On a dit que le nom d’André Chénier était promis à la gloire, et ce mot a passé de bouche
en bouche comme l’expression concise d’une idée vraie. La lecture attentive des œuvres
d’André Chénier, loin de confirmer l’opinion aujourd’hui accréditée, assigne à l’auteur de
l’Aveugle et de la Jeune Captive un rang glorieux et
irrévocable. Bien que ses poèmes que nous connaissons soient peu nombreux, ils sont
empreints d’une telle beauté, d’une si harmonieuse élégance, que l’admiration ne les
abandonnera jamais. Toutefois il convient d’ajouter que cette admiration ne se
transformera pas en popularité ; car le talent d’André Chénier, exclusivement consacré à
la pureté de la forme, n’excite aucune sympathie chez les esprits qui n’ont pas fait de la
poésie une étude assidue. Les sentiments qu’il exprime sont généralement
vrais ; mais comme ils ne se distinguent ni par l’animation, ni par la
nouveauté, comme c’est à la forme surtout qu’ils doivent leur valeur et leur charme, il
n’est guère probable que la foule consente à reconnaître et à proclamer un pareil mérite ;
pour le comprendre, pour l’apprécier dignement, il lui faudrait se résigner à des études
préliminaires. André Chénier s’adresse donc principalement aux hommes lettrés ; mais
l’opinion unanime de ses admirateurs voit en lui un poète du premier ordre.
La naissance et l’éducation d’André Chénier s’accordent merveilleusement avec les œuvres
qu’il nous a laissées ; sa mère était grecque, d’une beauté remarquable, et d’un esprit
ingénieux ; son père était consul de France à Constantinople. André, troisième fils de la
famille, fut amené de bonne heure en France, et resta jusqu’à l’âge de neuf ans confié aux
soins d’une tante qui habitait le Languedoc. Après avoir nourri son enfance de promenades,
de rêveries et de liberté, il entra au collège de Navarre, et s’y distingua bientôt par
son application. À seize ans, il lisait familièrement Homère et Sophocle : il avait
retrouvé par l’étude la patrie de sa mère. À vingt ans il entra comme sous-lieutenant dans
le régiment d’Angoumois, en garnison à Strasbourg ; mais bientôt, las de l’oisiveté, il
revint à Paris pour reprendre ses études et continuer, sans maître et sans guide, la
lecture
des modèles sur lesquels il voulait se former. Levé avant
le jour, il n’avait d’autre ambition que de parcourir le cercle entier de la science
humaine, et semblait croire qu’il ne fût pas permis d’aborder la poésie sans ce noviciat
encyclopédique. Il n’avait pas mesuré ses forces : l’étude compromit sa santé ; et les
frères Trudaine, liés avec lui d’une étroite amitié, l’emmenèrent en Suisse pour le
soustraire aux dangers d’un travail excessif. Il avait consigné les différents épisodes de
ce voyage dans quelques notes confuses ; mais sa famille, par une discrétion jalouse, a
refusé de les publier. Pour notre part, nous regrettons de ne pas les connaître, car lors
même qu’elles n’offriraient aucune ordonnance, qu’elles ne contiendraient aucune
description précise des lieux parcourus par André Chénier, ce ne serait pas une raison
pour les dédaigner. Il serait curieux d’étudier dans les notes confidentielles du voyageur
les germes qui, plus tard, se sont épanouis en idylles, en élégies. Les œuvres que nous
possédons forment tout au plus le tiers des manuscrits que l’auteur avait achevés ; et
peut-être le voyage en Suisse d’André Chénier a-t-il servi à préparer des œuvres ignorées.
Il manquerait alors à ces notes un complément important, le poème dont elles auraient
fourni les éléments. Toutefois nous pensons que cette lecture ne serait pas sans profit,
car il serait possible d’y découvrir la manière dont André Chénier envisageait
envisageait la nature. Il a chanté la Grèce qu’il ne connaissait que par
les livres ; nous voudrions savoir comment il comprenait le paysage de la Suisse, comment
il associait la réalité placée sous ses yeux à la réalité qui lui était révélée par les
livres. C’est pourquoi ces notes, confuses ou précises, présenteraient au lecteur un
intérêt certain.
Revenu en France, André Chénier interrompit bientôt, pour la seconde fois, les études
qu’il venait à peine de reprendre. Il partit pour l’Angleterre avec le comte de
La Luzerne, nommé ambassadeur. À Londres, il connut l’isolement dans toute son amertume,
et il nous a laissé un éloquent témoignage de sa tristesse. Il a tracé, en quelques pages
d’un style négligé, mais poignant, le tableau de ses souffrances. Enfin, en 1790, à l’âge
de vingt-huit ans, il revint se fixer à Paris ; et sans doute il se fût voué sans relâche
au culte de la poésie, s’il n’eût pensé qu’il devait à son pays autre chose que la gloire.
Il abandonna sans hésitation, mais non sans regret, la langue harmonieuse qu’il avait si
laborieusement étudiée, pour s’engager dans la discussion des intérêts publics. Associé à
MM. De Pange, à Roucher, il combattit tour à tour les égarements de la démocratie et de la
cour. Il serait aujourd’hui difficile de reconnaître et de rassembler tout ce qu’il a
écrit sur la lutte et les espérances des partis. Mais l’Avis aux Français
offre un ensemble assez développé pour nous permettre
de
caractériser les vues politiques d’André Chénier. En lisant cette brochure, où respire à
chaque ligne un amour sincère du bien public, il est impossible de ne pas voir que
l’auteur se fie trop à l’excellence de ses sentiments, et qu’il ne s’est pas préparé par
des études suffisantes à la solution des problèmes qu’il discute : il veut le bien, il
espère, il appelle de ses vœux la conciliation des partis ; mais il exprime confusément
ses vœux et ses espérances ; il marche au hasard, sans aucun plan arrêté. À chaque instant
il revient sur ses pas, et il semble oublier la déduction de ses idées pour s’abandonner à
des plaintes vertueuses, mais inutiles. Je ne parle pas du style de cette brochure, qui
est loin d’égaler en correction les vers de l’auteur ; mais, à ne considérer que la pensée
prise en elle-même, il est impossible de ne pas reconnaître que l’intention qui a dicté
l’Avis aux Français est plus louable que l’avis lui-même, car cet avis se
réduit à prêcher la paix ; et si c’est là l’œuvre d’un philanthrope, assurément ce n’est
pas celle d’un publiciste. La lettre adressée par Louis XVI à la Convention trois jours
avant sa mort, et rédigée par André Chénier, politiquement jugée, vaut mieux que
l’Avis aux Français, car elle est à la fois précise dans son but et dans
son expression, empreinte de résignation et de dignité. Le roi condamné demande à ses
juges l’appel au peuple, et il accepte la mort comme un juste châtiment
de ses fautes, dans le cas où les nouveaux juges auxquels il se confie,
réunis en assemblées primaires, ne casseraient pas la condamnation prononcée contre lui.
Cette lettre demeura inutile, et il était facile de le prévoir ; mais du moins elle
n’était ni humiliante pour le condamné ni injurieuse pour les juges ; elle exprimait
noblement les seules pensées que Louis XVI pût faire entendre.
Le 7 thermidor 1794, André Chénier expiait sur l’échafaud la lettre qu’il avait rédigée
pour Louis XVI.
Il est facile de surprendre les transformations laborieuses que le poète a volontairement
imposées à son talent. Dans les quelques années qu’il a pu donner au développement et à
l’expression de ses pensées, il n’a rien négligé pour atteindre la perfection. La valeur
très inégale des œuvres qu’il nous a laissées doit être pour les hommes studieux un sujet
d’encouragement et d’émulation ; car il y a entre la pièce adressée au peintre David sur
le Serment du jeu de paume et les élégies à Camille un intervalle
immense, tel qu’il a fallu, pour le franchir, un travail opiniâtre. Envisagée sous ce
point de vue, la lecture d’André Chénier est à la fois un exemple et un conseil ; et lors
même que l’auteur de la Jeune Captive ne serait pas le précurseur de la
nouvelle école poétique dans toutes les questions qui se rattachent à la forme proprement
dite, au déplacement de la césure, à
l’enjambement à la richesse de
la rime ; lors même que ses œuvres publiées, pour la première fois en 1819, c’est-à-dire
vingt-six ans après la mort de l’auteur, ne seraient pas la préface naturelle du mouvement
littéraire accompli sous la restauration, il serait encore utile de les relire souvent,
pour apprendre comment la volonté peut assouplir la parole et faire d’un esprit
inexpérimenté un poète consommé. Assurément le serment du jeu de paume offrait à André
Chénier un thème riche en développements de toute sorte. Depuis l’émotion patriotique,
depuis l’orgueil du triomphe jusqu’à l’espérance d’un avenir pacifique et glorieux,
l’auteur avait à parcourir une route vivante et variée. Mais la première condition d’une
pareille entreprise était d’accepter franchement le sujet et de ne pas chercher à
l’esquiver. Cet épisode, si populaire et si justement admiré de la révolution française,
ne pouvait se prêter aux allusions mythologiques ; toutes les ruses de la diction devaient
échouer contre la nature même de cet épisode, si le poète tentait de l’encadrer dans les
souvenirs de l’antiquité grecque. Cependant André Chénier, plein de la lecture des poètes
antiques, n’a pas craint de tenter ce qui, sans doute, quelques années plus tard, lui eût
semblé contraire aux lois du goût et de la raison. Au lieu de célébrer le courage civil,
et d’associer au simple récit d’une résistance héroïque les sentiments éveillés dans son
âme par le souvenir du serment qu’il voulait chanter, il semble
s’être efforcé d’effacer la couleur de son sujet. Il parle de Délos et de Latone,
d’Apollon et de Diane, comme si l’histoire n’était pas cent fois plus éloquente et plus
riche en émotions que toutes ces comparaisons lointaines et laborieuses. Si le
rapprochement était indiqué avec brièveté, je ne le blâmerais pas, et même j’insisterais
sur l’ingénieuse opposition des deux termes que le poète a choisis ; encadré dans une
multitude de rapprochements du même ordre, je ne puis l’accepter, et je déclare en toute
franchise, malgré la vive admiration que je professe pour André Chénier, qu’il me paraît
avoir complètement méconnu le genre d’images qui convenait au serment du jeu de paume.
Le rythme de cette pièce échappe à toute définition : c’est un mélange singulier de
mesures diverses, et ce mélange est conçu de telle sorte que l’œil et l’oreille sont à
chaque instant déroutés. À proprement parler, il n’y a ni strophes, ni stances ; seulement
la pièce est divisée en morceaux de dix-neuf vers, et, sans les chiffres qui marquent
cette division, le lecteur ne saurait où faire une pause. Mieux vaudrait assurément
l’ampleur monotone de l’alexandrin que ce perpétuel changement de mesure qui ne réussit
pas à se régulariser en se répétant vingt-deux fois ; car l’alexandrin, malgré son
uniformité apparente, peut, entre les
mains d’un poète habile,
s’assouplir et se varier. Mais dès que l’auteur tentait autre chose que le récit du
serment, le sujet semblait naturellement appeler la strophe pindarique ; car jamais aucune
des victoires célébrées par le lyrique Thébain, ne s’offrit sous un aspect plus digne et
plus majestueux. La strophe était la forme naturelle et nécessaire qu’André Chénier devait
adopter. S’il se fût arrêté à ce dernier parti, je suis sûr qu’il eut rencontré la clarté,
et que toute la pièce eût été inondée d’une lumière pure et abondante. Telle qu’elle est,
l’obscurité n’est pas son seul défaut, mais c’est assurément le plus évident de tous. À
travers les nombreuses ambages du rythme indéfinissable que l’auteur a choisi, l’esprit
trébuche à chaque pas et ne sait où finit, où commence la pensée de l’auteur. Arrivé au
deux centième vers, le lecteur n’est pas plus avancé qu’au premier ; car jusqu’à la fin de
la pièce, c’est pour lui une nécessité de renoncer à comprendre complètement ce que le
poète a voulu exprimer.
Un autre défaut de cette pièce sur lequel je crois utile d’insister, d’autant plus qu’il
se rencontre bien rarement dans les autres œuvres d’André Chénier, c’est l’usage ou plutôt
l’abus de la périphrase. Je ne crois pas qu’il y ait dans le poème des
Jardins ou de l’Imagination une seule périphrase capable
d’exciter autant d’impatience que la façon détournée, je devrais dire inintelligible, dont
André Chénier caractérise le Jeu de paume. Il
semble que la paume n’ait pas droit de bourgeoisie dans la versification française, et
qu’il soit indispensable de transformer la raquette en réseau noueux, en élastique égide.
Il est curieux de voir André Chénier, le plus virgilien et souvent le plus homérique de
nos poètes, lutter en cette occasion de gaucherie et de pusillanimité avec l’abbé Delille.
Lui qui se distingue habituellement par la franchise et la simplicité hardie de
l’expression, il s’épuise en efforts pour déguiser sa pensée, pour envelopper d’un nuage
l’objet qu’il n’ose nommer. En vérité, il faut plus que de la bonne volonté pour deviner
qu’il s’agit du jeu de paume, et sans le titre de la pièce, un lecteur, même clairvoyant,
serait tenté d’abandonner la partie. Il serait permis, sans injustice, de chercher parmi
les jeux de la Grèce antique celui qu’André Chénier a voulu désigner.
Abstraction faite du rythme et du langage, à ne considérer que la nature et le mouvement
des pensées qui se succèdent dans cette pièce, il nous est impossible de voir dans cette
œuvre rien qui se puisse comparer aux idylles ou aux élégies du même auteur. Lors même, en
effet, que ces pensées seraient clairement exprimées, lors même que la périphrase serait
absente et laisserait voir nettement les objets que le poète a voulu désigner, les
sentiments qu’il s’est proposé de traduire, l’émotion
émotion par
le lecteur demeurerait encore assez tiède ; car c’est à peine s’il est permis d’attribuer
au poète une émotion sincère. Préoccupé du soin de l’expression qu’il torture
laborieusement et qu’il s’efforce de rendre singulière, il n’a guère le temps de ressentir
l’enthousiasme qu’il veut chanter. Il a vu dans le serment du jeu de paume le sujet d’une
ode, et, dédaignant les routes vulgaires, il a cherché dans le mélange de mesures diverses
le moyen d’être majestueux : l’emphase a remplacé l’émotion.
Nous devons regretter qu’André Chénier n’ait pas employé plus souvent la forme de
l’ïambe, car les quatre pièces auxquelles il a imprimé cette forme se distinguent par une
grande franchise, et témoignent clairement que l’auteur maniait l’ïambe avec une entière
liberté. Quoiqu’il soit possible de noter çà et là quelques mots qui ne sont pas employés
dans leur sens vrai, cependant il est juste de reconnaître que ces taches n’obscurcissent
pas la splendeur des pièces où l’œil les aperçoit. L’ïambe adressé aux Suisses révoltés du
régiment de Châteauvieux est empreint d’une puissante ironie. Le poète célèbre le triomphe
des soldats fêtés sur la motion de Collot d’Herbois, avec une joie pleine d’emphase, et
paraît d’abord prendre au sérieux la gloire des triomphateurs ; il ne tiendrait qu’au
lecteur de croire qu’André Chénier sympathise avec Collot d’Herbois, et voudrait se
mêler à la foule pour applaudir et féliciter les soldats du
régiment de Châteauvieux. Mais tout à coup il lance le trait qu’il avait préparé ; il
laisse aller la corde qu’il avait tendue, et la flèche va frapper droit au cœur des
triomphateurs. Il demande quand il lui sera donné de contempler un aussi beau jour ; il
interroge l’avenir d’une voix inquiète, et il se répond avec assurance : « Un jour
égal au jour que je célèbre sera celui où je verrai Jourdan coupe-tête marcher à la tête
de nos armées, et La Fayette monter à l’échafaud. »
Certes, ce dernier vœu,
cette dernière espérance, expriment nettement l’ironie au nom de laquelle le poète
apostrophe les triomphateurs. Peut-être André Chénier eût-il bien fait d’ajouter à cette
pièce quelques nouveaux développements ; peut-être la raillerie sanglante qui termine cet
ïambe eût-elle acquis une valeur nouvelle, si l’auteur eût pris soin de prolonger pendant
quelques vers de plus les louanges adressées aux Suisses révoltés. Mais telle qu’elle est,
cette pièce répond dignement à l’intention dont elle est née. Elle est simple de pensée,
hardie dans l’expression, et peut servir de modèle à tous ceux qui voudront flétrir les
injustes popularités. Il y a loin du style de cet ïambe à la prose indécise et embarrassée
de l’Avis aux Français. Autant le poète semble gêné quand il n’a pas la
rime à satisfaire, autant il paraît à l’aise quand il est forcé de compter les syllabes
de sa phrase et de croiser la rime à des intervalles
déterminés. Il parle naturellement la langue des vers, et dès qu’il est libre de toute
contrainte, dès qu’il tente la prose, il a l’air de bégayer un idiome étranger.
L’ïambe où il se plaint de l’oubli et de l’abandon où le laissent ses amis, et qui se
termine par des paroles de résignation, est supérieur au précédent, sinon par la franchise
de la pensée, du moins par la continuité des images. Les moutons promis au charnier
populaire, parmi lesquels le poète n’hésite pas à se compter, nous emportent bien loin des
riantes images que l’auteur a puisées dans la lecture des poètes païens, et qu’il sait si
habilement naturaliser dans notre langue. Une fois en possession de cette comparaison, il
la poursuit, et ne l’abandonne qu’après l’avoir épuisée. Grâce à l’emploi laborieux de ce
procédé, sa pensée prend un corps et devient véritablement visible ; puis, par une
transition à peine sentie, l’auteur se demande s’il n’est pas injuste envers ceux qu’il
accuse, si l’or n’eût pas été sans pouvoir sur ses geôliers, si l’oubli n’est pas la seule
chance de salut qui lui reste ; il fouille le passé, il interroge ses années de bonheur et
de paix. N’a-t-il rien à se reprocher ? n’a-t-il jamais détourné sa vue des malheureux ?
L’indifférence dont il se plaint n’est-elle pas un juste châtiment infligé au dédain
qu’autrefois il a témoigné aux douleurs d’autrui ?
Chacun des
sentiments que j’indique est sculpté dans l’ïambe d’André Chénier avec une admirable
précision. Les vœux qui servent de conclusion à cette pièce, les souhaits de bonheur et de
sérénité que le poète adresse à ses amis oublieux, respirent à la fois la tristesse et la
résignation. C’est à peine si le prisonnier conserve l’espérance d’une liberté lointaine ;
c’est à peine s’il entrevoit la chance d’échapper à la hache qui a déjà tranché tant de
têtes. Pourtant il ne maudit pas ceux qui l’abandonnent ; il ne renonce pas à la vie, si
amère qu’elle soit pour lui, et il leur dit de vivre dans la paix et la sécurité. Les
reverra-t-il jamais ? Qui le sait ? Mais qu’importe ? libre ou prisonnier, réservé à la
mort ou promis à l’air pur des champs, le bonheur de ses anciens compagnons de joie est
encore pour lui une pensée consolante. Près de quitter la terre, séparé du monde des
vivants, il aurait honte de conserver dans son cœur un sentiment d’égoïsme et d’envie ;
seul avec ses espérances défaillantes, il n’est pas jaloux du bonheur de ceux qu’il
attendait, et qui ne sont pas venus. Loin de là, il se console dans la pensée qu’ils
auront encore des jours nombreux et prospères.
L’ïambe adressé aux bourreaux barbouilleurs de lois n’a pas toute la pureté de la pièce
précédente. Ici les développements ne manquent pas, mais ils se pressent confusément, et
les images entassées par le poète n’ont pas toute la valeur qu’elles
pourraient avoir, parce qu’elles manquent d’air pour se déployer
librement. Cette remarque s’applique surtout à la première partie de la pièce ; car dès
que le poète entreprend de prouver que sa plume vaut une épée, sa pensée s’éclaire
rapidement d’un jour abondant, et se dessine avec une grande précision. Son indignation,
qui d’abord défendait aux paroles de s’ordonner, se transforme sans se calmer, et trouve
moyen de s’exprimer clairement. Le moment vient même où l’entassement des images peut être
appelé beauté. Quand le poète s’écrie qu’il ne veut pas mourir sans flétrir, sans percer
de ses flèches, sans pétrir dans la fange les bourreaux qui moissonnent les têtes comme
les épis d’un champ, sans tracer pour la postérité des portraits qui éternisent l’infamie
de ses modèles, personne ne peut songer à lui reprocher la confusion des images qu’il
appelle à son secours. L’apostrophe à la Vertu qui termine cette pièce a droit d’être
placée parmi les plus beaux mouvements de poésie lyrique. Dire à la Vertu :
« Pleure si je meurs avant d’avoir achevé mon œuvre de vengeance, avant d’avoir
châtié selon leurs mérites les bourreaux qui m’ont condamné »
, n’est-ce pas
l’expression sublime de l’orgueil et de la colère ? Le poète sent toute la dignité de sa
mission ; il n’hésite pas à se proclamer l’interprète de la justice, et il recommande sa
vie à la justice, au nom de laquelle il parle. Dans l’exaltation qui le domine, il ne
craint pas de nommer sa
mort un malheur public, et il dit à la
Vertu de pleurer s’il n’a pas le temps d’achever sa tâche. Un pareil orgueil porte en
lui-même son excuse, et se justifie par son évidente sincérité.
Parlerai-je des derniers vers d’André Chénier, de cet ïambe inachevé qu’il murmurait sous
les verrous, et qui semble destiné à compter les minutes qui le séparent du supplice ? Il
y aurait plus que de la puérilité à tenter l’analyse d’un tel monologue. Cependant je ne
crois pas inutile d’appeler l’attention sur la coquetterie empreinte dans cette pièce. On
dirait que le poète essaye de consoler, d’embellir ses derniers moments par la mélodie de
ses plaintes ; il retrouve pour ce chant funèbre une grâce athénienne. Rien de confus ou
d’indécis ; les paroles s’ordonnent avec une merveilleuse précision, et semblent défier le
temps qui va leur échapper.
Entre les odes d’André Chénier il en est deux qui ont acquis une popularité méritée,
l’ode à Charlotte Corday et la Jeune Captive. La dernière
est aujourd’hui dans toutes les mémoires, et résume, pour le plus grand nombre des
lecteurs, tout le talent du poète. Sans partager cette opinion, nous pensons cependant que
nulle part André Chénier n’a montré plus d’élégance et de souplesse, plus d’abondance et
de pureté. L’ode à Fanny malade se distingue aussi par une mélancolie
vraie, par une grâce toute particulière. Le sujet
de cette pièce
est d’une extrême simplicité ; mais le poète a su en tirer un excellent parti. Sa
maîtresse a été malade, et il chante la pâleur de sa maîtresse. Il remercie le ciel
d’avoir respecté la beauté de Fanny, et il célèbre en même temps la pieuse charité qui
appelle sur sa tête la bénédiction des pauvres. Souvent il l’a vue s’attendrir sur la
souffrance et panser les plaies du pauvre ; le ciel, en lui rendant la santé, a voulu,
sans doute, récompenser sa pitié généreuse, et l’encourager dans son œuvre sainte. Le
poète se réjouit de la guérison de Fanny et va même jusqu’à trouver dans la pâleur de sa
maîtresse un charme qu’il préfère à sa beauté première. Puis, par un retour imprévu sur
lui-même, par un mouvement d’égoïsme bien pardonnable assurément, il lui demande de garder
pour lui une part de la pitié qu’elle accorde à la pauvreté souffrante. Puisqu’elle
compatit si tendrement aux douleurs qu’elle n’a pas faites, sera-t-elle moins généreuse
pour les souffrances qui sont nées d’elle seule ? Épuisera-t-elle sur les pauvres toute la
ferveur de son âme, et ne tiendra-t-elle pas en réserve, pour celui qui l’aime et qui la
bénit chaque jour, une compassion plus active et plus dévouée ? Refusera-t-elle de
récompenser, par une fidélité persévérante, une affection sans limites ? À mon avis, la
série des pensées qui se succèdent dans cette pièce est pleine de grâce et de naturel.
Peut-être faut-il regretter que le rythme adopté par André
Chénier, dans l’ode à Fanny malade, n’ait pas une précision suffisante ;
mais ce défaut, qui frappe à une seconde lecture, est à peine aperçu lorsque l’esprit
parcourt pour la première fois les idées exprimées par le poète ; une sympathie rapide et
involontaire ne permet pas de saisir sur-le-champ ce qu’il y a de vague et d’incomplet
dans la forme que l’auteur a choisie ; et si cette ode n’est pas une œuvre accomplie de
tout point, il faut reconnaître cependant qu’elle mérite de sincères éloges, car elle est
d’une grande vérité.
L’ode à Charlotte Corday respire un enthousiasme qui n’a rien de factice.
On sent à chaque strophe que l’auteur, en écrivant, cède à l’irrésistible entraînement de
sa pensée ; qu’avant de se préoccuper de la beauté littéraire de son œuvre, il écoute la
voix d’un devoir impérieux. Il ne chante pas pour chanter ; pour lui, la tâche du poète ne
vient qu’après la tâche du citoyen, et grâce aux sentiments patriotiques dont il est
animé, toutes les paroles qu’il adresse à Charlotte Corday ont une signification précise ;
la rime obéit, mais ne commande jamais. Les souvenirs de la Grèce antique viennent se
fondre fort heureusement dans le portrait de l’héroïne, et se marient à l’histoire
contemporaine d’une façon si naturelle, que l’esprit s’aperçoit à peine de la distance qui
sépare Charlotte Corday d’Harmodius. C’est ainsi seulement qu’il est permis d’associer à
l’histoire moderne les
glorieux épisodes de l’histoire antique ;
pour que les rapprochements ajoutent au relief de la pensée, il faut qu’ils se présentent
d’eux-mêmes et comme attirés par un aimant irrésistible. Mais pour satisfaire à cette
condition impérieuse, il est indispensable que le poète soit familiarisé depuis longtemps
avec les souvenirs qu’il évoque, qu’il ait vécu dans l’intimité des hommes dont il
emprunte le nom, afin d’éclairer sa pensée. Or, ces études préliminaires sont aujourd’hui
trop dédaignées, et lorsqu’il arrive aux poètes contemporains d’associer aux événements
qu’ils célèbrent le souvenir d’un épisode antique, c’est presque toujours avec une espèce
d’ostentation. On dirait qu’ils ont honte de montrer ce qu’ils savent, et qu’ils craignent
de ne pas retrouver l’occasion de mettre leur science en lumière. De là naît souvent une
obscurité volontaire ; ils prodiguent les allusions, suppriment à plaisir les idées
intermédiaires, et mettent le lecteur dans la nécessité de deviner. Pas une strophe de
l’ode à Charlotte Corday ne mérite un pareil reproche. Chénier, en parlant
de la Grèce, parle encore de sa patrie ; et les noms qu’il choisit, pour honorer le
courage viril d’une jeune fille, arrivent sur ses lèvres sans qu’il ait besoin de
feuilleter ses souvenirs. Il est permis de reprocher à quelques parties de cette pièce une
tension voisine de l’emphase ; la jeunesse de l’auteur explique suffisamment ce défaut, et
je crois même qu’il est
difficile de célébrer le dévouement
héroïque de Charlotte Corday sans mériter le même reproche qu’André Chénier. Mais lors
même qu’il serait possible d’éviter l’emphase, l’ode d’André Chénier serait encore une
œuvre digne d’étude ; car elle concilie heureusement la personnalité de la pensée et le
respect des traditions ; elle est naturelle avec un air antique.
Louer la Jeune Captive est une tâche qui paraîtra sans doute bien inutile
aux admirateurs d’André Chénier. Les sentiments exprimés par mademoiselle de Coigny sont
si vrais, et se succèdent dans un ordre si logique ; les images qui servent de vêtement
aux pensées de la jeune captive ont tant de grâce et de pureté, qu’il semble superflu
d’appeler l’attention sur cet ensemble harmonieux ; cependant je crois devoir signaler
dans cette ode si justement populaire un mérite qui jusqu’ici a passé inaperçu. Le germe
de cette pièce, qui défie la louange et qui échappe à toute analyse, tant le poète s’est
identifié avec son personnage, se trouve dans une élégie de Tibulle ; mais quel autre
qu’André Chénier aurait su tirer de ce germe la moisson dorée qui s’appelle la
Jeune Captive ? Avec deux vers de Tibulle, André Chénier a composé une œuvre
dont personne ne voudra ni ne pourra contester l’originalité. C’est là, si je ne m’abuse,
un des secrets du génie. Dérober ainsi que l’a fait l’interprète mélodieux de
mademoiselle de Coigny, ce n’est pas commettre un plagiat ni se parer
d’une richesse étrangère, c’est conquérir, et légitimer sa conquête en la fécondant. Je ne
crois pas qu’il y ait dans notre langue un morceau d’une mélancolie plus touchante, d’une
chasteté plus gracieuse que la Jeune Captive, et pourtant le germe de cette
ode est contenu dans deux vers de Tibulle. Mais la lecture de l’élégie latine, loin de
diminuer mon admiration pour André Chénier, ajoute encore à ma sympathie pour ce génie
heureux et privilégié ; car s’il m’est impossible de méconnaître dans Tibulle l’origine de
l’ode française, je suis forcé en même temps d’avouer qu’il y a entre l’élégie latine et
l’ode française un immense intervalle, et qu’il fallait, pour le combler, une pénétration
et une puissance singulières. Envisagée sous ce point de vue, la Jeune
Captive mérite une étude sérieuse ; car il ne faut pas admirer seulement la
grâce qui respire dans toutes les strophes de cette pièce, mais bien aussi l’habileté
persévérante avec laquelle André Chénier a su développer l’idée à peine indiquée par
Tibulle. La comparaison attentive de l’idée première et de l’œuvre n’entame pas d’une
ligne la valeur de l’ode française, et peut servir à montrer comment les génies originaux
comprennent la lecture des poètes antiques, comment ils choisissent et métamorphosent la
substance dont ils se nourrissent, comment ils
encadrent une
parole oubliée dans leurs impressions personnelles, et trouvent dans le rajeunissement du
passé un caractère indépendant et nouveau.
Les épîtres d’André Chénier inspirent le même regret que ses ïambes ; les quatre que nous
connaissons, et qui sans doute ne sont pas les seules qu’il ait écrites, ont toutes les
qualités du genre, et concilient, avec une heureuse variété, les épanchements familiers et
les retours vers le passé, que le poète ne perd jamais de vue. La première, adressée à
MM. Lebrun et de Brazais, offre un touchant éloge de l’amitié. Quoique plusieurs morceaux
de cette épître rappellent par la forme les maîtres chéris d’André Chénier, la pièce
entière est empreinte d’une sensibilité vraie, et le thème choisi par l’auteur pourra
paraître nouveau à bien des lecteurs ; car André Chénier ne se borne pas à célébrer les
charmes de l’amitié, il insiste avec une conviction éloquente sur les relations étroites
du cœur et de l’intelligence, sur la nécessité d’aimer pour comprendre. L’amitié, telle
qu’il la conçoit, telle qu’il la célèbre, n’est pas seulement une consolation pour la
tristesse, mais une leçon indispensable. Non seulement les affections rendent la vie plus
douce, mais il n’y a pas de poésie possible pour l’homme qui vit sans amis. Celui qui vit
seul, qui renferme toutes ses pensées dans le cercle étroit de sa destinée individuelle,
ne prendra jamais rang parmi les poètes
du premier ordre. Quoi
qu’il fasse, quoi qu’il étudie, les paroles lui manqueront lorsqu’il voudra peindre les
sentiments qu’il n’a pas éprouvés. Il aura beau graver dans sa mémoire les vers consacrés
à l’expression de l’amitié, il n’atteindra jamais à la véritable éloquence ; toutes les
fois qu’il voudra parler d’après sa mémoire, le lecteur devinera que l’homme qui lui parle
n’a jamais eu d’amis. Le thème choisi par André Chénier nous offre donc l’amitié sous une
face toute nouvelle, et peut se résumer en un conseil très significatif : se dévouer pour
peindre le dévouement. Ce précepte poétique est aujourd’hui généralement méconnu. La
plupart des écrivains, prosateurs ou poètes, qui célèbrent le dévouement, consultent les
livres au lieu de consulter leurs souvenirs personnels. Non seulement leur vie est
mauvaise, mais les œuvres qu’ils produisent sont nécessairement incomplètes ; le conseil
d’André Chénier arrive à propos pour leur montrer qu’ils ont tenté l’impossible, et que la
première condition de la véritable éloquence est la sincérité. Parler de l’amitié et vivre
seul avec soi-même, c’est décrire une terre inconnue, c’est bégayer au hasard un idiome
ignoré. Lors même que l’épître adressée à MM. Lebrun et Brazais ne se distinguerait pas
par une rare éloquence, il serait encore sage d’en recommander la lecture aux hommes qui
pratiquent la poésie.
L’épître suivante, où André Chénier raconte sa répugnance pour
la satire, peut passer à bon droit pour une satire excellente. Il paraît que, dans les
dernières années du xviiie
siècle, comme au temps où nous
vivons, les salons étaient peuplés de vanités impatientes, et qu’alors comme aujourd’hui,
nombre de poètes croyaient leur journée perdue s’ils n’avaient recueilli, entre le lever
et le coucher du soleil, les applaudissements d’un auditoire dévoué. Alors comme
aujourd’hui, au lieu de consacrer à l’achèvement d’une œuvre longtemps méditée des veilles
laborieuses, au lieu de ne solliciter les suffrages qu’après les avoir mérités par leur
persévérance, les hommes qui prétendaient vivre pour la gloire ne travaillaient en réalité
que pour la vogue. À toute heure de la journée ils étaient prêts à réciter leurs vers pour
être applaudis. André Chénier, tout en refusant de traiter la satire, ne peut faire
cependant les nombreuses sollicitations qu’il a eu à subir, et il excuse de son mieux la
lenteur volontaire, l’apparente stérilité de son imagination. Il n’improvise pas pour le
plaisir des salons oisifs ; il n’écrit qu’à son heure, et il ne poursuit pas toujours la
même pensée. Il commence à la fois et il mène de front plusieurs compositions. À l’exemple
du statuaire qui ébauche dans la même journée un athlète et un dieu, qui taille tour à
tour dans le marbre le front de Jupiter et la jambe d’Ajax, il va d’un poème à un
autre, d’une ode à une idylle, et songe à se contenter avant
d’espérer les applaudissements. Peut-être ferait-il mieux de concentrer toutes ses
facultés sur une œuvre unique, et de ne pas quitter le poème commencé avant de l’avoir
achevé. Mais quoi ! il n’a pas toujours pour cette première ébauche la même sympathie, la
même ferveur. Il se défie de ses forces, et il n’essaye pas de ramener, par une volonté
violente, son esprit, emporté en d’autres régions. Que d’autres achèvent en une semaine
des poèmes qui seront oubliés le lendemain du jour où ils auront été applaudis ; il ne
partage ni leur impatience, ni leur avide vanité. Il ne lira rien avant d’avoir donné à sa
pensée la forme désirée, avant d’avoir dit ce qu’il veut dire. Il attendra la gloire et se
passera de la vogue. Cette profession de foi n’est pas seulement un acte de modestie ;
car, en présentant son apologie, André Chénier instruit le procès des poètes qu’il n’imite
pas, et chacune des excuses qu’il invoque en sa faveur est un grief articulé contre les
improvisateurs de son temps et du nôtre. J’ai donc eu raison de voir dans cette épître une
satire excellente.
L’épître adressée à M. de Pange, sans mériter la même attention que les deux précédentes,
offre cependant une lecture pleine d’intérêt. Le sujet n’est pas neuf, mais l’auteur a su
le rajeunir, et c’est précisément ce rajeunissement que j’admire. Il chante le bonheur de
l’étude et le bonheur de
l’amour, et certes il n’est guère
possible de choisir une idée plus vieille. Mais il parle de ses livres et de sa maîtresse
avec tant d’élégance et de pureté, il trouve pour les antiques doctrines et pour les yeux
de son amie des couleurs si belles et si harmonieuses, que l’idée paraît nouvelle et vous
charme comme un spectacle inattendu. En quoi consiste la beauté de cette épître ? Comment
l’auteur a-t-il renouvelé une pensée qui a traversé toutes les langues, qui appartient à
tout le monde, et qui semble défier la poésie par sa vulgarité ? Il serait vraiment bien
difficile de le dire. Mais, à mon avis, rien ne marque mieux que cette épître la ligne qui
sépare le vers de la prose ; car chacun des sentiments exprimés dans cette pièce emprunte
à la versification la meilleure partie de sa valeur. Dérangez les mots, et chacun de ces
sentiments deviendra trivial ; lisez les vers d’André Chénier, et vous avez devant vous un
tableau complet. Si la doctrine qui veut estimer les vers en les décomposant, et qui prend
la prose comme terme suprême de comparaison, avait besoin d’une réfutation, si les esprits
les plus étrangers à l’étude de la poésie ne trouvaient pas dans la lecture des vers un
plaisir incontesté, l’épître à M. de Pange démontrerait victorieusement la différence qui
sépare le vers de la prose. Il n’y a pas, dans toute l’histoire de notre langue, un poète
plus concis qu’André Chénier ; personne ne se complaît moins
que
lui dans l’éclat et le nombre des mots ; comment donc expliquer le charme de cette
épître ? Par le choix sévère des expressions, par l’ordonnance heureuse des images. Il y a
dans la forme du vers une vertu singulière, que la critique française du dernier siècle
semble avoir complètement méconnue, qui condense la pensée et lui rend à peu près le même
service que la trempe au fer rouge qu’elle convertit en acier. De même que certaines
figures conviennent au marbre, tandis que d’autres conviennent à la toile, il y a
certaines pensées qui, exprimées en prose, demeurent à peu près sans valeur, et qui,
resserrées dans le moule du vers, étreintes par la rime, acquièrent une beauté, une
précision inattendues. C’est surtout dans les maîtres du premier ordre qu’il faut chercher
la démonstration de cette vérité ; or, je ne crois pas qu’un seul poète de notre langue,
pas même l’auteur d’Athalie, connaisse les ruses et les ressources de la
versification française mieux qu’André Chénier.
D’après les fragments que nous avons, il est difficile de conjecturer ce qu’auraient été
le poème d’Hermès et l’Art d’aimer. Nous savons seulement
qu’André Chénier se proposait de refaire l’œuvre de Lucrèce en empruntant le secours de la
science moderne. Malgré le talent du poète français, malgré la souplesse de son langage et
son ardeur pour l’étude, il est permis de douter que cette
entreprise eût été couronnée de succès ; car les récentes divisions de la science, en
soumettant à une analyse plus rigoureuse les différents phénomènes de la nature, ont
singulièrement compliqué la tâche d’un nouveau Lucrèce. Quant à l’Art
d’aimer, c’eût été probablement pour André Chénier l’occasion d’une lutte
victorieuse avec Ovide. Le poème de l’Invention, qui nous est parvenu tout
entier, offre l’alliance heureuse de l’imagination et de la raison. Rarement est-il arrivé
à la langue française de parler plus nettement et en termes plus coloriés des devoirs de
la poésie. Chacune des idées exprimées par André Chénier a le double mérite d’être vraie,
d’être applicable, et de se présenter sous une forme vivante. Parfois la déduction de la
pensée est brusquement interrompue par un élan du poète vers l’avenir glorieux qu’il a
rêvé ; mais il n’y a pas une de ces interruptions qui ne tourne au profit du lecteur, car
l’auteur descend des cimes de son ambitieuse espérance, plus libre, plus sûr de sa pensée,
plus habile à traduire ce qu’il veut, à formuler les lois qu’il a découvertes en
feuilletant studieusement les monuments de l’art antique. Malgré sa prédilection avouée
pour la poésie grecque, il s’en faut de beaucoup qu’il circonscrive les devoirs de
l’imagination moderne dans l’imitation de Sophocle et d’Homère. Loin de là ; personne n’a
jamais distingué l’invention et l’imitation plus franchement qu’André Chénier ; personne
n’a senti
plus vivement en quoi la liberté diffère de la
servitude. Pour marquer comment il comprend l’étude d’Homère et de Virgile, il affirme
qu’Homère et Virgile, s’ils fussent nés de nos jours, n’auraient écrit ni
l’Iliade, ni l’Énéide. La seule manière de marcher sur
leurs traces, de lutter avec eux, est donc de faire ce qu’ils auraient fait, en
s’inspirant du génie qui anime leurs ouvrages. Certes un pareil conseil n’a rien de commun
avec l’enseignement universitaire, car il ouvre une large voie à toutes les tentatives de
l’intelligence, et les déclare d’avance légitimes, pourvu qu’elles demeurent fidèles aux
lois éternelles de la beauté.
Entre les idylles d’André Chénier, il en est trois qui méritent une égale admiration, le
Mendiant, la Liberté et l’Aveugle. Le
charme de ces trois pièces est si étroitement uni à l’élégance continue de l’expression,
que l’analyse, en essayant de les faire comprendre, s’exposerait à les obscurcir. Cette
remarque s’applique surtout au Mendiant et à l’Aveugle.
Quant au dialogue sur la Liberté, outre le mérite d’expression qui le
caractérise aussi bien que les deux autres pièces, il possède un mérite moins évident au
premier aspect, mais, à mon avis, beaucoup plus précieux, je veux parler de l’enchaînement
des idées. Le dialogue des deux bergers se compose de phrases courtes et vives ; mais
chacune de ces phrases porte coup. Le poète a trouvé moyen de rajeunir l’éternelle
opposition
de l’espérance dans la liberté, et du désespoir dans
la servitude. Il a montré, avec une délicatesse ingénieuse, comment la souffrance engendre
l’injustice, combien la générosité est facile au bonheur. Il n’y a pas une des reparties
placées dans la bouche du berger esclave ou du berger libre qui ne renferme une leçon
pleine de sagesse. L’idylle ainsi comprise, malgré la distance qui sépare la vie pastorale
de la vie moderne, n’a rien de factice ni de puéril ; car les pensées exprimées par le
poète s’adressent à tous les âges de la biographie humaine. De la région sereine où il
s’est placé, il domine toutes les passions, tous les intérêts de la vie actuelle ; et,
tout entiers au plaisir de l’écouter, c’est à peine si nous prenons la peine de demander
le nom des interlocuteurs qu’il a choisis pour interprètes. Les idylles du
Mendiant et de l’Aveugle sont appelées à un succès plus
général que l’idylle de la Liberté. Jamais notre langue ne s’est montrée
plus mélodieuse et plus riche que dans les périodes qu’André Chénier prête à Homère.
Cependant je crois que l’idylle sur la Liberté révèle chez le poète une
plus grande maturité de pensée.
Les élégies consacrées aux joies et aux souffrances de l’amour semblent dérobées tantôt à
Properce, plus souvent encore à Tibulle. À parler franchement, l’amour, tel que nous le
comprenons aujourd’hui, tel que nous le voyons, non seulement dans les romans et au
théâtre, mais dans la vie
réelle, paraît à peine dans les élégies
d’André Chénier. Le poète admire et célèbre la beauté de sa maîtresse ; il lui arrive de
redouter l’infidélité, de pleurer l’absence ; mais ses doutes sont les doutes de
l’orgueil, et ses pleurs ne s’adressent qu’au plaisir. Rien chez lui ne témoigne
l’exaltation et le dévouement qui semblent inséparables de l’amour. Cette manière de
comprendre les femmes appartient précisément à l’élégie latine. Properce et Tibulle ne
voient dans leurs maîtresses que le plaisir et la beauté ; le dévouement et l’abnégation
n’entrent pour rien dans les joies ou dans les souffrances qu’ils expriment. Mais ce qui
était naturel et nécessaire sous l’empire du polythéisme nous semble singulier chez un
poète né dans la seconde moitié du xviiie
siècle. À cette
époque, il est vrai, le sentiment religieux était peu développé ; le scepticisme, qui
avait envahi la société française, ne permettait guère à la passion de s’élever jusqu’à
l’extase. Aussi n’est-ce pas l’absence du sentiment religieux qui nous étonne dans les
élégies d’André Chénier, mais bien la sincérité de son paganisme. Jamais il ne lui arrive
d’associer l’idée de sa maîtresse à l’idée d’une vie future : cet oubli s’explique
naturellement par le milieu où vivait le poète. Mais jamais, non plus, il ne raille les
croyances qu’il ne partage pas ; et, par cette modération, il se détache de son siècle. Il
chante la beauté de sa maîtresse et le plaisir qu’il goûte
dans
ses bras ; mais il parle du plaisir et de la beauté comme un païen, et son vers respire
une admiration si sincère, une joie si naïve, que son amour, si incomplet qu’il soit, a
quelque chose de sérieux. La jeunesse d’André Chénier ne suffit pas à expliquer le
caractère païen de ses élégies ; car, de vingt à trente ans, il avait eu sans doute
l’occasion de connaître l’amour autrement que par le plaisir. Je crois plutôt que sa
prédilection pour l’art antique transformait à son insu les impressions qu’il avait
éprouvées. Il ne trouvait ni dans Properce ni dans Tibulle l’expression de l’amour
sincère ; et, par respect pour ses modèles, il se bornait à chanter le plaisir. Mais cette
soumission touchait à son terme. Maître absolu de la langue qu’il avait étudiée avec une
patience monastique, André Chénier, s’il eût vécu plus longtemps, aurait trouvé pour
l’amour une expression supérieure à l’expression païenne. Cependant ses élégies, telles
qu’elles sont, vouées tout entières au plaisir et à la beauté, sont un excellent sujet
d’étude, car elles offrent aux poètes de notre temps le modèle accompli de la précision
dans l’abondance.
De tous les ouvrages de Prévost, un seul est demeuré en possession de la sympathie
publique, Manon Lescaut, et c’est le seul en effet qui ait mérité de
survivre. Il y a dans ce livre un charme puissant qui ne relève précisément ni de
l’invention, ni du style ; car l’invention et le style de Manon Lescaut
sont loin de pouvoir défier les reproches ; mais qui s’explique très bien par la force
même de la vérité. Les sentiments qui animent ce livre, et qui circulent dans chaque page
comme une sève généreuse, ne sont pas toujours choisis avec un goût très sévère, et
souvent même choquent la délicatesse des esprits les plus indulgents. Mais chacun de ces
sentiments est tellement pris sur le fait, et dessiné avec une franchise si évidente,
qu’il est impossible de s’arrêter à moitié chemin dès qu’on a commencé la lecture de
Manon Lescaut ; chose étonnante, et qui marque
bien la valeur de ce livre ! Quoique le style de Manon Lescaut laisse
beaucoup à désirer, il faut avoir lu plusieurs fois cette histoire touchante pour
apercevoir les taches qui la déparent. C’est là sans doute un mérite singulier, qui ne
réduit pas la critique au silence, qui ne lui défend pas de juger en toute liberté le
chef-d’œuvre de Prévost, mais qui l’affermit dans son respect pour la vérité humaine des
créations littéraires. Bien des livres empreints d’un talent d’écrivain très supérieur à
celui de Prévost seront oubliés avant dix ans, et dans cent ans comme aujourd’hui
Manon Lescaut sera relue avec une vive sympathie par tous ceux qui se
plaisent à étudier le jeu des passions humaines. Le maniement le plus habile du langage
est impuissant à protéger contre le dédain et l’indifférence les œuvres qui cherchent la
pensée dans le choc des mots au lieu de ciseler les mots selon les formes de la pensée ;
les œuvres telles que Manon Lescaut, revêtues du sceau de la vérité,
jouissent d’une longue popularité parmi les classes lettrées et illettrées, malgré la
vulgarité de plusieurs détails, malgré l’incorrection du langage ; et cette popularité n’a
rien d’illégitime, car elle repose sur le fondement même de toute poésie, sur l’analyse et
la peinture des passions humaines. Les caprices de la mode ne peuvent rien sur de telles
œuvres ; le culte exclusif du moyen âge peut succéder au goût de l’antiquité grecque sans
discréditer la valeur de
ces simples récits. Écrite avec une
pureté constante, l’histoire de Manon Lescaut prendrait place parmi les
plus précieux monuments de l’imagination française. Malgré les taches qu’une attention
sévère ne manque pas d’y découvrir, elle doit être proposée comme sujet d’étude à tous
ceux qui ont l’ambition de connaître et de retracer les joies et les angoisses du
cœur.
Pour ceux qui ont pris la peine de feuilleter la biographie de Prévost, il n’est pas
étonnant que Manon Lescaut ait seule conservé la popularité qui accueillit
autrefois Cleveland, le Doyen de Killerine, les Mémoires d’un homme de
qualité, et tant d’autres ouvrages dont le nom n’est aujourd’hui présent qu’à la
mémoire des bibliographes. L’histoire de Guillaume le Conquérant est très justement
oubliée, et malgré l’intérêt qui règne dans Cleveland, dans le Doyen
de Killerine, on ne peut se dissimuler que la lenteur de ces deux récits
s’accorde mal avec l’impatience des lecteurs de notre temps. Si quelque chose a droit
d’exciter notre étonnement, c’est que Prévost ait laissé un chef-d’œuvre ; car les
agitations innombrables de sa vie semblaient le condamner à ne produire que des ouvrages
vulgaires et dignes d’un prompt oubli. Né dans les dernières années du xviie
siècle, et mort en 1763, à l’âge de soixante-six ans, c’est à
peine s’il a eu un jour de repos et de sécurité. Il n’a subi aucune persécution éclatante,
son nom ne se trouve mêlé à aucun événement historique ; mais
la mobilité de ses goûts, l’ardeur de ses passions ne lui ont pas permis de suivre avec
profit les diverses professions qu’il a tour à tour embrassées, et, malgré le nombre
prodigieux de ses ouvrages, il n’a jamais connu le loisir. Il a passé deux fois de l’armée
à l’Église et de l’Église à l’armée ; il a prêché avec succès, est entré dans l’ordre des
bénédictins, a écrit, malgré la tournure romanesque de son imagination, un volume entier
de la Gallia Christiana, un volume dont la composition effrayerait
aujourd’hui bien des hommes qui se donnent pour érudits, pour laborieux ; plus tard,
l’amour de l’indépendance l’a forcé de fuir en Hollande, et, par respect pour les vœux
qu’il avait prononcés, il a refusé d’épouser une femme jeune et belle, attachée à lui par
les liens de la reconnaissance, mais qui n’était pas de la même communion que lui.
De retour dans sa patrie, après un exil de plusieurs années, il a traduit ou abrégé, pour
subvenir aux besoins de chaque jour, les romans de Richardson, l’Histoire de
Cicéron de Middleton ; il a mis en ordre des collections de voyages. Eût-il été
capable de concevoir le plan d’un roman ou d’une comédie dans les proportions adoptées par
les maîtres les plus habiles, il n’eût jamais trouvé le temps de mûrir par la méditation
le germe déposé dans sa pensée par les passions qui
l’avaient
agité, par les ridicules qu’il avait sous les yeux. Toute sa vie s’est consumée dans un
labeur ingrat ; il s’est toujours pris pour un ouvrier, et s’il lui est arrivé de faire
œuvre d’artiste, ç’a été comme à son insu et presque par hasard. Il n’a jamais espéré ni
souhaité les suffrages de la postérité ; et sans doute, en achevant Manon
Lescaut, il ne prévoyait pas la destinée littéraire de ce touchant récit.
L’exercice de son imagination était pour lui un plaisir complet que ne pouvaient troubler
ni les objections de la critique, ni les rigueurs de la fortune. Avant de songer à
contenter le public, il jouissait de son œuvre comme il eût joui de l’œuvre d’autrui.
Habitué à tracer les premières pages de chacun de ses récits, sans savoir comment il le
poursuivrait, encore moins comment il dénouerait l’action qu’il se proposait de nouer, il
se laissait attendrir par le sort de ses héros et trouvait en lui-même le plus
bienveillant des lecteurs. Il est impossible, sans doute, en suivant une pareille méthode,
de construire une œuvre logique, dont toutes les parties soient unies entre elles par une
mutuelle dépendance ; car l’écrivain qui ne prévoit pas ce qu’il va dire, qui trace le
caractère de ses héros sans savoir le rôle qu’il leur assignera, s’impose l’improvisation
comme une nécessité, et, quelle que soit la richesse de ses facultés, se soumet à toutes
les chances de l’improvisation ; quoi qu’il fasse, il ne peut
échapper à l’emploi des moyens vulgaires. Pour triompher des difficultés qui se
multiplient sous ses pas, il est forcé de pousser la tragédie jusqu’au mélodrame, de
violer la vraisemblance, de substituer souvent les aventures au développement des
caractères. Mais parfois aussi son imprévoyance donne à son œuvre une fraîcheur, une
vivacité singulières. Comme son œuvre est pour lui-même une perpétuelle nouveauté, comme
il n’a pas eu le temps de prendre en dégoût le développement de sa pensée, de discuter, de
mettre en doute la valeur des scènes qu’il raconte, s’il est richement doué, il apporte
dans toutes les parties de son récit une ardeur continue qui manque souvent à la
prévoyance. Il s’émeut, il s’amuse, et son esprit gagne en vivacité ce qu’il perd en
logique et en précision.
Les trois personnages principaux du chef-d’œuvre de Prévost sont dessinés avec une vérité
frappante. Les esprits les plus sévères ne peuvent nier la vie qui anime ces trois
figures. Manon, le chevalier des Grieuxa et Tiberge, méritent une admiration d’autant plus grande,
qu’ils excitent notre sympathie sans le secours de la nouveauté. C’est là, certainement,
un mérite bien rare parmi les poètes et les romanciers de nos jours. Il est plus facile de
provoquer l’étonnement par la singularité des personnages et des incidents, que de
produire sur la scène des personnages d’une vérité vulgaire et
d’enchaîner notre attention par une action simple et facile à prévoir. Prévost n’a pas
craint de se décider pour ce dernier parti, et nous devons dire que, dans le cours de son
récit, il est demeuré presque toujours fidèle à son dessein. Le caractère de Manon Lescaut
ferait honneur au poète le plus savant et le plus habile. Prévost n’essaye pas une seule
fois de cacher les souillures et l’avilissement de ce personnage ; il se fie à la seule
puissance de la vérité pour triompher des répugnances que Manon ne manquera pas de
soulever, et il a raison ; car Manon, malgré ses nombreuses souillures, ne laisse pas
languir l’intérêt un seul instant. Il lui arrive d’exciter la colère ; mais au moment même
où elle appelle sur sa conduite le mépris de tous les cœurs généreux, la colère fait place
à la compassion, et le lecteur poursuit, sans se lasser, cette douloureuse lecture. Il
n’entre pas dans ma pensée de comparer le personnage de Manon aux figures idéales de
Juliette, d’Ophélie, et de Desdémone ; Manon, malgré la sincérité de sa tendresse, malgré
la profondeur de ses souffrances, ne peut lutter avec l’élévation et la pureté de ces
poétiques héroïnes ; mais je crois qu’il serait difficile, sinon impossible, de construire
avec le désordre et la débauche un personnage plus animé, plus poétique, plus digne de
sympathie, que Manon. Il y a dans cette adorable fille, que je ne prétends pas justifier,
un fonds de tendresse vraiment inépuisable. Au
milieu de ses
dérèglements, elle ne passe pas un seul jour sans éprouver le besoin d’aimer et d’être
aimée ; et c’est à cette soif inapaisable d’affection qu’il faut rapporter l’intérêt
qu’elle nous inspire.
L’inconstance peut-elle se concilier avec une affection vraie ? La majorité des lecteurs
se prononcera, je n’en doute pas, pour la négative, et, pour ma part, je n’entreprendrai
pas de justifier Manon. Je n’invoquerai pas même en sa faveur la distinction établie
depuis longtemps entre l’inconstance et l’infidélité. Que Manon soit infidèle ou
inconstante, peu importe. Que dans les bras des hommes qui l’achètent elle conserve le
souvenir du chevalier des Grieux, ou qu’elle oublie l’amour dans la débauche, elle
s’avilit, elle se dégrade, et ne peut se réhabiliter que par le repentir. Mais Manon,
avilie et dégradée, avant de se réhabiliter par le repentir, mérite notre compassion par
les douleurs qui châtient chacune de ses fautes. Sans doute elle n’a, pour abandonner
l’homme qu’elle aime, aucune raison que le cœur puisse avouer ; mais, dès qu’elle l’a
quitté, elle est si cruellement et si promptement punie ; dès qu’elle a fui le bonheur
pour chercher le plaisir, elle est si confuse et si désespérée de son égarement, qu’elle
désarme les juges les plus sévères. Pour échapper à la pauvreté, elle se couvre de boue ;
mais chacune des souffrances qui lui sont infligées, en lui montrant tout le prix du
bonheur qu’elle a quitté, toute la profondeur
de l’abîme où elle
est descendue, prépare sa régénération et accroît sa valeur poétique. D’ailleurs il se
rencontre parmi les femmes qui se livrent pour le seul plaisir de se livrer, qui ne
peuvent expliquer leur abandon par aucune vue intéressée, des caractères qui rappellent
celui de Manon. Elles ne s’avilissent pas comme elle, mais elles trompent l’homme qu’elles
aiment, comme si l’inquiétude et la douleur ajoutaient une saveur nouvelle au bonheur
qu’elles espèrent retrouver. Condamnées par leur nature à une perpétuelle mobilité, elles
prennent en dégoût la joie la plus pure, dès que cette joie est uniforme ; elles obéissent
au premier caprice qui les aiguillonne, pour rompre la monotonie de leur bonheur. Elles
vont au-devant des aventures, non dans l’espérance d’une condition meilleure, mais dans
l’unique dessein de varier leur vie, comme s’il n’y avait pour le cœur aucune dignité dans
le repos. Que les moralistes s’élèvent contre l’inconstance désintéressée ; quant à nous,
sans essayer de la justifier, nous la posons comme un fait, et nous en concluons que
Manon, malgré le caractère flétrissant qui s’attache à son infidélité, peut continuer
d’aimer sincèrement le chevalier des Grieux, même après qu’elle l’a quitté.
S’il était possible de révoquer en doute la vérité du fait que nous affirmons, si des
observations nombreuses ne venaient à l’appui de notre témoignage, la sincérité du
repentir de Manon, chaque fois
qu’elle revient à son amant, nous
autoriserait à maintenir notre conclusion. Ce qui prouve, à notre avis, qu’elle a pour le
chevalier des Grieux une affection réelle après comme avant son infidélité, c’est qu’elle
n’essaye pas de jeter un voile sur sa faute, c’est qu’elle ne dit pas une parole pour
détourner le mépris. Elle s’accuse elle-même avec une entière franchise, et se proclame
indigne de l’homme qu’elle a quitté. Elle ne cherche pas à décorer du titre de passion
l’odieux marché qu’elle a signé de son déshonneur ; elle se donne hardiment pour ce
qu’elle est, pour une courtisane. Mais à l’heure même où elle s’avoue coupable et
dégradée, où elle encourage le mépris, elle demande grâce avec une complète sécurité. Elle
a pour le chevalier des Grieux une passion si vraie, si ardente, qui se révèle par des
signes si évidents, qu’elle ne doute pas un seul instant de son pardon. La sécurité de
Manon, après chacune de ses fautes, est, à nos yeux, un des traits les plus remarquables
de son caractère. Si la société au milieu de laquelle nous vivons ne peut, sous peine de
perpétuer le désordre, accorder à toutes les femmes infidèles l’indulgence que Manon
réclame pour ses fautes, les cœurs passionnés, qui ne sont dans la société qu’une
exception, se montrent moins sévères et se laissent désarmer par la franchise. Le mensonge
est, en effet, plus digne de mépris que l’infidélité ; c’est ce que Manon comprend
admirablement. Quand elle revient près du
chevalier des Grieux
après ses honteuses équipées, elle insiste sur l’aveu de sa faute comme sur une preuve
d’estime. Elle espère, elle implore l’affection de son amant, mais elle ne veut pas la
surprendre, et c’est précisément à sa franchise qu’elle doit son triomphe. En voyant la
sévérité avec laquelle Manon flétrit le désordre de sa vie, le chevalier n’a pas le
courage de repousser sa maîtresse infidèle. Si elle tentait de se justifier, il se ferait
un devoir de lui résister ; mais, une fois son orgueil mis à l’aise par l’humilité de la
suppliante, il n’écoute plus que son cœur, et Manon a gagné sa cause. Je pense donc que le
caractère de cette fille, si adorable et si singulière, mérite d’être étudié comme un
modèle de vérité. Quels que soient ses égarements, elle ne manque jamais de fléchir notre
colère par sa tendresse et son ingénuité.
La crédulité du chevalier des Grieux n’a rien qui doive nous étonner, si nous songeons à
l’âge du héros. Comme il aime pour la première fois, comme il n’a jamais été trompé, sa
confiance est très naturelle. S’il avait dix ans de plus, il est probable qu’il se
défierait d’une femme si facilement conquise ; et, quoique la pratique de la vie aboutisse
généralement à cette conclusion, il n’aurait peut-être pas raison d’estimer sa conquête
selon la durée de la défense. Mais à vingt ans un homme qui aime, qui se sent aimé,
accepte son bonheur sans le discuter, et ne perd pas son temps à prévoir
ce que l’avenir lui réserve de douleur ou de joie. Cette confiance
illimitée est assurément un des plus grands charmes du premier amour ; c’est à cette
confiance qu’il faut rapporter la sérénité des âmes qui n’ont connu dans toute leur vie
qu’un seul amour, et dont l’espérance n’a pas été déçue. Mais je n’en conclus pas que tous
les hommes qui aiment pour la seconde fois soient condamnés à la défiance. Malgré la
sévérité des leçons de l’expérience, chaque fois que le cœur se passionne, il retombe sans
peine dans son premier aveuglement. Aussi ne suis-je pas étonné que le chevalier des
Grieux, même après avoir été trompé, persévère dans sa crédulité. Le bonheur est pour lui
un besoin plus impérieux que la clairvoyance, et s’il se croyait obligé d’épier toutes les
démarches de Manon, il n’y aurait plus pour lui de bonheur possible. Goldsmith a dit
quelque part : « Une femme qu’il faut garder ne mérite pas qu’on la
garde. »
Cette pensée me semble pleine de justesse, et peut servir à expliquer
la conduite du chevalier des Grieux. Quand il sait ce que valent les serments de Manon,
quand une cruelle expérience lui a révélé toute la mobilité de sa maîtresse, il peut, sans
manquer la vérité, continuer de se confier en elle ; car dès qu’il se résoudrait à
l’épier, il se résoudrait en même temps à ne plus l’aimer, et il a besoin de l’aimer pour
être heureux. Que sa crédulité amène le sourire sur les lèvres des hommes qui se croient
supérieurs au
danger parce qu’ils se sont réfugiés dans la
solitude, qui se font de l’égoïsme un bouclier contre la perfidie, je le veux bien ; mais
j’ai la certitude que tous les cœurs qui ne conçoivent pas la vie sans affection se
rangeront à mon avis, et trouveront très naturelle la crédulité du chevalier des Grieux.
Pour ébranler sa confiance, pour la déraciner, deux ou trois orages ne suffisent pas.
Jeune, sûr d’être aimé, comment perdrait-il l’espérance de ramener à lui, d’enchaîner sa
maîtresse infidèle ? Pour mieux jouir du présent, il ferme son oreille aux menaces de
l’avenir. Il a ressaisi son bonheur, il le savoure avidement, et comme le doute serait la
ruine de son bonheur, il ne veut pas douter. Que les sages dont le cœur ne bat plus
l’appellent insensé ; mais qu’ils acceptent comme vraie, comme logique, la conduite qu’ils
ne tiendraient pas.
Est-il vrai, comme le répètent à l’envi certains hommes qui invoquent à l’appui de leur
opinion le témoignage de leur expérience, que l’amant fasse un acte de folie en pardonnant
l’infidélité de sa maîtresse ? À ne consulter que l’égoïsme, il n’y a certes pas deux
manières de résoudre cette question. L’homme trompé qui pardonne a tort de pardonner, car
il compromet par son indulgence l’avenir, qui trouverait une sauvegarde dans sa sévérité.
Rendu à la liberté par la trahison, il a tort de renouer une chaîne dont la fragilité lui
est démontrée. Oui, sans doute, en pardonnant il n’agit pas
selon
son intérêt bien entendu ; mais il obéit à un sentiment qui, au premier aspect, semble
exclusivement généreux, et qui, cependant, n’est pas tout à fait exempt d’égoïsme : car il
y a dans le pardon deux points à considérer. L’homme qui consent à garder une femme
infidèle consulte son bonheur personnel presque autant que le bonheur de la suppliante.
Pour ne pas se mettre en quête d’un nouvel amour, il se résigne à oublier le passé, ou du
moins à se conduire comme s’il l’ignorait. Si l’indulgence du chevalier des Grieux pour
l’infidèle Manon n’est pas justifiée par la raison, elle n’est donc pas contraire à la
réalité sociale, car elle n’est pas complètement désintéressée. Si Manon revenait à lui
comme à un pis-aller, si elle cherchait dans ses caresses confiantes l’oubli des
tumultueuses aventures, il ferait plus qu’un acte de folie ; il s’avilirait. Mais, chaque
fois qu’elle le retrouve, elle le salue comme un sauveur, elle se jette dans ses bras en
lui jurant qu’elle n’a jamais aimé que lui, et il croit fermement qu’elle est sincère. En
le fuyant, elle ne fuyait que la pauvreté ; elle ne souhaitait la richesse que pour la
partager avec lui. Quoiqu’il ne puisse souscrire à un pareil souhait, puisqu’il n’ignore
pas à quel prix Manon veut conquérir la richesse, cependant il ne sait pas résister à
cette fille étrange, qui se résout à le tromper pour l’aimer ensuite plus librement. Loin
de trouver dans la franchise de cet aveu le courage
de la
repousser, il sent doubler son amour pour elle. Le pardon qu’il lui accorde n’a donc pour
lui rien d’avilissant. S’il a tort de compter sur une femme qui le quittera dès que la
pauvreté viendra frapper à sa porte, du moins il ne se dégrade pas. Il est faible, il est
aveugle, il pourra se repentir de sa faiblesse et de son aveuglement, mais il n’aura pas à
rougir. Il faut sans doute regretter que Prévost, pour montrer jusqu’où peut aller
l’égarement de la passion, ait prêté à ses deux héros quelques escroqueries.
Toutefois, il ne faut pas oublier que les mœurs du dix-huitième siècle étaient moins
sévères que les nôtres, et que la plupart des hommes n’ont, sur le juste et l’injuste, que
les opinions de leur temps. D’ailleurs le chevalier des Grieux, en trichant au jeu, en
devenant le complice de Manon, en l’aidant à tromper les financiers libertins dont elle
veut saigner la bourse, demeure fidèle au mobile de toute sa vie. Il ne voit de bonheur
que dans la possession de Manon, et il s’avilit pour ne pas la perdre, comme elle
s’avilissait dans l’espérance de le retrouver. Ainsi, tout en reconnaissant que le
chevalier des Grieux, dégradé aux yeux du lecteur, n’inspire plus le même intérêt que le
chevalier des Grieux entraîné vers Manon par une passion irrésistible, nous sommes forcé
d’avouer que Prévost a tiré de la dégradation de son héros un parti merveilleux. Il
insiste si franchement sur les causes qui amènent le chevalier à
violer les lois de la probité, il décrit si bien la pente insensible par laquelle
l’amant de Manon arrive, presque à son insu, au mépris de tous les droits, que son héros,
tout en perdant notre estime, conserve encore notre sympathie. L’auteur, en racontant
cette crise, montre une réserve dont nous devons lui savoir gré. Entraîné par le charme de
son récit ; séduit, comme un lecteur de vingt ans, par la passion insensée dont il suit
les développements, il nous laisse entrevoir plusieurs pensées qui perdraient peut-être
beaucoup en se révélant sous une forme plus précise. Qui sait si le chevalier des Grieux
ne se décide pas à devenir le complice de Manon pour perdre le droit de la mépriser ? Qui
sait s’il ne renonce pas à la probité pour rendre plus facile le retour de l’infidèle ?
Manon reviendrait-elle à lui s’il ne consentait à partager les fautes qu’elle se
reproche ? Prévost n’a pas pris la peine d’affirmer l’existence des sentiments que nous
indiquons. Il a craint sans doute d’affaiblir l’intérêt poétique de son récit en poussant
trop loin l’analyse du cœur de des Grieux. Nous croyons qu’il a bien fait de se fier à la
sagacité du lecteur.
La lutte de Manon et du chevalier suffisait certainement à défrayer le récit de Prévost.
Toutefois, le personnage de Tiberge est une heureuse création. Il faut remonter jusqu’aux
biographies de Plutarque pour trouver le type de cette amitié inébranlable. Tiberge est
placé près de des Grieux
comme le modèle accompli de la vertu.
Conseiller vigilant, il aperçoit le danger, il le signale à son ami, à celui qu’il chérit
comme son enfant ; mais il est indulgent pour les fautes qu’il a prévues. Résolu à sauver
des Grieux, il poursuit sans relâche, sans découragement, cette tâche difficile. Chacun de
ses reproches est accompagné d’un conseil et d’un service. Si des Grieux pouvait être
sauvé, Tiberge le sauverait certainement ; car ce modèle incomparable d’amitié fait des
efforts inouïs pour tirer de l’abîme l’amant de Manon. Mais il manque au chevalier, pour
échapper à sa ruine, un auxiliaire indispensable, la faculté de se gouverner. Il est vrai
que s’il possédait cette faculté précieuse, il abandonnerait Manon dès qu’elle s’avilit ;
et, dès lors, le roman de Prévost deviendrait impossible.
La composition de ce livre a cela de singulier, qu’elle est excellente, et qu’elle paraît
cependant presque fortuite. L’art de l’auteur est tellement voilé, que la prévoyance et la
volonté ne semblent jamais intervenir dans l’invention et l’ordonnance des incidents. Il
règne, dans toutes les pages de cette histoire, un naturel si parfait, une simplicité si
touchante, que l’auteur paraît transcrire ses souvenirs plutôt qu’inventer. Il est
possible en effet que le fond de Manon Lescaut soit vrai, et que Prévost se
soit borné à changer les noms, à transposer quelques détails, dans l’unique dessein de
dérouter la malignité. Mais n’eût-il, en racontant cette histoire,
rempli que le rôle de greffier, il mériterait encore notre admiration par le choix même de
la tâche qu’il s’est imposée ; car, inventée ou trouvée, librement conçue ou fidèlement
transcrite, cette histoire est pleine de charme et de vérité. Les premiers jours que des
Grieux passe près de Manon, sa confiance, sa sécurité, préparent très habilement les
épreuves qu’il doit traverser avant de toucher le fond de l’abîme. Dès les premières
pages, le lecteur pressent que Manon tient dans ses mains la destinée entière de des
Grieux. Elle s’est donnée à lui dès qu’il lui a parlé de son amour, et des Grieux, malgré
la rapidité inespérée de sa victoire, chérit et vénère Manon comme la plus chaste et la
plus pure de toutes les femmes. Il est heureux de la voir, heureux de l’entendre ; il met
aux pieds de sa maîtresse toute sa vie, toute sa volonté. Les caprices de Manon sont pour
lui des commandements ; il obéit sans se demander une seule fois s’il a raison d’obéir.
L’amour ainsi conçu touche de près à la folie, car il paralyse, il anéantit toutes les
facultés. Esclave de Manon, des Grieux ne peut rien faire pour elle ou pour lui-même.
L’oisiveté lui devient un devoir, puisque le travail l’éloignerait de Manon, ou du moins
ne permettrait plus à l’amour de remplir toute sa vie. Oui, sans doute, la passion de des
Grieux est une véritable folie ; mais c’est une folie pleine à la fois de bonheur et
d’angoisses, et Prévost a su la peindre avec une étonnante
vérité.
Les premiers soupçons de des Grieux, confirmés bientôt d’une manière si affligeante,
caractérisent nettement la profondeur du sentiment qui l’unit à Manon. Dès qu’il doute de
la fidélité de sa maîtresse, il cherche à s’étourdir, il essaye de fermer les yeux à
l’évidence. L’amour de Manon est si nécessaire à son bonheur, il reconnaît si bien qu’il
ne peut se passer d’elle, qu’il hésite longtemps à s’éclairer. Elle ne lui dit pas
l’emploi de ses journées, il a de légitimes raisons pour croire qu’elle le trompe, et
cependant une caresse suffit pour le rassurer. Il veut parler, interroger sa maîtresse, un
baiser lui ferme la bouche, et il maudit la jalousie comme une injure faite à son idole ;
s’il pouvait croire que Manon eût deviné son inquiétude, il tomberait à ses genoux pour
implorer son pardon. Lorsque enfin l’évidence triomphe de son irrésolution, lorsqu’il ne
peut plus nier l’infidélité de Manon, il verse des larmes désespérées, mais c’est à peine
s’il trouve la force de maudire sa perfidie. Il songe au bonheur qu’il a perdu, à l’avenir
qu’il se promettait, et quand le premier trouble de sa douleur s’est apaisé dans les
larmes, il ne rêve qu’au moyen de retrouver Manon, de la rappeler, de la reconquérir.
Quand elle revient près de lui, il ne lui permet pas de s’accuser, il lui pardonne sans
vouloir entendre l’aveu de sa faute.
Elle est revenue, que lui
faut-il de plus ? Ne se rendrait-il pas coupable d’ingratitude en rappelant le passé qu’il
n’a pu prévenir ? Désormais il mettra tous ses soins à la retenir près de lui. Elle l’a
quitté pour échapper à la pauvreté ; pour chasser la pauvreté, pour contenter les caprices
de Manon, il ne craindra pas de s’associer à des hommes qu’il méprise. Il commettra pour
elle des actions que sa conscience réprouve ; mais il étouffera les murmures de sa
conscience, pour ne songer qu’à la joie de sa maîtresse ; en la voyant heureuse, il
oubliera ses remords. Prévost ne cherche pas à justifier la conduite du chevalier des
Grieux ; mais si le bonheur pouvait justifier l’avilissement, l’amant de Manon serait pur
à tous les yeux ; car chaque fois qu’il revient près d’elle, il s’applaudit d’avoir bravé
la honte pour retenir sa maîtresse. Cette situation délicate a été, pour Prévost,
l’occasion d’un éclatant triomphe. En nous montrant dans toute sa nudité la dégradation de
son héros, il a trouvé moyen de lui concilier l’indulgence des juges les plus sévères. Des
Grieux s’avilit ; il triche au jeu, mais ce n’est pas pour s’enrichir, c’est pour plaire à
Manon. Que Manon se résigne à la pauvreté, qu’elle renonce à la parure, et des Grieux
abandonnera sans regret sa coupable industrie. Elle a fait de lui un homme sans volonté,
sans probité ; qu’elle dise un mot, et il voudra, il fera le bien, s’il peut lui plaire et
la retenir sans affronter la honte.
Le séjour de des Grieux à Saint-Lazare, et la manière dont il
s’échappe de sa prison, appartiennent, je le sais, au mélodrame plutôt qu’au roman. Mais
je n’ai pas le courage de blâmer le moyen employé par Prévost pour amener les deux amants
au dernier terme de la misère ; car dès que Manon, flétrie par son emprisonnement à
l’hôpital, a perdu toute chance de se réhabiliter aux yeux du monde, l’amour de des Grieux
est soumis à une dernière épreuve plus cruelle que toutes les autres, et dans la peinture
de cette dernière épreuve Prévost a déployé une admirable habileté. Désormais rangée dans
la classe des filles perdues, Manon n’a plus de merci à espérer. Qu’elle commette une
nouvelle faute, et elle sera déportée. L’expérience ne l’a pas instruite, le châtiment
qu’elle a subi ne l’a pas corrigée ; arrêtée par ordre du lieutenant général de police,
elle partira pour la Nouvelle-Orléans, enchaînée sur une charrette au milieu de filles
perdues comme elle. À cette heure suprême, des Grieux n’abandonne pas Manon. Après avoir
vainement essayé d’intéresser en sa faveur son père et le lieutenant général de police, il
se décide à la sauver par la violence, au péril de sa vie. Lâchement trahi par ses
complices, il achète des gardiens de Manon le droit de la suivre, de lui parler, de
pleurer avec elle. Arrivé à la Nouvelle-Orléans, il goûte près de Manon un bonheur calme
et sans mélange. Il oublie tous les plaisirs
de la France, il
oublie sa famille et la richesse qui l’attendait. Il ne regrette rien de ce qu’il a perdu
pour sa maîtresse. Peu à peu le bonheur le ramène au sentiment du devoir. La fidélité de
Manon ne court plus aucun danger ; elle n’a plus sous les yeux le spectacle de la
richesse. Cependant des Grieux désire que son union avec sa maîtresse soit bénie par
l’Église. Il espère que les paroles du prêtre effaceront de sa mémoire jusqu’aux dernières
traces du passé. Il veut régler sa vie et consacrer à Manon le travail de ses journées.
Quand le neveu du gouverneur, protégé par les coutumes arbitraires de la colonie, veut
épouser Manon, des Grieux défend son droit l’épée à la main ; délivré de son adversaire,
il s’enfuit dans le désert avec sa maîtresse, et ne la quitte qu’après avoir recueilli son
dernier soupir et enseveli pieusement ses dépouilles mortelles. Si la première et la
seconde partie de cette histoire sont de nature à blesser le goût des juges sévères, si
les fautes de Manon et l’indulgence empressée de des Grieux, sont parfois racontées avec
une crudité que n’avoue pas la poésie, la dernière partie défie les reproches. On sent à
chaque page que des Grieux, en défendant Manon, défend sa propre vie. Manon morte, des
Grieux n’aura plus aucune raison de vivre. S’il se résigne à demeurer parmi les vivants,
il se réfugiera dans le passé ; inutile à la société, inutile à lui-même, il ne jouera
aucun rôle : il se souviendra.
Le style de Manon Lescaut n’est certainement pas
d’une pureté irréprochable ; il est facile de relever dans les deux cents pages de ce
récit des taches que Prévost connaissait sans doute, et qu’il aurait effacées si le temps
ne lui eût pas manqué pour relire ses ouvrages. Habitué à produire sans relâche, n’ayant
d’autre plaisir, d’autre souci que d’inventer presque chaque jour des épisodes nouveaux,
charmé autant qu’occupé de la peinture et de l’analyse des passions, il n’a jamais eu le
désir ni l’espérance de mettre le style de Manon Lescaut à l’abri des
reproches. Mais le style de cet ouvrage, tel qu’il est, avec les défauts incontestables
qui le déparent, est plein de puissance et d’entraînement. Il est spontané, abondant,
comme la pensée même de l’auteur. Prévost sait rarement d’avance le parti qu’il pourra
tirer de la pensée qui lui arrive ; il traite la parole comme la pensée, avec une
imprévoyance qui passerait pour de la paresse, si chaque page ne démontrait pas que
l’auteur exprime de son mieux l’idée qu’il n’a pas pris le temps de choisir. Nous sommes
loin assurément de recommander l’improvisation comme une méthode littéraire, car
l’improvisation, prise en elle-même, équivaut à la négation de l’art sérieux ; mais nous
sommes forcé de reconnaître que Prévost, une fois en sa vie, a été admirablement servi par
l’improvisation. Le style de Manon Lescaut, malgré ses incorrections, est
d’un naturel
constant, d’une clarté parfaite. Il est vivant,
animé, riche en images, semé de comparaisons heureuses, et n’est jamais attiédi par des
artifices de rhéteur. Il est né avec la pensée, il la suit partout avec une exemplaire
fidélité ; inégal, désordonné comme elle, il ne laisse jamais languir l’attention.
Lorsqu’il lui arrive d’appeler à son secours un rapprochement trivial, il trouve moyen de
racheter, d’expier cette faute par la rapidité du récit. L’esprit blessé n’a pas le temps
d’analyser l’impression qu’il éprouve, et oublie son déplaisir avant d’en avoir pénétré la
cause. À proprement parler, les défauts et les mérites de ce livre n’ont rien de
littéraire. C’est une sorte de confession plutôt qu’une œuvre d’imagination ; c’est avec
le cœur plutôt qu’avec l’esprit qu’il faut le comprendre et le juger. Or, ce livre est
plein d’aveux si pathétiques, si impitoyables, qu’à moins de n’avoir jamais subi l’épreuve
ou le spectacle des passions, il est impossible de ne pas le proclamer souverainement
sincère.
Ceux qui veulent que toute œuvre poétique porte en elle-même un enseignement moral,
demanderont sans doute quelle est la leçon contenue dans Manon Lescaut. Si,
comme nous le pensons, la moralité de la poésie ne consiste pas dans l’expression
explicite, mais bien dans l’expression implicite d’un conseil applicable à la pratique de
la vie, l’histoire de Manon Lescaut est éminemment
morale. Lors même que Prévost n’eût pas pris la peine de placer, tantôt dans la bouche
de Tiberge, tantôt dans celle du chevalier des Grieux, des maximes et des reproches dont
personne ne contestera la valeur ni l’opportunité, l’histoire de Manon et des malheurs
qu’elle inflige à son amant serait encore pleine d’enseignements, et, par conséquent,
pleine de moralité. Les leçons contenues dans ce livre, pour n’être pas exprimées sous la
forme dogmatique, n’en sont pas moins claires ; chacune des tortures subies par l’amant de
Manon parle plus haut que les préceptes de la loi morale déduits avec toute la rigueur du
syllogisme. Qu’est-ce, en effet, que le roman de Prévost ? À quoi se réduit l’idée
génératrice qui anime et gouverne tout le récit ? L’auteur a-t-il voulu célébrer ou
flétrir la passion ? Chacune de ces deux intentions, prise dans un sens absolu, réalisée
jusqu’en ses dernières conséquences, eût été absurde. Célébrer la passion comme supérieure
à tous les conseils de la conscience, la proclamer plus sainte, plus grande que la
réflexion et la volonté, eût été l’œuvre d’une imagination en délire. La flétrir comme
coupable, comme impie, la rayer de la vie comme contraire à l’accomplissement de tous les
devoirs, n’eût pas été une tentative moins folle. Prévost, sans se préoccuper de la
moralité de son roman, a cependant réussi à exprimer une leçon très nette. Le malheur du
chevalier des Grieux commence le jour
où il est forcé de mépriser
Manon. Sa passion ne s’éteint pas dans le mépris ; mais dès qu’il voit dans sa maîtresse
une fille perdue, il n’est plus pour lui-même qu’un objet de colère et de honte. Sa
passion, sans se rebuter, se transforme et se dégrade. Sans le talent singulier de
Prévost, elle cesserait d’être poétique et ne serait plus qu’un vice. Il est impossible
d’imaginer une condition plus misérable que celle de cet enfant, rivé à la honte d’une
courtisane comme un forçat à la chaîne du bagne. Les châtiments infligés à la passion
dégradée du chevalier des Grieux sont trop sévères, trop rudes, pour que son histoire
puisse être accusée d’encourager le vice. Sans avoir prévu les reproches auxquels nous
répondons, Prévost les a réfutés ; car la destinée du chevalier des Grieux ne fera sans
doute envie à personne.
Il y a, dans Manon Lescaut, un mérite indépendant du style, indépendant de
la moralité, le mérite de la mesure. Il n’y a pas un des épisodes de ce livre qui ne soit
utile, ou même nécessaire, au développement des caractères, pas une scène qui ne serve à
dessiner, à expliquer les personnages. Prévost ne s’est pas attribué le droit de franchir
les limites marquées par les besoins de son récit. Doué d’une imagination abondante, il a
toujours su s’arrêter à temps, et s’est interdit tous les moyens qui ne devaient pas
concourir directement à l’expression de sa pensée. Cette mesure, cette
sobriété dans l’invention, est d’autant plus remarquable qu’elle semble ne
pouvoir se concilier avec l’imprévoyance. Le procédé suivi par Prévost exclut généralement
la sobriété. Mais quelle que soit la source de cette sobriété, qu’elle naisse d’un heureux
instinct ou d’une volonté préconçue, nous ne saurions trop la recommander, car elle
devient plus rare de jour en jour. Le public s’habitue à n’estimer la pensée que d’après
ses dimensions géométriques, et les écrivains qui font profession de l’émouvoir ou de
l’amuser encouragent volontiers cette habitude. Grâce à cet échange d’exigence et de
servilité, le nombre et l’étendue des développements ne sont presque jamais en harmonie
avec l’importance de la pensée. L’étude attentive de Manon Lescaut pourra
corriger cette prolixité contagieuse, car la mesure a joué certainement un grand rôle dans
le succès de cet admirable roman.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. X.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VII, ii.]
M. Hugo touche à une heure décisive ; il a maintenant trente-six ans, et voici que
l’autorité de son nom s’affaiblit de plus en plus. À quelle cause faut-il attribuer ce
discrédit ? Est-ce que les forces du poète s’épuisent ? ou bien le public serait-il
ingrat ? Oublierait-il ceux qu’il a couronnés, par caprice, par injustice, par satiété ?
Serait-il condamné à chercher constamment des émotions nouvelles ? En voyant l’inattention
dédaigneuse qui accueille depuis cinq ans les recueils lyriques de M. Hugo, il est
impossible de ne pas poser ces questions, ou plutôt ces questions se posent d’elles-mêmes,
et la critique est forcée de les discuter. Nous savons tout ce qu’on peut dire sur
l’ingratitude de la foule ; mais nous répugnons à penser que l’ingratitude soit la seule
cause du discrédit où M. Hugo est
aujourd’hui tombé. Tout ce
qu’il y a de réel dans le talent du poète est reconnu et proclamé d’une voix unanime ;
ceux même qui n’éprouvent aucune sympathie pour les strophes dorées des
Orientales, pour les descriptions abondantes de Notre-Dame de
Paris, ou pour les splendeurs puériles de Lucrèce Borgia, ne
peuvent contester à M. Hugo une singulière puissance dans le maniement de la langue. Mais
il semble que l’auteur ait besoin d’une lutte acharnée pour exciter l’attention. Depuis
que la lutte a cessé, l’attention languit, et le moment n’est pas éloigné peut-être où
elle s’endormira sans retour. Nous désirons que l’avenir démente nos prophéties, mais nous
croyons sincèrement que nos craintes sont partagées par un grand nombre de lecteurs.
Toutefois, ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler ; il
dépend donc de M. Hugo de réfuter nos craintes en commençant une série d’œuvres
inattendues. Quant aux œuvres qu’il a signées de son nom depuis vingt ans, il faut qu’il
se résigne à les voir disparaître bientôt sous le flot envahissant de l’oubli. Cette
parole est dure, je l’avoue, et pourtant elle exprime sans exagération une pensée à
laquelle se rallient déjà de nombreuses intelligences. D’ailleurs cette parole ne doit pas
être prise dans un sens absolu ; si les œuvres de M. Hugo nous semblent condamnées à un
prochain oubli, le nom de M. Hugo prendra place parmi ceux des plus
hardis, des plus habiles, des plus persévérants novateurs, et certes
cette gloire incomplète n’est pas sans valeur. Lors même que l’auteur des
Orientales s’enfermerait obstinément dans le système littéraire qu’il a
fondé, et soutiendrait que la terre finit à l’horizon de son regard, son passage dans la
littérature contemporaine mériterait cependant d’être signalé, sinon comme une ère de
fécondité, du moins comme une crise salutaire. Quelle que soit la détermination à laquelle
M. Hugo s’arrêtera, qu’il se continue ou qu’il se renouvelle, qu’après avoir étudié toutes
les ressources de l’instrument poétique, il aborde enfin le champ de la vraie poésie, ou
qu’il persiste à épeler des notes innombrables sans écrire une partition, le moment est
venu d’étudier et de caractériser sévèrement les odes, les romans et les drames qui
composent la collection de ses œuvres. L’auteur, malgré sa jeunesse, appartient dès à
présent à l’histoire littéraire. En poursuivant la voie où il est entré, il y a vingt ans,
il n’arrivera jamais à surpasser les œuvres qu’il nous a données ; nous avons la certitude
qu’il a maintenant accompli, dans le cercle de sa pensée primitive, tout ce qu’il pouvait
accomplir. S’il tente une voie nouvelle, s’il se transforme, s’il se régénère, s’il
renonce à l’amour des mots pour l’amour des idées, dans dix ans la critique devra se
prononcer sur un homme que nous ne connaissons pas encore, et qui n’aura de M. Hugo que le
nom.
Les Odes et Ballades embrassent une période de
dix années ; ce recueil, formé de la réunion de trois volumes, publiés en 1822, 1824 et
1826, contient le germe évident de toutes les qualités que l’auteur devait développer plus
tard sous une forme si éclatante. Cependant il se distingue nettement des recueils
suivants, et il offre à la critique un curieux sujet d’étude. Nous laissons à d’autres le
triste plaisir d’opposer les odes royalistes de M. Hugo aux odes démocratiques qu’il a
publiées depuis sept ans. À notre avis, cette contradiction est inévitable dans la vie des
hommes qui écrivent de bonne heure. Sans doute, il vaudrait mieux attendre, pour parler,
l’heure de la maturité et ne pas toucher aux questions politiques avant de les avoir
étudiées ; mais nous préférons l’inconséquence à l’hypocrisie, et nous pardonnerions
difficilement à M. Hugo de plaider aujourd’hui pour des croyances mortes depuis longtemps
dans son cœur. Il a subi la commune destinée ; à mesure qu’il avançait dans la vie, il a
vu se ternir ou s’écrouler les idoles qu’il avait adorées avec ferveur. Il a cru devoir
confesser hautement la ruine de ses premières espérances ; ce n’est pas nous qui blâmerons
sa franchise. Mais il y a dans les Odes et Ballades autre chose à étudier
que les sentiments politiques de l’auteur pendant une période de dix années. Le cinquième
livre des Odes, très imparfait sans doute pour ceux qui le jugent du point
de vue littéraire,
exprime une série d’idées et de sentiments
que M. Hugo semble aujourd’hui avoir complètement oubliés, ou qu’il dédaigne peut-être
comme inutiles à la poésie ; il y a dans ce cinquième livre, dont le ton général se
rapproche plutôt de l’élégie que de l’ode, de sincères espérances, des émotions réelles,
des vœux ardents et partis du cœur. Mais la parole, encore inhabile, inexpérimentée,
traduit confusément les sentiments et les idées que le poète lui confie. Les stances
marchent d’un pas timide ; les strophes osent à peine déployer leurs ailes et rasent d’un
vol boiteux le champ d’où elles sont parties. Aussi faut-il une véritable persévérance
pour démêler dans ce cinquième livre la grâce et la naïveté de l’émotion, la ferveur et la
confiance qui animent le poète.
Mais si la forme est imparfaite, si le vers bégaye, si l’image trébuche, le cœur du moins
joue un rôle réel dans ces modestes élégies. Si nous lui souhaitons un meilleur
interprète, nous sommes heureux en même temps de voir que ces stances ne sont pas
construites avec des mots, et que le poète a vécu et senti avant de parler. Fécondé par
l’étude attentive de la conscience, ce cinquième livre, qui est plutôt un germe qu’un épi
mûr, pouvait s’épanouir en moissons abondantes ; mais il n’a reçu ni soleil, ni rosée, et
le germe a disparu comme s’il n’eût jamais été.
Il n’y a rien à dire des odes royalistes de
M. Hugo, car ces
odes, écrites de seize à vingt-six ans, sont empreintes d’une telle inexpérience, qu’elles
seraient depuis longtemps effacées de toutes les mémoires, si l’auteur, en poursuivant sa
course lyrique, n’eût reporté naturellement l’attention sur ses premiers débuts. Sans être
dépourvues d’intérêt, elles ont plus d’emphase que d’élévation. Les images s’y croisent au
lieu de s’entraider, et le fracas des mots y déguise rarement la ténuité ou le néant de la
pensée. Je n’hésite donc pas à placer les odes que l’auteur appelle politiques fort
au-dessous du cinquième livre, car ces odes n’ont rien d’original, ni de personnel.
Signées d’un nom qui fût demeuré obscur, elles ne mériteraient aucune attention ; signées
du nom de M. Hugo, elles prouvent ce qui était prouvé depuis longtemps, qu’il faut avoir
vécu avant de publier sa pensée, et que les convictions monarchiques, pas plus que les
convictions démocratiques, ne peuvent dispenser du commerce des livres ou des hommes.
Les quinze ballades ajoutées aux trois recueils précédents et publiées pour la première
fois en 1828, marquent dans la carrière de M. Hugo le déplorable passage de la pensée
incomplète à l’abolition de la pensée. La Chasse du Burgrave et la
Passe d’armes du roi Jean dépassent en puérilité, en vacuité, tout ce que
l’imagination la plus dédaigneuse pourrait rêver. Les autres pièces ont
quelquefois l’air de chuchoter une pensée ; mais elles ne tiennent pas
leurs promesses.
Ce que présageaient les Ballades s’est accompli dans les
Orientales avec une rigueur effrayante. Les convictions ignorantes mais
sincères qui circulaient dans les odes politiques, les sentiments confus qui se laissaient
deviner sous le voile brumeux du cinquième livre, ont disparu sans retour, et n’essayent
pas même de lutter contre les préoccupations pittoresques ou musicales qui dominent
l’auteur. Entre la langue des Odes et Ballades et la langue des
Orientales, il y a un abîme. Autant le poète vendéen et le rêveur de
Chérizy sont inhabiles à traduire ce qu’ils veulent ou ce qu’ils sentent, autant le poète
des Orientales est sûr de sa parole. Il dit tout ce qu’il veut, mais je
dois ajouter qu’il n’a rien à dire. Tout entier aux évolutions de ses strophes, occupé à
les discipliner, à les faire marcher sur deux, sur trois rangs de profondeur, à les
dédoubler, à les diviser en colonnes, il n’a pas le loisir de se demander si ces rangs
dorés qui éclatent au soleil sont prêts pour la guerre ou pour la parade. Fier de leur
docilité, il les contemple d’un œil joyeux, il les couve de son regard, et oublie, dans ce
puéril plaisir, la première, la plus impérieuse de toutes les lois qui président à la
poésie. Il chante pour chanter, il vocalise, il prodigue les notes graves et les notes
aiguës, de minute en minute il change d’octave,
et il méconnaît
la substance même de la poésie ; il oublie de sentir et de penser. Chez lui, cet oubli est
volontaire et se formule en système. Émerveillé de la ductilité qu’il sait donner à sa
parole, il arrive bientôt à croire que la poésie peut se passer d’idées et de sentiments ;
et je suis forcé de reconnaître que cette croyance singulière est devenue contagieuse. Les
Orientales ont paru longtemps aux disciples de M. Hugo le triomphe le
plus complet que la poésie pût obtenir. Sans méconnaître la richesse et l’éclat de ce
recueil, nous pensons que la poésie proprement dite, la poésie vraie, ne joue aucun rôle
dans les Orientales ; car la poésie qui ne s’adresse ni au cœur, ni à
l’intelligence, qui n’excite aucune sympathie, qui n’éveille aucune méditation, ne mérite
pas le nom de poésie, et n’est qu’un jeu d’enfant. Or il n’y a pas une page dans les
Orientales qui émeuve ou qui instruise, pas une page qui témoigne que
l’auteur ait senti ou pensé, qu’il ait vécu de la vie commune, qu’il fasse partie d’une
famille, d’un État, qu’il soit capable de joie ou de tristesse, qu’il ait pleuré sur
l’isolement ou l’abandon, ou qu’il connaisse le bonheur des intimes épanchements. Les
strophes reluisent et se déroulent avec une agilité merveilleuse ; mais le plaisir de
cette lecture est un plaisir stérile et ne laisse aucune trace dans la mémoire : en
admirant le versificateur, nous cherchons le poète.
Si M. Hugo, instruit par l’expérience,
mécontent de n’être pas
compris, se fût proposé l’assouplissement de la strophe comme un moyen et non comme un
but ; s’il eût multiplié les formes poétiques dans l’intention de donner à sa pensée plus
de grâce ou de légèreté, nous serions le premier à le féliciter de cette résolution. Mais
il est évident que dans les Orientales la strophe est tout et la pensée
rien. L’auteur bâtit des moules innombrables, et quand ces moules sont bâtis, il y verse
le métal ardent pour le seul plaisir de le voir couler. Qu’arrive-t-il ? le métal se
refroidit et se fige ; mais le bronze en se figeant n’est pas devenu statue.
M. Hugo professe pour la rime un respect religieux, et nous croyons qu’il a raison, car
la prosodie de notre langue est trop vague et trop incertaine pour suffire à la mélodie du
vers français ; mais M. Hugo se laisse emporter par le respect de la rime bien au-delà de
la vérité, car il attribue évidemment à la rime la faculté d’engendrer la pensée.
L’analogie ou l’identité de désinence lui suggère les plus étranges caprices ; les pensées
qu’il énonce ressemblent à une perpétuelle gageure, mais n’ont rien à démêler avec
l’intelligence. On dirait que l’auteur n’a d’autre dessein que d’étonner, et qu’il appelle
à son aide, pour réaliser ce dessein, l’alliance des idées les plus contraires. La rime
ainsi comprise soumet la pensée à toutes les chances de la loterie ; et pourtant c’est la
rime seule qui a rempli les moules que M. Hugo avait bâtis
pour
les strophes des Orientales. C’est la rime qui a convoqué des points les
plus éloignés et réuni dans une étreinte inattendue des idées qui ne s’étaient jamais
rencontrées. Si M. Hugo s’est proposé l’étonnement, comme terme suprême de la poésie, il a
pleinement réussi, et les Orientales ont réalisé sa volonté. Mais nous
croyons que la poésie, soit qu’elle puise aux sources de l’Orient, soit qu’elle cherche
dans l’histoire des nations occidentales le thème de ses chants, est obligée de tenir
compte du cœur et de l’intelligence ; aussi les Orientales sont-elles pour
nous un solfège et rien de plus. Nous voyons dans ce recueil un livre utile à consulter
pour tout ce qui regarde la partie extérieure de la poésie, et, sous ce rapport, nous ne
saurions trop le recommander ; mais la partie intérieure de la poésie, la partie la plus
sérieuse et la plus difficile, celle qui relève de la conscience, de la réflexion, n’a
rien de commun avec les Orientales. Entre les quarante pièces de ce
recueil, il n’y en a pas une qui soit inspirée par le cœur ou par la pensée, pas une qui
soit poétique dans le sens le plus élevé du mot. Toutefois il a fallu un talent singulier
pour écrire quatre mille vers où le cœur et l’intelligence ne jouent aucun rôle, et je
comprends que M. Hugo s’admire et s’applaudisse dans les Orientales ; car
il voulait éblouir, et ses vœux sont comblés.
Si la rime a livré les Orientales à toutes les
chances de la loterie, la doctrine de l’auteur sur la valeur des images n’est pas non
plus étrangère à ce malheur. Éclairé par la lecture des poètes lyriques, M. Hugo a compris
que les images, pour venir en aide à la pensée, doivent obéir aux lois de l’analogie. Il
avait méconnu cette vérité en écrivant ses odes politiques ; mais la pratique de la
versification ne pouvait manquer de la lui révéler, lors même qu’il n’eût pas consulté les
monuments de la littérature antique. Il a donc respecté fidèlement l’analogie des images
en construisant les strophes des Orientales. Mais il s’est bientôt exagéré
la valeur de l’analogie, comme il s’était exagéré la valeur de la rime. Au lieu de voir
dans l’image le vêtement de la pensée, il a fait de l’image quelque chose d’égoïste et
d’indépendant ; il a suivi l’exemple des statuaires qui ordonnent capricieusement les plis
d’une draperie sans tenir compte du nu que la draperie doit traduire en le couvrant.
J’avoue que M. Hugo, une fois décidé à suivre cette doctrine, a su la mettre en œuvre avec
une rare habileté. Si les images prodiguées dans les Orientales ne servent
de vêtement à aucune idée, elles sont d’une richesse éclatante, et l’auteur ne leur donne
jamais congé avant de les avoir présentées sous les faces les plus variées. À mon avis, il
se méprend complètement sur la valeur et le rôle des images ; mais il tire parti de son
erreur avec une prodigieuse adresse, et je conçois sans peine que son exemple
ait trouvé de nombreux imitateurs. Le succès n’absout pas l’erreur. Si
l’image pouvait avoir par elle-même une valeur indépendante, il faudrait rayer de la
mémoire humaine toutes les lois de la pensée, toutes les lois de la parole. Les premiers
écrivains de la Grèce, de l’Italie et de la France auraient ignoré les éléments du style
poétique, et l’admiration unanime qui les a couronnés serait une admiration ignorante ;
mais la doctrine de M. Hugo ne résiste pas à l’examen. Il est évident que l’image doit
obéir à la pensée, lui servir d’ornement et de parure, et qu’elle n’a par elle-même aucune
valeur indépendante.
L’application de la doctrine que nous combattons est empreinte à chaque page des
Orientales, aussi bien que la théorie de la rime féconde ; or, l’égoïsme
de l’image et la fécondité de la rime ne pouvaient engendrer qu’une série de tableaux
capricieux, sans relation logique, sans enchaînement, et tel est en effet le caractère
général des Orientales. Non seulement les récits qui veulent être
dramatiques se nouent et se dénouent sans acteurs ; mais le paysage même où figurent ces
acteurs sans âme est un paysage impossible.
Dans les Feuilles d’automne, M. Hugo a voulu réhabiliter la pensée et
réduire le vocabulaire au seul rôle qui lui appartienne, à l’obéissance ; mais il n’était
plus temps. Les sentiments naïfs et vrais qui respirent dans le cinquième livre des
Odes,
étouffés sous le branchage touffu d’une
langue ambitieuse, n’avaient pu ni se développer, ni se transformer ; l’amant, devenu
père, cherchait en vain au fond de son âme les joies et les espérances qu’il avait
chantées. Les Feuilles d’automne sont une noble tentative, mais une
tentative avortée. Cependant je n’hésite pas à déclarer ce recueil supérieur à toutes les
œuvres lyriques de M. Hugo. Quoique l’auteur n’ait réalisé qu’à moitié le dessein qu’il
avait conçu, quoiqu’il n’ait pu réhabiliter la pensée selon son espérance et ramener la
langue à la docilité, il y a dans le caractère général des Feuilles
d’automne un aveu honorable que nous devons enregistrer. M. Hugo, malgré le
succès éclatant des Orientales, a senti qu’il y a, au-delà de la poésie
extérieure, une poésie moins éclatante, mais d’une beauté plus sérieuse, et il s’est
proposé d’atteindre le but qu’il avait entrevu. À notre avis, il est demeuré bien loin de
ce but glorieux ; mais la justice nous commande de louer son courage et son espérance.
Le cercle parcouru par l’auteur des Feuilles d’automne embrasse un immense
horizon ; car le poète ne se propose rien moins que de chanter les joies de la famille et
d’enseigner à l’humanité les devoirs qui la régissent et la destination qui lui est
assignée. Si jamais sujet fut vaste et capable d’emporter la pensée dans les plus hautes
régions, à coup sûr c’est le sujet des Feuilles d’automne.
Pourquoi donc M. Hugo est-il demeuré au-dessous de la tâche qu’il avait
choisie ? Pourquoi les joies de la famille et la destination providentielle de l’humanité
ne trouvent-elles, dans les Feuilles d’automne, qu’un écho confus et à
peine saisissable ? Pourquoi les pensées que le poète a voulu nous révéler, sont-elles
traduites dans une langue obscure dont nous cherchons vainement la clef ? Il nous semble
que l’achèvement d’un édifice tel que les Orientales ne pouvait demeurer
impuni. M. Hugo venait d’élever un temple à la parole et d’adorer la rime en toute
humilité ; il venait de s’agenouiller devant l’image égoïste et de rayer la pensée du
livre de la poésie ; il fallait que cette idolâtrie fût châtiée tôt ou tard. Le jour où il
a voulu écrire les Feuilles d’automne et chanter les joies de la famille et
le but assigné à l’humanité, le châtiment a commencé. Vainement il essayait d’interroger
son cœur, son cœur refusait de répondre, et sa bouche, prodigue de paroles, imposait
silence à sa pensée engourdie. C’est là, certes, un enseignement qui mérite d’être médité.
Le germe caché dans le cinquième livre des Odes n’avait pu être deviné que
par un petit nombre de lecteurs. Mais il était permis d’espérer que ce germe se
développerait et arriverait à maturité. L’heure de la maturité est venue, et le germe
avait disparu. La composition des Orientales avait imposé à M. Hugo des
habitudes désormais
invincibles ; le culte exclusif du
vocabulaire avait altéré sans retour la pensée du poète, et l’avait détournée de la vie
commune : lorsqu’il a tenté de rentrer dans la famille humaine qu’il avait abandonnée,
lorsqu’il a revendiqué son droit de cité parmi les idées qu’il avait désertées, il a
trouvé toutes les portes fermées, et c’est à peine s’il a pu entrevoir les hôtes parmi
lesquels il voulait être admis. Les idées refusant de l’accueillir, il est retourné parmi
les mots.
Et pourtant, je préfère les Feuilles d’automne à tous les recueils
lyriques de M. Hugo. Ma préférence est facile à expliquer. Si l’auteur, en effet, a été
vaincu dans la lutte qu’il avait engagée, sa défaite n’a pas été sans gloire. S’il n’a pas
dit ce qu’il voulait dire, ou plutôt si sa parole trop prompte a souvent étouffé, sous son
bruyant murmure, les premiers vagissements de sa pensée, nous devons lui tenir compte du
vœu qu’il avait formé, de l’espérance qu’il avait conçue. Venues après le cinquième livre
des Odes, les Feuilles d’automne seraient une énigme
impénétrable ; l’esprit se refuserait à comprendre comment le rêveur adolescent, parvenu à
la virilité, a sitôt perdu la mémoire de ses premières espérances, comment il a sitôt
abandonné le monde de la conscience pour le monde des yeux ; mais les
Orientales, placées entre le cinquième livre des Odes et
les Feuilles d’automne, répondent à tous les doutes, et nous
expliquent nettement les angoisses intellectuelles de M. Hugo. Si quelque
chose nous étonne encore dans les Feuilles d’automne, c’est que M. Hugo,
après un si long séjour chez le peuple des mots, ait retrouvé dans son cœur quelques
traces des sentiments qu’il avait oubliés.
La lecture des Feuilles d’automne est féconde en leçons, et projette une
vive lumière sur toutes les œuvres de l’auteur. Après avoir étudié d’un œil attentif ce
recueil lyrique, dont l’intention générale est si vraie, dont l’exécution est demeurée si
incomplète, il est facile de comprendre pourquoi les romans et les drames de M. Hugo
offrent des personnages si singuliers. Puisque l’auteur des Feuilles
d’automne a si mal réussi dans l’analyse de ses propres sentiments, nous n’avons
pas le droit de nous étonner qu’il ait échoué, lorsqu’il a tenté d’inventer des hommes, de
ranimer les cendres de l’histoire. Lorsqu’il écrivait les Feuilles
d’automne, il avait en lui-même le modèle qu’il voulait copier ; il n’avait à
interroger que sa conscience pour traiter complètement le sujet qu’il avait choisi ; et
pourtant, c’est à peine s’il a esquissé le tableau qu’il avait entrepris ; c’est à peine
s’il nous a montré un coin de l’horizon immense qu’il nous annonçait. Se connaissant si
mal lui-même, comment connaîtrait-il les autres hommes ? Impuissant à recueillir les
révélations de sa conscience, comment deviendrait-il l’écho du passé ? De toutes les
formes de la poésie, s’il en est une qui doive atteindre
facilement à la vérité, c’est à coup sûr la forme lyrique, car le poète qui écrit une ode,
une élégie, trouve en lui-même, en lui seul, tous les éléments de son œuvre. Qu’il célèbre
la gloire de son pays, une bataille gagnée, ou la chute d’une dynastie parjure, il ne
prend conseil que de son émotion ; il a sous les yeux le modèle qu’il se propose de
reproduire. Nulle forme poétique n’est donc plus voisine de la vérité que la forme
lyrique. Eh bien, dans les Feuilles d’automne, M. Hugo est demeuré très
loin du modèle idéal qu’il avait accepté. Habitué à peindre la couleur qui éblouit les
yeux, à mêler dans ses strophes l’azur du ciel et l’azur de la mer, la verdure des chênes
centenaires et la verdure des prairies, les sabres damasquinés et les housses brodées d’or
des cavales numides, lorsqu’il a tenté de sonder les mystères de sa conscience et
d’interroger le monde invisible, lorsqu’il a cherché le thème de ses chants dans la région
des idées, le livre qu’il consultait est resté sourd au plus grand nombre de ses
questions ; c’est à peine s’il a pu épeler quelques phrases de ce livre mystérieux qui
n’était pourtant que lui-même. J’ai donc raison d’affirmer que les Feuilles
d’automne expliquent les romans et les drames de Μ. Hugo.
Les Chants du crépuscule expriment un découragement que ne présageaient
pas les Feuilles d’automne. Las de la lutte qu’il a soutenue contre sa
pensée rebelle, le poète retourne à ses puériles habitudes. Il
n’essaye plus de peindre le monde intérieur ; ou s’il lui arrive de nommer une idée, il se
hâte de l’ensevelir dans une draperie de mots innombrables ; et sans retrouver l’éclat des
Orientales, il demeure bien loin de la vérité des Feuilles
d’automne. L’unité manque absolument aux Chants du crépuscule ;
l’auteur avait annoncé un recueil de poésies politiques, ce recueil est encore à naître ;
mais il y a çà et là dans le volume publié en 1835 plusieurs pièces qui appartiennent
évidemment au recueil que nous n’avons pas. Cependant M. Hugo a tenté de rallier à une
pensée unique les éléments contradictoires de ce volume, et d’éclairer d’un jour égal
toutes les parties de ce monument lyrique. Mais il a eu beau faire : l’évidence a été plus
forte que sa volonté, et les Chants du crépuscule ont frappé tous les
lecteurs par leur confusion. La préface et le prélude destinés à expliquer l’intention du
poète n’ont fait qu’épaissir les ténèbres qui enveloppaient toutes les pièces de ce
volume. Pour le juger, il convient d’étudier successivement trois morceaux de nature
diverse qui résument toutes les qualités et tous les défauts du recueil. L’ode dictée
après juillet 1830 démontre clairement que M. Hugo ne comprend pas l’État mieux que la
famille. Il y a dans cette pièce un grand nombre de vers très habilement faits, mais il
est impossible de deviner quelle pensée régit
l’ode entière ;
depuis le commencement jusqu’à la fin, ce n’est qu’un entassement confus d’images sans
signification. Dans ces strophes si abondantes où les mots disciplinés exécutent si bien
toutes les évolutions que le poète leur commande, je n’aperçois aucune sympathie sincère
pour la gloire des armes ou la gloire de la tribune, pour les conquêtes pacifiques ou les
conquêtes militaires, pour le développement de la puissance ou de la liberté. Les regrets
donnés à la dynastie exilée offraient à l’auteur un point de départ naturel. M. Hugo, qui
a chanté les combats de la Vendée, ne devait pas brusquement passer du dévouement
royaliste à l’exaltation démocratique ; mais il a complètement omis cette transition si
nécessaire, il s’est complu capricieusement dans une série de tableaux qui pourraient être
déplacés sans inconvénient. En un mot il a écrit sur les trois journées de juillet une ode
très habile et très insignifiante, pleine de paroles et sans idées. Si toutes les pièces
du recueil politique qu’il nous avait promis devaient ressembler à cette ode, nous sommes
loin de le regretter.
La pièce adressée à M. Louis B. a été généralement admirée pour la richesse et
l’abondance que l’auteur a su y déployer. Sans m’inscrire contre le jugement de la
majorité, je crois devoir cependant énoncer des réserves importantes. Oui, sans doute,
l’homme qui a écrit cette pièce manie la langue avec une puissance singulière, et dispose
à son gré
de la césure, de la rime et de l’image ; il trouve
pour une idée unique des métamorphoses nombreuses, qui attestent chez lui une connaissance
complète du vocabulaire. Mais n’y a-t-il pas parmi les images qu’il emploie un grand
nombre d’images triviales ? Les passions comparées aux passants qui viennent troubler
l’homme pieux dans son asile, la débauche et l’impiété comparées au couteau qui raye le
nom inscrit sur la cloche, peuvent-elles être acceptées comme des figures dignes de la
poésie lyrique ? je ne le pense pas. L’idée première était heureuse, et si M. Hugo n’a pas
le mérite de l’avoir trouvée, s’il l’a empruntée à Schiller, il a du moins fait preuve de
discernement. Mais cette idée, pour devenir vraiment poétique, demandait un ordre de
développements que le poète français ne semble pas même avoir entrevu. Dans cette pièce,
comme dans les Orientales, la rime, que M. Hugo paraît gouverner
souverainement, l’a souvent emporté bien loin de l’idée qu’il poursuivait ; elle a souvent
rapproché, sans raison, des images qui ne s’étaient jamais rencontrées dans le même vers.
Il est facile, en lisant cette pièce, de se convaincre que M. Hugo, pour disposer de la
rime, accepte de son esclave des conditions humiliantes. La rime consent à lui obéir et ne
se laisse jamais appeler deux fois ; mais elle prescrit à M. Hugo d’abandonner sa pensée à
la première sommation. Elle lui obéit ; mais, ce qu’elle veut, il faut que le
poète le veuille à son tour. Dès qu’il l’invoque, elle arrive ; mais elle
chasse l’idée qu’elle devait encadrer. Une pareille autorité ressemble singulièrement à la
servitude ; je pense donc que la pièce adressée à M. Louis B. est loin de mériter
l’admiration qu’elle a excitée. Elle est, je l’avoue, versifiée avec une rare habileté ;
mais cette habileté coûte trop cher à M. Hugo pour que nous puissions la louer sans
restriction. Plus d’élévation et en même temps plus de sobriété, un choix d’images plus
sévère, telles sont les qualités que je voudrais trouver dans cette pièce, et qu’il m’est
impossible d’y découvrir. La rime qui prescrit l’oubli de l’idée n’est pas, quoi qu’on
puisse dire, une rime obéissante, et l’habileté qui mène à de pareilles concessions n’est
pas une habileté complète.
L’avant-dernière pièce des Chants du crépuscule, adressée à mademoiselle
Louise B., Que nous avons le doute en nous, mérite les mêmes reproches. Le
sujet choisi par le poète n’est pas traité. Ce qu’il plaît à M. Hugo d’appeler doute
pourrait très bien s’appeler d’un autre nom. Les images que l’auteur appelle à son aide
pour éclairer sa pensée, manquent d’élévation, de sévérité, et font de la douleur qu’il
veut raconter une sorte d’enfantillage. Il est impossible, en parcourant les stances de
cette élégie, de croire que le poète ait réellement éprouvé ce qu’il tente de peindre. Il
y a tant de coquetterie et de caprice dans les comparaisons
qu’il emploie, les mots jouent un si grand rôle, et l’idée un rôle si mince, que le cœur
se refuse à toute sympathie. Cependant le doute, poétiquement compris, est un beau sujet
d’élégie ; mais pour traiter un pareil sujet, il faudrait prendre au sérieux les angoisses
du doute, et surtout il faudrait distinguer clairement les doutes du cœur et les doutes de
l’esprit, car l’incertitude des vérités poursuivies par la science n’est pas une douleur,
mais un noviciat ; tandis que la ruine des croyances que la science ne peut établir sur de
solides fondements, mais dont le cœur a besoin, est un tourment digne de pitié. M. Hugo
semble n’avoir entrevu aucune des conditions du sujet ; il est impossible de démêler, dans
la pièce adressée à mademoiselle Louise B., s’il s’agit de l’incertitude des vérités
scientifiques ou de la ruine des croyances consolantes. À parler franchement, le doute
n’est qu’un prétexte dont M. Hugo se sert pour rimer quelques stances ; il n’y a chez le
poète aucune douleur sincère, aucun regret cuisant, aucun besoin d’épanchement et de
confiance. Le doute vague, indéfini, sur lequel il brode des comparaisons ingénieuses,
mais choisies au hasard, au lieu d’inspirer l’attendrissement, éveille chez le lecteur un
sentiment contraire. On se demande avec dépit s’il est permis de traiter si légèrement une
idée si grave, s’il est permis d’assembler, à propos de la douleur, tant d’images
coquettes et puériles, et l’on arrive à
croire que M. Hugo ne
regrette aucune croyance, que toute croyance lui est inutile ou indifférente, qu’il chante
pour chanter, sans avoir à nous révéler aucune douleur sincère. Déplorable conclusion que
je voudrais pouvoir effacer, mais dont l’évidence me paraît irrécusable ! Voilà pourtant
où mènent l’amour et le culte des mots.
Les Voix intérieures, publiées l’année dernière, ressemblent à un arrêt
prononcé par M. Hugo contre lui-même. Ce recueil, en effet, envisagé littérairement, est
certes supérieur aux Chants du crépuscule. S’il ne se recommande pas au
lecteur par une parfaite unité, du moins il ne révèle pas la même indécision, la même
hésitation intellectuelle que les Chants du crépuscule. Mais nous devons le
dire, et sans doute M. Hugo le sait mieux que personne, les Voix
intérieures sont bien loin des Feuilles d’automne sous le rapport
de la vérité humaine, et bien loin des Orientales sous le rapport de
l’éclat lyrique. Deux sentiments dominent et remplissent ce recueil : l’orgueil et la
colère. Assurément il eût été possible de trouver dans l’orgueil et la colère des
inspirations sérieuses : mais à quelles conditions ? Ne fallait-il pas que l’orgueil fût
légitime, et la colère dirigée contre un ennemi réel ? Or, sur quoi se fonde l’orgueil de
M. Hugo ? à qui s’adresse sa colère ? M. Hugo s’admire, et se plaint de n’être pas admiré
comme il voudrait l’être ; il accuse de jalousie et de perversité les esprits sincères qui
se
permettent de l’avertir lorsqu’il s’égare. Si M. Hugo se
contentait d’applaudir de ses propres mains le talent qu’il a montré, nous pourrions nous
contenter de sourire à ce puéril délassement ; mais son orgueil, tel qu’il l’avoue, tel
qu’il l’affirme dans les Voix intérieures, mérite une réprimande sévère ;
car il n’exige pas moins que l’adoration ; il prétend à l’omniscience, et voit dans toutes
les admirations paresseuses ou rebelles l’ignorance ou l’impiété. Arrivé à ces cimes
terribles que le regard peut à peine mesurer, M. Hugo devait rencontrer le vertige, et il
l’a rencontré. C’est le vertige qui a dicté l’ode à Olympio, c’est le
vertige qui a épelé toutes les strophes insensées de cet hymne idolâtre ; c’est lui qui a
fait de M. Hugo deux personnes, dont l’une s’agenouille devant l’autre : un prêtre qui
brûle l’encens, un dieu qui le respire. Pour ceux qui étudient d’un œil attentif les
maladies de l’âme humaine, c’est là sans doute un curieux, un attendrissant spectacle ;
mais en présence d’une pareille métamorphose, en présence de cet homme dieu et prêtre tout
à la fois, la critique n’a pas d’arrêt à prononcer, car le malade s’est jugé lui-même.
Sans doute, avant de se diviniser, avant de placer son génie sur l’autel et de
s’agenouiller devant lui, il a cruellement souffert ; avant de s’avouer l’insuffisance de
la gloire humaine et de briser la couronne que la foule avait placée sur sa tête, il a dû
lutter avec de terribles visions. Le jour où il s’est
cru dieu,
il avait épuisé toutes les angoisses de l’orgueil blessé, et il s’est décerné la divinité
comme un baume destiné à fermer toutes ses plaies. Le poète qui se résout à l’apothéose,
qui se réfugie dans la divinité, ne relève pas de la critique, qui le plaint sans le
juger.
Et pourtant la colère de M. Hugo ne connaît d’autre ennemi que la critique ; c’est à cet
ennemi seul qu’elle adresse toutes ses invectives, c’est contre lui qu’elle lance ces
apostrophes véhémentes qui voudraient exprimer le mépris et qui ne peignent que l’orgueil
saignant. Si jamais colère fut injuste et insensée, c’est la colère de M. Hugo ; si jamais
invectives furent imméritées, c’est à coup sûr les invectives que M. Hugo adresse à la
critique. Jamais poète, en effet, n’a été traité par la critique avec plus de révérence et
de ménagements. Si l’on veut bien oublier les premières années de sa carrière, et certes à
cette époque il n’était pas encore digne de soulever une discussion sérieuse, on sera
forcé de reconnaître que depuis dix ans, c’est-à-dire depuis qu’il a trouvé pour sa pensée
un docile interprète, M. Hugo a rencontré pour chacune de ses œuvres une attention
unanime, un auditoire courageux, désintéressé, clairvoyant, tel enfin que pourrait le
souhaiter le plus beau génie. Il s’est fait autour de chacune de ses œuvres un grand
silence, puis un grand bruit ; la multitude a écouté, dans un recueillement respectueux,
puis, après avoir
entendu, elle a battu des mains ou protesté
par ses clameurs contre la valeur des paroles qu’elle venait d’entendre. Mais cette
protestation même est un glorieux hommage rendu au poète ; car la multitude ne dédaigne
pas celui qu’elle combat, et bien des poètes, qui ne se plaignent pas, échangeraient,
contre la destinée orageuse de M. Hugo, la destinée silencieuse que leur a faite
l’indifférence. Sans les tempêtes qu’il a traversées, le nom de M. Hugo n’aurait pas eu le
retentissement dont le poète se plaint aujourd’hui avec une ingratitude singulière. S’il
voulait la paix, il devait ne pas quitter la plaine ; il a voulu vivre dans la région où
vivent les aigles, qu’il se résigne aux périls de son ambition.
L’orgueil et la colère ont été, pour M. Hugo, de mauvais conseillers. Malgré sa rare
habileté, le poète n’a pu donner à ses plaintes furieuses, à ses hymnes agenouillés, un
accent capable d’éveiller les sympathies de la multitude. C’est à peine si quelques
oreilles empressées ont recueilli ses hymnes et ses plaintes. Toutefois on aurait tort
d’attribuer cette indifférence à la nature même des sentiments exprimés par M. Hugo, car
chacun de ces sentiments, exprimé avec sincérité, ne manquerait pas d’émouvoir. Mais la
forme que leur a prêtée l’auteur des Voix intérieures est tellement
verbeuse, tellement prolixe, que la sympathie devient impossible. La parole est si
abondante, la pensée si rare, les strophes se précipitent à flots si pressés sur l’idée
qu’elles devraient porter, qu’elles l’engloutissent et la
dérobent au regard. À proprement parler, la poésie, telle qu’elle se révèle dans les
Voix intérieures, est un fleuve sans source et sans rivage. Il n’y a pour
elle aucune raison d’être ou de s’arrêter. Le lit qu’elle se creuse est indéfini, sans
fond et sans limite. Les lignes qu’elle décrit sont tellement capricieuses, tellement
contradictoires, que l’œil le plus persévérant ne peut découvrir d’où elle vient, où elle
va. Quand l’ode furieuse ou plaintive commence à bégayer les sentiments du poète, on
dirait qu’elle achève une phrase commencée depuis longtemps, qu’elle récite la péroraison
d’une harangue dont les premiers points ne sont pas venus jusqu’à nous ; et quand elle
s’arrête, quand elle ferme ses lèvres, nous attendons encore, pour la comprendre, les
paroles qu’elle ne prononcera pas. Cette impression, que je traduis avec une fidélité
scrupuleuse, dépend évidemment de la forme poétique adoptée par M. Hugo. C’est aux
Orientales qu’il faut rapporter l’inattention et l’indifférence qui ont
accueilli les Voix intérieures ; c’est aux strophes amoureuses de leurs
ailes bigarrées qu’il faut demander compte du silence et du dédain infligés à l’orgueil et
à la colère du poète. S’il eût prêté à des sentiments injustes un accent simple et franc,
il eût été réprouvé, mais écouté.
L’opinion que nous exprimons ici sur les œuvres lyriques de M. Hugo, paraîtra sévère à
ses
admirateurs ; cependant il nous semble difficile que la
réflexion ne les amène pas à notre avis ; car personne plus que nous n’est disposé à louer
ce qui est louable dans les œuvres lyriques de M. Hugo. Mais malgré notre prédilection
hautement avouée pour cette partie de ses œuvres, malgré le mérite éminent des odes qu’il
a prodiguées depuis vingt ans, nous ne pouvons fermer nos yeux à l’évidence, et nous
sommes forcé de reconnaître que les plus belles odes de M. Hugo n’ont qu’une beauté
superficielle et incomplète. Le maniement le plus admirable de la parole ne supplée pas et
ne suppléera jamais la sincérité, la profondeur de l’émotion. Or, dans toutes les œuvres
lyriques de M. Hugo, où trouver une page qui respire une émotion sincère ? Le cinquième
livre des Odes semble répondre à la question que nous posons. Mais M. Hugo
consentirait-il à être jugé d’après le cinquième livre des Odes ?
Assurément non. Bien qu’il professe pour toutes ses œuvres un respect religieux, bien
qu’il soit décidé à ne rayer, à n’oublier aucun des vers qu’il a signés de son nom, il
doit sentir, mieux que nous, que le cinquième livre des Odes est plutôt
bégayé que chanté. Les sentiments qui circulent dans ce livre sont des sentiments vrais et
deviendraient facilement poétiques sous la plume d’un artiste consommé ; mais M. Hugo,
lorsqu’il essayait de les traduire, était encore trop inexpérimenté, trop étranger à
toutes les difficultés de la langue,
à toutes les ruses de la
versification, pour exprimer nettement ce qu’il avait dans le cœur. Les vagues espérances,
les mélancoliques rêveries du vallon de Chérizy, confiées au même interprète cinq ans plus
tard, seraient sans doute comptées aujourd’hui parmi les monuments les plus purs de la
poésie française. Ébauchées par une main inhabile, ces rêveries demeurent comme un
enseignement, comme un conseil, et montrent ce que fût devenu M. Hugo, s’il eût acquis la
connaissance complète de l’instrument poétique, avant de chanter ses émotions et ses
pensées. Oui, sans doute, le cinquième livre des Odes mérite d’être
médité ; mais, parmi les admirateurs de M. Hugo, en est-il un seul qui voit dans ces
Odes une série d’œuvres achevées ? je ne le crois pas.
Ainsi, les premières années de l’adolescence de M. Hugo, c’est-à-dire l’espace compris
entre seize et vingt-deux ans, sont représentées d’une façon très incomplète dans ses
œuvres lyriques. Le rêveur et l’amant n’ont trouvé dans l’artiste qu’un écho infidèle.
L’époux et le père ont-ils été plus heureux ? les Feuilles d’automne sont
là pour répondre. Ce recueil nous paraît supérieur à toutes les œuvres lyriques de
M. Hugo ; mais si le style des Feuilles d’automne surpasse en clarté, en
éclat, le style du cinquième livre des Odes, qu’il y a loin de l’émotion
sincère de l’adolescent aux émotions factices du chef de famille ! Amant agité de troubles
sans nombre, face à face avec un avenir incertain, acharné à
la poursuite d’un bonheur qui fuit devant lui, dévoué à des croyances qu’il n’a pas eu le
temps de discuter, M. Hugo, de seize à vingt-deux ans, prend la poésie au sérieux, et
cherche dans l’art des vers plutôt un soulagement qu’une profession. Il ne dit pas
nettement ce qu’il veut dire ; mais du moins il ne parle qu’à son heure, ses vers vont de
son cœur à ses lèvres. Plus tard, en écrivant les Orientales et les
Feuilles d’automne, il a mis son cœur et son imagination au service de sa
parole impérieuse ; il a voulu que l’émotion et la pensée jaillissent du choc des mots
comme la lumière du choc des cailloux. Séduit par le murmure de ses strophes harmonieuses,
il a cru qu’il avait asservi la poésie à ses caprices, et qu’à toute heure, dès qu’il lui
plairait de chanter, il la trouverait docile et empressée comme les cordes d’une harpe.
Applaudi, enivré, il a pris en pitié les hommes qui se donnent la peine de vivre, de
sentir et de penser, qui se résignent à toutes les épreuves de l’étude et de la passion,
avant de s’adresser à la foule. Mais cette erreur, partagée d’abord par de nombreux
disciples, devait avoir un terme, et aujourd’hui les plus fidèles admirateurs de M. Hugo
n’essayent pas de soutenir la vérité humaine et vivante des Orientales et
des Feuilles d’automne. Ils ne répudient pas leur premier enthousiasme, ils
continuent de louer en toute équité la valeur musicale de ces deux
recueils ; mais ils regrettent avec une entière bonne foi que ces deux
magnifiques palais soient inhabités, que l’émotion et la pensée n’animent pas ces chants
mélodieux.
Il était permis de croire que M. Hugo comprenait toute la puérilité de la poésie
exclusivement musicale. La lutte courageuse qu’il avait engagée contre lui-même, en
écrivant les Feuilles d’automne, semblait donner à cette opinion le
caractère d’une vérité démontrée. Pris au dépourvu, lorsqu’il avait voulu célébrer les
joies de la famille, n’était-il pas naturel qu’il rompît brusquement ses habitudes, qu’il
répudiât, avec une abnégation courageuse, la gloire illégitime qui l’avait perdu ? En
passant de la poésie domestique à la poésie politique, ne devait-il pas se résigner à
dépouiller le vieil homme, ou plutôt à recommencer l’apprentissage de la vie humaine,
qu’il avait désapprise ? Oui, sans doute, il devait, mais il n’a pas voulu se renouveler.
Il a traité la patrie comme la famille, avec une légèreté qui pourrait s’appeler dédain,
si elle ne méritait pas le nom d’ignorance. Les Chants du crépuscule et les
Voix intérieures, où brillent çà et là quelques lueurs de pensée
philosophique ou politique, ne sont cependant ni moins puérils ni moins vides que les
Orientales, et rappellent à peine, d’une façon confuse, l’intention
sincère mais impuissante des Feuilles d’automne. Cette décadence n’a rien,
assurément, qui doive nous
surprendre. Si le maniement de la
strophe n’avait pu dispenser le poète de l’étude attentive de la vie domestique, comment
la pratique de plus en plus savante de la versification l’eût-elle initié à la
connaissance des intérêts politiques ou des droits généraux de l’humanité ? Si M. Hugo a
espéré un seul jour, un seul instant qu’il arriverait, par la seule puissance de sa
volonté, à comprendre les questions qu’il n’avait jamais étudiées, il est coupable de
folie. Or, les Chants du crépuscule et les Voix intérieures
nous autorisent à croire qu’il a dédaigné l’étude des questions philosophiques et
politiques. Quels fruits ce dédain a-t-il portés ? Le poète s’est débattu dans les
ténèbres, comme un navire sans pilote et sans boussole. Il a déclamé, sans savoir où
l’emportait sa parole ; mais il n’a rencontré qu’un auditoire inattentif et indifférent,
et le silence de la foule a dû lui montrer qu’il avait épuisé tous les trésors de son
ignorance. Il a tiré de la parole tout ce que la parole contenait ; s’il ne veut pas se
survivre, il est temps qu’il appelle à son aide les idées qu’il a jusqu’ici négligées.
Quoique les trois romans qui ont précédé Notre-Dame de Paris soient très
loin d’avoir la même importance littéraire que ce dernier ouvrage, cependant il est
indispensable de les étudier avec une sérieuse attention pour comprendre et pour expliquer
les transformations successives du talent poétique de M. Hugo. Ces transformations, je le
sais, sont plutôt apparentes que réelles, plutôt
superficielles que profondes. Sous la diversité se cache l’identité. Il est facile de
remonter de Notre-Dame de Paris aux exploits de Han
d’Islande, et de conclure de Han d’Islande
Notre-Dame de Paris. Toutefois il n’est pas hors de propos de caractériser
les trois premières tentatives qui ont signalé l’entrée de M. Hugo dans la carrière du
roman ; car ce travail n’est pas moins riche en enseignements que l’analyse de ses œuvres
lyriques. Si l’auteur de Notre-Dame publiait aujourd’hui Han
d’Islande, il est certain qu’un tel livre n’obtiendrait aucun succès et ne
soulèverait pas même une dédaigneuse opposition. Ce roman n’est, en effet, qu’un mélodrame
du troisième ordre, et sans doute il serait oublié depuis longtemps, sans la curiosité qui
s’attache aux premiers bégayements d’un écrivain devenu célèbre. Han d’Islande et
Spiagudry sont des monstres hideux et n’inspirent que le dégoût. Il est juste d’ajouter
qu’Éthel et Ordener jettent sur le récit, d’ailleurs très vulgaire et très monotone, qui
remplit les neuf dixièmes du livre, une sorte d’intérêt poétique. Assurément il s’en faut
de beaucoup qu’Éthel et Ordener puissent passer pour des créations neuves, pour des
personnages inventés ; telles qu’elles sont pourtant, ces deux figures excitent chez le
lecteur une réelle sympathie : car, du moins, ces deux figures appartiennent à la famille
humaine, tandis que les autres
personnages du livre résument à
plaisir tous les genres de difformité. Si les amours d’Éthel et d’Ordener rappellent à la
mémoire la plus paresseuse tous les romans anonymes feuilletés au collège, du moins ces
amours sont possibles, et cette qualité, si insignifiante en apparence, mérite d’être
signalée dans un livre de M. Hugo ; car l’auteur de Notre-Dame a commencé
de bonne heure à poser sa fantaisie comme supérieure et même comme contraire à la raison.
Quand un de ses personnages est conçu de façon à pouvoir vivre de la vie commune, il faut
remercier le poète de sa généreuse condescendance, de son respect pour le modèle humain.
La lecture de Han d’Islande ne suscite aucune question sérieuse ; le sujet,
la conception et l’exécution échappent à la fois à la louange et au reproche ; et malgré
son admiration avouée pour ses œuvres, sans doute M. Hugo n’ignore pas que ce livre est
digne, tout au plus, de prendre place à côté de Barbe-Bleue. Il y aurait
donc de l’injustice à insister sur la nullité de ce roman ; mais il importe de remarquer
que la prédilection de M. Hugo pour les monstres s’est signalée pour la première fois dans
le roman de Han d’Islande.
Dans Bug-Jargal, nous retrouvons cette prédilection traduite sous une
forme moins hideuse, mais avec une persévérance qui indique un système arrêté. Il est
impossible en effet de
méconnaître l’intime parenté qui unit
Han d’Islande et le nain Habibrah. Il y a, j’en conviens, plus de nouveauté, plus
d’originalité si l’on veut, dans le personnage d’Habibrah ; mais cette originalité,
ramenée à sa plus simple expression, n’est, à tout prendre, que l’union de la laideur
morale et de la laideur physique. Si Habibrah excite moins de dégoût que Han d’Islande,
c’est que la ruse domine chez lui la férocité, c’est qu’il met au service d’un corps
incomplet un esprit d’une vivacité, d’une souplesse singulière, c’est qu’il y a dans sa
scélératesse un côté savant qui soutient l’attention. L’amour du capitaine d’Auverney pour
Marie n’est guère plus neuf que l’amour d’Ordener pour Éthel ; mais, grâce à la richesse
du paysage qui encadre cet amour, nous acceptons comme inventé ce que nous avons déjà lu
cent fois. Le dévouement et la générosité de Bug-Jargal méritent seuls d’être loués, comme
un ressort habilement mis en œuvre. Le personnage de cet esclave sublime se distingue par
l’animation et la simplicité. Le style de Bug-Jargal est évidemment
supérieur au style de Han d’Islande ; mais il ne faut pas oublier que
Bug-Jargal, composé à l’âge de seize ans, a été remanié et refait en
grande partie huit ans plus tard, lorsque l’auteur avait atteint vingt-quatre ans : à cet
égard, la déclaration de M. Hugo ne laisse aucun doute. Nous avons donc le droit de juger
Bug-Jargal, non comme une ébauche, mais comme une
œuvre corrigée à loisir. Or, la conception de ce roman, bien que
supérieure à celle de Han d’Islande, ne mérite cependant pas de grands
éloges. Biassou et le planteur sang-mêlé sont des types de cruauté, de niaiserie poltronne
très maladroitement dessinés. Le style seul, par sa rapidité, par son élégance, par la
sobriété des ornements, donne à Bug-Jargal une valeur littéraire qu’on
chercherait vainement dans les personnages.
Le Dernier Jour d’un condamné, écrit presque en même temps que les
Orientales, résume malheureusement les défauts et les qualités de ce
recueil lyrique. Le sujet, pris au sérieux, semblait promettre une étude psychologique ;
M. Hugo, sans avoir complètement méconnu les conditions du sujet, a cependant trouvé moyen
de le traiter à peu près constamment par le côté visible, extérieur, en indiquant à peine
et d’une façon confuse le côté intérieur, invisible, c’est-à-dire le côté le plus
important, le seul qui soit véritablement poétique. Il s’est proposé de peindre les
tortures morales de l’homme condamné à mort, qui compte, dans son cachot, les heures, les
minutes, les secondes qu’il lui reste à vivre. Certes, une pareille donnée était de nature
à corriger la prédilection de M. Hugo pour le monde extérieur ; il y avait lieu d’espérer
qu’en fouillant dans les entrailles de cette idée féconde, il oublierait peu à peu son
amour pour le bruit, pour la couleur ; qu’il
désapprendrait le
culte des mots, et reviendrait à la pensée, à l’émotion, par l’étude patiente, par
l’analyse assidue du thème qu’il avait choisi. Il y aurait de l’injustice à dire que le
récit du Dernier Jour d’un condamné a été pour M. Hugo un travail sans
profit ; mais, pour être vrai, nous devons déclarer qu’il n’a pas tiré de ce travail tout
le profit que nous pouvions espérer. Un seul épisode mérite d’être loué sans restriction,
c’est l’épisode de Pepita ; or, cet épisode se rattache précisément au côté négligé par
M. Hugo dans le reste du récit. Le tableau de cet amour si frais et si pur, si ardent et
si chaste à la fois, contraste douloureusement avec la condition désespérée du condamné,
et nous devons regretter que l’auteur n’ait puisé qu’une seule fois à cette source
d’émotions. Ce n’est pas moi qui contesterai l’habileté singulière, l’abondance
descriptive, que M. Hugo a montrées dans le Dernier Jour d’un condamné ; il
est évident, pour tous les hommes lettrés, que l’écrivain à qui nous devons ce monologue
éloquent manie la langue avec une sécurité magistrale, et qu’il dit ce qu’il veut sans
embarras, sans trouble, sans hésitation. Mais, si la langue obéit, elle reçoit bien
rarement des ordres qui relèvent de la pensée. La peinture du préau de Bicêtre et du
ferrement des galériens, le voyage de Bicêtre à Paris entre le gendarme et l’huissier, le
sermon de l’aumônier, la séance des assises et la toilette du condamné
appartiennent plutôt au mélodrame qu’à la poésie proprement dite, et le
talent incontestable de l’auteur ne peut masquer la vulgarité de ces deux tableaux. Ce
livre est certainement une preuve de puissance ; mais la donnée choisie par l’auteur
promettait un poème que nous n’avons pas : nous espérions assister aux tortures de la
conscience, et nous n’avons sous les yeux que les frissons de la chair.
Le personnage de Han d’Islande et d’Habibrah ne reparaît pas dans le Dernier Jour
d’un condamné ; il est vrai qu’il eût difficilement trouvé place dans ce lugubre
monologue. Cependant M. Hugo ne pouvait se passer d’un monstre, et il a réalisé son type
de prédilection dans le ministère public. La justice humaine, telle qu’il nous la montre,
n’est pas moins altérée de sang que Han d’Islande, ou Habibrah. Le magistrat n’est pas
moins cruel que le brigand ou le nain ; il n’y a entre ces deux cruautés que la différence
qui sépare l’emphase de la bizarrerie. La colère de M. Hugo contre la magistrature est
aujourd’hui devenue un lieu commun qui reparaît dans tous ses livres ; si ce lieu commun
avait quelque utilité, nous le subirions volontiers ; mais nous avouons sincèrement qu’il
nous est impossible de voir dans cette colère un plaidoyer contre la peine de mort. Si
telle est l’intention de l’auteur, c’est une intention traduite bien maladroitement. Si la
loi est mauvaise, c’est la loi qu’il faut attaquer et non la magistrature,
qui ne l’a pas faite, et qui l’applique selon la mesure de ses
lumières.
Dans Notre-Dame de Paris, nous retrouvons en pleine maturité toutes les
qualités littéraires qui n’existaient qu’en germe dans les trois ouvrages précédents. Pour
être juste envers M. Hugo, il faut le juger comme romancier d’après Notre-Dame de
Paris, et ne consulter ses autres romans qu’à titre de renseignements. Le roman
de Notre-Dame, écrit à l’âge de vingt-neuf ans, peut être considéré, sinon
comme le dernier mot de l’auteur, du moins comme l’expression d’une volonté longtemps
discutée, soumise à toutes les épreuves de la réflexion. Les personnages de ce livre
appartiennent-ils à la famille humaine ? Nous ne le croyons pas. Le talent littéraire de
M. Hugo s’est-il montré dans cette œuvre plus riche, plus varié que dans les romans
précédents ? Assurément oui. Le style de Notre-Dame est incontestablement supérieur au
style de Han d’Islande, de Bug-Jargal, du Dernier
Jour d’un condamné ; mais ce style, j’ai regret à le dire, s’est enrichi aux
dépens de la pensée. Éthel, Ordener, Marie, d’Auverney, Pepita, ont disparu sans retour,
et fait place à des figures habilement dessinées, j’en conviens, mais dont le modèle
n’existe nulle part. L’écrivain est devenu plus habile, mais le poète s’est éloigné de
plus en plus de la vérité humaine, sans laquelle il n’y a pas de poésie possible.
Gringoire, destiné, dans la pensée de l’auteur, à personnifier
les misères de la condition poétique au xve
siècle, n’est
qu’une caricature grimaçante, et n’excite, il faut bien le dire, ni le rire, ni la pitié.
Il y a dans ce personnage un tel amour de l’avilissement, une dégradation si ardemment
acceptée, un si parfait mépris de toute dignité, que toute sympathie pour lui est
impossible. Comment, en effet, s’intéresser à un homme qui n’a ni volonté, ni respect pour
lui-même, ni force pour combattre la pauvreté, ni confiance dans un pouvoir supérieur au
pouvoir humain ? Un tel acteur, si toutefois un tel acteur a jamais existé, est indigne
d’occuper la poésie. C’est un peu plus qu’un animal domestique, un peu moins qu’un
laquais. En vérité, plus je pense à Gringoire, et plus j’ai de peine à comprendre comment
M. Hugo a pu être amené à personnifier la poésie dans cette espèce de mendiant qui
voudrait être bouffon.
Phœbus de Châteaupers, amoureux de ses éperons et de son épée, charnel, égoïste,
arrogant, a sur Gringoire un avantage positif. S’il n’intéresse pas, du moins il a pu
être, et c’est un mérite qui n’est pas à dédaigner. Mais que vient faire, dans un roman,
un pareil personnage ? Si l’oisiveté peut à ce point dégrader les facultés humaines, ce
que je ne veux pas nier, à quoi bon mettre en scène un homme qui n’a plus d’humain que le
nom ? Que Phœbus ressemble à bien des héros de garnison,
je ne
le nie pas ; mais je ne crois pas que de pareils héros puissent jamais exciter aucune
sympathie. Je comprends très bien que Phœbus de Châteaupers n’aime pas Fleur-de-Lys
Gondelaurier, mais je comprends difficilement que la Esmeralda aime Phœbus de
Châteaupers ; car la beauté, qui suffit à éveiller l’amour, ne suffit pas à le nourrir, et
dès les premiers mots, la Esmeralda, sans avoir besoin d’une grande pénétration, doit
deviner que Phœbus est un homme sans cœur, un homme indigne d’amour.
Claude et Jehan Frollo, le diacre et l’écolier, ne sont pas si loin de la vérité que
Gringoire ; mais ces deux personnages, comme celui de Phœbus, me paraissent incapables
d’exciter aucun intérêt sérieux. Qu’est-ce en effet que le diacre ? Un prêtre que la
continence a rendu fou, un malheureux chez qui la chasteté agit comme le vin, que le cri
de la chair pousse à la luxure, qui ressemble bien plus à une bête féroce qu’à un homme,
sujet digne d’étude pour un médecin, indigne d’occuper la poésie. De telles souffrances
sans doute ne manquent pas de réalité ; mais toutes les faces de la réalité
n’appartiennent pas à la poésie, et si Claude Frollo était accepté comme un personnage
poétique, l’imagination, une fois engagée dans cette voie, se flétrirait bientôt. Quant à
l’écolier Jehan Frollo, il n’a rien dans son caractère qui égaye le lecteur. Plus rusé que
Gringoire, il n’est pas moins avili.
Sa gourmandise et sa
paresse entêtée, qui se comprendraient chez un enfant de douze ans, deviennent
monstrueuses chez un homme qui touche à la virilité. À proprement parler, Jehan Frollo
n’est qu’un reflet de Gringoire. Les espiègleries qu’il conçoit et qu’il exécute sont plus
grossières qu’amusantes ; il n’a dans la bouche qu’un vocabulaire emprunté à la joie des
halles, et ne parvient pas à dérider les plus indulgents. Je ne devine pas qu’elle a pu
être la pensée de M. Hugo en créant cette figure d’écolier.
Je n’ai rien à dire de Fleur-de-Lys Gondelaurier, car l’auteur a dessiné avec une
négligence très pardonnable ce personnage passif. Cette blonde jeune fille, fière de sa
beauté, joue un rôle si peu important dans le roman, que M. Hugo était naturellement
dispensé d’insister sur le caractère qu’il lui prête. Toutefois il me semble que, sans se
rendre coupable de pruderie, elle pourrait reprocher à Phœbus de Châteaupers la
grossièreté insolente de ses manières. Une jeune fille élevée sous les yeux de sa mère ne
peut prendre pour une marque d’amour la familiarité qui réussit tout au plus auprès d’une
aventurière aguerrie.
La Esmeralda et Quasimodo sont évidemment les deux principaux acteurs de
Notre-Dame de Paris ; c’est sur eux que M. Hugo a voulu concentrer notre
attention et notre sympathie ; c’est donc à eux surtout que l’analyse doit s’adresser pour
estimer le mérite humain de Notre-Dame. Or, il
me semble que ces deux personnages, qui, rapprochés l’un de l’autre, ou plutôt opposés
l’un à l’autre, produisent une impression plus voisine de l’étonnement que de la
sympathie, supportent difficilement l’épreuve d’une étude individuelle. Je ne reproche pas
à M. Hugo d’avoir reproduit dans la Esmeralda Fenella et Mignon. Loin de là ; je lui
reproche d’avoir oublié, dans la création et dans la mise en œuvre de ce personnage, le
naturel qui respire dans Peveril du Pic et dans Wilhelm
Meister. La bohémienne de M. Hugo est une figure pleine de fraîcheur et de grâce
quand elle entre en scène, mais presque toujours insignifiante, inanimée, dès qu’elle agit
et qu’elle parle. Une seule fois il lui arrive d’émouvoir, c’est lorsqu’elle donne à boire
à Quasimodo, dans la scène du pilori ; quand elle résiste à Claude Frollo, quand elle veut
se donner à Phœbus, elle n’a ni la dignité de la pudeur, ni l’énergie de l’amour. C’est
une figure peinte, ce n’est pas une femme. Quant à Quasimodo, qui régit le livre entier,
c’est une transformation de Han d’Islande et d’Habibrah, transformation puissante, mais
fidèle au type que M. Hugo ne perd jamais de vue ; c’est un monstre soumis à l’inspiration
de la bonté, mais c’est un monstre, et nous ne pouvons consentir à croire que les monstres
aient droit de bourgeoisie dans le domaine poétique. L’amour de Quasimodo pour la
Esmeralda n’est pas un amour humain, c’est le dévouement d’un
chien de Terre-Neuve pour son maître. Entre la bohémienne gracieuse et agile comme une
abeille, et le sonneur qui résume en lui tous les éléments de la laideur visible, placer
l’amour, comme l’a fait M. Hugo, c’est croire que l’étonnement peut remplacer l’émotion,
c’est poser l’antithèse comme loi suprême de la poésie. Or, une pareille théorie ne mérite
pas même d’être discutée, car elle se réfute d’elle-même.
Est-ce à dire qu’il n’y a pas dans Notre-Dame de Paris un mérite éminent ?
Telle n’est pas notre pensée. L’histoire de Paquette Chantefleurie, quoique racontée
peut-être avec une simplicité artificielle, est cependant pleine d’émotion, et
n’appartient pas au monde qu’habitent les personnages du roman. La folie de la Sachette
n’est pas moins pathétique. Le dirai-je, cependant ? il me semble que dans la peinture du
Trou aux Rats, M. Hugo a souvent dépassé les limites de la poésie. Engagé dans une voie
vraie, il n’a pas su s’arrêter à temps. Je suis loin de partager l’admiration générale
pour la cour des Miracles ; toutefois je reconnais que cette scène étrange est décrite
avec une singulière puissance ; je ne crois pas que cette fange, où s’agitent tous ces
mendiants et tous ces voleurs, malgré l’habileté du narrateur, mérite les éloges qu’elle a
obtenus ; mais je n’hésite pas à proclamer l’énergie des facultés que M. Hugo a gaspillées
dans ce tableau. Je regrette qu’il ait repris, dans
Notre-Dame de Paris, le plaidoyer qu’il avait commencé dans le
Dernier Jour d’un condamné. Le chapitre qui s’intitule pompeusement :
Coup d’œil impartial sur la Magistrature, n’est qu’une déclamation
ampoulée, verbeuse, inutile au roman, et réprouvée par le bon sens.
Ce qui domine dans Notre-Dame de Paris, ce qui a fait le succès de ce
livre, c’est le spectacle. Ce livre a réussi, et cependant il s’en faut de beaucoup que ce
soit un bon livre. Il ne s’agit pas de contester un fait accompli, mais bien de
l’expliquer. Or, à notre avis, la puérilité de l’œuvre du poète a trouvé dans la puérilité
du goût public un puissant auxiliaire. M. Hugo, en écrivant Notre-Dame de
Paris, a consulté les instincts de son temps, et c’est pour les avoir consultés
qu’il a réussi. Il est très vrai que la France, il y a sept ans, aimait le spectacle, et
préférait la poésie qui se voit à la poésie qui se comprend. C’était là, sans doute, un
goût dépravé, un goût que les hommes éclairés combattaient de toutes leurs forces ; mais
ce goût était celui de la majorité, et la majorité devait applaudir Notre-Dame de
Paris. Aujourd’hui, le goût public a changé ; la majorité, instruite par la
discussion, s’est ralliée à l’opinion de la minorité, et demande à la poésie autre chose
que le plaisir des yeux. Aussi le mérite poétique de Notre-Dame de Paris
est-il remis en question.
Cependant il ne faudrait pas se laisser emporter trop loin par
cette réaction. Si Notre-Dame, en effet, n’est pas un beau livre dans le
sens le plus élevé de ce mot, il ne faut pas oublier les qualités éclatantes qui
distinguent cette œuvre ; il y aurait injustice à les méconnaître. À parler franchement,
la pierre et l’étoffe sont les principaux, je devrais dire les seuls acteurs de ce livre.
Mais jamais la pierre et l’étoffe n’ont été mises en scène avec plus de splendeur, plus de
magnificence ; jamais la langue n’a trouvé pour les peindre des ressources plus
abondantes, plus variées. Si la pierre et l’étoffe ne peuvent remplir le cadre d’un roman,
ce n’est pas une raison pour méconnaître le mérite pittoresque de M. Hugo. Dans la
peinture, comme dans la poésie, dans toutes les grandes écoles, depuis la florentine
jusqu’à la flamande, l’homme joue le premier rôle ; la pierre et l’étoffe ne sont, pour
Raphaël, Titien et Rubens, que des parties secondaires de la peinture. Oui, sans doute ;
mais il est juste de proclamer que M. Hugo a traité ces parties secondaires avec une
habileté de premier ordre.
L’importance accordée à la pierre et à l’étoffe devait inévitablement entamer, sinon
effacer, l’importance de la personne humaine ; et, en effet, dans Notre-Dame de
Paris, l’homme n’est qu’un point sur la pierre ; il remplit l’étoffe et sert à
la montrer. Il est évident que l’auteur s’accommoderait
bien
plus volontiers de la cathédrale sans le diacre et le sonneur, que du diacre et du sonneur
sans la cathédrale. Quasimodo et Claude Frollo sont d’un bon effet sous les voûtes de
l’église, sur la galerie qui unit les deux tours, sur la dentelle qui les couronne ; il
les dessinera donc pour compléter le tableau. Mais ne lui dites pas de placer plus près de
vous ces points qu’il a baptisés du nom d’homme ; car, en les rapprochant, il diminuerait
l’effet pittoresque de son église ; la pierre et l’étoffe reprendraient le rang qui leur
appartient, et le plaisir des yeux, le seul qu’il ait en vue, ne serait plus tel qu’il l’a
voulu, exclusif, souverain. C’est là, si je ne m’abuse, le véritable mérite, et aussi le
vice réel de Notre-Dame de Paris. Dans cette œuvre si singulière, si
monstrueuse, l’homme et la pierre sont confondus et ne forment plus qu’un seul et même
corps. L’homme sous l’ogive n’est pas plus que la mousse sur le mur ou le lichen sur le
chêne. Sous la plume de M. Hugo, la pierre s’anime et semble obéir à toutes les passions
humaines. L’imagination, éblouie pendant quelques instants, croit assister à
l’agrandissement du domaine de la pensée, à l’envahissement de la matière par la vie
intelligente. Mais, bientôt désabusée, elle s’aperçoit que la matière est demeurée ce
qu’elle était, et que l’homme s’est pétrifié. Les salamandres sculptées au flanc de la
cathédrale sont restées immobiles, et le sang qui courait dans les veines de l’homme
s’est glacé tout à coup ; la respiration s’est arrêtée, l’œil ne
voit plus, l’âme engourdie a désappris la pensée. Sans doute, pour produire cette
singulière illusion, pour agrandir, même pendant un instant, le domaine de la vie
intelligente, il faut une grande habileté. Aussi sommes-nous loin de contester l’habileté
de M. Hugo ; mais cette illusion, quoique passagère, est funeste à la poésie ; elle
détourne la foule des plaisirs sérieux, des plaisirs de l’intelligence, et l’habitue à de
puérils délassements.
Et non seulement la poésie a beaucoup à souffrir de ce renversement des rôles qui
appartiennent à l’homme et à la pierre ; mais la langue elle-même ne peut impunément se
prêter à l’expression de cette monstruosité. Dès que la pierre occupe la scène, dès que
l’homme n’est plus qu’un point, il s’opère dans la langue un renversement de même nature.
La partie matérielle de la langue, c’est-à-dire le vocabulaire, réduit en servitude la
partie intellectuelle, c’est-à-dire la syntaxe. La poésie, vouée à la pure description, a
surtout besoin de synonymes, d’épithètes, il lui faut des phrases touffues, dont le
branchage soit impénétrable ; préoccupée de mille détails qu’elle rencontre sur sa route,
animée du désir de représenter tout ce qu’elle aperçoit, comment aurait-elle le temps de
chercher les lignes principales d’une idée, de les dessiner nettement ? Le vocabulaire
s’offre à elle avec des richesses inépuisables ; quoi qu’elle veuille
peindre, il est toujours là pour répondre à l’appel. C’est donc à lui, à
lui seul, qu’elle s’adresse en toute occasion : elle trouve dans le vocabulaire des mots
qui traduisent tous les caprices de la lumière, toutes les formes des corps, toutes les
nuances, tous les rayons, toutes les ombres. Abusée par la complaisance et la docilité du
vocabulaire, elle arrive bientôt à croire que la langue est tout entière dans les mots ;
et, le jour où elle a besoin d’exprimer une idée étrangère au monde visible, le jour où
elle veut parler à l’intelligence de l’intelligence elle-même, elle s’aperçoit, mais trop
tard, que le vocabulaire, réduit à ses seules ressources, ne suffit pas à remplir cette
tâche. Elle appelle à son secours la syntaxe qu’elle avait si longtemps dédaignée ; mais
cette alliée si injustement oubliée refuse de répondre, et la poésie bégaye au lieu de
parler. Ce que j’énonce ici sous une forme générale, il est facile de le vérifier en
lisant Notre-Dame. Il est évident que M. Hugo, en maniant le vocabulaire, a
mis en lumière plusieurs faces de notre langue qui jusqu’ici étaient demeurées dans
l’ombre, ou qui, après avoir brillé quelque temps, étaient tombées en oubli. Mais il a
négligé les lois qui président au maniement du vocabulaire, parce que la connaissance et
l’application de ces lois avaient à peine un rôle à jouer dans la peinture de la pierre et
de l’étoffe. S’il eût mis les hommes sur le premier plan et l’église à l’horizon, bon gré,
mal gré,
il eût été amené à invoquer le secours de la syntaxe ;
renfermé dans le domaine des choses, il a dû manier exclusivement la partie matérielle de
la langue. C’est pourquoi la prose de Notre-Dame de Paris est une prose
éclatante, mais d’une beauté très incomplète.
Les drames de M. Hugo sont, à notre avis, la plus faible partie de ses œuvres. Si ce que
nous avons dit de ses œuvres lyriques et de ses romans a été bien compris, personne, sans
doute, ne s’étonnera de notre sévérité. Le drame est, en effet, de toutes les formes
littéraires, celle qui exige le plus impérieusement la connaissance des hommes, et nous
avons quelque raison de croire que M. Hugo ne les a jamais étudiés. Nous ne croyons pas,
nous sommes loin de croire qu’il ait tenu toutes ses promesses ; mais lors même qu’il les
eût tenues tout entières, il n’aurait pas encore satisfait à toutes les conditions de la
poésie dramatique. La préface de Cromwell, où il exposait, en 1827, sa
théorie du drame, prouve clairement qu’il a sur la poésie en général, et sur le drame en
particulier, des idées fort incomplètes et très peu précises. Il affirme que partout l’ode
a précédé l’épopée, et l’épopée le drame. La seule preuve qu’il apporte à l’appui de cette
affirmation, c’est que la Bible est antérieure à Homère, et Homère antérieur à
Shakespeareb ;
or, sans parler du drame de Job et du Livre des Rois, qui peut à bon droit passer pour
une épopée, nous trouvons dans la seule patrie de Shakespeare la
réfutation de la théorie exposée par M. Hugo ; car Shakespeare est venu avant Milton, qui
est venu avant Byron. M. Hugo ne contestera, sans doute, ni la valeur épique de Milton, ni
la valeur lyrique de Byron. Que devient donc, en présence de ces deux poètes éminents, la
théorie exposée dans la préface de Cromwell ? Il serait facile de trouver
dans plusieurs littératures de l’Europe une série d’arguments pareils à ceux que nous
fournit l’Angleterre, et de montrer, l’histoire à la main, toute la puérilité des idées
que M. Hugo prend pour générales. Mais la critique, en insistant sur le néant de cette
théorie, se rendrait elle-même coupable d’enfantillage ; il vaut mieux croire que M. Hugo,
désirant écrire pour la scène, a voulu démontrer la supériorité du drame sur toutes les
autres formes poétiques. Pour se contenter, pour se prouver à lui-même qu’il avait raison
d’abandonner l’ode et le roman et d’aborder la forme dramatique, il lui a paru commode
d’affirmer que le drame résume et contient la substance de l’ode et de l’épopée. En
vérité, nous aurions mauvaise grâce à le chagriner pour une joie qui ne fait de tort qu’à
lui-même. L’histoire n’est pas de son avis ; mais les idées générales de M. Hugo ne
relèvent ni du temps, ni de l’espace, et sont par conséquent supérieures à l’histoire.
Elles expriment un ordre de vérités qui échappe à tout contrôle, et dont les
éléments ne se trouvent que dans la pensée de l’auteur. Bornons-nous donc
à énoncer le démenti donné par l’histoire à M. Hugo, et abstenons-nous de juger le
différend.
Arrivé à la théorie du drame, M. Hugo affirme que le drame doit contenir la réalité tout
entière, et à ce propos, il trouve bon de nier la valeur dramatique du théâtre grec en se
fondant sur l’absence du grotesque. Le grotesque est, selon lui, un élément indispensable
de la réalité dramatique, et toute tentative qui a pour but de restreindre l’importance du
grotesque, viole une des lois les plus impérieuses du drame. Il y a bien eu en Grèce un
certain poète appelé Aristophane ; mais suivant M. Hugo, Aristophane a tout au plus
entrevu l’importance et le rôle du grotesque dans la poésie dramatique. Pour que ce rôle
se révélât pleinement et fût compris par les poètes et par la foule, il fallait que
l’humanité eût été gouvernée pendant quinze siècles par la loi chrétienne. Avant
Shakespeare et Rabelais, le grotesque n’existait qu’à l’état d’ébauche ; et ce qui le
prouve victorieusement, c’est la mesquinerie des œuvres que nous a laissées Aristophane.
M. Hugo ne nomme pas ces œuvres ; mais tout le monde sait que les Nuées et
les Guêpes sont d’une timidité sans pareille. Il n’y a pas un homme de
vingt ans, familiarisé avec la littérature grecque, qui ne comprenne très bien que
Pantagruel et les gaies Commères de Windsor
surpassent en hardiesse les Nuées et les
Guêpes. Si quelqu’un se permettait d’énoncer un avis contraire à celui de
M. Hugo et de dire qu’Aristophane est aussi hardi que Rabelais et Shakespeare, qu’il a
poussé la moquerie aussi loin que la satire et la comédie modernes, M. Hugo, nous n’en
doutons pas, aurait une réponse toute prête ; il se bornerait à dire que sa théorie du
grotesque, aussi bien que sa théorie générale de la poésie, est supérieure à l’histoire.
L’histoire, en effet, qu’elle s’occupe d’Aristophane ou d’Homère, n’est qu’un pur
accident, tandis que les théories de M. Hugo sont nécessaires et ne peuvent pas ne pas
être. Quoiqu’il lui plaise de dire qu’il a toujours dédaigné de donner à ses œuvres ses
préfaces pour bouclier, cependant nous croyons que ses théories dramatiques n’ont été
forgées que pour la défense de Cromwell, et voilà pourquoi nous refusons de
les prendre au sérieux. Ainsi, lorsqu’il ne voit dans la tragédie grecque tout entière
qu’un démembrement de l’épopée homérique, nous lui pardonnons de grand cœur de confondre
les Titans d’Eschyle, les hommes de Sophocle et les personnages sentencieux d’Euripide.
Après avoir traité les Nuées et les Guêpes comme des œuvres
sans importance, il était naturel qu’il mît sur la même ligne le Prométhée,
l’Œdipe-Roi et l’Hippolyte. Dans une discussion vraiment
littéraire, de pareilles bévues mériteraient sans doute d’être signalées ; mais il ne faut
pas
oublier que M. Hugo, en écrivant la préface de
Cromwell, n’a voulu prouver qu’une seule chose : que la poésie dramatique
est la première de toutes les poésies, et qu’avant Shakespeare cette poésie n’existait
pas. Pour arriver à cette conclusion, il n’a pu se dispenser de contredire l’histoire ;
mais il est arrivé à la conclusion qu’il avait formulée d’avance, à laquelle il ne pouvait
renoncer sans porter atteinte à l’inviolable dignité de sa pensée.
Après avoir balayé comme une poussière inutile et sans valeur la tragédie et la comédie
antiques, il lui restait à établir l’identité du drame et de la réalité. Arrivé à ce
point, sa tâche devenait plus difficile ; mais il a trouvé moyen d’éluder la difficulté en
supposant que cette affirmation est implicitement contenue dans sa théorie générale de la
poésie et dans sa théorie du grotesque. Si quinze siècles de christianisme ont été
nécessaires au développement du grotesque et de la poésie dramatique, si le grotesque est
un élément nécessaire de toute réalité et si le drame, pour demeurer fidèle à son origine,
pour se conformer à l’esprit chrétien, doit reproduire tous les éléments aperçus et mis en
lumière par le christianisme, il ne peut se dispenser de mêler le grotesque à toutes ses
créations. Une argumentation ainsi conçue n’est certainement pas à l’abri de toute
blessure et serait frappée à mort par le premier coup sérieux. Qu’il nous suffise de
rappeler que les prémices sur lesquelles
s’appuie M. Hugo sont
fausses et ne reposent sur aucun témoignage. Il est inutile de nier la conclusion. Sans
doute le christianisme a modifié profondément la forme dramatique comme toutes les autres
formes de la poésie ; mais entre la vérité de cette modification et la réalité posée comme
but suprême du drame, il y a un abîme, et pour combler cet abîme il faudrait d’autres
arguments que la préface de Cromwell. Pour notre part, nous croyons
sincèrement qu’identifier le drame et la réalité n’est pas moins que nier la condition
fondamentale de toute poésie, c’est-à-dire l’interprétation.
L’intervalle qui sépare la réalité de la poésie a été si souvent démontré qu’il serait
puéril d’insister sur cette vérité, depuis longtemps acquise à l’évidence. M. Hugo croit
que le triomphe du drame est de compléter l’histoire, de restituer les parties perdues. Ni
les historiens ni les poètes ne souscriront à cette affirmation ; mais la théorie du drame
réel pourra du moins nous servir à juger les drames de M. Hugo. Si les drames de M. Hugo
étaient réels, dans le sens le plus rigoureux du mot ; s’ils tenaient toutes les promesses
de la préface de Cromwell, ils seraient encore selon nous très loin de la
beauté poétique : toutefois ils mériteraient une estime sérieuse. Malheureusement il est
facile de prouver qu’ils sont aussi étrangers à la réalité qu’à l’interprétation.
Ce que nous pourrions dire de Cromwell
s’applique avec une égale vérité aux trois premiers drames destinés à la scène par
M. Hugo ; aussi trouvons-nous plus convenable d’aborder sur-le-champ Marion de
Lorme, Hernani et le Roi s’amuse. À notre avis, Marion de
Lorme est de tous les drames de M. Hugo le seul qui renferme quelques-uns des
éléments de la poésie dramatique. Marion et Didier, qui occupent le premier plan,
expriment leurs pensées sous une forme exclusivement lyrique ; mais la nature même de
leurs pensées, de leur caractère, pouvait donner lieu à des développements dramatiques.
Louis XIII et le marquis de Nangis méritent la même louange et le même reproche. Ils
récitent des couplets lyriques, ils ne vivent pas, mais ils pourraient vivre. Quant à la
réalité historique de ces personnages, elle ne peut devenir le sujet d’une discussion.
Dans la première moitié du xviie
siècle, le caractère de
Didier n’existait pas et ne pouvait exister. Pour qu’un tel caractère devienne possible,
il faut que la poésie lyrique ait créé Werther et René, Lara et Childe-Harold ; il faut
qu’Uhland et Lamartine aient touché les dernières limites de la rêverie. Marion n’est pas
seulement infidèle à l’histoire, mais bien aussi au type même de la courtisane. Son
malheur se comprend à peine, tant elle paraît avoir oublié ses premiers désordres. Pour
que ce personnage fût humainement réel, sinon historiquement, il eût fallu que le
spectateur
assistât aux premiers développements de l’amour de
Marion pour Didier et vît la passion effacer peu à peu les souillures de la débauche,
rajeunir et purifier l’âme de la courtisane. La fierté féodale du marquis de Nangis, sans
violer directement l’histoire, n’est cependant pas dessinée d’après la réalité. Il est
très vrai que l’aristocratie portait la tête haute dans les premières années du règne de
Louis XIII ; mais elle résistait à Richelieu en levant des armées, et lorsqu’elle avait
une grâce à demander, elle ne se présentait pas escortée comme un prince du sang.
Louis XIII a été l’esclave de Richelieu, et s’il lui est arrivé de songer à secouer le
joug, ce désir chez lui ne s’est jamais élevé jusqu’à la volonté ; mais si faible qu’il
fût, il n’avait pas renoncé à l’exercice de son intelligence, et il se dédommageait avec
ses favoris de l’autorité despotique du cardinal. S’il ne gouvernait pas dans le sens le
plus élevé du mot, il ne s’interdisait pas la raillerie contre le maître de la France. Le
Louis XIII de Marion de Lorme ne ressemble pas au Louis XIII de
l’histoire.
Dans Hernani, nous retrouvons tous les personnages, toutes les situations
et je dirais volontiers tous les couplets lyriques de Marion de Lorme.
Didier devient Hernani, Marion dona Sol, le marquis de Nangis don Ruy de Silva. Quant à
don Carlos, qui, dans la seconde moitié de la pièce, s’appelle Charles-Quint, il est
permis de le considérer comme formé
de la réunion de Saverny et
de Laffemas. Lorsqu’il court les aventures, il continue Saverny ; quand la luxure le
pousse à la cruauté, il continue Laffemas. Lorsqu’il pardonne, il ne continue ni l’un ni
l’autre, et il est supérieur aux deux personnages dont il procède. Si M. Hugo, fidèle aux
théories de la préface de Cromwell, se fût vraiment proposé, dans
Marion de Lorme et Hernani, de compléter la réalité
historique, de restituer les parties perdues, en un mot de ressusciter le passé, certes il
n’eût pas écrit deux fois la même pièce avec des variantes à peine saisissables. Il y a si
loin de Louis XIII à Charles-Quint, que pour tirer Hernani de Marion
de Lorme il a fallu méconnaître la réalité historique de Louis XIII et de
Charles-Quint et c’est en effet le parti auquel s’est arrêté M. Hugo. Après avoir proposé
aux poètes dramatiques la réalité comme but suprême du drame ; après avoir proclamé au nom
de cette réalité la mesquinerie de la tragédie et de la comédie, il a traité l’Espagne du
xvie
siècle et la France du xviie
avec un mépris absolu. Ainsi M. Hugo lui-même ne prend pas ses théories
au sérieux. Étudiées séparément, les différentes parties d’Hernani sont
supérieures aux différentes parties de Marion de Lorme sous le rapport du
style, de la versification. Pourtant la représentation d’Hernani excite
moins d’intérêt que celle de Marion. Les personnages et les situations des deux pièces se
ressemblent d’une façon frappante ; mais dans
Hernani l’ode a ses coudées plus franches et l’homme presque tout
entier disparaît sous le poète.
Dans le Roi s’amuse l’ode remplace, comme dans Hernani et
dans Marion de Lorme, la réalité historique et la réalité humaine ; mais on
voit poindre dans cette pièce une idée qui devait plus tard emporter M. Hugo aussi loin de
la poésie que de l’histoire. Cette idée consiste à prendre l’antithèse pour pivot de
l’action dramatique. Il ne s’agit en effet dans le Roi s’amuse ni de la
peinture de la cour de François Ier, ni du tableau des passions
religieuses qui agitaient la France du xvie
siècle. Le seul
but que se propose le poète est de montrer la débauche sur le trône et la grandeur d’âme
sous la livrée d’un fou. Ces deux antithèses résument toute la pièce ; et pour les mettre
en œuvre, M. Hugo ne craint pas de violer l’histoire, comme il l’a fait dans
Hernani et Marion, pour acclimater l’ode sur la scène. Si,
dans cette troisième tentative, il a méconnu, comme dans les deux premières, la condition
fondamentale de toute poésie dramatique, le développement des caractères sous la forme
d’une action vraisemblable, je dois dire qu’il a déployé dans les couplets récités par
Triboulet une grande richesse de versification ; mais cette habileté tout extérieure ne
saurait effacer le défaut capital de la pièce, la violation simultanée de la réalité
historique et de la réalité humaine. Les personnages n’ont pas vécu et ne pourraient pas
vivre.
Lucrèce Borgia, Marie Tudor et
Angelo marquent dans la carrière dramatique de M. Hugo un mépris de plus
en plus hardi pour l’histoire et pour la poésie elle-même. Il n’y a pas un écolier de
quinze ans qui ne soit en état de relever les erreurs historiques volontaires ou
involontaires qui abondent dans ces trois ouvrages, et ce serait folie de vouloir les
récapituler ; mais il y a dans ces trois pièces, dont la troisième vaut moins que la
seconde et la seconde moins que la première, un défaut plus grave que le mépris ou
l’ignorance de l’histoire : c’est le mépris ou l’ignorance de la nature humaine ; c’est
l’antithèse substituée constamment au développement des caractères. L’amour maternel sous
les traits d’une femme incestueuse et adultère, un aventurier entre l’alcôve royale et la
hache du bourreau, l’amour chaste, idéal dans le cœur d’une femme qui vend ses caresses,
telles sont les antithèses que M. Hugo a prises pour thèmes dramatiques et qu’il a
développées avec le secours du poignard et du poison, du décorateur et du machiniste. Ces
trois drames n’appartiennent ni à l’histoire ni à l’humanité, et ne rachètent pas même
l’invraisemblance des caractères par la sève lyrique qui circulait dans Marion de
Lorme, dans Hernani, dans Triboulet. Une fois
engagé sur cette pente de plus en plus glissante, où s’arrêtera M. Hugo ?
Tombé de l’ode à l’antithèse, de l’antithèse au spectacle, M. Hugo consentira-t-il à se
renouveler ?
trouvera-t-il moyen d’appliquer les richesses de
son vocabulaire à des œuvres durables, à des monuments vraiment beaux, qui excitent chez
le lecteur autre chose que l’étonnement, qui éveillent les sympathies de la multitude et
obtiennent l’approbation des hommes lettrés ? Il possède aujourd’hui un admirable
instrument ; il a prouvé depuis vingt ans, dans des œuvres nombreuses, mais incomplètes,
toute l’étendue, toutes les ressources de son habileté : le temps est venu pour lui
d’employer cet admirable instrument autrement qu’il n’a fait jusqu’ici. Ses odes, ses
romans et ses drames, sont écrits avec des mots, et ne relèvent ni de l’intelligence ni du
cœur. Cette vérité, si évidente pour nous, deviendra, nous en avons l’assurance, de plus
en plus populaire ; avant un an peut-être, la critique n’aura plus besoin de la répéter ;
la conviction qui nous anime à cette heure sera partagée par les disciples mêmes de
M. Hugo. Ses plus fervents, ses plus fidèles admirateurs, comprendront que la poésie n’est
pas tout entière dans les évolutions de la parole, et abandonneront le chef qu’ils ont
suivi jusqu’ici, s’il persiste à se renfermer dans le culte exclusif du vocabulaire. Mais
ce n’est pas à trente-six ans qu’il est permis de renoncer à se renouveler. Les
métamorphoses que nous conseillons, que l’évidence prescrit à M. Hugo, sont d’ailleurs de
telle nature, qu’il n’aura qu’à vouloir pour se transformer. Il est
maître de la langue, il dit tout ce qu’il veut ; que lui manque-t-il ?
d’avoir quelque chose à dire. Pour atteindre à la véritable éloquence, pour rebâtir sa
gloire chancelante sur une base solide, il faut qu’il se résigne à vivre dans la société
des livres et des hommes. La vie proprement dite, la pratique des passions humaines,
l’analyse des intérêts qui dirigent la multitude ignorante, des espérances qui soutiennent
les esprits éclairés est la première épreuve qu’il doit s’imposer. La versification n’a
plus de secrets pour lui ; le cœur de l’homme est plein de mystères qu’il n’a pas même
entrevus. S’il a le courage de sonder ces problèmes, dont il ne paraît pas soupçonner
l’existence, s’il se résout à étudier la conscience humaine, où se nouent et se dénouent
tant de drames ignorés et terribles, je ne doute pas qu’il ne parvienne promptement à se
régénérer, à rallier les admirations infidèles. Quand il aura vécu de la vie commune,
quand il se sera mêlé aux mouvements qui entraînent la société, aux luttes qui divisent
les familles et les États, il reparaîtra dans la poésie lyrique, dans le roman, dans le
drame, avec des forces nouvelles, et nous ne serons plus obligé de le gourmander sur sa
puérilité.
Toutefois la pratique de la vie commune ne suffirait pas à compléter la régénération que
nous espérons. Cette première épreuve pourrait tout au plus servir à transformer le talent
lyrique de
M. Hugo. Puisque l’auteur de Notre-Dame de
Paris et d’Hernani paraît décidé à mettre en scène les
personnages qui ont joué un rôle dans le passé, il faut qu’il se résigne à étudier le
passé. Les disciples de M. Hugo font grand bruit de l’érudition historique de leur
maître ; mais, à moins de croire qu’il oublie volontairement tout ce qu’il sait, dès qu’il
prend la plume, nous sommes forcé de penser qu’il sait vraiment très peu de chose ; car,
toutes les fois qu’il a touché à l’histoire, il a fait preuve d’un grand dédain ou d’une
parfaite ignorance. Que M. Hugo méprise ou ignore la réalité historique, peu nous importe.
La critique n’a aucun intérêt à résoudre cette question. Mais nous devons dire à l’auteur
d’Hernani que le mépris et l’ignorance sont également de mauvais goût ;
toutes les fois que le poète introduit dans un roman ou dans un drame un personnage
historique, son devoir est de le connaître. Il peut le modifier en l’interprétant ; mais
il ne lui est pas permis de le dénaturer. Or, tous les drames de M. Hugo contredisent
formellement les données de l’histoire ; et si Notre-Dame de Paris paraît
respecter davantage la réalité historique, c’est qu’il est plus facile de connaître la
forme d’une pierre où la couleur d’un vêtement que la vie et le caractère d’un roi.
L’étude du passé est aujourd’hui généralement honorée, et l’érudition attribuée à M. Hugo
par ses disciples sera soumise à un contrôle sévère. Si
l’auteur d’Hernani veut emprunter à l’histoire le baptême de ses romans
et de ses drames, il faut qu’il lui demande autre chose qu’un baptême inutile et
trompeur ; il faut qu’il étudie l’homme caché sous le nom qu’il a choisi. À cette
condition seulement il pourra continuer de mettre l’histoire en scène. Qu’il n’espère pas
abuser plus longtemps la crédulité des intelligences oisives ou paresseuses ; car les plus
ignorants savent aujourd’hui que ni Lucrèce Borgia, ni Marie Tudor, ni Charles-Quint, ni
François Ier, ni Louis XIII, ni Richelieu, ni Cromwell, n’ont joué
dans l’histoire le rôle singulier que M. Hugo leur attribue. Les plus ignorants savent que
l’auteur de Notre-Dame de Paris se croit dispensé de l’étude par la
toute-puissance de son génie, et sont très décidés à ne pas accepter cette prétention. Il
n’y a pas de science possible sans étude ; et si M. Hugo veut tirer tout de lui-même, il
sera bientôt condamné à subir le dédain public.
Pratiquer la vie commune, étudier l’histoire, telles sont donc les deux épreuves
auxquelles M. Hugo doit se résigner, s’il ne veut pas assister vivant à la mort de son
nom. Appliquée tantôt à l’analyse de l’homme, tantôt à la connaissance du passé, son
intelligence, qui ne demande qu’à être fécondée, produira bientôt les plus riches
moissons. L’histoire serait pour le romancier, pour le poète dramatique, un enseignement
incomplet ;
mais l’histoire interprétée par la vie de chaque
jour, éclairée par l’étude générale de l’humanité, offrirait à M. Hugo une source
inépuisable de créations. À l’heure où nous parlons, il doit sentir mieux que nous combien
il lui importe de se renouveler. Ses invectives furieuses contre la critique, ramenées à
leur plus simple expression, ne signifient pas autre chose. S’il avait la conviction
d’être dans le vrai, s’il ne doutait pas de lui-même, il ne se laisserait pas emporter à
tous ces mouvements de colère imprudente ; s’il était sincèrement pénétré de l’injustice
des attaques dirigées contre lui il abandonnerait au temps, à la vérité, le soin de le
venger. Sa colère, bien comprise, n’est qu’un aveu. Depuis vingt ans, il combat pour la
célébrité, pour la popularité de son nom ; il croyait avoir touché le but, et il comprend
qu’il s’était trompé. Il avait pris pour la poésie une ombre vaine, qu’il a longtemps
poursuivie et qui lui échappe. Il faut recommencer la lutte ; il faut, à trente-six ans,
s’engager dans une voie nouvelle. Sa colère contre ceux qui lui annoncent la vérité n’a
donc rien d’étonnant ; c’est un cri d’angoisse, un cri de révolte ; la douleur est féconde
en enseignements, et nous sommes sûr que M. Hugo, rentré en lui-même, comprendra comme
nous toute la puérilité de ses œuvres. Les hommes qu’il accuse de méchanceté ne seront
bientôt pour lui que des amis sincères, mais sans pitié pour l’erreur. Après les
avoir maudits, il les remerciera. Il a connu la gloire à l’âge où
des poètes du premier ordre hésitaient encore à publier leurs pensées ; oublier cette
gloire, qu’il croyait si solidement assise, sera sans doute pour lui un cruel sacrifice.
Mais quel homme à trente-six ans désespère de l’avenir ? Les œuvres que M. Hugo produira
dans la seconde moitié de sa vie le consoleront de la guerre qu’il a soutenue. Qu’il
renonce à la puérilité, qu’il grandisse en se régénérant, c’est notre vœu et notre
espérance ; nous oublierons sa défaite et nous applaudirons à sa victoire.
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVIII, i.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VIII, i.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. VIII, ii.]
Le roman est aujourd’hui la forme la plus populaire de la littérature. Grâce à la
souplesse du genre, le roman s’adresse en effet à toutes les classes de la société. Il se
prête avec un égal bonheur à la peinture des mœurs, à l’analyse des passions ; il peut
même, sans désavantage, s’il sait se contenir dans de justes limites, aborder les plus
hautes questions sociales. Pourvu qu’il réussisse à encadrer la pensée dans le récit, à
déguiser la prédication sous le mouvement des personnages, il règne avec une autorité
souveraine sur tous les sentiments, sur toutes les idées dont se compose la vie de l’âme
humaine. À proprement parler, il n’y a pas un sentiment, pas une idée que le roman ne
puisse aborder. Par un singulier privilège, il lui est donné de se montrer tour à tour
lyrique, philosophique, épique, selon qu’il lui plaît d’entreprendre la peinture des
passions, l’analyse de la pensée, ou
le tableau des événements
qui intéressent une nation tout entière. Malheureusement cette forme si populaire et si
souple a été de nos jours gaspillée avec une insouciance dont l’histoire littéraire offre
peu d’exemples. Des esprits heureusement doués, appelés sinon à de hautes destinées, du
moins à une renommée de quelque durée, prodiguent en pure perte les facultés qu’ils ont
reçues du ciel, et méconnaissent à plaisir toutes les conditions du genre qu’ils ont
choisi. Entre les mains de ces artisans, car je ne puis consentir à les nommer d’un autre
nom, le roman est devenu une chose indéfinissable, qui résiste à toute classification, qui
défie toutes les poétiques, et n’a rien à démêler avec les lois de l’imagination. Avec la
meilleure volonté du monde, il est impossible de prendre au sérieux les prétendues
créations que chaque jour voit éclore et qu’un oubli légitime ensevelit avec une rapidité
dévorante. Qui saura, dans dix ans, le nom de tous ces livres qui meurent sans avoir vécu,
dont la mort est juste pourtant, qui ne pouvaient pas vivre, et qui servent à occuper
l’ennui et l’oisiveté ? Le roman, en effet, tel que nous le voyons se multiplier sous nos
yeux, semble n’avoir d’autre but que de tromper l’ennui. À lire, ou seulement à feuilleter
ces récits sans fin que la presse livre chaque jour en pâture à l’avidité des salons
désœuvrés, on dirait que l’ennui règne en souverain sur toute la France, et que toutes les
têtes grisonnantes ont
besoin d’être amusées comme des enfants.
Ne demandez à ces livres ni composition, ni prévoyance, ni logique ; sauf de très rares
exceptions, les auteurs prennent en pitié de pareilles exigences. Ils s’adressent à des
esprits énervés par l’ennui, étrangers par leur éducation, ou par leurs habitudes, à
toutes les délicatesses du goût littéraire. Ils connaissent parfaitement le public pour
lequel ils écrivent, et ils profitent de leur savoir avec une impitoyable rigueur. Le
roman, tel qu’ils le comprennent, tel qu’ils l’improvisent chaque jour, n’est pas une
œuvre sérieuse ; ils ne l’ignorent pas, et accueilleraient avec une ironie dédaigneuse le
conseiller assez malavisé pour leur dire ce qu’ils savent depuis longtemps. Ils n’ont
qu’un but, ne poursuivent qu’une idée, n’obéissent qu’à une seule ambition : ils veulent
tromper l’ennui, et, pour obtenir la gloire singulière de désennuyer cette foule qui n’a
ni passions ni pensées, dont toute la vie se compose d’intérêts et d’appétits, ils ne
reculent devant aucune monstruosité. Pourvu que la curiosité du lecteur soit excitée,
pourvu que les aventures, accumulées sans mesure, apaisent un moment l’hydre à mille têtes
qui s’appelle l’ennui, leur tâche est accomplie ; ils sont contents d’eux-mêmes, ils
s’applaudissent, ils se félicitent entre eux, et se demandent, avec une légèreté digne de
la régence, ce que signifient les maîtres de l’art. Nous savons parfaitement à quoi se
réduit la
poétique de ces artisans littéraires, et nous ne
sommes pas assez ingénu pour leur poser des questions qu’ils ne prendraient pas la peine
d’écouter. Grâce à Dieu, nous avons assez de clairvoyance pour comprendre qu’ils ont rompu
depuis longtemps avec la littérature et relèvent exclusivement de l’industrie. Ils
traitent l’imagination, ou plutôt ce qu’ils appellent de ce nom, comme une forge, un
laminoir ou une filature ; ils savent à point nommé en combien de milliers de paroles peut
se dévider l’ombre d’une pensée ; et, quand ils comptent les lignes qu’ils ont rangées en
bataille comme une armée vivante et aguerrie, quoiqu’ils commandent à des fantômes, ils
font semblant de se prendre pour les héritiers d’Alexandre. Ne leur faisons pas l’aumône
d’une indulgence qu’ils n’accepteraient pas. Ne les jugeons pas d’après des lois qu’ils
n’ont jamais étudiées. La critique n’a pas à s’occuper d’eux, puisque depuis longtemps,
ils ont renoncé à s’occuper de littérature. Plaignons la foule, qui perd son temps et use
ses yeux dans de pareilles lectures ; mais ne discutons pas d’après les règles du goût les
œuvres qui n’ont rien à faire avec la discussion, qui sont nées sans raison de naître, et
pour lesquelles la discussion ne saurait se faire assez petite. Le mérite de ces œuvres
est une question purement industrielle où la critique n’a rien à voir. À quoi bon estimer
tous les genres d’ignorance dont se compose le bagage de ces artisans, depuis
l’ignorance de l’histoire jusqu’à l’ignorance de la langue ? Ils
prendraient pour de la niaiserie notre étonnement ou notre colère, et nous ne voulons pas
leur donner le plaisir de rire à nos dépens.
Par bonheur, le roman sérieux, le roman fondé sur l’analyse et le développement des
passions humaines, compte encore quelques disciples fidèles et dévoués. Parmi eux, et au
premier rang, il convient de placer M. Jules Sandeau. L’auteur de Marianna
ne s’est jamais adressé à la curiosité oisive ; il n’a jamais spéculé sur l’ennui, et,
pour ma part, je l’en remercie. Il a compris le roman comme un genre vraiment littéraire,
et il l’a traité littérairement. Soutenu par cette conviction, il a produit à son heure,
lentement ; il a donné à sa pensée le temps de mûrir, de s’épanouir ; il s’est préoccupé
des lois de la composition avec une bonne foi, une persévérance qui passeront pour
enfantines auprès de certains esprits ; mais il a obtenu le suffrage des juges les plus
sévères, et son labeur a été dignement récompensé. Pour ma part, je n’ai jamais songé à
compter les pages qu’il a signées de son nom ; je sais seulement qu’il n’y a pas une de
ces pages qui n’offre au cœur un sujet de rêverie, à la pensée un sujet de méditation. Je
sais que chacun des récits inventés par cet artiste laborieux est plein de vie dans la
plus haute acception du mot, non de cette vie bruyante dont se composent les aventures,
mais de cette vie intellectuelle et
morale qui forme le fonds
même de la poésie. Tous les romans de M. Jules Sandeau sont écrits d’un style pur et
châtié. Toutes les pages qu’il a signées de son nom ne méritent pas les mêmes éloges,
toutes les fables qu’il a inventées n’offrent pas la même vraisemblance et le même
intérêt ; mais il y a dans chacun de ses livres une substance morale qui se prête
merveilleusement à la discussion. Lors même qu’il lui arrive de se tromper, son erreur
s’explique par des motifs honorables. Il traite le public avec respect, et la critique
doit lui tenir compte de sa persévérance et de la sincérité de ses efforts.
Le premier roman de M. Sandeau, Madame de Somerville, se recommande par
des qualités précieuses, par la simplicité de l’action, par la vérité des épisodes, par la
grâce et la sobriété du style. Cependant je crois inutile de m’y arrêter, car toutes les
qualités qui distinguent Madame de Somerville se retrouvent avec plus
d’éclat et d’évidence dans Marianna. Le sujet choisi par M. Jules Sandeau
est empreint d’une profonde tristesse ; mais l’auteur l’a traité avec une vérité si
attachante, il a développé avec un soin si scrupuleux les moindres épisodes de son récit,
il a si habilement idéalisé la réalité qu’il avait sans doute connue par lui-même, il a
usé si ingénieusement de sa mémoire et de son imagination, que la tristesse de la donnée
disparaît sous le charme des développements. Si les passions
n’étaient pas éternelles, si l’homme n’était pas amoureux du trouble et de l’inquiétude,
nous dirions que Marianna est une leçon éloquente, et nous insisterions sur
le mérite moral de cette œuvre, nous la recommanderions comme un excellent conseil. Mais
pénétré, comme nous le sommes, de la nécessité, de l’éternité des passions, nous nous
contenterons d’appeler l’attention et la sympathie sur les personnages, la fable et le
style de ce livre.
Louons d’abord, et sans réserve, le caractère substantiel de Marianna. Il
est évident que le temps n’a manqué ni à la conception, ni à l’exécution de ce récit. On
voit dès les premières pages que l’auteur a thésaurisé avant de se mettre en dépense. Il a
lentement amassé, il a trié avec un soin sévère les pensées qu’il nous offre aujourd’hui.
Cette méthode, que nous ne saurions recommander trop hautement, exige une patience
aujourd’hui bien rare ; c’est la seule qui permette d’accomplir des œuvres durables ;
M. Sandeau n’a donc pas seulement fait un livre plein d’élégance et d’intérêt, il a donné
un bon exemple.
Les personnages du roman sont dessinés avec une remarquable précision. Dès qu’ils entrent
en scène, dès qu’ils parlent, chacun croit les reconnaître et les accueille comme
d’anciens amis. Marianna et Noëmi, M. de Belnave et M. Valtone, George et Henri, sont
conçus très simplement, et agissent de façon à ne jamais violer les lois de la
vraisemblance. Le portrait des deux sœurs, Marianna et Noëmi, fait le
plus grand honneur à l’imagination de M. Sandeau. Il y a dans ces deux figures une suavité
qui rappelle les meilleures pages de miss Edgeworth. Je ne sais si le portrait de ces deux
sœurs a été tracé d’après nature ; mais, réel ou idéal, il révèle une grande finesse
d’observation. Tous les secrets de ces deux jeunes cœurs, toutes leurs espérances, toutes
leurs ambitions, tous leurs rêves sont racontés avec une délicatesse que nous sommes
habitué à ne rencontrer que chez les femmes. L’auteur explique et analyse, comme un
souvenir de la veille, toutes les puérilités angéliques, tous les divins enfantillages
dont se compose la vie d’une jeune fille. Lors même qu’il invente, il a l’air de
transcrire, tant il met de naturel et de vivacité dans les tableaux qu’il nous présente.
Il croit à ses personnages, il les a vus, il les a écoutés, et sa foi entraîne la nôtre.
Il a plus que notre attention, il a notre sympathie. Marianna et Noëmi, unies ensemble
d’une étroite amitié, mais diversement douées, nous intéressent sans jamais nous étonner.
Noëmi est née pour la paix et le bonheur ; elle est pleine de courage et de raison ; elle
s’applique avec une constance infatigable à réaliser le rêve des moralistes, à chercher la
joie dans le devoir. Elle ordonne sa vie en vue du bien, et soumet à cette règle austère
tous les mouvements de sa pensée. Elle s’interdit
comme
insensés, comme criminels, tous les désirs qui dépassent le cercle de la famille. Aussi
les vœux de Noëmi sont-ils récompensés par un bonheur sans mélange. Une fois éclairée sur
la nature des espérances qu’il lui est permis de former, elle s’attache à régler sa
volonté sur sa puissance, et chacun de ses jours s’embellit à la fois du souvenir de la
veille et de l’espérance du lendemain. Quoique Noëmi offre le type d’une vertu
irréprochable, quoique chacune de ses actions soit courageuse et sainte, nous devons dire
que le personnage de Noëmi ne cesse pas un seul instant d’intéresser.
Marianna contraste heureusement avec Noëmi. Curieuse, ardente, amoureuse d’émotion, elle
comprend les devoirs de la famille, mais ne peut se résigner au bonheur des jours calmes
et pareils. L’affection la plus sainte, le dévouement le plus complet ne suffit pas à la
contenter ; car elle ne veut pas seulement se sentir aimée, elle veut être émue, et, pour
satisfaire cette soif impérieuse d’émotion, elle ira tête baissée au-devant du danger.
Elle abandonnera sans regret le bonheur qu’elle a sous la main. Son imagination ne parle
pas moins haut que son cœur. L’étonnement et l’inquiétude lui sont aussi nécessaires que
l’amour. Ce caractère n’a certainement rien de nouveau. Bien des femmes y liront le secret
de leur destinée. M. Sandeau a su rajeunir le type de Marianna par des détails pleins de
fraîcheur. Sans s’écarter
jamais de la vérité, il a idéalisé
tantôt avec adresse, tantôt hardiment, les données que lui fournissait l’expérience. Aussi
Marianna, quoique unie par une étroite parenté à bien des modèles qui ont passé devant nos
yeux, est une véritable création. Sa candeur et sa crédulité nous charment et nous
émeuvent, et s’il nous est arrivé de voir et d’étudier des types du même genre, nous
trouvons dans Marianna la transformation harmonieuse de nos souvenirs.
M. de Belnave et M. Valtone, conçus aussi simplement que Noëmi et Marianna, ne sont pas
dessinés avec une moindre habileté. M. de Belnave, en épousant Marianna,
croit que tous ses devoirs se réduisent à l’aimer. Sûr de l’affection qu’il a pour elle,
convaincu qu’elle ne peut douter de lui, il ne songe pas à lui prouver les sentiments qui
règlent toute sa conduite. Excellent, loyal, mais d’une nature peu expansive, il considère
l’empressement et la flatterie comme des enfantillages dignes de pitié, et il croirait
insulter sa femme en cherchant à deviner ses caprices. S’il surprend sur le visage de
Marianna un nuage de tristesse, il ne l’interroge pas, il n’essaye pas de la consoler, car
il a fait pour elle tout ce qu’il peut faire ; il le sait, il ne l’oublie pas un seul
instant, et le témoignage de sa conscience le dispense de toute curiosité. Le personnage
de M. de Belnave n’est pas moins vrai que le personnage de Marianna. Bien des maris,
fermement convaincus de n’avoir rien à se reprocher, et cependant
abandonnés, contre toutes leurs prévisions, se reconnaîtront dans M. de Belnave. Ils
comprendront, en l’étudiant, qu’il ne suffit pas d’aimer pour être aimé, qu’il faut, pour
exciter, pour nourrir l’affection, un dévouement ingénieux et qui sache se résigner tour à
tour à la vigilance et à l’expansion.
M. Valtone, moins paisible que M. de Belnave, n’est pas moins réservé dans l’expression
de sa tendresse. Mais il trouve dans Noëmi une docilité, une résignation, qui ne lui
permettent pas d’apercevoir ce qui lui manque pour récompenser dignement l’amour de sa
femme. Sous sa rudesse militaire, il cache un cœur excellent ; et prêt à sacrifier sa vie
pour Noëmi, récompensé, encouragé chaque jour par un sourire de bonheur, il ne lui arrive
jamais de se demander s’il comprend, s’il contente tous les désirs de sa femme.
George et Henri, qui complètent la liste des personnages, sont, comme Marianna et Noëmi,
comme M. de Belnave et M. Valtone, dessinés d’après des types que chacun de nous peut
retrouver dans ses souvenirs. George, arrivé à trente ans, éprouvé par les passions,
vieilli par tous les serments qu’il a prêtés et reçus, résume très bien l’égoïsme
impitoyable auquel conduit le développement exclusif de la sensibilité. Il a souffert et
il trouve juste et naturel de se venger de la douleur qu’il a
subie par la douleur qu’il inflige. Il y a dans la peinture de ce caractère une
fidélité, une âpreté, qui révolteront peut-être les cœurs ignorants, mais que nous croyons
pouvoir louer sans réserve ; car l’amour est assurément de toutes les passions la plus
égoïste, la plus cruelle, et le personnage de George Bussy exprime très bien cette triste
vérité. Quant à Henri Felquères, sa crédulité, sa candeur, le préparent admirablement à
l’épreuve qu’il appelle de tous ses vœux. Étonné, indigné de la franchise brutale avec
laquelle George Bussy brise les liens qui ne veulent pas se dénouer, effrayé de la cruauté
qu’il ne comprend pas, presque aussi honteux qu’affligé de la rupture qui s’accomplit sous
ses yeux, il tente le malheur comme la cime des chênes tente la foudre.
Avec ces personnages, M. Sandeau a composé un roman qui a toute la réalité d’un souvenir
personnel, et en même temps tout le mouvement d’un drame. La tristesse et l’inquiétude de
Marianna aux prises avec le mari qu’elle aime, dont elle connaît, dont elle a éprouvé
l’affection, offrent un tableau plein de simplicité. Il n’est guère possible de présenter
sous une forme plus nette et plus précise les souffrances d’un cœur poussé à la colère par
la sécurité. M. Sandeau a trouvé, pour peindre cette révolte invisible de chaque jour, des
traits pleins de finesse et que ne désavoueraient pas des écrivains consommés. Il a très
bien montré comment
le cœur, une fois résolu à faire de la
curiosité, de l’émotion, de l’ingratitude, la loi suprême de la vie entière, se détache du
bonheur et du devoir, et se précipite au-devant de la douleur comme au-devant d’un hôte
longtemps attendu. Il a retracé avec une grande délicatesse la lutte de l’indulgence et de
la rêverie, de la raison et de l’imagination, lutte engagée dans bien des ménages, et qui
finit trop souvent par l’abandon et le désespoir. Marianna, humiliée de la sécurité que
lui a faite M. de Belnave, honteuse du bonheur paisible qui remplit toutes ses journées,
voit, dans l’indulgence avec laquelle il traite sa tristesse, une preuve d’indifférence,
un témoignage de son indigence intellectuelle. La colère, la résistance, la ramèneraient
peut-être au sentiment du bonheur et du devoir ; l’indulgence l’exaspère et la pousse à la
révolte ; la pitié silencieuse de M. de Belnave pour des souffrances qu’il ne comprend pas
et qu’il dédaigne d’étudier, semble à Marianna plus voisine de l’injure que du pardon. Si
une parole d’encouragement, une parole inquiète et curieuse, appelait sur ses lèvres
l’aveu d’une faute imaginaire, elle renoncerait sans doute au roman qu’elle a rêvé. Mais
le silence de M. de Belnave l’aigrit au lieu de la calmer, et quand elle s’est bien
démontré qu’elle n’est pas comprise, elle se décide à jouer son bonheur sur un coup de dé.
Tout cela est raconté dans le livre de M. Sandeau avec une
précision merveilleuse, et l’infidélité de Marianna est si bien préparée, que
M. de Belnave a perdu le cœur de sa femme avant qu’elle ait rencontré l’homme qu’elle va
aimer. Quand il se décide à quitter Blanfort pour essayer de la distraire, pour étourdir,
pour dérouter sa rêverie, le mal est déjà profond et irréparable. M. de Belnave commence à
entrevoir l’abîme creusé sous ses pieds, mais il n’est plus en son pouvoir de le franchir
ou de le combler. Lorsque Marianna rencontre George Bussy aux eaux de Bagnères, elle n’est
plus assez clairvoyante, assez maîtresse d’elle-même pour l’interroger, pour l’éprouver
avant de le suivre. Elle ne s’appartient plus, elle ne se connaît plus, elle appartient au
premier homme qui saura mentir et flatter son orgueilleuse rêverie.
L’aveuglement, la confiance, la jalousie et le désespoir de M. de Belnave, lorsqu’il
comprend qu’il a perdu le cœur de sa femme, sont racontés par M. Sandeau avec une vérité
qui s’élève souvent jusqu’à l’éloquence. L’adresse ingénieuse avec laquelle Noëmi défend
sa sœur contre un ennemi que Marianna ne lui a pas nommé, lui a fourni le sujet de
plusieurs pages très fines. Le chapitre où M. de Belnave découvre, sans le chercher, le
secret de Marianna, l’entrevue de Noëmi et de George, sont traités avec une vérité, une
énergie, qui ne laissent rien à désirer. Le mensonge imaginé par Noëmi pour sauver
l’honneur de Marianna complique
complique action sans la
ralentir. Mais je ne saurais approuver la conversation belliqueuse de M. Valtone avec le
capitaine Gérard. Cet épisode est, à mon avis, un véritable hors-d’œuvre, et je le verrais
disparaître avec plaisir. Étant donné les habitudes militaires que l’auteur lui prête,
M. Valtone, pour provoquer George Bussy, n’a pas besoin de s’enivrer avec le capitaine
Gérard ; il lui suffit d’avoir été tourné en ridicule. Puisqu’il désire venger son ami, il
n’a pas besoin de s’exalter par le récit de ses exploits de garnison. Pour dire toute ma
pensée, je crois qu’il eût mieux valu ne pas mettre aux prises M. Valtone et George Bussy.
Marianna renonçant hardiment à suivre son mari sans avoir rien à craindre pour les jours
de l’homme qu’elle aime, refusant de se réhabiliter par un mensonge, imposant silence à
Noëmi, m’eût semblé plus poétique, plus grande que Marianna se résignant à l’obéissance
après avoir abandonné son mari, et rendue à la franchise par la frayeur. La lutte de
M. de Belnave et de Marianna se trouverait réduite à ses éléments nécessaires, et, au lieu
d’une scène qui manque de simplicité, nous aurions une scène rapide et hardie. Le
caractère de M. de Belnave ne perdrait rien de sa grandeur devant l’aveu spontané de
Marianna. Puisqu’il se résigne et pardonne, puisqu’il ne cherche pas dans la vengeance une
compensation impuissante, la franchise de Marianna n’eût fait que placer la
générosité de M. de Belnave dans un jour plus éclatant.
Je crois pouvoir louer sans réserve la lutte de Marianna et de George Bussy. Tous les
traits de ce tableau sont d’une irréprochable vérité. Il n’y a pas une page de ce rapide
récit qui n’émeuve profondément, car chaque page respire la colère et le désespoir. Ce
rêve commencé dans le paradis et achevé dans l’enfer est raconté avec une précision
quelquefois effrayante, et qui pourtant ne franchit jamais les limites de l’émotion
poétique. Toutes les scènes de ce drame lamentable sont retracées avec une simplicité
poignante, et attestent, chez M. Sandeau, une connaissance profonde du sujet qu’il a
choisi. La fuite de Marianna et ses longues rêveries au bord de la mer composent un
tableau d’une mélancolie touchante.
L’amour de Henri Felquères pour Marianna, facile à pressentir dès les premières pages, a
fourni à M. Sandeau plusieurs chapitres pleins de grâce et d’élégance. Henri commence par
pleurer sur le malheur de Marianna, par mêler ses larmes aux siennes. Il lui parle de
l’absent, il s’attendrit avec elle sur la perte irréparable ; il croit à l’éternité de la
douleur et il partage son désespoir. Mais qui ne sait comme les larmes mènent aux
baisers ? C’est une vérité vieille comme le monde, et que M. Sandeau a su rajeunir par le
charme et la nouveauté des détails. Les mutuelles confidences
de Henri et de Marianna remplissent l’âme d’une émotion douce et font presque oublier la
cruelle prophétie prononcée par George Bussy. En voyant cet amour si pur, si ardent, si
crédule ; en écoutant les promesses échangées par cet enfant et cette femme que le malheur
n’a pas instruite, on a peine à croire que Marianna va se venger sur Henri comme George
s’est vengé sur Marianna. Pour détourner ainsi l’attention du lecteur du dénouement
annoncé par George Bussy, M. Sandeau a fait une grande dépense d’habileté. Il a l’air si
convaincu de ce qu’il nous raconte, il paraît ajouter aux serments qu’il transcrit une foi
si complète, que nous partageons l’erreur de Henri et de Marianna. Nous oublions avec eux
la prophétie de George Bussy, et nous les écoutons comme si leur erreur devait durer,
comme s’ils ne devaient pas se réveiller dans les larmes. L’amour de Marianna pour Henri
est si naturel, si bien préparé, je dirais volontiers si nécessaire, que M. Sandeau eût
bien fait de ne pas prêter à Henri une tentative de suicide. Pour triompher de la
résistance de Marianna, Henri n’a pas besoin de l’effrayer. Il lui suffit de pleurer avec
elle et de lui parler de son amour. Un jour viendra où elle ne songera plus à se défendre,
où son vœu le plus ardent sera d’être vaincue, où elle se glorifiera dans sa défaite.
D’ailleurs une tentative de suicide réussit difficilement à émouvoir une femme. L’amour ne
se prescrit pas,
et le cœur le plus généreux peut très bien ne
pas se rendre à cet argument. Je voudrais donc voir disparaître du roman de M. Sandeau le
chapitre où Marianna surprend Henri un pistolet à la main.
M. Sandeau était condamné, par la nature du sujet qu’il avait choisi, à faire de la
seconde partie de son livre une contre-épreuve de la première. Il n’a pas cherché à éluder
cette nécessité, et nous pensons qu’il a bien fait. Il s’est soumis résolument à la
condition qu’il avait posée lui-même, et il a trouvé, dans cette obéissance volontaire et
prévoyante, l’occasion d’un éclatant triomphe. Marianna se détachant de Henri n’est pas
moins vraie que George se détachant de Marianna. Des deux parts c’est la même colère, la
même franchise, la même cruauté. La victime se fait bourreau avec une joie féroce. Mais je
crois devoir blâmer d’une façon absolue les menaces de mort proférées par Henri, lorsque
Marianna se décide à le quitter. Une pareille menace, loin d’ajouter à l’émotion, diminue
la pitié qu’inspirait Henri. Si Marianna était infidèle, si Henri se voyait trahi, le
meurtre se comprendrait ; mais répondre à l’abandon par une menace de mort, c’est une
qui n’a rien d’attendrissant.
L’intervention de George Bussy à l’heure où Marianna, désabusée, hésite encore à quitter
Henri, ne me paraît pas pouvoir être avouée par le goût.
Je
trouve dans cette intervention un double inconvénient. En premier lieu, cette prophétie
vivante, qui arrive à point nommé pour que les acteurs obéissent au programme, donne au
récit quelque chose d’artificiel, et rappelle maladroitement la phrase qui termine toutes
les fables d’Ésope. Marianna, pour devenir cruelle, n’a pas besoin des conseils de George.
L’amour qu’elle subit sans pouvoir y répondre parle assez haut pour la décider. En second
lieu, il ne convient pas de placer Marianna entre ses deux amants. Un pareil rapprochement
n’est pas invraisemblable, mais il ne peut manquer de blesser le lecteur le moins délicat.
Si le monde offre de tels rapprochements, s’il y a des femmes assez adroites pour peupler
leur salon des oublis de leur cœur, la poésie doit omettre cette face de la réalité.
Le départ de Marianna, ses courses furtives dans les environs de Blanfort, son entrevue
avec Noëmi, la scène où M. de Belnave lui pardonne sans s’humilier, et lui permet de
rester près de lui sans la rappeler, forment assurément les plus belles pages du livre. Il
y a dans ces derniers chapitres une fermeté de style, un enchaînement d’idées qui ne
permettent pas à l’attention de broncher un seul instant. L’auteur a su associer
habilement à l’analyse des sentiments qui agitent Marianna la peinture du paysage.
L’action réciproque de l’âme sur la nature et de la nature sur l’âme, a fourni à
M. Sandeau plusieurs traits d’une véritable éloquence. Tantôt le
paysage encadre la pensée, tantôt la pensée éclaire le paysage, et cette alliance du monde
intérieur et du monde extérieur n’a jamais rien d’artificiel. Privée de Marianna, la
campagne décrite par M. Sandeau n’aurait plus le même sens, et Marianna, autrement
encadrée, ne produirait pas la même émotion. L’auteur a très bien rendu l’humilité fière
de Marianna et la dignité indulgente de M. de Belnave. J’accepte sans répugnance le
suicide de Henri, qui sert de dénouement, car il fallait que Marianna eût un remords en
même temps qu’un repentir ; il fallait qu’elle regrettât le bonheur que lui avait offert
M. de Belnave, qu’elle avait méconnu, et qu’elle eût à se reprocher le malheur et la perte
de Henri.
Il me reste deux reproches à formuler, et j’hésite d’autant moins à le faire, que j’ai pu
louer sincèrement la plus grande partie de Marianna. M. Sandeau a introduit dans la trame
de son récit des idylles et des élégies qui sont quelquefois bonnes en elles-mêmes, mais
qui pourraient disparaître sans laisser aucun regret. Ces morceaux, traités généralement
avec une grande délicatesse, distraient l’attention, et troubleraient l’unité du poème, si
l’auteur n’avait pris soin de placer les idylles en forme de description, et les élégies
en forme d’exorde. Mais quelle que soit l’habileté avec laquelle
ces morceaux sont placés, je ne balance pas à les blâmer ; car ils ralentissent le
récit, et paraissent entamer la réalité des personnages : en voyant l’auteur se détourner
pour chanter une idylle, s’arrêter pour soupirer une élégie, on est tenté de se demander
s’il croit encore aux acteurs qu’il abandonne si facilement, s’il a vraiment assisté aux
souffrances qu’il raconte. Or, la croyance, une fois ébranlée, a grand-peine à se
raffermir ; une fois conquise, on ne saurait l’entretenir avec trop de vigilance.
Fernand et Madeleine méritent les mêmes éloges que
Marianna. Ces deux récits, conçus dans de moindres proportions, offrent
la même élégance, la même clarté, le même intérêt. Dans Fernand, dans
Madeleine, comme dans Marianna, la pensée engendre
l’action sans jamais se montrer à découvert. C’est le même artifice, le même bonheur ou
plutôt le même savoir, la même habileté. L’histoire de Fernand est celle de bien des
hommes qui croiront, en lisant le roman de M. Sandeau, lire le récit de leur vie. Fernand
réussit à séduire la femme de son meilleur ami ; pendant plusieurs années, ce bonheur
coupable demeure ignoré du mari ; mais un jour vient où Fernand se lasse de sa maîtresse
et veut reprendre possession de lui-même. Il s’éloigne avec l’espérance que son départ
assure sa liberté. Il croit que sa maîtresse devinera sans peine le motif de son absence,
et qu’elle acceptera
l’abandon sans lutte, sans colère. Il se
trompe. Elle devine bien, en effet, que Fernand l’abandonne parce qu’il ne l’aime plus,
parce que son amour s’est refroidi ; mais elle ne se résigne pas. Elle interroge son cœur,
et le trouvant encore dominé par la même passion, dévoré de la même ardeur, elle ne peut
croire que l’affection de Fernand soit éteinte sans retour. Fernand s’est étrangement
abusé. Présent, il eût réussi peut-être à recouvrer sa liberté, en brisant chaque jour un
anneau de sa chaîne. Il s’est trop pressé ; la fuite, au lieu de le sauver, le perdra. Il
a cherché la solitude ; les lettres de sa maîtresse viennent troubler la paix de sa
retraite. Cet amour importun dont il voulait se débarrasser le réveille en sursaut au
milieu de ses rêves de bonheur et d’indépendance. Quand il a passé la journée près d’une
jeune fille calme et pure, dont le cœur ne s’est pas encore ouvert à la passion, dont la
beauté sereine, le caractère angélique, le regard limpide, le sourire presque divin, lui
promettent une longue suite d’années heureuses, il trouve, en rentrant chez lui, une
lettre qui lui rappelle que sa chaîne n’est pas brisée. M. Sandeau a peint les tortures de
Fernand avec une rare habileté. Il serait difficile de présenter d’une façon plus
poignante la lutte de l’égoïsme contre la passion. Fernand touche du doigt le bonheur, et
il faut qu’il y renonce ; car sa maîtresse, lasse enfin d’attendre son retour, se décide à
partir, à mettre entre elle
et son mari une barrière
infranchissable. Elle vient retrouver Fernand. Ici, le châtiment commence ; il va se
poursuivre avec une inflexible rigueur. Le mari est bientôt sur les traces de sa femme.
Fernand est seul avec sa maîtresse, qu’il veut décider à partir, quand le mari paraît.
Fernand offre sa vie à l’offensé ; mais ce n’est pas là le compte du mari : le duel est un
jeu hasardeux. Le mari a deviné le secret de Fernand, il a compris que la passion est usée
dans son cœur. Pour punir du même coup la maîtresse et l’amant, il refuse l’offre de
Fernand. — Vous avez pris ma femme, gardez-la, — c’est à cette seule réponse qu’il borne
pour le moment sa vengeance. Il part, et Fernand, resté seul avec sa maîtresse, ne tarde
pas à mesurer toute la rigueur de l’expiation qui lui est imposée. Obligé de subir chaque
jour les reproches, les larmes, le désespoir muet de la femme qu’il a pour jamais séparée
du monde, sa vie n’est plus qu’un perpétuel supplice. Pour tromper sa douleur, il voyage,
il parcourt l’Italie, mais il traîne avec lui sa chaîne. Par une pente irrésistible, il
arrive à souhaiter la mort de sa victime. Ses vœux sont exaucés, il est libre enfin, il le
croit du moins. Sa poitrine se dilate. Il a beau faire, il se révolte inutilement contre
son indignité ; il ne peut se défendre d’une joie cruelle en contemplant le corps inanimé
de la femme qu’il a aimée avec frénésie, et dont l’amour obstiné a fait plus tard son
supplice. Sa joie n’est pas de longue durée. Il revient
en
France, il retrouve la jeune fille dont le souvenir est demeuré dans sa pensée comme un
tourment de plus ajouté à tous les tourments de son esclavage. Il la retrouve
languissante, pâle, abattue, mais libre encore. Le bonheur qu’il avait rêvé près d’elle ne
lui est donc pas interdit sans retour. Il demande sa main, il l’obtient ; son espérance
est comblée, quand le mari reparaît et lui demande sa vie. Fernand est blessé mortellement
et vient expirer au sein de la famille qui allait devenir la sienne. Je ne sais si j’ai
réussi à faire comprendre tout ce qu’il y a d’inexorable dans l’enchaînement des incidents
dont se compose cette tragédie. Il n’y a pas une page qui ne porte l’empreinte de la
vérité. L’art est partout et ne se montre nulle part. C’est un beau roman qui tient
dignement sa place près de Marianna.
La conception de Madeleine est pleine de grâce et de simplicité. Dans ce
livre, M. Sandeau a voulu montrer l’homme réhabilité par le travail et l’accomplissement
du devoir. Maurice a dévoré son patrimoine dans le désordre et l’oisiveté. Las de la vie
qu’il mène depuis quelques années, trop faible pour changer de conduite, trop fier pour
avouer sa pauvreté à ses compagnons de plaisir, il a résolu de se tuer. Il envisage la
mort sans effroi, et cependant il ne se presse pas d’exécuter son projet. Il est si
parfaitement convaincu de la nécessité du suicide, qu’il ne craint pas que la réflexion
puisse ébranler son
courage ou éveiller en lui de nouvelles
espérances. Madeleine a deviné le projet de son cousin ; pour le sauver elle se fait
pauvre comme lui. Dans les lettres de Maurice à son père, elle a surpris le secret de son
désespoir ; le père mort, elle accourt et lui dit : « Je n’ai rien, j’ai compté sur
vous. »
Il y a dans ces paroles toute la régénération de Maurice.
Dès que Maurice comprend, en effet, qu’il peut être utile à quelqu’un, qu’il y a dans sa
vie un devoir impérieux, sans renoncer à son projet, il l’ajourne ; il n’abandonne pas la
pensée du suicide, mais il consent à vivre pendant deux ans pour Madeleine. Ce répit
suffit à la jeune fille pour transformer, pour régénérer, pour réhabiliter l’âme
désespérée de son cousin. Je ne sais rien de plus touchant, de plus naïf, de plus vrai,
que la vie de Maurice et de Madeleine dans une mansarde de la rue de Babylone. Là, chaque
heure de la journée est sanctifiée par le travail : Madeleine peint des boîtes de Spa,
Maurice sculpte le chêne et le poirier. La famille Marceau, établie dans la même maison,
au même étage, compose un tableau charmant. Maurice, en voyant le bonheur de Marceau et de
sa femme, comprend toute la grandeur, toute la sainteté du travail. Ursule, sœur de lait
de Maurice, qui a voulu accompagner Madeleine, bonne, franche et railleuse, égaye de ses
reparties l’intérieur de ces deux ménages. Un jour, Maurice reçoit
une commande importante ; il s’agit de sculpter une sainte Élisabeth de
Hongrie pour un riche Anglais dont la famille est demeurée fidèle au culte catholique.
Malgré lui, sans le savoir, Maurice trouve dans le chêne obéissant l’image de sa cousine.
En cherchant l’expression de la pudeur et de la fierté, en s’efforçant de reproduire dans
un visage austère et doux le type de la reine et de la sainte, il a modelé
involontairement le visage angélique de Madeleine. Sir Edward n’a pu voir Madeleine sans
l’aimer ; il lui offre sa fortune et sa main. Maurice presse Madeleine d’accepter cette
offre généreuse ; il part, et lui laisse une lettre touchante, empreinte à la fois de
résignation et de dévouement. Maurice, régénéré par le travail, a renoncé à ses projets de
suicide ; mais plein de reconnaissance pour Madeleine, il ne veut pas, en restant près
d’elle, la condamner à la pauvreté. Cependant, avant de faire son tour de France, il va
revoir le château de ses pères ; il va dire adieu aux ombrages qui l’ont vu grandir, aux
allées paisibles où il a rencontré Madeleine pour la première fois. Qui trouve-t-il en
arrivant ? Madeleine, qui l’attend sur le perron et lui dévoile le secret de sa ruse
ingénieuse. Elle s’est faite pauvre pour l’obliger au travail, pour le forcer à ne pas
désespérer de lui-même. Maintenant qu’il a repris goût à la vie, maintenant qu’il est
régénéré, elle n’hésite pas à lui avouer sa richesse pour la partager avec lui. Ce château
qu’il croyait perdu
sans retour, elle l’a racheté. J’ai omis,
pour laisser au récit toute sa simplicité, plusieurs épisodes pleins de fraîcheur et de
grâce. Pour mieux expliquer le sens et la portée du récit, je l’ai réduit à ses lignes
principales. Cependant je ne puis me défendre d’appeler l’attention sur la première
entrevue de Madeleine et de Maurice. Il y a dans cette scène un parfum de jeunesse dont
rien, à mon avis, ne saurait surpasser la douceur.
J’ai réuni à dessein Marianna, Fernand et
Madeleine, quoique ce dernier récit soit séparé de
Marianna par un intervalle de sept années. C’est qu’en effet ces trois
romans sont unis entre eux par une étroite parenté. Nous retrouvons dans ces trois romans
le même procédé, la même alliance ingénieuse et déguisée de la philosophie et de la
poésie, la même habileté à tirer l’action de la pensée, à personnifier dans les acteurs
les idées révélées par la réflexion. Il me reste à parler du Docteur
Herbeau, de Mademoiselle de La Seiglière et de
Catherine, qui, traités avec le même talent, écrits d’un style aussi
châtié, n’appartiennent cependant pas à la même famille, et montrent sous un aspect
inattendu la manière de M. Sandeau. Dans Marianna, dans
Fernand, dans Madeleine, nous avons rencontré des émotions
sérieuses, une profonde connaissance de l’âme humaine et des passions qui l’agitent ; dans
le Docteur Herbeau, dans Mademoiselle de La Seiglière,
dans Catherine, nous sommes
doucement charmés
par une sorte de gaieté attendrie que Marianna ne permettait pas de
pressentir. Les amours du docteur Herbeau et de Louise Riquemont rappellent, en plus d’une
page, la manière de Mackenzie et de Sterne. Ce mélange de raillerie et de sincérité,
d’ironie et d’émotion, donne au lecteur un plaisir singulier, difficile à caractériser,
dont Mackenzie et Sterne semblent offrir le plus parfait modèle. La passion contenue du
docteur Savenay, la grossièreté naïve de M. Riquemont, la jalousie d’Adélaïde Herbeau,
l’impertinence de Célestin Herbeau, indigne héritier du nom, composent, avec la mélancolie
de Louise Riquemont, un tableau que ne désavoueraient pas les maîtres les plus habiles.
Sans doute il est permis de reprocher à l’impertinence de Célestin Herbeau une verve
surabondante qui ne sait pas toujours s’arrêter à temps ; mais cette tache légère ne
détruit pas l’effet général de la composition. Il y a dans ce roman des scènes d’un
comique vrai, qui amènent le rire sur les lèvres, pleines de naturel et d’entraînement, et
qui font place aux émotions les plus attendrissantes. Le rire et l’attendrissement se
succèdent avec tant de bonheur, avec tant de vraisemblance, que jamais l’un ne fait tort à
l’autre.
Mademoiselle de La Seiglière est probablement le plus achevé de tous les
récits que M. Sandeau a composés depuis l’époque de ses débuts. En
subissant de légères transformations, ce livre deviendrait une véritable
comédie, et cependant je ne voudrais pas conseiller à M. Sandeau de changer le cadre de sa
pensée. En général, ces tentatives ne sont pas heureuses. La pensée qui s’est produite
pour la première fois sous la forme du récit, perd, en se montrant sous la forme
dramatique, la meilleure partie de sa jeunesse et de sa fraîcheur. Toutefois il m’est
impossible de ne pas appeler l’attention sur la verve comique, sur la gaieté communicative
qui éclate dans plusieurs chapitres de ce roman. Le personnage du marquis de La Seiglière
est une création qui ferait honneur aux esprits les plus exercés ; le vieux Stamply est
composé avec une franchise, une vérité que je ne me lasse pas d’admirer. La figure de
mademoiselle de La Seiglière est empreinte d’une mélancolie touchante. Madame de Vaubert
exprime très bien le type de la ruse et de la sécheresse. Bernard Stamply, placé entre son
amour pour mademoiselle de La Seiglière et la conscience de ses droits, intéresse
constamment par la sincérité de son langage. J’ai dit que ce roman me paraît le plus
achevé de tous les récits composés par M. Sandeau. Ce n’est pas que le sujet soit plus
heureusement choisi que celui de Marianna ou de Madeleine,
mais dans aucun de ses livres l’auteur ne s’est montré aussi maître de lui-même ; dans le
développement d’aucune de ses pensées, il n’a révélé une puissance aussi calme, une
volonté aussi
prévoyante. Jamais il n’a manié sa fantaisie avec
une avarice plus intelligente. Il sait où il va, et il marche vers le but prévu du pas qui
lui plaît, hâtant ou ralentissant son allure selon les besoins du récit. Il a tiré de son
sujet tout le parti qu’on pouvait souhaiter ; il l’a fécondé sans l’épuiser. La manière
dont madame de Vaubert pétrit l’âme de Stamply comme une cire obéissante, les
conversations de Bernard et du marquis, révèlent, chez M. Sandeau, un véritable talent
pour la comédie. L’abondance de la pensée, la sobriété de l’expression, donnent aux
personnages une vie, un naturel, qui n’appartiennent qu’aux maîtres du genre.
Mademoiselle de La Seiglière est à coup sûr une des lectures les plus
agréables qui se puissent rencontrer, une œuvre dont le mouvement et la variété ne
laissent rien à désirer. On ne sent nulle part l’effort ou l’inquiétude. L’auteur semble
si convaincu de ce qu’il raconte, il croit si bien au caractère, aux paroles de ses
personnages, que sa foi entraîne la nôtre, et nous écoutons le marquis et sa fille, le
vieux Stamply, Bernard et madame de Vaubert, comme si nous les avions près de nous. C’est
pourquoi Mademoiselle de La Seiglière me paraît supérieure à tous les
romans de M. Sandeau, par la réalité, par le mouvement et la vie.
Catherine, publiée l’année dernière, sans réunir toutes les qualités qui
recommandent
Mademoiselle de La Seiglière, est
cependant un tableau de genre digne de la plus sérieuse attention. Catherine, la petite
fée, comme l’appelle l’auteur ; Roger, qui s’éprend pour elle d’un amour sincère, et qui
cependant n’a pas le courage de lui donner son nom ; François Paty, le digne curé de
village ; Claude, l’amant silencieux de Catherine, sont autant de personnages dessinés
avec une vérité, une franchise, qui rappellent en maint endroit la manière de l’école
flamande. Il n’y a pas jusqu’à la vieille Marthe qui n’intéresse et n’ajoute à l’effet du
tableau. Quoique l’attendrissement domine dans la composition de Catherine,
il y a cependant plus d’une scène qui touche à la bonne comédie. Les esprits chagrins
pourront reprocher aux paysans de M. Sandeau leur innocence toute patriarcale, et lui
demander comment il n’a pas trouvé moyen de leur donner un seul des vices qui affligent
les villes. Quant à moi, je l’avoue, je ne songe pas à lui adresser ce reproche, car la
lecture de Catherine ne m’a laissé qu’une impression de plaisir. J’ai suivi
avec tant d’intérêt les amours de Roger et de la petite fée, j’ai assisté avec tant de
curiosité au dîner de monseigneur chez François Paty, que je ne veux pas chicaner l’auteur
sur la manière dont il a su m’attacher. Je ne suis pas loin de croire que les paysans tels
qu’il nous les peint se rencontrent rarement. Est-ce là pourtant une raison suffisante
pour les déclarer impossibles de tout point, et les
renvoyer au
pays des chimères ? Tel n’est pas mon avis. Claude me plaît d’ailleurs par sa candeur et
son dévouement. Quant à la petite fée, je prends parti pour elle, et je n’hésite pas à me
proclamer son champion. Il est impossible de réunir plus de grâce et de finesse, plus de
malice et de pureté ; elle mérite vraiment son nom. Elle comprend à merveille toute la
faiblesse de Roger ; malgré la vivacité de son affection, elle devine que son amant ne
renoncerait pas sans regret à l’approbation du monde ; et, pour s’épargner un repentir
inutile, elle le dégage de ses serments. La petite fée ne pouvait manquer de
clairvoyance ; elle préfère à bon droit le dévouement de Claude à la passion exaltée de
Roger. Elle se montre aussi sage que bonne, et ce dénouement fait honneur au bon sens de
M. Sandeau.
Outre les romans dont je viens de parler, l’auteur de Marianna a écrit
plusieurs nouvelles dont la lecture est pleine de charme et d’entraînement. Je citerai
particulièrement Vaillance, Richard, Karl
Henry et Mademoiselle de Kérouare. Vaillance est un véritable
modèle de narration. Les trois frères Legoff sont peints de main de maître. Le caractère
de Jeanne rappelle, sans le reproduire, le gracieux personnage de Diana Vernon. Il y a,
dans cette nouvelle, une vérité de pinceau, une franchise de coloris, qui se rencontrent
bien rarement dans les récits que nous voyons se multiplier
chaque jour. Après avoir tourné le dernier feuillet, il est impossible de ne pas garder
dans sa mémoire l’image vivante du Coat-d’Or. Richard est un récit dont l’intérêt ne
saurait être contesté. Karl Henry nous offre le développement d’un
caractère dessiné certainement d’après nature. Ce jeune musicien, réservé peut-être aux
plus hautes destinées, dont le nom semblait promis à la gloire, et qui, pour soutenir sa
famille, va s’ensevelir vivant au fond de la province, dans une étude d’avoué, excite un
attendrissement involontaire. Il y a dans cette immolation de chaque jour quelque chose de
poignant, et M. Sandeau a su traiter cette donnée avec tant de vérité, que l’invention
semble à peine jouer un rôle dans son récit. Pour moi, je pense qu’il a dû assister aux
misères qu’il nous raconte. L’imagination la plus heureuse ne saurait deviner toutes les
tracasseries, toutes les piqûres d’épingle dont se compose la vie de Karl Henry. Quelle
que soit la vérité de nos conjectures, inventé ou transcrit, le tableau de cette
abnégation obscure et résignée a droit aux plus grands éloges. Ce n’est pas, en effet, un
médiocre triomphe que de donner à sa pensée un accent de réalité où l’art semble n’avoir
aucune part. Quant à Mademoiselle de Kérouare, je regrette sincèrement
que l’auteur n’ait pas développé dans de plus larges proportions la donnée qu’il avait
choisie. Tous les incidents sont à leur place, les caractères sont dessinés avec netteté ;
mais le récit manque d’air. À proprement parler, c’est plutôt
un programme de récit qu’un récit achevé. La manière dont M. Sandeau a su traiter le sujet
de Vaillance, légitime pleinement nos regrets à l’égard de
Mademoiselle de Kérouare.
Si maintenant nous essayons d’embrasser par la pensée l’ensemble des œuvres que nous
venons d’analyser ; si nous nous demandons quel est le caractère général de tous ces
récits, quelle est l’idée constante qui les domine, la réponse ne sera pas difficile. Un
seul mot suffit en effet à caractériser tous les romans de M. Sandeau : ce qui domine dans
tous ses livres, c’est le sentiment profond de la famille. Depuis Marianna
jusqu’à Madeleine, il n’a pas écrit une page qui ne respire la passion la
plus sincère pour la vie de famille, la connaissance complète du bonheur qu’elle donne et
des devoirs dont elle se compose. Je ne crois pas que M. Sandeau ait choisi la vie de
famille comme un thème à développer ; je ne crois pas qu’il se soit proposé de réfuter,
dans chacun de ses livres, les doctrines professées depuis quinze ans dans plus d’un livre
célèbre et justement admiré. Je pense qu’il a exprimé librement ses convictions, et qu’il
n’a pas eu besoin de contradicteurs pour rencontrer l’éloquence. D’ailleurs aucun de ses
livres n’est empreint du caractère dogmatique. Les personnages créés par sa fantaisie
concourent merveilleusement à l’expression de la pensée que nous signalons ;
mais aucun ne porte écrit sur le front le principe qu’il représente. Quoi
qu’il en soit, involontaire ou prémédité, le caractère général des livres de M. Sandeau ne
saurait être contesté. Or, cette pensée dominante laisse dans l’âme du lecteur une
impression salutaire. M. Sandeau peint la passion avec franchise, avec liberté, sans
crainte, sans pruderie, comme s’il lui attribuait le gouvernement de la société, et
cependant, entraîné par la pente inexorable de sa pensée, il donne toujours gain de cause
au devoir. Quoique je ne songe pas à confondre la loi morale et la loi poétique, je ne
puis m’empêcher de signaler cette coïncidence et d’en relever toute la valeur. Bien que
l’une de ces lois régisse la volonté tandis que la seconde régit l’imagination, c’est
toujours un avantage pour les créations de la fantaisie de satisfaire aux prescriptions de
la loi morale, ou du moins de les rappeler.
Ai-je besoin de dire ce que je pense du style de M. Sandeau ? Il est généralement pur,
châtié, transparent ; il dit nettement ce qu’il veut dire. L’idée se laisse toujours
apercevoir sous l’image. Les mots obéissent à la pensée et ne la gênent jamais dans son
allure. L’analogie, cette loi souveraine du style, est constamment respectée dans l’emploi
des images. On voit que M. Sandeau prend l’art d’écrire au sérieux et se contente
difficilement ; aussi je crois que ses livres ne sont pas menacés d’un oubli prochain :
car ils offrent des pensées justes clairement
exprimées, des
sentiments vrais analysés avec finesse. Que faut-il de plus pour assurer la durée des
œuvres littéraires ?
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XI.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome I, chap. XV, ii.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, i.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, ii.]
[Déjà reproduit dans l’édition de 1836, tome II, chap. XVI, iii.]
Je voudrais pouvoir parler de la nouvelle tragédie de M. Ponsard avec indulgence, avec
éloge ; malheureusement deux motifs impérieux me prescrivent la sévérité. L’enthousiasme
excité par Lucrèce, il y a trois ans, a placé si haut l’auteur
d’Agnès de Méranie, que le public, justement exigeant, attendait beaucoup
de l’œuvre nouvelle ; et M. Ponsard, en n’acceptant pas tous les éléments de la donnée
qu’il avait choisie, en laissant dans l’ombre la meilleure partie, la partie la plus
féconde de son sujet, semble inviter lui-même la critique à le juger avec une indépendance
inexorable. Puisqu’il a cru, en effet, pouvoir négliger les éléments les plus fertiles de
la donnée tragique fournie par l’histoire, c’est qu’il trouvait, ou pensait trouver en
lui-même une force, une énergie, une souplesse, une habileté suffisantes pour dissimuler
l’indigence du cadre dans lequel il lui plaisait de circonscrire le
développement de sa tragédie. Or, il faut bien le dire, M. Ponsard s’est
étrangement trompé. Non seulement il a méconnu la véritable nature du sujet qu’il avait
choisi, non seulement il a mutilé l’histoire ; mais encore, étant donné le cadre qu’il
s’était tracé, on peut dire, sans injustice, qu’il n’a pas su le remplir. Pour démontrer
ce que j’avance, pour prouver jusqu’à quel point M. Ponsard s’est fourvoyé, pour entourer
d’une lumineuse évidence cette double proposition, il me suffira de rappeler sommairement
les faits consignés dans l’histoire et d’analyser la fable conçue par l’auteur.
Toutefois, avant d’aborder cette double tâche, je crois devoir dire avec franchise ce que
je pense de l’œuvre nouvelle comparée à sa sœur aînée, à Lucrèce. On s’est
beaucoup trop pressé, il y a trois ans, de crier au Corneille et d’applaudir comme une
œuvre de génie la première création dramatique de M. Ponsard. Tous ceux qui sont assez
lettrés pour vivre familièrement dans le commerce des historiens latins, tous ceux qui
peuvent lire Tite-Live sans le secours plus ou moins perfide des traducteurs, savent à
quoi s’en tenir sur la valeur de cette admiration. Ils n’ignorent pas que les quatre
derniers chapitres du premier livre de Tite-Live sont plus vivants, plus animés, plus
dramatiques, dans l’acception la plus élevée du mot, que la tragédie de M. Ponsard. Ils
n’ignorent pas que le poète salué, il y a trois ans, comme le régénérateur de la
scène française, est demeuré bien loin de l’historien romain ;
que Tite-Live, malgré sa passion bien connue pour l’amplification, a trouvé pour raconter
la mort de Lucrèce des accents pathétiques, émouvants, une rapidité, une simplicité de
parole que le poète n’a pas réussi à faire passer dans ses vers. Parlerai-je de la couleur
antique dont les admirateurs de M. Ponsard ont fait tant de bruit ? Sans avoir pâli sur
les légendes romaines, sans avoir pris parti pour Niebuhr contre Tite-Live, ou pour
Tite-Live contre Niebuhr, il est permis d’affirmer que l’unité de couleur manque
généralement dans la première tragédie de M. Ponsard. Il arrive trop souvent au poète de
confondre la Rome des Tarquins avec la Rome républicaine ou impériale. Cette erreur,
quoique certaine, a passé presque inaperçue ; faut-il nous en étonner ? Aujourd’hui
l’étude des langues modernes jouit dans le monde d’une popularité souveraine. L’étude de
l’antiquité est trop négligée pour qu’il soit permis d’attendre de la foule un jugement
clairvoyant dans ces questions délicates. Reste l’opinion des hommes compétents, qui ne
pouvaient hésiter à se prononcer. L’imitation ingénieuse d’André Chénier, de Shakespeare
et de Tite-Live n’a pu faire illusion qu’aux yeux mal exercés. Quant aux hommes
familiarisés depuis longtemps avec l’antiquité aussi bien qu’avec la littérature moderne,
ils n’ont pu être abusés un seul instant. Tout en reconnaissant dans M. Ponsard
un habile écrivain, ils n’ont pas consenti à le placer au premier
rang. Il y a trois ans, la critique devait protester contre l’engouement de la foule ;
aujourd’hui elle doit protester contre la réaction qui veut mettre en lambeaux et fouler
aux pieds le nom de M. Ponsard. L’auteur de Lucrèce, nous le reconnaissons,
ne méritait pas tous les éloges qu’il a recueillis ; mais l’auteur d’Agnès de
Méranie ne mérite pas non plus tous les reproches qui lui sont adressés. Si la
renommée qu’on lui a faite ne reposait pas sur de solides fondements, la sévérité avec
laquelle on le juge maintenant ne saurait non plus s’appeler justice. Quels que soient les
défauts de son œuvre nouvelle, et ils sont nombreux, je suis pourtant forcé de protester
contre la réaction qui se produit sous nos yeux. J’ai retrouvé dans Agnès de
Méranie tout le talent qui distingue Lucrèce, la même élégance,
la même simplicité, la même sobriété d’expression ; si ces qualités n’éclatent pas dans
toutes les scènes d’Agnès de Méranie, on en pourrait dire autant de
Lucrèce. Reste à savoir si ces qualités qui ont suffi au succès d’une
tragédie romaine pouvaient suffire au succès d’une fable dramatique prise dans l’histoire
de la France au moyen âge. Or, je ne le pense pas. Le sujet de Lucrèce
était gravé dans toutes les mémoires. Avant le lever du rideau, chacun savait à quoi s’en
tenir sur l’exposition, le nœud et le dénouement de la fable tragique. La foule attentive,
n’ayant pas à se
préoccuper de la marche de l’action,
puisqu’elle la prévoyait, se laissait aller au plaisir d’entendre des vers généralement
bien faits. Tout entière à la joie de voir un drame domestique simplement exposé,
simplement noué, dénoué simplement, elle ne s’arrêtait pas à compter les imitations ; elle
n’apercevait pas ou pardonnait sans peine les incorrections qui déparent plusieurs scènes
de Lucrèce. Elle n’avait pas d’ailleurs l’oreille assez exercée pour
relever toutes ces fautes. Elle n’était pas assez familiarisée avec l’analyse du langage
pour signaler les barbarismes d’acception qui font tache dans plus d’un alexandrin. Quand
il arrivait au poète de détourner un mot de son sens naturel, de sa signification
légitime, elle n’en souffrait pas et ne pouvait songer à le gourmander. En choisissant
dans l’histoire de la France au moyen âge le sujet de sa nouvelle tragédie, M. Ponsard se
plaçait dans une condition beaucoup plus difficile. Quoiqu’il s’adressât au même public,
quoiqu’il dût compter sur la même indulgence dans toutes les questions qui touchent à la
pureté du langage, il avait cependant à satisfaire d’autres exigences. Le sujet
d’Agnès de Méranie était nouveau pour la plus grande partie des
spectateurs, et, par cela même qu’il était nouveau, l’attention publique voulait être
excitée par l’originalité des caractères, par la rapidité de l’action, par la variété des
incidents, par la vivacité du dialogue. Je sais bien que toutes ces qualités,
envisagées d’une façon générale, ne sont pas moins nécessaires dans une
tragédie romaine que dans une tragédie empruntée à l’histoire du moyen âge ; mais
l’expérience a montré que la foule, toutes les fois qu’il s’agit d’un sujet consacré par
une longue tradition, s’attache plus à la forme qu’au fond, et fait bon marché du
mouvement et de la vie, pourvu que les vers soient harmonieux, pourvu que la période ait
du nombre, que les images soient habilement assorties. Quelques grandes pensées exprimées
en beau langage, quelques sentiments généreux présentés avec clarté suffisent à défrayer,
dans ces conditions, le triomphe d’une soirée. Si plus tard la réflexion vient démontrer
que les personnages de cette tragédie sont jetés dans un moule connu depuis longtemps, que
l’action est languissante, la foule persiste pourtant dans son premier enthousiasme, et ne
consent pas à renier son admiration. Or, c’est là précisément ce qui est arrivé à la
tragédie de Lucrèce.
À Dieu ne plaise que je confonde les devoirs du poète et les devoirs de l’historien.
Chacun d’eux a sa mission spéciale, son but particulier ; les lois qui régissent
l’histoire et la poésie sont profondément distinctes et séparées par un intervalle
immense. L’histoire n’est pour le poète qu’un point de départ. La connaissance la plus
complète de la réalité ne saurait suffire à la construction d’un poème. Il n’y a pas de
poème lyrique, épique ou
dramatique, sans l’intervention
toute-puissante d’une faculté qui n’a pas de rôle à jouer dans l’histoire et qui s’appelle
imagination. Si donc je crois de voir rappeler les principaux épisodes dont se compose la
vie d’Agnès de Méranie, ce n’est pas pour superposer la tragédie à
l’histoire. Je ne crois pas qu’il soit possible d’identifier l’histoire et la poésie sans
blesser les notions les plus simples du bon sens. Toutefois, s’il appartient au poète
d’interpréter librement la réalité fournie par l’histoire, afin de l’agrandir, de
l’animer, de la vivifier, de lui rendre le mouvement et la variété qu’elle perd trop
souvent entre les mains de l’historien, à moins que l’historien, par un privilège bien
rare, ne réunisse l’art à la science comme Augustin Thierry, si le poète, en un mot, est
maître absolu de la réalité, il ne peut gouverner son domaine qu’à la condition de le
connaître, il ne peut l’agrandir qu’à la condition d’en avoir mesuré l’étendue, de savoir
où commence, où finit son domaine. S’il lui arrive de laisser dans l’ombre plusieurs
parties importantes de la réalité, de négliger des éléments qui semblaient appelés à la
résurrection, nous avons le droit de le gourmander, et même il nous est permis de croire
qu’il n’a pas étudié suffisamment la donnée qu’il voulait traiter. C’est pourquoi, avant
d’analyser la tragédie de M. Ponsard, nous feuilletterons rapidement le règne de
Philippe-Auguste.
Agnès de Méranie était la troisième femme de
Philippe-Auguste.
Le roi, après la mort d’Isabelle de Hainaut, sa première femme, avait épousé Ingeburge,
princesse danoise, afin de se ménager des droits sur l’Angleterre et d’inquiéter ainsi
Richard Cœur-de-Lion. Une aversion invincible, sur laquelle les historiens ne s’expliquent
pas clairement, l’avait poussé à répudier Ingeburge dès le premier jour de son mariage. La
princesse danoise s’adressa vainement au pape Célestin III pour obtenir justice. Trois ans
après son second mariage, le roi prit une nouvelle épouse et choisit Agnès de Méranie. À
la nouvelle de ce troisième mariage, Ingeburge renouvela ses doléances au pape et le
supplia de la réintégrer dans ses droits. Célestin, plus qu’octogénaire, n’avait pas assez
d’énergie pour contraindre à l’obéissance un roi aussi puissant que Philippe-Auguste ; il
lui écrivit à plusieurs reprises, mais toujours sans succès. L’avènement d’Innocent III
changea subitement la face de la question. Innocent III était plein de zèle et de
vigueur ; éloquent, hardi, jaloux des droits du saint-siège, animé d’une foi ardente, se
croyant appelé à diriger, au nom de l’Évangile, tous les mouvements de la politique
européenne, il prit en main la cause d’Ingeburge et enjoignit à Philippe-Auguste de
reprendre sa seconde femme. Plus tard, il écrivit à l’évêque de Paris et lui ordonna
d’admonester sévèrement son souverain temporel sur le scandale de sa conduite ; cette
double remontrance étant demeurée
demeurée sans effet, il
envoya en France le cardinal Pierre, comme légat a latere, avec ordre de
signifier au roi qu’il eût à quitter Agnès de Méranie dans le délai fixé par le
saint-siège, s’il ne voulait s’exposer à voir son royaume mis en interdit. Philippe reçut
le cardinal Pierre avec déférence, mais refusa nettement de renvoyer Agnès. Il écrivit à
Innocent III plusieurs lettres, qui nous ont été conservées, pour expliquer le renvoi
d’Ingeburge. Outre la parenté alléguée pour justifier la répudiation, le roi se plaint de
ne pouvoir accomplir avec elle le devoir conjugal. Innocent n’accepta pas les excuses de
Philippe ; après d’inutiles pourparlers, il résolut d’envoyer en France un nouveau légat,
le cardinal Octavien, et lui donna les instructions les plus sévères. Philippe ayant
refusé péremptoirement de se soumettre aux ordres du saint-siège, le royaume fut mis en
interdit. Au jour fixé par le légat, les églises furent fermées, les reliques soustraites
à l’adoration des fidèles, les saintes images voilées ; hors le baptême et
l’extrême-onction, tous les sacrements furent refusés par le clergé. Les cimetières mêmes
ne s’ouvrirent plus, et les morts ne purent obtenir les prières chrétiennes. Philippe, au
lieu de céder devant cette démonstration énergique du saint-siège, exerça de vives
représailles contre le clergé qui s’était soumis aux ordres d’Innocent III.
Le pape refusa d’examiner la validité du divorce
tant que le
roi n’aurait pas rendu au clergé les biens dont il l’avait dépouillé, et renvoyé Agnès
hors du royaume. Agnès, menacée dans son amour, car elle aimait le roi avec passion,
écrivit à Innocent III une lettre suppliante : elle était mariée depuis cinq ans et avait
deux enfants de Philippe. Le pape ne voulut rien entendre. Le peuple, privé des
sacrements, se révolta dans plusieurs provinces ; il y eut des émeutes sanglantes. Enfin
le roi, abandonné par le clergé, par la noblesse, se vit forcé de subir les conditions du
saint-siège. Les prélats, réunis en concile à Soissons, annulèrent, en présence
d’Ingeburge, le divorce prononcé par l’archevêque de Reims, et le roi consentit à renvoyer
Agnès. Un jour, tandis que les évêques délibéraient, Philippe arriva sans être attendu,
prit en croupe Ingeburge et disparut avec elle. À cette nouvelle, l’interdit fut levé, le
concile se dispersa, et le roi fut ainsi débarrassé des remontrances du clergé. Agnès
mourut de douleur dans un château de Normandie, deux mois après son abandon. Quant à
Ingeburge, malgré la manière toute chevaleresque dont le roi l’avait enlevée, elle fut
bientôt délaissée une seconde fois. Le pape eut beau écrire à Philippe lettres sur lettres
et lui recommander de se préparer à l’accomplissement des devoirs conjugaux par la prière,
par les neuvaines, par les cérémonies de l’Église, le roi se déclara ensorcelé et refusa
longtemps d’obéir aux ordres du saint-siège.
Ce ne fut que dix
ans après la mort d’Agnès qu’Ingeburge fut définitivement rétablie dans ses droits de
reine.
Tel est, dans sa réalité nue, l’épisode choisi par M. Ponsard. J’ai négligé à dessein
tout ce qui se rapporte à la politique extérieure de Philippe, et en particulier à ses
relations avec l’Angleterre. Henri II et Richard Cœur-de-Lion étaient morts. Jean sans
Terre était pour le roi de France un rival beaucoup moins redoutable, car il n’avait ni la
ruse de Henri, ni le courage de Richard. J’ai omis volontairement toute cette partie du
règne de Philippe, parce qu’elle ne se rattache pas d’une façon directe au sujet. Je ne
sais si je m’abuse, mais il me semble qu’il y a dans les éléments que j’ai passés en revue
tout ce qui peut servir à la composition d’un drame intéressant et varié. La cour, le
clergé, le peuple, sont aux prises. Autour de Philippe, d’Agnès et d’Ingeburge, viennent
se grouper naturellement le légat, les évêques, les barons, les communes naissantes. Il y
a dans cette lutte de l’autorité royale contre le clergé, la noblesse et la volonté
populaire, dans le combat de la politique et de la passion, tout ce qu’il faut pour
intéresser, pour émouvoir le spectateur. Voyons comment M. Ponsard a interprété
l’histoire.
L’auteur d’Agnès de Méranie n’a pas accepté la donnée historique dans
toute sa franchise. Parmi les éléments que nous avons indiqués, il a fait un
triage tellement sévère, tellement dédaigneux, que, d’élimination en
élimination, il est arrivé tout simplement à garder le roi en supprimant le royaume. Et
qu’on ne prenne pas cette déclaration pour un jeu de mots, pour une fantaisie de langage ;
qu’on ne croie pas que nous opposons le roi au royaume avec le seul désir de faire à
M. Ponsard une chicane puérile et sans fondement : l’analyse de sa tragédie, acte par acte
et scène par scène, démontre surabondamment ce que j’avance. Où est le clergé de France
dans Agnès de Méranie ? À quelle heure, en quelle occasion paraît-il sur le
théâtre ? Il n’est pas question de lui un seul instant. À ne consulter que la tragédie de
M. Ponsard, on dirait que le clergé de France est resté neutre entre Ingeburge et Agnès de
Méranie, entre Innocent III et Philippe-Auguste. Pourtant nous savons qu’il n’en est rien
et que le clergé de France a joué dans cette affaire un rôle important, un rôle actif et
dont le poète devait tenir compte. À quelle heure, en quelle occasion paraît la noblesse
de France ? Elle est représentée par un personnage unique, par Guillaume des Barres ; mais
Guillaume des Barres n’est à proprement parler que le confident de Philippe-Auguste : il
n’agit pas, il n’a pas de rôle vraiment personnel, il n’exprime pas les sentiments de la
noblesse française. À quelle heure, en quelle occasion est-il question des communes de
France ? Il n’est pas dit un mot dans Agnès de Méranie de cette puissance
formidable qui, profitant habilement des querelles de
l’aristocratie et de la royauté, grandissait dans l’ombre et préparait lentement ses
futurs triomphes. Ainsi d’un trait de plume M. Ponsard a biffé le clergé, la noblesse et
les communes. Qu’a-t-il fait d’Ingeburge, de la reine répudiée ? Il est parlé d’elle
pendant toute la pièce ; mais elle ne paraît pas une seule fois. Je sais qu’un tel
personnage était difficile à mettre en scène ; je sais qu’il était difficile d’intéresser
le spectateur aux douleurs d’une reine répudiée qui semble condamnée à subir la marche des
événements sans pouvoir la ralentir ou la hâter. Pourtant nous savons par des témoignages
irrécusables qu’Ingeburge n’est pas demeurée inactive dans la lutte engagée entre la
couronne de France et le saint-siège. Je crois donc que le poète ne pouvait légitimement
se dispenser de mettre en scène Ingeburge. Quant aux relations qu’il devait établir entre
Philippe-Auguste, Agnès et Ingeburge, c’est une question que l’histoire n’a pas résolue. À
cet égard, le poète avait pleine liberté et ne relevait que de sa fantaisie. Il y avait
là, j’en conviens, une difficulté grave ; toutefois il fallait la vaincre et non pas
l’éluder.
M. Ponsard a voulu composer sa tragédie avec quatre personnages : Philippe-Auguste, Agnès
de Méranie, Guillaume des Barres et le légat du pape ; car je ne puis accepter comme
personnages un certain comte Robert, ami de Guillaume, et
Marguerite, confidente d’Agnès. Réduite à ces éléments, la tragédie était fatalement
condamnée à vivre d’une vie factice, à multiplier les tirades, à épuiser toutes les
ressources, toutes les ruses de la rhétorique, à prodiguer les dissertations sur tous les
ordres d’idées et de sentiments. Elle s’interdisait de gaieté de cœur le mouvement, la
variété, l’animation ; elle renonçait volontairement à toute la partie épique du sujet. Le
poète, en éliminant successivement le clergé, la noblesse et les communes, faisait d’un
drame national un drame de cour. Et en effet, toute la tragédie d’Agnès de
Méranie se noue et se dénoue comme si la France n’était qu’un domaine royal
incapable de résister aux volontés de Philippe-Auguste. Il y a, je le sais, quelques vers
consacrés à la peinture des émotions populaires ; mais ces vers sont si peu nombreux
qu’ils passent inaperçus. Quant au légat, qui doit représenter la puissance pontificale et
qui parle au nom d’Innocent III, c’est-à-dire au nom d’une volonté énergique et
persévérante, il accomplit assez maladroitement sa mission, car il débute par la
menace.
Nous assistons d’abord aux amours de Philippe-Auguste et d’Agnès. Le roi est tout entier
à sa passion et semble avoir oublié les avertissements de Célestin III, dont il ne dit pas
un mot. Agnès, dans la générosité de son cœur, se souvient d’Ingeburge, et prie le roi
d’être bon pour elle, de la traiter avec douceur. Arrive le légat, que rien ne
semblait annoncer, dont la parole austère et menaçante réduit au silence
la passion presque pastorale de Philippe pour Agnès. Cette première entrevue du légat et
du roi devait produire un effet imposant. Malheureusement le légat reparaît si souvent
dans la suite de la pièce, que l’attention, engourdie par la monotonie des menaces qu’il
prononce, finit par l’abandonner entièrement, et qu’il passe à l’état de comparse,
quoiqu’il ait, dans la pensée du poète, un des rôles les plus importants de la tragédie.
Au second acte, l’interdit est prononcé. Le légat, irrité de la résistance du roi, a
fidèlement exécuté les ordres d’Innocent III. Les églises se ferment, les saintes images
sont voilées, le deuil est partout, mais le spectateur ne voit rien. L’auditoire écoute
sans émotion, sans effroi, le récit de toutes les scènes auxquelles il devrait assister.
La partie vraiment intéressante de la tragédie, la partie vivante, animée, pathétique,
n’est pas représentée sur le théâtre. Guillaume des Barres, tour à tour confident de
Philippe et d’Agnès, conseille à la nouvelle reine de s’enfuir pour conjurer les fléaux
qui menacent la France. Du clergé, de la noblesse, des communes, pas un mot. Agnès se rend
aux conseils de Guillaume, et s’enfuit avec le désir et l’espérance d’être arrêtée dans sa
fuite. Son espérance est exaucée ; elle ne peut quitter le royaume, elle est ramenée entre
les bras du roi. Philippe accuse Agnès de ne plus l’aimer,
Agnès se justifie, et les deux amants se réconcilient, comme il était facile de le
prévoir. Nous sommes arrivés à la fin du quatrième acte, et rien encore n’a permis au
spectateur de deviner la véritable signification, le caractère réel de l’action dont il
entend parler, mais qui ne s’accomplit pas sous ses yeux. Enfin la reine, effrayée de
l’interdit jeté sur le royaume et des malédictions populaires qui la poursuivent chaque
jour, se décide à sauver le roi et son peuple au prix de sa vie. Après avoir prononcé
contre Rome des imprécations qui rappellent trop les imprécations de Camille, après avoir
vainement essayé de fléchir la volonté du légat, elle s’empoisonne, et délivre ainsi le
roi et le royaume de la colère d’Innocent III.
C’est à ces éléments que se réduit la tragédie de M. Ponsard. Je parlerai tout à l’heure
des idées qu’il a développées sans tenir compte du siècle où vivaient ses personnages, du
talent qu’il a montré dans l’expression de sa pensée sans se croire obligé à l’unité de
style. Pour le moment, je dois me borner à signaler toute l’indigence de la fable tragique
inventée par le poète. M. Ponsard n’a pas interprété l’histoire, il l’a méconnue.
Qu’est-ce en effet, qu’interpréter l’histoire ? N’est-ce pas assigner aux événements
accomplis dans un siècle, dans un lieu déterminé, des causes ignorées jusque-là, mais
pourtant revêtues d’un caractère de vraisemblance ? N’est-ce pas compléter, par
l’analyse et la peinture des passions, le récit des historiens ?
Or, M. Ponsard a-t-il rien fait de pareil ? Il a réduit aux proportions d’une tragédie de
cour un des sujets les plus intéressants que présente l’histoire de la France au moyen
âge. À proprement parler, il n’y a, dans Agnès de Méranie, qu’une seule
situation : Agnès partira-t-elle, ou ne partira-t-elle pas ? Cette situation unique ne
saurait suffire à défrayer les cinq actes d’une tragédie ; aussi ne sommes-nous point
surpris que M. Ponsard, malgré l’incontestable talent qu’il a montré dans cette œuvre,
n’ait pas réussi à éviter la monotonie. L’obstination de Philippe, l’amour élégiaque
d’Agnès, la colère du légat, ne peuvent intéresser l’auditoire pendant trois heures. Le
poète a beau faire, les artifices les plus ingénieux du langage déguisent mal l’immobilité
à laquelle sont condamnés ces trois personnages ; l’action d’Agnès de
Méranie tourne autour d’elle-même au lieu d’avancer.
Il y a dans cette tragédie un sentiment habilement exprimé, pour lequel M. Ponsard a su
trouver des accents vraiment pénétrants : toutes les fois qu’il s’agit de célébrer le
bonheur de la vie de famille, le poète paraît à l’aise, et sa parole s’épanche en flots
abondants. Le dirai-je ? l’expression de ce sentiment forme à mon avis, la meilleure, la
plus solide partie de cette composition. Je ne sais ce qu’en pense aujourd’hui le public ;
mais, le
premier jour, il a semblé méconnaître complètement la
valeur des passages consacrés à la peinture des affections domestiques. Il applaudissait
de préférence les tirades politiques placées par l’auteur dans la bouche de
Philippe-Auguste ; or ces tirades, écrites d’ailleurs avec talent, n’appartiennent pas au
même temps que les personnages. Ce qui devait être applaudi, ce qui est vrai, ce qui est
dit avec vivacité, ce qui s’adresse au cœur, a passé presque inaperçu. Ce qui est en
contradiction manifeste avec le siècle où vivait Philippe-Auguste a trouvé dans
l’auditoire une faveur exagérée. Madame Dorval, j’en conviens, à souvent manqué d’élégance
et de noblesse, elle semblait oublier le diadème placé sur son front ; mais elle a rendu
avec bonheur l’amour conjugal, l’amour maternel, et pourtant l’auditoire s’est montré pour
elle avare d’applaudissements. L’enthousiasme s’est porté avec un aveuglement obstiné sur
les parties les plus fausses, les moins acceptables de la tragédie. Toutes les tirades où
Philippe parle avec emphase de l’unité politique et législative de la France, du droit
romain et de l’université, de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, ont été
accueillies avec une joie, un ravissement que le bon sens ne saurait amnistier. On trouve
dans l’histoire le germe des idées que M. Ponsard a prêtées à Philippe-Auguste : il est
certain que le rival de Richard a défendu vigoureusement contre
le saint-siège les droits de la royauté, il est certain qu’il a combattu le système
féodal avec énergie, qu’il s’est montré généreux envers les écoles ; mais la forme sous
laquelle M. Ponsard a présenté ces idées semble empruntée à l’Essai sur les
Mœurs. Six siècles plus tard, ces tirades eussent été à leur place ; prononcées
par Philippe-Auguste, elles ne peuvent qu’amener le sourire sur les lèvres. L’amant
d’Agnès, tel que nous le montre M. Ponsard, est un disciple de Voltaire. Le public, en
applaudissant avec frénésie tous les morceaux où le poète célèbre l’unité politique de la
France, semblait ignorer que l’autorité royale au temps de Philippe-Auguste, n’embrassait
guère plus de cinq départements de la France d’aujourd’hui. Quant à la séparation des
pouvoirs spirituel et temporel, bien que Philippe, dans un accès de colère contre
Innocent III, ait parlé de se faire mécréant, il y a loin, on en conviendra, de cette
boutade passagère aux dissertations ex professo que M. Ponsard a placées
dans la bouche du roi. Les encouragements accordés aux écoles par le roi de France n’ont
jamais eu non plus le sens que leur prête le poète. Pour être juste envers M. Ponsard, la
critique doit donc déclarer franchement qu’il a été applaudi pour ses fautes, tandis que
les parties les plus vraies de sa composition ont été accueillies avec indifférence.
Le côté le plus recommandable de la tragédie
nouvelle est
assurément le style. Le poète manie le vers avec une liberté, une souplesse que j’aurais
mauvaise grâce à nier, et pourtant le style d’Agnès de Méranie manque
d’unité. Il y a, dans la manière de M. Ponsard trois éléments qui ne peuvent s’accorder
entre eux : la périphrase, le ton familier, puis un ton intermédiaire que je renonce à
baptiser. Par la périphrase, l’auteur d’Agnès se rattacherait à l’école impériale :
j’emploie à dessein la forme conditionnelle, pour ne pas donner à ma pensée le sens d’une
accusation. Par le ton familier, il voudrait se rapprocher de Corneille, et quelquefois,
je le reconnais avec plaisir, il a rencontré la grandeur. Quant au ton intermédiaire, je
ne sais vraiment de quel nom l’appeler ; c’est quelque chose qui n’est ni la périphrase,
ni le ton familier, mais qu’il serait difficile de caractériser : c’est un à peu près
perpétuel, sans valeur littéraire, sans précision, sans clarté, qui fatigue l’attention
sans jamais émouvoir le cœur ou élever la pensée. Par la réunion, ou plutôt par la
juxtaposition de ces trois éléments, M. Ponsard s’est fait un style qui n’a certainement
pas une véritable originalité, mais qui, par moments, charme l’oreille et peut faire
illusion aux esprits inexpérimentés. Trop souvent le ton familier descend jusqu’au ton
trivial et fait tache dans la période ; l’oreille est alors blessée comme si elle
entendait une note fausse. C’est ce qui arrive nécessairement toutes
les fois que le style manque d’unité. Or, telle est la condition dans
laquelle se trouve M. Ponsard. Son style, à proprement parler, n’a rien de personnel ; il
ne relève pas seulement de Corneille par la familiarité, de l’école impériale par la
périphrase ; il rappelle en plus d’un passage la splendeur enfantine de l’école, qui
pendant longtemps s’est donné le nom de nouvelle, et dont la vieillesse date déjà de
quelques années. Pour fondre ensemble ces trois manières, il faudrait une main puissante,
un art infini ; mais à quoi bon dépenser l’art et la puissance dans une tâche aussi
ingrate ? Le style, pour avoir une véritable valeur, doit relever directement de la
pensée ; toutes les fois qu’il n’a pas cette origine unique et souveraine, il manque de
force et de vie, il interprète incomplètement les sentiments et les idées dont se compose
le discours, il ne sait porter ni l’évidence dans l’esprit, ni l’émotion dans le cœur.
Pourtant, malgré toutes les réserves que je viens de faire, et dont le sens, je l’espère
du moins, ne peut demeurer obscur pour personne, je suis loin de considérer Agnès
de Méranie comme une œuvre sans importance. À mes yeux, la tragédie nouvelle ne
vaut pas moins que Lucrèce. Si les défauts d’Agnès ont paru
plus nombreux, si l’absence de vie et de mouvement a été relevée avec une sorte
d’unanimité, ce n’est pas qu’Agnès soit conçue plus faiblement que
Lucrèce. Les destinées
diverses de ces deux
tragédies tiennent, selon moi, à la diversité profonde des sujets. Le public, indulgent
pour Lucrèce, s’est montré plein d’exigence pour Agnès de
Méranie. En écoutant l’épisode raconté par Tite-Live, et versifié par M. Ponsard
avec une certaine élégance, il n’a songé qu’à l’harmonie des vers et n’a gourmandé
l’auteur ni sur la monotonie de la composition, ni sur l’incorrection du langage. En
écoutant la tragédie nouvelle, empruntée à l’histoire du moyen âge, il semble avoir
dépouillé toute son indulgence ; bien qu’il se soit fourvoyé plus d’une fois pendant la
représentation, bien qu’il ait applaudi ce qu’il aurait dû blâmer, bien qu’il ait
accueilli avec indifférence ce qu’il aurait dû applaudir, cependant, en exprimant son
opinion générale. Je ne dis pas qu’il se soit absolument trompé ; mais je pense qu’il a
péché, il y a trois ans, par excès d’indulgence.
Il n’y a, dans l’accueil fait à la tragédie nouvelle, rien qui doive décourager
M. Ponsard ; son talent poétique n’est pas remis en question. Si, dans ses deux premiers
ouvrages, l’auteur n’a pas montré pour les combinaisons dramatiques une aptitude
souveraine, ce n’est pas une raison pour désespérer de son avenir littéraire. Je pense, au
contraire, que la représentation d’Agnès sera pour le poète une leçon
salutaire et féconde. Averti par la résistance qu’il vient de rencontrer, il sait
maintenant qu’il lui reste encore bien des secrets à deviner.
Qu’il persévère et marche avec courage dans la carrière où il est entré si
heureusement ; l’avenir ne peut manquer de récompenser bientôt ses efforts.
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