§ I. Suite de l’histoire des pertes. — La tragédie au dix-huitième siècle. — Les
premiers imitateurs de Corneille et de Racine. — Le Manlius de Lafosse.
— L’Ariane de Thomas Corneille. — § II. Des innovations de Crébillon.
— L’homme et le poète. — § III. De l’Œdipe de Voltaire. — Des perfectionnements que lui
doit la tragédie. — § IV. Zaïre et Mérope. — § V. Des
défauts du théâtre de Voltaire et de leurs causes. — § VI. Du style de Voltaire dans ses
tragédies. — § VII. De quelques imitateurs de Voltaire. — Tentatives pour régénérer la
tragédie. — Ducis. — Lemercier.
« Je n’ai plus que les vers à faire. »Pour Crébillon, les vers faits, il restait à faire la pièce. D’un poète si singulier, il ne pouvait manquer de sortir du nouveau. Il devait sortir un Catilina en sept actes, où l’on eût vu en action la scène du serment et la coupe de sang humain promenée à la ronde. Au moment de mettre la pièce au jour, Crébillon recula. Il devait sortir une tragédie romanesque, Cléomède, dont chaque acte se terminait par une catastrophe. Ce fut la dernière rêverie d’un octogénaire dont les mains défaillantes venaient de laisser tomber le Triumvirat. En fait de nouveau, nous n’avons donc eu de Crébillon que des promesses ou des menaces. Ces vastes pièces, ces catastrophes à la fin de chaque acte, sont demeurées au fond de sa mémoire et ont péri avec lui. Les ouvrages qu’il a donnés au théâtre ne quittent pas les voies de la tragédie classique. Les conversations y sont aussi longues et le paraissent bien plus, parce que les personnages nous parlent trop d’eux et pas assez de nous. Des trois unités, Crébillon en observe au moins deux : celles de temps et de lieu. Pour l’unité d’intérêt, il y est moins fidèle : c’est le plus difficile de l’art, et l’habileté n’y peut suppléer le génie. Le spectateur veut bien ne pas regarder de trop près aux moyens dont se sert le poète pour faire rencontrer ses personnages au même lieu et dans le même temps ; mais il ne consent ni à s’intéresser à plusieurs personnages à la fois, ni à s’intéresser médiocrement au principal. La seule invention de Crébillon, ce fut de forcer l’un des deux ressorts de la tragédie classique, la terreur. Il avait pris pour modèle le cinquième acte de Rodogune et ses beautés si périlleuses. Il définissait la tragédie
« une action funeste qui doit conduire les spectateurs à la pitié par la terreur. »Il est vrai qu’il ajoute :
« avec des mouvements et des traits qui ne blessent ni leur délicatesse ni les bienséances. »Voilà pourquoi il a fait enlever par Thyeste aux autels mêmes la femme d’Atrée. Dès lors la haine d’Atrée n’est plus une haine de frère, mais la vengeance d’un mari à qui on a enlevé sa femme.
« Je l’ai mis, dit Crébillon, dans le cas du mari de la Coupe enchantée 43. »C’est ce qu’il appelle accommoder la terreur à la délicatesse des spectateurs et aux bienséances. Par un accommodement du même genre, au lieu de Thyeste buvant le sang de son fils, nous en sommes quittes pour voir la coupe dont Thyeste n’approche même pas les lèvres. Ainsi, Crébillon concevait ou empruntait à la Fable un caractère et une action atroces ; et pour les faire passer au théâtre, il altérait le caractère ou adoucissait l’horreur de l’action par des atténuations de pure fantaisie. Cette terreur mitigée, cette terreur qui se défie d’elle-même, qui désire ménager les bienséances, n’est pas un moyen dramatique sérieux. Quant à la terreur de la tragédie grecque, celle qui faisait accoucher en plein théâtre les femmes d’Athènes, nous ne voulons pas de ses émotions, parce qu’elles coûtent trop cher au goût. Il existe, pour ceux qui prisent les violentes secousses au théâtre, un genre de pièces où il n’est pas toujours prudent de conduire une femme grosse : c’est le mélodrame. L’idéal qui apparaissait à Crébillon, à travers les bouffées du tabac, ne serait-ce pas le mélodrame d’aujourd’hui ? Notre goût a réduit la terreur tragique à ce qu’elle doit être pour que les nerfs n’y aient pas plus de part que l’esprit. L’approche d’une catastrophe qui n’est guère moins prévue que redoutée, une sorte de crainte qui nous instruit en même temps qu’elle nous trouble, voilà la terreur telle que l’entendent les maîtres de notre théâtre. Le Cid, Polyeucte, Cinna, presque tout Racine, sont en dehors de la théorie de Crébillon. Est-ce qu’il y a chez nos grands tragiques de la terreur pour les nerfs ? Je n’y vois que cette crainte réfléchie qu’ils ont découverte, non dans les livres d’Aristote, mais dans le cœur humain. Nous ne sommes assurément ni si passionnés, ni si peu maîtres de nous que certains de leurs personnages ; mais, en revanche, ceux-ci ne sont pas si transformés par la passion que nous ne reconnaissions en eux des frères en faiblesse et en misère. Quand nous les voyons sur le point de se perdre, il y a dans notre crainte comme un aveu secret que nous pourrions bien courir le même péril, si nous avions un pied sur la pente d’où ils vont se précipiter. Malgré ses mauvaises doctrines et ses mauvais exemples, si Crébillon est moins qu’un homme de génie, il est plus qu’un homme de talent. La Muse qui souffle les belles paroles à l’oreille des hommes de génie lui a inspiré, parmi tant d’exagérations, des vérités de passion et de sentiment, et, parmi tant de personnages de fantaisie, des ébauches de caractères. La langue de la tragédie, qui déjà paraissait épuisée, se renouvelle sous sa plume. Les bons vers de Duché, de Lafosse, de Thomas Corneille, ont le tort d’en rappeler de meilleurs ; ce sont de bonnes monnaies, mais les profils en sont émoussés. Ceux de Crébillon semblent partis de la main de Corneille et de Racine. Ce sont des pièces du même or, frappées et mises en circulation le même jour. Dans Rhadamiste et Zénobie, son principal titre, non seulement de très bons vers nous rendent la langue des maîtres, mais des actes entiers, des caractères vivants nous rappellent leurs créations. Rhadamiste ne serait pas un indigne frère du Cid, et Zénobie est la sœur de Pauline. Ce sont des membres de la famille héroïque dont Corneille est le père. Aux sentiments comme au langage, je reconnais la race cornélienne. Crébillon, d’ordinaire si incorrect, et qui semble recevoir ses mots de la rime, les a tirés cette fois de son cœur et de sa raison. Et, chose remarquable du plus rocailleux de nos poètes, l’impression dernière qui nous reste des vers de Rhadamiste et Zénobie, est une impression d’harmonie : tant il est vrai que cette qualité, au lieu d’être un don personnel, est l’effet nécessaire de toutes les autres qualités du langage réunies. En imaginant la théorie de la terreur, Crébillon n’avait trouvé qu’un paradoxe : ceux qui l’en louaient de son temps comme d’une nouveauté durable, n’avaient trouvé qu’un moyen de plus de chagriner Voltaire. Son meilleur ouvrage est un éclatant démenti à sa théorie.
« Julie dans l’enfoncement, couchée entre des rochers44. »Ce point gagné, il fallait plus de richesse dans les costumes, des décorations souvent renouvelées, des bûchers, des flammes d’alcool, du tonnerre, des éclairs, des comparses pour représenter les foules. Voltaire demanda et obtint tous ces changements. On lui doit la liberté de la scène, l’éclat des costumes, premier pas vers l’exactitude historique, la pompe des décorations. Pour la liberté de la scène surtout, il eut fort à faire. Ce n’était pas chose facile d’en renvoyer les gentilshommes, pour qui c’était un privilège de leur rang d’y voir la pièce assis sur des banquettes, et de s’y faire voir. Voltaire y réussit45. Ce sont là des innovations durables et à l’honneur de Voltaire. Mais ces libertés données à l’art avaient leur péril. Dans une réforme de ce genre, où s’arrêter ? Comment faire que l’attention du spectateur ne dégénère pas en curiosité impatiente ? Comment amuser les yeux sans distraire les esprits ? Le public qui ne sait pas se partager entre deux plaisirs, n’aide guère le poète à trouver cette mesure. L’action qui l’emporte le rend indifférent aux discours qui veulent le ramener sur lui-même, en mêlant de la réflexion à son plaisir. On en vit plus d’une preuve au temps même des réformes de Voltaire. Peu de personnes ont lu l’Hypermnestre de Lemierre. Je ne sais pourtant si Zaïre fut plus applaudie. A quoi Lemierre dut-il son succès ? A une scène de la fin, où l’on voyait un poignard levé sur Danaüs. Tout le monde tremblait. On le croyait mort. Point. Il était sauvé et son assassin tué. La Veuve du Malabar, du même Lemierre, fut d’abord froidement accueillie, parce qu’au lieu d’être brûlée sur la scène, elle descendait dans un trou où l’attendait le bûcher. A ce trou, Lemierre substitua un bûcher véritable sur lequel montait son héroïne ; on courut à la pièce avec fureur. Un récit de la pomme eût fait tomber son Guillaume Tell ; la scène en action le fit réussir. Voltaire lui-même est l’exemple le plus éclatant du péril de ses propres nouveautés. Trompé par son succès, il finit par mettre l’action et le spectacle au-dessus du reste, et il appela les tragédies de ses devanciers de longues conversations en cinq actes. Lui qui estimait assez peu les anciens, faute de les connaître à fond, il les trouvait fort bons à imiter dans la pompe de leur théâtre. Il transportait, sans s’en apercevoir, l’opéra sur la scène tragique. « Olympie s’élance sur le bûcher aux yeux de ses amis épouvantés et des prêtres, qui tous ensemble sont dans une attitude douloureuse, empressée, égarée, qu’annonce une marche précipitée (quel luxe de pantomime !), les bras étendus et prêts à courir au secours. » « Toutes ces peintures vivantes, ajoute-t-il, formées par des acteurs pleins de feu et d’âme, pourraient donner quelque idée de la terreur et de la pitié. » Ainsi la terreur et la pitié, au lieu de naître et de s’accroître à mesure que la pièce se noue, ne sont plus que des secousses subites et inattendues, provoquées par des effets de théâtre. Ce besoin d’acteurs pleins d’âme et de feu pour des peintures vivantes, trahit le penchant croissant du poète à chercher l’effet du poème dans le secours de ceux qui l’interprètent. Au lieu de se faire le juge de la pièce qu’il compose, il s’en fait en idée le spectateur frivole. Il est utile sans doute que le poète donne des indications aux acteurs ; mais les bons ouvrages sont ceux qui forment les bons acteurs par la secrète vertu de leurs beautés. Je doute que Racine en eût plus appris à Talma sur la manière de jouer ses pièces, que Talma n’en apprenait tout seul dans la méditation de Racine, en ce temps si cher à nos souvenirs, où le grand acteur, tour à tour Mithridate, Néron, Oreste, Achille, Joad, eût étonné l’auteur de ces sublimes créations. La pente était rapide, et Voltaire y était emporté par sa gloire. Il n’en resta pas à ses premières insinuations contre le théâtre de ses devanciers ; il s’émancipa peu à peu du principe salutaire qu’il faut écrire pour être représenté et lu, et il fit passer le parterre avant le lecteur. Plus il travaille, ou plutôt plus il réussit, plus il est frappé des imperfections de l’ancien théâtre, plus il se plaint des inconvénients, des entraves, noms que donnent aux règles et aux fortes disciplines les esprits qui se relâchent. Le voilà qui se choque du prosaïsme de notre poésie, et qui extrait du théâtre de Racine quinze ou vingt vers médiocres pour s’autoriser à écrire plus hardiment. Il veut qu’on ne rime que pour les oreilles :
« Il faut des lois sévères, dit-il, — concession que font tous ceux qui vont prendre des licences ; — mais non un vil esclavage. »Comme si rimer maigrement aidait à penser plus fortement ! Ces attaques détournées contre les sévères conditions de l’ancien théâtre ne prouvaient qu’une chose : c’est que Voltaire cherchait des excuses pour y avoir manqué. Sa critique de l’art de ses devanciers n’est qu’une apologie indirecte du sien. Voltaire, qui a eu du génie pour tant de choses, n’avait pas tout le génie que veut chaque chose. Entre les beautés du fond et celles de la représentation, son penchant, pour ne pas dire sa faiblesse, le portait vers les secondes, vers la tragédie représentée, quoique tout d’abord ses excellents jugements sur ses prédécesseurs, ses exclamations sur Racine, lussent tout en l’honneur de la tragédie lue. Il est même remarquable que, tout en préférant, jusqu’à l’injustice, Racine à Corneille, il ait plus imité les intrigues compliquées du second que la simplicité des plans du premier, et plus souvent les incertitudes de la langue de Corneille que la pureté et la hardiesse contenue de celle de Racine. Quand il juge l’art de ses prédécesseurs, il ne voit rien de plus beau que le développement des caractères par le dialogue. Veut-il justifier son théâtre, ces développements, ces dialogues deviennent des « conversations trop longues », que les étrangers ont raison de reprocher au théâtre français. C’est à la scène que Voltaire a tous ses avantages ; il faut le juger en spectateur pour lui donner tout son prix. Si nous n’avons pas le plaisir de voir la passion se former au fond du cœur de ses personnages, croître et s’exalter par sa lutte même avec l’intérêt ou le devoir, Se servir de l’esprit, de la raison, de la bonne foi même, pour se justifier, nous voyons des actions qui se précipitent, des péripéties imprévues, des coups d’épée qui tranchent les situations. Tout en pressentant la fragilité de cet art, sa grâce et son éclat nous éblouissent. Le spectacle déployé au théâtre avec discrétion est une ressemblance de plus avec la vie. Nous voyons les personnages plus au vrai, les voyant, pour ainsi dire, chez eux. Une certaine image des arts et de la civilisation, à l’époque et dans le pays où se passe l’action, ajoute à l’effet dramatique le profit d’une notion d’histoire. Elle donne à la pièce une date, au spectateur le relief d’un homme instruit. Enfin, quand on me fait voir,
« dans cette île où les triumvirs firent les proscriptions et le partage du monde, la scène s’obscurcir, les éclairs sillonner la nue, et Julie paraître dans l’enfoncement, couchée entre des rochers46 », je m’y prête très volontiers, pourvu que le tonnerre ne soit pas une machine qui remplace la terreur ; que la scène ne s’obscurcisse pas pour porter dans mes sens un trouble que la pièce ne porte pas dans mon esprit ; pourvu que cet enfoncement, ces rochers, où est couchée Julie, ne la dispensent pas de me dire en un beau langage ce qu’elle a dans le cœur. La représentation donne au théâtre de Voltaire un dernier avantage ; elle dérobe au parterre les fautes de l’exécution. Tant de facilité et d’abondance désarme le goût. La scène agrandie fait voir le poète de plus loin, et l’on sait que le respect est plus grand pour les choses éloignées. Des acteurs habiles, de beaux décors, des costumes brillants, le visage d’une Gaussin, sont comme autant de séductions qui nous empêchent d’aller droit à la pièce, et notre esprit est au moins amolli quand il la juge. Qu’est-ce qu’une froide épithète de plus ou de moins dans ce torrent de vers brillants, une mauvaise rime dans ces tirades roulantes, une fausse métaphore dans cet éclat ? Nous allons au théâtre pour être touchés ou amusés, non pour nous mettre à l’affût des incorrections du langage ni pour éplucher des rimes. A la lecture, nous ne sommes pas si accommodants. Le poète n’a plus d’intermédiaires entre nous et lui, ni d’enchanteurs pour nous corrompre, ni le débit et le geste d’un Lekain pour donner de l’accent et du corps à des pensées faibles ou vagues, ni les yeux et la voix d’une Clairon ou d’une Lecouvreur pour prêter de la tendresse à des développements de rhétorique. Il s’en faut que cette seconde épreuve soit aussi favorable à Voltaire. Mais avant de dire par où il pèche, je voudrais m’arrêter un moment sur ses beautés.
Zaïre ne peut plus être à Orosmane ; mais elle l’aime encore. Il vient, il la presse ; il prend ses hésitations pour l’embarras de la pudeur. Zaïre balbutie ; sa foi n’est pas celle de Polyeucte, qui s’anime par son abondance et se fortifie par ses subtilités même. C’est la foi d’une fille obéissante ; elle croit par respect pour son père et par honneur domestique. Aux instances d’Orosmane elle ne sait que répondre ; elle demande que le mariage soit différé et elle s’enfuit. Cette fuite n’est pas une difficulté éludée ; c’est un trait de génie, comme, dans le tableau de Timanthe, le voile jeté sur l’indescriptible visage d’un père qui pleure. Le drame voulait une dernière explication entre Orosmane et Zaïre ; la vérité voulait un dernier combat. Zaïre a juré à Lusignan qu’Orosmane ne saurait pas le secret de ses parents retrouvés et de son baptême clandestin ; elle tiendra son serment. Mais, elle ne veut pas que son amant la soupçonne d’infidélité. Que va-t-elle dire ? La foi qui devient de plus en plus impérieuse, le sang que chaque minute fait parler plus haut, peuvent bien arrêter sur ses lèvres tremblantes les paroles trop tendres ; mais ils ne la forceront pas à simuler la trahison ou l’indifférence. Il faut qu’elle désespère Orosmane sans le tromper. Déchirée, entre des devoirs contradictoires, la piété filiale, la religion, un amour né de la reconnaissance, l’infortunée ne voudra manquer à aucun ; mais, quand Orosmane la frappera, elle sentira sans horreur la pointe du poignard qui doit lui ôter avec la vie le regret de ce que sa vertu lui aura coûté. Mérope est peut-être une création moins originale que Zaïre. Je voudrais qu’elle me fît moins penser à Andromaque à qui elle emprunte la fidélité de la veuve, à Clytemnestre dont elle imite l’orgueil. Je lui voudrais un esprit plus profond et plus politique. Une reine, une veuve de roi, une mère qui voit l’héritage de son fils convoité par un Polyphonte, a plus pensé, plus senti, et doit en savoir plus sur le cœur humain que Mérope. Quand Polyphonte la force de choisir entre sa main et la mort d’Égisthe, je regrette qu’elle n’ait rien de l’innocente habileté d’Andromaque, faisant servir au salut de son fils la passion qu’elle inspire à Pyrrhus. Quand la vie d’Égisthe est menacée, je regrette qu’à l’exemple de Clytemnestre défiant Agamemnon d’arracher sa fille d’entre ses bras, elle ne rende pas à Polyphonte menace pour menace, et ne sache pas en même temps prier et se faire craindre. Elle dit plus d’une chose vaine :
et plus loin :
C’est peut-être de la rhétorique maternelle ; j’y cherche vainement l’éloquence d’une mère. L’âme de Voltaire n’était pas assez tendre pour inventer dans un ordre de sentiments où l’imagination n’est d’aucune aide. Un génie brillant, le feu de la poésie, les souvenirs de quelque amour de jeunesse, c’est assez pour créer Zaïre. Il fallait le génie profond et la tendresse de Racine pour faire parler un cœur de mère. Enfin, pour épuiser les réserves, l’action marche, les situations se compliquent, sans que le caractère de Mérope se développe. Il est, au cinquième acte, ce qu’il était au premier, uniforme, plutôt que conforme à lui-même, comme le veulent les maîtres, et comme l’exige la vérité dramatique. La surface de ce cœur semble seule troublée. Le péril qui s’accroît, le dénoûment qui s’approche, n’en font sortir aucun accent inattendu. Il y a même lieu d’admirer l’industrie avec laquelle le poète diversifie par les jeux de scène l’expression d’un sentiment qu’il n’a pas su varier en l’approfondissant. Cependant la tristesse de Mérope, à la fois noble et tendre, son indifférence pour la possession d’une couronne qui ne doit pas passer sur la tête de son fils, l’ennui qu’on lui cause en lui parlant des intrigues de Polyphonte au milieu de ses angoisses sur le sort d’Égisthe, ce vide du pouvoir suprême pour une mère qui craint de n’avoir plus de fils, voilà des traits de nature ; et si la Mérope de Voltaire n’est pas une de ces vigoureuses créations auxquelles le génie du poète donne une existence historique, c’est du moins une admirable esquisse.
« Une des premières règles, dit Voltaire, est de peindre les héros connus tels qu’ils sont ou plutôt tels que le public les imagine47. »C’est en vertu de cette règle que nous refusons de reconnaître Mahomet, Cicéron, César, aux portraits défigurés que Voltaire en a tracés. Il n’y a là ni ce que nous savons de ces grands hommes, ni ce que nous en imaginons. Nul ne s’est représenté Mahomet sous les traits d’un charlatan qui se moque de lui-même et qui crie sa supercherie sur les toits. En quoi le maigre croquis du César de la Rome sauvée ressemble-t-il au plus grand homme de l’Italie ancienne et de l’antiquité ? Est-ce par quelques vers politiques que lui fait débiter Voltaire ? Mais ces vers nous font penser à ceux de Cinna, et le César de Voltaire au César de Shakspeare. Ce que le nom de Gengis-kan éveille d’images de guerre et de destruction, rendues plus grandes par l’immensité et l’inconnu de l’Orient, ne nous prépare guère au sauvage doucereux de l’Orphelin de la Chine, rappelant à Idamé qu’il l’a aimée sous le nom de Témugin, et l’invitant à divorcer avec Zamore pour devenir sultane ; car, remarque-t-il :
Que Gengis-kan redevienne un moment Témugin, que Mahomet arrête sa course victorieuse pour parler d’amour à une esclave, soit : nous avons passé à Racine Mithridate amoureux ; ne soyons pas plus difficiles pour Voltaire. Mais encore faudrait-il que le reste de la pièce nous montrât Gengis-kan et Mahomet tels qu’ils sont ou tels que nous les imaginons. Si j’ai le regret de voir Mithridate user d’une supercherie de comédie pour savoir le secret de Xipharès et de Monime, au moins je le retrouve, dans ses discours contre Rome, tel qu’il est, grand comme l’objet de sa haine ; et mon imagination est satisfaite. Quand le poète met en scène un personnage fameux, il éveille à la fois beaucoup de curiosité et quelque crainte ; on veut voir du grand, et l’on a peur que le poète ne reste au-dessous de ce qu’on attend. Il faut contenter cette curiosité et dissiper cette crainte. C’est ce que font Horace, Auguste, dans Corneille ; Mithridate, Agrippine, Néron, Phèdre, dans Racine. Ils sont égaux à leur renommée. Voltaire a mieux réussi dans les personnages de son invention. N’y regardons pourtant pas de trop près. Plusieurs ne sont que d’agréables héros de roman ; on les voit volontiers une fois, mais on n’a pas envie de les revoir. Au surplus, Voltaire nous met bien à l’aise avec eux : « C’est de la crème fouettée », dit-il de Zulime. Il avait dit aussi de Mahomet ;
« C’est du gros vin. »Pourquoi respecterions-nous plus son travail qu’il ne l’a respecté lui-même ? Il est vrai qu’il y a beaucoup de bon dans les deux choses auxquelles il compare ses pièces. La crème fouettée est un petit plat qui, offert à la fin du dîner, a son prix, et dans le gros vin il y a la force. Parmi les personnages romanesques du théâtre de Voltaire, quelques-uns ont plus d’un père. Cideville, d’Argental et sa femme, Formont, d’Argens, madame du Châtelet, y ont contribué, ceux-ci par des additions, ceux-là par des retranchements. C’est de la tragédie qui se traitait par correspondance. On envoyait au poète des amendements à son plan et comme des membres qu’il ajustait à ses personnages, soit pour les accommoder au goût du jour, soit pour complaire aux gens avec lesquels il en partageait la paternité. J’admire la Harpe de juger du même style doctrinal les pièces romanesques de Voltaire et les tragédies de Corneille et de Racine, et d’appliquer la même critique à d’aimables jeux de société et à des œuvres de marbre et d’airain ! Et n’est-il pas plaisant de voir Voltaire lui-même, dans ses charmantes lettres, donner des démentis aux pédants qui s’enflaient pour le louer ? La tendresse de l’auteur pour les vers qui viennent d’éclore, cette candeur du premier travail qui lui fait tenir pour bon tout ce qu’il vient d’écrire sincèrement, la contradiction, l’injustice des critiques et l’excès des louanges, tout cela pouvait tromper un moment Voltaire sur la valeur de son œuvre. Mais le goût reprenait le dessus, et Voltaire avait du goût même contre Voltaire. Quand Fréron le harcelait de la gloire de Corneille et de Racine, je comprends que par dépit il fût tenté de diminuer leur part pour grossir la sienne. Mais quand il se charge lui- même de faire la comparaison, il se traite plus durement que ses critiques, et dans la façon dont il plaisante ses pièces je sens une généreuse inquiétude. Autant Voltaire regimbe contre la correction qui lui vient d’autrui, autant il se ménage peu quand il se l’administre de ses propres mains. Je n’ai rien à dire de cette livrée philosophique qui fait d’un bon nombre de ses personnages des encyclopédistes. Ce défaut a été assez relevé. N’oublions pas, après tout, que tel d’entre eux a rendu populaire plus d’une vérité utile. Ce que nous ôterions au poète, par amour de l’art, un historien de Voltaire aurait à le restituer au philosophe. On exposerait, d’ailleurs, à des représailles Corneille et Racine, qui, eux aussi, accommodent l’histoire à leur temps et font parler des Romains en théologiens et des petites-filles de Jupiter en chrétiennes. Seulement, chez ces deux grands poètes, les caractères restent vrais, en dépit de l’anachronisme. Dans Voltaire l’anachronisme est souvent tout le caractère de ses héros. Il fait la pièce pour une maxime, et les personnages pour la propager ; j’y vois des gens du dix-huitième siècle dont le nom seul n’est pas du temps. Ce n’est pas le génie tragique qui a manqué à Voltaire ; c’en est, si je puis parler ainsi, la gravité. Il ne s’est pas assez défié de ses qualités merveilleuses ; il a été trop adonné à son temps. Au lieu de chercher ses sujets dans une profonde étude de l’histoire ou dans son propre fonds, il les recevait des passions ou des préjugés de ses contemporains. Il écrit Mahomet
« pour faire voir le danger du fanatisme »; Marianne, parce qu’on pleure à Inès de Castro ; Zulime, pour essayer de fléchir un père qui ne voulait pardonner ni à son gendre ni à sa fille, mariés sans son consentement ; Sémiramis, Oreste, Rome sauvée, pour faire pièce à la Sémiramis, à l’Électre, au Catilina de Crébillon, qui s’imprimaient au Louvre aux frais du roi. Quant à Zaïre, elle est née du défi que lui porta Lamotte de composer une pièce toute d’amour. Il y répondit en vingt-deux jours. Cette fois c’était le cas de dire que le temps ne fait rien à l’affaire. On ne peut pas douter que la légèreté de ces motifs n’ait été la principale cause de la faiblesse du théâtre de Voltaire. Il en est bien autrement des œuvres de Corneille et de Racine. Leur solidité s’explique par le choix libre et savant de leurs sujets. Pour Racine en particulier, c’est dans la méditation des historiens et des tragiques de l’antiquité, entre Tacite et Sophocle, qu’il cherchait les sujets de ses pièces, regardant l’homme tour à tour dans l’histoire, dans le cœur des maîtres de l’art et dans son propre cœur, essayant divers sujets, rejetant ceux où il aurait eu à mettre trop du sien, résistant à la tentation du poète dramatique de façonner le monde pour son théâtre, et l’homme pour le rôle qu’il lui fait. Un jour, pourtant, on lui commanda des sujets religieux. Il y était tout prêt. On l’invitait à épancher dans les derniers et les plus beaux de ses vers les trésors d’adoration, les tendresses chrétiennes, les souvenirs des saints livres, qu’il avait amassés pendant douze ans d’une vie employée à expier sa célébrité. En écrivant Esther et Athalie, il ne flattait pas une mode, il ne faisait pas sa cour à la religion ; c’est la religion elle-même qui demandait au plus humble de ses fidèles de lui consacrer ses grands talents, et qui lui permettait de purifier sa gloire en y ajoutant. Quel spectacle, et que j’aime à m’y reposer de la vue de cet autre grand esprit, esclave de son siècle pour en être applaudi, qui tour à tour se faisait le complaisant des préjugés du parterre ou faisait du parterre le complaisant de sa vanité ! Voltaire commettait encore la tragédie en se partageant, dans le même temps, entre ses pièces et des travaux de tout autre sorte. Cela flattait sa vanité de faire dire qu’en trois mois il avait composé la Mort de César et Eriphyle, et achevé l’Histoire de Charles XII. Il n’était pas rare qu’il menât de front trois ou quatre ouvrages. Tandis qu’il écrivait Alzire, il disputait à Euler un prix de physique. Le génie qui dépense ainsi ses forces peut répandre des lumières et des beautés sur tous les sujets ; mais il n’excelle en aucun, et j’ai bien peur qu’il ne soit ni assez physicien dans ses mémoires de physique, ni assez poète dans ses tragédies. Cependant Voltaire voulait faire bien, et il croyait n’y rien négliger en corrigeant beaucoup48. Mais ces corrections, aussi rapides que sa première rédaction, ne fortifiaient pas son travail ; il enjolivait la façade d’une maison qui péchait par les fondements. Trompé par sa sévérité même, il pensait créer à nouveau ce qu’il ne faisait que rhabiller, et, en mettant sous le joug sa muse légère, il se flattait d’avoir trouvé le secret de joindre à l’éclat des ouvrages faciles la solidité des ouvrages travaillés. Pour dernier malheur, la plupart de ses retouches lui étaient suggérées par ses amis. Quand je le vois ajouter ainsi ou retrancher, sur des conseils que lui apporte le courrier du matin, sacrifier à d’Argental un trait, allonger une tirade pour Cideville, improviser pour madame du Châtelet un effet de scène, je me figure un peintre, au milieu d’amis invités à voir sa nouvelle toile, qui, debout, devant son tableau, la palette en main, ferait des retouches à toute réquisition. Certes, les amis de ce peintre pourraient admirer fort un ouvrage où chacun d’eux aurait mis du sien ; mais les connaisseurs feraient peu de cas d’une toile qui serait plutôt une succession d’ébauches superposées qu’une œuvre d’art.
« Il voudrait bien que j’en fusse l’auteur »; mot charmant, parce qu’il contient à la fois une épigramme contre le poète tombé et un hommage au goût du critique. En effet, Voltaire désintéressé ne se trompe guère en fait de style. Nul n’a mieux vu chez les autres ses propres défauts. On a trouvé un mot pour caractériser le style de ses tragédies ; c’est le mot brillant. Voltaire est le père du style brillant. Comme on dit le grand Corneille, le tendre et le grand poète Racine, on dit le brillant auteur de la Henriade et de Zaïre. C’est beaucoup sans doute, et n’est pas brillant qui veut ; mais c’est trop peu pour la durée. Où la pensée est solide, le sentiment juste et profond, le style ne brille pas ; il pénètre, il frappe, il échauffe. Les sentiments superficiels, les pensées spécieuses appellent le style brillant, avec le cortège des mille fautes secrètes dont il fourmille. Je le compare aux feux d’artifice : il éblouit plus qu’il n’éclaire, il éclaire plus qu’il n’échauffe, et avec la dernière fusée le souvenir s’en évanouit. Il ne reste qu’un certain étonnement d’une invention si ingénieuse.
« Qu’est-ce qu’un roman mis en action et en vers ? »disait excellemment Voltaire49. Rien, même avec le talent de Voltaire. Telle est toutefois la difficulté de ce grand art et la séduction des beaux vers, ne fussent-ils que brillants, que l’œuvre des imitateurs de Voltaire doit être mentionnée avec honneur dans une histoire des lettres françaises. On n’est pas un poète tragique même de troisième ordre sans avoir beaucoup de talent ; on n’a pas beaucoup de talent sans avoir exprimé en perfection quelques vérités du cœur humain, c’est-à-dire sans avoir eu par accident ce que l’homme de génie a d’habitude. La critique peut parler sévèrement des tragédies médiocres, en les comparant à l’idéal ; mais dans sa sévérité pour l’œuvre, elle doit faire sentir son estime pour l’ouvrier, et ne jamais perdre de vue ce qu’il faut de mérite même pour ne pas réussir, et tout ce qui sépare le talent de produire du talent de juger. Une histoire spéciale du théâtre trouverait à louer plus d’une beauté dans le Spartacus de Saurin, dont Voltaire trouve les vers duriuscules. Elle ferait une place honorable à l’auteur d’une ou deux scènes de l’Iphigénie en Tauride, Guymond de la Touche, mort trop tôt peut-être. Elle aurait aussi quelques louanges pour le Siège de Calais de de Belloy, dont Voltaire disait :
« Il a besoin d’un succès, il est mon ami. »J’ai rappelé à quels effets de scène Lemierre avait dû le succès de son Guillaume Tell et de sa Veuve du Malabar ; une histoire du théâtre y trouverait à louer autre chose, que la pomme et le bûcher. Enfin, elle rendrait justice à quelques tirades élégantes de Warwick et de Mélanie, tout en ne voyant dans ces pièces que de pâles témoignages de la prétention de la Harpe à l’universalité de Voltaire. Le dernier de ses imitateurs, Marie-Joseph Chénier, paraît le moins loin du maître. Il avait des talents, et de plusieurs sortes ; aucun dans un degré supérieur. Il n’était point incapable de politique ni d’affaires ; il avait beaucoup de cet esprit qu’il a si bien défini :
Versificateur ingénieux, il ne quitte guère la rhétorique, mais il n’en abuse pas. Un peu plus qu’habile dans la prose où il a de bonnes pages, sensées et d’un style ferme, il avait de l’adresse, de la pratique, et ce goût vif pour les arts qui en donne quelquefois le talent. D’ailleurs assez peu poète ; le poète de la famille est André. Le meilleur ouvrage de Marie-Joseph est posthume. C’est son Tibère. Au collège, Tibère ne me paraissait qu’un peu au-dessous de Britannicus. A cet âge-là on sait trop peu la vie pour discerner la vérité dramatique de ses apparences. Les événements artificiels, les incidents extraordinaires, plaisent à l’imagination des jeunes gens ; les fautes spécieuses, les impropriétés cachées, échappent à leur insuffisante connaissance de la langue. Tibère est d’ailleurs un échantillon du style brillant, et le brillant c’est l’amorce où la jeunesse se laisse prendre. Aussi admirai-je Tibère, outre que la politique du temps50, qui s’insinuait dans nos collèges et nous y divisait en partis, donnait à tout le mal que Chénier dit du vieux tyran de Caprée le piquant de l’à-propos. J’ai lu Tibère une dernière fois, dirais-je pour la dernière fois ? — voulant le juger sur une impression récente. Les gens désappointés ne sont pas bons juges. Je ne voudrais pas m’appesantir sur cette pièce qui ne doit pas porter la peine de ce que je l’ai admirée. Il ne faut pas être ingrat, même envers les illusions perdues. Mais la vérité veut que je remarque par quel étrange et mélancolique retour ce qui nous a le plus séduits dans la jeunesse est ce qui choque le plus notre âge mur. Je n’ai rien retrouvé en moi de ce qui m’avait fait goûter ce vernis de politique révolutionnaire, d’antiquité romaine fraîchement apprise, répandu sur une pièce que Chénier, appelé à un poste dans l’instruction publique, écrivit, dit-on, pour faire preuve de latinité. Le vernis a été mis d’ailleurs par une main habile, et bon nombre de beaux vers, comme il en survient aux poètes qui le sont à force d’esprit, font lire avec plaisir certains passages heureusement imités de Tacite. Mais entre Britannicus et Tibère il n’y a de commun qu’un sujet romain. La fin du dix-huitième siècle fut témoin de deux tentatives éclatantes pour régénérer la tragédie qui se mourait entre les mains des imitateurs de Voltaire. Ducis voulut remplacer son faux poli par un peu de rudesse imitée de Shakspeare, corriger sa sécheresse par un peu de poésie descriptive imitée de Paul et Virginie, réchauffer sa rhétorique par quelques accents tirés de son cœur d’homme de bien. Népomucène Lemercier essaya de retremper la tragédie dans l’étude de l’art grec, et de la rendre plus forte en la rendant plus savante et plus littéraire. Roméo et Juliette, Hamlet, Abufar, sont nés de la première tentative ; Agamemnon de la seconde. Les pièces de Ducis intéressent par tout ce qui s’y est répandu de ce cœur si chaud, de cette âme si naïvement éprise du grand et du bon, de cette bonhomie originale où l’on a reconnu un peu de La Fontaine, un peu du grand Corneille. Ducis se plaît dans les contrastes des passions mélancoliques et sombres du Nord et des mœurs primitives de l’Orient. Il aime les palmiers, les oasis, le soleil du désert ; même il n’a pas de répugnance pour le poignard du mélodrame. Comme les hommes très simples et les caractères bénins, il prenait plaisir à effrayer son imagination. Mais il aimait surtout à se donner des images de sa belle âme dans les personnages qu’il inventait, et il les croyait vivants parce qu’il les avait animés de tous les bons sentiments dont il était plein. J’ai lu des lettres où il parle de ses pièces, non en auteur qui s’y admire, mais en père qui se complaît dans des enfants honnêtes et bons. Ducis était plus poète qu’auteur tragique. Il avait l’imagination qui peint non celle qui crée ; il avait la sensibilité des âmes affectueuses, non celle qui révèle aux maîtres du théâtre la profondeur ou la violence des passions qu’ils n’ont pas connues. Mais il est si rare d’être poète, qu’avec des ouvrages qui ne sont guère plus près de l’idéal que ceux des imitateurs de Voltaire, Ducis est pourtant fort au-dessus d’eux par quelques bons vers, écrits dans un temps où l’on n’en faisait que de brillants, et par quelques couleurs rendues à cette langue, si abstraite et si décolorée aux mains des poètes philosophes51. Moins sensible que Ducis, mais plus fin, plus savant, avec une littérature plus profonde, joignant à un vrai talent pour le drame la sagacité et la philosophie du critique, Lemercier faisait applaudir, en 1797, une pièce qui éveillait les redoutables souvenirs du théâtre d’Eschyle et de Sophocle. Peut-être fut-ce une bonne chance pour la pièce qu’il n’y eût pas alors d’hellénistes pour l’accabler de la comparaison. Il y en a eu depuis lors, et d’éminents, aux yeux de qui Agamemnon est un bon ouvrage ; et la preuve que l’étude des modèles n’inspire pas si mal, c’est que l’originalité très réelle de Lemercier, — et il la poussa souvent jusqu’à se lasser d’être raisonnable, — ne lui a rien suggéré de mieux. Aucun des ouvrages que je viens de nommer n’égale les bonnes pièces de Voltaire ; aucun, n’offre une scène à comparer à ses belles scènes. C’est ce qui prouve que beaucoup de talent ne suffit pas pour la tragédie, et qu’il fallait du génie, même pour n’y tenir, comme Voltaire, que le second rang. Malgré bien des fautes, l’ensemble de son œuvre théâtrale ne laisse pas d’être imposant. Et puisque je me règle d’ordinaire, dans mes jugements, sur l’impression dernière, celle qui me reste, au moment où j’écris ces lignes, est une impression de fécondité, de variété et de vie. A mesure que je m’éloigne des défauts, les beautés m’apparaissent, et, dans ce lointain où je les regarde une dernière fois, il me semble voir un monde ingénieux de personnages brillants, animés, éloquents, et au-dessus de toutes ces figures, dont plus d’une est indécise, une tête charmante et immortelle, Zaïre, et une tête sacrée, que les anciens appelaient l’épouse et la mère, Mérope.