable de défendre ce qu’il possède. Le duel des
chevaliers du moyen âge, la menace de l’homme armé venant présenter la bataille au
propriétaire qui s’endort dans la mollesse, était à quelques égards légitime. Le droit
du brave a fondé la propriété ; l’homme d’épée est bien le créateur de toute richesse,
puisqu’en défendant ce qu’il a conquis il assure le bien des personnes qui sont groupées
sous sa protection. Disons au moins qu’un état comme celui qu’avait rêvé la bourgeoisie
française, état où celui qui possédait et jouissait ne tenait pas réellement l’épée (par
suite de la loi sur le remplacement ) pour défendre sa propriété, constituait un
véritable porte à faux d’architecture sociale. Une classe possédante
qui vit dans une oisiveté relative, qui rend peu de services publics, et qui se montre
néanmoins arrogante, comme si elle avait un droit de naissance à posséder et comme si
les autres avaient par naissance le devoir de la défendre, une telle classe, dis-je, ne
possédera pas longtemps. Notre société devient trop exclusivement une association de
faibles ; une telle société se défend mal ; il lui est difficile de réaliser ce qui est
le grand criterium du droit et de la volonté qu’a une réunion d’hommes
de vivre ensemble et de se garantir mutuellement, je veux dire une puissante force
armée. L’auteur de la richesse est aussi bien celui qui la garantit par ses armes que
celui qui la crée par son travail. L’économie politique, uniquement préoccupée de la
création de la richesse par le travail, n’a jamais compris la féodalité, laquelle était
au fond tout aussi légitime que la constitution de l’armée moderne. Les ducs, les
marquis, les comtes, étaient au fond les généraux, les colonels, les commandants d’une
Landwehr, dont les appointements consistaient en terres et en droits
seigneuriaux.
Ainsi la tradition d’une politique nationale se perdait de jour en jour. Le principe du
goût que la majorité des Français a pour la monarchie étant essentiellement
matérialiste, et aussi éloigné que possible de ce qui peut s’appeler fidélité,
loyalisme, amour de ses princes, la France, tout en voulant une dynastie, se montre très
coulante sur le choix de la dynastie elle-même. Le règne éphémère mais brillant de
Napoléon Ier avait suffi pour créer un titre auprès de ce peuple,
étranger, à toute idée de légitimité séculaire. Le prince Louis-Napoléon se présentant
en 1848 comme héritier de ce titre, et paraissant fait exprès pour tirer la France d’un
état qui lui est antipathique et dont elle s’exagérait les dangers, la France le saisit
comme une bouée de sauvetage, l’aida dans ses entreprises les plus téméraires, se fit
complice de ses coups d’État. Pendant près de vingt ans, les fauteurs du 10 décembre
purent croire qu’ils avaient eu raison. La France développa prodigieusement ses
ressources intérieures. Ce fut une vraie révélation. Grâce à l’ordre, à la paix, aux
traités de commerce, Napoléon III apprit à la France sa propre richesse. L’abaissement
politique intérieur mécontentait une fraction intelligente ; le reste avait trouve ce
qu’il voulait, et il n’est pas douteux que le règne de Napoléon III restera pour
certaines classes de la nation un véritable idéal. Je le répète, si Napoléon III eût
voulu ne pas faire la guerre, la dynastie des Bonapartes était fondée pour des siècles.
Mais telle est la faiblesse d’un État dénué de base morale, qu’un jour de folie suffit
pour tout perdre. Comment l’empereur ne vit-il pas que la guerre avec l’Allemagne était
une épreuve trop forte pour un pays aussi affaibli que la France ? Un entourage ignorant
et sans sérieux, conséquence du péché d’origine de la monarchie nouvelle, une cour où il
n’y avait qu’un seul homme intelligent (ce prince plein d’esprit et connaissant
merveilleusement son siècle, que la fatalité de sa destinée laissa presque sans
autorité ), rendaient possibles toutes les surprises, tous les malheurs.
Pendant que la fortune publique, en effet, prenait des accroissements inouïs, pendant
que le paysan acquérait par ses économies des richesses qui n’élevaient en rien son état
intellectuel, sa civilité, sa culture, l’abaissement de toute aristocratie se produisait
en d’effrayantes proportions ; la moyenne intellectuelle du public descendait
étrangement. Le nombre et la valeur des hommes distingués qui sortaient de la nation se
maintenaient, augmentaient peut-être ; dans plus d’un genre de mérite, les nouveaux
venus né le cédaient à aucun des noms illustres des générations écloses sous un meilleur
soleil ; mais l’atmosphère s’appauvrissait ; on mourait de froid. L’Université, déjà
faible, peu éclairée, était systématiquement affaiblie ; les deux seuls bons
enseignements qu’elle possédât, celui de l’histoire et celui de la philosophie, furent à
peu près supprimés. L’École polytechnique, l’École normale étaient découronnées.
Quelques efforts d’amélioration qui se firent à partir de 1860 restèrent incohérents et
sans suite. Les hommes de bonne volonté qui s’y compromirent ne furent pas soutenus. Les
exigences cléricales auxquelles on se soumettait ne laissaient passer qu’une inoffensive
médiocrité ; tout ce qui était un peu original se voyait condamné à une sorte de
bannissement dans son propre pays. Le catholicisme restait la seule force organisée en
dehors de l’État et confisquait à son profit l’action extérieure de la France. Paris
était envahi par l’étranger viveur, par les provinciaux, qui n’y encourageaient qu’une
petite presse ridicule et la sotte littérature, aussi peu parisienne que possible, du
nouveau genre bouffon. Le pays, en attendant, s’enfonçait dans un matérialisme hideux.
N’ayant pas de noblesse pour lui donner l’exemple, le paysan enrichi, content de sa
lourde et triviale aisance, ne savait pas vivre, restait gauche, sans idées. Oves non habentes pastorem, telle était la France : un feu sans flamme
ni lumière ; un cœur sans chaleur ; un peuple sans prophètes sachant dire ce qu’il
sent ; une planète morte, parcourant son orbite d’un mouvement machinal.
La corruption administrative n’était pas le vol organisé, comme cela s’est vu à Naples,
en Espagne ; c’était l’incurie, la paresse, un laisser-aller universel, une complète
indifférence pour la chose publique. Toute fonction était devenue une sinécure, un droit
à une rente pour ne rien faire. Avec cela, tout le monde était inattaquable. Grâce à la
loi sur la diffamation qui a l’air d’avoir été faite pour protéger les moins honorables
des citoyens, grâce surtout à l’universel discrédit où la presse tomba par sa vénalité,
une prime énorme était assurée à la médiocrité et à la malhonnêteté. Celui qui hasardait
quelque critique devenait vite un être à part et bientôt un homme dangereux. On ne le
persécutait pas ; cela était bien inutile. Tout se perdait dans une mollesse générale,
dans un manque complet d’attention et de précision. Quelques hommes d’esprit et de cœur,
qui donnaient d’utiles conseils, étaient impuissants. L’impertinence vaniteuse de
l’administration officielle, persuadée que l’Europe l’admirait et l’enviait, rendait
toute observation inutile et toute réforme impossible.
L’opposition était-elle plus éclairée que le gouvernement ? à peine. Les orateurs de
l’opposition se montraient, en ce qui concerne les affaires allemandes, plus étourdis
encore que M. Rouher. En somme, l’opposition ne représentait nullement un principe
supérieur de moralité. Étrangère à toute idée de politique savante, elle ne sortait pas
de l’ornière du superficiel radicalisme français. À part quelques hommes de valeur,
qu’on s’étonne de voir issus d’une source aussi trouble que le suffrage parisien, le
reste n’était que déclamation, parti pris démocratique. La province valait mieux à
quelques égards. Des besoins d’une vie locale régulière, d’une sérieuse décentralisation
au profit de la commune, du canton, du département, le désir impérieux d’élections
libres, la volonté arrêtée de réduire le gouvernement au strict nécessaire, de diminuer
considérablement l’armée, de supprimer les sinécures, d’abolir l’aristocratie des
fonctionnaires, constituaient un programme assez libéral, quoique mesquin, puisque le
fond de ce programme était de payer le moins possible, de renoncer à tout ce qui peut
s’appeler gloire, force, éclat. De ces vœux accomplis, fût résulté avec le temps une
petite vie provinciale, matériellement très florissante, indifférente à l’instruction et
à la culture intellectuelle, assez libre ; une vie de bourgeois aisés, indépendants les
uns des autres, sans souci de la science, de l’art, de la gloire, du génie ; une vie, je
le répète, assez semblable à la vie américaine, sauf la différence des mœurs et du
tempérament.
Tel était l’avenir de la France, si Napoléon III n’eût volontairement couru à sa ruine.
On allait à pleines voiles vers la médiocrité. D’une part, les progrès de la prospérité
matérielle absorbaient la bourgeoisie ; de l’autre, les questions sociales étouffaient
complètement les questions nationales et patriotiques. Ces deux ordres de questions se
font en quelque sorte équilibre ; l’avènement des unes signale l’éclipse des autres. La
grande amélioration qui s’était faite dans la situation de l’ouvrier était loin d’être
favorable à son amélioration morale. Le peuple est bien moins capable que les classes
élevées ou éclairées de résister à la séduction des plaisirs faciles, qui ne sont sans
inconvénients que quand on est blasé sur leur compte. Pour que le bien-être ne
démoralise pas, il faut y être habitué ; l’homme sans éducation s’abîme vite dans le
plaisir, le prend lourdement au sérieux, ne s’en dégoûte pas. La moralité supérieure du
peuple allemand vient de ce qu’il a été jusqu’à nos jours très maltraité. Les politiques
qui soutiennent qu’il faut que le peuple souffre pour qu’il soit bon n’ont
malheureusement pas tout à fait tort.
Le dirai-je ? notre philosophie politique concourait au même résultat. Le premier
principe de notre morale, c’est de supprimer le tempérament, de faire dominer le plus
possible la raison sur l’animalité ; or c’est là l’inverse de l’esprit guerrier. Quelle
pouvait être notre règle de conduite, à nous autres libéraux, qui ne pouvons pas
admettre le droit divin en politique, quand nous n’admettons pas le surnaturel en
religion ? Un simple droit humain, un compromis entre le rationalisme absolu de
Condorcet et du xviiie
siècle, ne reconnaissant que le
droit de la raison à gouverner l’humanité, et les droits résultant de l’histoire,
L’expérience manquée de la Révolution nom a guéris du culte de la raison ; mais, en y
mettant toute la bonne volonté possible, nous n’avons pu en venir au culte de la force
ou du droit fondé sur la force, qui est le résumé de la politique allemande. Le
consentement des diverses parties d’un État nous paraît l’ultima ratio
de l’existence de cet État. — Tels étaient nos principes, et ils avaient deux défauts
essentiels : le premier, c’est qu’il se trouvait au monde des gens qui en avaient de
tout autres, qui vivaient des dures doctrines de l’ancien régime, lequel faisait
consister l’unité de la nation dans les droits du souverain, tandis que nous nous
imaginions que le xixe
siècle avait inauguré un droit
nouveau, le droit des populations ; le second défaut, c’est que ces principes, nous ne
réussimes pas toujours à les faire prévaloir chez nous. Les principes que je disais tout
à l’heure sont bien des principes français, en ce sens qu’ils sortent logiquement de
notre philosophie, de notre révolution, de notre caractère national avec ses qualités et
ses défauts. Malheureusement, le parti qui les professe n’est, comme tous les partis
intelligents, qu’une minorité, et cette minorité a été trop souvent vaincue chez nous.
L’expédition de Rome a été la plus évidente dérogation à la seule politique qui pouvait
nous convenir. La tentative de nous immiscer dans les affaires allemandes a été une
flagrante inconséquence, et celle-ci ne doit pas être mise uniquement à la charge du
gouvernement déchu ; l’opposition n’avait cessé d’y pousser depuis Sadowa. Ceux qui ont
toujours repoussé la politique de conquête ont le droit de dire : « Prendre l’Alsace
malgré elle est un crime ; la céder autrement que devant une nécessité absolue serait un
crime aussi. » Mais ceux qui ont prêche la doctrine des frontières naturelles et des
convenances nationales n’ont pas le droit de trouver mauvais qu’on leur fasse ce qu’ils
voulaient faire aux autres. La doctrine des frontières naturelles et celle du droit des
populations ne peuvent être invoquées par la même bouche, sous peine d’une évidente
contradiction.
Ainsi nous nous sommes trouvés faibles, désavoués par notre propre pays. La France
pouvait se désintéresser de toute action extérieure comme le fit sagement
Louis-Philippe. Des qu’elle agissait à l’étranger, elle ne pouvait servir que son propre
principe, le principe des nations libres, composées de provinces libres, maîtresses de
leurs destinées. C’est de ce point de vue que nous vîmes avec sympathie la guerre
d’Italie de l’empereur Napoléon III, même à quelques égards la guerre de Crimée, et
surtout l’aide qu’il donna à la formation d’une Allemagne du Nord autour de la Prusse.
Nous crûmes un moment que notre rêve allait se réaliser, c’est-à-dire l’union politique
et intellectuelle de l’Allemagne, de l’Angleterre et de la France, constituant à elles
trois une force directrice de l’humanité et de la civilisation, faisant digne à la
Russie, ou plutôt la dirigeant dans sa, voie et l’élevant. Hélas ! que faire avec un
esprit étrange et inconsistant ? La guerre d’Italie eut pour contrepartie l’occupation
prolongée de Rome, négation complète de tous les principes français ; la guerre de
Crimée, qui n’eût été légitime que si elle avait abouti à émanciper les bonnes
populations tenues dans la sujétion par la Turquie, n’eut pour résultat que de fortifier
le principe ottoman ; l’expédition du Mexique fut un défi jeté à toute idée libérale.
Les titres réels qu’on s’était acquis à la reconnaissance de l’Allemagne, on les perdit
en prenant après Sadowa une attitude de mauvaise humeur et de provocation.
Il est injuste, disons-le encore, de rejeter toutes ces fautes sur le compte du dernier
régime, et un des tours les plus dangereux que pourrait prendre l’amour-propre national
serait de s’imaginer que nos malheurs n’ont eu pour cause que les fautes de
Napoléon III, si bien que, Napoléon III une fois écarté, la victoire et le bonheur
devraient nous revenir. La vérité est que toutes nos faiblesses eurent une racine plus
profonde, une racine qui n’a nullement disparu, la démocratie mal entendue. Un pays
démocratique ne peut être bien gouverné, bien administré, bien commandé. La raison en
est simple. Le gouvernement, l’administration, le commandement sont dans une société le
résultat d’une sélection qui tire de la masse un certain nombre d’individus qui
gouvernent, administrent, commandent. Cette sélection peut se faire de quatre manières
qui ont été appliquées tantôt isolement, tantôt concurremment dans diverses sociétés :
1º par la naissance ; 2º par le tirage au sort ; 3º par l’élection populaire ; 4º par
les examens et les concours.
Le tirage au sort n’a guère été appliqué qu’à Athènes et à Florence, c’est-à-dire dans
les deux seules villes où il y ait eu un peuple d’aristocrates, un peuple donnant par
son histoire, au milieu des plus étranges écarts, le plus fin et le plus charmant
spectacle. Il est clair que dans nos sociétés, qui ressemblent à de vastes Scythies, au
milieu desquelles les cours, les grandes villes, les universités représentent des
espèces de colonies grecques, un tel mode de sélection amènerait des résultats
absurdes ; il n’est pas besoin de s’y arrêter.
Le système des examens et des concours n’a été appliqué en grand qu’en Chine. Il y a
produit une sénilité générale et incurable. Nous avons été nous-mêmes assez loin dans ce
sens, et ce n’est pas là une des moindres causes de notre abaissement.
Le système de l’élection ne peut être pris comme base unique d’un gouvernement.
Appliquée au commandement militaire, en particulier, l’élection est une sorte de
contradiction, la négation même du commandement, puisque, dans les choses militaires, le
commandement est absolu ; or l’élu ne commande jamais absolument à son électeur.
Appliquée au choix de la personne du souverain, l’élection encourage le charlatanisme,
détruit d’avance le prestige de l’élu, l’oblige à s’humilier devant ceux qui doivent lui
obéir. À plus forte raison ces objections s’appliquent-elles si le suffrage est
universel. Appliqué au choix des députés, le suffrage universel n’amènera jamais, tant
qu’il sera direct ’ que des choix médiocres. Il est impossible d’en faire sortir une
chambre haute, une magistrature, ni même un bon conseil départemental on municipal.
Essentiellement borné, le suffrage universel ne comprend pas la nécessité de la science,
la supériorité du noble et du savant. Il ne peut être bon qu’à former un corps de
notables, et encore à condition que l’élection se fasse dans une forme que nous
spécifierons plus tard.
Il est incontestable que, s’il fallait s’en tenir à un moyen de sélection unique, la
naissance vaudrait mieux que l’élection. Le hasard de la naissance est moindre que le
hasard du scrutin. La naissance entraîne d’ordinaire des avantages d’éducation et
quelquefois une certaine supériorité de race. Quand il s’agit de la désignation du
souverain et des chefs militaires, le criterium de la naissance
s’impose presque nécessairement. Ce criterium, après tout, ne blesse
que le préjugé français, qui voit dans la fonction une rente à distribuer au
fonctionnaire bien plus qu’un devoir public. Ce préjugé est l’inverse du vrai principe
de gouvernement, lequel ordonne de ne considérer dans le choix du fonctionnaire que le
bien de l’État ou, en d’autres termes, la bonne exécution de la fonction. Nul n’a droit
à une place ; tous ont droit que les places soient bien remplies. Si l’hérédité de
certaines fonctions était un gage de bonne gestion, je n’hésiterais pas à conseiller
pour ces fonctions l’hérédité.
On comprend maintenant comment la sélection du commandement, qui, jusqu’à la fin du
xviie
siècle, s’est faite si remarquablement en
France, est maintenant si abaissée, et a pu produire ce corps de gouvernants, de
ministres, de députés, de sénateurs, de maréchaux, de généraux, d’administrateurs que
nous avions au mois de juillet de l’année dernière, et qu’on peut regarder comme un des
plus pauvres personnels d’hommes d’État que jamais pays ait vus en fonction. Tout cela
venait du suffrage universel, puisque l’empereur, source de toute initiative, et le
Corps législatif, seul contrepoids aux initiatives de l’empereur, en venaient. Ce
misérable gouvernement était bien le résultat de la démocratie : la France l’avait
voulu, l’avait tiré de ses entrailles. La France du suffrage universel n’en aura jamais
de beaucoup meilleur. Il serait contre nature qu’une moyenne intellectuelle qui atteint
à peine celle d’un homme ignorant et borné se fit représenter par un corps de
gouvernement éclairé, brillant et fort. D’un tel procédé de sélection, d’une démocratie
aussi mal entendue ne peut sortir qu’un complet obscurcissement de la conscience d’un
pays. Le collège grand électeur formé par tout le monde est inférieur au plus médiocre
souverain d’autrefois ; la cour de Versailles valait mieux pour les choix des
fonctionnaires que le suffrage universel d’aujourd’hui ; ce suffrage produira un
gouvernement inférieur à celui du xviiie
siècle à ses
plus mauvais jours.
Un pays n’est pas la simple addition des individus qui le composent ; c’est une âme,
une conscience, une personne, une résultante vivante. Cette âme peut résider en un fort
petit nombre d’hommes ; il vaudrait mieux que tous pussent y participer ; mais ce qui
est indispensable, c’est que, par la sélection gouvernementale, se forme une tête qui
veille et pense pendant que le reste du pays ne pense pas et ne sent guère. Or la
sélection française est la plus faible de toutes. Avec son suffrage universel non
organisé, livré au hasard, la France ne peut avoir qu’une tête sociale sans intelligence
ni savoir, sans prestige ni autorité. la France voulait la paix, et elle a si sottement
choisi ses mandataires qu’elle a été jetée dans la guerre. La chambre d’un pays
ultra-pacifique a voté d’enthousiasme la guerre la plus funeste. Quelques braillards de
carrefour, quelques journalistes imprudents ont pu passer pour l’expression de l’opinion
de la nation. Il y a en France autant de gens de cœur et de gens d’esprit que dans aucun
autre pays ; mais tout cela n’est pas mis en valeur. Un pays qui n’a d’autre organe que
le suffrage universel direct est dans son ensemble, quelle que soit la valeur des hommes
qu’il possède, un être ignorant, sot, inhabile à trancher sagement une question
quelconque. Les démocrates se montrent bien sévères pour l’ancien régime, qui amenait
souvent au pouvoir des souverains incapables ou méchants. Sûrement les États qui font
résider la conscience nationale dans une famille royale et son entourage ont des hauts
et des bas ; mais prenons dans son ensemble la dynastie capétienne, qui a régné près de
neuf cents ans ; pour quelques périodes de baisse — au xive
, au xvie
, au xviiie
siècle, quelles admirables séries au xiie
, au xiiie
, au xviie
siècle, de Louis le Jeune à Philippe le Bel, de Louis XIV à la
deuxième moitié du règne de Louis XIV ! Il n’y a pas de système électif qui puisse
donner une représentation comme celle-là. L’homme le plus médiocre est supérieur à la
résultante collective qui sort de trente-six millions d’individus, comptant chacun pour
une unité. Puisse l’avenir me donner tort ! Mais on peut craindre qu’avec des ressources
infinies de courage, de bonne volonté, et même d’intelligence, la France ne s’étouffe
comme un feu mal disposé. L’égoïsme, source du socialisme, la jalousie, source de la
démocratie, ne feront jamais qu’une société faible, incapable de résister à de puissants
voisins. Une société n’est forte qu’à la condition de reconnaître le fait des
supériorités naturelles, lesquelles au fond se réduisent à une seule, celle de la
naissance, puisque la supériorité intellectuelle et morale n’est elle-même que la
supériorité d’un germe de vie éclos dans des conditions particulièrement favorisées.
Si nous eussions été seuls au monde ou sans voisins, nous aurions pu continuer
indéfiniment notre décadence et même nous y complaire ; mais nous n’étions pas seuls au
monde. Notre passé de gloire et d’empire venait comme un spectre troubler notre fête.
Celui dont les ancêtres ont été mêlés à de grandes luttes n’est pas libre de mener une
vie paisible et vulgaire ; les descendants de ceux que ses pères ont tués viennent sans
cesse le réveiller dans sa bourgeoise félicité et lui porter l’épée au front.
Toujours légère et inconsidérée, la France avait à la lettre oublié qu’elle avait
insulté il y a un demi-siècle la plupart des nations de l’Europe, et en particulier la
race qui offre en tout le contraire de nos qualités et de nos défauts. La conscience
française est courte et vive ; la conscience allemande est longue, tenace et profonde.
Le Français est bon, étourdi ; il oublie vite le mal qu’il a fait et celui qu’on lui a
fait ; l’Allemand est rancunier, peu généreux ; il comprend médiocrement la gloire, le
point d’honneur ; il ne connaît pas le pardon. Les revanches de 1814 et de 1815
n’avaient pas satisfait l’énorme haine que les guerres funestes de l’Empire avaient
allumée dans le cœur de l’Allemagne. Lentement, savamment, elle préparait la vengeance
d’injures qui pour nous étaient des faits d’un autre âge, avec lequel nous ne nous
sentions aucun lien et dont nous ne croyions nullement porter la responsabilité.
Pendant que nous descendions insouciants la pente d’un matérialisme inintelligent ou
d’une philosophie trop généreuse, laissant presque se perdre tout souvenir d’esprit
national (sans songer que notre état social était si peu solide qu’il suffisait pour
tout perdre du caprice de quelques hommes imprudents ), un tout autre esprit, le vieil
esprit de ce que nous appelons l’ancien régime, vivait en Prusse, et à beaucoup d’égards
en Russie. L’Angleterre et le reste de l’Europe, ces deux pays exceptés, étaient engagés
dans la même voie que nous, voie de paix, d’industrie, de commerce, présentée par
l’école des économistes et par la plupart des hommes d’État comme la voie même de la
civilisation. Mais il y avait deux pays où l’ambition dans le sens d’autrefois, l’envie
de s’agrandir, la foi nationale, l’orgueil de race duraient encore. La Russie, par ses
instincts profonds, par son fanatisme à la fois religieux et politique, conservait le
feu sacré des temps anciens, ce qu’on trouve bien peu chez un peuple usé comme le nôtre
par l’égoïsme, c’est-à-dire la prompte disposition à se faire tuer pour une cause à
laquelle ne se rattache aucun intérêt personnel. En Prusse, une noblesse privilégiée,
des paysans soumis à un régime quasi-féodal, un esprit militaire et national poussé
jusqu’à la rudesse, une vie dure, une certaine pauvreté générale, avec un peu de
jalousie contre les peuples qui mènent une vie plus douce, maintenaient les conditions
qui ont été jusqu’ici la force des nations. Là, l’état militaire, chez nous déprécié ou
considéré comme synonyme d’oisiveté et de vie désœuvrée, était le principal titre
d’honneur, une sorte de carrière savante. L’esprit allemand avait appliqué à l’art de
tuer la puissance de ses méthodes. Tandis que, de ce côte du Rhin, tous nos efforts
consistaient à extirper les souvenirs selon nous néfastes du premier empire, le vieil
esprit des Blücher, des Scharnhorst vivait là encore. Chez nous, le patriotisme se
rapportant aux souvenirs militaires était ridiculise sous le nom de chauvinisme, là-bas, tous sont ce que nous appelons des chauvins, et s’en font gloire. La tendance du libéralisme français était de
diminuer l’État au profit de la liberté individuelle ; l’État en Prusse était bien plus
tyrannique qu’il ne le fut jamais chez nous ; le Prussien, élevé, dressé, moralisé,
instruit, enrégimenté, toujours surveillé par l’État, était bien plus gouverné (mieux
gouverné aussi sans doute ) que nous ne le fûmes jamais, et ne se plaignait pas. Ce
peuple est essentiellement monarchique ; il n’a nul besoin d’égalité ; il a des vertus,
mais des vertus de classes. Tandis que parmi nous un même type d’honneur est l’idéal de
tous, en Allemagne, le noble, le bourgeois, le professeur, le paysan, l’ouvrier, ont
leur formule particulière du devoir ; les devoirs de l’homme, les droits de l’homme sont
peu compris ; et c’est là une grande force, car l’égalité est la plus grande cause
d’affaiblissement politique et militaire qu’il y ait. Joignez-y la science, la critique,
l’étendue et la précision de l’esprit, toutes qualités que développe au plus haut degré
l’éducation prussienne, et que notre éducation française oblitère ou ne développe pas ;
joignez-y surtout les qualités morales et en particulier la qualité qui donne toujours
la victoire à une race sur les peuples qui l’ont moins, la chasteté 5, et vous
comprendrez que, pour quiconque a un peu de philosophie de l’histoire et a compris ce
que c’est que la vertu des nations, pour quiconque a lu les deux beaux traités de
Plutarque, De la vertu et de la fortune d’Alexandre. De la vertu et de la
fortune des Romains, il ne pouvait y avoir de doute sur ce qui se préparait. Il
était facile de voir que la révolution française, faiblement arrêtée un moment par les
événements de 1814 et de 1815, allait une seconde fois voir se dresser devant elle son
éternelle ennemie, la race germanique ou plutôt slavo-germanique du Nord, en d’autres
termes, la Prusse, demeurée pays d’ancien régime, et ainsi préservée du matérialisme
industriel, économique, socialiste, révolutionnaire, qui a dompté la virilité de tous
les autres peuples. La résolution fixe de l’aristocratie prussienne de vaincre la
révolution française a eu ainsi deux phases distinctes, l’une de 1792 à 1815, l’autre de
1848 à 1871, toutes deux victorieuses, et il en sera probablement encore ainsi à
l’avenir, à moins que la révolution ne s’empare de son ennemi lui-même, ce à quoi
l’annexion de l’Allemagne à la Prusse fournira de grandes facilites, mais non encore
pour un avenir immédiat.
La guerre est essentiellement une chose d’ancien régime. Elle suppose une grande
absence de réflexion égoïste, puisque, après la victoire, ceux qui ont le plus contribué
à la faire remporter, je veux dire les morts, n’en jouissent pas ; elle est le contraire
de ce manque d’abnégation, de cette âpreté dans la revendication des droits individuels,
qui est l’esprit de notre moderne démocratie. Avec cet esprit-là il n’y a pas de guerre
possible. La démocratie est le plus fort dissolvant de l’organisation militaire.
L’organisation militaire est fondée sur la discipline ; la démocratie est la négation de
la discipline. L’Allemagne a bien son mouvement démocratique ; mais ce mouvement est
subordonné au mouvement patriotique national. La victoire de l’Allemagne ne pouvait donc
manquer d’être complète ; car une force organisée bat toujours une force non organisée,
même numériquement supérieure. La victoire de l’Allemagne a été la victoire de l’homme
discipline sur celui qui ne l’est pas, de l’homme respectueux, soigneux, attentif,
méthodique sur celui qui ne l’est pas ; ç’a été la victoire de la science et de la
raison ; mais ç’a été en même temps la victoire de l’ancien régime, du principe qui nie
la souveraineté du peuple et le droit des populations à régler leur sort. Ces dernières
idées, loin de fortifier une race, la désarment, la rendent impropre à toute action
militaire, et, pour comble de malheur, elles ne la préservent pas de se remettre entre
les mains d’un gouvernement qui lui fasse faire les plus grandes fautes. L’acte
inconcevable du mois de juillet 1870 nous jeta dans un gouffre. Tous les germes putrides
qui eussent amené sans cela une lente consomption devinrent un accès pernicieux ; tous
les voiles se déchirèrent ; des défauts de tempérament qu’on ne faisait que soupçonner
apparurent d’une manière sinistre.
Une maladie ne va jamais seule ; car un corps affaibli n’a plus la force de comprimer
les causes de destruction qui sont toujours à l’état latent dans l’organisme, et que
l’état de santé empêche de faire éruption. L’horrible épisode de la Commune est venu
montrer une plaie sous la plaie, un abîme au-dessous de l’abîme. Le 18 mars 1871 est,
depuis mille ans, le jour où la conscience française a été le plus bas. Nous doutâmes un
moment si elle se reformerait, si la force vitale de ce grand corps, atteinte au point
même du cerveau où réside le sensorium commune, serait suffisante pour
l’emporter, sur la pourriture qui tendait à l’envahir, L’œuvre des Capétiens parut
compromise, et on put croire que la future formule philosophique de notre histoire
clorait en 1871 le grand développement commencé par les ducs de France au ixe
siècle. Il n’en a pas été ainsi. La conscience française,
quoique frappée d’un coup terrible, s’est retrouvée elle-même ; elle est sortie en trois
ou quatre jours de son évanouissement. La France s’est reprise à la vie, le cadavre que
les vers déjà se disputaient a retrouvé sa chaleur et son mouvement. Dans quelles
conditions va se produire cette existence d’outre tombe ? Sera-ce le court éclair de la
vie d’un ressuscité ? La France va-t-elle reprendre un chapitre interrompu de son
histoire ? Ou bien va-t-elle entrer dans une phase entièrement nouvelle de ses longues
et mystérieuses destinées ? Quels sont les vœux qu’un bon Français peut former en de
telles circonstances ? Quels sont les conseils qu’il peut donner à son pays ? Nous
allons essayer de le dire, non avec cette assurance qui serait en de pareils jours
l’indice d’un esprit bien superficiel, mais avec cette réserve qui fait une large part
aux hasards de tous les jours et aux incertitudes de l’avenir.
Une chose connue de tous le monde est la facilite avec laquelle notre pays se réorganise.
Des faits récents ont prouvé combien la France a été peu atteinte dans sa richesse. Quant
aux pertes d’hommes, s’il était permis de parler d’un pareil sujet avec une froideur qui a
l’air cruel, je dirais qu’elles sont à peine sensibles. Une question se pose donc à tout
esprit réfléchi. Que va faire la France ? Va-t-elle se remettre sur la pente
d’affaiblissement national et de matérialisme politique où elle était engagée avant la
guerre de 1870, ou bien va-t-elle réagir énergiquement contre la conquête étrangère,
répondre à l’aiguillon qui l’a piquée au vif, et, comme l’Allemagne de 1807, prendre dans
sa défaite le point de départ d’une ère de rénovation ? — La France est très oublieuse. Si
la Prusse n’avait pas exigé de cessions territoriales, je n’hésiterais pas à répondre que
le mouvement industriel, économique, socialiste, eut repris son cours ; les pertes
d’argent eussent été réparées au bout de quelques années ; le sentiment de la gloire
militaire et de la vanité nationale se fût perdu de plus en plus. Oui, l’Allemagne avait
entre les mains après Sedan le plus beau rôle de l’histoire du monde. En restant sur sa
victoire, en ne faisant violence à aucune partie de la population française, elle
enterrait la guerre pour l’éternité, autant qu’il est permis de parler d’éternité, quand
il s’agit des choses humaines. Elle n’a pas voulu de ce rôle ; elle a pris violemment deux
millions de Français, dont une très petite fraction peut être supposée consentante à une
telle séparation. Il est clair que tout ce qui reste de patriotisme français n’aura de
longtemps qu’un objectif, regagner les provinces perdues. Ceux même qui sont philosophes
avant d’être patriotes ne pourront être insensibles au cri de deux millions d’hommes, que
nous avons été obligés de jeter à la mer pour sauver le reste des naufragés, mais qui
étaient liés avec nous pour la vie et pour la mort. La France a donc là une pointe d’acier
enfoncée en sa chair, qui ne la laissera plus dormir. Mais quelle voie va-t-elle suivre
dans l’œuvre de sa réforme ? En quoi sa renaissance ressemblera-t-elle à tant d’autres
tentatives de résurrection nationale ? Quelle y sera la part de l’originalité française ?
C’est ce qu’il faut rechercher, en tenant a priori pour probable qu’une
conscience aussi impressionnable que la conscience française aboutira, sous l’étreinte de
circonstances uniques, aux manifestations les plus inattendues.
Il existe un modèle excellent de la manière dont une nation peut se relever des
derniers désastres. C’est la Prusse elle-même qui nous l’a donné, et elle ne peut nous
reprocher de suivre son exemple. Que fit la Prusse après la paix de Tilsitt ? Elle se
résigna, se recueillit. Le territoire qui lui restait était tout au plus le cinquième de
ce qui nous reste ; ce territoire était le plus pauvre de l’Europe, et les conditions
militaires qui lui étaient faites semblaient de nature à le condamner pour jamais à
l’impuissance. Il y avait de quoi décourager un patriotisme moins âpre. La Prusse
s’organisa silencieusement ; loin de chasser sa dynastie, elle se serra autour d’elle
adora son roi médiocre, sa reine Louise, qui pourtant avait été une des causes
immédiates de la guerre. Toutes les capacités de la nation furent appelées ; Stein
dirigea tout avec son ardeur concentrée. La réforme de l’armée fut un chef-d’œuvre
d’étude et de réflexion ; l’université de Berlin fut le centre de la régénération de
l’Allemagne ; une collaboration cordiale fut demandée aux savants, aux philosophes, qui
ne mirent qu’une condition à leur concours, celle qu’ils mettent et doivent mettre
toujours, leur liberté. De ce sérieux travail poursuivi pendant cinquante ans, la Prusse
sortit la première nation de l’Europe. Sa régénération eut une solidité que ne saurait
donner la simple vanité patriotique, elle eut une base morale ; elle fut fondée sur
l’idée du devoir, sur la fierté que donne le malheur noblement supporté.
Il est clair que, si la France voulait imiter son exemple, elle serait prête en moins
de temps. Si le mal de la France venait d’un épuisement profond, il n’y aurait rien à
faire ; mais tel n’est pas le cas ; les ressources sont immenses ; il s’agit de les
organiser. Il est incontestable aussi que les circonstances nous viendraient en aide.
« La figure de ce monde passe », dit l’Écriture. Certaines personnes mourront ; les
difficultés intérieures de l’Allemagne reviendront ; le parti catholique et le parti
démocratique des deux Internationales (comme on dit en Prusse ) créeront à M. de Bismark
et à ses successeurs de perpétuelles difficultés ; il faut songer que l’unité de
l’Allemagne n’est nullement encore l’unité de la France ; il y a des parlements à
Dresde, à Munich, à Stuttgart ; qu’on se figure Louis XIV dans de pareilles conditions.
En Prusse, la rivalité du parti féodal et du parti libéral, habilement conjurée par
M. de Bismark, éclatera ; le rayonnement fécond et pacifique du germanisme s’arrêtera.
Le facteur de la conscience slave, c’est la conscience allemande ; la conscience des
Slaves grandira et s’opposera de plus en plus à celle des Allemands ; l’inconvénient
qu’il y a pour un État à détenir des pays malgré eux se révèlera de plus en plus ; la
crise interminable de l’Autriche amènera les péripéties les plus dangereuses ; Vienne
deviendra de toute manière un embarras pour Berlin ; quoi qu’on fasse, cet empire est,
né bicéphale, il vivra difficilement. La roue de fortune tourne et tournera toujours,
après avoir monté, on descend ; et voilà pourquoi l’orgueil est quelque chose de si peu
raisonnable. Les organisations militaires sont comme les outillages industriels ; un
outillage vieillit vite, et il est rare que l’industriel réforme de lui-même l’outillage
qui est en sa possession ; cet outillage, en effet, représente un immense capital
d’établissement ; on veut le garder ; on ne le change que si la concurrence vous y
force. En ce cas, il arrive presque toujours que le concurrent a l’avantage ; car il
construit à neuf, et n’a pas de concession à faire à un établissement antérieur. Sans le
fusil à aiguille, la France n’eût jamais remplacé son fusil à piston ; mais le fusil à
aiguille l’ayant mise en mouvement, elle a fait le chassepot. Les organisations
militaires se succèdent de la sorte comme les machines de l’industrie. La machine
militaire de Frédéric le Grand eut en son temps l’excellence ; en 1792, elle était
totalement vieillie et impuissante. La machine de Napoléon eut ensuite la force ; de nos
jours, la machine de M. de Moltke a prouvé son immense supériorité. Ou les choses
humaines vont changer leur marche, ou ce qui est le meilleur aujourd’hui ne le sera pas
demain. Les aptitudes militaires changent d’une génération à l’autre. Les armées de la
République et de l’Empire succédèrent à celles qui furent battues à Rosbach. Une fois la
France entraînée, une fois son embonpoint bourgeois et ses habitudes casanières secoués,
impossible de dire ce qui arrivera.
Il est donc certain que, si la France veut se soumettre aux conditions d’une réforme
sérieuse, elle peut très vite, reprendre sa place dans le concert européen. Je ne
saurais croire qu’aucun homme d’État sérieux ait fait en Allemagne le raisonnement
qu’ont sans cesse répète les journaux allemands : « Prenons l’Alsace et la Lorraine pour
mettre la France hors d’état de recommencer. » S’il ne s’agit que de surface
territoriale et de chiffres d’âmes, la France est à peine entamée. La question est de
savoir si elle voudra entrer dans la voie d’une réforme sérieuse, en d’autres termes,
imiter la conduite de la Prusse après Iéna.
Cette voie serait austère ; ce serait celle de la pénitence. En quoi consiste la vraie
pénitence ? Tous les Pères de la vie spirituelle sont d’accord sur ce point : la
pénitence ne consiste pas à mener une vie dure, à jeûner, à se mortifier. Elle consiste
à se corriger de ses défauts, et parmi ses défauts à se corriger justement de ceux qu’on
aime, de ce défaut favori qui est presque toujours le fond même de notre nature, le
principe secret de nos actions. Quel est pour la France ce défaut favori, dont il
importe avant tout qu’elle se corrige ? C’est le goût de la démocratie superficielle. La
démocratie fait notre faiblesse militaire et politique ; elle fait notre ignorance,
notre sotte vanité ; elle fait, avec le catholicisme arrière, l’insuffisance de notre
éducation nationale. Je comprendrais donc qu’un bon esprit et un bon patriote, plus
jaloux d’être utile à ses concitoyens que de leur plaire, s’exprimât à peu près en ces
termes :
« Corrigeons-nous de la démocratie. Rétablissons la royauté, rétablissons dans une
certaine mesure la noblesse ; fondons une solide instruction nationale primaire et
supérieure ; rendons l’éducation plus rude, le service militaire obligatoire pour
tous ; devenons sérieux, appliqués, soumis aux puissances, amis de la règle et de la
discipline. Soyons humbles surtout. Défions-nous de la présomption. La Prusse a mis
soixante-trois ans à se venger d’Iéna ; mettons-en, au moins vingt à nous venger de
Sedan ; pendant dix ou quinze ans, abstenons-nous complètement des affaires du monde ;
renfermons-nous dans le travail obscur de notre réforme intérieure. À aucun prix ne
faisons de révolution, cessons de croire que nous avons en Europe le privilège de
l’initiative ; renonçons à une attitude qui fait de nous une perpétuelle exception à
l’ordre général De la sorte, il est incontestable que, les changements ordinaires du
monde y aidant, nous aurons dans quinze ou vingt ans retrouvé notre rang.
« Nous ne le retrouverions pas autrement. La victoire de la Prusse a été la victoire
de la royauté de droit quasi-divin (de droit historique ) ; une nation ne saurait se
réformer sur le type prussien sans la royauté historique et sans la noblesse. La
démocratie ne discipline ni ne moralise. On ne se discipline pas soi-même ; des
enfants mis ensemble sans maître ne s’élèvent pas ; ils jouent et perdent leur temps.
De la masse ne peut émerger assez de raison pour gouverner et reformer un peuple. Il
faut que la réforme et l’éducation viennent du dehors, d’une force n’ayant d’autre
intérêt que celui de la nation, mais distincte de la nation et indépendante d’elle. Il
y a quelque chose que la démocratie ne fera jamais, c’est la guerre, j’entends la
guerre savante comme la Prusse l’a inaugurée. Le temps des volontaires indisciplinés
et des corps francs est passé. Le temps des brillants officiers, ignorants, braves,
frivoles, est passé aussi. La guerre est désormais un problème scientifique et
d’administration, une œuvre compliquée que la démocratie superficielle n’est pas plus
capable de mener à bonne fin que des constructeurs de barques ne sauraient faire une
frégate cuirassée. La démocratie à la française ne donnera jamais assez d’autorité aux
savants pour qu’ils puissent faire prévaloir une direction rationnelle. Comment les
choisirait-elle, obsédée qu’elle est de charlatans et incompétente pour décider entre
eux ? La démocratie, d’ailleurs, ne sera pas assez ferme pour maintenir longtemps
l’effort énorme qu’il faut pour une grande guerre. Rien ne se fait en ces gigantesques
entreprises communes, si chacun, selon une expression vulgaire, « en prend et en
laisse » ; or la démocratie ne peut sortir de sa mollesse sans entrer dans la terreur.
Enfin, la république doit toujours être en suspicion contre l’hypothèse d’un général
victorieux. La monarchie est si naturelle à la France, que tout général qui aurait
donné à son pays une éclatante victoire serait capable de renverser les institutions
républicaines. La république ne peut exister que dans un pays vaincu ou absolument
pacifié. Dans tout pays exposé à la guerre, le cri du peuple sera toujours le cri des
Hébreux à Samuel : « Un roi qui marche à notre tête et fasse la guerre avec
nous. »
« La France s’est trompée sur la forme que peut prendre la conscience d’un peuple.
Son suffrage universel est comme un tas de sable, sans cohésion ni rapport fixe entre
les atomes. On ne construit pas une maison avec cela. La conscience d’une nation
réside dans la partie éclairée de la nation, laquelle entraîne et commande le reste.
La civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un tout petit
nombre (nobles et prêtres ), qui l’on imposée par ce que les démocrates appellent
force et imposture ; la conservation de la civilisation est une œuvre aristocratique
aussi. Patrie, honneur, devoir, sont choses créées et maintenues par un tout petit
nombre au sein d’une foule qui, abandonnée à elle-même, les laisse tomber. Que fût
devenue Athènes, si on eût donné le suffrage à ses deux cent mille esclaves et noyé
sous le nombre la petite aristocratie d’hommes libres qui l’avaient faite ce qu’elle
était ? La France de même avait été créée par le roi, la noblesse, le clergé, le tiers
état. Le peuple proprement dit et les paysans, aujourd’hui maîtres absolus de la
maison, y sont en réalité des intrus, des frelons impatronisés dans une ruche qu’ils
n’ont pas construite. L’âme d’une nation ne se conserve pas sans un collège
officiellement charge de la garder. Une dynastie est la meilleure institution pour
cela ; car, en associant les chances de la nation à celles d’une famille, une telle
institution crée les conditions les plus favorables à une bonne continuité. Un sénat
comme celui de Rome et de Venise remplit très bien le même office ; les institutions
religieuses, sociales, pédagogiques, gymnastiques des Grecs y suffisaient
parfaitement ; le prince électif à vie a même soutenu des états sociaux assez forts ;
mais ce qui ne s’est jamais vu, c’est le rêve de nos démocrates, une maison de sable,
une nation sans institutions traditionnelles, sans corps charge de faire la continuité
de la conscience nationale, une nation fondée sur ce déplorable principe qu’une
génération n’engage pas la génération suivante, si bien qu’il n’y a nulle chaîne des
morts aux vivants, nulle sûreté pour l’avenir. Rappelez-vous ce qui a tué toutes les
sociétés coopératives d’ouvriers : l’incapacité de constituer dans de telles sociétés
une direction sérieuse, la jalousie contre ceux que la société avait revêtus d’un
mandat quelconque, la prétention de les subordonner toujours à leurs mandants, le
refus obstiné de leur faire une position digne. La démocratie française fera la même
faute en politique ; il ne sortira jamais une direction éclairée de ce qui est la
négation même de la valeur du travail intellectuel et de la nécessite d’un tel
travail.
« Et ne dites pas qu’une assemblée pourra remplir ce rôle des vieilles dynasties et
des vieilles aristocraties. Le nom seul de république est une excitation à un certain
développement démocratique malsain ; on le verra bien au progrès d’exaltation qui se
manifestera dans les élections, comme cela eut lieu en 1850 et 1851. Pour arrêter ce
mouvement, une assemblée se montrera impitoyable ; mais alors se dévoilera une autre
tendance, celle qui porte à préférer une monarchie libérale à une république
réactionnaire. La fatalité de la république est à la fois de provoquer l’anarchie et
de la réprimer très durement. Une assemblée n’est jamais un grand homme. Une assemblée
a les défauts qui chez un souverain sont les plus rédhibitoires : bornée, passionnée,
emportée, décidant vite, sans responsabilité, sous le coup de l’idée du moment.
Espérer qu’une assemblée composée de notabilités départementales, d’honnêtes
provinciaux, pourra prendre et soutenir le brillant héritage de la royauté, de la
noblesse françaises, est une chimère. Il faut un centre aristocratique permanent,
conservant l’art, la science, le goût, contre le béotisme démocratique et provincial.
Paris le sent bien ; jamais aristocratie n’a tenu à son privilège séculaire autant que
Paris à ce privilège qu’il s’attribue d’être une institution de la France, d’agir à
certains jours comme tête et souverain, et de réclamer l’obéissance du reste du pays ;
mais que Paris, en réclamant son privilège de capitale, se prétende encore républicain
et ait fondé le suffrage de tous, c’est là une des plus fortes inconséquences dont
l’histoire des siècles ait garde le souvenir.
« La synagogue de Prague a dans ses traditions une vieille légende qui m’a toujours
paru un symbole frappant. Un cabbaliste du xvie
siècle
avait fait une statue si parfaitement conforme aux proportions de l’archétype divin,
qu’elle vivait, agissait. En lui mettant sous la langue le nom ineffable de Dieu (le
mystique tétragramme ), le cabbaliste conférait même à l’homme de plâtre la raison,
mais une raison obscure, imparfaite, qui avait toujours besoin d’être guidée : il se
servait de lui comme d’un domestique pour diverses besognes serviles ; le samedi, il
lui ôtait de la bouche le talisman merveilleux, pour qu’il observât le saint repos. Or
une fois il oublia cette précaution bien nécessaire. Pendant qu’on était au service
divin en entendit dans le ghetto un bruit épouvantable ; c’était
l’homme de plâtre qui cassait, brisait tout. On accourt, on se saisit de lui. À partir
de ce moment, on lui ôta pour jamais le tétragramme, et on le mit sous clef dans le
grenier de la synagogue, où il se voit encore. Hélas ! nous avions cru qu’en faisant
balbutier quelques mots de raison à l’être informe que la lumière intérieure n’éclaire
pas, nous en faisions un homme. Le jour où nous l’avons abandonné à lui-même, la
machine brutale s’est détraquée ; je crains qu’il ne faille la remiser pour des
siècles.
« Relever un droit historique, en place de cette malheureuse formule du droit
« divin » que les publicistes d’il y a cinquante ans mirent en vogue, serait donc la
tâche qu’il faudrait se proposer. La monarchie, en liant les intérêts d’une nation à
ceux d’une famille riche et puissante, constitue le système de plus grande fixité pour
la conscience nationale. La médiocrité du souverain n’a même en un tel système que de
faibles inconvénients. Le degré de raison nationale émanant d’un peuple qui n’a pas
contracté un mariage séculaire avec une famille est, au contraire, si faible, si
discontinu, si intermittent qu’on ne peut le comparer qu’à la raison d’un homme tout à
fait inférieur ou même à l’instinct d’un animal. Le premier pas est donc évidemment
que la France reprenne sa dynastie. Un pays n’a qu’une dynastie, celle qui a fait son
unité au sortir d’un état de crise ou de dissolution. La famille qui a fait la France
en neuf cents ans existe ; plus heureux que la Pologne, nous possédons notre vieux
drapeau d’unité ; seulement, une déchirure funeste le dépare. Les pays dont
l’existence est fondée sur la royauté souffrent toujours les maux les plus graves
quand il y a des dissidences sur l’hérédité légitime. D’un autre côté, l’impossible
est l’impossible... Sans doute on ne peut soutenir que la branche d’Orléans, depuis sa
retraite sans combat en février (acte qui put être le fait de bons citoyens, mais ne
fut pas celui de princes ), ait des droits royaux bien stricts ) mais elle a un titre
excellent, le souvenir du règne de Louis-Philippe, l’estime et l’affection de la
partie éclairée de la nation.
« Il ne faut pas nier, d’un autre côté, que la Révolution et les années qui ont suivi
furent à beaucoup d’égards une de ces crises génératrices où tous les casuistes
politiques reconnaissent que se fonde le droit des dynasties. La maison Bonaparte
émergea du chaos révolutionnaire qui accompagna et suivit la mort de Louis XVI, comme
la maison capétienne sortit de l’anarchie qui accompagna en France la décadence de la
maison carlovingienne. Sans les événements de 1814 et 1815, il est probable que la
maison Bonaparte héritait du titre des Capétiens. La remise en valeur du titre
bonapartiste à la suite de la révolution de 1848 lui a donné une réelle force. Si la
révolution de la fin du dernier siècle doit un jour être considérée comme le point de
départ d’une France nouvelle, il est possible que la maison Bonaparte devienne la
dynastie de cette nouvelle France ; car Napoléon Ier sauva la
révolution d’un naufrage inévitable, et personnifia très bien les besoins nouveaux. La
France est certainement monarchique ; mais l’hérédité repose sur des raisons
politiques trop profondes pour qu’elle les comprenne. Ce qu’elle veut, c’est une
monarchie sans la loi bien fixe, analogue à celle des Césars romains. La maison de
Bourbon ne doit pas se prêter à ce désir de la nation ; elle manquerait à tous ses
devoirs si elle consentait jamais à jouer les rôles de podestats, de stathouders, de
présidents provisoires de républiques avortées. On ne se taille pas un justaucorps
dans le manteau de Louis XIV. La maison Bonaparte, au contraire, ne sort pas de son
rôle en acceptant ces positions indécises, qui ne sont pas en contradiction avec ses
origines et que justifie la pleine acceptation qu’elle a toujours faite du dogme de la
souveraineté du peuple.
« La France est dans la position de l’Hercule du sophiste Prodicus, Hercules in bivio. Il faut que d’ici à quelques mois elle décide de son
avenir. Elle peut garder la république : mais qu’on ne veuille pas des choses
contradictoires. Il y a des esprits qui se figurent une république puissante,
influente, glorieuse. Qu’ils se détrompent et choisissent. Oui, la république est
possible en France, mais une république à peine supérieure en importance à la
confédération helvétique et moins considérée. La république ne peut avoir ni armée ni
diplomatie ; la république serait un État militaire d’une rare nullité ; la discipline
y serait très imparfaite ; car, ainsi que l’a bien montre M. Stoffel, il n’y a pas de
discipline dans l’armée, s’il n’y en a pas dans la nation. Le principe de la
république, c’est l’élection ; une société républicaine est aussi faible qu’un corps
d’armée qui nommerait ses officiers ; la peur de n’être pas réélu paralyse toute
énergie. M. de Savigny a montré qu’une société a besoin d’un gouvernement venant du
dehors, d’au-delà, d’avant elle, que le pouvoir social n’émane pas tout entier de la
société, qu’il y a un droit philosophique et historique (divin, si l’on veut ) qui
s’impose à la nation. La royauté n’est nullement, comme affecte de le croire notre
superficielle école constitutionnelle, une présidence héréditaire. Le président des
États-Unis n’a pas fait la nation, tandis que le roi a fait la nation. Le roi n’est
pas une émanation de la nation ; le roi et la nation sont deux choses ; le roi est en
dehors de la nation. La royauté est ainsi un fait divin pour ceux qui croient au
surnaturel, un fait historique pour ceux qui n’y croient pas. La volonté actuelle de
la nation, le plébiscite, même sérieusement pratiqué, ne suffit pas. L’essentiel n’est
pas que telle volonté particulière de la majorité se fasse ; l’essentiel est que la
raison générale de là nation triomphe. La majorité numérique peut vouloir l’injustice,
l’immoralité ; elle peut vouloir détruire son histoire, et alors la souveraineté de la
majorité numérique n’est plus que la pire des erreurs.
« C’est, en tout cas, l’erreur qui affaiblit le plus une nation. Une assemblée élue
ne réforme pas. Donnez à la France un roi jeune, sérieux, austère en ses mœurs ; qu’il
règne cinquante ans, qu’il groupe autour de lui des hommes âpres au travail,
fanatiques de leur œuvre, et la France aura encore un siècle de gloire et de
prospérité. Avec la république, elle aura l’indiscipline, le désordre, des francs
tireurs, des volontaires cherchant à faire croire au pays qu’ils se vouent à la mort
pour lui, et n’ayant pas assez d’abnégation pour accepter les conditions communes de
la vie militaire. Ces conditions, obéissance, hiérarchie, etc., sont le contraire de
tout ce que conseille le catéchisme démocratique, et voilà pourquoi une démocratie ne
saurait vivre avec un état militaire considérable. Cet état militaire ne peut se
développer sous un pareil régime, ou, s’il se développe, il absorbe la démocratie. On
m’objectera l’Amérique ; mais, outre que l’avenir de ce pays est très obscur, il faut
dire que l’Amérique, par sa position géographique, est placée, en ce qui concerne
l’armée, dans une situation toute particulière, à laquelle la nôtre ne saurait être
comparée.
« Je ne conçois qu’une issue à ces hésitations, qui tuent le pays ; c’est un grand
acte d’autorité nationale. On peut être royaliste sans admettre le droit divin, comme
on peut être catholique sans croire à l’infaillibilité du pape, chrétien sans croire
au surnaturel et à la divinité de Jésus-Christ. La dynastie est en un sens antérieure
et supérieure à la nation, puisque c’est la dynastie qui a fait la nation ; mais elle
ne peut rien contre la nation ni sans elle. Les dynasties ont des droits sur le pays
qu’elles représentent historiquement ; mais le pays a aussi des droits sur elles,
puisque les dynasties n’existent qu’en vue du pays. Un appel adressé au pays dans des
circonstances pourrait constituer un acte analogue au grand fait
national qui créa la dynastie capétienne, ou à la décision de l’université de Paris
lors de l’avènement des Valois. Nos anciens théoriciens de la monarchie conviennent
que la légitimité des dynasties s’établit à certains moments solennels, où il s’agit
avant tout de tirer la nation de l’anarchie et de remplacer un titre dynastique
périmé.
« C’est également par le procédé historique, je veux dire en profitant habilement des
pans de murs qui nous restent d’une plus vieille construction, et en développant ce
qui existe, que l’on pourrait former quelque chose pour remplacer les anciennes
traditions de famille. Pas de royauté sans noblesse ; ces deux choses reposent au fond
sur le même principe, une sélection créant artificiellement pour le bien de la société
une sorte de race à part. La noblesse n’a plus chez nous aucune signification de race,
Elle résulte d’une cooptation presque fortuite, où l’usurpation des titres, les
malentendus, les petites fraudes, et surtout l’idée puérile qui consiste à croire que
la préposition de est une marque de noblesse, tiennent presque
autant de place que la naissance et l’anoblissement légal. Le suffrage à deux degrés
introduirait un principe aristocratique bien meilleur. L’armée serait un autre moyen
d’anoblissement. L’officier de notre future Landwehr, milice locale
sans cesse exercée, deviendrait vite un hobereau de village, et cette fonction aurait
souvent une tendance à être héréditaire ; le capitaine cantonal, vers l’âge de
cinquante ans, aimerait à transmettre son office à son fils, qu’il aurait formé et que
tous connaîtraient. La même chose arriva au moyen âge par la nécessité de se défendre.
Le Ritter, qui avait un cheval, sorte de brigadier de gendarmerie,
devint un petit seigneur.
« La base de la vie provinciale devrait ainsi être un honnête gentilhomme de village,
bien loyal, et un bon curé de campagne tout entier dévoué à l’éducation morale du
peuple. Le devoir est une chose aristocratique, il faut qu’il ait sa représentation
spéciale. Le maître, dit Aristote, a plus de devoirs que l’esclave ; les classes
supérieures en ont plus que les classes inférieures. Cette gentry
provinciale ne doit pas être tout ; mais elle est une base nécessaire. Les
universités, centres de haute culture intellectuelle, la cour, école de mœurs
brillantes, Paris, résidence du souverain et ville de grand monde, corrigeront ce que
la gentry provinciale a d’un peu lourd, et empêcheront que la
bourgeoisie, trop fière de sa moralité, ne dégénère en pharisaïsme. Une des utilités
des dynasties est justement d’attribuer aux choses exquises ou sérieuses une valeur
que le public ne peut leur donner, de discerner certains produits particulièrement
aristocratiques que la masse ne comprend pas. Il fut bien plus facile à Turgot d’être
ministre en 1774 qu’il ne le serait de nos jours. De nos jours, sa modestie, sa
gaucherie, son manque de talent comme orateur et comme écrivain l’eussent arrêté dès
les premiers pas. Il y a cent ans, pour arriver, il lui suffit d’être compris et
apprécié de l’abbé de Véry, prêtre philosophe, très écouté de madame de Maurepas.
« Tout le monde est à peu près d’accord sur ce point qu’il nous faut une loi
militaire calquée pour les lignes générales sur le système prussien. Il y aura dans le
premier moment d’émotion des députés pour la faire. Mais, ce moment passé, si nous
restons en république, il n’y aura pas de députés pour la maintenir ou la faire
exécuter. À chaque élection, le député sera obligé de prendre à cet égard des
engagements qui énerveront son action future. Si la Prusse avait le suffrage
universel, elle n’aurait pas le service militaire universel, ni l’instruction
obligatoire. Depuis longtemps la pression de l’électeur aurait fait alléger ces deux
charges. Le système prussien n’est possible qu’avec des nobles de campagne, chefs-nés
de leur village, toujours en contact avec leurs hommes, les formant de longue main,
les réunissant en un clin d’œil. Un peuple sans nobles est au moment du danger un
troupeau de pauvres affolés, vaincu d’avance par un ennemi organisé. Qu’est-ce que la
noblesse, en effet, si ce n’est la fonction militaire considérée comme héréditaire et
mise au premier rang des fonctions sociales ? Quand la guerre aura disparu du monde,
la noblesse disparaîtra aussi ; non auparavant. On ne forme pas une armée, comme on
forme une administration des domaines ou des tabacs, par le choix libre des familles
et des jeunes gens. La carrière militaire entendue de la sorte est trop chétive pour
attirer les bons sujets. La sélection militaire de la démocratie est misérable ; un
Saint-Cyr formé sous un tel régime sera toujours excessivement faible. S’il y a, au
contraire, une classe qui soit appliquée à la guerre par le fait de la naissance, cela
donnera pour l’armée une moyenne de bons esprits, qui sans cela iraient à d’autres
applications.
« Sont-ce là des rêves ? Peut-être ; mais alors, je vous l’assure, la France est
perdue. Elle ne le serait pas, si l’on pouvait croire que l’Allemagne sera entraînée à
son tour dans la ronde du sabbat démocratique, où nous avons laissé toute notre
vertu ; mais cela n’est pas probable. Ce peuple est soumis, résigné au-delà de tout ce
qu’on peut croire. Son orgueil national est si fort exalté par ses victoires, que,
pendant une ou deux générations encore, les problèmes sociaux n’occuperont qu’une part
limitée de son activité. Un peuple, comme un homme, préfère toujours s’appliquer à ce
en quoi il excelle ; or la race germanique sent sa supériorité militaire. Tant quelle
sentira cela, elle ne fera ni révolution, ni socialisme. Cette race est vouée pour
longtemps à la guerre et au patriotisme ; cela la détournera de la politique
intérieure, de tout ce qui affaiblit le principe de hiérarchie et de discipline. S’il
est vrai, comme il semble, que la royauté et l’organisation nobiliaire de l’armée sont
perdues chez les peuples latins, il faut dire que les peuples latins appellent une
nouvelle invasion germanique et la subiront. »
Heureux qui trouve dans des traditions de famille ou dans le fanatisme d’un esprit
étroit l’assurance qui seule tranche tous ces doutes ! Quant à nous, trop habitués à
voir les différents cotés des choses pour croire à des solutions absolues, nous
admettrions aussi qu’un très honnête citoyen parlât ainsi qu’il suit :
« La politique ne discute pas les solutions imaginaires. On ne change pas le
caractère d’une nation. Il suffit que le plan de réforme que vous venez de tracer ait
été celui de la Prusse pour que j’ose affirmer que ce ne sera pas celui de la France.
Des réformes supposant que la France abjure ses préjugés démocratiques sont des
réformes chimériques. La France, croyez-le, restera un pays de gens aimables, doux,
honnêtes, droits, gais, superficiels, pleins de bon cœur, de faible intelligence
politique ; elle conservera son administration médiocre, ses comités entêtés, ses
corps routiniers, persuadée qu’ils sont les premiers du monde ; elle s’enfoncera de
plus en plus dans cette voie de matérialisme, de républicanisme vulgaire vers laquelle
tout le monde moderne, excepté la Prusse et la Russie, paraît se tourner. Cela veut-il
dire qu’elle n’aura jamais sa revanche ? C’est peut-être justement par là qu’elle
l’aura. Sa revanche serait alors un jour d’avoir devancé le monde dans la route qui
conduit à la fin de toute noblesse, de toute vertu. Pendant que les peuples
germaniques et slaves conserveraient leurs illusions de jeunes races, nous leur
resterions inférieurs ; mais ces races vieilliront à leur tour ; elles entreront dans
la voie de toute chair. Cela ne se fera pas aussi vite que le croit l’école
socialiste, toujours persuadée que les questions qui la préoccupent absorbent le monde
au même degré. Les questions de rivalité entre les races et les nations paraissent
devoir longtemps encore l’emporter sur les questions de salaire et de bien-être, dans
les parties de l’Europe qu’on peut appeler d’ancien monde ; mais l’exemple de la
France est contagieux. Il n’y a jamais eu de révolution française qui n’ait eu son
contrecoup à l’étranger. La plus cruelle vengeance que la France put tirer de
l’orgueilleuse noblesse qui a été le principal instrument de sa défaite serait de
vivre en démocratie, de démontrer par le fait la possibilité de la république. Il ne
faudrait peut-être pas beaucoup attendre pour que nous pussions dire à nos vainqueurs
comme les morts d’Isaïe : Et tu vulneratus es sicut et nos, nostri
similis effectus es !
« Que la France reste donc ce qu’elle est ; qu’elle tienne sans défaillance le
drapeau de libéralisme qui lui à fait un rôle depuis cent ans. Ce libéralisme est
souvent une cause de faiblesse, c’est une raison pour que le monde y vienne ; car le
monde va s’énervant et perdant de sa rigueur antique. La France en tout cas est plus
sûre d’avoir sa revanche, si elle la doit à ses défauts, que si elle est réduite à
l’attendre de qualités qu’elle n’a jamais eues. Nos ennemis peuvent être rassurés si
le Français, pour reprendre sa place, doit préalablement devenir un Poméranien ou un
Diethmarse. Ce qui a vaincu la France, c’est un reste de force morale, de rudesse de
pesanteur et d’esprit d’abnégation qui s’est trouvé avoir encore résisté, sur un point
perdu du monde, à l’effet délétère de la réflexion égoïste. Que la démocratie
française réussisse à constituer un état viable, et ce vieux levain aura bien vite
disparu sous l’action du plus énergique dissolvant de toute vertu que le monde ait
connu jusqu’ici. »
Peut-être, en effet, le parti qu’a pris la France sur le conseil de quelques hommes
d’État qui la connaissent bien, d’ajourner les questions constitutionnelles et
dynastiques est-il le plus sage. Nous nous y conformerons. Sans sortir de ce programme,
on peut indiquer quelques réformes qui, en toute hypothèse, doivent être méditées.
Ceux mêmes qui n’admettent pas que la France se soit trompée en proclamant sans réserve
la souveraineté du peuple ne peuvent nier au moins, s’ils ont quelque esprit
philosophique, qu’elle n’ait choisi un mode de représentation nationale très
imparfait 6. La nomination des
pouvoirs sociaux au suffrage universel direct est la machine politique la plus grossière
qui ait jamais été employée. Un pays se compose de deux éléments essentiels : 1º les
citoyens pris isolément comme de simples unités ; 2º les fonctions
sociales, les groupes, les intérêts, la propriété. Deux chambres sont donc nécessaires
et jamais gouvernement régulier, quel qu’il soit, ne vivra sans deux chambres. Une seule
chambre nommée par le suffrage des citoyens, pris comme de simples unités pourra ne pas
renfermer un seul magistrat, un seul général, un seul professeur, un seul
administrateur. Une telle chambre pourra mal représenter la propriété, les intérêts, ce
qu’on peut appeler les collèges moraux de la nation. Il est donc absolument nécessaire
qu’à côté d’une assemblée élue par les citoyens sans distinction de professions, de
titres, de classes sociales, il y ait une assemblée formée par un autre procédé, et
représentant les capacités, les spécialités, les intérêts divers, sans lesquels il n’y a
pas d’État organisé.
Est-il indispensable que la première, de ces deux chambres, pour être une vraie
représentation des citoyens, soit nommée par l’universalité des citoyens ? Non certes,
et le brusque établissement du suffrage universel en 1848 a été, de l’aveu de tous les
politiques, une grande faute. Mais il ne s’agit plus de revenir sur ce fait. Toute
mesure, comme la loi du 31 mai 1851, ayant pour but de priver des citoyens d’un droit
qu’ils ont exercé depuis vingt-trois ans serait un acte blâmable. Ce qui est légitime,
possible et juste, c’est de faire que le suffrage, tout en restant parfaitement
universel, ne soit plus direct, c’est d’introduire des degrés dans le suffrage. Toutes
les constitutions de la première république, hormis celle de 1793, qui ne fonctionna
jamais, admirent ce principe élémentaire. Les deux degrés corrigeraient ce que le
suffrage universel a nécessairement de superficiel ; la réunion des électeurs au second
degré constituerait un public politique digne de candidats sérieux. On peut accorder que
tout citoyen possède un certain droit à la direction de la chose publique ; mais il faut
régler ce droit, en éclairer l’exercice. Que cent citoyens d’un même canton, en confiant
leur procuration à un de leurs concitoyens habitant le même canton, le fassent
électeur ; cela donnera environ quatre-vingt mille électeurs pour toute la France. Ces
quatre mille électeurs formeraient des collèges départementaux, dont chaque fraction
cantonale se réunirait au chef-lieu de canton, aurait ses assises libres, et voterait
pour tout le département. Le scrutin de liste, si absurde avec le suffrage universel
direct, aurait alors sa pleine raison d’être, surtout si le nombre des membres de la
première chambre était réduit, comme il devrait l’être, à quatre on cinq cents. Dans ce
système, les opérations pour le choix des électeurs du second degré seraient, il est
vrai, publiques ; mais il y aurait là une garantie de moralité. La procuration
électorale devrait être conférée pour quinze ou vingt ans ; si on forme le collège
électoral en vue de chaque élection particulière, on perdra presque tous les avantages
de la réforme dont il s’agit.
J’avoue que je préférerais un système plus représentatif encore, et où la femme,
l’enfant fussent comptés. Je voudrais que, dans les élections primaires, l’homme marié
votât pour sa femme (en d’autres termes, que sa voix comptât pour deux ), que le père
votât pour ses enfants mineurs ; je concevrais même la mère, la sœur confiant leur
pouvoir à un fils, à un frère majeurs. Il est sûrement impossible que la femme participe
directement à la vie politique ; mais il est juste qu’elle soit comptée. Il y aurait
trop d’inconvénients à ce qu’elle pût choisir la personne à laquelle elle donnerait sa
procuration politique ; mais la femme qui a son mari, son père, ou bien un frère, un
fils majeurs a des procureurs naturels, dont elle doit pouvoir, si j’ose le dire,
doubler la personnalité le jour du scrutin. De la sorte, la société devient un ensemble
lié, cimenté, où tout est devoir réciproque, responsabilité, solidarité. Les électeurs
du second degré seraient des aristocrates locaux, des autorités, des notables nommés
presque à vie. Ces électeurs pourraient être rassemblés par cantons en temps de crise ;
ils seraient les gardiens des mœurs, les surveillants des deniers publics ; ils
tiendraient école de gravité et de sérieux. Les conseils généraux de département
émaneraient de procédés électoraux analogues, légèrement modifiés.
Tout autres et infiniment plus variés devraient être les moyens servant à composer la
seconde chambre. Supposons que le nombre des membres soit de trois cent soixante.
D’abord, il y faudrait une trentaine de sièges héréditaires, réservés aux survivants
d’anciennes familles, dont les titres résisteraient à un travail historique et critique.
Les membres à vie seraient nommés par des procédés divers. On pourrait faire désigner un
membre par le conseil général de chaque département. Le chef de l’État nommerait
cinquante membres ; la chambre haute elle-même se recruterait jusqu’à concurrence de
trente membres ; la première chambre en nommerait trente autres. Les cent vingt ou cent
trente membres restants représenteraient les corps nationaux, les fonctions sociales.
L’armée et la marine y figureraient par les maréchaux et les amiraux ; la magistrature,
les corps enseignants, les clergés y verraient siéger leurs chefs ; chaque classe de
l’Institut nommerait un membre ; il en serait de même des corporations industrielles,
des chambres de commerce, etc. Les grandes villes, enfin, sont des personnes morales,
ayant un esprit propre. Je voudrais que toute grande ville de plus de cent mille âmes
eût un élu dans la chambre haute ; Paris en aurait quatre ou cinq. Cette chambre
représenterait ainsi tout ce qui est une individualité dans l’État ; ce serait vraiment
un corps conservateur de tous les droits et de toutes les libertés.
Il est permis d’espérer que deux chambres ainsi formées serviraient au progrès libéral,
et non à la révolution. Vu certaines particularités du caractère français, il serait bon
d’interdire la publicité des séances, laquelle fait trop souvent dégénérer les débats en
parade. On fonderait ainsi un genre d’éloquence simple et vrai, bien préférable au ton
de nos harangues prolixes, déclamatoires, de mauvais goût. Le compte rendu a
l’inconvénient de déplacer l’objectif de l’orateur, de le porter à viser le public
plutôt que la Chambre et de faire servir le gouvernement du pays à l’agitation du pays.
Si la France veut un avenir de réformes et de revanches, il faut qu’elle évite d’user
ses forces en luttes parlementaires. Le gouvernement parlementaire est excellent pour
les époques de prospérité ; il sert à faire éviter les fautes très graves et les excès,
ce qui certes est capital : mais il n’excite pas les grands efforts moraux. La Prusse
n’aurait pas accompli sa renaissance à la suite d’Iéna, si elle eût pratiqué la vie
parlementaire. Elle traversa quarante ans de silence, qui servirent merveilleusement à
tremper le caractère de la nation.
Il est incontestable que Paris est la seule capitale possible de la France ; mais ce
privilège doit être payé par des charges. Non seulement il faut que Paris renonce à ses
attentats sur la représentation de la France ; Paris, étant constitué pas la résidence
des autorités centrales à l’état de ville à part, ne peut avoir les droits d’une ville
ordinaire. Paris ne saurait avoir ni maire, ni conseil élu dans les conditions
ordinaires, ni garde civique. Le souverain ne doit pas trouver dans la ville où il
réside une autre souveraineté que la sienne. Les usurpations dont la commune de Paris
s’est rendue coupable à toutes les époques ne justifient que trop les appréhensions à
cet égard.
Avec de solides institutions, la liberté de la presse pourrait être laissée entière.
Dans un état social vraiment assis, l’action de la presse est très utile comme
contrôle ; sans la presse, des abus extrêmement graves sont inévitables. C’est aux
classes honnêtes à décourager par leur mépris la presse scandaleuse. Quant à la liberté
des clubs, l’expérience a montre que cette liberté n’a aucun avantage sérieux, et
qu’elle ne vaut pas la peine qu’on y fasse des sacrifices.
La cause de la décentralisation administrative est trop complètement gagnée pour que
nous y insistions. Que si l’on veut parler d’une décentralisation plus profonde, qui
ferait de la France une fédération d’États analogue aux États-Unis d’Amérique, il faut
s’entendre. Il n’y a pas d’exemple dans l’histoire d’un État unitaire et centralisé
décrétant son morcellement. Un tel morcellement a failli se faire au mois de mars
dernier ; il se ferait le jour où la France serait mise encore plus bas qu’elle ne l’a
été par la guerre de 1870 et par la Commune ; il ne se fera jamais par mesure légale. Un
pouvoir organisé ne cède que ce qu’on lui arrache. Quand de grandes machines de
gouvernement, comme l’empire romain, l’empire franc, commencent à s’affaiblir, les
parties disloquées de ces ensembles font leurs conditions au pouvoir central, se
dressent des chartes, forcent le pouvoir, central à les signer. En d’autres termes, la
formation d’une confédération (hors le cas des colonies ) est l’indice d’un empire qui
s’effondre. Ajournons donc de tels propos, d’autant plus que, si les crocs de fer qui
retiennent ensemble les pierres de la vieille construction se relâchaient, il n’est pas
sur que ces pierres resteraient à leur place et ne se disjoindraient pas tout à
fait.
La colonisation en grand est une nécessité politique tout à fait de premier ordre. Une
nation qui ne colonise pas est irrévocablement vouée au socialisme, à la guerre du riche
et du pauvre, la conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y
établit pour le gouverner, n’a rien de choquant. L’Angleterre pratique ce genre de
colonisation dans l’Inde, au grand avantage de l’Inde, de l’humanité en général, et à
son propre avantage. La conquête germanique du Ve et du vie
siècle est devenue en Europe la base de toute conservation et de toute
légitimité. Autant les conquêtes entre races égales doivent être blâmées, autant la
régénération, des races inférieures ou abâtardies par les races supérieures est dans
l’ordre providentiel de l’humanité. L’homme du peuple est presque toujours chez nous un
noble déclassé, sa lourde main est bien mieux faite pour manier l’épée que l’outil
servile. Plutôt que de travailler, il choisit de se battre, c’est-à-dire qu’il revient à
son premier état. Regere imperio populos, voilà notre vocation. Versez
cette dévorante activité sur des pays qui, comme la Chine, appellent la conquête
étrangère. Des aventuriers qui troublent la société européenne faites un ver sacrum, un essaim comme ceux des Francs, des Lombards, des Normands ; chacun
sera dans son rôle. La nature a fait une race d’ouvriers, c’est la race chinoise, d’une
dextérité de main merveilleuse sans presque aucun sentiment d’honneur ; gouvernez-la
avec justice, en prélevant d’elle pour le bienfait d’un tel gouvernement un ample
douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite ; — une race de
travailleurs de la terre, c’est le nègre ; soyez pour lui bon et humain, et tout sera
dans l’ordre ; — une race de maîtres et de soldats, c’est la race européenne. Réduisez
cette noble race à travailler dans l’ergastule comme des nègres et des Chinois, elle se
révolte. Tout révolté est chez nous, plus ou moins, un soldat qui a manque sa vocation,
un être fait pour la vie héroïque, et que vous appliquez à une besogne contraire à sa
race, mauvais ouvrier, trop bon soldat. Or la vie qui révolte nos travailleurs rendrait
heureux un Chinois, un fellah, êtres qui ne sont nullement militaires.
Que chacun fasse ce pour quoi il est fait, et tout ira bien. Les économistes se trompent
en considérant le travail comme l’origine de la propriété. L’origine de la propriété,
c’est la conquête et la garantie donnée par le conquérant aux fruits du travail autour
de lui. Les Normands ont été en Europe les créateurs de la propriété ; car, le lendemain
du jour où ces bandits eurent des terres, ils s’établirent pour eux et pour tous les
gens de leur domaine un ordre social et une sécurité qu’on n’avait pas vus
jusque-là.
Dans la lutte qui vient de finir l’infériorité de la France a été surtout
intellectuelle ; ce qui nous a manqué, ce n’est pas le cœur, c’est la tête.
L’instruction publique est un sujet d’importance capitale ; l’intelligence française
s’est affaiblie ; il faut la fortifier. Notre plus grande erreur est de croire que
l’homme naît tout élevé ; l’Allemand, il est vrai, croit trop à l’éducation ; il en
devient pédant ; mais nous y croyons trop peu. Le manque de foi à la science est le
défaut profond de la France ; notre infériorité militaire et politique n’a pas d’autre
cause ; nous doutons trop de ce que peuvent la réflexion, la combinaison savante. Notre
système d’instruction a besoin de réformes radicales ; presque tout ce que le premier
empire a fait à cet égard est mauvais. L’instruction publique ne peut être donnée
directement par l’autorité centrale ; un ministère de l’instruction publique sera
toujours une très médiocre machine d’éducation.
L’instruction primaire est la plus difficile à organiser. Nous envions à l’Allemagne sa
supériorité à cet égard ; mais il n’est pas philosophique de vouloir les fruits sans le
tronc et les racines. En Allemagne, l’instruction populaire est venue du protestantisme.
Le luthéranisme ayant fait consister la religion à lire un livre, et plus tard ayant
réduit la dogmatique chrétienne à une quintessence impalpable, a donné une importance
hors de ligne à la maison d’école ; l’illettré a presque été chassé du christianisme ;
la communion parfois lui est refusée. Le catholicisme, au contraire, faisant consister
le salut en des sacrements et en des croyances surnaturelles, tient l’école pour chose
secondaire. Excommunier celui qui ne sait ni lire ni écrire nous paraît impie.
L’école n’étant pas l’annexe de l’église est la rivale de l’église. Le curé s’en défie,
la veut aussi faible que possible, l’interdit même si elle n’est pas toute cléricale.
Or, sans la collaboration et la bonne volonté du curé, l’école de village ne prospérera
jamais. Que ne pouvons-nous espérer que le catholicisme se réforme, qu’il se relâche de
ses règles surannées ! Quels services ne rendrait pas un curé, pasteur catholique,
offrant dans chaque village le type d’une famille bien réglée, surveillant l’école,
presque maître d’école lui-même, donnant à l’éducation du paysan le temps qu’il consacre
aux fastidieuses répétitions de son bréviaire ! En réalité, l’église et l’école sont
également nécessaires ; une nation ne peut pas plus se passer de l’une que de l’autre ;
quand l’église et l’école se contrarient, tout va mal.
Nous touchons ici à la question qui est au fond de toutes les autres. La France a voulu
rester catholique ; elle en porte les conséquences. Le catholicisme est trop hiératique
pour donner un aliment intellectuel et moral à une population ; il fait fleurir le
mysticisme transcendant à côté de l’ignorance ; il n’a pas d’efficacité morale ; il
exerce des effets funestes sur le développement du cerveau. Un élève des jésuites ne
sera jamais un officier susceptible d’être opposé à un officier prussien ; un élève, des
écoles élémentaires catholiques ne pourra jamais faire la guerre savante avec les armes
perfectionnées. Les nations catholiques qui ne se réformeront pas seront toujours
infailliblement battues par les nations protestantes. Les croyances surnaturelles sont
comme un poison qui tue si on le prend à trop haute dose. Le protestantisme en mêle bien
une certaine quantité à son breuvage ; mais la proportion est faible et devient alors
bienfaisante. Le moyen âge avait créé deux maîtrises de la vie de l’esprit, l’Église,
l’Université ; les pays protestants ont gardé ces deux cadres ; ils ont crée la liberté
dans l’Église, la liberté dans l’Université, si bien que ces pays peuvent avoir à la
fois des Églises établies, un enseignement officiel, et une pleine liberté de conscience
et d’enseignement. Nous autres, pour avoir la liberté, nous avons été obliges de nous
séparer de l’Église ; les jésuites avaient depuis longtemps réduit nos universités à un
rôle secondaire. Aussi nos efforts ont été faibles, ne se rattachant à aucune tradition
ni à aucune institution du passé.
Un libéral comme nous est ici fort embarrassé ; car notre premier principe est que,
dans ce qui touche à la liberté de conscience, l’État ne doit se mêler de rien. La foi,
comme toutes les choses exquises, est susceptible ; au moindre contact, elle crie à la
violence. Ce qu’il faut désirer, c’est une réforme libérale du catholicisme, sans
intervention de l’État. Que l’Église admette deux catégories de croyants, ceux qui sont
pour la lettre et ceux qui s’en tiennent à l’esprit. À un certain degré de la culture
rationnelle, la croyance au surnaturel devient pour plusieurs une impossibilité ; ne
forcez pas ceux-là à porter une chape de plomb. Ne nous mêlez pas de ce que nous
enseignons, de ce que nous écrivons, et nous ne vous disputerons pas le peuple ; ne nous
contestez pas notre place à l’université, à l’académie, et nous vous abandonnerons sans
partage l’école de campagne. L’esprit humain est une échelle où chaque degré est
nécessaire ; ce qui est bon à tel niveau n’est pas bon à tel autre ; ce qui est funeste
pour l’un ne l’est pas pour l’autre. Conservons au peuple son éducation religieuse, mais
qu’on nous laisse libres. Il n’y a pas de fort développement de la tête sans liberté ;
l’énergie morale n’est pas le résultat d’une doctrine en particulier, mais de la race et
de la vigueur de l’éducation. Nous avait-on assez parlé de la décadence de cette
Allemagne qu’on présentait comme une officine d’erreurs énervantes, de dangereuses
subtilités. Elle était tuée, disait-on, par le sophisme, le protestantisme, le
matérialisme, le panthéisme, le fatalisme. Je ne jurerais pas, en effet, que
M. de Moltke ne professe quelqu’une de ces erreurs ; mais on avouera que cela ne
l’empêche pas d’être un bon officier d’état-major. Renonçons à ces déclamations fades.
La liberté de penser, alliée à la haute culture, loin d’affaiblir un pays, est une
condition du grand développement de l’intelligence. Ce n’est pas telle ou telle solution
qui fortifie l’esprit ; ce qui le fortifie, c’est la discussion, la liberté. On peut
dire que pour l’homme cultive il n’y a pas de mauvaise doctrine ; car pour lui toute
doctrine est un effort vers le vrai, un exercice utile à la santé de l’esprit. Vous
voulez garder vos jeunes gens dans une sorte de gynécée intellectuel ; vous en ferez des
hommes bornés. Pour former de bonnes têtes scientifiques, des officiers sérieux et
appliqués, il faut une éducation ouverte à tout, sans dogme rétrécissant. La supériorité
intellectuelle et militaire appartiendra désormais à la nation qui pensera librement.
Tout ce qui exerce le cerveau est salutaire. Il y a plus : la liberté de penser dans les
universités a cet avantage que le libre penseur, satisfait de raisonner à son aise dans
sa chaire au milieu de personnes placées au même point de vue que lui, ne songe plus à
faire de la propagande parmi les gens du monde et les gens du peuple. Les universités
allemandes présentent à ce sujet le spectacle le plus curieux.
Notre instruction secondaire, quoique fort critiquable, est la meilleure partie de
notre système d’enseignement. Les bons élèves d’un lycée de Paris sont supérieurs aux
jeunes Allemands pour le talent d’écrire, l’art de la rédaction ; ils sont mieux
préparés à être avocats on journalistes ; mais ils ne savent pas assez de choses. Il
faut se persuader que la science prend de plus en plus le dessus sur ce qu’on appelle en
France les lettres. L ‘enseignement doit surtout être scientifique ; le résultat de
l’éducation doit être que le jeune homme sache le plus possible de ce que l’esprit
humain a découvert sur la réalité de l’univers. Quand je dis scientifique, je ne dis pas
pratique, professionnel ; l’État n’a pas à s’occuper des applications de métier ; mais
il doit prendre garde que l’éducation qu’il donne ne se borne à une rhétorique creuse,
qui ne fortifie pas l’intelligence. Chez nous, les dons brillants, le talent, l’esprit,
le génie sont seuls estimes ; en Allemagne, ces dons sont rares, peut-être parce qu’ils
ne sont pas fort prisés ; les bons écrivains y sont peu nombreux ; le journalisme, la
tribune politique n’ont pas l’éclat qu’ils ont chez nous ; mais la force de tête,
l’instruction, la solidité du jugement sont bien plus répandues, et constituent une
moyenne de culture intellectuelle supérieure à tout ce qu’on avait pu obtenir jusqu’ici
d’une nation.
C’est surtout dans l’enseignement supérieur qu’une reforme est urgente. Les écoles
spéciales, imaginées par la Révolution, les chétives facultés créées par l’Empire, ne
remplacent nullement le grand et beau système des universités autonomes et rivales,
système que Paris a créé au moyen âge et que toute l’Europe a conservé, excepté
justement la France qui l’a inauguré vers 1200. En y revenant, nous n’imiterons
personne, nous ne ferons que reprendre notre tradition. Il faut créer en France cinq ou
six universités, indépendantes les unes des autres, indépendantes des villes où elles
seront établies, indépendantes du clergé. Il faut supprimer du même coup les écoles
spéciales, École polytechnique, École normale, etc., institutions inutiles quand on
possède un bon système d’universités, et qui empêchent les universités de se développer.
Ces écoles ne sont, en effet, que des prélèvements funestes faits sur les auditeurs des
universités 7.
L’université enseigne tout, prépare à tout, et dans son sein toutes les branches de
l’esprit humain se touchent et s’embrassent. À côte des universités, il peut, il doit y
avoir des écoles d’application ; il ne peut y avoir des écoles d’État fermées et faisant
concurrence aux universités. On se plaint que les facultés des lettres, des sciences,
n’aient pas d’élèves assidus. Quoi de surprenant ? Leurs auditeurs naturels sont à
l’École normale, à l’École polytechnique, où ils reçoivent le même enseignement, mais
sans rien sentir du mouvement salutaire, de la communauté d’esprit que crée
l’université.
Ces universités établies dans des villes de province 8, sans préjudice naturellement de l’université de Paris et des grands
établissements uniques, tels que le Collège de France, propres à Paris, me paraissent le
meilleur moyen de réveiller l’esprit français. Elles seraient des écoles de sérieux,
d’honnêteté, de patriotisme. Là se fonderait la vraie liberté de penser, qui ne pas sans
de solides études. Là aussi se ferait un salutaire changement dans l’esprit de la
jeunesse. Elle se formerait au respect ; elle prendrait, le sentiment de la valeur de la
science. Un fait qui donne bien à réfléchir est celui-ci. Il est reconnu que nos écoles
sont des foyers d’esprit démocratique peu réfléchi et d’une incrédulité portée vers une
propagande populaire étourdie. C’est tout le contraire en Allemagne, où les universités
sont des foyers d’esprit aristocratique, réactionnaire (comme nous disons ) et presque
féodal, des foyers de libre pensée, mais non de prosélytisme indiscret. D’où vient cette
différence ? De ce que la liberté de discussion, dans les universités allemandes, est
absolue. Le rationalisme est loin de porter à la démocratie. La réflexion apprend que la
raison n’est pas la simple expression des idées et des vœux de la multitude, qu’elle est
le résultat des aperceptions d’un petit nombre d’individus privilégiés. Loin d’être
portée à livrer la chose publique aux caprices de la foule, une génération aussi élevée
sera jalouse de maintenir le privilège de la raison ; elle sera appliquée, studieuse et
très peu révolutionnaire. La science sera pour elle comme un titre de noblesse, auquel
elle ne renoncera pas facilement, et qu’elle défendra même avec une certaine âpreté. Des
jeunes gens élevés dans le sentiment de leur supériorité se révolteront de ne compter
que pour un comme le premier venu. Pleins du juste orgueil que donne la conscience de
savoir la vérité que le vulgaire ignore, ils ne voudront pas être les interprètes des
pensées superficielles de la foule. Les universités seront ainsi des pépinières
d’aristocrates. Alors, l’espèce d’antipathie que le parti conservateur français nourrit
contre la haute culture de l’esprit paraîtra le plus inconcevable des non-sens, la plus
fâcheuse erreur.
Il va sans le dire qu’à côte de ces universités dotées par l’État, et où toutes les
opinions savamment présentées auraient accès, une entière latitude serait laissée pour
l’établissement d’universités libres. Je crois que ces universités libres produiraient
de très médiocres résultats ; toutes les fois que la liberté existe réellement dans
l’université, la liberté hors de l’université est de peu de conséquence ; mais, en leur
permettant de s’établir, on aurait la conscience en règle et on fermerait la bouche aux
personnes naïves toujours portées à croire que sans la tyrannie de l’État elles feraient
des merveilles. Il est bien probable que les catholiques les plus fervents, un Ozanam,
par exemple, préféreraient le champ libre des universités d’État, où tout se passerait
au grand jour, à ces petites universités à huis clos, fondées par leur secte. En tout
cas, ils auraient le choix. De quoi pourraient se plaindre avec un pareil régime les
catholiques les plus portes à s’élever contre le monopole de l’État ? Personne ne serait
exclu des chaires des universités à cause de ses opinions ; les catholiques y
arriveraient comme tout le monde. Le système des Privatdocent
permettrait en outre à toutes les doctrines de se produire en dehors des chaires dotées.
Enfin les universités libres enlèveraient jusqu’au dernier prétexte aux récriminations.
Ce serait l’inverse de notre système français, procédant par l’exclusion des sujets
brillants. On croit avoir assez fait pour l’impartialité si, après avoir destitué ou
refuse de nommer un libre penseur, on destitue ou refuse de nommer un catholique. En
Allemagne, on les met tous deux face à face ; au lieu de ne servir que la médiocrité, un
tel système sert à l’émulation et à l’éveil des esprits. En distinguant soigneusement le
grade et le droit d’exercer une profession, comme on le fait en Allemagne, en
établissant que l’université ne fait pas des médecins, des avocats, mais rend apte à
devenir médecin, avocat, on lèverait les difficultés que certaines personnes trouvent à
la collation des grades par l’État. L’État, en un tel système, ne salarie pas certaines
opinions scientifiques ou littéraires ; il ouvre, dans un haut intérêt social et pour le
bien de toutes les opinions, de grands champs clos, de vastes arènes, où les sentiments
divers peuvent se produire, lutter entre eux et se disputer l’assentiment de la
jeunesse, déjà mûre pour la réflexion, qui assiste à ces débats.
Former par les universités une tête de société rationaliste, régnant par la science,
fière de cette science et peu disposée à laisser périr son privilège au profit d’une
foule ignorante ; mettre (qu’on me permette, cette forme paradoxale d’exprimer ma
pensée ) le pédantisme en honneur, combattre ainsi l’influence trop grande des femmes,
des gens du monde, des Revues, qui absorbent tant de force vives ou ne leur offrent
qu’une application superficielle ; donner plus à la spécialité, à la science, à ce que
les Allemands appellent le Fach, moins à la littérature, au talent
d’écrire et de parler ; compléter ce faite solide de l’édifice social par une cour et
une capitale brillantes, d’où l’éclat d’un esprit aristocratique n’exclut pas la
solidité et la forte culture de la raison ; en même temps, élever le peuple, raviver
’ses facultés un peu affaiblies, lui inspirer, avec l’aide d’un bon clergé dévoue à la
patrie, l’acceptation d’une société supérieure, le respect de la science et de la vertu,
l’esprit de sacrifice et de dévouement ; voilà ce qui serait l’idéal ; il sera beau du
moins de chercher à en approcher.
J’ai dit à plusieurs reprises que ces reformes ne peuvent pas bien se faire sans la
collaboration du clergé. Il est clair que notre principe théorique ne peut plus être que
la séparation de l’Église et de l’État ; mais la pratique ne saurait être la théorie.
Jusqu’ici, la France n’a connu que deux pôles, catholicisme, démocratie ; oscillant sans
cesse de l’un à l’autre, elle ne se repose jamais entre les deux. Pour faire pénitence
de ses excès démagogiques, la France se jette dans le catholicisme étroit ; pour réagir
contre le catholicisme étroit, elle se jette dans la fausse démocratie. Il faudrait
faire pénitence des deux à la fois, car la fausse démocratie et le catholicisme étroit
s’opposent également à une réforme de la France sur le type prussien, je veux dire à une
forte et saine éducation rationnelle. Nous sommes à l’égard du catholicisme dans cette
situation étrange que nous ne pouvons vivre ni avec lui ni sans lui. L’Église est une
pièce trop importante d’éducation pour qu’on se prive d’elle, si de son côte elle fait
les concessions nécessaires et ne se rend pas, en exagérant ses doctrines, plus nuisible
qu’utile. Si un mouvement gallican de reforme dans le genre de celui que rêve avec tant
de candeur, de sincérité, de chaleur d’âme le P. Hyacinthe, si un mouvement de réforme,
dis-je, entraînant le mariage des prêtres de campagne et le remplacement du bréviaire
par un enseignement presque quotidien, était possible, il faudrait l’accueillir avec
empressement ; mais je crains que l’Ëglise catholique ne se roidisse et n’aime mieux
tomber que de se modifier. Un schisme m’y paraît plus probable que jamais ; ou plutôt le
schisme est déjà fait ; de latent, il deviendra effectif. La haine des Allemands et des
Français, l’occupation de Rome par le roi d’Italie, ont ajoute un élément explosible
nouveau à ceux qu’avait entassés le concile. Si le pape reste dans Rome, capitale de
l’Italie, les non-Italiens souffriront de voir leur chef spirituel ainsi subordonne à
une nation particulière. Si le pape quitte Rome, les Italiens diront comme en 1378 :
« Le pape est l’évêque de Rome ; qu’il revienne, ou nous allons choisir un évêque de
Rome, lequel, par là même, sera le pape. » À vrai dire, un pape tel que l’a fait le
concile ne peut résider nulle part ; il lui faudrait une ile escarpée et sans bords ; il
n’a pas de place au monde ; or, si la papauté cesse d’avoir un petit territoire
politiquement neutralise à son usage, elle verra briser son unité. Il me paraît donc
presque inévitable que nous ayons bientôt deux papes et même trois, car il va être bien
difficile que des Français, des Italiens et des Allemands soient de la même religion. Le
principe des nationalités devait à la longue amener la ruine de la papauté. On dit
souvent : « Les questions religieuses ont de nos jours trop peu d’importance pour amener
des schismes. » C’est là une erreur ; des hérésies, des divisions sur les dogmes
abstraits, il n’y en aura plus 9 ;
car on ne prend presque plus le dogme au sérieux ; mais des schismes dans le genre de
celui d’Avignon, des divisions de personnes, des élections contestées et dont
l’incertitude maintiendra longtemps affrontées des parties de la catholicité, cela est
parfaitement possible, cela sera. Une fois le schisme fait sur les personnes, une fois
les deux papes constitués, l’un à Rome, l’autre hors de l’Italie, la décomposition de la
catholicité s’opérera par le choix des obédiences, comme celle de l’eau sous l’action de
la pile électrique ; chacun des deux papes deviendra un pole qui attirera à lui les
éléments qui lui seront homogènes ; l’un sera le pape du catholicisme rétrograde,
l’autre le pape du catholicisme progressif ; car tous deux désireront avoir des
partisans, et, pour avoir des partisans, il faut représenter quelque chose. Nous verrons
Pierre de Lune prétendre encore enfermer l’Église universelle sur son rocher de
Paniscole ; la ligne de séparation des obédiences pourrait même déjà être tracée. Une
foule de réformes maintenant impraticables seront praticables alors, et l’horizon du
catholicisme, maintenant si ferme, pourra s’ouvrir tout à coup et laisser voir des
profondeurs inattendues.
Avec des efforts sérieux, une renaissance serait donc possible, et je suis persuadé
que, si la France marchait dix ans dans la voie que nous avons essaye d’indiquer,
l’estime et la bienveillance du monde la dispenseraient de toute revanche. Oui, il
serait possible qu’un jour cette guerre funeste dût être bénie et considérée comme le
commencement d’une régénération. Ce n’est pas la seule fois que la guerre aurait été
plus utile au vaincu qu’au vainqueur. Si la sottise, la négligence, la paresse,
l’imprévoyance des États n’avaient pour conséquence de les faire battre, il est
difficile de dire à quel degré d’abaissement pourrait descendre l’espèce humaine. La
guerre est de la sorte une des conditions du progrès, le coup de fouet qui empêche un
pays de s’endormir, en forçant la médiocrité satisfaite d’elle-même à sortir de son
apathie. L’homme n’est soutenu que par l’effort et la lutte. La lutte contre la nature
ne suffit pas ; l’homme finirait, au moyen de l’industrie, par la réduire à peu de
chose. La lutte des races se dresse alors. Quand une population a fait produire à son
fonds tout ce qu’à peut se produire, elle s’amollirait, si la terreur de son voisin ne
la réveillait ; car le but de l’humanité n’est pas de jouir ; acquérir et créer est
œuvre de force et de jeunesse : jouir est de la décrépitude. La crainte de la conquête
est ainsi, dans les choses humaines, un aiguillon nécessaire. Le jour où l’humanité
deviendrait un grand empire romain pacifie et n’ayant plus d’ennemis extérieurs serait
le jour où la moralité et l’intelligence courraient les plus grands dangers.
Mais ces réformes s’accompliront-elles ? La France va-t-elle s’appliquer à corriger ses
défauts, à reconnaître ses erreurs ? La question est complexe, et, pour la résoudre, il
faut s’être fait une idée précise du mouvement qui semble emporter vers un but inconnu
tout le monde européen.
Le xixe
siècle possède deux types de société qui ont
fait leurs preuves, et que malgré les incertitudes qui peuvent peser sur leur avenir,
auront une grande place dans l’histoire de la civilisation. L’un est le type américain,
fonde essentiellement sur la liberté et la propriété, sans privilèges de classes, sans
institutions anciennes, sans histoire, sans société aristocratique, sans cour, sans
pouvoir brillant, sans universités sérieuses ni fortes institutions scientifiques, sans
service militaire obligatoire pour les citoyens. Dans ce système, l’individu, très peu
protège par l’État, aussi très peu gêne par l’État. Jeté sans patron dans la bataille de
la vie, il s’en tire comme il peut, et s’enrichit, s’appauvrit, sans qu’il songe une
seule fois à se plaindre du gouvernement, à le renverser, à lui demander quelque chose,
à déclamer contre la liberté et la propriété. Le plaisir de déployer son activité à
toute vapeur lui suffit, même quand les chances de la loterie ne lui ont pas été
favorables. Ces sociétés manquent de distinction, de noblesse ; elles ne font guère
d’œuvres originales en fait d’art et de science ; mais elles peuvent arriver à être très
puissantes, et d’excellentes choses peuvent s’y produire. La grosse question est de
savoir combien de temps elles dureront, quelles maladies particulières les affecteront,
comment elles se comporteront à l’égard du socialisme, qui les a jusqu’ici peu
atteintes.
Le second type de société que notre siècle voit exister avec éclat est celui que
j’appellerai l’ancien régime développé et corrige. La Prusse en offre le meilleur
modèle. Ici l’individu est pris, élevé, façonné, dresse, discipline, requis sans cesse
par une société dérivant du passe, moulée dans de vieilles institutions, s’arrogeant une
maîtrise de moralité et de raison. L’individu, dans ce système, donne énormément à
l’État ; il reçoit en échange de l’État une forte culture intellectuelle et morale,
ainsi que la joie de participer à une grande œuvre. Ces sociétés sont particulièrement
nobles ; elles créent la science ; elles dirigent l’esprit humain ; elles font
l’histoire ; mais elles sont de jour en jour affaiblies par les réclamations de
l’égoïsme individuel, qui trouve le fardeau que l’État lui impose trop lourd à porter.
Ces sociétés, en effet, impliquent des catégories entières de sacrifies, de gens qui
doivent se résigner à une vie triste sans espoir d’amélioration. L’éveil de la
conscience populaire et jusqu’à un certain point l’instruction du peuple minent ces
grands édifices féodaux et les menacent de ruine. La France, qui était autrefois une
société de ce genre, est tombée. L’Angleterre s’éloigne sans cesse du type que nous
venons de décrire pour se rapprocher du type américain. L’Allemagne maintient ce grand
cadre, non sans que des signes de révolte s’y fassent déjà entrevoir. Jusqu’à quel point
cet esprit de révolte, qui n’est autre chose que la démocratie socialiste, envahira-t-il
les pays germaniques à leur tour ? Voilà la question qui doit préoccuper le plus un
esprit réfléchi. Nous manquons d’éléments Pour y répondre avec précision.
Si les nations d’ancien régime ne faisaient, quand leur vieil édifice est renverse, que
passer au système américain, la situation serait simple ; on pourrait alors se reposer
en cette philosophie de l’histoire de l’école républicaine, selon laquelle le type
social américain est celui de l’avenir, celui auquel tous les pays en viendront tôt ou
tard. Mais il n’en est pas ainsi. La partie active du parti démocratique qui maintenant
travaille plus ou moins tous les États européens n’a nullement pour idéal la république
américaine. À part quelques théoriciens, le parti démocratique a des tendances
socialistes qui sont l’inverse des idées américaines sur la liberté et la propriété. La
liberté du travail, la libre concurrence, le libre usage de la propriété, la faculté
laissée à chacun de s’enrichir selon ses pouvoirs, sont justement ce dont ne veut pas la
démocratie européenne. Résultera-t-il de ces tendances un troisième type social, où
l’État interviendra dans les contrats, dans les relations industrielles et commerciales,
dans les questions de propriété ? On ne peut guère le croire ; car aucun système
socialiste n’a réussi jusqu’ici à se présenter avec les apparences de la possibilité. De
là un doute étrange, qui en France atteint les proportions. du plus haut tragique et
trouble notre vie à tous : d’une part, il semble bien difficile de faire tenir debout
sous une forme quelconque les institutions de l’ancien régime ; d’une autre part, les
aspirations du peuple ne sont nullement en Europe dirigées vers le système américain.
Une série de dictatures ’instables, un césarisme de basse époque, voilà tout ce qui se
montre comme ayant les chances de l’avenir.
La direction matérialiste de la France peut d’ailleurs faire contrepoids à tous les
motifs virils de réforme qui sortent de la situation. Cette direction matérialiste dure
depuis les années qui suivirent 1830. Sous la Restauration, l’esprit public était très
vivant encore ; la société noble songeait à autre chose que jouir et s’enrichir. La
décadence devint tout à fait sensible vers 1840. Le soubresaut de 1848 n’arrêta rien ;
le mouvement des intérêts matériels était vers 1853 ce qu’il eût été si la révolution de
février ne fût pas arrivée. Certes, la crise de 1870-1871 est bien plus profonde que
celle de 1848 ; mais on peut craindre que le tempérament du pays ne prenne encore le
dessus, que la masse de la nation, rentrant dans son indifférence, ne songe plus qu’à
gagner de l’argent et à jouir. L’intérêt personnel ne conseille jamais le courage
militaire ; car aucun des inconvénients qu’on encourt par la lâcheté n’équivaut à ce que
l’on risque par le courage. Il faut, pour exposer sa vie, la foi à quelque chose
d’immatériel ; or cette foi disparaît de jour en jour. Ayant détruit le principe de la
légitimité dynastique, qui fait consister la raison d’être de l’union des provinces dans
les droits du souverain, il ne nous restait plus qu’un dogme, savoir qu’une nation
existe par le libre consentement de toutes ses parties. La dernière paix a porté à ce
principe la blessure la plus grave. Enfin, loin de se relever, la culture intellectuelle
a reçu des événements de l’année des coups sensibles ; l’influence du catholicisme
étroit, qui sera le grand obstacle à la renaissance, ne paraît nullement en train de
décroître ; la présomption d’une partie des personnes qui président à l’administration
semble par moments avoir redoublé avec les défaites et les affronts.
On ne peut nier, d’ailleurs, que beaucoup des reformes que la Prusse nous impose ne
doivent rencontrer chez nous de sérieuses difficultés. La base du programme conservateur
de la France a toujours été d’opposer les parties sommeillantes de la conscience
populaire aux parties trop éveillées, je veux dire l’armée au peuple. Il est clair que
ce programme manquerait de base le jour où l’esprit démocratique pénétrerait l’armée
elle-même. Entretenir une armée faisant un corps à part dans la nation et empêcher le
développement de l’instruction primaire sont ainsi devenus dans un certain parti des
articles de foi politique ; mais la France a pour voisine la Prusse, qui force
indirectement la France, même conservatrice, à reculer sur ces deux principes. Le parti
conservateur français ne s’est pas trompe en prenant le deuil le jour de la bataille de
Sadowa. Ce parti avait pour maxime de calquer l’Autriche des Metternich, je veux dire de
combattre l’esprit démocratique au moyen d’une armée disciplinée à part, d’un peuple de
paysans tenus soigneusement dans l’ignorance, d’un clergé armé de puissants concordats.
Ce régime énerve trop une nation qui doit lutter contre des rivaux. L’Autriche elle-même
a dû y renoncer. C’est ainsi que, selon la thèse de Plutarque, le peuple le plus
vertueux l’emporte toujours sur celui qui l’est moins, et que l’émulation des nations
est la condition du progrès général. Si la Prusse réussit à échapper à la démocratie
socialiste, il est possible qu’elle fournisse pendant une ou deux générations une
protection à la liberté et à la propriété. Sans nul doute, les classes menacées par le
socialisme feraient taire leurs antipathies patriotiques, le jour où elles ne pourraient
plus tenir tête au flot montant, et où quelque État fort prendrait pour mission de
maintenir l’ordre social européen. D’un autre côte, l’Allemagne trouverait dans
l’accomplissement d’une telle œuvre (assez analogue à celle qu’elle exécuta au Ve
siècle ) des emplois si avantageux de son activité, que le socialisme serait chez elle
écarté pour longtemps. Riche, molle, peu laborieuse, la France se laissait aller depuis
des années à faire exécuter toutes ses besognes pénibles, exigeant de l’application, par
des étrangers qu’elle payait bien pour cela ; le gouvernement, en tant qu’il se confond
avec le métier de gendarme, est à quelques égards une de ces besognes ennuyeuses pour
lesquelles le Français, bon et faible, a peu d’aptitude ; le jour se laisse entrevoir où
il payera des gens rogues, sérieux et durs pour cela, comme les Athéniens avaient des
Scythes pour remplir les fonctions de sbires et de geôliers.
La gravité de la crise révélera peut-être des forces inconnues. L’imprévu est grand
dans les choses humaines, et la France se plaît souvent à déjouer les calculs les mieux
raisonnes. Étrange, parfois lamentable, la destinée de notre pays n’est jamais vulgaire.
S’il est vrai que c’est le patriotisme français qui, à la fin du dernier siècle, a
réveillé le patriotisme allemand, il sera peut-être vrai aussi de dire que le
patriotisme allemand aura réveillé le patriotisme français sur le point de s’éteindre.
Ce retour vers les questions nationales apporterait pour quelques années un temps
d’arrêt aux, questions sociales. Ce qui s’est passe depuis trois mois, la vitalité que
la France a montrée après l’effroyable syncope morale du 18 mars, sont des faits très
consolants. On se prend souvent à craindre que la France et même l’Angleterre, au fond
travaillée du même mal que nous (l’affaiblissement de l’esprit militaire, la
prédominance des considérations commerciales et industrielles ), ne soient bientôt
réduites à un rôle secondaire, et que la scène du monde européen n’en vienne a être
uniquement occupée par deux colosses, la race germanique et la race slave, qui ont gardé
la vigueur du principe militaire et monarchique, et dont la lutte remplira l’avenir.
Mais on peut affirmer aussi que, dans un sens supérieur, la France aura sa revanche. On
reconnaîtra un jour qu’elle était le sel de la terre, et que sans elle le festin de ce
monde sera peu savoureux. On regrettera cette vieille France libérale, qui fut
impuissante, imprudente, je l’avoue, mais qui aussi fut généreuse, et dont on dira un
jour comme des chevaliers de l’Arioste :
Quand les vainqueurs du jour auront réussi à rendre le monde positif, égoïste, étranger
à tout autre mobile que l’intérêt, aussi peu sentimental que possible, on trouvera qu’il
fut heureux cependant pour l’Amérique que le marquis de Lafayette ait pensé autrement ;
qu’il fut heureux pour l’Italie que, même à notre plus triste époque, nous ayons été
capables d’une généreuse folie ; qu’il fut heureux pour la Prusse qu’en 1865, aux plans
confus qui remplissaient la tête de l’empereur, se soit mêlée une vue de philosophie
politique élevée.
Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise. Souvenons-nous
que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever
notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est. Souvenons-nous surtout que
les droits de la patrie sont imprescriptibles, et que le peu de cas qu’elle fait de nos
conseils ne nous dispense pas de les lui donner. L’émigration à l’extérieur ou à
l’intérieur est la plus mauvaise action qu’on puisse commettre. L’empereur romain qui,
au moment de mourir, résumait son opinion sur la vie par ces mots : Nil
expedit, n’en donnait pas moins pour mot d’ordre à ses officiers : Laboremus.
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