La création intellectuelle
La naissance d’une œuvre
« en y pensant toujours ». Je ne sais si l’anecdote est bien exacte ni s’il faut admettre comme authentique l’histoire de la pomme qui lui aurait, en tombant, suggéré sa théorie. Quoi qu’il en soit, les deux faits ne se contredisent nullement, et, au contraire, ils se complètent. Ne seraient-ils pas exacts, ils seraient tout de même « vrais », d’une vérité symbolique et générale. L’un indique la préparation lente de l’invention, la tendance qui travaille à se compléter, l’idée confuse cherchant l’élément qui la précisera ; l’autre signale l’occasion venue, l’élément nouveau qui se présente engagé dans la perception (ou dans l’idée) d’où l’esprit saura l’abstraire, et détermine la synthèse nouvelle, la création intellectuelle. Ces deux éléments, nous les retrouverons sous un aspect un peu moins schématique dans les cas réels que nous pouvons connaître et qui sont assez nombreux. Examinons-en quelques-uns ; cela nous permettra de préciser beaucoup mieux la théorie de l’invention, et de voir les différents détails et les formes variables de la création intellectuelle. Nous savons par les renseignements qu’il a lui-même donnés, comment Darwin créa sa théorie de la sélection naturelle. On voit ici très nettement comment cette idée vint compléter un système encore imparfait et nous assistons à la formation de la tendance intellectuelle spéciale, greffée sur des tendances plus générales à l’observation et à l’interprétation des phénomènes naturels, qui devait y trouver son achèvement. Darwin avait été très frappé, dans l’Amérique du Sud, par la succession d’espèces très voisines se remplaçant du nord au sud du pays, par la ressemblance des espèces habitant les îles du littoral avec celles du continent, et enfin par les rapports étroits qui reliaient les mammifères édentés et les rongeurs contemporains avec les espèces éteintes des mêmes familles. Ces remarques formaient déjà comme un embryon de système encore vague et confus. Darwin en tire cette conclusion que les espèces voisines pourraient bien descendre de quelque forme ancestrale commune. C’est là un nouvel apport, et le système se dessine. Mais l’invention est encore faible et incomplète ; d’une part la nouvelle idée a pu être facilitée par les hypothèses antérieures et analogues de Lamarck et d’Érasme Darwin ; d’autre part la tendance intellectuelle, le groupe d’idées que nous voyons s’organiser reste encore insuffisamment coordonné. Darwin, en effet, n’est pas arrivé à comprendre comment les variations supposées ont pu se produire, il lui manque l’explication, le lien logique qui rattache les unes aux autres les idées qu’il associe dans son esprit. Alors il étudie les plantes et les animaux à l’état libre ou domestique, il fait circuler des questionnaires imprimés, amoncelle les notes et les résumés de livres. Bientôt il s’aperçoit que le choix de l’homme, le triage des individus choisis pour propager l’espèce, la sélection, est le grand facteur de la transformation. Un nouvel et important élément vient donc s’offrir au système ébauché, pour en associer plus étroitement les parties. Toutefois il s’y adapte assez difficilement. On ne voit pas bien comment s’exercerait, dans l’univers, ce choix capable de fixer les différences et de transformer peu à peu l’espèce. Comment une sélection analogue à celle des éleveurs pouvait-elle s’effectuer sur des organismes vivants à l’état de nature ? La lecture du livre de Malthus sur le Principe de population, que Darwin avait entreprise pour se distraire, lui apporte enfin la solution cherchée.
« J’étais bien préparé, dit-il, par une observation prolongée des animaux et des plantes, à apprécier la lutte pour l’existence qui se rencontre partout, et l’idée me frappa que, dans ces circonstances, des variations favorables tendaient à être préservées, et que d’autres, moins privilégiées, seraient détruites1. »La sélection naturelle était trouvée, et Darwin avait fait sa grande invention dans le domaine de la philosophie naturelle. Sans doute l’œuvre n’était pas encore achevée, des problèmes de détail, diverses questions d’application se posaient encore, des principes secondaires restaient à trouver — d’ailleurs la perfection absolue ne vient jamais, — mais le système avait pris, dans son ensemble, sa forme définitive. Le désir intellectuel que nous avons vu se préciser peu à peu était enfin satisfait, l’idée de l’explication des faits observés par les transformations dues à la sélection naturelle était enfin constituée de toutes pièces. Cette synthèse d’éléments déjà existants, déjà vaguement systématisés, avec un élément nouveau qui vient parfaire leur organisation et qu’il faut en général extraire, par abstraction, d’un bloc d’idées, d’images, de perceptions ou de faits affectifs avec lequel il se présente, c’est l’invention même. Le retard de l’invention, l’impossibilité, pour l’idée existant à demi déjà et voulant se réaliser tout à fait, d’arriver vite à l’harmonie, à l’existence, sont fort instructifs. En prolongeant la durée du phénomène, en en séparant les phases, en en isolant les éléments, ils nous permettent de l’étudier plus en détail. Ils font un peu l’office d’une sorte de microscope. Souvent on voit le désir intellectuel, l’idée incomplète se former non en un seul individu, mais à travers plusieurs générations. Les observations, les constatations, les hypothèses restent stériles, jusqu’à ce qu’un fait décisif vienne apporter l’élément qui manque, déterminer une sorte de cristallisation de la masse encore un peu amorphe des idées. Rayer et Davaine avaient observé dès 1854 des bâtonnets cylindriques très ténus dans le sang des animaux morts du charbon. Cette observation, restée sans signification, ne menait à rien. En 1861, Pasteur montre que l’argent de la fermentation butyrique est un bâtonnet microscopique analogue à ceux du sang des animaux charbonneux. Le fait suggestif était trouvé, l’assimilation devenait facile. Des idées explicatives pouvaient venir rattacher en un système le fait de la maladie, et le fait de la présence des microbes dans le sang de l’animal. Davaine conçut l’hypothèse qui attribue à la bactérie la maladie et la contagion2. Parfois — et nous verrons plus tard à quelle vérité générale ceci se rattache — c’est un hasard manifeste qui fournit l’occasion de la synthèse inventive. L’histoire de la photographie en donne un bon exemple. Quelques pas avaient été faits déjà, mais Niepce était mort sans atteindre le but. Daguerre continuait ses essais. Il expérimentait avec des plaques qu’il fallait exposer assez longtemps à la lumière. Il oublia, dit-on, dans une armoire une plaque dont l’exposition avait été trop courte pour que l’image s’y fût développée, et sa surprise fut grande lorsqu’un jour il trouva la transformation accomplie.
« Présumant que cet effet était dû à l’un des corps qui se trouvaient dans l’armoire, il les enleva l’un après l’autre, rapportant chaque fois une plaque impressionnée. Déjà l’armoire semblait vide et l’image apparaissait toujours. Daguerre allait croire à quelque sortilège, quand il avisa dans un coin une capsule pleine de mercure, métal qui émet des vapeurs à la température ordinaire. Il supposa que les vapeurs de ce corps pouvaient avoir développé l’image. Pour s’assurer du fait il prit une plaque qu’il exposa pendant peu de temps dans la chambre noire et sur laquelle il n’y avait encore aucune trace d’image visible, puis il l’exposa aux vapeurs du mercure, et voilà qu’il vit, à sa grande surprise, apparaître une image. Une des plus belles découvertes de ce siècle était faite3. »En somme ce cas ne diffère pas essentiellement des précédents. La part du hasard y est seulement un peu plus grande. La tâche de l’esprit est, au dernier moment, facilitée, non annulée. La préparation reste identique, et pour peu qu’on lise avec attention le récit qui précède, on est frappé des idées déjà éveillées que suppose la découverte, due en apparence au hasard presque seul. Souvent les faits n’ont pas cette netteté. La préparation est moins visible. Les systèmes préexistants, auxquels l’invention va faire prendre une forme spéciale nouvelle sont des tendances générales moins conscientes, des désirs plus vagues, des dispositions parfois mal reconnues, des idées moins bien définies qui ne montrent aussi visiblement ni leur nature, ni leurs défauts. On ne rencontre pas ici une lacune précise qui ne pourra se combler que d’une façon déterminée, le système définitif peut prendre bien des formes différentes, le problème comporte plusieurs solutions très différentes, la tendance générale peut s’incarner, se préciser en des systèmes de faits psychiques bien divers. L’invention se dégage alors d’un ensemble un peu confus qui ne la faisait pas spécialement prévoir. À un moment donné l’étincelle jaillit, la synthèse s’opère, l’organisation se fixe et, le principe directeur établi, le reste s’ensuit logiquement, mais ce principe directeur lui-même, jusqu’au dernier moment, restait indécis, il aurait pu se constituer autrement. Ou bien encore la crise est moins évidente, la création est continue (d’une manière relative), l’œuvre ne commence pas par une période de préparation trouble suivie d’une crise, mais par une série de petites inventions d’importance à peu près égale et d’où sort brusquement un centre d’attraction imprévu mais puissant, et qui s’impose. Le procédé de l’invention n’en demeure pas moins identique. Toujours une synthèse nouvelle se produit, qui élimine certaines parties des éléments en présence pour unir les autres et se trouve presque nécessairement précédée ou accompagnée d’un travail d’analyse. Nous pouvons, pour l’étudier, considérer indifféremment une œuvre scientifique, artistique, philosophique ou littéraire. Voici, pour varier mes exemples, l’histoire d’un roman d’Alphonse Daudet. Les tendances préexistantes sont, ici, assez faciles à distinguer ; ce sont simplement les habitudes et les qualités générales de l’esprit de M. Daudet, son amour de l’observation, son impressionnabilité, d’autres encore que ses œuvres révèlent assez et qu’il n’est pas nécessaire d’examiner ici plus à fond, et aussi son désir du succès. Voici, d’après Daudet lui-même, la petite crise et les circonstances qui l’amenèrent :
« La première idée de Fromont jeune me vint pendant une répétition générale de l’Arlésienne au théâtre du Vaudeville… En face de cette féerie passionnée qui me charmait, moi méridional, mais que je devinais un peu trop locale, trop simple d’action, je me disais que les Parisiens se lasseraient bientôt de m’entendre parler des cigales, des filles d’Arles, du mistral et de mon moulin ; qu’il était temps de les intéresser à une œuvre plus près d’eux, de leur vie de tous les jours, s’agitant dans leur atmosphère ; et comme j’habitais alors le Marais, j’eus l’idée toute naturelle de placer mon drame au milieu de l’activité ouvrière de ce quartier de commerce. L’association me tenta ; fils d’industriel, je connaissais les tiraillements de cette collaboration commerciale..., je savais les jalousies de ménage à ménage… À Nîmes, à Lyon, à Paris, j’avais dix modèles pour un, tous dans ma famille, et je me mis à penser à cette pièce dont le pivot d’action devait être l’honneur de la signature, de la raison sociale4. »La crise est déterminée en partie, dans ce cas, par une réaction. Le besoin de produire une œuvre, le désir de plaire aux lecteurs, le sentiment des goûts du public viennent se combiner avec les souvenirs d’enfance et les réalités journalières de la vie pour suggérer l’invention, pour faire naître l’idée synthétique. Nous verrons plus loin comment s’accomplit et comment se trouble l’évolution déterminée par la naissance de ce germe. Voici maintenant l’histoire d’un œuvre musicale. Berlioz reçoit un jour la visite de Paganini, qui lui dit :
« J’ai un alto merveilleux, un instrument admirable de Stradivarius, et je voudrais en jouer en public. Mais je n’ai pas de musiquead hoc. Voulez-vous écrire un solo d’alto ? Je n’ai confiance qu’en vous pour ce travail. »Après quelques difficultés, Berlioz accepte :
« J’essayai donc, dit-il, pour plaire à l’illustre virtuose, d’écrire un solo d’alto, mais un solo combiné avec l’orchestre de manière à ne rien enlever de son action à la masse instrumentale, bien certain que Paganini, par son incomparable puissance d’exécution saurait toujours conserver à l’alto le rôle principal. »Le morceau ne plut pas à Paganini, il y trouvait trop de pauses pour l’alto.
« Reconnaissant alors que mon plan ne pouvait lui convenir, je m’appliquai à l’exécuter dans une autre intention et sans plus m’inquiéter des moyens de faire briller l’alto principal. J’imaginai d’écrire pour l’orchestre une suite de scènes auxquelles l’alto solo se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre ; je voulus faire de l’alto, en le plaçant au milieu des poétiques souvenirs que m’avaient laissés mes pérégrinations dans les Abruzzes, une sorte de rêveur mélancolique dans le genre du Childe-Harold de Byron. De là le titre de la symphonie Harold en Italie 5. »Et l’on voit comment la fantaisie d’un virtuose et l’occasion qui suscite une conception artistique unissent, avec des souvenirs de voyage et de lecture et des impressions d’autrefois, une idée technique, sous l’influence d’une tendance maîtresse très forte6. Parfois la crise est plutôt interne et l’on ne distingue pas aussi bien en quoi les circonstances extérieures interviennent. Il semble qu’elles laissent simplement le champ libre aux luttes et aux combinaisons qu’engendrent le développement naturel et le contact des idées, ou qu’elles n’agissent que par l’excitation diffuse qu’elles provoquent et qui amène l’éveil et la combinaison des concepts. La part du hasard ne disparaît pas pour cela, car il y a du hasard dans l’esprit, moins il est vrai que dans le monde. Je prendrai comme exemple la genèse d’une théorie philosophique. On peut puiser à volonté dans la science ou dans l’art et nous reconnaîtrons de plus en plus cette vérité que l’invention du poète et de l’artiste ne diffère pas, au fond, de celle du philosophe ou du savant. M. Tarde a bien voulu me donner quelques détails sur l’histoire de sa théorie de l’imitation. Elle est née d’une sorte de réaction, et, comme il arrive souvent, l’association par contraste paraît avoir eu une assez grande part dans la formation d’une association systématique considérable. M. Tarde fut amené à sa théorie de l’imitation par une doctrine de sens opposé sur la différence universelle et la nécessité, pour une réalité quelconque, de différer de toutes les autres. À ce moment il était plutôt gêné par les similitudes et tâchait de s’en débarrasser en les traitant comme des minima de différence.
« J’en étais là, m’écrit M. Tarde, et j’avais interprété à ce point de vue les principales sortes de similitude et de répétition que m’offraient les divers étages de la réalité quand un jour, en me promenant seul (et herborisant, je crois), sur une belle colline qui domine la vallée de la Dordogne aux environs de Laroque-Gajac, un matin, pendant les vacances de 1872, je fus frappé des similitudes que me présentaient entre elles les diverses catégories de similitudes que je venais de passer en revue. Je me souviens de cette matinée comme si c’était hier. Je vis très nettement que je mettais le doigt sur des idées d’une tout autre fécondité que celles qui m’avaient lui jusqu’alors et auxquelles cependant je ne renonçai pas tout de suite, mais que je pris le parti d’oublier quelque temps pour me livrer tout entier à la nouvelle venue. En quelques heures de marche et de réflexion, m’arrêtant parfois, m’asseyant au pied d’un arbre pour écrire des notes au crayon, j’esquissai le premier canevas de ce qui est devenu plus tard le premier chapitre de mes Lois de l’imitation, intitulé la Répétition universelle. En somme il y a eu, ce moment-là, dans mon esprit une rencontre qui s’explique facilement par mes lectures et mes réflexions des jours précédents : peu de temps auparavant, j’avais lu une étude qui montrait que, au fond de tous les phénomènes physiques où l’on commençait à voir clair, on découvrait des ondes ; et en faisant de la botanique, en étudiant un peu la biologie générale, je voyais bien que l’individu vivant jouait le rôle d’une sorte d’onde complexe, résoluble en ondes vivantes plus simples… Je vins à songer à la loi de Malthus généralisée par Darwin, à la tendance de chaque espèce vivante à une progression indéfinie par voie de généralisation, et j’eus l’idée de remarquer que cette loi n’était pas sans analogie avec la tendance de la lumière et de la chaleur aussi bien que du son, de tous les phénomènes ondulatoires, en un mot, à rayonner sphériquement… »À côté des traces laissées par d’anciennes circonstances dont l’influence ne se démêle pas très nettement, on remarque surtout ici, dans l’invention, la réaction d’un ensemble d’idées formé peu à peu, parallèlement à des idées rivales, profitant des mêmes circonstances qu’elles, longtemps opprimées cependant et n’existant presque que d’une vie latente. Un jour, la réflexion, — c’est-à-dire les relations toujours plus étroites des idées acquises, leur mêlée, leurs combinaisons et leurs heurts, leur effort vers une systématisation générale où les systèmes déjà formés ne peuvent entrer ensemble, — la réflexion arrive à leur donner l’occasion de se coordonner, d’arriver à l’existence et de combiner les éléments qui échappaient aux premières dominatrices. Elles s’organisent et soumettent immédiatement l’ensemble des connaissances et des opinions qu’elles arrangent en un ordre nouveau.
Inventions et excitations
« Lorsque j’étais jeune, me dit M. Tarde dans la lettre que j’ai citée déjà, les idées me venaient en marchant. »Les différentes circonstances extérieures de l’invention peuvent nous être révélées par les différentes créations d’un même auteur. Tantôt elles apportent à l’esprit un véritable aliment intellectuel, tantôt elles se bornent à le mettre, par une excitation diffuse, non spécialisée, en état de mieux profiter de ceux qu’il trouve en lui-même. Il se peut que la différence des deux cas soit moindre qu’il ne le paraît à première vue, mais la distinction, pour être de degré seulement, n’en serait pas moins réelle, et cela nous suffit ici, sans nous embarrasser de trop d’hypothèses. Voici quelques faits : M. Massenet, dit M. Paul Desjardins, eut la première idée de son Roi de Lahore en apercevant un simple coffre indien, un coffre de carton où des bayadères nues faisaient des contorsions régulières et bien rythmées, dans un mouvement parallèle de tous les bras et de toutes les jambes.
« Telle fut la première révélation de l’Inde, celle d’où sortit le fameux air de ballet, puis peu à peu la coupe mélodique de tout l’opéra. Un autre coffre, celui qui accompagnait Rodrigue de Bivar dans ses expéditions… fournit au compositeur la première vue qu’il eut de son Cid. Il broda là-dessus. « Au dessert, écrit encore M. Paul Desjardins, on a servi du vin grec. “À quoi vous fait penser ce vin”, me dit Massenet ; pour moi voici ce qu’il me dit… et il se mit à murmurer une étrange mélopée orientale, langoureuse et capiteuse, une vraie danse d’almée. Et, en effet, cela ressemblait au vin qui brillait dans son verre. Toute impression, chez Massenet, se traduit par des rythmes, et en cela il est vraiment né musicien. Toute impression lui vient par les sens, le goût, le toucher, les yeux, et en cela il est vraiment le musicien de son temps9. »Cette invention par transposition de sens ne paraît pas rare chez les musiciens. De même, on voit chez d’autres esprits, par une opération semblable et inverse, l’excitation musicale se transformer en idées abstraites ou en images visuelles. Je me souviens d’avoir entendu dire à un amateur de peinture que l’audition de je ne sais plus quel morceau lui inspirait des images précises de personnages dansants, de mouvements rythmés. C’est tout à fait le cas de M. Massenet, retourné. Berlioz inventait des mélodies par le même procédé. Il prend un jour un exemplaire des Orientales ouvert à la page où se trouve La Captive, il lit les vers de Hugo, et immédiatement, se tournant vers un ami :
« Si j’avais là du papier réglé, j’écrirais la musique de ce morceau, car je l’entends 10. »Une autre fois, voulant composer une cantate avec chœurs sur le Cinq mai de Béranger il se trouve arrêté court au refrain :
Il s’obstine d’abord vainement, puis renonce. Deux ans après il tombe dans le Tibre, pense se noyer, et, s’apercevant qu’il en est quitte pour un bain de pieds, sort du fleuve en chantant la phrase musicale vainement cherchée jusque-là11. Inversement M. Legouvé, inspiré par l’audition au piano d’une mélodie de Schubert, compose en un quart d’heure trois strophes pour l’accompagner et remplacer le texte allemand dont la traduction était déclarée impossible. En suivant la série des faits dans le sens voulu, nous arrivons vite à des cas où l’invention ne paraît plus avoir aucun rapport logique avec les circonstances qui l’amènent. Ce rapport, on peut le trouver encore, mais considérablement affaibli, dans les cas de Berlioz, de M. Massenet, de M. Legouvé. Tandis que, tout à l’heure, c’était bien une partie de l’invention elle-même qui venait enrichir le système imparfait qui l’attendait dans l’esprit, et l’achever ou même le susciter, maintenant les systèmes se succèdent simplement autour de l’impression produite ; l’identité ou l’analogie du sentiment suggéré par l’événement extérieur et du sentiment que tend à produire la tendance qui doit se compléter par la création intellectuelle est le seul lien entre l’invention et les circonstances qui la précèdent. Elle détermine l’association qui unit ces divers phénomènes et fait succéder à l’état latent de la tendance et à l’impression extérieure la synthèse inventive. L’analogie des impressions que donnent les deux états suggère le second quand le premier est donné. Dans le cas de Darwin, que la musique faisait trop fortement penser à ses études scientifiques, cette analogie s’affaiblit au point de disparaître peut-être entièrement. La synthèse nouvelle apparaît ici, en quelque sorte, comme la résonance propre, comme l’émanation logique de l’esprit, de la tendance qui la produit et qui vibre selon sa nature sous le choc extérieur, mais en produisant ainsi et en s’assimilant des éléments nouveaux pour la formation desquels elle utilise la force de ce choc. Alors l’invention se rapproche singulièrement de phénomènes qui, au point de vue psychologique, sont assez élémentaires et que j’ai déjà rappelés tout à l’heure. La tendance intellectuelle, scientifique ou artistique, prend ici le même mode d’existence que la sensibilité sensorielle par exemple et réagit de la même façon. Elle est organisée de telle sorte que toutes les excitations qui lui parviennent ne font que la déterminer à s’exercer, à s’actualiser pour ainsi dire, selon sa nature propre, et de telle façon que la nature de l’excitation paraît sans influence marquée sur celle du phénomène provoqué. L’excitation de la tendance intellectuelle donne une invention philosophique ou musicale comme l’excitation transmise aux centres sensoriels par le nerf optique, quand on comprime le globe de l’œil par une pression exercée au coin des paupières, donne un phosphène, un cercle lumineux, une impression visuelle. Les phosphènes aussi sont une sorte d’invention, pour l’individu, si tous les phosphènes ne sont pas absolument identiques les uns aux autres, et surtout ils ont été une invention dans la vie de l’espèce, et une invention dans laquelle l’organisation acquise joue un rôle beaucoup plus important que l’excitation qui l’amène et qui n’agit que pour donner aux tendances psychiques organisées une occasion de s’exercer. Ceci peut être généralisé, et comme il n’y a rien dans le monde extérieur qui paraisse ressembler à une sensation, à une couleur, à un son ou à une impression de contact, chaque perception nouvelle est en somme une invention de notre esprit faite exactement d’après le procédé que nous constations tout à l’heure. L’esprit tire parti de la nature extérieure et des excitations qu’il en reçoit pour construire des synthèses qu’il crée selon ses propres aptitudes, selon les tendances qui sont déjà organisées en lui et qui s’incarnent en des phénomènes nouveaux à certains égards. Seulement, autant qu’on en peut juger, l’invention est moindre dans le domaine de la perception que dans celui des sentiments et des idées. C’est que nos appareils psychiques sensoriels sont bien plus organisés et, à certains égards, plus près de la perfection, que notre intelligence abstraite. Sans doute autrefois les premiers êtres inventaient des sensations comme nous inventons des idées et même des nuances de sentiment. Il est bien vraisemblable en effet que les cinq sens que nous connaissons n’ont pas apparu simultanément et tout formés, et le travail qui a fait sortir du tact les différents sens spéciaux, et qui a donné à ceux-ci toute la gamme de leurs sensations, semble tout à fait analogue à celui de l’invention de nos idées et de nos croyances diverses. Comme d’ailleurs les perceptions probablement, mais surtout les images, les idées et les sentiments varient d’une manière assez notable d’un individu à l’autre, on peut dire qu’il n’y a rien en nous que nous n’ayons à quelque degré inventé. Nous n’en conclurons pas que tout est invention dans la vie de l’esprit, mais seulement qu’il y a de l’invention partout, comme il y a partout de la routine.
Création intellectuelle et phénomènes affectifs
« Dans l’Amérique du Sud, trois classes de phénomènes firent sur moi une vive impression… Je n’oublierai jamais la surprise que j’éprouvai en déterrant un débris de tatou gigantesque analogue au tatou vivant12. »De même M. Tarde, parlant du jour où il vit s’ouvrir devant lui de larges perspectives, des idées nouvelles et fécondes, m’écrit :
« Je me souviens de cette matinée comme si c’était hier. »Il se produit ainsi très souvent, à l’origine des œuvres d’art ou de science une très vive et très nette émotion qui indique au moins à quel point la personnalité est pénétrée de l’impression qui va donner naissance à un développement psychologique important. George Eliot, racontant que le premier germe d’Adam Bede fut une anecdote, ajoute :
« L’histoire racontée par ma tante avec beaucoup d’émotion m’affecta profondément, et je n’oublierai jamais l’impression de cette après-midi et de notre conversation13. »Je souligne l’expression si semblable à celles qu’ont employées Darwin et M. Tarde, en faisant remarquer toutefois que l’émotion en ce cas n’a pas été, sans doute, purement intellectuelle. Edmond de Goncourt parlant, dans son journal, de la formation de La Faustin, note, au début, des faits, qui paraissent d’ordre émotif14. MM. Binet et Passy étudiant le mode de travail d’Alphonse Daudet, en résument ainsi les principaux traits : une masse énorme de notes recueillies sans but au jour le jour représente les matériaux avec lesquels l’œuvre d’art se construira ; le moment de la construction, il n’appartient à personne, semble-t-il, de le fixer. C’est un moment de crise, de fièvre, dont l’intensité contraste avec le travail calme et naturel qui l’a précédé. La fièvre de composition a pour point de départ, chez M. Daudet, un état émotionnel intense.
« Sous l’influence évocatrice de cette émotion, les faits se groupent et se coordonnent15. »L’émotion qui précède ainsi ta naissance de l’œuvre en accompagne aussi, en bien des cas, le développement, qui d’ailleurs ne peut s’en distinguer nettement. MM. Binet et Passy ont noté que chez Dumas fils, le travail de composition littéraire s’accompagnait
« d’un grand sentiment de jouissance : pendant qu’il écrit, il est de meilleure humeur, il mange, boit et dort davantage ; c’est en quelque sorte un bien-être physique, résultat de l’exercice d’une fonction naturelle16 ». Et le plaisir se manifeste toutes les fois que la fonction, sans être devenue automatique, s’accomplit assez aisément, et tant que l’auteur n’est pas trop exigeant. Sinon les choses changent complètement.
« Je fais d’excellents impromptus à loisir, disait Rousseau, mais sans le temps je n’ai jamais rien fait ni dit qui vaille… Cette lenteur de penser, jointe à cette vivacité de sentir, je ne l’ai pas seulement dans la conversation, je l’ai même seul et quand je travaille. Mes idées s’arrangent dans ma tête avec la plus incroyable difficulté : elles y circulent sourdement, elles y fermentent jusqu’à m’émouvoir, m’échauffer, me donner des palpitations ; et, au milieu de toute cette émotion, je ne vois rien nettement, je ne saurais écrire un seul mot, il faut que j’attende. Insensiblement ce grand mouvement s’apaise, ce chaos se débrouille, chaque chose vient se mettre à sa place, mais lentement et après une longue et confuse agitation. De là vient l’extrême difficulté que je trouve à écrire. Mes manuscrits, raturés, barbouillés, mêlés, indéchiffrables, attestent la peine qu’ils m’ont coûtée… De là vient encore que je réussis mieux aux ouvrages qui demandent du travail qu’à ceux qui veulent être faits avec une certaine légèreté, comme les lettres, genre dont je n’ai jamais pu prendre le ton, et dont l’occupation me met au supplice. Je n’écris point de lettre sur les moindres sujets qui ne me coûte des heures de fatigue17… »La correspondance de Flaubert, où perce parfois quelque satisfaction, est toute coupée de lamentations sur les souffrances de la création, et
« les affres du style ».
« Je suis en rage sans savoir de quoi. C’est mon roman peut-être qui en est cause. Ça ne va pas, ça ne marche pas ; je suis plus lassé que si je roulais des montagnes. J’ai dans des moments envie de pleurer. Il faut une volonté surhumaine et je ne suis qu’un homme18. » « La tête me tourne d’embêtement, de découragement et de fatigue ! J’ai passé quatre heures sans pouvoir faire une phrase. Je n’ai pas aujourd’hui écrit une ligne, ou plutôt j’en ai bien griffonné cent ! Quel atroce travail, quel ennui ! Oh ! l’art ! l’art ! Qu’est-ce donc que cette chimère enragée qui nous mord le cœur, et pourquoi ? Cela est fou de se donner tant de mal ! Ah ! la Bovary, il m’en souviendra ! J’éprouve maintenant comme si j’avais des lames de canif dans les ongles, et j’ai envie de grincer des dents ; est-ce bête19. »Voilà pour le premier roman de Flaubert, et voici pour son dernier :
« Bouvard et Pécuchet m’emplissent à un tel point que je me sens devenu eux ! Leur bêtise est mienne et j’en crève… Il faut être maudit pour avoir l’idée de pareils bouquins20. »Dans le second cas, les sentiments qui précèdent, accompagnent ou suivent la création intellectuelle sont plutôt d’ordre sympathique ou égoïste, et, en quelque sorte plus « humain » ; ils ne se rattachent pas tant au jeu de la tendance intellectuelle qu’au jeu des tendances sociales ou psycho-organiques. Au reste les deux cas se mêlent, se combinent et ne se présentent guère absolument purs. L’émotion qui n’est qu’intellectuelle reste assez rare, mais dans l’invention elle vient presque toujours, sinon toujours, se mêler aux autres impressions affectives. Les faits abondent et ne laissent que l’embarras du choix. Ils sont très divers et peuvent se ranger en plusieurs catégories. Tantôt les sentiments ordinaires ceux que tout le monde éprouve, les artistes comme les autres hommes, viennent se subordonner à une tendance maîtresse, à la création d’œuvres esthétiques, littéraires, etc. L’artiste, le créateur, exploite, pour ainsi dire ses propres sentiments ou ceux des autres lorsqu’il sympathise avec eux ; tantôt au contraire l’œuvre d’art paraît être l’expression d’un sentiment puissant qui lui prête sa force et auquel elle reste subordonnée, soit qu’elle en soit une sorte d’écho, qu’elle en conserve un impérissable souvenir, soit qu’elle ait pour but de le satisfaire idéalement, de substituer une satisfaction imaginaire à une réalité insuffisante. Tantôt enfin il semble que le sentiment « humain », ordinaire, soit une conséquence de l’œuvre d’art, éveillé par elle et subordonné. Au reste, ici encore, les cadres où nous rangeons les faits ne sont pas rigoureusement tracés et il arrive, par exemple, qu’on ne puisse dire si, chez un auteur donné, c’est la tendance intellectuelle, ou bien un sentiment comme l’amour ou l’ambition qui s’est servi de l’autre fait psychique. Il arrive que chacun domine à son tour, et après avoir été l’instrument, devient le principe directeur. Corneille, dit-on, écrivit Mélite
« pour y employer un sonnet qu’il avait fait pour une demoiselle qu’il aimait21 ». Ici nous avons un exemple double. Le sonnet avait d’abord mis le talent littéraire au service d’un sentiment, mais la tendance intellectuelle prend sa revanche ensuite, reconquiert son œuvre et profite à son tour de l’influence de l’amour. Rien n’est plus commun que cette habitude de nos tendances de profiter ainsi les unes des autres. George Eliot semble bien, d’après le fait que je rapportais tout à l’heure, avoir dû le germe d’Adam Bede à une émotion d’ordre sympathique. Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que le romancier qui exploite un sentiment ne l’a pas réellement éprouvé, et que lorsqu’il profite de ceux qu’il observe chez les autres, il ne puisse sympathiser réellement avec ceux-ci.
« Il faut, écrivait Flaubert, que j’aille à Rouen pour un enterrement, celui de Mme Pouchet, la femme d’un médecin morte avant-hier dans la rue, où elle est tombée de cheval près de son mari, frappé d’apoplexie. Quoique je ne sois guère sensible aux malheurs d’autrui, je le suis à celui-là… Comme il faut du resteprofiter de tout, je suis sûr que ce sera demain d’un dramatique très sombre et que ce pauvre savant sera lamentable. Je trouverai là peut-être des choses pour ma Bovary : cette exploitation à laquelle je vais me livrer et qui semblerait odieuse si on en faisait la confidence, qu’a-t-elle donc de mauvais ? J’espère faire couler des larmes aux autres avec ces larmes d’un seul, passées ensuite à la chimie du style. Mais les miennes seront d’un ordre de sentiment supérieur. Aucun intérêt ne les provoquera, et il faut que mon bonhomme (c’est un médecin aussi) vous émeuve pour tous les veufs. Ces petites gentillesses-là, du reste, ne sont pas besogne neuve pour moi et j’ai de la méthode en ces études. Je me suis moi-même franchement disséqué au vif en des moments peu drôles. Je garde dans des tiroirs des fragments de style cachetés à triple cachet et qui contiennent de si atroces procès-verbaux que j’ai peur de les rouvrir, ce qui est fort sot du reste, car je les sais par cœur22. »Il n’est guère de littérateurs dont les sentiments, quels qu’ils soient ne se transforment en impressions et en expressions littéraires. Les récentes divulgations au sujet des amours de Musset et de George Sand en ont donné de jolis exemples. Aussi bien des pièces comme Le Souvenir, Le Lac, La Tristesse d’Olympio et tant d’autres de tant d’auteurs nous disent assez ce que l’invention littéraire est aux joies et aux souffrances du cœur. Dans certains cas, comme celui de Musset, il semble bien que la tendance à la création littéraire et la tendance amoureuse ont été assez étroitement combinées.
On dirait ici que c’est le sentiment qui l’emporte. Mais parfois, même dans ses lettres, on sent le poète sous l’amant et qui se sert de lui. La puissance du sentiment apparaît peut-être mieux quand le talent est moindre. L’amour a fait beaucoup de mauvais poètes23. Il n’est pas le seul sentiment qui puisse inspirer un auteur et provoquer une création intellectuelle.
« L’indignation crée le vers »et l’on trouve que bien d’autres émotions ont pu déterminer la production d’œuvres très différentes. Bien souvent les œuvres strictement scientifiques ne peuvent guère profiter de ces émotions que d’une manière assez indirecte, ce sont surtout les émotions d’ordre intellectuel que nous pouvons remarquer en étudiant leur genèse. Mais il n’en est pas de même pour les œuvres littéraires, sociales ou même philosophiques.
« Je savais, dit Rousseau, pour expliquer son refus d’une place au Journal des Savants, que tout mon talent ne venait que d’une certaine chaleur d’âme sur les matières que j’avais à traiter, et qu’il n’y avait que l’amour du grand, du vrai, du beau qui pût animer mon génie. Et que m’auraient importé les sujets de la plupart des livres que j’aurais à extraire, et les livres mêmes ? Mon indifférence pour la chose eût glacé ma plume et abruti mon esprit. On s’imaginait que je pourrais écrire par métier, comme tous les autres gens de lettres, au lieu que je ne sus jamais écrire que par passion24. »Tout ceci est encore passablement intellectuel, mais bien souvent des préoccupations égoïstes ou sociales concourent à la création d’une œuvre, et par conséquent à l’invention de systèmes d’idées, d’imagés et de mots. Il suffit je pense, de rappeler la part que prennent le désir de la gloire, l’ambition d’une place, le souci de se faire une position, etc., dans les inventions d’un roman, d’un volume de vers, d’une thèse de doctorat Les préoccupations sociales, l’envie quelquefois violente de faire triompher une idée qui nous est chère, une réforme qui paraît désirable ont inspiré beaucoup de livres, de discours, de systèmes de pensées.
« Par trois fois en vingt-cinq ans, dit Michelet, dans l’introduction de L’Amour, l’idée de ce livre, du profond besoin social auquel il voudrait répondre, s’est présentée à moi dans toute sa gravité25. »On retrouve des préoccupations de ce genre, même de leur propre aveu, chez les auteurs qui pourraient paraître — et qui, peut-être, voudraient parfois paraître — être exclusivement des savants. Taine, par exemple, semble avoir été inspiré par des préoccupations sociales en faisant son grand ouvrage sur les Origines de la France contemporaine. Il dit bien dans la préface de son premier volume :
« Ancien Régime, Révolution, Régime nouveau, je vais tâcher de décrire ces trois états avec exactitude. J’ose déclarer ici que je n’ai point d’autre but : on permettra à un historien d’agir en naturaliste ; j’étais devant mon sujet comme devant la métamorphose d’un insecte26. »Mais il dit aussi ailleurs.
« J’ai encore le regret de prévoir que cet ouvrage déplaira à beaucoup de mes compatriotes. Mon excuse est que, plus heureux que moi, ils ont presque tous des principes politiques et s’en servent pour juger le passé. Je n’en avais pas, et même, si j’ai entrepris mon livre, c’est pour en chercher27. »Au fond, d’ailleurs, il n’y a point là de contradiction. Rien même de plus logique que, d’entreprendre une œuvre sous la pression d’un sentiment, et, une fois l’œuvre entreprise, de chercher à se placer dans les meilleures conditions possibles pour lui donner le caractère qui lui convient. Il n’est pas rare de voir une passion non satisfaite s’épanouir en inventions intellectuelles plus ou moins originales. Et, à vrai dire, ce cas ne diffère du précédent que sur un point. Dans les faits que nous venons d’examiner, la satisfaction que donne au sentiment l’invention intellectuelle est la satisfaction réelle qui convient à ce sentiment, ou bien elle tend à préparer cette satisfaction. Un livre, par exemple, pensé, puis écrit en faveur d’une réforme sociale, tend à préparer cette réforme, à la rendre possible et réelle, à remédier réellement aux maux qui en ont déterminé la création. Au contraire, dans les faits que je vais mentionner à présent, les idées que crée l’intelligence ne serviront qu’à donner au sentiment une satisfaction tout à fait idéale et imaginaire, acceptée comme telle. Elle ne prépare pas la satisfaction réelle, elle la remplace, elle se substitue à elle. Pour tromper une ardeur naissante, encore mal connue de lui, Rousseau se tire d’affaire en homme sensible, mais en littérateur.
« Mon imagination, dit-il, prit un parti qui me sauva de moi-même et calma ma naissante sensualité ; ce fut de se nourrir des situations qui m’avaient intéressé dans mes lectures, de les rappeler, de les varier, de les combiner, de me les approprier tellement que je devinsse un des personnages que j’imaginais, que je me visse toujours dans les positions les plus agréables selon mon goût, enfin que l’état fictif où je venais de me mettre me fît oublier mon état réel, dont j’étais si mécontent28. »Dans une situation analogue, Chateaubriand agit de même, mais invente davantage :
« L’ardeur de mon imagination, dit-il, ma timidité, la solitude tirent qu’au lieu de me jeter au dehors, je me repliai sur moi-même ; faute d’objet réel, j’évoquai, par la puissance de mes vagues désirs, un fantôme qui ne me quitta plus… je me composai donc une femme de toutes les femmes que j’avais vues… Cette charmeuse me suivait partout, invisible ; je m’entretenais avec elle comme avec un être réel ; elle variait au gré de ma folie… Pygmalion fut moins amoureux de sa statue : mon embarras était de plaire à la mienne. Ne me reconnaissant rien de ce qu’il fallait pour être aimé, je me prodiguais ce qui me manquait… héros de roman ou d’histoire, que d’aventures fictives j’entassais sur des fictions29 ! »Nous touchons ici à l’essence même et à la racine de l’art, qui est la substitution d’une réalité idéale, mieux systématisée, au moins à certains égards, à la réalité vraie. Le cortège d’images que nous voyons se former autour des désirs et des tendances est destiné à leur donner une satisfaction, imaginaire sans doute, mais qui n’est pas sans quelque réalité. Imaginer qu’on est aimé, qu’on est puissant, c’est se donner réellement, dans une mesure très variable, les joies de l’amour et de la puissance. Le désir forme ici un système incomplet, puisqu’il n’est pas satisfait (et même lorsqu’il est satisfait, quoique à un degré moindre, puisqu’il l’est toujours incomplètement). L’image évoquée, la création intellectuelle vient rendre le système moins imparfait, en lui apportant, dans une certaine mesure, les éléments qui lui manquent, comme une idée suggérée par l’expérience, comme une hypothèse venant compléter le système d’une théorie encore boiteuse. Ces sentiments ardents, ces impressions vives qui précèdent et accompagnent la synthèse créatrice sont l’expression de ce jeu de tendances dont dérive l’idée, et en indiquent la force. Enfin nous avons dit que la création intellectuelle pouvait réagir sur les sentiments. Pygmalion, que rappelait Chateaubriand, peut être indiqué comme modèle imaginaire d’un type peut-être assez fréquent. Il est assez naturel que les faits d’imagination évoqués par une tendance quelconque réagissent sur elle ; ils la complètent et ils lui donnent une forme plus précise : ils peuvent ainsi la fortifier et la développer, dans un sens parfois imprévu. Ils peuvent aussi agir indirectement sur les autres tendances. Une bonne part de ce qu’on nous a dit des effets de l’imagination trouverait ici sa place. Peut-être l’imaginatif amoureux a-t-il une tendance à voir les femmes à travers les créations de son esprit, à les trouver semblables au type idéal qu’il s’est formé. Cela se produit au moins assez fréquemment. L’illusion artistique est un cas particulier du fait général que j’indique. On connaît assez la lettre de Flaubert à Taine sur les caractères de l’hallucination esthétique et sur sa puissance30. Tout récemment l’exactitude en a été fortement contestée. On trouve toutefois dans la correspondance de Flaubert d’autres assertions qui semblent la confirmer. Flaubert écrivait à Mme X..., en datant sa lettre de deux heures du matin :
« Il faut t’aimer pour t’écrire ce soir, car je suis épuisé, j’ai un casque de fer sur le crâne ; depuis deux heures de l’après-midi (sauf vingt-cinq minutes à peu près pour dîner) j’écris de la Bovary, je suis à leur promenade à cheval, en plein, au milieu ; on sue et on a la gorge serrée. Voilà une des rares journées de ma vie que j’aie passée dans l’illusion complètement et depuis un bout jusqu’à l’autre. Tantôt, à six heures, au moment où j’écrivais le mot attaque de nerfs, j’étais si emporté, je gueulais si fort et sentais si profondément ce que ma petite femme éprouvait, que j’ai eu peur moi-même d’en avoir une, je me suis levé de ma table et j’ai ouvert la fenêtre pour me calmer ; la tête me tournait ; j’ai à présent de grandes douleurs dans les genoux, dans le dos et à la tête, une sorte de lassitude pleine d’énervements, et puisque je suis dans l’amour, il est bien juste que je ne m’endorme pas sans t’envoyer leur caresse, un baiser et toutes les pensées qui me restent… C’est une délicieuse chose que d’écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle. Aujourd’hui, par exemple, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis promené à cheval dans une forêt par une après-midi d’automne sous des feuilles jaunes, et j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait et le soleil rouge qui faisait s’entre-fermer leurs paupières noyées d’amour. Est-ce orgueil ou pitié, est-ce le débordement niais d’une satisfaction de soi-même exagérée ? ou bien un vague et noble sentiment de religion ? Mais quand je rumine, après les avoir senties, ces jouissances-là, je serais tenté de faire une prière de remerciment au bon Dieu si je savais qu’il pût m’entendre31. »Si nous nous servons d’ouvrages connus et si nous parlons surtout de littérateurs ou de savants célèbres, ce n’est que pour la commodité de l’exposition et de la démonstration. Ce serait se faire une idée bien étroite de l’invention que, de ne vouloir la retrouver que dans des œuvres artistiques ou philosophiques, scientifiques, industrielles ou littéraires. En fait toutes les idées qui se présentent à l’esprit de chacun de nous, en tant qu’elles ne sont pas de simples répétitions, — et elles ne sont jamais seulement cela d’une manière absolue, — toutes ces idées sont à quelque degré des inventions. Et nous pouvons constater que l’éclosion de ces idées entretient avec les phénomènes affectifs en général les rapports divers que je viens d’étudier. Il n’est pas nécessaire que l’idée neuve qui apparaît dans une conscience doive produire à la longue une œuvre d’art ou un système scientifique, pour qu’elle excite tout d’abord une émotion de trouble et de surprise. Il suffit qu’elle dérange les croyances reçues, les habitudes prises, qu’elle fasse pressentir la nécessité de se faire une nouvelle opinion. De même une passion qui ne suscite pas un chef-d’œuvre de poésie, ne reste pas sans action sur l’imagination créatrice. J’ai dit tout à l’heure que l’amour avait fait bien des poètes, mais il a fait encore plus de simples rêveurs préoccupés d’imaginer des scènes de bonheur, ou, s’ils sont d’esprit plus pratique, soucieux de trouver des moyens de les réaliser. Et leurs inventions pour n’être pas celles de Chateaubriand, de Rousseau, de Musset ou de Hugo, sont cependant des inventions. Il faut qu’il soit bien entendu qu’en étudiant l’invention dans des œuvres scientifiques ou littéraires, nous étudions un fait très général, mais sous ses formes les plus hautes, les mieux caractérisées, et dans les cas que nous connaissons le mieux ou qui peuvent servir le plus commodément de sujet d’étude. Toujours le rôle du sentiment est le même. Il indique un travail nouveau qui se fait, et qui ne s’accomplit pas sans quelque trouble. Selon la nature de ce trouble et le degré de difficulté du travail, c’est la tristesse ou le plaisir qui se produit. Encore faut-il que le trouble atteigne pour cela un certain degré. Il est aisé de comprendre que le phénomène affectif et l’invention soient assez étroitement liés. Cependant cette liaison n’est pas absolument nécessaire. Il se peut que des organisations équilibrées évitent, même en inventant, dans une mesure variable, la crise plus ou moins grave que décèle, par sa seule existence, le phénomène affectif. Mais cela n’arrive guère que pour les petites innovations. Un changement considérable des idées, une création importante impliquent presque fatalement une période de bouleversement et de trouble.
La création intellectuelle et le jeu des éléments psychiques
« David, gravure de Moreau, soleil couchant, splendeur, gloire, puissance. À son déclin (soleil couchant). Point de départ :Cette fin est utilisée pour David.« Je n’ai pas encore de sujet. Je compte sur les images pour me le trouver. Avec les idées de puissance, gloire militaire et les approches de la mort, il s’agit d’en bâtir :« Pour David spécialement, j’ai tiré de son histoire :« Pourquoi tout cela et ce sang versé ? Je m’oriente vers le remords, je glisse à l’Agonie d’un saint 33... je recommence à chercher des idées dans des images ou plutôt à me concrétiser une idée encore vague, abstraite.« Le sujet est trouvé. Maintenant c’est à lui de donner les images. « David pourrait s’en tenir là. Mais immédiatement (et je ne me proposais point cela, je songeais à une réponse indéfinie du Séraphin) les objections à lui faire m’arrivent. Il disait :« Alors, si tu le sais... ? Et je lui enlève cela pour le donner à l’Ange de la mort. Au lieu du Séraphin, c’est l’ange de la mort qui répondra puisque David a timidement insinué qu’il ne serait pas fâché de ne pas mourir. Les images seront toujours puisées à la dominante opposition de la vie et de la mort, du soleil et de la nuit, — comparaison de David avec le soleil couchant. « Maintenant je passe aux images. Elles me naissent d’une impression extérieure :(de la fenêtre de Pommiers, dans le pré.)(en faisant claquer les glands sous mon pneumatique, route de Flassan, bordée de chênes et éclosent brusquement, mécanisme resté inaperçu, ou amenées par la rimeamené par la rime glaive qu’il fallut faire arriver pour « leur roi s’élève ». « par l’idée qui se traduit en impression directement ou après recherche pour la faire sortir violemment ou lentement. « Je les fais : avant de trouver le sujet, en masse, ne commençant à les coordonner que lorsque le sujet a pris forme. Alors celles qui sont du même ordre se classent, se systématisent, les autres disparaissent pour servir une autre fois. « David bénéficie de« J’avais avant David fait un morceau mal fini… qui finissait par
« Pour faire l’image, je la vois en général. Je me représente David croyant et soumis à Dieu, illuminé par la foi au milieu des ténèbres qui l’envahissent, de la mort qui vient le trouver. Je vois un caveau funèbre et une lampe qui brûle, éternelle...Voici un autre cas instructif, à mon sens, comme montrant spécialement l’éveil successif de différentes images, autant de solutions proposées pour le problème donné, autant de transformations aboutissant enfin à l’harmonie.« Reste toujours l’opposition générale : ombre et lumière, vie et mort. »
« Hier j’ai fait une image sur Hélène où j’ai suivi exactement la même voie que pour David sans arriver encore à rien. Elle dit : Les années ne m’ont pas touchée. Il me faut redire cela en images. Je vois l’eau effleurée par le vent, reprenant son miroir. Rejeté comme insuffisant et faux. « Je vois toujours l’eau… et des hirondelles passent et la touchent de l’aile sans la troubler plus qu’un instant.Ces notes nous renseignent sur le jeu des éléments. Elles nous montrent les souvenirs, les images, les mille perceptions de la vie courante appelés, utilisés, triés, englobés dans le nouveau système en formation, et, une fois conquis, travaillant pour lui, suscitant de nouveaux éléments sur lesquels s’exercera la même activité. En même temps elles nous renseignent avec plus de précision sur les idées directrices et la façon dont la tendance dominante est spécialisée par l’invention même qu’elle produit. Nous voyons que la forme de l’ensemble ne se dessine avec netteté, en plusieurs cas, qu’après l’invention des détails. Ce n’est pas alors la nature de l’ensemble qui détermine la nature des détails, c’est plutôt la nature des détails, évoqués parfois un peu au hasard, qui vient déterminer la nature de l’ensemble, et fixer l’orientation de l’esprit. Au début la tendance intellectuelle reste vague, abstraite, générale, et c’est par la combinaison de cette tendance générale avec quelques détails précis que se forment tout d’abord les lignes principales du tout concret qui va être la création intellectuelle. Le désir intellectuel alors se précise peu à peu, les détails le conquièrent et le transforment en même temps qu’il les appelle et se les soumet. L’étude du développement de l’invention nous montrera tout à l’heure comment cette influence des détails produit parfois des transformations et des déviations de l’œuvre. Au reste tout cela varie considérablement selon les différents esprits, chacun a ses aptitudes propres et ses manières de procéder. Il est intéressant de constater les manifestations diverses de la tendance primitive. Au fond, elle est toujours une disposition abstraite et générale, une sorte de possibilité permanente de tel ou tel genre de phénomènes. Elle consiste en un ensemble de manières d’être physio-psychologiques qui sans se manifester actuellement par aucun fait de conscience, garde sa réalité et, quand l’occasion se présente, va déterminer des systèmes de pensées et d’actes, toujours variables à quelque degré, mais toujours de même nature. Aussi ne faut-il point s’étonner — bien que cela paraisse aller contre certaines idées admises un peu légèrement — que le premier phénomène perceptible dans la préparation d’une œuvre soit souvent une impression d’ordre général, ou une idée abstraite. La tendance mise en jeu se manifeste par une expression générale. C’est ce qui arrive souvent aussi pour les tendances organiques. La première impression de la faim peut être une sorte de désir abstrait, et non point le désir de manger précisément telle ou telle chose, ni même toujours un désir de manger bien conscient. Puis la vue de tel ou tel mets, aperçu à une devanture dans la rue, l’idée, le souvenir évoqué, on ne sait comment, d’un plat que nous avons déjà mangé avec plaisir vient fixer l’orientation de l’esprit et donner à la tendance une forme concrète, qu’elle n’acquiert parfois que lorsque nous voyons ce qui est servi sur notre table au moment du repas. Ainsi l’instinct littéraire se traduit tout d’abord parfois par des idées générales, il s’intéresse à des abstractions réunies et plus ou moins mêlées d’images :« Ce n’est pas encore ça et la rime avec lacs est difficile.« Je vois cela et cela me choque. Les ans ne font pas rider le front comme l’hirondelle l’eau.« Moitié content, j’arrange :« Large et pur me choque, il faut limpide à cause de miroir :« et la fin du vers m’est donnée : frisson de la chair, frisson de l’eau :« Association par ressemblance : sur cette même chair Pâris est passé sans laisser non plus de trace. Ménélas n’y verra rien que la beauté. Une idée commence à se dessiner. (J’étais parti pour faire des images, des idées abstraites : beauté, passivité, volupté, inconscience, etc.) »
« beauté, passivité, volupté, inconscience », ou bien
« David vieux, soleil couchant, gloire, puissance militaire. »— D’autres fois, c’est une anecdote qui sert d’excitant ; en ce cas la tendance générale préexistait bien, mais ne se manifestait pas à la conscience, c’est l’analogue de ce qui se produit dans une tendance organique, quand la vue d’une bouteille de bière excite la soif, ou la vue d’une friandise l’appétit. Ces faits ne créent pas la tendance, mais ils la rendent consciente et sous une forme immédiatement concrète. Des inventions de formules abstraites comme celles de Darwin et de Newton ont pour point d’origine visible des faits concrets qui frappent l’esprit, tandis que le premier germe d’une œuvre littéraire peut être une idée abstraite. En somme c’est surtout la forme extérieure du phénomène de l’invention qui diffère dans les deux cas, le fond reste le même. Cette idée abstraite, dans un esprit tourné vers le concret, se traduit souvent ; elle évoque des images plus vives qui sont comme un symbole de l’œuvre future, qui en expriment l’ensemble par des analogies assez spéciales.
« Flaubert, écrivent les Goncourt, nous disait aujourd’hui : l’histoire, l’aventure d’un roman, ça m’est bien égal. J’ai la pensée quand je fais un roman de rendre une coloration, une nuance. Par exemple dans mon roman carthaginois, je veux faire quelque chosepourpre. Dans Madame Bovary, je n’ai eu que l’idée de rendre un ton, cette couleur de moisissure de l’existence des cloportes. L’affabulation à mettre là-dedans me faisait si peu, que quelques jours avant de me mettre à écrire le livre, j’avais conçu Madame Bovary tout autrement. Ça devait être, dans le même milieu et la même tonalité, une vieille fille dévote et chaste… Et puis j’ai compris que ce serait un personnage impossible36. »Faisons la part de l’exagération de Flaubert : il ne cherchait pas à rendre une couleur, mais le roman, tel qu’il le concevait vaguement, et l’ensemble de dispositions qu’il apportait à la recherche du sujet et à la composition de l’œuvre pouvaient se symboliser par une couleur pourpre ou gris sale37, et ce symbole une fois trouvé pouvait bien devenir une sorte de guide ou de moyen de contrôle dans l’exécution. Un autre écrivain, différemment doué, aurait pris pour symbole une impression abstraite, une formule générale, peut être un accord ou un rythme. Il y a déjà une invention très caractérisée dans ce choix d’une traduction. M. Sardou emploie un procédé plus sec et qui rappelle une célèbre étude d’Edgar Poë. Il
« part d’une situation maîtresse qu’il formule et qu’il pose, avant de commencer à écrire. C’est ce qui s’est présenté pour le drame de Patrie… M. Sardou s’est demandé quel est le plus grand sacrifice qu’un patriote puisse faire à son pays et à cette question il a trouvé la réponse suivante : c’est que cet homme, blessé dans son honneur conjugal, renonce à sa vengeance et pardonne parce qu’il comprend que l’amant de sa femme est indispensable à son pays. Ceci posé, M. Sardou a déduit toutes les conséquences de cette situation : il a cherché quels sont les événements qui devaient se passer avant et après la scène capitale. D’abord il a imaginé une conspiration pour délivrer un pays de ses oppresseurs, et il a fait des deux hommes deux conspirateurs. Puis il s’est demandé dans quel pays et à quelle époque il placerait son action pour la faire mieux valoir, et il a longtemps hésité, promenant sa pièce de Venise en Espagne ; finalement il a choisi les Flandres au moment de la domination espagnole. Il a trouvé là le milieu favorable… Puis, pour rendre la femme plus coupable et plus odieuse, il en a fait une délatrice ; c’est elle qui dénonce la conspiration. On le voit, il a procédé par raisonnements successifs, pour tirer toutes les conséquences possibles de la situation qui a été son point de départ38. »Au fond il n’y a pas une grande différence entre cette manière de procéder et l’autre. L’invention part de l’abstrait et marche vers un état concret toujours plus complexe. Le raisonnement paraît intervenir d’une manière efficace pour permettre à l’idée de se produire et pour l’éprouver une fois produite. La réponse n’est pas toujours la conclusion logique et spontanée de la question et ne dépend même pas de la même portion de l’esprit. La question posée peut attendre longtemps sa réponse, de plus les réponses peuvent être multiples et alors l’épreuve commence. De là des tâtonnements comme ceux que M. Sardou signale dans le choix du pays où devait se passer son drame. Après coup on est aisément porté à donner aux démarches de l’esprit beaucoup plus de régularité et de rectitude qu’elles n’en eurent. L’intelligence humaine est trop peu systématisée, trop mal organisée encore pour que les opérations mentales d’un littérateur ressemblent souvent à celle d’une machine à compter. Et s’il n’en était pas ainsi, l’esprit n’inventerait plus rien, ou presque plus rien, parce que toutes les conséquences de ses idées et de ses goûts qu’il porte inconsciemment en lui, il les aurait débrouillées depuis longtemps. Il me semble que tous les renseignements que nous avons sur l’invention viennent, au moins pour les points essentiels, confirmer les conclusions qu’on peut tirer des notes de M. R. Dumas, où nous voyons si bien l’allure tâtonnante et hésitante du germe qui se fait et aspire à la vie. Les cas où l’invention se fait complètement par adaptation spontanée et rapide sont le plus souvent des cas très simples. L’action des éléments est alors si bien unifiée que le jeu des divers éléments ne se distingue plus, l’ensemble de la tendance agissante est devenue un seul élément, et l’unité de son action est seule perçue. Mais en général les éléments, les petits systèmes opèrent avec une certaine indépendance, quoique contrôlés et maintenus par l’orientation de l’esprit suivant une idée générale qui les empêche de trop vagabonder. Ils suscitent des idées, des images, qui viennent essayer d’entrer dans le système principal, mais d’autres éléments en suscitent aussi qui viennent lutter avec les premières, et s’offrir comme elles à la tendance directrice. Parfois l’une d’elles est admise, parfois c’est seulement un fragment, le reste est exclus, rejeté. Une image cohérente et bien adaptée au sujet peut provenir de plusieurs tâtonnements, de modifications successives qui en ont écarté les éléments réfractaires, et en ont appelé d’autres à leur place, qui parfois aussi, tout en la conservant sans grande altération, changent son importance et sa place dans la synthèse inventive finale. Ainsi l’invention apparaît comme le dernier moment d’un processus plus ou moins long, où, sous l’impulsion d’une tendance dominante — ou, ce qui revient au même, pour achever un système ébauché mais imparfait dont la force est déjà considérable, — divers éléments s’essaient à des combinaisons diverses, se combattent, se modifient, évoquent d’autres faits psychologiques selon leurs affinités propres, conformément aux lois connues de l’activité de l’esprit, jusqu’à ce que l’idée ou l’image susceptible de satisfaire la tendance intellectuelle, et de parfaire plus ou moins heureusement le système incomplet, vienne à se présenter et réalise enfin la synthèse nouvelle et systématique qui est la création intellectuelle. L’influence de l’intelligence unifiée, de la tendance dominante, de l’idée directrice, et le jeu indépendant des éléments sont en bien des cas également utiles. Si l’ensemble n’exerçait un contrôle sur le jeu des éléments et ne faisait un choix parmi les produits de ce jeu, il se produirait des divagations sans lien entre elles, des éparpillements sans portée de l’imagination, des inventions sans doute, en un sens, mais des inventions de rêveur ou d’aliéné. — En revanche, si les éléments ne s’affranchissaient parfois quelque peu, s’ils ne se livraient pas à leurs affinités propres en rompant les associations logiques habituelles, si la coordination de l’esprit était trop serrée et trop raide, trop uniformément persistante, l’invention serait beaucoup plus rare et resterait très simple. L’automatisme l’emporterait trop. Il me semble voir une conséquence de ce fait dans les rapports ordinaires de la tendance logique et régulière et de l’esprit inventif. Certes, on peut être à la fois un grand logicien et un grand inventeur, mais cela suppose une rare souplesse, et une force à peu près aussi rare de l’intelligence. Souvent il y a plus d’originalité, au moins pour les petites choses, et une originalité moins profonde peut-être, mais plus continuelle, chez certains imaginatifs, esprits primesautiers, un peu changeants et mal équilibrés, que chez des intelligences d’allure régulière et très pondérées. Cela ne s’applique pas toujours aux esprits supérieurs, mais semble bien se réaliser souvent chez les médiocres, c’est-à-dire chez la majorité. Au reste il n’y a rien là d’absolu. Seulement il faut tenir compte de ceci, qui ne se voit pas toujours, c’est que les esprits supérieurs les plus logiques au fond et les plus réguliers en apparence ne paraissent tels que parce qu’ils écartent et réduisent leurs idées extravagantes, non parce qu’ils n’en ont pas. Chez eux l’activité indépendante des éléments psychiques n’est pas supprimée, mais les produits en sont soigneusement examinés et ne se montrent au dehors que lorsqu’ils sont reconnus comme pouvant être logiquement utilisés. Au contraire un esprit médiocre les laissera voir au fur et à mesure de leur production, ce qui lui donnera l’air plus original alors qu’en réalité il inventera beaucoup moins. Si l’activité indépendante des éléments, apparente ou non, est par elle-même un désordre, il semble bien qu’un certain désordre est une chose fort utile à l’invention.
Invention, imitation et routine
« On a remarqué, dit M. Joly, que les hommes les plus originaux, les mieux disposés (comme leur carrière doit en donner bientôt la preuve éclatante) pour l’invention, débutent toujours par imiter un poète qui a excité leur enthousiasme39. »L’imitation suppose une rupture de l’habitude. Peut-être s’oppose-t-elle plus à la routine qu’elle ne s’oppose à l’invention. Aussi emprunte-t-elle souvent comme un faux air de création. Lorsqu’une idée, lorsqu’une mode commence à se répandre, on passe aisément pour « original » en l’adoptant. Et pour oser le faire alors, il faut souvent posséder, à un degré généralement plus faible, les qualités qui ont fait le créateur. Pourquoi subirait-on une influence encore peu puissante si ce qu’elle apporte ne venait compléter la vie intellectuelle de l’imitateur, et satisfaire ses désirs plus ou moins conscients ? Tel imite qui, peut-être, aurait à peu près créé ce qu’il va subir. Il n’est pas surprenant que dans une vie où les esprits sont aussi rapprochés que dans la nôtre, les mêmes problèmes se posent à plusieurs d’entre eux ; le premier qui trouve une solution acceptable a des chances de se voir imiter par ceux pour qui sa parole remplace l’occasion, condition ordinaire de l’invention. Parfois sans doute on acquiert un renom excessif d’originalité en composant à point nommé de la musique rossinienne ou wagnérienne, ou bien des vers romantiques, parnassiens ou décadents. Imiter l’antique, à la Renaissance, c’était presque inventer ; traduire l’œuvre d’un Latin ou d’un Grec, c’était, aux yeux des contemporains, faire œuvre originale. Cela n’est pas tout à fait injuste. Il faut recréer en soi l’œuvre qu’on imite, et, en la recréant, on la transforme. Parfois même l’imitateur crée encore d’une manière assez remarquable. C’est le cas de quelques disciples indépendants qui, tout en acceptant des parties importantes d’une doctrine, en modifient d’autres et parfois en transforment l’esprit général ; c’est, à un degré moindre, le cas du vulgarisateur qui, en quelque sorte, organise l’imitation et la rend plus facile. Souvent même il usurpe la place des véritables inventeurs, et se fait à leur dépens une gloire plus vive, mais généralement aussi plus vite fanée. Si la routine est une condition de l’invention, l’imitation en est une autre. Elle est toujours présente dans la synthèse créatrice ; entre elle et l’invention la limite est encore plus malaisée à tracer qu’entre l’invention et la routine. Si même on remarque que pour imiter il est utile de comprendre, c’est-à-dire de reconstituer un ensemble relativement nouveau sur les données de la perception, on sera décidé à voir dans la forme supérieure de l’imitation une forme inférieure de l’invention. À ses degrés inférieurs, au contraire, l’imitation se rapproche beaucoup plus de la routine, lorsqu’elle se produit à la façon des réflexes (par exemple dans l’écholalie) ou qu’elle ne porte que sur des idées et des actes très simples, se rapportant à des tendances déjà organisées, dont la survenance à tel moment plutôt qu’à tel autre, et non la formation ou l’exécution première, est un effet de l’imitation d’autrui. L’imitation se rapproche encore de la routine lorsque, par exemple, on adopte une croyance très répandue, une mode fortement envahissante. C’est souvent alors pour conserver un certain nombre de manières d’être, de relations sympathiques avec les autres, pour garder la considération, l’estime, l’approbation de ceux que l’on fréquente, qu’on se décide à penser et à agir comme eux. C’est la pression de la routine ici qui crée l’imitation, comme, dans des circonstances analogues, elle pourrait provoquer une invention. Si la routine et l’imitation sont des conditions de l’invention, la réciproque est vraie : l’invention est une condition de routine et d’imitation. Ce qu’on imite, en effet, c’est ce que quelqu’un a inventé, et ce qui devient machinal en nous c’est également ce que nous avons inventé ou ce qu’on a inventé pour nous. Tout ceci n’offre d’ailleurs aucune difficulté.
L’invention dans l’activité. — La volonté et la création intellectuelle
Le développement de l’invention
L’invention et son développement
Le développement de l’invention par évolution.
« Pour moi, dit Poë, la première de toutes les considérations, c’est celle d’un effet à produire. Ayant toujours en vue l’originalité car il est traître envers lui-même, celui qui risque de se passer d’un moyen d’intérêt aussi évident et aussi facile, je me dis avant tout : parmi les innombrables effets ou impressions que le cœur, l’intelligence ou, pour parler plus généralement, l’âme est susceptible de recevoir, quel est l’unique effet que je dois choisir dans le cas présent ? Ayant donc fait choix d’un sujet de roman et ensuite d’un vigoureux effet à produire, je cherche s’il vaut mieux le mettre en lumière par les incidents ou par le ton, — ou par des incidents vulgaires et un ton particulier, — ou par des incidents singuliers et un ton ordinaire, — ou par une égale singularité de tons et d’incidents ; — et puis, je cherche autour de moi, ou plutôt en moi-même, les combinaisons d’événements ou de tons qui peuvent être les plus propres à créer l’effet en question. »Ayant ainsi expliqué le procédé général, Poë en montre une application dans la genèse de son poème Le Corbeau :
« Mon dessein est de démontrer qu’aucun point de la composition ne peut être attribué au hasard ou à l’intuition, et que l’ouvrage a marché, pas à pas, vers sa solution avec la précision et la rigoureuse logique d’un problème mathématique. »Et, partant simplement de l’intention
« de composer un poème qui satisfît à la fois le goût populaire et le goût critique », Poë se montre forcément amené à choisir les dimensions de son poème et l’impression à produire, l’usage du refrain, la nature de ce refrain et sa longueur — un mot unique. Puis vient le choix de ce mot (nevermore) et la nécessité de le répéter qui le lui fait attribuer à un corbeau, en éliminant le perroquet, qui s’était tout d’abord présenté à son esprit. Poë passe ensuite au sujet. Il s’impose également par déduction et conduit d’abord à la question finale, pour laquelle le nevermore servira de réponse.
« Ici donc, je puis dire que mon poème avait trouvé son commencement par la fin, comme devraient commencer tous les ouvrages d’art ; — car ce fut alors, juste à ce point de mes considérations préparatoires, que, pour la première fois, je posai la plume sur le papier pour composer la stance suivante… d’abord pour établir le degré suprême et pouvoir ainsi, plus à mon aise, varier et graduer, selon leur sérieux et leur importance, les questions précédentes de l’amant, et, en second lieu, pour arrêter définitivement le rythme, le mètre, la longueur et l’arrangement général de la stance, ainsi que graduer les stances qui devaient précéder, de façon qu’aucune ne pût surpasser cette dernière par son effet rythmique. Si j’avais été assez imprudent, dans le travail de composition qui devait suivre, pour construire des stances plus vigoureuses, je me serais appliqué, délibérément et sans scrupule, à les affaiblir, de manière à ne pas contrarier l’effet du crescendo. »Le procédé de versification suit à son tour, avec la recherche de l’originalité, car
« le fait est, dit Poë, que l’originalité (excepté dans quelques esprits d’une force tout à fait insolite) n’est nullement, comme quelques-uns le supposent, une affaire d’instinct et d’intuition. Généralement, pour la trouver, il faut la chercher laborieusement, et, bien qu’elle soit un mérite positif du rang le plus élevé, c’est moins l’esprit d’invention que l’esprit de négation qui nous permet de l’atteindre », et la remarque est intéressante. Enfin viennent des considérations sur le lieu où l’action doit forcément se passer, puis l’exposé des raisons qui ont décidé l’auteur à introduire dans son récit une tempête, un buste de Pallas et un coup frappé à une porte, des remarques sur la force du contraste, la préparation du dénouement et les deux strophes qui viennent apporter au poème leur qualité suggestive destinée à pénétrer tout le récit qui les précède et à en accentuer le symbolisme. J’ai des doutes sur la complète sincérité de ce récit. Il paraît cependant recouvrir une vérité que ses exagérations pourraient nous porter à méconnaître et que tendent à établir bien d’autres renseignements. Si Poë a cherché un effet en écrivant son poème, il en a cherché un aussi en en racontant la genèse. Ici comme là il a fait œuvre d’artiste. Sans examiner jusqu’à quel point il a régularisé la vérité et tâché peut être de mystifier son lecteur, nous n’en devons pas moins retenir son cas en le rapprochant des renseignements analogues fournis par d’autres auteurs. Le cas de M. Sardou est tout à fait semblable à celui de Poë, quant au fond des choses, et les indications données à M. Toulouse par M. Zola concordent remarquablement avec les deux.
« M. Zola imaginant un roman, dit M. Toulouse, part toujours d’une idée générale. Il se propose d’étudier un milieu, un mouvement social, une catégorie d’individus. Pour cela il s’entoure d’abord des documents capables de le renseigner et de lui fournir des idées. Il prend des notes, lui-même… Il est ordinairement obligé de faire une enquête sur place, et, en rentrant chez lui, tous les jours, il prend des notes sur ce qu’il a observé. Des éléments de description, des physionomies, des scènes vues sont hâtivement enregistrées en quelques mots, qui, plus tard, serviront à éclairer les souvenirs. Dès ce moment, il commence à ne s’occuper que de son roman, et il écarte toutes les lectures qui sont inutiles à l’œuvre actuelle. « Enfin M. Zola éprouve le besoin de tirer quelque chose de ses lectures, de ses observations et de ses réflexions. Le travail de création commence… Cette création va d’ailleurs se faire toute seule. Mais il faut un forceps à l’enfantement des idées et c’est la plume qui va être cet outil. M. Zola se met à son bureau tous les matins très régulièrement et il compose ce qu’il appelle l’ébauche. Celle-ci n’est pas autre chose qu’un soliloque que l’auteur tient avec lui-même. Il pose l’idée générale qui domine l’œuvre, puis, de déduction en déduction, il en tire les personnages et toute l’affabulation. Il écrit pour penser, comme d’autres parlent… » « L’affabulation du roman se crée donc peu à peu, presque toute seule, les trouvailles venant spontanément sous la plume. À mesure que M. Zola écrit, il élargit peu à peu, plus qu’il ne revient en arrière et ne corrige… Peu à peu les personnages se dessinent, déduits des idées générales ; quelques-uns cependant sont observés, mais aucun ne sort d’un tiroir où il avait été jeté dans l’idée d’être utilisé un jour. C’est dans sa mémoire qu’il cherche les types vrais ou qu’il prend les éléments de ses types imaginaires… Il en est de même des scènes qui forment ce qu’on appelle l’intrigue et qui est aussi une déduction. » « À un moment donné, M. Zola est arrivé à concevoir suffisamment son roman pour terminer son ébauche. Il décrit alors la vie de ses personnages, ordinairement très nombreux, et établit ce que nous, médecins, appellerions leur observation. L’état civil de chacun est fixé ; le type est décrit au physique et dans son caractère moral ; enfin sa conduite dans les divers incidents du roman est arrêtée… Quand les personnages sont créés et vivent, il faut les baptiser, M. Zola prend alors le Bottin et extrait deux à trois cent noms, parmi lesquels il cherche, partageant sur ce point les idées de Balzac, ceux qui vont à la physionomie de ses types… » « C’est alors que M. Zola commence à faire, chapitre par chapitre, le plan de son livre, qui est un sommaire très détaillé de la conduite de l’action. Tout en l’écrivant, des idées viennent, touchant les épisodes ultérieurs ; M. Zola les enregistre aussitôt… Ce premier plan terminé, et après avoir fait le complément de lectures et d’observations nécessaires, M. Zola commence à écrire son œuvre. Chaque chapitre est d’abord tracé sous forme de plan analytique analogue au premier. La besogne est ainsi préparée d’avance pour chaque fragment de l’œuvre… Le plan définitif, où tout ce qu’il y a d’important est noté, même les dates des épisodes, et, quand il le faut, des plans d’appartements et d’autres lieux, n’a plus qu’à être traduit en phrases plus détaillées et plus littéraires. » « Comme on le voit, M. Zola emploie, pour faire ses romans, des procédés rationnels, scientifiques42. »Les faits de ce genre, tels surtout que nous les donnent Edgar Poë et M. Sardou, peuvent être considérés comme rentrant dans les cas extrêmes, et peut-être même représentent-ils plutôt un idéal qu’une réalité. Il faut toujours se méfier de la tendance à régulariser après coup le processus psychique, les phénomènes qui n’y ont pas tenu une place essentielle sont aisément éliminés et oubliés par l’esprit. Prenons-les cependant comme représentant un des modes d’évolution proprement dite les moins imparfaits. Leur régularité ne laisse à peu près rien à désirer et quelques-unes des conclusions qu’ils peuvent nous suggérer s’appliqueront bien plus aisément encore aux cas moins réguliers. Le développement de l’invention rappelle ici, par sa forme, l’enchaînement des termes d’un syllogisme. Aussi voyons-nous le raisonnement signalé comme procédé d’invention par M. Sardou, la « déduction » être également invoquée dans le cas de M. Zola, où la complexité de l’opération, cependant, est bien mieux mise en lumière. Chez M. Sardou, disent MM. Binet et Passy, le
« procédé de travail, autant que nous avons pu en juger, conserve toujours la même nature psychologique, c’est le raisonnement ; et quelque étonné qu’on puisse être de trouver un pareil mot en un pareil endroit, il est bien certain que c’est avec du raisonnement que M. Sardou conduit une pièce depuis le point de départ jusqu’à l’œuvre complète. Il a bien raison de comparer cette idée de pièce ou le sujet de pièce à un problème en équation ; si pour résoudre l’équation il ne suit pas positivement les règles fixes que l’algèbre formule, il procède toujours en imaginant les événements les plus probables, les plus vraisemblables qui peuvent conduire à la situation qu’il imagine43. »Dans ces évolutions logiques d’un germe les pensées nouvelles suscitées par les premières idées formées viennent compléter un système ébauché déjà. Elles n’en modifient pas le sens général ; au contraire, elles contribuent à en fixer, à en maintenir l’orientation. Ici l’évolution est un passage de l’abstrait au concret ; ailleurs, chez le savant par exemple, elle pourra consister dans un passage du concret à l’abstrait. L’idée principale, dans la pièce de M. Sardou, dans le poème de Poë, dans le roman de M. Zola, se précise peu à peu, se complète, se complique, s’incarne dans un organisme de faits, d’idées, de sentiments de plus en plus compliqué, de plus en plus concret (car le concret est un genre spécial de complication de l’abstrait. Par exemple, une fois admis par M. Sardou que le sacrifice de ses sentiments personnels, consenti par l’époux offensé au profit de la cause qu’il défend, doit être l’âme de sa pièce, l’idée qui vient satisfaire et amener déjà à un état plus concret la tendance abstraite et générale, cause primordiale et permanente de l’invention, il faut que ce sacrifice se précise, qu’il se montre dans des événements concrets comme l’histoire d’une conjuration. Cette conjuration elle-même il faut la rendre en quelque sorte réelle, la situer dans le temps et dans l’espace, en distinguer les diverses phases, etc. Et chaque décision nouvelle vient fortifier et développer la première invention en lui apportant un nouveau contingent d’idées, d’images, de faits qui viennent faire corps avec elle, la mettre en valeur et la faire vivre. Mais de ce que la première idée, admettons-le, entraîne logiquement les autres après elle, il ne faut pas conclure à une différence essentielle entre la naissance de la première et la production des autres. Toute cette évolution se ramène à une série d’inventions très analogues au point de vue de leur formation et de leur nature, et qui se présentent toutes dans les conditions que j’ai indiquées au commencement de cette étude. Seulement, ce qui distingue l’évolution des autres procédés de développement, c’est que chaque terme de la série, chaque invention nouvelle est bien systématisée non seulement avec celle qui la précède, ou avec l’élément qui la provoque, mais avec l’ensemble de la série. L’évolution apparaît comme une systématisation régulière progressive. En cela encore d’ailleurs) chaque invention nouvelle ressemble à la première, qui, elle aussi, est en harmonie avec l’ensemble de la tendance qui la provoque. Mais il ne faut pas croire que, généralement, une première idée donnée, toutes les autres s’ensuivent fatalement, comme les parties successives d’un acte réflexe. Tout au moins, cela n’est pas très ordinaire. Un problème a souvent plusieurs solutions et peut se traiter par des procédés divers ; la majeure d’un syllogisme n’attire pas invinciblement après elle telle mineure et telle conclusion. De même une première idée peut se compléter par bien des systèmes différents et même après ses premières conquêtes, la direction qu’elle doit suivre ne lui est pas rigoureusement imposée. Plusieurs voies s’ouvrent ou peuvent s’ouvrir devant l’auteur, et chaque fois, une nouvelle invention semblable aux précédentes, tout en fixant et en unissant davantage ce qui était organisé déjà, tout en fermant à l’esprit quelques-unes des voies où il pouvait s’engager, laisse subsister ou même soulève de nouvelles questions, laisse plusieurs portes ouvertes jusqu’à l’achèvement — toujours un peu arbitraire et incomplet — de l’œuvre. Par conséquent il ne faut pas se représenter le développement de l’invention comme complètement analogue au développement du germe vivant dans une espèce fixée. Sans doute il y a, entre les deux processus, des ressemblances que je me garderai de méconnaître et qui n’ont pas été toujours suffisamment aperçues. L’être vivant se développe par une série de phénomènes physico-chimiques, qui se ressemblent les uns aux autres par leurs caractères généraux, et l’on a pu rapprocher aussi, à de certains égards, la nutrition et la fécondation. De plus le germe même ne saurait nous révéler à lui seul, quels que soient notre intelligence et nos procédés d’investigation, et même en les supposant d’une puissance infinie, ce qui doit sortir de lui si nous ne savons pas dans quelles conditions ce germe doit se développer, quelles sont les circonstances que lui offrira la vie. Son développement présente aussi comme celui de l’œuvre d’art, une série de synthèses successives et d’analyses, s’ordonnant en un système de plus en plus complexe. Et même l’invention ne doit pas en être absente, si un être organisé ne ressemble jamais absolument à un autre. D’autre part il ne serait pas juste de méconnaître dans le développement d’une invention, à côté d’une part réelle de contingence (très réelle au point de vue de la logique et de la finalité, mais non sans doute de la causalité, et compatible par là avec le plus rigoureux déterminisme) une part incontestable de nécessité. Si, par exemple, une idée de tragédie germe en l’âme d’un poète, nous ne pouvons pas, même en connaissant le sujet, prédire tous les incidents, ni savoir à l’avance quel sera le nombre des personnages, etc., mais nous savons cependant que certaines formes générales, qu’une allure à peu près déterminée lui seront imposées. De même, tout en ignorant ce que le sort réserve à l’embryon d’un être humain, nous pouvons prédire, sans grand risque d’erreur, que l’être qui sortira de lui, s’il continue à vivre, passera par des phases d’existence connues, qu’il sera allaité avant de manger, que les cheveux lui pousseront avant la barbe, et qu’il ne se reproduira pas avant plusieurs années. Mais cette similitude apparente des deux cas recouvre des différences considérables reposant sur une dissemblance essentielle. Au fond, dans un cas comme dans l’autre, nous trouvons une part d’invention et une part d’instinct, de routine. De là la ressemblance. Mais la routine et l’instinct d’une part et l’invention de l’autre ne s’en opposent pas moins très nettement, et même essentiellement, au point de vue de leur caractéristique propre, malgré les conditions analogues nécessaires à l’une et aux autres. Et c’est l’instinct et la routine qui dominent dans l’évolution du jeune vivant, tandis que l’invention tient une place bien plus importante dans l’évolution de l’invention même. Malgré tout ce qui reste d’instinctif chez l’homme qui conçoit une nouvelle idée, malgré ce qu’il peut y avoir d’un peu nouveau même dans un acte réflexe, la qualité essentielle des deux actes n’en est pas moins différente et opposée. Cette opposition nous la retrouvons entre le développement organique instinctif et le développement d’une invention. Le premier n’est pas entièrement déterminé, au point de vue de la systématisation, le second n’est pas, au même point de vue, absolument indéterminé, mais l’essence du premier c’est d’être à peu près immuable et de reproduire, dans ses détails concrets une foule d’évolutions semblables qui l’ont précédé, l’essence du second c’est d’être nouveau et seul, jusqu’ici, de sa nature. Si le premier présente des combinaisons, une allure quelque peu nouvelle, et si le second reproduit à certains égards des types connus, c’est précisément en cela qu’ils cessent, l’un d’être une évolution régulière, l’autre d’être un développement d’invention, car si le développement d’un roman, je suppose, se fait selon certaines formules usitées, c’est précisément par là que l’auteur n’invente pas. Nous avons d’ailleurs certains phénomènes qui nous montrent en effet l’invention renouvelant la vie, et la routine s’installant dans l’esprit et régularisant les inventions. Si les espèces sont dérivées les unes des autres, comme cela est si croyable, la naissance de chaque espèce représente bien évidemment une série d’inventions tout à fait analogue au développement d’une œuvre d’art, et d’autre part nous savons bien qu’une invention littéraire devient à la fois l’origine et le type d’une série de formations analogues et qu’il se crée ainsi une sorte de forme abstraite à laquelle se conformeront un certain nombre d’œuvres. Telles sont, par exemple, les formes du sonnet, de la tragédie, du drame romantique, du roman, etc., constituant en quelque sorte autant d’espèces littéraires, qui se transforment plus ou moins peu à peu44, mais qui pendant un temps règlent le développement des inventions nouvelles. Et précisément parce que le développement inventif et le développement régulier et instinctif ou imitatif peuvent se mêler, se combiner et se remplacer, nous voyons très bien en quoi ils s’opposent. L’invention peut devenir le point de départ d’une routine, la routine peut servir de base à une invention qui la modifie, mais les cas où l’invention et la routine s’unissent et se joignent montrent nettement leur opposition. Il ne faut donc nullement se représenter l’évolution d’une invention comme ayant la fatalité d’un acte instinctif. Sans doute chacune de ses phases est rigoureusement déterminée en fait au point de vue de la causalité, mais au point de vue de la systématisation, ce développement garde quelque chose d’indéterminé, je veux dire que des systèmes très différents peuvent, selon les circonstances qui se présenteront, venir englober et soutenir le nouveau germe et constituer son épanouissement. L’évolution d’une invention en tant qu’invention, est essentiellement une chose nouvelle, non fixée, non organisée d’avance, préparée quelquefois par une longue série de faits semblables à quelques égards, mais non complètement régularisée par une longue répétition. Elle est l’expression d’une transformation, non d’une constitution entièrement acquise.
« Quand je me sens bien, dit-il, et que je suis de bonne humeur, ou que je voyage en voiture, ou que je me promène après un bon repas, … les pensées me viennent en foule et le plus aisément du monde. D’où et comment m’arrivent-elles ? Je n’en sais rien, je n’y suis pour rien. Celles qui me plaisent je les garde dans ma tête et je les fredonne, à ce que du moins m’ont dit les autres. Une fois que je tiens mon air, un autre bientôt vient s’ajouter au premier, suivant les besoins de la composition totale, contrepoint, jeu des instruments, et tous ces morceaux finissent par former le pâté. Mon âme s’enflamme alors, si toutefois rien ne vient me déranger. L’œuvre grandit, je l’étends toujours et la rends de plus en plus distincte, et la composition finit par être toute entière achevée dans ma tête, bien qu’elle soit longue. Je l’embrasse ensuite d’un seul coup d’œil, comme un beau tableau ou un joli garçon ; ce n’est pas successivement, dans le détail de ses parties, comme cela doit arriver plus tard, mais c’est tout entière dans son ensemble que mon imagination me la fait entendre. Quelles délices pour moi ! Tout cela, l’invention et l’exécution, se perdent en moi comme dans un beau songe très distinct… Comment maintenant, pendant mon travail, mes œuvres prennent la forme ou la manière qui caractérisent Mozart et ne ressemblent à celle d’aucun autre, cela arrive, ma foi, tout comme il se fait que mon nez est gros et crochu, le nez de Mozart, enfin, et non celui d’une autre personne ; je ne vise pas à l’originalité, et je serais bien embarrassé de définir ma manière. Il est tout naturel que les gens qui ont réellement un air particulier paraissent aussi différents les uns des autres au dehors qu’au dedans. »Une anecdote sur Lamartine, que raconte M. Legouvé, peut servir à confirmer ce que dit Mozart, à nous montrer la forme inconsciente, irraisonnée de l’évolution d’un germe créé par le hasard des circonstances et la merveilleuse organisation d’une partie de l’esprit.
« On a souvent remarqué, écrit M. Legouvé, que Dieu lui avait donné en partage la beauté, la noblesse, le courage, le génie ; mais il avait reçu quelque chose de plus rare encore que tous ces dons : c’était la faculté de s’en servir à volonté. Ils étaient toujours à sa disposition. À quelque heure qu’on s’adressât à lui, il était toujours prêt à parler, à écrire ou à agir. Un grand danger le saisissait-il en pleine nuit, en plein sommeil, pas un cri de surprise, pas une seconde d’effarement ! Il se mettait à être héroïque, tout de suite, en se levant, son courage s’éveillait en même temps que lui. De même pour son génie de poète. Sa sœur lui présente un jour une jeune fille qui désirait quelques lignes de lui sur son album, Lamartine prend une plume et sans se donner un moment pour réfléchir, sans s’arrêter une seconde, il écrit :Le raisonnement, ici a disparu au moins en apparence. Mozart ni Lamartine ne déduisent logiquement l’œuvre d’un point de départ. Elle se fait en eux, spontanément, par sa logique intime, plutôt qu’ils ne la font. Si l’on y regarde de près, toutefois, on voit bien que l’œuvre n’agit pas par elle seule, elle est bien encore l’expression de la personnalité, mais de cette partie de la personnalité qui s’est organisée à part, qui n’a plus besoin de raisonnement ni de volonté, qui peut vivre de sa vie propre et se développer selon ses propres lois, à l’insu de la conscience ordinaire qui voit arriver comme une intruse la production spontanée du génie. Les cas de ce genre nous montrent l’« inspiration » sous sa forme classique ; on comprend aisément comment les rapports des systèmes inconscients et des pensées conscientes ont favorisé les images courantes du Dieu qui parle directement au poète, de la muse, etc., comme des rapports tout à fait semblables font attribuer à Dieu ou au diable les idées généreuses ou les impulsions morbides qui paraissent contredire la nature de ceux qui les éprouvent. On peut trouver dans la vie psychique d’assez nombreux équivalents à l’inspiration inventive, depuis les impulsions morbides (qui peuvent en certains cas être considérées d’ailleurs comme une sorte d’invention) jusqu’aux actes habituels, devenus organiques et comme instinctifs. Et tous ces phénomènes ne diffèrent pas essentiellement de ceux qu’on leur oppose, ni l’inspiration du raisonnement, ni l’impulsion morbide de l’action réfléchie. Non seulement on passe de l’un à l’autre par des transitions peu sensibles, mais on peut déterminer à peu près et en gros les conditions psychologiques qui les distinguent et qui consistent en relations diverses des systèmes psychiques les uns avec les autres. Nous avons vu qu’il fallait peu de chose pour transformer une invention et un développement par raisonnement en une invention et en un développement par inspiration. Il y a dans le second cas simplement une organisation plus isolée, plus indépendante des systèmes qui constituent le moi. Quoique l’évolution ne soit pas bien considérable dans le cas de Lamartine, et que nous ne puissions guère déterminer celle des œuvres de Mozart qui parle en termes très généraux, elle est appréciable cependant. Chez Lamartine on voit assez bien comment l’album évoque l’image : le« Puis, ces vers terminés, il les tend d’une main nonchalante à sa sœur, qui les lit, et stupéfaite de leur beauté et de son air d’insouciance, ne peut s’empêcher de s’écrier : “Mon Dieu ! pardonnez-lui, il ne sait pas ce qu’il fait.” Telle était en effet la facilité de Lamartine qu’elle ressemblait à de l’inconscience. N’a-t-il pas dit lui-même, un jour, à un de ses amis fort absorbé par un travail : “Que faites-vous donc là, mon cher, avec votre front dans vos deux mains ? — Je pense. — C’est singulier ! moi, je ne pense jamais, mes idées pensent pour moi46” ».
livre de la vie(assez analogue à des images aimées de Lamartine comme l’
océan des âgespar exemple) et comment tout le reste en sort au moyen des associations fournies par les plus importants et les plus communs des phénomènes qui nous intéressent et dont les idées sont toujours à la disposition d’un poète : l’amour, la mort, la fuite du temps. La combinaison du tout dans un ordre logique et conforme aux règles de la versification et de la syntaxe française qui façonnent la pensée cherchant à s’exprimer détermine une évolution assez courte mais complète en la circonstance. Et nous remarquons encore en des cas pareils que chaque pas nouveau est un pas identique, en lui-même, au premier, et qui requiert pour se produire, des conditions analogues, que le développement de l’invention est un système d’inventions qui se commandent plus ou moins l’une l’autre. La fatalité (toujours par rapport à la finalité) n’y est pas absolue comme dans l’instinct. On voit assez nettement chaque idée devenant une condition des idées qui la suivent et qui naissent par l’association de ce qui précède avec des images, des émotions, des idées existant déjà dans l’esprit. Ici les tâtonnements ont disparu, ou paraissent avoir disparu, mais la marche n’est pas cependant tout à fait sûre, et la rencontre de la tendance directrice avec des idées qui s’offrent à elles détermine des inventions douteuses, inexactes ou vagues. On saisit bien pourquoi Lamartine dit qu’on ne peut
« ni rouvrir ni fermer à son choix »le livre de la vie. C’est une association très naturelle et une opposition qui s’impose presque, cependant elle n’est nullement contenue dans la première image et même ce n’est qu’en un sens qu’on ne peut « fermer à son choix » le livre. Je pense qu’il faut entendre par là qu’on ne peut le fermer pour le rouvrir encore, ce que rien n’implique, au contraire. Il y a une défaillance que rien ne rendait nécessaire. L’invention de Mozart, d’après sa lettre même, ne va pas sans quelque tâtonnement, on y retrouve la tendance dominante et le choix exercé par elle sur les idées évoquées. « Celles qui me plaisent, je les garde dans ma tête. » On y voit aussi les occasions dont la tendance dominante profite, les dégagements de force nerveuse qu’elle utilise :
« Quand je me sens bien, et que je suis de bonne humeur… ou que je me promène après un bon repas… les pensées me viennent en foule. »Si l’on y regarde de près, les analogies du cas de Mozart avec ceux que nous avons étudiés déjà deviennent de plus en plus nettes. Aussi même dans ces cas où l’invention et son développement se rapprochent le plus de l’instinct nous ne saurions les assimiler. Il y a quelque chose d’instinctif dans l’invention, c’est la tendance organisée, à fonctionnement presque inconscient, qui la produit ; mais précisément pour qu’il y ait invention il faut qu’il y ait dans ce fonctionnement quelque chose qui ne soit pas tout à fait habituel ou instinctif, et qui aboutisse à un produit ne ressemblant aux produits précédents que par des caractères très généraux, et où ce qui importe le plus et lui donne le caractère d’invention est précisément ce par quoi il diffère des autres. Nous ne pourrions donc le comparer de près qu’à l’instinct lorsqu’il est obligé par les circonstances de varier un peu, en faisant remarquer qu’en ce cas l’instinct invente et que c’est précisément en cela qu’il est le moins instinctif. Ce qui paraît assez fréquent, ce qui est peut-être même la règle, c’est que l’esprit ne sait pas à l’avance ce que va donner, au moins au point de vue des dimensions et de l’importance de l’œuvre, le germe qui se prépare. Et ceci différencie encore de l’instinct le développement de l’invention. Nous pouvons très bien ne pas avoir conscience d’un acte instinctif, mais nous arrivons assez aisément, en bien des cas, à le connaître, pour ainsi dire, du dehors, et lorsqu’il se passe chez nous, à peu près comme lorsqu’il est accompli par un autre. Nous pouvons savoir à l’avance que dans telles conditions, sans que nous le voulions et même parfois contre notre désir, ou bien sans y penser, nous agirons de telle ou telle façon. Au contraire on ne sait guère à l’avance comment on va se comporter à l’égard d’une invention, et même après avoir, en sa vie, développé un certain nombre de créations intellectuelles, on n’est pas beaucoup plus informé. Une fois que l’œuvre est née, que le germe s’est précisé, il est souvent bien difficile pour l’auteur même d’en prévoir le sort. Il ne faut pas tant voir en cela une analogie avec l’inconscience de l’instinct que, ce qui précède doit nous le faire admettre, une conséquence et une nouvelle preuve de l’indépendance relative de l’œuvre par rapport à son germe. L’œuvre n’est pas contenue dans le germe, même en puissance, de la même façon qu’un être vivant est impliqué, si je puis dire, par son œuf, un chêne par le gland. Elle est susceptible de beaucoup plus de variations et de variations beaucoup plus imprévues, selon les circonstances qu’elle rencontrera, selon les conditions dans lesquelles s’effectuera son développement. Je n’entends pas seulement par là les circonstances extérieures à l’homme, qui apporteraient à son esprit des matériaux imprévus ou lui présenteraient d’insurmontables obstacles ; je parle aussi des circonstances internes, des idées, des sentiments, des images avec lesquels le germe de l’invention se trouvera plus ou moins en rapport, sans que ce contact soit déterminé à l’avance par la seule logique de l’esprit considéré comme un ensemble. Les divers éléments de l’esprit, les différents systèmes qui s’y ébauchent, s’y achèvent ou s’y défont continuellement, tout en étant plus ou moins soumis, en général, à une direction supérieure, gardent assez d’indépendance pour se heurter les uns aux autres, entrer en conflit, ou s’entraider, se remplacer, se dissoudre ou se fortifier, et profiter des éléments les uns des autres. Cela est d’une expérience de tous les instants. Tous ces événements peuvent en différentes façons changer l’orientation de l’invention, accélérer, retarder ou transformer l’évolution du germe, et ouvrir à son développement des voies bien différentes, comme cela deviendra de plus en plus évident à mesure que nous passerons des cas d’évolution régulière à des cas d’évolution moins régulière, et de ceux-ci à des cas de transformation ou de déviation. Le germe de l’invention n’est sans doute pas un bloc de marbre indifférent par lui-même à toute forme, et n’attendant que le ciseau de l’ouvrier pour devenir « dieu, table ou cuvette » ; il est un petit organisme dont l’espèce n’est pas fixée, susceptible de se transformer, selon les circonstances, en plusieurs grands organismes très différents pour la dimension, pour l’importance et pour la forme. Le même germe d’invention peut donner lieu assez indifféremment à un roman ou à une pièce de théâtre, et même aux deux successivement, ce dont les exemples abondent. Mais de même la même idée peut devenir un roman, un traité de philosophie ou une étude sur la société actuelle. On a pu voir un drame sombre se transformer, par la fantaisie d’un artiste, en parodie extravagante. Cette pensée : « On est plus reconnaissant aux hommes des services qu’on leur rend que des bienfaits qu’on reçoit d’eux » peut, selon les esprits, rester une simple maxime, s’allonger en roman, se développer en comédie ou en drame, se transformer en sermon, etc. Au contraire, un gland ne donnera qu’un chêne ou il ne donnera rien du tout, et si l’œuf d’une poule vient à éclore, nous pouvons être assurés qu’il n’en sortira pas un canard. Il est assez intéressant de voir que cette contingence, qui s’accorde d’ailleurs avec une causalité rigoureuse, prend parfois des apparences de fatalité. Celui en qui s’opère cette évolution du germe et qui n’en reconnaît ni les causes, ni les moyens, ni les déviations possibles, est porté à y voir l’expression d’une sorte de nécessité supérieure préordonnée et coordonnée.
« On ne fait pas, disent les Goncourt, les livres qu’on veut. Il y a une fatalité dans le premier hasard qui nous en dicte l’idée. Puis c’est une force inconnue, une volonté supérieure, une sorte de nécessité d’écrire qui vous commandent l’œuvre et vous mènent la plume ; si bien que quelquefois le livre qui vous sort des mains ne vous semble pas sorti de vous-même : il vous étonne comme quelque chose qui était en vous et dont vous n’aviez pas conscience. C’est l’impression que j’éprouve devant Sœur Philomène 47. »Les mêmes auteurs nous montrent combien l’évolution d’une œuvre peut prendre des proportions imprévues.
« Les deux gros volumes in-octavo de l’Histoire de la Société française pendant la Révolution et le Directoire, disent-ils, furent ceci dans notre pensée au premier jour : “L’histoire du plaisir sous la Terreur”, un petit volume in-32 à 50 centimes. Puis, le volume grossissant, il nous apparut dans le format Charpentier à 5 fr. 50, puis avec son développement, faisant craquer le format in-18, il devint in-octavo, enfin l’in-octavo se doubla48. »Je sais, pour mon compte, qu’il m’est arrivé au moment de me mettre à rédiger une étude, de ne pas bien savoir si mon sujet est complètement mûr. J’en vois bien le sens général, j’ai l’idée principale et quelques-unes des idées secondaires qui s’en dégagent, mais je ne sais pas toujours le parti que j’en pourrai tirer et souvent les idées accessoires se dégagent au courant du travail, se vérifient et se ramifient au fur et à mesure de la marche de l’étude, ou bien sont abandonnées. Parfois j’essaye à plusieurs reprises, sans succès, de me mettre au travail, l’œuvre ne se fait pas, les idées ne se développent pas, le germe reste stérile, puis un jour, sans que je sache bien pourquoi, sans que je l’aie prévu, le travail est prêt, ou plutôt je suis prêt à le faire, peu à peu, et souvent assez vite, tout s’ordonne, les différentes parties de l’étude se classent, et l’ensemble peut dépasser beaucoup, par ses dimensions, ce que j’avais prévu. Ce petit livre-ci est né par une sorte de bourgeonnement. En étudiant les types intellectuels je pensai assez naturellement aux différences qui séparent les hommes au point de vue de l’aptitude à inventer. J’ébauchai une esquisse des types en m’occupant aussi, comme j’y étais amené presque forcément, de ce que c’était que l’invention. Puis cette partie du travail se sépara de l’autre, forma un être distinct et devint le sujet de deux articles de la Revue philosophique que j’ai refondus et développés pour en faire ce volume. En somme nous ne pouvons toujours prévoir ce que deviendra un germe, parce que cela ne dépend pas seulement de ce qu’il est, de sa nature propre, mais, pour une part énorme, des circonstances qu’il rencontrera. Son développement varie selon ses rencontres avec le milieu intérieur plus ou moins directement influencé par le milieu extérieur, et ces rencontres, quoique déterminées, ne sont pas toujours ordonnées. La première idée qui va servir de point de départ au développement n’a souvent rien ou à peu près rien de spécifique ; les autres idées qui viendront se joindre à elles par le même procédé qui l’a formée elle-même, détermineront peu à peu sa nature, sa fécondité, son importance. La synthèse ainsi formée un peu au hasard des rencontres grandit par d’autres accidents semblables. Le système vivant profite de ce qu’il rencontre, mais peut se laisser engager en bien des directions différentes et même opposées. Il y a une bonne part de vrai dans la théorie de M. Paul Souriau sur le hasard comme principe de l’invention49, j’aurai d’ailleurs à y revenir un peu plus longuement. Par cette plasticité, par cette possibilité de bifurcation, le développement de l’invention se différencie essentiellement, malgré les analogies que nous avons reconnues ou que nous aurons à reconnaître encore, de la vie organisée et fixée, comme aussi de l’instinct. Le développement de l’invention, par raisonnement ou par inspiration, est surtout visible, il est à peine besoin de le dire, chez des auteurs, chez ceux qui ont fait un certain nombre d’œuvres, de quelque nature qu’elles soient, artistiques, industrielles, etc. Mais il n’existe pas seulement chez eux. Chez tous les hommes on peut remarquer l’évolution spontanée ou raisonnée de certaines croyances, de certaines idées que prépare une impression fortuite, un enseignement, ou toute autre influence et que les circonstances font tourner en tel ou tel sens. Il n’y a d’ailleurs rien de particulier à dire de ces faits, et le procédé reste toujours essentiellement le même.
« Pour avoir la tonalité, dit M. Dumas, je bâtis deux ou trois quatrains, je les répète à haute voix et je les écris cent fois pour faire venir les idées et les images qui peuvent s’associer aux premières. Lorsqu’un quatrain me donne de la peine, je récris toujours sur papier blanc tous les précédents et souvent tout ce qui est déjà fait. »Certains passages ont été ainsi écrits un nombre de fois très considérable.
« Ce qui est intéressant, c’est qu’à la fin on pourrait parfaitement supprimer les quatrains primordiaux. Ils ont servi d’appeaux et ne sont guère bons à manger. »M. Dumas ajoute qu’il écrit toujours sur du papier neuf. S’il y a déjà quelque chose d’écrit, ou bien s’il entend parler, des séries d’idées étrangères envahissent l’esprit. On sent bien nettement en tout cela le procédé pour appeler les idées selon le mode de l’association systématique en imposant à l’esprit, par la répétition, celles qui doivent rester et susciter les autres. Cela est tout à fait l’équivalent des raisonnements et des problèmes d’Edgar Poë ou de M. Sardou, la question faite à l’esprit est seulement présentée d’une façon un peu différente, et la réponse en apparence moins immédiate. Mais de même que du cas de Poë, de l’évolution par raisonnement, nous passons aisément à l’évolution spontanée en supposant le jeu des éléments un peu plus systématique, de même nous passerions, en sens inverse, en relâchant un peu le jeu des mêmes éléments, en les combinant un peu différemment, aux cas où l’évolution se fait à l’aide de tâtonnements nombreux. On voit en même temps, dans le même fait, les précautions prises pour que des éléments parasites ne viennent prendre la place de celui que l’esprit désire, pour éviter des séries d’intrus qui se faufilent aisément, si l’on n’y prend garde, grâce à un élément quelconque de la perception ou des images auquel elles parviennent à s’accrocher subrepticement.
« Il (G. Lewes) fit la remarque que la scène de la prison serait un bel élément pour une œuvre d’imagination, et je commençai ensuite à penser à la fondre, ainsi que quelques autres souvenirs de ma tante en une seule histoire avec quelques données tirées du caractère de mon père et du commencement de sa vie. Le problème de construction qui me restait à résoudre était de faire de la malheureuse jeune fille un des principaux personnages du drame et de la mettre en rapport avec le héros… » « Le caractère d’Adam et un ou deux incidents qui se rapportent à lui me furent suggérés par les débuts de mon père, mais Adam n’est pas plus mon père que Dinah n’est ma tante. En vérité, il n’y a pas un seul portrait dans Adam Bede, mais seulement les suggestions de l’expérience arrangées en de nouvelles combinaisons. Quand je commençai à l’écrire, les seuls éléments sur lesquels j’étais fixée étaient, outre le caractère de Dinah, le caractère d’Adam, ses rapports avec Arthur Donnithorne et les rapports de tous deux avec Hetty, la scène de la prison étant naturellement le point principal auquel tendait mon travail. Chaque chose arriva, déterminée par les caractères et leurs relations mutuelles. Les derniers rapports de Dinah avec Adam furent suggérés par George52. »Nous pourrions aussi bien étudier la naissance et l’évolution des drames lyriques de Wagner. M. Kufferath note que ces œuvres
« ne naissent pas spontanément. Toujours une circonstance antérieure jette dans son esprit la semence qui devra mûrir lentement et ne donner ses fruits que longtemps après ». En 1848, Wagner s’intéresse au mythe de Siegfried, il écrit un résumé de la légende, il se sent profondément attiré par elle, mais les événements de sa vie après 1848 l’en détournent pendant quelque temps. En 1840 et 1850, il tente la fortune à Paris. Il échoue, et ses préoccupations reviennent et se fortifient, lorsque, à Zurich, il se trouve mis en rapport avec un philologue, traducteur et commentateur des Eddas. Cependant le principe directeur ne se constitue pas complètement. Wagner reste incertain, non satisfait, il erre d’un sujet à l’autre. Un d’eux le ramène au mythe de Siegfried et il y revient définitivement. Vers la fin de 1850, il reprend un drame déjà esquissé par lui sur la mort de Siegfried, il le retouche, commence à composer sa musique. Mais il remarque de graves défauts dans la façon dont il a compris le sujet. Certaines parties de la légende précédant la mort de Siegfried étaient rappelées sous forme de récit. Il y avait là des éléments qui aspiraient à vivre d’une vie plus déterminée, et que l’ensemble favorisait. Wagner a l’idée d’écrire un nouveau drame préparant le premier et racontant les aventures de Siegfried jeune. Mais avant l’achèvement de ce drame nouveau, une autre œuvre dépendante des autres vient s’imposer, il faut expliquer les rapports de Siegfried avec Brunehilde par la désobéissance de celle-ci et cette désobéissance même par l’histoire de Siegmund et de Sieglinde.
« C’est ainsi que de déduction en déduction il arrive à reconnaître qu’il fallait à cet ensemble de drames un prologue où serait montré le crime des dieux d’où naissent toutes les calamités qui fondent sur leurs descendants. « Voilà comment se trouve développée finalement la Tétralogie dont le scénario, à quelques détails près, était déjà complètement indiqué dans l’étude sur le mythe des Nibelungen 53. »Remarquons en passant que l’évolution paraît se faire ici, à rebours, en commençant par la fin de l’œuvre. Cela se voit souvent ; un drame dont on imagine d’abord le dénouement, un sonnet dont le dernier vers est trouvé le premier n’ont rien de bien surprenant. Peut-être y aurait-il beaucoup à dire sur ce qu’il y a, au fond, d’artificiel et de contingent dans des séries de phénomènes qui ne sont pas, après tout, moins conditionnées dans un sens que dans l’autre et qu’on peut prendre assez indifféremment par l’un ou l’autre bout. La nécessité relative du temps qui s’impose à nous ne doit pas nous faire conclure à sa nécessité absolue. Mais sans prendre la question à ce point de vue, et sans insister ici sur la métaphysique du sujet, bornons-nous à retenir comme un fait que les constructions qui se font dans l’esprit sont souvent réversibles. Nous pouvons remonter de la solution au problème, du dénouement au drame, du dernier vers au premier, ou faire l’inverse selon les circonstances. Dans un système bien lié, où tout doit se tenir, un élément, quel qu’il soit, doit plus ou moins bien susciter et impliquer les autres, quand on a la liberté de choisir ici ou là le point de départ un peu factice dont on a besoin, ce qui n’est possible que dans certains cas singuliers qu’il ne rentre nullement dans le plan de ce travail de rechercher. Si maintenant, au lieu de prendre comme exemple une œuvre littéraire ou scientifique, nous passons sur le terrain de la pratique et si nous étudions le développement d’une œuvre industrielle et sociale, nos constatations seront les mêmes. Les matériaux différeront, mais la forme générale reste abstraitement identique. L’idée naîtra et se développera dans les mêmes conditions, se traduisant par des faits à peu près de la même manière. Regardons, par exemple, la vie et l’œuvre de Godin, grand industriel, fondateur du Familistère de Guise, l’une des œuvres sociales les plus curieuses et les plus « suggestives » du dix-neuvième siècle. Godin, fils d’un ouvrier, instruit dans une école de village, sent, dès son enfance, le désir du rôle social qu’il devait remplir.
« C’est, dit-il lui-même, sous l’empire de l’idée que la pratique des arts manuels devait me conduire à un rôle pressenti, qu’à onze ans et demi je commençai à travailler le fer dans l’atelier de mon père et à prendre une part au-dessus de mes forces dans les travaux de la campagne, à côté de mes parents54. »Voilà le point de départ. Évidemment il est aussi un résultat. Mais nous ne rechercherons pas son origine. Dès qu’on arrive à certains anneaux de la chaîne des inventions, on est forcé de s’arrêter, non que les choses y soient plus compliquées, mais elles y sont plus obscures, et quoique le procédé général paraisse s’y retrouver, nous n’avons plus aucun moyen d’en préciser l’application. D’ailleurs le germe paraît bien acquérir le caractère précis qu’il conservera et qui en fera l’originalité. Après un « tour de France » où il est vivement frappé par les conditions de la vie de l’ouvrier, il revient à son pays natal, s’y marie, installe un petit atelier pour fabriquer des appareils de chauffage, substitue dans cette fabrication la fonte à la tôle, crée des modèles nouveaux, développe son industrie et vient s’établir à Guise. Voilà déjà plusieurs inventions ; elles lui permettront surtout de réaliser son idée maîtresse, elles seront des moyens au service d’une fin supérieure, la réussite industrielle rendra possible la réussite sociale ; c’est là qu’est l’originalité de Godin. Ses préoccupations le hantent toujours. En même temps qu’il fait prospérer son industrie il étudie et complète de son mieux, par son travail personnel, une instruction très élémentaire, s’attachant surtout aux questions sociales. Il examine les systèmes socialistes. Aucun ne lui plaît complètement, mais il s’inspire d’eux, surtout il s’applique à réaliser ce qui lui semble utile ; il fait quelques réformes, institue dans ses ateliers des caisses de secours mutuels, mais ces modifications secondaires ne lui suffisent pas, il rêve l’établissement de relations nouvelles et plus justes entre le capital et le travail, le plan du familistère se forme et se développe. L’idée pressentie dès la jeunesse s’était constituée peu à peu, plus remarquable comme réalisation que comme théorie, et Godin a su la faire vivre. Ayant beaucoup lu, il a eu le grand mérite d’avoir su choisir dans des systèmes plus ou moins utopiques ce qui pouvait passer dans la pratique et le mérite plus grand encore de l’y avoir fait effectivement passer. Cette réalisation d’un idéal a forcément entraîné bien des tâtonnements, des modifications dans la conception et l’exécution, bien des difficultés que soulevaient parfois ceux à qui surtout l’œuvre devait profiler. Il commence par la confier à d’autres et met le tiers de sa fortune dans une entreprise de l’école sociétaire dirigée par Victor Considérant, puis il agit par lui-même. En 1859, il jette les fondations de son familistère, en 1880 la dernière aile bâtie du « palais social » est complètement occupée. Et
« après une expérience de vingt années au cours desquelles toutes les parties de l’œuvre familistérienne s’étaient précisées dans tous leurs détails minutieux, depuis le plus petit jusqu’au plus grand, il formulait en articles d’association légale, l’association familistérienne créée de fait longtemps auparavant55 ». Ainsi était établie la « mutualité sociale » par de nouveaux rapports du capital et du travail. La participation aux bénéfices, les secours aux malades, les retraites assurées aux infirmes et aux vieillards n’en étaient pas les seuls caractères. Un mécanisme ingénieux faisait passer à tous les membres de l’association la propriété même de l’établissement industriel auquel ils s’étaient attachés. En même temps Godin avait très bien su ne pas verser dans l’égalitarisme et conserver une hiérarchie. Il eut le temps de voir prospérer l’œuvre qu’il avait ainsi pratiquement « inventée » par un long processus tout à fait analogue à celui par lequel d’autres ont produit des théories ou des œuvres d’art, avec les mêmes tâtonnements, les mêmes synthèses partielles créées par la combinaison des circonstances et de la tendance directrice et le jeu des éléments psychiques et sociaux56.
Le développement de l’invention par transformation
« Quelle scène, me dis-je, si au lieu d’être en récit, elle était en action ! Si au lieu des enfants, c’était Médée qui apportait ces présents ! Si au lieu d’une vieille esclave, c’était Médée qui aidait Créuse à se parer ! Médée agenouillée ! Médée humiliée ! Médée servante ! Médée suivant sa rivale dans toutes les joies de son orgueil ingénu, et tout à coup, au moment où, saisie par les premières atteintes du mal, Créuse s’écrie : “Qu’ai-je donc ? ” Médée se relevant, bondissant jusqu’à elle, et lui disant avec un cri de rage triomphante : “Ce que tu as ? C’est que tu vas mourir ! ” Quelle situation ! Quel contraste pour une actrice comme Mlle Rachel ! »Voilà le germe, et l’on peut espérer en sa vitalité à voir l’enthousiasme qu’il inspire. Il va d’abord se développer comme à l’ordinaire :
« Saisi par cette idée, continue l’auteur, je me mis immédiatement à l’œuvre. J’écrivis cette scène en deux jours. La scène achevée, vinrent peu à peu se grouper autour d’elle tous les éléments du drame, tel que je le concevais, et, après un an de travail, j’apportais mon ouvrage à Mlle Rachel. »Rachel, après quelques hésitations, s’attache à son rôle. Un jour l’auteur arrive chez elle et le travail commence. Il s’agit d’interpréter la grande scène qui avait été la base de l’édifice.
« Mais, continue M. Legouvé, après quelques essais d’ébauche générale où je la trouvais hésitante et incertaine, elle s’arrête tout à coup et me dit : « Mon cher ami, savez-vous ce qu’il faut faire ? Il faut couper cette scène… — Hein, m’écriai-je, couper cette scène ! la plus saisissante des trois actes ! La plus nouvelle ! La plus riche en effets pour vous ! — Il ne s’agit pas de moi. Il ne s’agit pas de mes effets. Il s’agit du rôle et de la pièce. Or cette scène tue la pièce parce qu’elle tue l’intérêt. — Vous n’y pensez pas ! l’intérêt y est poussé au comble ! — Oui, l’intérêt de l’horreur ! l’intérêt de l’odieux ! Mais ce n’est pas là ce dont nous avons besoin dans ce troisième acte. Songez donc que j’ai à tuer mes enfants et que je dois être touchante en les tuant ! Comment pourrais-je le devenir, quand cinq minutes auparavant j’aurai été atroce, quand on m’aura vue froidement, perfidement, lâchement meurtrière ? La mise en scène du meurtre de Creuse rend impossible le meurtre des enfants : elle le déshonore ! Je ne suis plus qu’une égorgeuse ! Oh ! je sais fort bien tout ce que je trouverais dans cette scène, mais… après, après, je ne croirais plus à mes larmes ! » « Je la regardai un moment sans répondre, émerveillé, je l’avoue, de voir une fille sans éducation arrivée d’instinct, par naturelle supériorité d’esprit, à la plus profonde critique, et lui prenant la main, je lui dis : « Vous avez raison, je coupe la scène. — Vous êtes charmant, me dit-elle en me sautant au cou. — Avouez seulement, ajoutai-je en riant, qu’il est bien comique que je retranche de ma pièce la situation pour laquelle la pièce a été faite57. »La scène primitive disparaît donc comme disparaît un organe provisoire quand son rôle est terminé et qu’il deviendrait une gêne. Elle a joué un rôle d’échafaudage ou d’amorce. Grâce à elle, le système s’est ébauché, mais une fois ébauché il n’a pu arriver à se constituer définitivement que sans elle. Il est à remarquer que, dans ce cas, elle n’a pas disparu en s’atrophiant (ce qui arrive parfois), elle a été brusquement retranchée à cause de son incompatibilité avec un autre élément du drame qui est demeuré prépondérant. Et la pièce une fois faite subsiste sans autre modification notable que ce changement d’orientation. Il faut remarquer aussi la logique spéciale qui détermine ce changement. La tendance littéraire primitive s’était, associée tout d’abord au désir de plaire à Rachel, et s’était concrétée dans le désir complexe de créer un drame où Rachel tînt une place dominante et qui lui convînt. La demande de l’actrice avait été une des conditions de la naissance du germe, c’est elle qui avait en partie déterminé M. Legouvé à se décider pour le sujet de Médée vers lequel l’attirait aussi une ancienne prédilection. C’est pour elle qu’il avait aussi imaginé sa grande scène
(« quelle situation, quel contraste pour une actrice comme Mlle Rachel ! »), c’est aussi une observation d’elle qui le décide à renoncer à cette scène. Le jeu des tendances et des désirs se dessine nettement ainsi que leurs rapports avec les faits qui se présentent successivement. C’est pour continuer à s’accorder avec l’un des éléments principaux du désir complexe qui est à l’origine de l’œuvre, que la transformation s’opère, et la première scène ne répondait plus aux données du problème parce qu’elle ne s’accordait pas avec lui, et elle ne s’accordait pas avec lui parce qu’il y avait incompatibilité à ce point de vue entre cette scène et une autre scène qui paraissait mieux en harmonie avec lui et qui avait conquis la prédominance. Rachel, dans Médée, devait être touchante même dans le meurtre de ses enfants, elle jugeait ne plus pouvoir l’être si la première scène était conservée. Le cas de M. Legouvé est à rapprocher de l’histoire de la symphonie de Berlioz, Harold en Italie, que j’ai déjà citée. Le point de départ de la création de Berlioz était l’intention d’écrire pour Paganini un solo d’alto combiné avec l’orchestre. Ici les choses tournèrent autrement, et la partie du dessein primitif qui concernait l’interprète fut sacrifiée, le morceau ne fut pas, en définitive, écrit pour Paganini. Mais Berlioz, tout en renonçant à s’inquiéter
« des moyens de faire briller l’alto principal », imagina
« d’écrire pour l’orchestre une suite de scènes auxquelles l’alto se trouverait mêlé comme un personnage plus ou moins actif conservant toujours son caractère propre, et, visiblement, cette conception lui a été suggérée par son désir primitif d’écrire un morceau pour Paganini58 ». Ce désir a disparu, chassé par des circonstances défavorables auxquelles il ne pouvait s’adapter, mais la seconde partie de l’évolution de l’œuvre, sans se diriger dans le même sens, se rattache étroitement à la première. Il ne serait guère utile d’insister sur les différences qui distinguent le cas de Berlioz du cas de M. Legouvé ; dans le cas de ce dernier c’est l’œuvre même qui s’est transformée, dans l’autre c’est surtout un motif antérieur, une partie du désir primitif qui inspirait l’œuvre sans en être précisément un élément. La transformation peut être plus marquée encore. Il arrive que l’idée directrice, sous l’influence d’une circonstance extérieure ou d’un revirement intérieur, subit un changement qui peut aller jusqu’à l’opposition. Musset, qui offre une si riche mine d’associations par contraste, semble avoir parfois changé, d’une manière brusque, au témoignage de M. Legouvé, l’orientation de son œuvre. Il critiquait Scribe et lui reprochait la régularité, l’équilibre de ses pièces.
« Il a un défaut, disait-il, il ne se fâche jamais contre lui-même… Je veux dire que quand Scribe commence une pièce, un acte ou une scène, il sait toujours d’où il part, par où il passe, et où il arrive. De là sans doute un mérite de ligne droite, qui donne grande solidité à ce qu’il écrit. Mais de là aussi un manque de souplesse et d’imprévu. Il est trop logique ; il ne perd jamais la tête. Moi, au contraire, au courant d’une scène, ou d’un morceau de poésie, il m’arrive tout à coup de changer de route, de culbuter mon propre plan, de me retourner contre mon personnage préféré et de le faire battre par son interlocuteur… J’étais parti pour Madrid et je vais à Constantinople59. »Les deux procédés, l’évolution et la transformation, sont, ici, très nettement indiqués et opposés. L’œuvre reçoit ainsi, pendant son développement, le contrecoup des modifications des sentiments, des vues, des impressions de l’auteur, des conseils qu’on lui donne, etc. Et ce développement en est souvent plus ou moins troublé. Dans l’immense quantité des éléments qui interviennent et qui composent soit la tendance primitive, soit l’œuvre même qu’elle a produite, soit les matériaux qui vont être assimilés, etc., il s’en trouve souvent qui sont spécialement favorisés ou spécialement gênés, et cela entraîne des hypertrophies ou des atrophies qui, poussées à un certain degré, occasionneront un changement notable dans l’équilibre de l’œuvre et la transformeront. Cela peut arriver de plusieurs manières. Tantôt c’est un des éléments de l’œuvre qui se développera de façon à finir par prédominer alors qu’il était d’abord secondaire ; tantôt l’œuvre restant à peu près telle quelle, une œuvre nouvelle se forme autour d’un de ses éléments, finit par constituer un organisme distinct et se sépare de l’ensemble par une sorte de bourgeonnement ; tantôt encore ce sont de nouveaux éléments qui, assimilés par l’œuvre en évolution, réagissent sur elle et la transforment plus ou moins ; tantôt enfin l’œuvre reste à peu près intacte, mais elle arrive à se rattacher à des sentiments très différents de ceux qui l’avaient d’abord inspirée. Dans tous ces cas, il y a une transformation. Le développement ne se poursuit pas toujours dans la même direction, il change de sens, sans que l’œuvre définitive se trouve déséquilibrée. Les exemples de ces diverses transformations sont très nombreux. Rousseau préparant son discours sur l’influence des lettres et des arts et en modifiant complètement le sens en donnerait un assez curieux si seulement nous savions mieux comment les choses se sont passées. La fantaisie d’un grand artiste, Frédérick Lemaître, fit, comme je l’ai déjà rappelé, transformer un drame assez sombre en une sorte de parodie sinistre. Berlioz, furieux contre miss Smithson qui ne répondait pas assez vite à son amour, épris lui-même d’une autre, compose sa Symphonie fantastique et s’imagine y mettre l’expression de sa haine et de son mépris pour elle. Abandonné par l’autre, plus épris que jamais de miss Smithson, il lui fait accepter sa symphonie comme une expression d’amour passionné. Au reste, la nature même et les conditions de la transformation nous disent combien elle doit être fréquente, et même, à certains égards, universelle.
Le développement de l’invention par déviation
« … Pourquoi poitrinaire ? Pourquoi cette mort sentimentale et romance, cette si facile amorce à l’attendrissement du lecteur ? Eh ! parce qu’on n’est pas maître de son œuvre, parce que durant sa gestation, alors que l’idée nous tente et nous hante, mille choses s’y mêlent draguées et ramassées du reste au hasard de l’existence comme des herbes aux mailles d’un filet. Pendant que je portais Numa, on m’avait envoyé aux eaux d’Allevard ; et là, dans les salles d’inhalations, je voyais de jeunes visages, tirés, creusés, travaillés au couteau, j’entendais de pauvres voix sans timbre, rongées, des toux rauques, suivies du même geste furtif du mouchoir ou du gant, guettant la tache rose au coin des lèvres ; de ces pâles apparitions impersonnelles, une s’est formée dans mon livre comme malgré moi, avec le train mélancolique de la ville d’eaux, son admirable cadre pastoral, et tout cela y est resté61. »Souvent ainsi une impression un peu vive venant faire entrer dans l’œuvre en évolution les éléments qui l’ont provoquée, l’éveil par un élément de l’œuvre d’un sentiment déjà puissant, une occasion quelconque parfois, peuvent déterminer une déviation. On en trouve, chez les esprits les plus originaux, qui sont dues à la lutte de l’invention nouvelle et des anciennes habitudes que l’éducation, le milieu ou l’hérédité ont trop solidement ancrées pour qu’elles laissent aisément la place libre. De là les taches, les manques de logique qui déparent souvent les œuvres des esprits originaux puissants et plus souvent encore peut-être celles des précurseurs. J’ai déjà dit combien il était rare qu’un génie sût aller logiquement au bout de son invention et ne fût pas entraîné, d’une part, à outrer certaines idées personnelles, et, de l’autre, à garder sur bien des points trop de restes du passé qui amènent ou constituent autant de déviations d’une œuvre. J’ai rappelé, par exemple, la mythologie surannée de Baudelaire. Dans les œuvres de la seconde manière de Wagner, Tannhæuser, Lohengrin, on peut constater quelques déviations de ce genre. Au second acte de Lohengrin, par exemple, après des scènes vraiment « vagnériennes », on retrouve des chœurs dans le goût de l’ancien opéra. Il arrive aussi, d’autres fois, que, dans les premières œuvres d’un esprit original, ce sont les tendances novatrices encore faibles, mal organisées, mal débrouillées par l’auteur même, qui déterminent une sorte de déviation, et nuisent à la régularité de l’œuvre présente, tout en promettant pour l’avenir des œuvres supérieures. Le génie personnel est déjà assez fort pour troubler l’imitation et la routine, il ne l’est pas assez pour les dominer. C’est ce qu’on peut observer dans les premiers recueils poétiques de Victor Hugo. Le début des évolutions, l’état « primitif » est fécond en déviations étranges dues à l’indépendance des éléments, à leur incohérence, au développement exagéré de l’un d’entre eux. L’esprit est encore mal formé, la tendance directrice trop incomplète ou mal organisée ne sait pas conduire un ensemble en subordonnant convenablement les détails. Les enfants, les peuples primitifs, en s’essayant à des œuvres d’art, se trompent bien souvent en ce sens et juxtaposent des détails qui ne peuvent s’accorder. Un des éléments de l’œuvre devrait en éliminer d’autres, mais ils subsistent tous les deux, c’est une déviation. Certains dessins d’enfants, par exemple, représentent des maisons dont l’intérieur et l’extérieur sont également visibles ; on voit des hommes plus grands que leurs habitations, un œil de face dans une figure de profil, incohérence longtemps conservée sur les monnaies d’Athènes, etc. Dans l’art égyptien, des déviations de ce genre ne sont pas rares, et elles sont devenues une sorte de routine, dont l’invention de l’artiste devait subir continuellement la pression. Les éléments d’une œuvre, dans de pareils cas, sont traités à part les uns des autres, et se sont développés individuellement ; le lien qui les a reliés est assez lâche pour permettre les déviations. Dans les civilisations avancées, les faits analogues sont encore assez fréquents. Cela est dû pour une part à l’influence de la routine, pour une autre grande part à l’invention elle-même. L’homme qui invente est toujours à quelques égards un primitif, et celui qui imite, l’est souvent aussi, il est relativement très rare qu’un homme ait assez de génie pour conserver de la routine et de l’imitation tout ce qu’elles ont de bon, pour inventer beaucoup et pour inventer d’une manière si régulière et si fortement organisée que son œuvre soit complètement harmonieuse. Cela est un idéal à peu près irréalisable. Aussi nos arts, nos œuvres littéraires, nos raisonnements témoignent souvent d’une barbarie dont on ne se méfie pas assez et qu’on ne remarque pas autant qu’on le devrait. Quelques méprises, parmi celles qu’on s’amuse à relever, ne sont pas d’ailleurs des déviations bien intéressantes, ni de beaucoup de portée. Je n’insisterai donc pas ici sur les erreurs de perspective des peintres, ni sur leurs fantaisies astronomiques ou physiques, la tendance de certains à tourner vers le soleil couchant les cornes du croissant de la lune, ou à indiquer des ombres que contredit la position du soleil dans le tableau. Je ne parlerai guère non plus des phrases incohérentes qu’on recueille chez quelques écrivains. La déviation s’y marque souvent par l’incohérence qui résulte de la juxtaposition de mots tendant à faire supposer à côté d’eux d’autres mots, ou derrière eux d’autres idées que celles qu’y a mises l’auteur62. Mais voici un cas assez curieux par lui-même, et qui en même temps nous laisse entrevoir la cause et le mécanisme de toute une série de déviations. C’est de Delacroix qu’il s’agit.
« Il s’abandonnait trop à lui-même, dit Maxime Du Camp, et ne résistait pas assez à cet emportement interne qui est la fièvre du travail. Un jour j’étais chez lui, dans son atelier… nous nous taisions et il avait oublié que j’étais là. Il peignait une Fantasia de petite dimension. Un cavalier au galop a lancé son fusil en l’air et lève la main pour le rattraper, pour le saisir au vol. Delacroix était très animé. Il soufflait bruyamment ; son pinceau devenait d’une agilité surprenante. La main du cavalier grandissait, grandissait, elle était déjà plus grande que la tête et prenait des proportions telles que je m’écriai : “Mais, mon cher maître, que faites-vous ? ” Delacroix jeta un cri de saisissement, comme si je l’eusse réveillé en sursaut ; il me dit : “Il fait trop chaud ici, je deviens fou...” « Quelques minutes après, nous marchions côte à côte sans parler. Rue Laffitte. il s’arrêta devant la boutique d’un marchand de tableaux et regarda longtemps à travers les vitres une toile de lui… Il me dit : “Dehors je vois mes tableaux, chez moi je ne les vois plus. Comme Sancho dans l’île de Barataria, j’aurais besoin d’un médecin qui me toucherait de sa baguette quand je vais me donner une indigestion.” Nous avions repris notre route, je l’écoutais : “Quelle misère que la nôtre ! Voir des chefs-d’œuvre dans son esprit, les contempler, les rendre parfaits par les yeux du cerveau, et quand on veut les réaliser sur la toile, les sentir s’évanouir et devenir intraduisibles ! Être comme Ixion, se précipiter pour embrasser la déesse et ne saisir qu’un nuage ! Quand je fais un tableau, je pense à un autre ; alors j’obéis à la rêverie qui m’emporte, comme vous l’avez vu tout à l’heure. On dit que le travail est un enivrement ; non, c’est une ivresse, je le sais bien63.” »Nous saisissons ici une des conditions les plus fréquentes de la déviation d’une œuvre, c’est sa réalisation, qui n’est d’ailleurs qu’une forme du développement. Elle consiste essentiellement, en effet, dans l’adjonction au système primitif de synthèses d’images, d’idées et de mouvements dont une bonne part au moins la met en rapport avec l’ensemble d’états de conscience qui est en nous la représentation de la vie réelle et du monde extérieur. Cette introduction de nouvelles synthèses met souvent en contact avec l’ancienne, avec l’idée première, des éléments mal disciplinés qui se développent irrégulièrement. En s’enrichissant, en se réalisant, l’idée se trouble. Pour arriver à l’existence concrète, pour se traduire dans le monde extérieur, elle doit perdre une partie de sa pureté, et parfois ce qu’elle a de meilleur en elle-même. Il faut voir combien est fréquente cette triste opposition de la pureté et de la vie. Elle éclate bien souvent dans le développement de l’invention. Tant que l’idée, tant que le sentiment reste vague, abstrait, aussi peu réel que possible, il ne comprend guère, parfois, que des éléments peu nombreux, mais très étroitement liés, sans altération, sans mélange d’impuretés ; dès qu’il tend à préciser et qu’il se développe, il est obligé de s’allier à d’autres systèmes, de s’annexer des éléments qui, presque fatalement, le surchargent de scories ou font dévier sa marche. De là les regrets du poète se plaignant que le meilleur de sa poésie demeure en lui-même, l’opposition continuelle du rêve et de la réalité, de l’idéal et du réel. Plus le développement d’une invention quelconque l’implante dans le inonde réel, et la rend vivace, plus elle a de peine à garder son harmonie primitive, à ne pas se corrompre de quelque manière. Ce n’est pas d’ailleurs vers la déviation complète, qui serait la mort, que tend le développement concret, c’est vers un état moyen adaptant la création qui évolue à une réalité multiple et incohérente, en lui conservant assez d’harmonie pour qu’elle puisse continuer à vivre. Aussi voit-on des idées, des projets, des sentiments qui naissent mal conformés, surchargés d’éléments discordants, se régulariser, au contraire au fur et à mesure de leur développement. Et, en ce qui concerne l’œuvre littéraire ou l’œuvre d’art, s’il n’est pas rare que l’exécution détériore un peu la conception, il arrive souvent aussi qu’elle l’améliore sur plusieurs points. Certains illogismes, certains défauts frappent davantage quand l’œuvre a pris corps, et comme ils deviennent plus gênants, ils tendent à susciter une réaction qui les élimine. Le développement qui tend presque toujours à déformer une pensée, tend donc aussi dans une certaine mesure à la reformer. Le résultat dépend des circonstances rencontrées par le germe aussi bien que de sa nature primitive, mais il est généralement médiocre. En certains cas aussi, l’évolution paraît bien s’accomplir régulièrement, sans déviation notable. Ce phénomène, assez aisément explicable, des déviations à peu près imposées à l’invention par le fait même de son développement, nous le retrouverions bien plus net si nous avions à examiner la question au point de vue sociologique. Une institution, un régime, tout en s’améliorant à un certain point de vue par la réalisation et la croissance, en devenant plus forts et plus aptes à vivre, deviennent aussi moins purs et descendent facilement à un niveau moral inférieur. Un fait qui par son exagération même, et quoique les causes en soient multiples, nous donne une idée de cette déviation des phénomènes sociaux, c’est la discordance qu’on a si souvent relevée entre les programmes des candidats et l’œuvre des députés. Peut-être faut-il aussi rapprocher de ces altérations du développement d’une invention, les différences qui se manifestent moins qu’on ne l’a dit, mais qui sont cependant réelles, entre l’enfant et l’homme, et, plus régulièrement peut-être, entre les jeunes et les vieux animaux de la même espèce, le chaton et le matou, le poussin et la poule ? D’un côté l’innocence (bien relative), la gaucherie, l’inhabileté, la grâce, de l’autre l’adresse, l’habitude, la prudence, l’absence (relative encore) de naïveté, et une certaine corruption (en prenant le mot en son sens psychologique général). Il y aurait, je crois, quelque chose de fondé dans ce rapprochement. Une bonne part de la vieillesse mentale est due à des déviations, à des déformations, que l’éducation d’abord et la vie ensuite, avec ses spécialisations forcées et les conditions multiples et incohérentes auxquelles elle l’oblige à s’adapter, imposent à l’esprit. Il est possible aussi que la vieillesse physiologique et la mort prêtent à des considérations analogues.
« Nous trouvons le plus souvent, dit M. Souriau, nos idées par digression. Ainsi, au moment où je commençais à écrire cet alinéa, je m’efforçais de trouver des exemples de cette déviation involontaire de la réflexion ; et justement je me mis à penser aux rapports de la critique et de l’inspiration que dans mon plan j’avais rejetés beaucoup plus loin ; ne pouvant me soustraire à cette obsession, je notai l’idée qui s’imposait à moi, à savoir qu’il était impossible de faire à la critique sa part, et que dans le travail de la composition il ne pouvait y avoir que deux méthodes de développement, l’une rapide et absolument irréfléchie, l’autre tout à fait réfléchie et très lente… Mais lorsque j’eus écrit quelques lignes sur ce sujet, j’éprouvai cette sensation particulière qui nous affecte lorsqu’une personne que nous ne voulons pas regarder s’approche de nous. Je sentais revenir les idées que j’avais essayé d’écarter ; ma pensée se retournait malgré moi vers mon premier sujet… Ainsi l’effort de réflexion que je portais sur l’idée de critique aboutissait à une idée relative aux distractions de l’intelligence, comme tout à l’heure en réfléchissant à ces distractions, je m’étais mis justement à penser à la critique… Je pourrais donner mille exemples de ce genre… Si j’analysais presque toutes les idées développées dans cet ouvrage, je pourrais montrer que chacune d’elles m’est venue au moment même où je réfléchissais à une autre ; en sorte que si mes réflexions avaient un effet, c’était bien rarement celui auquel je m’attendais. En pareille matière, il serait téméraire d’attribuer à des observations personnelles une valeur générale. Je crois pourtant que le procédé de composition dont je me suis servi est le plus ordinaire et que par la réflexion nous trouvons plus facilement des idées à côté du sujet qui nous occupe que sur ce sujet même… Nous perdons ainsi une grande quantité de travail intellectuel, qu’il y aurait peut-être moyen d’utiliser, en menant pour ainsi dire de front toutes les parties d’un même ouvrage et même plusieurs ouvrages à la fois64. »L’autre façon dont l’esprit peut profiter de la déviation pour développer ses idées, se rattache à une classe de phénomènes très nombreux et très fréquents, dans laquelle prendraient place la métaphore, la comparaison, et même un grand nombre de procédés littéraires et de figures de rhétorique, l’attention artificielle, les procédés mnémotechniques, etc. Il s’agit, avec tout cela, de fixer dans l’esprit une idée qui ne s’y accroche pas d’emblée, et qu’on parvient à y installer en faisant intervenir, un peu artificiellement, mais d’une façon plus ou moins instinctive ou plus ou moins voulue, des systèmes psychiques auxquels on peut incorporer plus facilement l’idée que l’on veut retenir, et qui d’autre part sont assez étroitement unis aux idées habituelles ou aux sentiments dominants pour pouvoir être aisément rappelés ou mis en activité. On supplée par un artifice à la faiblesse de l’esprit en général ou à celle de l’état de conscience que l’on désire préserver. On enferme une idée dans une métaphore, une maxime dans un apologue, on rattache un travail à faire à la récompense qu’on obtiendra, on associe ainsi un état faible à des tendances vigoureuses qui lui permettent de vivre et de se développer. Le moyen peut échouer, dans la métaphore l’image éclipse l’idée, on prend de la fable sa partie littéraire et on néglige la moralité, etc., mais il réussit quelquefois. Lorsqu’il réussit, le système qui a accueilli l’élément et qui le rend ensuite fortifié, qui lui a servi d’appui, a été l’occasion d’une déviation véritable qui était le seul moyen de retrouver la bonne voie. De l’immense quantité des moyens divers d’utiliser une déviation spontanée ou de provoquer cette déviation, on peut conclure à la fréquence des cas où la faiblesse de l’esprit est utilisée par lui et tourne à son avantage, où il se sert d’une infirmité pour se fortifier. Cela, en effet, est de tous les instants. Au reste, un exemple montrera très bien le mécanisme de cette opération, et nous en avons un très remarquable : c’est le cas d’un auteur dramatique, M. de Curel, recueilli par M. Binet65. Ici la déviation devient un procédé conscient et même voulu, malgré la distinction qu’on verra indiquée par M. de Curel, le fondement d’une véritable méthode. M. de Curel présente à un haut degré le type imaginatif. La tendance à la rêverie est excessivement développée chez lui, et la rêverie s’accompagne presque toujours de la déviation des idées ; c’est même une des qualités qui la caractérisent. On en sait les dangers, et M. de Curel les a expérimentés.
« La rêverie, dit-il, peut être en moi spontanée ou voulue. « Spontanée, elle assiège mon esprit dès qu’il est occupé : lecture, travail, réflexion. Quel que soit l’intérêt d’une lecture, il me faut un effort pour achever une page sans avoir été distrait, et mes distractions sont produites par mes rêveries… Chaque fois que je cherche à fixer mon esprit, je suis excessivement gêné par ces rêveries parasites. Elles ont été le fléau de mes études de collège, et plus tard de mes autres travaux. »L’inconvénient est très net et la déviation ordinaire bien visible. Voici maintenant comment ce défaut a été utilisé pour le développement d’une œuvre.
« La rêverie voulue, continue M. de Curel, est chez moi de tout autre nature. — Je suis en train de faire le scénario d’une pièce : la Figurante. Tout est à peu près arrêté, sauf un point de mon deuxième acte. Je sais que ce deuxième acte aboutit à une scène capitale, voulue par l’action, de laquelle dépend tout mon troisième acte. Mais la façon dont j’amène ma scène importante ne me plaît pas. Allons y réfléchir, et pour cela faisons un tour de jardin. Je sors. Il ne faut pas croire qu’à peine au jardin je me mette à réfléchir à ce qui m’inquiète. Pas du tout. Dès ma première pensée, plusieurs rêveries parasites surviennent, et je fais deux ou trois tours avec la volonté de réfléchir, mais sans exécution. Enfin, parmi les rêveries parasites, voici qu’il s’en établit une qui me transporte dans les couloirs du Vaudeville pendant le deuxième acte de la Figurante. Tout à coup, je m’arrête. Quelqu’un pousse des cris de désespoir : c’est Sarcey, que Jules Lemaître cherche à calmer. “Non, ça n’est pas du théâtre, s’écrie Sarcey, je n’admettrai jamais qu’une femme”, etc. Et il s’établit une discussion entre Lemaître et Sarcey, précisément au sujet de ma grande scène si difficile à amener. J’écoute le débat, j’y dis mon petit mot. Naturellement, je finis par avoir raison ; le troisième acte se termine par un triomphe, puisque toutes mes rêveries sont optimistes ; mais peu importe, au bout d’une heure je rentre à la maison éclairé sur mon deuxième acte. Ma rêverie a donné un cadre à mes réflexions et, grâce à elle, je tiens mon scénario complet. « Je m’aperçois que le mot de rêverie voulue est tout à fait impropre. L’analyse seule m’a prouvé que cette forme de rêverie était souhaitable. Lorsque je quitte mon travail, je ne dis pas : Allons rêver à ma pièce, mais : — Allons y réfléchir. Tout est là. Ma réflexion se dramatise d’elle-même et d’une façon si heureuse que je la croyais voulue… après coup. « Cette variété de rêverie utile est très développée chez moi et vient sans cesse à mon secours dans les cas les plus différents. »La volonté se sert ici de l’instinct pour le subordonner à ses propres fins, différentes de celles de l’instinct ; elle est encore en formation dans ce processus, la volition ne correspond pas très bien à ce qui arrive en effet, mais il est assez naturel de penser qu’elle finira, qu’elle peut finir par s’y conformer et que la rêverie sera voulue en tant que telle ; en un sens elle l’est déjà. Surtout, l’observation de M. de Curel met en pleine lumière le rôle de la déviation. Nous y prenons sur le vif la vie indépendante des éléments psychiques, nous voyons comment elle produit à chaque moment des arrêts et des déviations, et aussi comment une tendance directrice sait la tolérer et même l’encourager, afin de pouvoir ensuite la diriger à son profit. Des digressions incessantes, entraînées par le développement anormal de tel ou tel élément, écartent l’esprit du sujet de ses réflexions, puis l’y laissent revenir plus riche et mieux pourvu. À chaque moment, de nouveaux centres d’association se forment et tandis que ceux qui ne peuvent rien donner à l’invention qui se développe disparaissent peu à peu, les autres récoltent des idées, des images ou des perceptions qui seront bientôt utilisés par l’idée qui évolue, mais que cette idée n’aurait pas su faire venir directement à elle. Et dans les petits systèmes secondaires qui constituent la déviation, cela seul est généralement durable qui peut être utilisé, les autres éléments sont insensiblement éliminés ; après avoir fait dévier l’invention ils l’ont servie et finalement ils disparaissent, plus ou moins complètement, devant elle. Une des caractéristiques de ce procédé, c’est de transporter pour ainsi dire à l’intérieur de l’esprit les combinaisons fortuites qui se présentent au dehors et qui servent souvent à fournir des matériaux à l’idée directrice par l’intermédiaire des sensations et des perceptions. Nous avons reconnu que le hasard fournissait à l’esprit des éléments, qui, saisis par l’idée directrice, vont produire un germe ou un développement d’invention. La découverte de la photographie nous en a donné un exemple. Si l’opinion de M. Souriau : l’invention est la rencontre de la finalité interne et du hasard extérieur, est trop absolue, elle n’en signale pas moins un fait profondément vrai. Mais il y a du hasard aussi dans l’esprit, c’est-à-dire des séries de faits qui ne sont pas ou qui sont mal coordonnées entre elles, et ce hasard-là — extérieur à quelque degré à la tendance directrice — peut devenir, comme l’autre, une occasion d’inventer ou de développer une invention. Aussi peut-il y avoir intérêt à ce que les séries mal systématisées se multiplient dans l’esprit pour que l’idée directrice finisse par trouver dans l’une d’elles l’élément dont elle a besoin. C’est à cela que répond l’activité indépendante des éléments, et c’est ce que réalise la rêverie voulue de M. de Curel. Dans les cas de ce genre, ce sont les images et les idées éveillées par le jeu indépendant des éléments psychiques qui remplacent les perceptions données par le monde extérieur. Le hasard interne remplace le hasard externe ou vient s’ajouter à lui. Nous sommes, en apparence, aux antipodes du mécanisme direct et simple décrit par Edgar Poë et par M. Sardou. Qu’on relise le récit de Poë et celui de M. de Curel on sera frappé par des différences considérables. Nous avons vu toutefois qu’on passait d’un cas à l’autre par des nuances presque insaisissables. Et même les différences entre les cas extrêmes, pour grandes qu’elles soient, le sont moins qu’elles le paraissent. Au fond c’est toujours la même opération qui se produit. D’une part le jeu indépendant des éléments psychiques n’est pas complètement annulé dans le développement spontané, quasi instinctif, et dans l’évolution par raisonnement, d’autre part, l’influence de l’idée maîtresse, de la tendance dominante est encore très nette et très forte dans le développement par déviation, puisqu’elle arrive non seulement à ne pas se laisser entraîner par les déviations qui se produisent à chaque instant, mais encore à les provoquer, à les diriger quelque peu et à s’en servir. Et dans les cas extrêmes les plus opposés, comme dans tous ceux qui les séparent, nous retrouvons le mécanisme de l’invention toujours identique avec ses conditions générales toujours les mêmes. Ce qui s’oppose au développement par évolution comme au développement par transformation ou par déviation, c’est l’avortement des germes. Parfois une idée pousse dans un esprit — ou dans un peuple, — puis languit et meurt sans avoir fleuri et fructifié. Elle était trop faible pour subsister dans l’intelligence ou l’intelligence était trop faible pour la nourrir. Nous avons vu que la transformation et la déviation amenaient souvent de ces morts d’idées. Il est des esprits chez qui elles sont singulièrement fréquentes. Ils conçoivent parfois vivement, leur imagination brille et s’éteint vite. Les idées ne naissent pas viables, elles sont sans cesse remplacées par d’autres que le hasard suscite et que l’esprit laisse encore disparaître, sorte de pluie d’étincelles qui brillent plus qu’elles n’éclairent et qui ne réchauffent pas. Mais la mort des idées — parfois suivie d’une résurrection — peut se remarquer dans tous les esprits. Et ce que nous appelons le développement d’une invention est un composé plus ou moins systématique d’évolutions, de transformations, de déviations et d’avortements. Même un procédé de développement, lorsqu’il domine, n’est jamais bien pur. La déviation s’introduit parfois, et sans être convenablement utilisée, dans les évolutions spontanées et j’ai pu en signaler une dans les six vers de Lamartine que j’ai donnés comme exemple. Réciproquement une déviation se compose d’évolutions discordantes, et un développement par déviation contient d’ailleurs des parties où c’est l’évolution qui domine. Mais il n’est pas douteux que la proportion de ces formes de développement ne varie beaucoup selon les esprits et aussi selon les cas, et qu’il n’en résulte, dans la marche de l’invention, des allures assez différentes pour qu’on puisse former des catégories distinctes intéressantes pour le psychologue.
Le développement de l’invention, l’imitation et la routine
Considérations générales
L’invention et la vie
« La pensée continue la vie, dit-il, elle tend à assimiler, à organiser tout ce qui pénètre en elle ; on peut la définir aussi justement que la vie du corps “une création”… Loin d’être un miracle qui rompe brusquement la continuité des choses, le génie est peut-être le fait le plus général de la vie intérieure. »Guyau rapproche aussi l’art et la vie.
« Tandis que l’art, dit-il, s’efforce de donner toujours l’amplitude la plus grande à toute sensation comme à tout sentiment qui vient ébranler notre être, la vie même semble travailler dans le même sens et se proposer une fin analogue67. »Plus récemment, M. Ribot signalait dans son cours les analogies de l’imagination de l’inventeur avec l’instinct qu’il regarde ainsi qu’
« une forme équivalente de la faculté créatrice ». Celle-ci apparaîtrait
« comme le troisième moment d’un processus d’abord purement physiologique (développement embryonnaire), puis psycho-physiologique (instinct) et enfin psychologique (imagination créatrice)… Le développement embryonnaire, en effet, est une véritable création d’ordre biologique ». Et, développant sa comparaison, M. Ribot ajoute :
« À la phase supérieure, proprement psychologique, le point de départ est l’idée maîtresse, l’idéal de l’artiste, du savant, du mécanicien ; le mécanisme du développement est le même que celui de l’ovule ou de l’instinct. Que l’idée mère apparaisse d’un bloc ou qu’elle résulte d’un travail latent, toujours l’élément primitif est quelque chose d’analogue à l’ovule et à l’instinct68. »Il y a une grande part de vérité dans ces opinions et le lecteur peut d’ailleurs voir par ce qui précède jusqu’à quel point je les accepte, et jusqu’à quel point aussi je les rejette. J’ai cru devoir compliquer un peu la théorie de l’invention. Elle continue l’instinct, mais elle s’oppose à lui ; elle est bien l’expression de la tendance harmonisante de l’esprit, mais elle n’est pas seulement cela, elle ne le serait que dans un cas virtuel dont la réalisation serait plus qu’improbable, et peut-être contradictoire. Elle résulte presque toujours d’une lutte plus ou moins sourde, plus ou moins vite terminée, mais à peu près nécessaire. Sans doute, au fond, nous distinguons toujours l’essentielle activité organisatrice de l’esprit, mais nous trouvons aussi généralement l’activité des éléments qui s’oppose nettement à l’instinct et a la vie organique, et ce qui caractérise précisément l’invention comme tout état nouveau en général, c’est que ces éléments s’opposent et luttent et que l’harmonie générale y résulte de quelques conflits. Ceci nous aide à comprendre les rapports du génie, du tempérament inventif, avec les troubles mentaux et le déséquilibre en général. Les philosophes ou les médecins qui ont traité la question du génie se sont singulièrement opposés. Pour les uns le génie est une maladie, une névrose, disent certains, et, ajoutent des esprits plus amis de la précision, une névrose de la nature de l’épilepsie. Inversement d’autres auteurs ont vu dans le génie une manifestation de la santé la plus haute et de la plus grande vigueur de l’esprit. Il ne me semble pas impossible, en examinant les faits, de reconnaître la base réelle sur laquelle s’appuie chacune de ces opinions et de voir pourquoi elles sont, en somme, fausses l’une et l’autre. L’invention demande à la fois ou du moins reconnaît pour conditions très favorables un certain déséquilibre de l’esprit et aussi un équilibre très fort soit de l’esprit en général soit de certaines tendances. Comme elle exige généralement une certaine activité indépendante et irrégulière des éléments psychiques, tout ce qui favorise ce genre d’activité peut être une condition favorable à l’invention au sens le plus général du mot, à la nouveauté des phénomènes qui se produisent. Réciproquement un esprit inventeur présentant naturellement, au moins sur certains points, ce genre d’activité, il est difficile qu’il ne le présente que juste au point voulu pour être constamment dans la bonne voie. Pour peu qu’il s’en écarte voici venir les apparences de la folie et du désordre mental. Donc d’une part la folie, les névroses, tout ce qui désorganise l’esprit peut, dans certaines conditions, donner à l’intelligence des caractères de l’esprit inventeur, et en simuler ou, dans les cas favorables, en reproduire le type. Si l’esprit, en effet, réunit en lui les autres conditions du génie, la force, l’ampleur de certaines tendances, etc., il pourra profiter de ses divagations et y puiser, au hasard de la rencontre, des éléments qu’il transformera en germes d’invention, en créations intellectuelles plus ou moins fécondes. Un bon esprit doit profiter de ses aberrations mêmes et de ses folies momentanées ou partielles, car un bon esprit peut en avoir. Un esprit déséquilibré, mais avec certaines parties puissantes, peut en profiter encore quelquefois. Ce qu’il y a de vigoureux en lui peut tirer parti d’une partie de ce qu’il y a d’extravagant et d’insensé, et c’est l’origine des cas où la folie et le génie sont intimement mêlés. D’autre part l’esprit inventif est facilement porté, par sa nature même, à simuler aussi ou à reproduire le déséquilibre et le désordre, soit parce que le jeu relativement indépendant des éléments est naturellement assez marqué chez lui et qu’il doit l’encourager encore dans l’intérêt de ses inventions, soit parce que les tendances mêmes qui dirigent l’invention paraissent indépendantes, en certains cas, chez lui, de l’ensemble de la personnalité, et que l’inconscience même ajoute à l’illusion. Les inventeurs par transformation et déviation peuvent offrir le premier type, peut-être aussi quelques inventeurs par évolution, et les inventeurs quasi instinctifs, comme Mozart, peuvent offrir le second, dans lequel la tendance créatrice donne lieu à des phénomènes qui peuvent paraître analogues aux impulsions de l’aliéné, séparées, comme elles, d’avec la volonté et les tendances conscientes. Voilà, en gros, ce qu’on doit, à mon avis, admettre. Les choses sont pourtant plus compliquées, et il y aurait bien d’autres considérations à faire intervenir, si l’on étudiait spécialement les rapports du génie et de la maladie. La maladie peut donner de l’originalité en transformant le caractère général des éléments de l’esprit, en leur imprimant le cachet de l’alcoolisme, par exemple. Mais je ne crois pas avoir à insister ici sur ce point. Il ne faut pas oublier que l’originalité ainsi entendue n’est qu’une partie du génie. Elle se retrouve chez nombre d’imbéciles et de gens très « terre à terre », et le reste du génie, c’est précisément une très forte raison, une logique supérieure, qui peut d’ailleurs rester très spécialisée, c’est-à-dire une aptitude à la synthèse mentale, instinctivement ou délibérément systématique, que l’on retrouverait aisément chez les hommes mêmes en qui l’alliance de la folie, ou des désordres psychiques en général avec le talent semble la moins douteuse, chez Jean-Jacques Rousseau, par exemple, ou chez Edgar Allan Poë. Il faut tenir compte aussi de plusieurs faits qui poussent à l’exagération. La nouveauté des idées et des impressions frappe, par elle-même, comme un caractère morbide, et la raison en étant difficile à reconnaître, se voit souvent méconnue. Le mot « original » prend dans certaines bouches une acception qui indique nettement ce phénomène. Autre fait : les idées fausses des esprits féconds et forts sont plus nombreuses et poussées plus loin que celle des esprits pauvres et sans vigueur, elles attirent parfois l’attention plus que leurs idées justes, et plus que les idées fausses des médiocres, et par suite apparaissent à tort comme des indices de désordre. Ajoutons qu’elles sont souvent mal comprises et tournées, involontairement ou non, en ridicule par les expressions de ceux qui parlent d’elles. De plus une logique fort rigoureuse permet au savant ou au philosophe d’accueillir provisoirement certaines hypothèses sur lesquelles l’expérience seule peut prononcer, mais qui semblent folles parce qu’elles contrarient des opinions opposées facilement admises par tout le monde sans que personne y pense et qu’on ne peut logiquement affirmer, à l’avance, être plus vraies que les autres. Il n’est pas donné à tout le monde d’imaginer, ni surtout, peut-être, de vouloir réaliser ce que Darwin appelait ses « expériences d’imbécile », mais ces expériences, quand elles n’aboutissent pas, donnent à l’auteur un air de bizarrerie incohérente qui peut tromper le public. Si l’on joint aux idées inusitées les actes en désaccord avec les usages auxquels elles peuvent conduire, on comprendra comment l’originalité peut aisément valoir à un homme la réputation d’un fou. Inversement la routine peut simuler la logique. En certains cas, son incohérence éclate. Mais elle fait souvent illusion. La régularité prend l’apparence de la raison, c’est qu’elle est quelquefois une logique spéciale, et une logique connue, appréciée, mais elle n’est pas la logique. Les routiniers ne surprennent point (à moins qu’ils ne poussent la routine jusqu’à se trop distinguer du reste des hommes, et alors eux aussi passent pour des « originaux » et des maniaques), ils n’ont point l’aspect troublé, papillotant, et l’apparence incohérente des esprits qu’une raison plus large et moins fixée conduit d’une idée à l’autre, fait osciller et innover parfois. Il y a du désordre à l’origine de l’invention et dans son développement. Il y en a beaucoup plus que dans l’évolution du germe vivant, parce que cette évolution est, en grande partie, une répétition, une routine, où la finalité s’est produite peu à peu, où l’invention se réduit à un minimum, à l’adaptation d’un développement, semblable à des milliers d’évolutions précédentes, à des circonstances qui ne diffèrent guère de celles qu’ont rencontrées les germes précédents. On peut la comparer, si l’on veut, à une traduction où l’auteur adapte à une langue nouvelle, les idées créées par un autre. Encore l’invention est-elle plus grande dans ce dernier cas. Pour avoir un équivalent plus rapproché de l’invention il faudrait, comme je l’indiquais tout à l’heure, suivre les transformations de l’être dans la série des temps de la monère à l’homme ou aux autres espèces vivantes. Ici les transformations marquent de véritables inventions, mais elles ne paraissent pas s’être accomplies sans désordres, sans crises, sans tâtonnements, et sans déviations, quoique les choses ne semblent pas absolument s’être passées comme dans l’invention humaine. On peut certes encore voir une sorte d’invention dans le développement de l’adulte, dans ce processus si différent comme résultat qui conduit chacun de nous de germes en apparence semblables à des personnalités fort inégales. Seulement ici nous ne sommes plus en dehors de la psychologie. On invente peu à peu sa personnalité, on s’invente soi-même exactement comme on crée une œuvre d’art ou de science, assez inconsciemment en bien des cas, volontairement et par raisonnement parfois, en profitant des instincts innés ou acquis, en les développant et les enrichissant, en les précisant, en les transformant ou en les déviant avec l’aide des circonstances que les conditions extérieures de la vie et les conditions intérieures de notre propre esprit mettent à notre disposition. Chacun de nous est une sorte d’œuvre dans la formation de laquelle la routine, l’imitation et l’invention ont tenu leur place respective, très inégale selon les individus, exactement comme dans le développement d’une pièce de théâtre ou d’un poème. Il faut bien remarquer aussi que l’invention, étudiée ici dans l’intelligence seulement, se retrouve dans tous les ordres de phénomènes psychiques. On « invente » des impressions, des sentiments comme des idées, seulement, ici, d’une manière générale, la part de l’instinct et de l’imitation paraît plus considérable. Et le développement d’un sentiment ressemble beaucoup à celui d’une création intellectuelle. Un amour naît et se développe comme un drame ou comme une théorie. Tout n’est donc pas invention dans l’esprit, et il s’en faut, mais il est une qualité des phénomènes psychiques qui paraît spécialement en rapport avec l’invention : c’est la conscience, qui implique généralement une certaine nouveauté et quelque changement. Il ne faudrait pas dire que tout ce qui est inventé s’accompagne de conscience, ou du moins ceci demande à être précisé, car c’est à peu près vrai en un sens. L’inconscience du génie ne porte que sur le mécanisme, non sur les résultats de l’invention, et c’est surtout la partie instinctive de l’invention qui reste au dehors de la conscience. Il ne faut pas dire non plus que tout ce qui est conscient est inventé, mais on peut dire que tout fait conscient implique une petite invention, ou plutôt au moins une petite innovation à laquelle quelque invention pourrait s’accrocher.
L’irrégularité dans l’invention
« le conflit de la causalité externe et de la finalité interne69 ». La théorie et les remarques subtiles de M. Souriau, si elles n’expliquent pas complètement l’invention, éclairent tout un côté de la réalité que la doctrine du prolongement de la vie laissait un peu dans l’ombre. Il ne faut pas oublier cependant que le hasard, en tant qu’opposé à la finalité, se trouve aussi à l’intérieur comme j’ai eu déjà l’occasion de le dire et d’essayer de le faire voir. Tout n’y est pas entièrement systématisé et soumis à tous égards, à des lois absolues de finalité. Les rapports des éléments de l’esprit montrent parfois de l’incohérence, et le mot hasard exprime aussi bien les rencontres de certaines idées appartenant à des séries différentes que leur choc avec le monde extérieur. L’invention exige un fonctionnement à la fois logique et illogique de l’intelligence. La logique y est essentielle, puisque l’invention est une systématisation. Mais à peu près fatalement, cette systématisation, à cause de son caractère de nouveauté (qui la distingue de l’instinct où tout est régulier)70, ne se fait pas sans trouble et sans désordre. Elle implique des dissociations, des ruptures d’habitudes, des conflits qui sont déjà autant d’illogismes partiels, elle est due, pour une partie, à des hasards, à des rencontres imprévues et non systématisées d’impressions et d’idées, et souvent elle laisse subsister après elle un désordre considérable, car elle ne modifie pas d’un coup tout l’esprit, elle n’arrive pas à créer subitement l’automatisme et la routine, elle laisse vivre longtemps des idées, des croyances qui ne sont pas logiquement compatibles avec elle, mais qu’elle ne pourra réduire qu’avec lenteur. Prise en elle-même, la création intellectuelle est généralement, pour peu qu’elle soit importante, incomplète et quelque peu désharmonique. Dans les analyses qu’elle nécessite, dans la synthèse qu’elle produit, presque toujours quelque élément disparaît qui devrait rester, quelque autre s’impose qui devrait disparaître. Ceux qui restent conservent des parties parasites, des traces de leur ancien emploi qui les rendent moins propres au nouveau. Aussi très souvent une invention, bien qu’elle tende à unifier l’esprit, lui est, dans le présent, une occasion d’illogisme et d’erreur, et ce caractère sera d’autant plus marqué que l’invention sera plus une invention, que son importance et sa nouveauté seront plus considérables. Une fois les anciennes idées directrices modifiées, il est difficile d’en conserver ce qui est bon, il est difficile aussi de leur substituer un contrôle efficace et nouveau. L’invention est une sorte de révolution, où le bien s’accompagne toujours de quelques désordres. Aussi les grands inventeurs n’échappent-ils guère à cette loi, surtout ceux qui innovent le plus, qui n’ont pas le bonheur d’arriver au moment où l’invention est déjà préparée, où le monde, où l’esprit de l’inventeur lui-même sont tout prêts à la recevoir. Je ne sais trop si l’on ne pourrait souvent mesurer la nouveauté et, pour ainsi dire, la valeur d’une invention au nombre d’erreurs et d’illogismes qu’elle inspire à son auteur. Il ne faut pas trop généraliser cette remarque ; le besoin de coordination générale des idées est très variable, et compensera chez tel homme exceptionnellement doué, la tendance à l’erreur que l’invention suggérera. Mais les exemples ne sont pas très rares de génies originaux devenant les victimes de leur invention à laquelle ils n’ont pas su s’adapter. L’idée fausse parfois l’esprit qui la créa. Darwin n’a jamais bien vu les conséquences philosophiques de sa théorie de la lutte et de la sélection. Mais en même temps qu’il conservait quelques-unes de ses anciennes croyances fort peu d’accord avec sa doctrine, il étendait trop ses nouvelles idées, les généralisait mal, déformait inconsciemment la réalité. Sa bonne foi et son génie n’ont pu faire vivre une bonne partie de ses idées de détail. Auguste Comte, l’un des esprits les plus puissamment systématiques, cependant, qu’il y ait eu, a été entraîné à des propositions ridicules par des applications trop étroites de ses idées maîtresses. En art, même chose ; il est presque de règle qu’un novateur garde d’anciennes pratiques en désaccord avec son génie et qu’il outre en même temps ses idées nouvelles de façon à les rendre inacceptables et anti-esthétiques. Voyez le temps qu’a mis Hugo pour acquérir sa pleine personnalité, c’est-à-dire pour réaliser logiquement les inventions entrevues dès sa jeunesse. (Il n’y parvient qu’avec les Contemplations et surtout la première Légende des siècles.) Baudelaire conserve un attirail mythologique suranné qui jure singulièrement avec le modernisme de l’inspiration. Delacroix garde l’admiration de l’art classique, et le respect de son ennemi Ingres. D’autre part son génie personnel l’entraîne à ne pas profiter de ce qu’il aurait pu trouver de bon dans les œuvres qu’il admirait. Gros, précurseur de Delacroix, terrorisé par David, n’ose se livrer à lui-même, finit par ne plus savoir se servir des inspirations nouvelles qui l’auraient mis au-dessus de ses rivaux. Admirez aussi combien M. Zola, combattant le romantisme, est resté romantique, tout en outrant les procédés par lesquels il fut original. Tout en faisant la part des équilibrés, ou plutôt des moins déséquilibrés, nous trouvons à la fois chez l’inventeur ces deux défauts contraires : excès de conservation, excès de nouveauté ; ici l’invention est arrêtée trop tôt, là elle est poussée trop loin. À cette cause d’illogisme que l’esprit porte en lui, il s’en ajoute une autre : ses rapports avec le monde extérieur. Tous les éléments sur lesquels l’esprit travaille ont des conditions médiates ou immédiates dans le monde, et ce que le monde apporte directement à l’esprit tient dans la vie mentale une place qui varie avec les individus, puisqu’il en est qui sont plus portés à observer, d’autres à réfléchir, mais qui est toujours considérable. Et le monde extérieur est assez chaotique, même dans ses parties les mieux systématisées, comme les sociétés humaines, et il est un peu rude à notre intelligence fragile et facilement déviée qui s’y adapte souvent mal. Si donc l’invention doit sa naissance à nos relations avec les autres hommes et avec la nature, on leur doit aussi bien des déviations et bien des avortements. Rien ne contribue plus que l’incohérence, les hasards des rencontres extérieures et des circonstances de la vie, la nécessité d’adapter l’esprit à des séries discordantes de phénomènes et spécialement de phénomènes sociaux, à relâcher les éléments psychiques, à mettre en jeu leurs affinités spéciales, à désagréger les systèmes déjà formés. L’expérience, quand on consent à la subir, est la ruine des idées toutes faites et des sentiments de convention. Aussi voyons-nous généralement les idées et les sentiments déjà formés lui résister désespérément, comme une classe possédante résiste aux tentatives qui menacent de la ruiner. Les esprits qui savent ne pas s’adapter à l’expérience conservent plus aisément leur équilibre, et dévient moins, tant que la contradiction n’éclate pas, et que la pression des autres esprits ne vient pas les obliger à se transformer, à se retirer de la vie sociale, ou à perdre toute influence et toute considération. Les autres, ceux qui tâchent par des inventions, par des changements plus ou moins importants de perfectionner continuellement leurs opinions, ceux-là peuvent réaliser un équilibre plus complexe et en un sens plus stable, mais aussi ils s’exposent continuellement au déséquilibre. Il leur faut laisser à leurs idées une liberté qui est déjà par elle-même un désordre et qui peut en engendrer d’autres. La vie indépendante des éléments est une condition de la fécondité de l’esprit, mais elle lui inspire des divagations et des aberrations aussi bien et peut-être plus facilement que des idées justes et des sentiments sains. Le hasard qu’on a introduit plus ou moins dans l’esprit est un principe d’invention, mais, pour les mêmes raisons, il est un principe d’erreur. C’est la lutte, partout retrouvée dans les êtres en évolution, entre le bien et le mieux. Un des caractères singuliers de l’homme et des sociétés est leur nature inachevée, mal adaptée, n’arrivant à un certain équilibre que pour trouver dans cet équilibre même une gêne pour le progrès, un obstacle à l’équilibre supérieur dont la nécessité se révèle bientôt et ne pouvant chercher cet équilibre nouveau qu’en détruisant l’autre au hasard des confusions et des dangers, mais aussi se servant souvent des confusions et des dangers pour en tirer un équilibre qu’il n’eût pas été possible d’atteindre directement. Il n’est pas de progrès qui ne détruise un progrès d’autrefois et ne contrarie un progrès supérieur. Chacun a pu remarquer qu’il est souvent bien plus difficile de rectifier sur un point les idées de ceux qui en ont déjà que d’en donner de justes à ceux qui n’en ont pas. Quand un esprit adopte une théorie, généralement il détruit quelques-unes de ses anciennes opinions, mais comme la théorie qu’il accepte est forcément fausse ou incomplète par quelque point, il se rend plus difficile l’adaptation de la théorie moins incomplète ou moins fausse qu’il aurait trouvée ou qu’on lui proposera plus tard. D’autre part le contraire est également vrai, et une invention est souvent la condition nécessaire d’une autre invention. On n’arrive ni à la vérité ni au bien tout d’un coup, mais par des degrés successifs ; seulement chaque degré cherche à se faire prendre pour le dernier, et il y a bien des bifurcations, des voies sans issues, des passages où la marche devient difficile et presque impossible. On entrevoit ainsi tout ce qu’il y a de précaire, de hasardeux et même de mauvais dans l’invention (intellectuelle et morale). Et cependant elle est, on peut bien le dire, la seule raison d’être de l’humanité, la seule chose qui puisse, jusqu’à un certain point, et dans notre ignorance de ce qui se passe ailleurs dans le monde, justifier sa persistance à vivre. Si le hasard doit se ramener, comme je le pense, à une rencontre non systématisée de systèmes agissant chacun pour soi et selon des plans différents, ce qui précède peut nous éclairer un peu la place et le sens de l’invention dans le monde. Le déterminisme extérieur n’est pas, en lui-même, plus opposé que le déterminisme interne à l’harmonie et à la finalité. Peut-être leur est-il indifférent71. Et le monde extérieur paraît bien composé, comme notre esprit, de parties qui, considérées en elles-mêmes, sont des faits systématisés, si les molécules et les atomes eux-mêmes sont bien aussi, comme on tend à l’admettre maintenant, de petits systèmes relativement simples. Mais ces éléments derniers — ou supposés tels — et qui sont les mêmes d’ailleurs dans le monde organique et dans l’autre, en ce sens qu’on n’en retrouve aucun dans les êtres vivants qui ne se retrouve dans le monde physique, n’y sont pas reliés et coordonnés entre eux de la même façon. Leur organisation, presque nulle dans le monde inorganique, devient très compliquée et très hiérarchisée dans le monde vivant, et c’est là le fondement réel de l’opposition vraiment exagérée que l’on établit dans l’homme entre le dedans et le dehors. En dehors de la vie et de son œuvre, les petits systèmes sont souvent plutôt agglomérés qu’unis dans un système plus large. À mesure qu’on passe des atomes aux molécules composées, aux cristaux, aux végétaux, aux animaux et enfin aux sociétés, on voit la complication augmenter, de sorte que l’univers apparaît comme un ensemble assez informe de systèmes très différents par l’importance et la puissance, qui agissent et réagissent les uns sur les autres, et dont quelques-uns au moins cherchent à étendre leur influence, et à s’accroître en s’annexant toujours de nouveaux éléments. Considérée au point de vue abstrait, l’invention est l’acte par lequel quelques-uns de ces systèmes, heurtés, choqués par d’autres, partiellement désagrégés, s’unissent sous le contrôle d’un système supérieur, en un ensemble nouveau. Lorsque le germe de l’invention naît dans un cerveau, il ne trouble guère et ne reconstitue que les éléments psychiques qu’il y rencontre, mais en se développant il ira plus ou moins bouleverser le monde. L’idée de la machine à vapeur par exemple a entraîné comme conséquences des abatages d’arbres, des percements de montagnes, et une quantité de phénomènes physiques qu’il est inutile d’énumérer, en outre de ses conséquences sociales si importantes. L’invention implique toujours, surtout avec son développement, bien des destructions, des morts de systèmes organisés, des déviations et des aberrations, en même temps qu’elle est une organisation nouvelle d’une partie au moins de leurs éléments. Elle peut être un mal si le gain ne compense pas la perte (c’est le cas, par exemple, lorsqu’un événement imprévu en détraquant un esprit, lui inspire des conceptions nouvelles mais fausses), elle est un bien dans le cas contraire, un bien d’autant plus grand que plus d’ordre remplacera plus de désordre. Elle apparaît ainsi comme l’acte initial par lequel l’esprit prépare, bien ou mal, l’introduction d’une nouvelle forme d’harmonie en lui-même et dans le monde, ou du moins — ce qu’on peut considérer comme rentrant dans la même formule — la transformation de l’harmonie déjà réalisée. Et le hasard qui la suggère et la provoque contribue à se détruire lui-même et à se remplacer par la finalité. Elle marque le commencement d’une évolution nouvelle ou, dans une évolution commencée, d’un arrêt, d’une greffe, et parfois d’une déviation. Mais comme, en dehors de sa signification psychologique, l’invention a surtout une portée sociale, nous aurons une idée plus nette de sa nature, de ses bienfaits et de ses dangers, en la considérant un peu de ce point de vue72. Nouvelle adaptation à des conditions d’existence déjà anciennes, accommodation à un changement du milieu, elle rend à la société trop de services, et des services trop évidents, pour qu’on ait à prouver son utilité. Mais son côté inquiétant et comme scandaleux est aussi mis par elle en pleine lumière. La déviation de l’idée, parfois utile, mais parfois aussi dangereuse, qui se réalise chez l’inventeur lui-même, est singulièrement aggravée, par sa diffusion dans les masses, par sa réfraction à travers des esprits de densités diverses. Les tendances directrices du milieu vont donner un sens et une portée souvent imprévus au développement d’un germe créé sous l’influence de désirs et d’idées dominantes tout à fait différentes. On sait ce qu’un germe d’idée est capable de produire quand on l’a éprouvé avec des cerveaux d’ignorants et des esprits bas ou vulgaires. Déjà l’homme instruit, intelligent, assez équilibré, devient un véritable primitif, sous l’influence de l’idée neuve qui s’est accrochée à lui, et que, faute de préparation, il ne peut convenablement traiter. Le mal s’aggrave par les déséquilibrés avides de nouveautés qu’ils défigurent et par les routiniers qui ne les altèrent pas moins pour les repousser que les autres pour se les rendre assimilables. L’invention la plus féconde, la plus nécessaire, peut devenir, accidentellement, sur certains points, un germe de maladie et de mort. On sait assez ce qu’est devenue l’idée de la lutte pour l’existence, et comment s’en est accommodé le type du « struggleforlifer ». Lorsqu’il s’agit, il y a quelque temps, de rétablir dans nos lois le divorce, on entendait les gens discuter et se disputer comme s’il s’agissait de décréter immédiatement l’amour libre. Parmi de nombreuses divagations on ne laisse pas de trouver parfois, sous ces déguisements involontaires de l’idée, une sorte de sens profond de ses conséquences lointaines et possibles, mais c’est un des cas où un instinct imparfaitement éclairé donne des clartés plus dangereuses qu’utiles ; ces conséquences — qu’on les loue ou qu’on les blâme, — on n’a, pour ainsi dire pas, socialement, le droit de les voir si c’est pour les juger avec nos préjugés actuels, ou simplement du point de vue de notre état d’aujourd’hui. Souvent, presque toujours, le novateur le plus déterminé reculerait devant son invention s’il distinguait nettement où elle doit conduire. Quoi qu’il en soit de ses destinées ultérieures, on peut être assuré qu’une idée neuve opérera des désorganisations fâcheuses — en même temps qu’elle laissera longtemps debout des survivances regrettables. En considérant le prix dont la société paye une amélioration, ou n’excuse pas, mais on comprend la haine du pur conservateur pour toutes les innovations, comme l’on comprend, pour des raisons semblables et opposées, la violence du révolutionnaire.