Guerre contre l’antiquité classique et l’antiquité chrétienne. — § I. Les trois
campagnes contre les anciens. — Desmarest de Saint-Sorlin. — § II. Charles Perrault.
— § III. Lamotte-Houdart. — Le type du spécieux. — § IV. Rôle de Fontenelle dans la
guerre contre les anciens. Le bon et le mauvais Fontenelle. — § V. Guerre contre
l’antiquité chrétienne. — La Mothe-Le Vayer. — Pascal. — Huet. — Bayle. — § VI. Effets
du mépris des deux antiquités sur la littérature du dix-huitième siècle.
S’il est vrai que la perfection de l’esprit français au dix-septième siècle ait consisté
dans son intime union avec les deux antiquités païenne et chrétienne, le jour où cette
union sera rompue, ce jour-là verra l’esprit français déchoir, et le temps sera passé des
œuvres parfaites. Quoi ! déjà la décadence ? Ôtons le mot, si l’on veut. Mais sachons voir
la chose. Il vaut mieux y croire pour en avoir peur, que la nier et en être envahi.
Appelons d’un autre nom, le changement qui s’accomplit dans les lettres au dix-huitième
siècle, soit ! pourvu que ce ne soit pas le nom de progrès, et que les gains ne nous
ferment pas les yeux sur les pertes.
« Sans considérer si je serai suivi et soutenu, dit-il, j’entreprends le combat contre les amants passionnés des Grecs et des Latins, qui voudraient nous faire quitter la plume en nous mettant, s’ils le pouvaient, dans le désespoir de les pouvoir jamais atteindre1. »Ce cri de guerre était d’un homme accoutumé à emboucher la trompette épique. Son défi n’eut pas de réponse. Il se piqua au jeu, et l’année suivante il revint à la charge, assisté d’un champion déjà plus que blessé, son Clovis réimprimé. Un Discours au roi, en tête du poème, prenait Louis XIV à témoin
« qu’il n’y avait pas de présomption à un chrétien de croire que, par une supériorité dont il rendait honneur à Dieu, il faisait de la poésie mieux conçue, mieux conduite et plus sensée que celle des païens. »Boileau ne crut pas offenser Dieu ni déplaire au roi en ne ratifiant pas la bonne opinion que Desmarets avait de ses vers. Des allusions fort peu voilées firent justice du Clovis ressuscité pour mourir encore, et des théories du Discours au roi. Desmarets en vint aux injures. Boileau eut le bon goût de se taire. Son adversaire avait quatre-vingts ans, et mourait deux ans après avoir lancé contre son jeune vainqueur le trait de Priam,
Desmarets ne nous intéresse que comme un type. Il appartient à cette classe d’écrivains qui se servent de la plume de tout le monde pour ne dire que ce que tout le monde dit. Arrivé vieux à une époque où les nouveautés durables, l’invention, le grand style, allaient prévaloir, il ne put se mettre au pas des nouveau-venus, et il se fâcha. Toute la cause de sa guerre contre les anciens est sa vanité blessée. Clovis n’est pas lu ; voilà le vrai tort d’Homère. Les critiques de Desmarets contre les anciens méritent un regard de l’histoire, à titre de préjugés littéraires propres à une époque, et de travers d’esprit intermittents. Ce qui manque aux anciens, selon Desmarets, notamment à Homère et à Virgile, c’est, faut-il l’écrire ? le jugement. Il est très vrai qu’ils n’ont pas jugé les choses et les hommes comme Desmarets. Ils n’avaient pas sous les yeux, pour peindre l’homme, l’idéal du Clovis, le guerrier sans faiblesse, toujours égal à lui-même, que son courage n’emporte ni ne trahit jamais, un héros dans la langue des romans, un parfait dans la langue de la théologie. Souffrir des imperfections dans un personnage épique, c’était manquer de jugement. C’est le défaut d’Homère imaginant un Achille qui s’emporte, et qui pour une captive enlevée refuse aux Grecs le secours de son bras. Virgile, à son tour, manque de jugement, quand il représente son Enée, à la vue de la tempête qui se déchaîne, frissonnant d’effroi :
Que Segrais connaissait bien mieux l’homme, et qu’il avait plus de souci de l’honneur d’Enée, lui qui « adoucissait cette grande peur », en traduisant ainsi le vers de Virgile :
Ce n’est pas le seul bon office de ce genre que Segrais ait rendu au poète latin. Enée avoue, et devant qui ? devant Didon, qu’à la vue de Polyphème s’avançant dans la mer à la poursuite de son vaisseau, il a gagné le large au plus vite :
Un héros d’épopée qui fuit, et qui en fait l’aveu, quelle honte ! s’est dit Segrais ; et couvrant cette fois encore l’honneur d’Énée, il lui fait dire ces mots mieux séants :
Tous les amis de Desmarets n’étaient pas de son avis sur les anciens. Huet, qui le qualifie d’esprit merveilleusement doué pour la poésie, et qui trouve dans ses poèmes « des pensées sublimes3 », — ce qui n’est pas d’un ennemi, ce semble, — déclare qu’il eût jugé autrement Homère et Virgile,
« s’il se fût appliqué à acquérir une plus parfaite connaissance de l’antiquité et de lui-même. »Ainsi le premier adversaire de l’antiquité classique est un homme d’esprit qui parle des anciens sans les connaître, et s’ignore lui-même ; un poète qui est à lui-même son propre idéal ; un chrétien, s’il le fut sincèrement, qui n’a ni l’humilité ni la charité. A juger de la cause par le défenseur, on peut s’assurer qu’elle n’est pas la bonne.
et que sentirent, quinze siècles plus tard, ces vieillards de la Renaissance, qui venaient s’asseoir sur les bancs des écoles pour y apprendre la langue de l’Iliade. Quelle apparence que la raison résiste à l’autorité d’Homère ? Cette autorité n’est que le libre assentiment de la raison. Tout ce qui plaît à notre imagination dans la sublimité des fables homériques, tout ce qui touche nos cœurs dans cette première et naïve expression des passions humaines, notre raison l’approuve, et elle y trouve sa part dans la leçon morale qui s’insinue sous le plaisir. Il a fallu, pour en juger autrement, que Perrault et ses partisans prissent pour la raison le raisonnement. Nous connaissons de longue date cette raison-là. Au moyen âge, elle s’était si bien confondue avec le syllogisme, qu’elle mit à sa place et qu’elle adora son simulacre. Au dix-huitième siècle elle dira d’Athalie :
« Qu’est-ce que cela prouve ? »Quand on raisonne si légèrement sur l’art et la littérature, il n’est pas étonnant qu’on soit mauvais juge de l’antiquité classique. C’est le cas de Perrault. Pour lui, Platon est ennuyeux, même dans la version de Maucroix, où il l’a lu et qu’il vante. Les dialogues de Platon ne valent pas les Provinciales. Voilà qui paraît moins mal jugé ; mais, prenons-y garde, Perrault est janséniste : dans son jugement sur les Provinciales, s’il y a de l’admiration pour Pascal, il y a encore plus d’esprit de parti. A ses yeux Démosthènes « a la taille trop droite » ; il faut l’avoir « gracieuse. » Il ne dit que « le nécessaire » ; c’est trop peu. Pourtant il y a du bon dans l’apostrophe aux guerriers morts à Marathon. A quoi doit-elle de plaire à Perrault ? « Au fond terne » sur lequel elle se détache. Horace n’est que la moitié d’un poète satirique. Il faudrait le doubler de Juvénal. Il n’est pas besoin de lire Sophocle et Euripide dans le grec ; Garnier et Hardi en donnent une idée très satisfaisante. Le beau mérite qu’a eu Térence de faire parler ses personnages selon la nature ! La nature est tout au plus bonne dans les bois et dans la solitude. C’est en gens d’esprit qu’il fallait les faire parler. Ovide s’y entend bien mieux que Térence ; aussi est-il le poète favori de Perrault. Rien n’est bon dans Homère, ni le plan, ni les mœurs, ni la diction. Les caractères ne valent même pas ceux de Térence ; ils ne parlent ni selon la nature, ni en gens d’esprit. Nestor intervenant entre Agamemnon et Achille, et leur disant qu’il a connu dans sa jeunesse des hommes plus forts qu’eux, est le plus malavisé des médiateurs. Pour Achille, n’est-ce pas un étrange héros d’épopée qu’un homme qui demande à la déesse sa mère de le venger de ses ennemis, et qui reste sous sa tente pendant qu’on se bat ? Je ne m’étonne pas, d’ailleurs, que le caractère d’Achille ait été si mal critiqué dans un temps où il était si médiocrement admiré. Où Perrault ne voit qu’un brutal, Boileau n’admirait qu’un type de la colère. Il y a tout un Achille que Boileau ne semble pas avoir plus connu que Perrault ; il y a le fils qui donne au souvenir de son père des larmes plus précieuses que celles que Boileau aime à lui voir verser pour un affront ; il y a l’ami de Patrocle, plus fidèle à l’amitié qu’à la colère ; il y a un sage aimable qui apaise les disputes parmi les hommes et console les vaincus ; il y a un homme qui, dans la solitude de sa tente, a beaucoup pensé sur le bien et le mal, sur la vie, sur la destinée, sur lui-même, le premier type de cette mélancolie que l’âme d’Homère a connue avec tous les sentiments qui sont de l’homme. Une idée trop étroite de l’unité du caractère, dans les personnages épiques, semble avoir caché à Boileau et à Perrault le véritable Achille. Tous les deux ont l’esprit touché d’un idéal de héros qu’ils ont trouvé, Perrault dans les romans, Boileau dans les poétiques d’alors. Achille n’est qu’un homme. Il n’y a pas d’apparence que, se trompant si fort sur les anciens, Perrault fut un bon juge des modernes. Il met au même rang les médiocres et les excellents, et il n’admire pas les excellents par les bonnes raisons. Bossuet est nommé, pour l’histoire, à côté de Cordemoy. Molière fait nombre dans une liste où figurent
La Fontaine est à priser pour un certain sel qui n’est pas le sel attique, dit Perrault, et où il entre
« une naïveté, une surprise et une plaisanterie d’un caractère tout particulier, qui charme, qui émeut, qui frappe tout d’une autre manière. »Etrange sel, en effet, que ce composé de naïveté qui charme, de surprise qui émeut, de plaisanterie qui frappe ! Perrault tient surtout à ce que la plaisanterie y domine. La Fontaine plaisante plus agréablement que les anciens. Voilà son lot. Qu’il a dû se trouver bien partagé ! Au fond Perrault n’est que Desmarets, avec plus d’esprit et soufflé par Fontenelle. C’est une copie du même type. Comme Desmarets, il est à la suite de toutes les modes. Dans sa jeunesse, on était affolé du burlesque et des Iris en l’air ; il travestit le sixième livre de Virgile, et il chante une Iris dont
Une autre mode du temps était de disputer entre beaux esprits sur des points de galanterie ou de morale. Il écrit un dialogue où il recherche :
« Pourquoi l’amour est frère de l’amitié et quel est l’aîné des deux. »Il est vrai que ce sont des ouvrages de jeunesse. Mais ni l’âge mûr de Perrault, ni sa vieillesse, ne s’en repentirent. Dans des mémoires écrits pour l’instruction de ses enfants, il leur recommande, au lieu de s’en confesser, son Virgile travesti ; il se loue du portrait d’iris, le meilleur morceau, dit-il, qu’il eût fait dans ce genre-là. Quant au dialogue sur l’amour et l’amitié, il rappelle avec complaisance que M. Fouquet en a fait encadrer le vélin d’or et de peinture. N’est-ce pas d’un homme qui a l’air de s’y mirer ? Ainsi le second adversaire des anciens n’est, comme le premier, qu’un bel esprit qui les ignore et qui ne se connaît pas lui-même. Il avait d’ailleurs, lui aussi, son Clovis à défendre, et c’est sa tendresse inquiète pour un Saint Paulin qui construisait le vaste ouvrage de défense de ses Parallèles en quatre tomes. Mais plus de mesure dans l’attaque, l’art de s’y faire des auxiliaires, plus de vérités de détail parmi les mêmes erreurs, des idées justes sur les arts écrites dans une prose aisée, l’honneur d’avoir travaillé sous Colbert aux merveilles de Versailles, des contes où le précieux même n’est pas sans grâce, tout cela, sans rendre la cause meilleure, diminue le ridicule de l’avocat.
On a besoin de croire que les yeux de Boileau vieillissant ne furent pas attristés par cette méchante prose rimée. Il ne restait plus à Homère que deux défenseurs, Dacier et sa femme. Ils semblaient comme préposés à la garde du temple que Lamotte avait violé deux fois, la première fois par sa traduction abrégée, la seconde par son Discours sur Homère. Quelle fortune, s’il réussissait à endormir leur vigilance ! Il s’y était pris avec eux comme avec Boileau et Fénelon. Au mari, il avait dit dans une ode :Je vois au sein de la natureJe vais faire ce qu’il eût fait.
Mme Dacier avait traduit Anacréon. Cette traduction, lui disait galamment Lamotte, c’était la rançon dont l’Amour, tombé captif entre les mains de la dame, avait racheté sa liberté ;
Ainsi, longtemps à l’avance il s’était mis à l’abri de la foudre sous le laurier dont il couronnait Mme Dacier. Les deux époux n’avaient pas été insensibles aux odes de Lamotte, il pouvait produire des preuves écrites de leur reconnaissance. Le chef-d’œuvre de sa politique, ce fut de déclarer, avant d’attaquer Homère, qu’à Mme Dacier seule il avait l’obligation de le connaître. Peu s’en fallut qu’on ne crût les Dacier complices de la profanation qui allait se consommer. Ainsi assuré contre toutes les censures, l’ouvrage parut. Une estampe y représentait Homère conduit par Mercure, et mettant sa lyre aux mains de Lamotte. C’est à l’honneur de Mme Dacier de n’avoir pu souffrir cette indignité. Où Boileau s’était tu, où Fénelon était resté neutre, une femme éclata. A l’âge de soixante-trois ans, elle entra vaillamment en lice contre un adversaire qui avait pour lui la jeunesse et la mode. Il est vrai qu’on ne lit guère plus le vainqueur que le vaincu, et on a raison ; la défense, sauf dans quelques pages, n’est guère moins au-dessous du sujet que l’attaque. Mais s’il y a eu quelque gloire dans cette querelle, c’est pour la femme illustre qui est restée, contre le préjugé d’une époque puissante et brillante, de l’avis de l’esprit humain. Le Discours de Lamotte sur Homère n’est que l’apologie de sa traduction. Il y fait moins la critique de l’Iliade grecque que les honneurs des timidités savantes et des hardiesses calculées de l’Iliade française. Il partage honnêtement les louanges entre Homère et lui, et, quoiqu’il se donne la plus grosse part, il fait celle d’Homère d’assez bonne grâce. Aussi, bon nombre de gens s’y laissèrent-ils prendre. Au lieu des bravades de Desmarets et des légèretés de Perrault, on croyait avoir de la vraie critique. Lamotte, d’ailleurs, se louait en homme qui s’excuse ; il ôtait aux gens l’envie de lui refuser ce qu’il se mesurait d’une main si discrète, outre l’art très estimable et où il y a de l’honnête homme, de paraître douter de ce qu’il affirmait, de contredire sans injurier, et de se croire vainqueur sans chanter victoire. Tant d’habileté et de bonne conduite mit tout le monde de son parti. La violence de Mme Dacier4 répondant au Discours sur Homère fit valoir cette modération. Elle attaquait tout le monde, et si elle ne s’emportait pas jusqu’à l’injure, elle sortait par moments de la civilité. Pour nous, qui jugeons la querelle après un siècle et demi, Mme Dacier a un tort bien autrement grave : c’est que ses raisons ne valent pas son admiration, ni le plaidoyer la cause. Elle aussi trouve à reprendre dans Homère ce que Perrault et Desmarets appelaient des mots bas. Elle aussi a honte, pour son idéal, de la familiarité et, comme on disait alors, de la grossièreté de certains détails. Sa traduction, moins respectueuse et moins intelligente que son admiration, a des timidités du même genre que celle de Lamotte. A la peinture poignante que fait Homère de l’orphelin « marchant la tête toujours baissée », elle ajoute : « avec mille sujets de mortification. » Elle le trouve plus noble « mendiant de parte en porte », que « tirant par leur tunique ou par leur manteau les amis de son père. » Elle aime mieux Astyanax « nourri sur les genoux de son père avec tant de soin », que « mangeant la moelle et la meilleure graisse des brebis. » Lamotte mutilait la statue, Mme Dacier la badigeonnait. Ce fut de la part de Lamotte une dernière adresse de ne pas profiter de tous les avantages que lui donnaient sur Mme Dacier la rudesse de sa polémique, la lourdeur de son style et la grosseur de son volume. Il ne s’adjugea pas le triomphe, il se le laissa décerner. Il se souvint de son ode à celle qui avait traduit Anacréon, et il ne voulut pas la démentir, par respect pour Mme Dacier et par amour pour son ode. Un ami commun réconcilia les deux adversaires. On fit la paix à table. La spirituelle Mme de Staal était des convives.
« J’y représentais la neutralité, dit-elle ; on but à la santé d’Homère, et tout se passa bien. »Après la mort de Mme Dacier, Lamotte la chanta dans une nouvelle ode où les bons sentiments tiennent lieu des bons vers. Il la représente, dans les Champs Élysées, marchant à la rencontre de la grande ombre d’Homère et s’agenouillant devant elle ; et il l’en blâme galamment. Boileau n’avait pas mis la même grâce dans sa réconciliation avec Perrault. L’admirable lettre où il fait la paix maintient tous ses principes, parce que ce ne sont pas des vues particulières, et que la cause n’est pas la sienne. Il honore Perrault, il le loue même, mais d’une plume avare, et non sans jeter sur lui un dernier regard de travers ; et quand on lui annonce sa mort,
« il n’y prend, dit-il, d’autre intérêt que celui qu’on prend à la mort de tous les honnêtes gens5. »La différence entre cette réconciliation un peu maussade et le traité de paix accepté par Lamotte ne s’explique pas seulement par l’humeur des deux hommes. Boileau, en mettant bas les armes, craignait d’avoir sacrifié à la civilité quelque chose de plus que son amour-propre ; Lamotte, par l’air galant dont il désarmait devant une femme, faisait encore les affaires de sa vanité. Si Lamotte n’entend rien à Homère, l’ignorance de la langue n’en est pas la seule cause. L’Iliade et l’Odyssée ont eu plus d’un admirateur qui ne savait pas le grec. Des enfants, des artistes presque sans lettres, se sont passionnés pour ce qui perce des beautés homériques à travers les traductions les plus infidèles.
« Il y a quelques jours, disait le sculpteur Bouchardon, qu’il m’est tombé entre les mains un vieux livre français que je ne connaissais point : cela s’appelle l’Iliade d’Homère. Depuis que j’ai lu ce livre-là, les hommes ont quinze pieds pour moi, et je n’en dors plus6. »Où l’artiste voyait des géants, l’homme de lettres regrettait de ne pas trouver des héros de roman, les mœurs de la fin du dix-septième siècle, la raison de Fontenelle et l’esprit de la cour de Sceaux. Il faut, pour bien juger Homère, le grand goût des hommes de génie, ou la naïveté de l’artiste, ou cette raison dont la connaissance de nous-mêmes est à la fois le fond et la première marque. Au temps où Boileau y conviait tous les poètes, comme à la source de toute création durable, l’esprit chrétien avait fait, de cette connaissance, la plus obéie des règles et la plus sûre des sciences. En accoutumant l’homme à regarder par-delà ses pensées le fonds où elles se forment, elle apprenait aux juges des choses de l’esprit à reconnaître, sous les traits changeants d’une époque, les traits inaltérables de la nature primitive, et l’homme qui demeure le même sous la mobilité des mœurs et des coutumes. C’est pour cela que les plus pénétrés de l’esprit chrétien, au dix-septième siècle, ont été les plus grands admirateurs d’Homère. Tout ce qui choquait la délicatesse de Lamotte, discours des personnages, éloges qu’ils font de leur race et d’eux-mêmes, défis qu’ils échangent avant le combat, insultes du vainqueur à l’ennemi mort, allocutions des guerriers à leurs chevaux, tous ces premiers mouvements des passions humaines, que la science de la vie civile nous apprend à comprimer et à cacher, tout cela charmait un Racine, un Bossuet, un Fénelon, un Rollin ; tout cela leur paraissait aussi conforme à la nature qu’à la raison. Mais la raison qui rendait Lamotte si difficile pour Homère n’a de commun avec celle-là que le nom. Elle demande à toute chose ses preuves, et comme le sentiment n’en peut administrer aucune, elle le nie. Née d’une révolte des esprits contre l’autorité, elle se défie de l’admiration comme d’une servitude, de la tradition comme d’un préjugé, du passé comme d’un obstacle au présent. Le beau lui déplaît, comme une sorte de royauté devenue légitime par la longue obéissance des esprits. Elle prétend découvrir les lois de l’enthousiasme par les mêmes méthodes qui ont découvert les lois de la chaleur et de la lumière, et ce qu’elle analyse elle croit le créer. Lamotte fit de tout, odes, fables, épopées, comédies, tragédies ; et parce qu’il n’a mal raisonné d’aucun de ces genres, il crut avoir réussi dans tous. L’esprit d’analyse appliqué aux lettres et aux arts produit, au lieu du vrai, quelque chose qui en usurpe pour un temps le crédit, je veux dire le spécieux. Le spécieux, c’est tout Lamotte. Il n’est pas le père du genre, mais le genre semble fait pour lui. Ses poésies, comme ses doctrines, ne sont que des apparences ; et son nom, entre ceux que le genre humain répète et ceux qu’il oublie, suspendu et comme réservé pour un jugement qui ne sera jamais rendu, son nom n’est ni glorieux ni inconnu : il est spécieux. Ce qu’est le spécieux, Lamotte va nous l’apprendre. « Le vrai mérite, dit-il dans son Discours sur Homère, consiste à reconnaître les défauts partout où ils sont. Non, je n’en conviens pas. Ce n’est là qu’une sorte de mérite ; il en est un autre plus rare, qui consiste à admirer les beautés partout où elles sont. Pour qui n’a pas les deux, mieux vaut le second que le premier ; car l’admiration échauffe et féconde, et le cœur y a toujours sa part ; la critique dessèche : heureux si elle ne dégénère pas en une secrète envie contre ceux qu’elle juge !
« On ne doit aux morts, dit au même lieu Lamotte, que la vérité ; aux vivants, on doit des égards. »Encore une pensée spécieuse. A qui doit-on d’abord la vérité, sinon à qui peut en faire son profit ? Que gagne un mort à ce qu’on la lui dise, ou un vivant à ce qu’on la lui taise ? La vérité se doit à tous, mais aux vivants bien plus qu’aux morts, et aux morts dans l’intérêt seul des vivants. Quant « aux égards », il n’y faut manquer envers qui que ce soit. Le spécieux, dans Lamotte, est le plus souvent intéressé. S’il tient à nous persuader que tout le mérite du critique est de voir les défauts partout où ils sont, c’est pour rehausser ce qu’il croit avoir eu de mérite à découvrit ceux d’Homère. Le conseil de garder la vérité pour les morts et les égards pour les vivants, sert à faire excuser les vérités qu’il croit dire à l’Iliade d’Homère, et à obtenir des égards pour la sienne. Mais le spécieux qui domine dans Lamotte et qui paraît comme son naturel, ce sont ces pensées, équivoques secrètes, qui, vraies à la première vue, sont fausses dès qu’on y appuie, sans pourtant qu’on en sache mauvais gré à l’écrivain qui nous en donne le mirage passager. C’est un trait commun à toute une classe d’auteurs, et voilà pourquoi je le relève. Les hommes de génie vont naturellement au vrai ; les beaux esprits comme Lamotte vont naturellement au spécieux. Les premiers ne s’inquiètent pas si d’autres ont pensé ce qu’ils pensent à leur tour ; c’est assez qu’ils le pensent sincèrement ; ils sauront bien se l’approprier par l’expression. Les autres, Boileau les a notés :
C’est toucher du même coup le défaut et la vanité qui s’y intéresse. Vanité, désir de briller, sont des faiblesses inséparables du spécieux. Aussi, les écrivains qui le cultivent sont-ils d’assidus courtisans de la mode à qui le spécieux doit sa fortune passagère. Cependant n’est pas spécieux qui veut, et nul n’a ce défaut sans en avoir la qualité. Se jouer entre le vrai et le faux n’est pas un bel emploi de l’esprit ; mais à côtoyer ainsi le vrai, on a la chance d’y toucher quelquefois. Là même où Lamotte n’est que spécieux, pour peu qu’il le soit sans intérêt, ses vues ingénieuses et engageantes provoquent la réflexion plutôt que la contradiction, et il sert le goût par les scrupules mêmes qu’il éveille. Du reste, il s’impose moins qu’il ne s’insinue. Le ton dont il affirme n’offense pas les contradicteurs ni ceux qui veulent rester dans le doute. La douceur de ses paradoxes fit leur succès ; aujourd’hui elle les recommande encore aux indulgents amis des choses de l’esprit. Il a une manière d’avoir tort qui le rend digne d’avoir raison. C’est ce qui est passé de son aimable caractère dans ses écrits. Prosateur incertain et inégal, et, partout où il n’est que spécieux, semé d’impropriétés cachées, Lamotte est bon écrivain quand il est dans le vrai de la tradition ou dans la nouveauté de bon aloi. Presque plus heureux que les grands poètes du dix-septième siècle, à qui certains délicats ne permettent pas d’être de grands prosateurs, les vers de Lamotte n’ont pas nui à sa prose. On est si agréablement surpris, au sortir de cette poésie rocailleuse, de se trouver au milieu de pages d’une prose unie, aisée et brillante, qu’on fait au prosateur un surcroît de mérite de n’avoir plus affaire au poète. Qu’il y a loin pourtant de ses meilleures pages à la simplicité nerveuse des Réflexions sur Longin, et surtout à la lettre où Boileau raconte sa réconciliation avec Perrault ! Sans compter que le bon, dans Lamotte, ou procède de Boileau, ou n’est que l’application heureuse des principes littéraires du dix-septième siècle. C’est par la partie de ses écrits où Lamotte se conforme à ces principes qu’il s’est racheté de celle où il les renie. Par là seulement il n’a pas péri tout entier sous le ridicule d’avoir traduit et abrégé en barbare l’Iliade d’Homère, traité de futilité la poésie tout en faisant des volumes de vers, mis en prose les vers de Mithridate, essayé de l’ode sans vers. Ce qu’il y a d’esprit véritable derrière son savoir-faire, et de l’honnête homme dans le papelard 7 l’a sauvé de l’oubli. Il a eu et mérité la fortune très rare, après avoir passé par la vogue, de trouver la justice. Faut-il aller plus loin, et le mettre, sur la foi de Voltaire, dans le Temple du goût ? Je le veux bien, pourvu que ce ne soit pas le temple où préside Homère. Mais y en a-t-il un autre ?
« qu’il ne fait point vanité d’ignorer le grec ; qu’il serait mieux qu’il le sût. »Fontenelle n’est pas si naïf ; il ne fait pas les honneurs de son ignorance. C’est la frivolité de ses critiques qui la trahira. Un second motif d’hostilité contre les anciens lui est commun avec Desmarets, Perrault et Lamotte ; c’est l’ignorance de soi-même. Beaucoup d’esprit peut servir également à se connaître et à s’ignorer. Il suffit d’un peu de vanité pour faire d’un homme d’esprit un sot. Desmarets et Perrault fabriquant des épopées chrétiennes, Lamotte s’imaginant qu’il est un Pindare sage, ne se sont pas plus ignorés que Fontenelle maniant la houlette et se croyant par vocation le peintre des bergers. Il est vrai qu’il n’a pas en vue ceux de Théocrite, trop grossiers selon lui et sentant le fumier ; ses bergers sont habillés de neuf, et ont passé par les mains du costumier de l’Opéra. Il y a encore du Desmarets, du Perrault et du Lamotte, dans le motif le plus prochain qui rangea Fontenelle sous leur drapeau. Lui aussi était poète, et un peu moins encore que les trois autres qui ne le sont guère. On le savait dans le camp des anciens, et on le disait. L’épigramme de Racine contre l’Aspar du sieur de Fontenelle est un sifflet qui retentit encore. Boileau avait poursuivi Perrault et Desmarets d’épigrammes dont Fontenelle était bien forcé de prendre sa part. Il se vengea sur les anciens des dédains de leurs admirateurs. Eschyle taxé de « folie », Euripide de « grossièreté », payent pour Racine et Boileau, sans compter ce que donnait de mauvaise humeur à Fontenelle, contre tout ce qu’aimait Racine, sa qualité de neveu de Corneille. Un dernier motif, propre au seul Fontenelle, explique son peu de goût pour les anciens. Il n’a pas le sens de l’admiration. Admirer n’est pas éprouver une courte surprise après laquelle on refaire dans l’indifférence ; c’est s’être pris pour la beauté littéraire d’un amour qui ne doit pas finir. Fontenelle n’a pas connu cet amour. Pour lui les beautés des lettres ne sont que de froides notions. Une fois acquises et le plaisir de la surprise épuisé, elles ont le tort d’être du connu. Il faut passer outre et aller à l’inconnu. On dirait un homme pour qui le soleil ne serait qu’une notion de cosmographie, qu’on sait une fois pour toutes, et non le foyer d’où nous viennent incessamment la chaleur et la lumière. L’abbé Ledieu raconte que Bossuet était quelquefois réveillé la nuit en sursaut par des réminiscences d’Homère. Voilà l’admiration ; c’est une douce flamme qui, une fois allumée, ne doit plus s’éteindre. Et quel exemple, pour le dire en passant, que l’homme de génie qui en a tant inspiré pour lui-même, l’ait si vivement sentie pour les autres ! Elle veillait seule en lui, quand toutes les autres facultés de son âme sommeillaient, ou plutôt elle était son âme tout entière, réveillée par quelque apparition des beautés admirées toute sa vie et qu’il s’était comme incorporées. Fontenelle montre beaucoup d’admiration pour le grand Corneille, son oncle ; je doute qu’il l’admire autant qu’il le dit. Si j’en juge par le ton de ses louanges, il connaît ce que vaut son oncle ; il ne le sent pas. Il a besoin, pour le mettre à son prix, de le comparer ; sa prétention vient alors en aide à son admiration languissante, et je le crois plus touché de ce qu’il ôte à Racine que de ce qu’il donne à Corneille. Fontenelle a dû goûter surtout dans Corneille ce qu’on pourrait appeler les beautés douteuses de ce grand homme, l’esprit et les artifices, là où le génie a fait défaut au sujet ou le sujet au génie. Lui qui ne savait rien de mieux à dire d’une chose d’esprit, sinon que « Cela est vu », n’estimait dans les ouvrages que les vues. Il préférait aux vérités une fois acquises et, si l’on me passe le mot, emmagasinées, les doutes qui ont le faux air de vues nouvelles. Aussi ne s’accommode-t-il du génie de Cicéron qu’avec la pointe de Sénèque. Dans un Cicéron doublé d’un Sénèque, il se serait résigné aux beautés pour avoir les vues, et il aurait volontiers passé par le vieux pour arriver au neuf. Il avait donné à Lamotte l’exemple de mépriser la poésie tout en faisant des vers. Inconséquence d’esprit, non de conduite, dans un temps où les mœurs conservaient l’art d’écrire en vers comme un amusement, et où la philosophie commençait à l’attaquer comme un vain emploi de l’esprit. Fontenelle flattait deux modes à la fois, faisant des vers pour ceux qui croyaient encore à la poésie, des théories antipoétiques pour ceux qui n’y croyaient plus. Le malheur des esprits fins, c’est qu’on leur prête encore plus de finesse qu’ils n’en ont. Fontenelle, en réduisant toute poésie au fin, espérait-il être assez poète, s’il faisait accepter au public son paradoxe ? Et d’autre part, en prédisant à l’art des vers une mort prochaine, comme à une puérilité dont on se lasserait, voulait-il se faire pardonner le tort de n’y avoir pas brillé, par le mérite de n’en avoir pas été dupe ? Il songe encore à lui quand il n’attribue au poète que le talent, et qu’il met au-dessus du talent l’esprit. Lamotte l’a répété après Fontenelle ; tous les deux font penser à la fable du Renard qui a la queue coupée. Oui, le talent, qu’on le définisse comme Fontenelle et Lamotte, instinct, partie animale du génie, opération involontaire, — ils ont dit tout cela, — qu’on le ravale jusqu’au mécanisme de l’abeille pétrissant son alvéole, le talent est ce qui fait le poète. Le poète lui-même, au moment où il est inspiré, ignore ce qui l’inspire ; et c’est parce que le secret de son travail lui échappe qu’il en fait honneur à la muse, et qu’il transforme sa plume en une lyre mystérieuse touchée par des doigts divins. Vieilles images, j’en conviens, dont l’esprit de géométrie a sujet de ne se pas contenter ; mais par ce vague même et ce fabuleux qui lui répugnent, elles remplissent l’idée que les peuples se font du poète, et elles lui mettent au front l’auréole. Fontenelle, allié de Desmarets, de Perrault et de Lamotte dans leur guerre contre les anciens, n’est qu’une variété du même type. Pour lui, comme pour ses amis, les anciens ne sont coupables que de ce qu’il les connaît mal, de ce qu’il s’ignore soi-même, de ce qu’il s’entête à faire des vers qui ont besoin d’être défendus par des paradoxes. C’est, avec plus d’esprit encore que Lamotte, avec plus de lumières et de prudence que tous les trois, le même travers. Il y a là ce qu’une critique indulgente appellerait un premier Fontenelle. Je l’appellerai tout bonnement le mauvais Fontenelle, et j’y mets d’autant moins de scrupule qu’à côté du mauvais il y a un bon, et que le bon a certainement plus servi l’esprit français que le mauvais n’a nui aux anciens.
et il ajoute :
Malice innocente et méritée contre les lourds traités des Bouhours et des le Bossu. Fontenelle suivit ce conseil. Il raisonne sans pédantisme, sinon sans fatuité, proposant, au lieu de préceptes, ces doutes de bon goût qui fâchent moins les contradicteurs qu’ils ne les font réfléchir. On sent dès ce temps-là l’homme qui aimera mieux la vérité que l’erreur, mais qui préférera toujours ses aises à la vérité. Le bon Fontenelle se montra tout à fait le jour où, entrant dans sa vraie voie, il eut l’idée d’initier le public aux vérités des sciences, de les mettre à la mode sans les abaisser. Les lettres françaises doivent à ce beau dessein deux ouvrages charmants, la Pluralité des mondes et les Éloges des savants.
« invinciblement froissée par ses propres armes10. »C’est dans un transport de cette joie qu’il nous exhorte à nous faire petits, à nous humilier, et, par opposition à Montaigne qui veut nous assagir, à nous abêtir. Il traite sa raison comme une passion mal éteinte. Par là ce grand homme est le plus étonnant des écrivains ; car il force notre raison d’applaudir à l’éloquence qui la nie, et il obtient du vaincu de consentir à sa défaite. Un autre pyrrhonien de la théologie, l’évêque d’Avranches, Huet, n’a rien de l’éloquence de Pascal ; mais sa haine contre la raison est encore plus forte. Il lui interdit toute connaissance, même de savoir avec certitude si deux et deux font quatre. Plus dur que Pascal pour Descartes auquel, entre autres griefs, il en voulait d’avoir discrédité à l’avance son principal mérite par le peu de cas qu’il fait du savoir, Huet le poursuit pendant trente ans de ses écrits, se jetant, par aversion pour le spiritualisme cartésien, dans une sorte d’idéologie sensualiste assez malséante chez un chrétien et un évêque. Il n’admet pas les deux termes, foi et raison ; la foi seule existe, et la raison ne s’en distingue qu’au moment où elle s’y abîme. Ces singularités faisaient murmurer l’homme de génie qui a le plus magnifiquement parlé de la raison, Bossuet. L’amitié qui le liait à l’évêque d’Avranches en fut troublée. Huet y fait allusion dans ses Mémoires, en se donnant d’ailleurs le beau rôle. Il n’avait pas l’humilité, et jamais pyrrhonien niant la raison ne fut plus chatouilleux aux doutes qu’on pouvait élever sur la solidité de la sienne. Reste cette sagesse expectante dont je parlais tout à l’heure, née des témérités de l’affirmation, et qui conclut en toutes questions par la tolérance. C’est proprement le doute de Bayle. Il n’a rien d’une opinion dogmatique et impérieuse. On dirait plutôt l’humeur pacifique d’un homme de bien, qui veut tout au plus humilier les opinions superbes du récit de leurs contradictions, et apaiser les esprits par l’histoire des excès où l’on tombe en abondant trop dans son sens. Tour à tour du côté de la foi contre le doute irréligieux, ou du côté de la raison contre le dogmatisme théologique, il en dit assez pour donner à toutes les opinions des scrupules ; belle conquête, si l’homme se retenait sur cette pente, et si, en matière religieuse, il ne glissait du respect pour les croyances d’autrui dans l’indifférence. Le doute de Bayle ne s’impose pas, ne régente personne, honore dans les opinions la liberté de la pensée, dans les erreurs le droit de chercher la vérité, ne blâme que les persécuteurs, et prend plaisir à tout. L’examen de toutes ces croyances exclusives, qui ne se ressemblent que par l’oppression commune de leurs contradicteurs, est pour lui comme un festin délicat auquel il convie les gens d’esprit, attirés tout à la fois par la variété des mets et la tempérance de leur hôte. Plusieurs parmi les meilleurs chrétiens, se laissèrent prendre aux aimables avances de son doute. Témoin Boileau, si en sûreté du côté de la foi, qui ne craignait pas d’avoir Bayle en très grande estime. Pour La Fontaine, je ne m’étonne pas de le voir parmi les convives du banquet de Bayle. Il est, à son insu, de la religion de tous ceux qu’il aime. Il dit de Bayle comparé à un érudit du même temps, Leclerc :
Il leur plaisait jusqu’à leur faire lire sans défiance des explications atténuantes de toutes les incrédulités, y compris l’athéisme. En cherchant l’instruction sur les pas d’un homme qui savait la rendre si agréable, on s’aventurait dans ces questions où la curiosité n’est le plus souvent qu’une première tentation du doute. Ajoutez à cette séduction du tour d’esprit de l’homme, le charme d’un langage sain, naturel, aisé plutôt que négligé, assez négligé toutefois pour qu’on ne se sentît pas pris dans un filet en apparence si lâche, et vous vous figurerez les ravages que dut faire ce doute, plus semblable à une volupté de l’esprit qu’à une opinion. Telles sont, au dix-septième siècle, les trois formes sous lesquelles le doute, divers selon les écrivains qui le personnifient, s’est attaqué à l’antiquité chrétienne. Je ne me résigne pas sans scrupule à imputer à Pascal une part dans le dommage. Il est vrai qu’à la différence des autres sceptiques, s’il veut nous prendre notre raison, c’est pour nous donner sa foi, et le don est inestimable, à voir à quel degré de pureté, de grandeur morale, la foi a élevé Pascal. Mais il fallait son âme pour ses vertus. Dans la médiocrité commune, on estima plus ce qu’il voulait nous ôter que ce qu’il offrait de mettre à la place, et la raison se vengea d’abord, par l’incrédulité, du conseil de s’abêtir. Plus tard, quand les préventions prirent fin avec les polémiques, cette même raison faisant réflexion sur sa fragilité, sur ses ténèbres, sur son impuissance contre les passions, se souvint de quels combats douloureux, de quelles ardeurs dévorantes Pascal a payé ce conseil. Nous continuons à douter qu’il soit dans les desseins de Dieu que nous étouffions de nos mains la lumière qui luit en chaque homme venant au monde ; mais nous demandons à Pascal son secours pour apprendre dans le christianisme la science de nous-mêmes et la règle de notre vie. J’ai moins de scrupule à reconnaître la part de Le Vayer, de l’évêque d’Avranches et de Bayle dans le discrédit de l’antiquité chrétienne. Voltaire les avoue pour ses pères, même l’évêque, qui par son acharnement à prétendre que la raison n’a rien à voir à la foi, n’a réussi qu’à faire douter de sa foi et médiocrement estimer sa raison. Les querelles religieuses, en mettant le doute en faveur, ajoutaient à ce discrédit. Si l’Eglise a pu dire : Il faut qu’il y ait des hérésies 11, elle l’a dit dans un temps où les hérésies profitaient à la religion, en raffermissant la foi par la dispute. Mais il est des époques où elles risquent de fatiguer une société qui incline vers l’indifférence. L’effet en est d’ailleurs fort différent sur les combattants et sur les témoins. Tandis que la foi des premiers s’y fortifie de leur opiniâtreté, les seconds en font des railleries qui remontent jusqu’à la religion elle- même. C’est bien pis si les gouvernements s’en mêlent. L’intérêt qu’ils y prennent passe facilement pour une violence faite aux consciences, et l’opinion protégée, fût-elle la bonne, a le tort de l’être de par l’autorité. C’est ce qui se vit au commencement du dix-huitième siècle, quand les derniers jours de Louis XIV mourant furent agités de projets de coups d’État contre les opposants à la bulle Unigenitus. L’indifférence inquiétée devint bientôt hostile. La religion paya pour les ennuis que donnait la théologie, et dans la réaction qui éclata contre les actes de Louis XIV mort, on ne sut pas lui en vouloir de ses excès de zèle religieux, sans en vouloir à la religion au nom de laquelle il les avait commis. La théologie tombée dans la défaveur, les livres saints furent fermés. Il en fut de même des livres des Pères de l’Église, où toutes les querelles religieuses allaient prendre des armes. Par dégoût de textes prostitués à tant de violentes polémiques, on renonça aux vérités supérieures qui y sont répandues, et même à ce que les obscurités de ces écrits cachent de nouveautés durables dans la science de l’homme. La règle des mœurs ne tarda pas à s’en ressentir. A la morale chrétienne, on substitua ce qu’à cent ans de là Charron avait appelé prud’homie. C’était la morale naturelle, celle qui avait inspiré Socrate. Mais on ne fut ni l’honnête homme de la morale chrétienne, ni le prud’homme de la morale de Socrate. On fut la pire des choses, un chrétien qui se fait païen.