§ I. Lettres et Mémoires. — Guy Patin, Mme de Motteville, Retz.
— Lettres de Mme de Sévigné.
— Mémoires de Saint-Simon. — § II. Balzac et Voiture comparés à Mme de Sévigné — § III. Caractère de Mme de
Sévigné. — Du précieux et de l’esprit dans ses lettres. — Jugement de
Napoléon Ier sur Mme de Sévigné et Mme de Maintenon. — § IV. Mémoires de Saint-Simon.
— Saint-Simon et Bossuet. — § V. Fin du règne de Louis XIV. — Saint-Simon et Tacite. — §
VI. Du rôle politique de Saint-Simon. — § VII. De ses récits comparés à ceux des
historiens de l’antiquité. — § VIII. Des portraits de Saint-Simon. — § IX. De la langue,
dans les Mémoires. — § X. Par quel côté Saint-Simon appartient au
dix-huitième siècle.
« force crottes et catarrhes, et de la pratique pour les médecins176 »; un type de l’esprit d’opposition dans notre pays qui sait beaucoup mieux ce qu’il ne veut pas que ce qu’il veut, Guy Patin donnait, sans s‘en douter, le premier modèle de lettres simples, naturelles, écrites, non plus à des indifférents pour leur faire les honneurs de son esprit, mais à des amis pour le plaisir de s’épancher, par un auteur qui n’a souci ni du style ni des ornements, et qui ne met dans ses lettres comme il le dit lui-même, « ni Phébus ni Balzac177. » Dans le même temps que La Rochefoucauld se plaçait par trop de soins donnés à ses Mémoires, Mme de Motteville écrivait, d’une plume facile, élégante et ferme en plus d’un endroit, la chronique de la cour d’Anne d’Autriche. Avec plus de bruit et plus d’attente, le fameux cardinal de Retz, dans sa retraite de Commercy, égarait quelques belles pages, trop visiblement imitées de Salluste, dans cet écheveau embrouillé qu’il appelle ses Mémoires, image du rôle qu’il joua dans la Fronde. Retz n’avait de l’écrivain comme du politique que de belles parties ; en voulant se justifier il ne réussit qu’à s’obscurcir. Livres bons à consulter, qui n’appellent pas le lecteur, qui attendent qu’on ait besoin d’eux. Parmi les recueils de lettres, un seul est marqué de ces qualités qui font lire pour eux-mêmes les ouvrages d’esprit : ce sont les Lettres de Mme de Sévigné. Parmi les Mémoires, ceux de Saint-Simon sont seuls écrits avec cette force de pensée et d’expression qui élève les Mémoires au rang des ouvrages d’art. Ces deux recueils ne sont littéraires que parce qu’ils n’ont pas eu la prétention de l’être. C’est ainsi qu’un document administratif, une dépêche diplomatique, deviennent littéraires par le soin même qu’on a pris d’en exclure tout ornement. Le dix-septième siècle nous en offre plus d’un modèle dans telles instructions émanées d’un Colbert, dans telle pièce de chancellerie sortie de la plume d’un Lyonne, et qui sont d’utiles sujets d’étude, même pour le langage. Ni Mme de Sévigné, quoique Ménage lui eût appris le latin et que l’hôtel de Rambouillet l’eût faite un moment bel esprit, ni Saint-Simon, quoiqu’il ait mis en tête de ses Mémoires des considérations fort peu claires sur l’histoire, n’ont voulu ni cru être des auteurs. C’est peut-être pour cela qu’ils ont été de grands écrivains. Tous les deux ont raconté les principaux événements du règne de Louis XIV, en mettant au premier plan les détails de l’histoire intérieure de la cour, et chacun l’a fait selon son caractère et sa position. Mme de Sévigné donne des nouvelles de la cour, quelquefois de l’armée, quand elle y a son fils ou ses amis. Ce sont des ouï-dire qu’elle tient de personnes qui les tiennent d’autres : elle ne voit le spectacle que des premières loges. Personne de cour à moitié, moins par elle-même que par les amis ou les relations qu’elle y a, n’en étant pas curieuse jusqu’à s’inquiéter de n’en pas tout savoir, ne s’y introduisant point par des efforts de pénétration, elle s’en occupe parce que tout le monde s’en occupait. Mais elle sait très bien n’y pas vivre ; un peu en disgrâce, dit-on, à cause de ses amitiés dans la Fronde, et faute surtout de se montrer assez178. Ses lettres sont une agréable gazette, où les grands événements sont touchés comme les nouvelles de cour et les nouvelles de cour comme les grands événements. C’est le dix-septième siècle dans une correspondance entre deux femmes d’esprit qui n’y connaissent rien de plus important que leurs propres affaires, et qui mêlent Louis XIV, Turenne, Condé, les guerres de la France et de l’Empire à des détails de ménage, à une grossesse, à un projet de mariage, au menu des dîners officiels de la gouvernante de Provence, Mme de Grignan. Saint-Simon veut avoir vu tout ce qu’il raconte ou le tenir de la bouche des premiers rôles, et il parle en confident là où il ne parle pas en acteur. Ce qu’il ne sait pas d’original, il le devine ; s’il n’est pas historien, il prétend du moins fournir à l’histoire ses plus sûrs renseignements. Ses Mémoires ont été, en plus d’une page, fort au-delà de ce mérite ; s’ils ne rendent pas impossible une histoire raisonnée du règne de Louis XIV, ils détourneront à jamais tout homme sensé d’en entreprendre l’histoire pittoresque. Mme de Sévigné et Saint-Simon ont peint les individus, l’une d’une main qui esquisse, l’autre avec le luxe de couleurs qui rend les tableaux saisissants. Les deux pinceaux ont quelquefois rivalisé dans les portraits des grandes âmes. Une fois même le pinceau de la femme a eu l’avantage ; Turenne est plus grand dans les Lettres que dans les Mémoires, où l’on ne voit pas sans étonnement Saint-Simon lui disputer la qualité de prince, et remarquer, dans l’intérêt des titres,
« que la majesté de ses obsèques et de sa sépulture n’ont eu aucun rapport à sa naissance179. »
« Qu’écrire à une femme, lui dit-il, si on ne lui peut parler ni d’affaires ni d’amour ? »Balzac, plus fait pour cet apparat, n’en sentait pas moins sa chaîne. Il lui en coûtait cher de s’être accoutumé à n’écrire que dans le sublime ; il s’ennuyait sur son trépied. Voiture, du moins, en prend plus à son aise ; il raille la mode, tout en lui obéissant. Mais voilà deux hommes que leur réputation rend parfois bien misérables. Balzac m’attendrit lorsque, jetant un coup d’œil sur sa table de travail, il voit cet entassement de lettres qui demandent des réponses à être montrées, à être copiées, à être imprimées181. Exemple piquant de la tyrannie de la mode envers ses favoris ! N’est-il pas plaisant d’entendre Balzac et Voiture, gorgés de dragées comme le Vert-Vert de Gresset, se lamenter sur leur bonheur ? Mme de Sévigné, au lieu de se soustraire aux réponses, les provoque la première. Elle écrit des lettres parce qu’elle ne sait pas penser toute seule, et qu’elle a toujours à qui faire ses confidences. Quelques-unes sont datées du coche qui la mène de Tours à Nantes par la Loire, en tête à tête avec le bon abbé de Coulanges, lequel lit son bréviaire, tandis que sa nièce écrit. Aussi rien de plus soudain, de plus impétueux, de plus écrit à propos que ces lettres. Il y en a toujours une toute prête au bout de sa plume ; celle-ci partie, la suivante est commencée : Mme de Sévigné ne compte pas avec ses correspondants. Pour elle, penser à sa fille et lui écrire, c’est tout un. Elle lui mande tout ce qu’elle lui eût dit de vive voix ; il n’y a pas de petites nouvelles ni de petits sujets. Si elle n’a rien à dire, c’est encore un sujet que de le dire. D’ailleurs une lettre est si bonne en tous lieux, en province surtout ; et il y a si peu de frais à faire entre gens séparés qui s’aiment ! C’est ainsi que s’est fait ce recueil célèbre, pour lequel on a épuisé l’éloge. On se connaît en style épistolaire dans notre pays : aussi Mme de Sévigné y a-t-elle trouvé ses meilleurs juges, et, parmi les femmes, les plus favorables et les plus compétents. C’est une de leurs gloires, et, pour en bien juger, il suffit d’être mère, il suffit d’être femme. Que peut-on dire de Mme de Sévigné qui n’ait été dit ? N’est-ce pas écrire sans sujet que d’écrire sur un sujet si épuisé ? J’en veux dire pourtant quelque chose. Si ce quelque chose est à tout le monde, ce sera d’autant plus vrai. On sait que je n’estime, dans ce que je pense, que ce que les autres peuvent penser comme moi.
« Je vous envoie cette relation, écrit-elle à sa fille, à cinq heures du soir. Je fais mon paquet toute seule. M. de Coulanges viendrait ce soir qui la voudrait copier, et je hais cela comme la mort182. »Ne la croyons qu’à demi. Elle savait s’arranger de façon à être naturelle et approuvée, elle aimait qu’autour d’elle on n’écrivît que ce qui pouvait être montré.
« J’avais l’autre jour, dit le jeune marquis de Sévigné, écrit une réponse à M. de Grignan ; mais ma mère, avec beaucoup de raison, la trouva si peu digne de ce qu’il m’avait écrit qu’elle la brûla183. »Un tel soin devait laisser des traces. Il était difficile de ne pas dire un peu plus qu’on ne pensait, et que le cœur même ne parlât pas comme quelqu’un qui se sent écouté. Tout cela s’écrivait de fougue, je le veux bien, et d’une plume « à qui on a mis la bride sur le cou » ; mais cette facilité même pouvait être un piège de plus, car à la louange d’écrire des choses charmantes s’ajoutait celle de les écrire vite. Et, d’ailleurs, écrire vite n’est pas toujours la bonne méthode pour écrire naturellement. Le seul tort que ce mélange de précieux ait fait à Mme de Sévigné, c’est d’avoir autorisé des doutes sur sa sincérité. Les expressions mêmes de sa tendresse maternelle, par cette variété qui rappelle aux esprits prévenus la diversité laborieuse des formules de politesse dans les lettres de Balzac et de Voiture, ont paru trop sentir l’art pour venir toujours du cœur. Je ne me plains pas qu’on aime le naturel dans notre pays jusqu’à n’en pas trouver assez chez Mme de Sévigné. Pourquoi même n’y a-t-il pas plus de gens qui fassent ainsi bonne garde contre tout ce qui n’en a que l’apparence, ou tout ce qui tend à l’altérer ? Mais on a passé toutes les bornes en doutant du cœur de Mme de Sévigné. Le précieux dans ses lettres n’est qu’un ruban de trop dans une toilette simple et élégante. Peut-être jouissait-elle de son cœur comme d’autres de leur esprit. Les douceurs qu’elle dit à sa fille sont comme les petits mots caressants qu’on dit aux enfants ; l’imagination les suggère peut-être, mais le cœur est dessous. Au reste, avec Mme de Sévigné il faut s’accoutumer à voir tout passer par l’esprit. Cet esprit, c’est autre chose encore que l’art de donner un tour piquant à des sentiments vrais ou à des pensées justes. Celui-là, où notre pays excelle, et qui est son cachet, le recueil de Mme de Sévigné en est plein. L’autre, qui est le don de choisir parmi les pensées justes celles qui le sont pour les esprits les plus exquis ; de saisir des vérités qui échappent à la foule et de se rendre personnelles celles qui lui appartiennent ; d’être subtil sans raffiner ; de dire du nouveau et d’être vrai ; de sentir plus délicatement que tout le monde ce que tout le monde sent ; d’avoir un naturel à soi, que les autres reconnaissent par le leur ; cet esprit, qui est celui des personnes cultivées dans notre pays, Mme de Sévigné en a plus que sa part, elle le personnifie. Elle ne peut pas être tendre sans être ingénieuse ; c’est même la femme d’esprit qui a fait suspecter la mère. Nous voudrions que Mme de Sévigné aimât sa fille un peu plus à la façon dont nos mères nous aiment, sans ces flatteries qui paraissent trahir le besoin de louanges dans la fille, sans ces précautions de civilité en donnant des conseils, ni ces mille gentillesses, comme pour éviter d’aimer tout bonnement. Mais quoi ? Fallait-il que Mme de Sévigné eût de l’esprit pour tout le monde excepté pour sa fille, et en toutes choses excepté dans l’expression de ses sentiments les plus vrais ? Valait-il mieux que, pour échapper au reproche d’aimer ingénieusement, elle eût affecté une naïveté arrangée qui l’eût rendue plus suspecte, ou un emportement qui ne sied pas à l’amour maternel ? Il est vrai qu’elle fait tout avec son esprit ; c’est son langage, son air, sa physionomie, mais ce n’est pas tout son fonds. On ne se défie pas du moins de cet esprit dans ces charmants récits ou le siècle de Louis XIV nous est débité en anecdotes, ni dans ces portraits esquissés d’une main si légère et si sûre. Nous sommes au milieu de la société la plus polie qui fut jamais ; nous la voyons dans les personnes qui donnent le ton et sur qui tout se modèle ; nous l’entendons parler des bruits du jour, de ce qu’on rapporte de l’armée, du fils ou du mari qu’on y a, de la cour, des faiblesses du roi. Sur ce dernier point, les précautions et le respect n’empêchent pas un grain de malice. Nous voyons les occupations graves auxquelles on se porte par mode : les sermons fort courus, surtout ceux de Bourdaloue, « qui frappe toujours comme un sourd184 » ; les discussions sur les ouvrages d’esprit ; les partisans de Corneille aux prises avec ceux de Racine ; les lectures : c’est le Port-Royal qui est le plus lu, après les poètes et avec les romans. On y voit même l’opposition ; mais ce qui en perce dans les confidences de Mme de Sévigné ressemble un peu à l’opposition qu’on faisait à Racine par amour pour Corneille : c’est le regret du passé, mêlé de je ne sais quel dépit d’avoir à admirer et à aimer ce qui le remplace. Tout cela est léger, glisse, caresse en passant, et s’oublie, non sans nous laisser le désir d’y revenir. Il est plus d’une lettre qu’on croit lire pour la première fois et qu’on relit. Les plus fortes laissent des impressions plus durables ; mais le tout demeure à la surface de l’esprit.
« Ce sont, a dit Napoléon Ier, des œufs à la neige, dont on peut se rassasier sans se charger l’estomac185. »Il préférait de beaucoup les lettres de Mme de Maintenon. Quand ces lettres sont pleines, on est de l’avis du grand empereur. Elles sont alors à l’image, non de la vieille épouse clandestine de Louis XIV, toute composée, tout en son rôle, tout occupée à accroître et à cacher sa puissance, mais de la veuve de Scarron, alors qu’elle avait besoin de son amabilité pour attirer la fortune, et que Mme de Sévigné parlait de
« son esprit aimable et merveilleusement droit186. »Elles ont je ne sais quoi de plus sensé, de plus simple, de plus efficace. On n’y est pas ébloui de la mobilité féminine, et le naturel en plaît davantage, parce qu’il vient de la raison qui dédaigne les gentillesses sans se priver des vraies grâces. Mais où le sujet manque, ces lettres sont courtes, sèches, sans épanchement. C’est d’un cœur fermé, et d’un esprit qui n’a pas connu l’abandon. On y voit la femme d’affaires, qui excelle à donner des conseils, à parler de l’économie d’une maison, et qui n’estime de l’esprit que le profit qu’on en tire. Aussi, pour le rang à donner aux deux recueils, je m’en rapporte plus volontiers à un autre juge excellent des ouvrages de l’esprit, Royer-Collard, lequel, sur la fin de sa belle vie, lisait chaque soir, après une page de Tacite, quelque lettre de Mme de Sévigné. Outre le plaisir qu’elle fait à tous les esprits délicats, il l’aimait à cause du dix-septième siècle dont on a dit qu’il était le dernier représentant et dont ces lettres sont remplies ; il l’aimait pour son aimable langue qu’il pratiquait, et pour son esprit dont il avait le tour, étant lui-même, aux yeux des gens auxquels il s’ouvrait, rare sans être extraordinaire, et donnant du prix à ce qu’on pensait en commun avec lui. Il aimait Mme de Sévigné par cette idée vraie et charmante, que dans les choses où les femmes sont supérieures, elles le sont aux hommes les plus habiles, sans compter la grâce du sexe, qu’elles gardent jusque dans la force. Enfin Royer-Collard aimait Mme de Sévigné comme j’imagine qu’elle dut être aimée à Port-Royal.
« Je ne fus jamais un sujet académique », dit-il à la fin de ses Mémoires. Il n’eut pas même la curiosité de savoir ce qu’on pensait de ce travail, et il n’en fit rien paraître de son vivant. S’il compte sur quelque gloire, ce fut plutôt sur la gloire d’avoir été le dernier des grands seigneurs de France, que sur une des premières places parmi ce qu’il appelait les lettrés du dix-septième siècle. Le plus près de Bossuet par le tour d’esprit, la nourriture chrétienne, la fougue, l’abondance, le sentiment de la vie, Saint-Simon a plus d’un trait commun avec ce grand homme. Tous les deux sont admirables, toute proportion gardée, par tout ce qu’ils ont tiré de subtilité, d’émotion et de force, de la pensée qui les possédait. De même que Bossuet trouvait dans sa croyance passionnée à la tradition de l’Église, la sagacité historique qui en aperçoit l’enchaînement sous la mobilité et sous les contradictions des grands corps qui la perpétuent, le sens du moraliste qui découvre au fond des cœurs les causes de la longue obéissance des peuples, l’intelligence qui comprend les grands orthodoxes, et je ne sais quelle amitié, à travers les siècles, qui fait de lui leur frère d’armes dans leurs luttes théologiques ; de même la prévention de Saint-Simon pour une monarchie absolue appuyée sur la noblesse, lui inspira une pénétration impitoyable pour découvrir les vices de la monarchie absolue remplaçant par des roturiers la noblesse disgraciée. Mais la grandeur de la cause que défend Bossuet se communique à tout ce qu’il écrit pour elle, au lien que la cause de Saint-Simon est si mesquine et si personnelle qu’en lui donnant le dépit éloquent, l’art de faire ressortir les fautes, les couleurs vives pour peindre ses ennemis, le feu, l’emportement, l’éloquence des regrets, elle ne lui donne pas ce qu’elle n’a pas, la grandeur. Un autre avantage de Bossuet sur Saint-Simon, c’est que Bossuet sait admirer et que Saint-Simon l’ignore. A voir de quelle hauteur le premier regarde les choses, on pourrait croire qu’il n’aperçoit rien sur la terre qui soit digne d’admiration, sinon ce qu’il appelle le dessein de Dieu dans les choses humaines. Aucun homme plus grand n’a pourtant trouvé plus à admirer. Au-dessus, par le caractère, de toutes les passions comme de tous les mécontentements qui offusquent notre esprit, et qui nous préviennent même contre les choses indifférentes, il a, comme le grand Corneille, l’intelligence des choses admirables. Où la plupart des esprits ne voient que les mauvais côtés, soit manque d’élévation, soit envie, il voit les bons, et son admiration n’est que la forte impression qu’il en reçoit. Elle semble s’en échapper comme à son insu, tant l’expression en est soudaine et naïve ; mais regardez bien : il y est amené par la raison, et ce qui éclate tout à coup dans son discours, c’est plutôt la force de la conviction que la surprise. Saint-Simon nie ou critique ; il n’admire pas. Vrai type d’un certain esprit d’opposition, il est mécontent de tout ce qui se fait autour de lui, et, pour remède au mal, il ne sait proposer qu’une utopie. Il dit le bien par esprit de justice et le mal par passion. S’il y a tant de choses et de personnes à admirer dans ses Mémoires, elles le doivent à son honnêteté, peut-être même à ses pieuses retraites de tous les ans au couvent de la Trappe, d’où il rapportait, sinon la charité, du moins l’horreur pour la calomnie ; elles le doivent à ce désintéressement des grands peintres, qui, en présence du modèle, ne sont à certains moments qu’un œil sûr et une main fidèle au service du vrai.
« Auguste recueillit sous le pouvoir d’un seul le monde fatigué des guerres civiles188. »On ne peut donner plus explicitement tort au passé. Tacite ne paraît souhaiter qu’une chose : de bons princes dans l’empire, devenu légitime héritier de la république. Donnez-lui Trajan, Nerva, et
« ces heureux temps, dit-il, où l’on peut penser ce que l’on veut et dire ce que l’on pense189 », il ne regrettera pas une forme de gouvernement qui n’a pas su durer. Saint-Simon rêve le rétablissement de la noblesse, mais sans l’espérer. En attendant, il dispute, pour lui conserver, à défaut du pouvoir, les avantages de l’étiquette et la suprématie du tabouret. Il prévoit la chute de la monarchie ; mais on ne peut pas lui en faire un mérite : des causes qu’il n’avait point discernées ont donné raison à son dépit. J’y vois moins de pénétration politique que de ressentiment contre une société où il n’était pas écouté ; c’est plutôt de la mauvaise humeur que de la prophétie. Saint-Simon est un de ces défenseurs éminents des causes perdues, lesquels croient que tout doit finir le jour où finit leur influence, et que le monde n’est pas assez fortement constitué pour leur survivre.
« C’est un homme qui ne songe qu’aux rangs », disait-il. Il avait l’humeur trop indépendante, il aimait trop la vérité comme un avantage et un droit sur les autres, il croyait trop en chrétien à la liberté humaine pour être propre à la politique. Saint-Simon est un exemple d’un homme très honnête et très capable qui ne se mêle guère que de politique, et qui n’y réussit pas. L’honnêteté même, sans un certain mélange d’adresse et d’indifférence, peut être un obstacle en politique, soit que l’honnête homme juge les autres par lui-même, soit qu’il ne puisse jouir tranquillement de sa propre estime, et que, de peur de paraître dupe, il se fasse agressif. Saint-Simon ne fut pas exempt de ce travers ; il n’était pas content de sa vertu s’il ne s’y mêlait un peu de dépit contre les vices des autres ; il ne pouvait pas s’estimer sans mépriser quelqu’un. Molière avait peint Saint-Simon dans Alceste. C’est, en tout cas, un exemple qui doit nous rendre indulgents pour les vrais politiques, et nous faire estimer ces qualités de gouvernement qui n’excluent ni l’honnêteté, ni l’amour du vrai, ni l’indépendance, mais qui les accommodent à la nécessité des affaires, et qui n’ajoutent pas aux difficultés des choses en offensant les personnes. Saint-Simon était pourtant capable d’affaires ; il savait les comprendre et les démêler. Aucune circonstance ne lui échappait, aucune apparence ne lui dérobait les vrais mobiles. Il voyait même des nuances à l’infini ; il s’y portait en homme qui semblait recueillir des notes pour des Mémoires. Il est plus d’une petite affaire qu’il a prise pour une grande, surtout parmi celles qui touchaient son préjugé. Il ne s’employait à aucune modérément, mesurant toujours leur importance à l’intérêt qu’il y prenait. Mais ce défaut de conduite a fait le piquant de ses Mémoires. Il n’est pas, en effet, de petite affaire dans son récit, parce qu’il n’en est pas une qui ne mette en jeu quelque passion. Jusqu’aux querelles de tabouret, tout y intéresse, à cause des grosses convoitises qui se disputent de si petits avantages. On regrette seulement que l’historien y ait figuré comme acteur. Il se commet, à son insu, dans plus d’un récit, parce qu’au lieu d’avoir vu les choses de la galerie, il y a été mêlé de sa personne, et qu’il a sa part du ridicule qu’il observait.
« mais il faudrait, dit-il, refondre tout l’ouvrage, et ce travail passerait mes forces, et courrait risque d’être ingrat190. »Saint-Simon a bien fait ; cette révision nous aurait coûté plus d’une beauté. Il est des écrivains qui se rendent plus forts et plus agréables en se corrigeant. La pensée ne leur arrive pas d’abord dans sa plénitude ; un premier travail la tire en quelque sorte du fond de leur esprit, et la leur montre, incertaine encore, dans une sorte de demi-jour. Il leur faut s’y reprendre à plusieurs fois pour l’amener à la pleine lumière. Ainsi a fait plus d’un homme de génie parmi ceux qui ont traité de matières de spéculation comme Descartes, ou qui ont fait des ouvrages d’art proprement dits. Leur feu n’est point cette ardeur fébrile du cerveau qui précipite les pensées, c’est l’émotion qui croît à mesure que la vérité se découvre. Semblables aux coureurs antiques, leur élan redouble à l’approche du but. Il en est d’autres chez qui la promptitude de l’esprit est un effet de la chaleur du sang. Si la pensée leur arrive complète, c’est tant mieux car ils ne savent pas recommencer ; ils ne retrouvent pas pour les retouches la verve du premier jet. Les premiers s’échauffent par la révision ; les seconds s’y refroidissent. C’est ce qui serait arrivé aux deux plus étonnants des écrivains rapides du dix-septième siècle, Saint-Simon et Mme de Sévigné, quoique celle-ci, par plus de modération et plus d’étude, soit plus correcte dans la même rapidité. Tous deux avouent leur impuissance à se corriger. « Je n’ai jamais le courage de relire mes lettres, dit Mme de Sévigné ; je ne me reprends que pour faire plus mal. » Et Saint-Simon, dans ses conclusions :
« Je n’ai jamais pu me défaire d’écrire rapidement. »Cette vivacité d’impression, ce feu d’esprit n’est guère compatible avec le travail de la correction. Ces sortes d’écrivains, s’ils voulaient trop regarder leurs pensées, les dissiperaient ou finiraient par s’en défier. En recherchant la perfection des penseurs, ils perdraient les fraîches beautés de l’improvisation, et ces grâces d’un écrit fait de jet par une main exercée. C’est l’avantage de la fresque sur la peinture à l’huile, si poétiquement exprimé par Molière :
Ne cherchons donc pas ce qui manque à la langue de Saint-Simon ; admirons-y plutôt cette justesse rapide, ces grands traits non tâtés, ces mâles appas que Molière admire dans la fresque. On peut être un grand écrivain et ne savoir que médiocrement la grammaire ; Saint-Simon en est la preuve. Non que la grammaire ait jamais rien gâté aux bons écrits ; mais on ne lit guère les ouvrages dont elle est le seul mérite. Pour ceux où la langue est écrite de génie, on ne s’avise guère que la grammaire y soit maltraitée. La remarque n’en est peut-être pas hors de propos dans notre pays, même à une époque où il est imprudent d’ôter à la langue une défense. Nous attachons trop de prix au mérite de la correction extérieure. Que de fois n’ai-je pas entendu des puristes, ou qui croyaient l’être, triompher des fautes de grammaire dans un auteur ! Ce sont les fautes contre le génie de la langue qu’il faut relever. Il peut n’y avoir rien de moins français qu’un écrit irréprochable pour la grammaire. Ne transigeons pas sur la clarté et la propriété, mais, pour le reste, laissons l’écrivain libre, et n’eût-il point appris la grammaire, s’il sent la langue, il sera toujours correct. Un modèle de langue serait comme un type d’écriture pour toutes les mains. La phrase doit être libre : c’est la physionomie de l’écrivain. Seules, la clarté et la propriété sont deux conditions dont nul n’est exempt. C’est ce qui appartient en propre à la nation pour laquelle on écrit ; l’auteur doit les rendre à la langue telles qu’il les a reçues. Toute la langue du dix-septième siècle est dans les Mémoires de Saint-Simon. Descartes y aurait reconnu sa période longue et chargée d’incidentes, où la clarté se fait par une lecture répétée ; Bossuet, sa hardiesse et son accent ; la Bruyère, son coloris ; Mme de Sévigné, sa légèreté de main dans les anecdotes et toutes les grâces de son style familier. Saint-Simon est à la fois traînant et plein de fougue ; c’est un torrent qui paraît embarrassé par les débris qu’il charrie, mais qui n’en court pas moins vite. Il semble plus appartenir au règne de Louis XIII qu’à celui de Louis XIV. Il a pris un certain archaïsme qu’il a gardé jusque vers le milieu du dix-huitième siècle, comme une mode du temps. C’est là sa date.