Chapitre treizième.
J’en viens à ce beau génie, le plus grand de nos écrivains en prose, en qui se résument
toutes les grandeurs de l’esprit français avec le moindre mélange de défauts ; encore
les défauts de Bossuet semblent-ils ceux de l’humanité plutôt que ceux d’un homme.
Il faut s’y arrêter, il faut s’y complaire. Il n’y a pas de plus grand nom dans
l’histoire de la littérature française ; il n’y a pas, pour me servir d’une expression
familière à Bossuet, d’esprit dont la cime soit plus haute.
Aucun écrivain, au dix-septième siècle, n’a plus complètement que Bossuet représenté
l’union des deux antiquités et de l’esprit moderne.
Pascal néglige les poètes et se prive de beaucoup de secours de ce côté-là ; Fénelon,
trop païen pour un évêque, est presque trop grec pour un écrivain français. Bossuet
admet tout, s’assimile tout, mais à sa manière, sans mêler les philosophies, sans
associer des pensées contradictoires, sans s’emporter d’aucun côté, avec une fermeté et
une liberté d’esprit dont l’histoire des lettres, dans aucun pays, n’offre un si bel
exemple.
Les auteurs de l’antiquité lui avaient été familiers dès l’enfance. Il les apprit par
cœur, et, ce qui est prodigieux, il les retint. Il pouvait réciter de longs passages
d’Homère, de Virgile et d’Horace. Quand les livres saints et les Pères eurent ôté de ses
mains, pour quelques années, les auteurs païens, il continua de les lire dans sa
mémoire, entretenant ainsi, parmi ses austères études, des impressions de poésie et
d’art qui ne s’effacèrent jamais. A vingt ans, il était également versé dans les deux
antiquités : dans la profane, sans la superstition à demi païenne du seizième siècle, et
même d’une partie du dix-septième siècle ; dans la sacrée, sans les illusions du
mysticisme et de l’ascétisme.
Le caractère propre et distinctif de Bossuet, c’est le bon sens.
La découverte n’est pas bien grande, j’en conviens ; mais je ne fais pas de découverte.
J’adhère au jugement commun ; je ne revendique que la liberté de mes motifs.
En quoi le bon sens, qui n’est que l’habitude de voir juste et de se conduire en
conséquence, est-il si caractéristique dans Bossuet, que ce soit surtout par ce mérite
simple qu’il nous étonne ?
Montaigne, Descartes, Pascal, pour ne citer que les hommes de génie, ne sont-ils pas
avant tout des hommes de bon sens ? Assurément.
Mais regardez où ce bon sens fait défaut. Dans Montaigne, outre l’habitude de douter de
toutes choses, qui est une marque d’étendue d’esprit plutôt que de justesse,
l’imagination a trop de part à ses pensées, et son bon sens, en s’arrêtant à la surface
des choses, soit timidité, soit crainte de se fatiguer à approfondir, n’est le plus
souvent qu’une vue juste d’une partie seulement des objets.
Descartes est le premier qui se soit servi de son bon sens pour s’assurer des vérités
essentielles et capitales, et, en cela, c’est un homme d’un génie prodigieux. Mais, en
réduisant toute évidence au témoignage du sens intime, en se passant de l’expérience et
de la tradition, n’a-t-il pas privé la vérité de ses preuves les plus sensibles, et
éteint de sa propre main une des plus vives lumières auxquelles s’éclaire le bon
sens ?
Reste le bon sens de Pascal, le plus près assurément de celui de Bossuet. Mais ce bon
sens n’a-t-il pas failli le jour où Pascal voulut introduire la logique des
mathématiques dans le domaine de la foi, et prouver les mystères du christianisme par la
géométrie ?
Si je compare, à ce point de vue, le bon sens de Bossuet au bon sens de ces grands
hommes, je n’y trouve ni l’incertitude systématique qui fait flotter au hasard celui de
Montaigne, ni l’orgueil du moi qui réduit au sentiment intérieur celui de Descartes, ni
la sublime impuissance où se brise celui de Pascal.
Je le définirai encore mieux en l’opposant, non pour lui donner le dessous, à cette
audace d’invention qui, dans la philosophie, pousse Descartes à vouloir pénétrer le
secret du monde moral ; dans la physique, à toucher du doigt la molécule ; qui, dans la
logique, fait raisonner Pascal avec Dieu ; dans la politique, inspire à Platon sa
république, à Fénelon sa ville de Salente ; dans la métaphysique suggère à Aristote
l’idée de compter nos facultés et de parquer nos idées dans des catégories, ou fait
imaginer à Leibnitz l’harmonie préétablie. Il ne faut pas donner à Bossuet une gloire
qu’il n’a pas, et dont il n’a pas besoin. La sienne est peut-être plus rare, parce
qu’avec la réunion de toutes les qualités qui portent le génie à ces hardis voyages de
découvertes, il s’est tenu dans les limites du bon sens, dans une assiette d’où n’ont pu
le déranger ni l’ardeur des méditations solitaires, ni les disputes, ni la gloire.
Descartes s’était donné l’impossible tâche de retrancher de son esprit tout ce qui y
était entré sur la foi des siècles, et, par des tours de force de logique, il n’était
parvenu qu’à se mettre en paix sur les deux vérités principales de toute religion
naturelle, Dieu et l’âme, que révèle sans efforts à l’homme le plus simple un seul
regard jeté sur le monde extérieur et sur lui-même.
Pascal, en paix tout d’abord sur ces deux points, essaya de trouver en lui et sur
lui-même, par le raisonnement, la vérité de la révélation. Il n’en voulut devoir les
preuves qu’à la force de son esprit, comme Descartes avait fait pour Dieu et pour
l’existence de l’âme.
Bossuet ne renouvela ni les prodiges de la logique de Descartes, ni les douloureux
combats de Pascal, et son inquiète possession de la foi.
Il s’en tint au témoignage des siècles et au bon sens pour le vérifier ; il vit
dix-sept cents ans de tradition non interrompue, commençant à la naissance de
Jésus-Christ, et, au-delà, se renouant aux origines bibliques. Il y adhéra tout d’abord,
et se contenta, pendant cinquante ans de travaux de parole ou de plume, de donner les
motifs de son adhésion.
Dans ce demi-siècle employé à l’étude de la religion, il se préserva des deux périls du
sujet, le doute et l’esprit d’ascétisme.
Le doute, comment pouvait-il en être touché ? Le temps lui manqua pour douter. Si la
foi avait pu s’accroître dans cette intelligence, qui, dès l’extrême jeunesse, ayant à
choisir entre Homère et la Bible, préféra la Bible, elle se serait accrue sans doute par
cette étude de chaque jour, soit des dogmes, pour en défendre l’interprétation, soit du
gouvernement de l’Eglise, pour en établir la suite et l’unité. Le doute vint à Pascal,
qui laissa tout faire à sa raison et qui, croyant préparer les preuves de la religion
contre les incrédules, ne parvint pas toujours à se la prouver à lui-même, le plus
incrédule, par moments, de tous ceux qu’il voulait convaincre. Aussi lui prit-il des
vertiges, toutes les fois que cette raison, qui peut-être, un siècle plus tard, lui
aurait suggéré la logique du Vicaire savoyard, manqua d’une prémisse pour rendre le
raisonnement invincible. Le doute est comme le châtiment d’une trop grande confiance
dans la raison individuelle. Bossuet l’évita en rangeant la sienne à la tradition,
c’est-à-dire en la mettant à la suite de tant de grands hommes, de tant d’intelligences
supérieures, de tant de sagesses accumulées, qui en formaient comme la chaîne. La mort
le surprit comme il songeait à porter la lumière et la méthode dans quelques parties du
dogme et de la tradition. Au lieu d’être troublé d’appréhensions sur sa destinée, ou
agité d’efforts convulsifs pour se retenir à la foi, il se fit répéter quelques-unes des
paroles saintes qu’il avait le plus aimées à cause de leur inépuisable profondeur, et il
s’endormit du dernier sommeil en les méditant.
L’autre danger, l’esprit d’ascétisme, était peut-être plus à craindre. De ce haut état
où le portait la méditation religieuse, comment consentir à descendre dans le détail de
la vie, à s’intéresser aux passions de l’homme, à ses misères, à ses grandeurs, à ses
talents, au génie, à la beauté, à la jeunesse, à la gloire ?
Bossuet n’oublie pas que nous sommes les créatures de Dieu ; en nous parlant de nos
misères, il se souvient de notre origine.
Ce que le prêtre accable, l’homme le relève. C’est le prêtre qui, parlant de la parure
des filles, reproche aux hommes de transporter les ornements que le temple de Dieu
devrait avoir seul « à ces cadavres ornés, à ces sépulcres blanchis114 » ;
c’est l’homme qui s’attendrit sur les grâces de la duchesse
d’Orléans, sur ces charmes de l’esprit et du cœur, sur cette fleur sitôt desséchée ;
c’est l’homme qui nous tire des larmes sur l’iniquité de la mort.
Le Discours sur l’histoire universelle est le plus beau témoignage de
l’intérêt que Bossuet prend aux choses humaines. Ces tableaux des grandes sociétés
antiques, cet éloge de la sagesse des Egyptiens, de la valeur des Perses, de l’esprit
des Grecs, de la politique des Romains, sont d’un historien qui n’a pas peur de trouver
grandes les œuvres de la créature de Dieu, et d’un philosophe qui ne hait pas le
spectacle de la vie. Au lieu de dépeupler les villes pour remplir les solitudes et de
faire déserter la vie active, ce Père de l’Eglise recommande tout ce qui est de l’homme,
la politique, la législation, la guerre, les grands monuments, les arts,
l’administration. Il fait aimer à chacun son rôle sur la terre ; il ne veut pas d’une
timidité inquiète qui ferait craindre à l’homme de s’engager dans la vie. Aussi bien
Bossuet n’a pas peur de s’y méprendre, ni d’être dupe de toute cette grandeur : le
chrétien sait que la chute n’est pas loin du triomphe ; il sait qu’il n’a qu’un moment à
s’intéresser à l’histoire sitôt finie de ces sociétés, dont la vie ne paraît être qu’une
course brillante vers la mort ; il sait que leur gloire même est pleine des causes de
leur déclin et de leur ruine.
Cet intérêt de Bossuet pour la vie, pour les sociétés, pour l’homme en particulier, est
la plus durable beauté de ses ouvrages. Bossuet est plein d’exhortations à l’activité
réglée. S’il n’exalte personne, il ne décourage personne. Il ne demande ni devoirs ni
scrupules ; aussi éloigné, quant à la morale, des préventions des
parfaits contre leurs vertus mêmes, que des complaisances des relâchés pour leurs
faiblesses.
Le bon sens de Bossuet, à cet égard, c’est l’esprit même du christianisme véritable et
bien entendu. Le christianisme explique tout et n’exclut rien. Il explique tous les
gouvernements ; il explique l’activité humaine, la guerre, la paix, la justice, les
arts ; il s’y plaît ; et, quoiqu’il subordonne tout à Dieu, et qu’il ne se laisse pas
éblouir par l’orgueil de la vie présente, il s’y intéresse néanmoins, il l’aime, il la
règle. Bien de plus petit, selon le christianisme, que l’homme par rapport à Dieu ; mais
rien de plus grand par rapport au monde. Animé de cet esprit, Bossuet ne craint pas de
le représenter dans sa grandeur, comme pour entretenir en lui l’émulation des grandes
choses. Nul écrivain chrétien n’a fait à Dieu plus d’holocaustes de la gloire humaine,
et nul n’en a tracé des images plus propres à la faire aimer.
Chrétien orthodoxe, il tient compte de tous les états du chrétien, et, en particulier,
de la vie solitaire et contemplative, qui est de tradition ; des parfaits, dont les
chefs ont été de grands saints. Mais, même dans cette espèce d’absorption en Dieu, qui
est le trait des contemplatifs, il veut que la raison surnage, et qu’on la sente jusque
dans le sacrifice qu’elle fait d’elle-même ; il se tient en deçà des rêveries dont se
repaissait l’imagination tendre et subtile de Fénelon.
Il blâmait l’inquiétude de ces religieuses qui, attachées à une vaine recherche de
perfection, suspectaient jusqu’à leurs moindres mouvements, et craignaient, comme une
tentation du malin esprit, l’activité bornée et monotone de la vie du cloître. Après
leur avoir montré l’inanité de leurs peines, s’il les voyait s’y opiniâtrer, il
employait l’autorité épiscopale, et leur défendait même de s’en confesser, pour les
sauver du péril de les approfondir.
Le plus grand peintre de la vie est aussi le plus grand peintre de la mort. Bossuet ne
s’étourdit pas à en creuser le mystère : il l’envisage sous l’aspect qui frappe
l’imagination de la foule. La mort, c’est la fin de la vie, des richesses, de la
puissance, de la gloire ; c’est un cadavre qui, la veille, était roi ; c’est un je ne sais quoi sans nom, qui remplissait tout à l’heure le monde de
ses passions, de ses grandeurs, de ses qualités et de ses vices. Bien que la foi ne lui
laisse aucune incertitude sur le sens de ce grand changement, il ne laisse pas de
s’étonner, avec la simplicité populaire, de la soudaineté de son arrivée. Il n’en
raisonne pas subtilement ; il la sent, il en est ému comme les enfants.
Le même bon sens qui préserva le chrétien des illusions de l’ascétisme, préserva le
théologien des excès de l’école et des rêveries des mystiques.
Nous ne sommes guère compétents pour juger de la bonne et de la mauvaise théologie. Les
préventions, à quelques égards fondées, du dix-huitième siècle, pèsent encore sur nous.
On fait à la haute théologie le même tort qu’à la métaphysique : on la juge par sa
prétention qui est de nous mener par le raisonnement à cette science de Dieu que le cœur
seul nous enseigne. On ne la juge pas par sa méthode, par les efforts de réflexion et de
pénétration qu’elle fait faire à l’esprit, par la hauteur où elle le porte. Il est vrai
qu’aucune science ne risque plus de n’être que nominale. La raison disparaît, le
sentiment se dessèche, sous l’appareil des formes syllogistiques. Les hommes les plus
passionnés y sont devenus subtils et secs, les esprits les plus clairs s’y sont
embrouillés. Luther, dans sa fougue, Mélanchthon, malgré sa mesure, se sont plus d’une
fois payés de vaines abstractions ; ils s’agitent dans cette fausse lumière du
syllogisme, qui n’a pas ébloui Bossuet. Ce grand homme a fait pour la théologie ce que
Descartes a fait pour la philosophie : il l’a émancipée des servitudes de l’école.
Il y avait plus de danger de s’égarer sur les pas des mystiques. La théologie d’école
est une méthode plutôt qu’un dogme. Le mysticisme est presque un dogme. Il fait partie
de ces traditions de l’Eglise, dont le corps entier était accepté et défendu par
Bossuet. Mais, là encore, Bossuet ne se laisse pas entraîner hors de son bon sens. Il
respecte les raffinements de spiritualité des mystiques ; il ne les souffre pas comme
doctrine de l’Eglise. Vainement on ouvre à cette imagination si puissante des horizons
infinis ; l’aigle ne pousse pas son vol jusqu’à la sphère où l’air manque. Ce commerce
des mystiques avec Dieu, cette possession de Dieu qui emprunte son
langage à la possession de la nature, le révoltent ; il ne veut pas d’une doctrine où
Dieu sert de pâture à des imaginations affamées, et où sa grandeur et sa justice
s’absorbent dans sa bonté115.
De même, quand le mystère passe la portée de son esprit, ou que ses adversaires
signalent dans les livres saints quelques contradictions qui ne peuvent être expliquées
par des expressions humaines, au lieu de s’opiniâtrer, comme dans une dispute d’école,
au lieu de s’enivrer de la difficulté et de subtiliser, il s’arrête court, il avoue son
ignorance avec la simplicité d’un enfant, et se contente de croire, parce que la parole
de Dieu a eu tout d’abord toute sa perfection.
C’est sans aucun doute à cette fermeté de bon sens, à cette obéissance toujours fidèle,
à cette soumission éclairée, savante, réfléchie, et toutefois entière et sans réserve ;
à cette habitude de ne chercher dans la religion que des motifs d’acquiescement à sa
tradition et à ses disciplines, de subordonner ses vues particulières à l’interprétation
légitime, de toujours se mettre hors de soi pour chercher la vérité, que Bossuet doit
d’être l’écrivain en prose le plus naturel et le plus varié du dix-septième siècle.
Bossuet ne pense jamais à lui, mais toujours à la chose dont il traite. Or, c’est là le
secret du naturel et de la variété.
Il est vrai qu’on peut être naturel même en ne s’occupant que de soi, et il y en a
d’illustres exemples ; mais on l’est avec plus de défauts. Il n’est personne qui ne
sente, pour l’avoir éprouvé, qu’il n’y a pas de naturel hors de la vérité, et qu’il est
impossible, à qui ne regarde les choses qu’en lui et selon son intérêt, de n’être pas
très souvent hors de la vérité. Or, ce besoin de conformer le monde à soi expose à
toutes sortes de paradoxes, où ce qui peut percer de naturel est mêlé de je ne sais quoi
de factice qui n’échappe pas à un œil exercé.
Bien moins encore faut-il subtiliser pour faire comprendre pourquoi l’écrivain qui
n’est occupé que de soi manque de variété. Comme il voit toutes les choses en lui-même,
il les fait pour ainsi dire à son image et leur imprime uniformément son air. On est
presque toujours dans la raillerie avec Voltaire, dans le romanesque avec Rousseau, dans
le scepticisme nonchalant avec Montaigne.
Bossuet ne se montre nulle part avec la même physionomie ; il prend pour ainsi dire
celle de char que sujet. Qu’il s’agisse de la vérité religieuse ou de la vérité humaine,
il paraît toujours saisi, comme malgré lui, de quelque objet qui est hors de lui, et
qu’il n’est pas libre de ne pas voir tel qu’il est. De là ces mouvements si naturels, si
soudains, si peu attendus, à mesure que le voile se lève et lui découvre quelque partie
cachée de la vérité. Il n’a pas une forme particulière, un procédé. Si son sujet l’amène
à méditer sur le néant des choses humaines, sur la mort, sur les révolutions des
empires, sur la force de l’Eglise écrasant les hérésies, les images, les expressions
fortes abondent sous sa plume. Descend-il au ton de l’instruction familière, dans le
détail de la vie domestique, de nos humeurs, de nos défauts, une clarté douce, égale,
des expressions modérées remplacent ces hardiesses de langage où le portent les grands
sujets. La preuve qu’il ne s’y plaît pas exclusivement, c’est qu’on n’en rencontre
jamais dans les sujets qui ne les inspirent pas. Et de même qu’il s’élève sans effort,
c’est sans contrainte, et sans le moindre air de déroger, que le pasteur de l’Eglise de
Meaux approprie ses instructions à l’intelligence de son humble troupeau.
Nous avons des écrivains d’un ordre élevé qui, conduits par leur sujet en présence des
choses familières, les exagèrent et les dénaturent pour les accommoder à leur tour
d’esprit habituel, et qui se guindent par la crainte de perdre leurs avantages. Nous
avons des écrivains familiers qui font descendre à leur niveau les choses élevées. Les
exemples sont plus rares d’écrivains qui s’élèvent ou s’abaissent selon la nature des
vérités qu’ils traitent. Bossuet est le plus grand d’entre ceux-là.
Mais pourquoi ces mots : élever et abaisser ? Il n’y a pas de vérité d’un ordre bas,
car la vérité fait partie de Dieu. Bossuet ne comprendrait pas ces subtilités. Il ne
croit pas s’abaisser quand il prépare des enfants à la première communion, ou qu’il
rassure, au fond d’un cloître, de pauvres filles agitées par des scrupules de
conscience, ou qu’il pénètre dans les misères de notre foyer domestique. Le besoin du
moment, les devoirs périodiques du saint ministère ne lui laissent pas le choix des
sujets. Il s’inquiète peu si sa matière mettra son esprit dans le plus beau jour. Jamais
écrivain plus élevé n’a fait moins d’efforts pour l’être et n’a su plus facilement
descendre. C’est par là qu’il est si varié. Au lieu de donner sa forme aux choses, ce
sont toutes les choses tour à tour qui lui donnent la leur.
Il est remarquable que, dans un si grand nombre d’écrits qui peuvent être classés par
genres, et qui ont des règles et une rhétorique particulières, ce grand homme,
historien, orateur sacré, théologien, métaphysicien, publiciste, ne se soit conformé,
dans chaque genre, qu’aux règles du bon sens, et qu’il n’ait subi aucun de ces
arrangements où d’autres écrivains dépensent une force perdue pour le fond des choses.
Il est grand logicien sans aucun des procédés de la logique. Il ne craint pas de
laisser, entre les idées importantes, des intervalles que le logicien par procédé
remplirait d’idées intermédiaires laborieusement enchaînées. Il s’en tient à cet
arrangement naturel où se disposent d’elles-mêmes les choses, selon leur ordre et leur
importance, dans les têtes bien faites. Il ne s’acharne pas, comme Pascal ou Descartes,
à faire du discours un tissu qui prouve la puissance d’esprit de l’écrivain, mais qui
excède la force d’attention du lecteur. Il raisonne pour ainsi dire par les idées
principales, bien plus occupé de remuer et d’emporter les âmes aux belles résolutions,
que de les tenir pour un moment enchaînées dans un réseau de logique d’où elles
s’échappent au premier relâchement. Sa domination est d’autant plus forte qu’il n’a pas
cet appareil du pouvoir qui intimide, mais qui n’obtient pas l’obéissance.
Bossuet est proprement sans art. Il semble qu’il se soit peint dans un portrait de
saint Paul, un des plus beaux qu’il ait tracés. « Son discours, dit-il, bien loin
de couler avec cette douceur agréable, avec cette égalité tempérée que nous admirons
dans les orateurs, paraît inégal et sans suite à ceux qui ne l’ont pas assez pénétré ;
et les délicats de la terre, qui ont, disent-ils, les oreilles fines, sont offensés de
la dureté de son style irrégulier. Mais, mes frères, n’en rougissons pas. Le discours
de l’Apôtre est simple, mais ses pensées sont toutes divines. S’il ignore la
rhétorique, s’il méprise la philosophie, Jésus-Christ lui tient lieu de tout, et son
nom qu’il a toujours à la bouche, ses mystères qu’il traite si divinement, rendront sa
simplicité toute-puissante. Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette
locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la
mère de la philosophie et des orateurs ; et, malgré la résistance du monde, il y
établira plus d’églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on
a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs
passera de l’aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses
conquêtes ; il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains en la
personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant
lesquels on le cite. Rome même entendra sa voix ; et un jour cette ville maîtresse se
tiendra plus honorée d’une lettre de Paul adressée à ses concitoyens, que de tant de
fameuses harangues qu’elle a entendues de son Cicéron.
Et d’où vient cela, chrétiens ? C’est que Paul a des moyens pour persuader que
la Grèce n’enseigne pas et que Borne n’a pas appris. Une puissance naturelle, qui se
plaît de relever ce que les superbes méprisent, s’est répandue et mêlée dans l’auguste
simplicité de ses paroles. De là vient que nous admirons, dans ses admirables épîtres,
une certaine vertu plus qu’humaine, qui persuade contre les règles ou plutôt qui ne
persuade pas tant qu’elle captive les entendements ; qui ne flatte pas les oreilles,
mais qui porte les coups droit au cœur. De même qu’on voit un grand fleuve qui retient
encore, coulant dans la plaine, cette force violente et impétueuse qu’il avait acquise
aux montagnes d’où il tire son origine, ainsi cette vertu céleste qui est contenue
dans les écrits de saint Paul, même dans cette simplicité de style, conserve toute la
vigueur qu’elle apporte du ciel d’où elle descend116. »
N’est-ce pas là, sauf la différence
des rôles, le portrait de Bossuet ? Il ne lui a pas même manqué des délicats dont les
oreilles fines ont trouvé dur et irrégulier le plus grand style dont les lettres nous
offrent l’exemple. Lui aussi persuade contre les règles ; lui aussi a la puissance
surnaturelle dans l’auguste simplicité.
Bossuet entra tout d’abord dans sa destinée. Dès sa jeunesse, il fut saisi des beautés
de la Bible, et il s’y attacha, pour s’en nourrir jusqu’à la mort.
Né et élevé à Dijon, il fut envoyé à Paris l’année même où Richelieu y venait de son
voyage dans le Languedoc. Il fut témoin de cette rentrée lugubre du cardinal ; il vit
cette vaste litière rouge, entourée de hallebardiers, qui dérobait au peuple la vue de
ce dur vieillard, déjà pâle des approches de la mort. Ce fut pour le jeune Bossuet une
première impression bien forte du contraste des choses humaines, que tant de puissance
finissant par la mort, et cette jalousie d’un mourant immolant Cinq-Mars et de Thou aux
quelques jours de pouvoir et de vie qui lui restaient encore !
L’éclat de sa thèse de philosophie, qu’il soutint en 1643, lui ouvrit les portes de
l’hôtel de Rambouillet. Tallemant des Réaux, qui en recueillait toutes les anecdotes,
parle d’un petit abbé qu’on y fit prêchotter fort
tard dans la nuit. Voiture en fit un bon mot. « Jamais, dit-il, on n’a vu prêcher
si tôt ni si tard. »
Ce petit abbé, c’était Bossuet. Bossuet commence par être
le sujet d’un article pour un auteur de mémoires graveleux, et l’occasion d’une pointe
pour un poète à la mode !
Cinq années après, il passait sa thèse de théologie en présence du prince de Condé, qui
fut tenté, dit-on, de disputer avec lui, la théologie ne lui étant pas moins familière
que le latin. En 1650, Bossuet recevait le bonnet de docteur. Dans l’intervalle, il
s’était exercé à la prédication. Il allait au théâtre entendre les pièces de Corneille
et s’y former à l’art de prononcer ; la grandeur dont Corneille a marqué ses
personnages, les mâles beautés de sa langue, avertissaient le futur orateur de son
propre génie.
De 1652 à 1659, ses années sont remplies par la méditation de l’Écriture. Il y mêlait
la lecture des écrivains profanes, gardant entre les deux études une inégalité de
convenance et de goût. Les livres saints étaient sa nourriture journalière ; il les
emportait dans ses voyages, et, rentré chez lui, il jetait sur le papier, pour de futurs
mouvements d’éloquence, ses impressions et ses pensées. Parmi les Pères, il goûtait
surtout saint Augustin, auquel il ressemble par une certaine subtilité vigoureuse et par
l’éclat de l’imagination. Pour les écrivains profanes, il les étudiait avec d’autant
moins de scrupules que son but était pieux ; il cherchait dès lors, dans l’histoire de
l’antiquité païenne, les vues de Dieu pour l’établissement du christianisme.
Nommé à des fonctions actives à l’église de Metz117, il y ouvrit des conférences avec les
dissidents et y entreprit des conversions qui réussirent. C’est dans ce double travail
qu’il rassembla les preuves et trouva la méthode de son fameux traité de
l’Exposition de la foi catholique, auquel on attribua les conversions
de Dangeau et de Turenne. Ce livre ne fut pas d’abord publié ; il courut en manuscrit
dans les mains de plusieurs personnes, qui déterminèrent plus tard Bossuet à le mettre
au jour. Il en fut ainsi de tous les ouvrages de Bossuet. Composés dans un dessein
secret, particulier, leur effet seul les trahissait. Bossuet se décidait alors à les
faire paraître. Plusieurs de ses principaux ouvrages n’ont été rendus publics qu’après
sa mort.
C’est en 1659 qu’il se fit pour la première fois entendre dans la chaire, à Paris. Il
avait alors trente et un ans. Cette prédication dura dix ans. Les premiers travaux de
Bossuet n’avaient guère porté que sur les dogmes, et la plus sévère théologie en est
toute l’éloquence. Dans les sermons qui remplissent ces dix années, son génie se
déploie ; la vie humaine à parcourir, la morale chrétienne à développer, vont ouvrir à
la fois toutes les sources qui doivent former ce grand fleuve.
Qu’y a-t-il dans ces sermons qui nous puisse émouvoir, nous chrétiens spéculatifs,
catholiques d’imagination, sceptiques respectueux ou incrédules, à la façon du
dix-huitième siècle ? La vérité sur nous-mêmes.
Elle est là tout entière et sous toutes les formes : vive et familière, quand elle
descend au détail particulier de notre conduite, de nos mœurs, de nos intérêts
mondains ; subtile et pressante, lorsqu’elle va nous chercher jusqu’au fond de nous, à
travers les faux-fuyants de notre amour-propre ; grande et solennelle, quand elle parle
en termes généraux de Dieu, de l’homme, des vices et de la vertu, de la vie et de la
mort.
Qui a donné à ce chaste prêtre une pénétration à qui rien n’échappe de nos misères les
plus secrètes, et cette infaillible science du mal ? Le génie tout seul n’y eût pas
suffi. Il y a un pourvoyeur pour le moraliste chrétien, qui a manqué au moraliste païen,
et c’est là le secret de la supériorité du premier : ce pourvoyeur, c’est la confession.
Les consciences se sont livrées d’elles-mêmes au moraliste chrétien. Provoquées aux
aveux extrêmes par le prêtre, qui ne craint pas de sonder les plaies avec la main qui
les guérit, elles se sont développées devant lui. Le moraliste ancien ne pouvait
observer l’homme que dans ses actions, interprètes souvent infidèles des pensées, ou
dans les discours, qui servent presque plus à nous cacher qu’à nous faire voir. La
confession a livré l’homme au moraliste chrétien. A son tribunal mystérieux, les pensées
viennent démentir les actions : l’hypocrite se déclare ; le caractère se laisse voir
sous le rôle ; les vices se dépouillent de cette robe splendide qui les fait prendre par
les ignorants pour des qualités ou des privilèges du rang ; la contrition, comme une
flamme qu’on approche de la cire, fait fondre tout le cœur et y produit ce trouble plein
de douceur que Bossuet a préféré à l’innocence, et qui fait trouver au pécheur du
soulagement à se dénoncer lui-même.
Pour le moraliste païen il n’y a point de milieu : ou il excède la nature humaine,
faute de la connaître, comme a fait le stoïcisme ; ou il la flatte et la caresse, comme
l’épicurisme ; ou il la laisse flotter au doute et à l’incertitude, comme la morale
académique dont les complaisances fâchaient quelquefois Bossuet contre Horace. Le
moraliste chrétien est seul dans la vérité. On peut différer de sentiment sur la
sanction de cette morale, douter même du pouvoir de lier et de délier ; mais on ne peut
nier que la morale chrétienne n’ait laissé aucun point du cœur obscur, et que le
christianisme ne soit la philosophie qui a le mieux connu l’homme. J’ai peur que le plus
bel axiome de la morale antique : « Connais-toi toi-même », n’ait été le plus souvent
stérile. Car combien peu ont la force de se connaître ! Combien peu sont capables du
désintéressement et de la pénétration que demande cet examen redoutable ! Combien qui de
bonne foi s’ignorent, qui sont pris aux pièges de leurs propres fautes, et qui
confondent le mal avec le bien ! Le prêtre chrétien a été plus hardi que le moraliste
antique ; il a dit à l’homme : Livre-toi. Et il l’aide à se livrer ; il lui prête des
yeux pour se voir. Le prêtre tourne le feuillet du livre ; le pécheur lit.
Le christianisme a fait de la faute une maladie, et du prêtre un médecin qui a mission
pour la guérir. Ce n’est pas assez que le pécheur dise ses fautes ; il n’en doit rien
omettre, sous peine non seulement de perdre le fruit de ses premiers aveux, mais de
charger sa conscience d’une nouvelle faute, la réticence dans la confession.
Aucun ouvrage ancien ne peut nous donner une idée de la profondeur où Bossuet a pénétré
dans le cœur humain, à l’aide de ce flambeau de la confession, qui fait du plus obscur
curé de campagne, pour peu qu’il ait de sens, un moraliste consommé.
Voici comment il examine, ou plutôt comment il attaque chaque vice en particulier dans
ses sermons. Il tire des livres saints un texte où ce vice est caractérisé avec la force
de peinture propre à ces livres. Il ajoute à cette première condamnation les
des Pères de l’Eglise, grands moralistes eux-mêmes, qui ont décrit ou
flagellé ce vice, tel qu’il se présentait à eux de leur temps. Bossuet, à son tour,
révèle, sous la forme de vérités générales, tout ce que le tribunal de la pénitence lui
en a appris. Il nous dit quelles formes diverses il affecte selon les conditions et les
personnes ; ses commencements, sa contagion ; comment le mal s’étend de la partie
affectée aux parties saines ; comment les passions s’enchaînent ; comment, pour me
servir de ses paroles, ces passions que nous chérissons introduisent l’une après
l’autre, pour ainsi parler, leurs compagnes qui nous font horreur118.
C’est là la tâche du prêtre. L’homme de génie vient ensuite confirmer toutes ces
notions par l’expérience qu’il a du cœur humain vu et senti dans le sien, par la
connaissance des mouvements qu’il a pu réprimer, par ses propres fautes peut-être ; car
telle est la faiblesse humaine, que ce saint et incessant commerce du prêtre avec l’idée
de la perfection chrétienne ne suffit pas toujours à préserver son innocence. Qu’on
place donc une conscience sous ce triple regard des livres saints, des Pères, d’un
confesseur homme de génie : quels replis pourront la dérober ? Quel est l’abîme dont
cette lumière ne percera pas les profondeurs ?
Par la supériorité du bon sens, Bossuet reste dans une modération qui ne décourage pas
les consciences et qui ne leur fait pas peur de chimères. Il ne veut pas de réflexions
trop tendues, ni de ces examens trop scrupuleux qui échauffent l’esprit et s’égarent. Il
recommande la simplicité du cœur ; il blâme les terreurs de la solitude, et ce qu’il
appelle cette piété sèche et subtile qui n’est que le moins coupable des égoïsmes. Il
conseille de se laisser aller, d’avoir confiance, et, jusque dans la confession, il veut
des limites. Point de déclamation, point d’anathème. Il aime mieux l’imperfection qui se
repent que la perfection qui s’abstient d’agir. Le pardon lui semble un attribut de Dieu
si essentiel, que c’est à peine s’il s’accommode de l’innocence qui le rendrait
inutile.
Par ce sentiment de la réalité, qui est comme un premier, intérêt involontaire pour
tout ce qui est de l’homme, tout en humiliant nos passions il ne se défend pas d’une
sorte de plaisir à les peindre. Tandis que d’autres écrivains de la chaire, par des
traits trop timides ou des couleurs trop sombres, ont l’air de n’oser nous les montrer,
ou de vouloir nous en faire des peurs d’enfant, Bossuet ne craint pas de se servir
contre nos passions de l’intérêt même que nous prenons à les voir représentées au vrai.
Pour quelques passages où, dans l’ardeur du devoir évangélique, il lui est échappé des
paroles excessives contre la vie, combien d’autres où il en parle eu poète qui s’en
donne le spectacle avant d’en tirer la morale ! Tout en disant avec saint Paul :
« Que ceux qui usent de ce monde soient comme n’en usant pas »
, il ne
craint point de prendre plaisir aux grandes actions des hommes qui ont voulu s’y
perpétuer par la gloire. Il sent par la pensée toutes les émotions de l’activité que sa
robe lui interdit, et, dans cette solitude dont on sait qu’il était si jaloux, il vit
pour ainsi dire toutes les vies.
J’admire aussi ce naturel auquel les contemporains se méprirent à ce point, que l’on
s’aperçut à peine des dix années de prédication de Bossuet, et que l’art exquis de
Bourdaloue les fit oublier. Les plus travaillés de ces sermons n’offrent pas cet
artifice qui accommode une matière au plus grand nombre des esprits. Les autres, pour la
plupart, n’avaient pas même été mis sur le papier.
Quand Bossuet avait à prêcher, il se recueillait quelques heures ; puis, sortant tout à
coup de cette méditation, plein de son sujet, et comme pressé par le flot de ses
pensées, il écrivait à la hâte quelques lignes, pour se diriger dans l’improvisation et
s’y contenir. Dans ces plans jetés sur le papier, on voit les points indispensables, les
idées principales, les citations de l’Écriture et des Pères de l’Église en leur lieu, çà
et là quelques grandes pensées, des expressions fortes, des exclamations de surprise à
la vue de quelque vérité qui lui apparaît. Avec ce sermon en projet, il montait en
chaire et remplissait ce cadre de mouvements, d’images, de fortes peintures, liées entre
elles par les idées principales plutôt que par l’artifice des transitions. Il ne faut
pas mépriser l’art ; il faut seulement le distinguer de l’habileté froide qui énerve une
matière en l’appropriant. Bossuet avait le grand art qui ne dissipe pas les forces de
l’esprit sur l’accessoire et l’arrangement ; c’est pour cela que ses sermons furent
moins admirés que ceux de Bourdaloue, chez qui l’accessoire et l’arrangement tiennent
peut-être trop de place.
Jusqu’à l’époque où Bossuet fut appelé à l’évêché de Condom, sa vie n’a été qu’une
longue retraite. Il n’en sortait que pour aller tantôt devant un auditoire royal, tantôt
dans une église, verser du haut de la chaire, dans leur abondance quelquefois négligée,
les méditations de sa solitude. Tout entier au commerce austère des livres saints, des
Pères de l’Église, des écrits de controverse, malgré l’irrésistible attrait du monde, il
les suspectait du fond de ce cloître où il se tenait caché. Jusqu’au jour où il en fut
tiré par la réputation qu’il avait pensé fuir, il garda l’âpreté du docteur, et, le
dirai-je ? l’orgueil de sa sainteté même, se privant ainsi de certaines qualités
d’approbation qui rendent le génie populaire, et des ouvertures que donnent aux esprits
les plus riches de leur fonds la vie en public et la pratique des hommes.
En le nommant à l’évêché de Condom, en lui confiant l’éducation du dauphin, Louis XIV
le plaça sur le seul théâtre où son génie pût recevoir sa perfection.
Les devoirs de sa place de précepteur l’obligeaient à entrer pleinement, sans
contrainte et sans scrupule, dans toutes les réalités de la vie ; à revenir à
l’antiquité profane négligée pendant ces dix années de prédication ; à chercher les
meilleures méthodes pour communiquer ses idées ; à se donner des qualités de
composition, de clarté, de correction, que l’improvisation de la chaire n’exigeait
pas.
Il recommença pour l’éducation du dauphin les études de sa jeunesse. Les auteurs
profanes lui devinrent aussi familiers que les livres saints. Il faisait des vers grecs
et latins. On citait de lui des fables, à la manière de Phèdre, où il eût été difficile
de reconnaître une main moderne119. Il composait une
grammaire et touchait à toutes les délicatesses de la philologie, faisant l’histoire des
mots et de leurs acceptions diverses dans les auteurs. On a trouvé, parmi ses papiers,
des observations, écrites de sa main, sur les règles les plus fines de la grammaire et
sur l’usage des mots.
Dans ces études recommencées, la part des poètes paraît avoir été la plus grande.
Bossuet y trouvait plus en relief les deux genres de beautés où il excelle lui-même : la
vérité des peintures et la hardiesse de l’expression qui est le privilège de la langue
poétique.
Cette fréquentation assidue des auteurs anciens était nécessaire même à Bossuet, comme
elle l’a été à tous les écrivains du dix-septième siècle. La perfection du génie
français, je l’ai trop dit peut-être, est dans l’union de l’esprit ancien et de l’esprit
national. Nous n’avons fait de grands pas que le jour où, après avoir été longtemps
seuls, ou sans autre guide qu’une tradition lointaine et altérée, esprits légers et
agréables, fins satiriques, peuple chevaleresque et spirituel, nous avons pris la main
des anciens et nous les avons suivis dans les hautes voies de l’esprit.
Il manquait aux écrits de Bossuet, alors âgé de quarante et un ans, cette perfection
qu’on peut ne point trouver dans ses sermons, sans les traiter de médiocres, comme a fait Laharpe, par un abus de langage impardonnable dans un
homme de ce goût Il n’y a de médiocres que les hommes qui veulent plus qu’ils ne
peuvent, et que les écrits plus ambitieux qu’efficaces. Qu’y a-t-il là qui puisse
s’appliquer à Bossuet ? Mais il est très vrai que la pratique des auteurs anciens, ces
lectures à la plume, l’habitude de s’arrêter au détail, tous ces exercices où le maître
s’instruisait pour enseigner, ont donné au génie de Bossuet je ne sais quoi de plus
modéré, et tout à la fois de plus aisé et de plus noble, En même temps, la liberté de la
morale antique, cette sagesse aimable et riante, ces fortes et naïves peintures de
l’homme actif, du citoyen, du guerrier, adoucissaient son austérité, et le préservaient
de ces scrupules impérieux dont l’excès poussait un saint Grégoire à brûler les livres
des anciens comme infidèles.
La nécessité d’approprier son enseignement à l’intelligence de son élève lui apprit ce
grand art de la proportion, de la convenance, du choix, où les anciens sont de si bons
guides. Il n’y a pas d’ailleurs de plus sûr moyen de perfectionner ce qu’on sait que de
l’enseigner. En cherchant les avenues des esprits dont on a le soin, on s’éclaire, on
s’avertit, on s’éprouve sur son propre esprit. On sent jusqu’où l’on peut être hardi
sans être téméraire ; on s’élève, on s’avance jusqu’où l’on se voit suivi ; si l’élève
hésite, le maître s’arrête ; il regarde s’il n’a pas fait un faux pas. Cette épreuve
servit beaucoup à Bossuet. Ses meilleurs écrits sont des ouvrages d’éducation. Et si
quelque chose peut prouver que le dauphin valait mieux que le rôle que lui fit jouer la
jalouse grandeur de son père, c’est que Bossuet l’ait jugé de force à lire les ouvrages
qu’il écrivait pour lui. Le premier qui lut le traité de la Connaissance de Dieu
et de soi-même fut le dauphin. Le public ne connut qu’en 1722 l’ouvrage resté
jusqu’alors en manuscrit.
Mais rien ne profita plus à Bossuet que l’étude de l’histoire. Quoiqu’il ne se
détournât pas un moment de sa première et déjà ancienne idée, de faire aboutir toute
l’histoire du monde ancien à l’établissement du christianisme, quand il en vint à voit
les événements dans leurs causes humaines et leurs effets, il se prit d’une naïve
admiration pour ce grand spectacle. Il avait à concilier, dans l’histoire, la liberté et
la prescience. Entre le péril de limiter la toute-puissance divine, et celui de détruire
par la prédestination la moralité des actions humaines, loin de s’emporter comme Luther,
de sacrifier le plus faible au plus fort, l’homme à Dieu, il s’humilia devant ce
mystère, s’en rapportant au Juge suprême de nos actions, du soin d’accorder deux vérités
contradictoires, mais également évidentes, sa propre prescience et la liberté
humaine.
C’est pour cela qu’il dispense le blâme et l’éloge ; qu’il juge les nécessités des
affaires et de la politique ; qu’il fait la part des vices et des vertus ; qu’il admire
les conquérants et les législateurs ; qu’il s’émeut de tous les grands effets de la
liberté humaine. Tout est petit, fragile et caduc, si vous regardez la prescience
divine ; mais tout est grand, si vous regardez la liberté humaine. Ces hommes d’État,
ces nations ont pu choisir ; il y a eu un moment où la délibération était libre entre la
conduite qui mène à la durée et celle qui mène à la ruine. Bossuet est si assuré de ne
pas trop s’attacher à la figure de ce monde qui passe, qu’il n’a pas peur de se montrer
sensible à tout ce que l’homme y fait de grand. Il admire librement, dans les nations et
dans les hommes supérieurs du paganisme, les exemples de la sagesse humaine, sachant
bien qu’il n’a pas longtemps à les admirer, qu’encore un moment et toute cette sagesse
se sera évanouie, et que l’heure de Dieu va sonner.
On a surtout en vue celui des ouvrages de Bossuet où il a regardé la vie humaine avec
le plus de complaisance. C’est ce fameux Discours sur l’histoire
universelle, le chef-d’œuvre de la prose française. Il y avait pensé
longtemps avant de l’écrire. Ces œuvres-là ne sont pas inspirées par l’occasion ;
elles naissent, se développent, mûrissent avec l’homme de génie qui les exécute. Le
Discours sur l’histoire universelle, c’est le christianisme, par la
bouche du plus grand de ses docteurs modernes, jugeant l’antiquité païenne. Le
jugement n’est le plus souvent que l’admiration qui donne ses motifs. Tite-Live n’a
pas plus aimé sa Rome et son sénat que Bossuet, dans ce sublime chapitre où il a tracé
la suite, et résumé l’esprit des huit premiers siècles de Rome, mettant en relief ce
qu’il y a de solide et d’exemplaire dans cette gloire, devenue nationale pour tous les
peuples du monde moderne.
Le plus grand caractère de cette œuvre, la première raison de sa durée, c’est cette
justice envers l’antiquité païenne. Bossuet y avait eu d’ailleurs des devanciers
illustres. Au seizième siècle, Erasme, Mélanchthon, Zwingle, cet apôtre soldat qui
faisait entrer pêle-mêle dans le même paradis les grands hommes de l’antiquité avec
les saints, avaient réconcilié le christianisme avec le paganisme. En cela, comme en
tout le reste, Bossuet n’inventa rien ; mais il fut le premier qui rendit justice au
paganisme dans les limites chrétiennes, sans entreprendre comme Zwingle, sur les
droits de Dieu au jour du jugement, avec moins de timidité qu’Erasme, avec plus
d’élévation que Mélanchthon. Comment seront comptés ces vertus, ces héroïsmes auxquels
a manqué le désintéressement chrétien ? Que décidera la justice suprême, en
comparaison de laquelle la nôtre n’est qu’injustice ? Bossuet ne s’est point risqué à
le dire. Son bon sens ne s’inquiétait que des difficultés qui se peuvent résoudre ;
pour les autres, il se faisait honneur de les négliger, afin de garder le droit de
condamner dans autrui la prétention téméraire de les trancher. Laissant à Zwingle son
bizarre amalgame de bienheureux païens et chrétiens, au catholicisme étroit du
quinzième siècle la proscription de tous les monuments de la sagesse païenne, il s’en
remettait à Dieu du soin de tenir compte de cette grande inégalité entre deux mondes
également sortis de ses mains ; et il admirait naïvement ces vertus nées d’elles-mêmes
dans le monde antique, et si supérieures à ses religions et à sa morale.
Dans ce vaste plan, où Bossuet néglige les détails pittoresques et la chronologie contentieuse, il passe en revue toutes les affaires de
l’univers. On y voit chaque nation avec son caractère propre, ses révolutions,
ses accroissements, sa ruine ; les grands hommes qui ont été les instruments de ces
changements, prophètes, législateurs, conquérants ; les mœurs, si incroyablement
variées selon les climats, les lieux, les temps ; toutes les guerres, toutes les paix,
dont il est resté des monuments ; les constitutions, presque aussi diverses que les
mœurs ; les législations, les arts ; toutes les origines et toutes les chutes. Tout
cela, lié ensemble par ce fil « que Dieu tient dans sa main », paraît et disparaît
après avoir rendu témoignage à la vérité de la religion par le triomphe comme par le
revers, par la grandeur comme par la décadence. Rien dans ce livre, n’est précipité,
quoique tout soit rapide : rien n’y est diminué, quoique tout soit subordonné ; aucune
grandeur qui n’y paraisse dans sa vraie mesure, bien qu’elle ne soit qu’un point dans
l’étendue des siècles, et qu’une ombre devant Dieu. Si l’histoire de la religion y
tient la plus grande place, c’est que, dans la pensée de l’auteur, la religion est
tout à la fois le principe et la conclusion de l’histoire universelle.
La partie la plus populaire de ce discours est la troisième, qui traite de la suite
des empires. La première laisse quelque étourdissement. Il est donné à peu d’esprits
d’avoir cette force de regard qui saisit au passage, et sans se troubler, les grands
traits de tant d’événements et de tant d’hommes. Cette chronologie donne des vertiges.
La science en a d’ailleurs affaibli l’autorité par des doutes sur l’exactitude de
Bossuet supputant les temps d’après la vraisemblance plutôt que par l’Art
de vérifier les dates.
Des doutes d’un autre genre nous ont refroidis pour la seconde partie, tout entière
consacrée aux preuves de la religion. Il y en a trop pour ceux qui ont la foi ; il y
en a trop peu pour les incrédules ou pour les indifférents.
Ce grand appareil de preuves convenait, soit à des croyants curieux de voir leur foi
prouvée par la science, soit à des dissidents qui trouvaient à y contester
l’interprétation donnée à des traditions communes.
Il n’en est pas de même de la troisième partie : là tout le monde est d’accord. Ce
magnifique tableau des grands empires qui ont rempli le passé, et qui ont eu tour à
tour le gouvernement du monde, sans pouvoir en soutenir longtemps la gloire, ne
rencontre ni indifférents ni incrédules. C’est à jamais le plus beau jugement des
temps modernes sur l’antiquité. L’érudition n’a pas réussi, par des rectifications de
détail, à ruiner l’autorité historique de Bossuet. Depuis plus d’un siècle et demi que
le Discours sur l’histoire universelle a paru, le vrai n’y a pas plus
fléchi que le vraisemblable. Quoi que fasse l’érudition, Bossuet ne lui a laissé qu’à
éclaircir le détail des causes secondes, et à recueillir, sur les caractères des
personnages historiques, des particularités qui, sous la plume d’un historien
ingénieux, amusent le lecteur plus qu’ils ne l’instruisent.
Dans aucun autre des ouvrages de Bossuet le penseur n’a montré plus de force
d’esprit, et l’écrivain n’a déployé plus de qualités. Massillon le qualifie d’homme de toutes les sciences et de tous les talents
120. La
multiplicité de Bossuet, historien, orateur, théologien, controversiste, prédicateur,
philosophe, éclate dans le Discours sur l’histoire universelle. Il a,
dans chaque ordre d’idées, le langage à la fois le plus propre et le plus élevé. Condé
n’eût pas mieux caractérisé la valeur impétueuse des Perses, ni la savante tactique
des Grecs, ni la roideur de la phalange macédonienne, ni le choc de la légion
romaine ; il n’eût pas mieux peint ses propres modèles, les Alexandre, les Ahnibal,
les Scipion, les César. Colbert n’aurait pas jugé en termes plus propres et plus
précis, ni vu de plus haut la sage administration des Egyptiens, la grandeur pratique
de leurs arts, l’économie de leurs travaux publics. Richelieu n’eût pas mieux pénétré
la profonde conduite du sénat romain. Machiavel n’eût pas vu plus clair dans les
rivalités de la Grèce, même avec l’aide du spectacle que lui offrait l’Italie, agitée
de rivalités analogues. Ni Cujas ni Pothier n’auraient mieux expliqué le sens des lois
romaines. Pour la propriété du langage, dans tous les ordres de faits ou d’idées,
Bossuet est sans égal. Je ne sache que ce grand écrivain chez qui l’on ne sente
jamais, quelque matière qu’il traite, le tâtonnement ni l’effort. Il n’est pas de
science dont il n’ait la philosophie et ne possède à fond la langue.
Au reste, sauf les mathématiques, il enseigna tout directement à son royal élève. Il
avait pris de Duverney, un très habile anatomiste du temps, les leçons d’anatomie
qu’il transmettait au dauphin. On en voit le résumé dans son beau traité de la
Connaissance de Dieu et de soi-même, et l’on admire avec quelle clarté et
quelle force sont exposées en français, pour la première fois, les notions
anatomiques. Je ne parle pas de la philosophie : Descartes en avait créé la langue, et
Bossuet n’a fait que la soutenir, mais à sa manière, en la rendant plus vive, plus
pressante et plus colorée.
Enfin, c’est dans le Discours sur l’histoire universelle, et
particulièrement dans cette troisième partie, la plus haute expression de l’esprit
français dans la prose, que Bossuet est le plus original. Ailleurs il ne se sépare
guère des livres saints ou des Pères, et, quoiqu’il n’en imite que ce qu’il est
capable d’égaler, on ne peut nier que tantôt les vues profondes des livres saints sur
la nature de l’homme, tantôt les hardiesses et les subtilités des Pères, ne le
provoquent ou ne l’excitent, et qu’en beaucoup d’endroits il n’en soit que le
passionné. Le Discours sur l’histoire universelle est tout
entier tiré de son fond. Il est vrai que ce fond était formé de la moelle des deux
antiquités.
Cependant ce grand homme se trouverait mal loué par la préférence qu’on donne à la
partie pour ainsi dire profane de son Discours. Ce qu’il en estimait le
plus, ce sont les chapitres où il traite de la vérité de la religion ; il n’était pas
insensible à la gloire d’en avoir donné quelques preuves qui lui étaient propres121. Il se les faisait relire dans sa vieillesse, soit pour
les vérifier de nouveau, soit que, sur la fin de sa vie, les travaux de polémique
ayant cessé, et avec eux le surcroît de foi qui tenait le doute si loin de lui, il
voulût, pour quelque atteinte possible, se couvrir de ses meilleures armes.
C’est encore un devoir de sa charge qui lui donna l’idée du traité de la
Connaissance de Dieu et de soi-même. Là, comme dans le Discours sur
l’histoire universelle, Bossuet s’en tient à la tradition, c’est-à-dire à
Descartes. Sauf en ce qui regarde l’âme des bêtes, il est cartésien122. Mais il
n’adopte de Descartes que ce qu’approuve le sens commun ; il ne s’embarrasse pas de
résoudre par la logique des problèmes que le chrétien résout par la foi, et il répand
les couleurs de la vie sur l’austère nudité de la langue de Descartes. Le traité
de la Connaissance etc., publié en 1722 avec l’autorité contestée des
œuvres posthumes, ne contenait rien de plus que Descartes, et paraissait à l’aurore
d’une philosophie bien autrement hardie ; il fut négligé. C’est pourtant un des plus
beaux livres de Bossuet, par l’effort même qu’il fait pour résister à l’invention, si
aventureuse en ces matières, et si stérile. Là, nul système, nul écart, nul
transport ; en toutes choses, un esprit aussi prudent et circonspect à induire que
hardi dans l’expression des choses évidentes ; déterminant avec rigueur, dans les
opérations de l’intelligence, le rôle de la raison et de l’imagination ; traitant
celle-ci en suspecte ; lui interdisant de décider ; réduisant son bon usage à rendre
l’esprit attentif ; déclarant que, comme elle suit simplement le sens, elle ne peut
avoir la connaissance et le discernement du vrai et du faux, et que, « s’il est
clair que, pour faire un habile homme, il faut de l’imagination et de l’esprit, dans
ce tempérament il faut que l’intelligence et le raisonnement prévalent. »
Ce
livre lui-même est le plus bel exemple de la part qu’il faut faire à l’imagination et
à l’entendement dans les ouvrages de l’esprit, si l’on veut « que la raison préside
toujours. »
On a fait depuis, on avait fait auparavant, on fera encore une autre métaphysique,
une autre logique ; on ajoutera au nombre et aux noms des facultés ; mais tout esprit
assez sage pour se contenter, dans l’ignorance où nous serons éternellement des
causes, de la connaissance claire et exacte des effets, trouvera dans le traité de
Bossuet de quoi se mettre en paix. Tous les effets, et j’entends par là toutes les
opérations de l’entendement, avec ou sans l’intervention des sens, tous les mouvements
des passions, toutes les causes d’erreur, y sont distingués et décrits avec une
profondeur d’analyse et une netteté d’expression qui valent mieux que l’invention d’un
système de plus, ou que la découverte contestable d’une nouvelle faculté. Ce qui
m’importe, c’est de me rendre compte de moi-même, d’être averti de ce qui se passe
dans mon fond, de discerner les entreprises des passions sur l’entendement, des sens
sur l’intelligence, de ne conserver aucune obscurité sur ce qui détermine ma conduite.
Or, c’est ce que veut nous apprendre l’ouvrage de Bossuet. Son bon sens, une foi qui
retranchait d’avance de ses méditations tout ce qui dépasse la portée de l’homme, le
sauvèrent de la tentation d’ajouter une erreur éclatante et glorieuse à toutes celles
qu’a enfantées l’ambition philosophique.
J’engagerais ceux que la guerre déclarée, en ces derniers temps, aux doctrines
spiritualistes, a jetés dans le trouble, à s’aller raffermir dans le traité de
la Connaissance de Dieu et de soi-même. Dès les premières pages, tout
lecteur s’aperçoit que, pour être en pleine métaphysique, il n’est pas hors de chez
lui, et il est ravi de se trouver plus philosophe qu’il ne croyait. Dans les livres du
métier, outre beaucoup de termes qu’il faut apprendre, on se dégoûte vite d’une
science qui ne veut pas se rendre accessible, et l’on ne se sait point mauvais gré de
ce dégoût. Avec Bossuet, on marche, on avance, la main dans sa main, à la fois charmé
de voir si clair dans des matières si obscures, et tout disposé à se contenter de ce
qui a pu suffire à un si grand homme.
Cette philosophie qui fait de tout esprit sain et de bonne volonté un philosophe,
Bossuet la définit admirablement dans ce passage de sa lettre au pape Innocent XI sur
l’éducation du dauphin : « Ici, dit-il, pour devenir parfait philosophe,
l’homme n’a pas besoin d’étudier autre chose que lui-même ; et sans feuilleter tant
de livres, sans faire laborieusement des recueils de ce qu’ont dit les philosophes,
ni aller chercher bien loin des expériences, en remarquant seulement ce qui se
trouve en lui, il reconnaît par là l’auteur de son être. »
Et il est fort
heureux qu’il en soit ainsi. Cette connaissance nous est si nécessaire, qu’il fallait
bien qu’elle fût à la main de chacun. Il n’y a, en effet, pour être philosophe, qu’à
prendre garde à ce que nous pensons et voulons, et à la manière dont nous le pensons
et le voulons. C’est dans cette étude des phénomènes familiers de notre vie morale que
nous dirige Bossuet, parmi des expériences que chacun peut faire sur soi-même, et à
l’aide de réflexions qui n’excèdent la force d’esprit de personne. Tout s’explique et
tout se lie dans cette science de nous-mêmes, où le maître nous prend à témoin de tout
ce qu’il constate en nous ; science élémentaire, naïve, qui s’en tient à ce que nous
pouvons vérifier ; si différente de cette métaphysique où l’imagination se substitue à
la conscience et le rêve à la réalité, dans ces spéculations téméraires que les Latins
appelaient du mot fort heureux de placita philosophorum, voulant
dire par là les opinions et disant les fantaisies.
Le moins qui reste du traité de Bossuet à ceux qui l’ont lu d’un esprit sincère,
c’est une prévention favorable et durable pour les vérités du spiritualisme. Ils
demeurent comme ouverts, et tout près de croire, au moindre souffle de la grâce ; car
il faut la grâce pour les croyances philosophiques comme pour les croyances
religieuses. L’amour-propre ne se mêle déjà plus à ce qui leur reste de doute, si même
ce doute n’est pas plutôt un dernier besoin de lumière dans un esprit qui ne peut plus
s’accommoder de l’incrédulité. Aussi les voit-on s’inquiéter et prendre parti pour le
spiritualisme, dès qu’il est attaqué. Je les compare alors à quelqu’un qui a dans sa
possession des choses qu’il sait valoir beaucoup, sans pourtant savoir tout ce
qu’elles valent au juste, et qui ne veut s’en défaire, ni surtout se les laisser
prendre. Ou je me trompe fort, ou le jour n’est pas éloigné où ils se détermineront à
penser comme Bossuet sur Dieu et sur l’âme, et où descendra en eux la grâce,
c’est-à-dire le suprême acquiescement de la nature humaine à une doctrine qui lui
apprend sa grandeur et lui révèle son immortalité.
Le Discours sur l’histoire universelle et le traité de la
Connaissance de Dieu et de soi-même furent composés de 1669 à 1687. C’est en
quelque sorte l’époque littéraire de la vie de Bossuet. Entre la prédication, qui en
avait employé dix années, et la controverse où s’écoula sa vigoureuse vieillesse,
dix-huit ans se passèrent pour lui dans le calme de ses fonctions de précepteur, et
dans les paisibles devoirs des premières années de son épiscopat. Sauf sa
participation aux travaux de l’assemblée du clergé, en 1682, il ne paraît pas qu’il
songeât encore à prendre un rôle actif dans les affaires de l’Eglise ; et il n’est
peut-être pas téméraire de dire que ce grand homme fut touché quelque temps de la
gloire des écrits achevés. Lui aussi a parlé de notre belle langue ; c’est une de ces
grandeurs auxquelles il s’est intéressé. Aux remarques qu’il fait sur la nécessité de
la fixer, de réprimer les bizarreries de l’usage et de tempérer « les dérèglements de
cet empire trop populaire », on sent qu’il a dû se rendre le témoignage d’avoir bien
mérité d’elle123. Quoique tous ses ouvrages soient composés d’après un type de
perfection littéraire sur lequel il se modelait intérieurement, il y a plus de soin et
de correction dans ceux qu’il écrivit de 1669 à 1687. Sa vigueur se modère, sa
facilité se règle, cette tête puissante se courbe sous les lois dont Boileau rédigeait
le code dans l’Art poétique. Tout ce que Bossuet écrit durant ces
dix-huit années, il l’écrit dans le grand goût d’alors, qui épurait les ouvrages sans
les énerver.
A cette époque de sa vie appartiennent les Oraisons funèbres
124. C’est le plus
populaire de ses ouvrages. Je le comprends : c’est le plus pénétré de ce vif intérêt que
lui inspirent les choses humaines.
Dans les Sermons, il n’est pas toujours à l’aise avec elles. L’austérité
du ministère le gêne dans ses peintures, et, s’il cède souvent à cette force
d’imagination qui lui présente la vie sous les plus belles couleurs, il semble se
vouloir punir de cette complaisance en forçant le tableau de sa fragilité et de ses
misères.
Il est plus libre dans l’oraison funèbre. La loi même du genre veut que l’orateur fasse
valoir les qualités de son héros, qu’il retrace ses grandes actions, et que, loin d’en
rabaisser le prix, il en propose l’exemple à l’auditoire. Pour louer un mort de la
gloire des batailles, il devra prendre la voix de la renommée : il se jettera dans la
mêlée à la suite du grand Condé ; il parlera de la guerre en prêtre du Dieu des armées.
S’agit-il d’un politique, il entrera dans ses conseils ; il peindra les événements qu’il
a dirigés ou suivis. Enfin, s’il a devant lui, couchée dans le cercueil, une femme belle
et brillante, qu’un coup inattendu a frappée au milieu d’une cour qu’elle remplissait de
ses grâces, les convenances mêmes de l’oraison funèbre feront une beauté de
l’attendrissement avec lequel il déplorera sa mort.
Non seulement l’oraison funèbre regarde la vie d’un œil plus favorable que le sermon,
mais la matière en est d’un ordre plus élevé. Elle veut pour sujets de ses enseignements
des rois, des personnages historiques, des fortunes éclatantes, de grands exemples.
Toutes les fois qu’un devoir a imposé à Bossuet l’éloge funèbre d’un mérite ou de vertus
secondaires, l’appareil du discours paraît disproportionné à son effet : témoin les
quatre oraisons qui viennent à la suite des six qu’il rendit publiques.
Le génie de l’orateur n’a pas pu suppléer à la médiocrité de la matière ; ce qui prouve
que les genres ont leurs richesses propres et que les grandes qualités de Bossuet lui
viennent du fond des choses. Quand les choses ne le soutiennent pas, le plus éloquent
des hommes se laisse aider par la rhétorique des écrivains qui n’ont que de
l’esprit.
Cette remarque est vraie de plus d’un passage des oraisons funèbres de Marie-Thérèse,
d’Anne de Gonzague et de le Tellier. C’était à peine assez, pour la grandeur du genre et
pour l’attente qu’il suscite, de la piété touchante de Marie-Thérèse, de la conversion
miraculeuse d’Anne de. Gonzague, des utiles talents de le Tellier, et de cette fortune
qui ressemble un peu au légitime avancement d’un fonctionnaire exact et capable. Cette
disproportion du sujet avec le genre arrachait à Bossuet certains embellissements qui,
quoique marqués de sa force, n’en sont pas moins des expédients pour élever de petites
circonstances au niveau de l’oraison funèbre. Je ne suis point touché de la fameuse
apostrophe à l’île des Faisans125, ni de cette autre aux cours de l’Europe, sur le mariage de
Marie-Thérèse et de Louis : « Cessez, princes et potentats, de troubler par vos
prétentions le projet de ce mariage ! Que l’amour, qui semble aussi vouloir le
troubler, cède lui-même126 ! »
Ces endroits et d’autres, où Bossuet
semble s’exciter à froid à la grande éloquence, sont les seuls où, pour s’être façonné à
la rhétorique d’un genre, son naturel s’est altéré. La preuve qu’ils sont un défaut,
c’est qu’ils ont été imités. Avec beaucoup d’esprit, un écrivain du second ordre y peut
réussir, témoin Fléchier, tandis que ce n’est pas assez d’infiniment d’esprit pour
trouver le secret de ces mouvements que Bossuet reçoit, comme autant de contre-coups, de
la grandeur des personnes et des choses, dans les sujets proportionnés à l’oraison
funèbre.
L’éducation du dauphin terminée, Bossuet fut nommé évêque de Meaux. Une nouvelle
carrière s’ouvrait devant lui, celle de l’épiscopat actif et militant. Il y devait
conquérir ce titre de dernier Père de l’Église, que lui décerna La Bruyère, d’accord
avec les contemporains. Toutes les études religieuses du prédicateur, la vaste
littérature du précepteur du dauphin, une religion et une expérience si profondes,
allaient être employées pendant vingt ans à des controverses dont le bruit a rempli
l’Europe, et où Bossuet devait se faire voir sous une face nouvelle.
Avant d’en venir aux mains, dans cette lutte fameuse, avec les principaux ministres
protestants, avec Claude, Basnage, Jurieu, Burnet et autres, et, plus tard, dans le sein
même du catholicisme, avec la secte de l’amour pur et son chef, Fénelon, il eut la
gloire de donner à l’Église de France sa forme actuelle. Il rédigea cette constitution
fameuse qui marque la vraie limite où s’arrête, en France, la dépendance de l’Eglise
nationale à l’égard du Saint-Siège, et le vrai point où les différences dans la
discipline n’ébranlent pas l’unité dans la croyance.
La discussion d’où sortit cette constitution fut ouverte par un sermon, le plus beau
peut-être qu’ait prononcé Bossuet, le Sermon sur l’unité de l’Eglise.
Est-ce un sermon ? N’est-ce pas plutôt un chant, et comme un hymne de triomphe qu’il
entonne, avec la plénitude des prophètes, en l’honneur de cette religion qui a résisté
dix-sept siècles à toutes les vicissitudes humaines, à la persécution, aux hérésies, à
ses propres succès ; le seul empire qui se soit affermi par ses divisions, le seul qui
se soit fortifié par ses défaites, et, chose plus difficile, par ses victoires ? Voilà
cet idéal de la tradition, de la suite de l’Eglise, dans le gouvernement comme dans la
doctrine, personnifié et contemplé sous la figure de l’Église, épouse fidèle et jalouse,
qui n’admet pas de partage dans l’affection de l’époux. Bossuet, dans ce sermon, ne suit
pas les règles ordinaires du discours, et ce qu’on a si justement dit de sa domination
sur la langue est vrai surtout de ce magnifique morceau, où les tours sont plutôt les
élans d’une pensée inspirée, que des formes régulières où la langue reconnaît ses lois.
Le raisonnement le plus vigoureux et le plus serré s’y dérobe sous les exclamations
d’enthousiasme et sous les ellipses de langage les plus imprévues. Notre faible critique
ne peut pas trouver de termes pour caractériser cette étrange et sublime composition.
C’est même un des charmes de cette lecture, qu’on ne songe guère à y faire des réserves
littéraires, et qu’on est comme violemment débarrassé, dès l’abord, de ce droit si
périlleux de juge que le lecteur a sur l’écrivain.
La Déclaration du clergé de France, et la Défense que
Bossuet en fit en latin, obligent encore aujourd’hui, dans l’ordre ecclésiastique,
toutes les consciences. C’est la doctrine de saint Louis ; c’est celle des Gerson, des
Pithou, des Talon, des d’Aguesseau, des Fleury ; c’est la charte de notre Eglise dans
cet empire spirituel dont le pape est le chef ; c’est le christianisme approprié au
génie de notre pays sans innovation et sans le moindre échec à l’unité catholique ;
c’est la balance tenue d’une main ferme entre deux sectes célèbres, dont l’une voulait
absorber le christianisme dans le Saint-Siège, dont l’autre prétendait l’en isoler
jusqu’au schisme ; c’est la liberté conciliée avec une irréprochable orthodoxie127.
Tout en s’occupant de ce grand travail, Bossuet eut l’idée d’entreprendre le récit des
variations des Eglises protestantes. Un ministre de ces Eglises, la Bastide, l’avait
accusé d’avoir varié dans la doctrine de l’Exposition de la foi
catholique. Ce livre était resté longtemps en manuscrit. Turenne, qui
déclarait lui être obligé de son retour à la vraie foi, n’avait cessé d’en demander
l’impression. Avant de se décider, Bossuet voulut soumettre le livre à l’approbation de
certains prélats, et il en fit imprimer, pour faciliter l’examen, quelques exemplaires,
« destinés, dit-il, à tenir lieu du manuscrit de l’auteur128. »
Comparé à ces exemplaires, le texte rendu public offrait de
légères différences qui « regardaient uniquement l’expression, la netteté du
style. »
La Bastide prétendit y voir autre chose, et, la passion aidant, il
fit deux volumes pour prouver que ces différences de rédaction n’étaient rien moins que
des contradictions de doctrine. A cette calomnie, Bossuet répondit par l’Histoire
des Variations.
Bossuet avait alors dans les mains la collection complète de toutes les professions de
foi protestantes, depuis la Confession d’Augsbourg jusqu’aux plus récentes. Frappé des
innombrables contradictions que trahissent non seulement ces professions de foi
comparées les unes aux autres, mais les différents articles de chacune d’elles, sa
première idée fut de les relever et d’en faire la matière d’un discours préliminaire en
tête d’une nouvelle édition du traité de l’Exposition. A peine y
eut-il mis la main qu’il sentit le plan s’étendre, et qu’il résolut de faire un ouvrage
de ce qui ne devait être qu’une préface. Interrompu, en 1683, dans son travail par
l’ordre de Louis XIV, qui lui commanda d’écrire la défense des quatre articles du clergé
de France, distrait par des instructions diocésaines et par quatre oraisons funèbres
129, il reprit son livre en 1689 et
le publia l’année suivante.
L’Histoire des Variations remua tout le protestantisme. Toutes les
plumes habiles de la religion réformée se préparèrent à y répondre. Basnage, Jurieu,
Burnet, et d’autres plus obscurs, se firent les champions des Eglises protestantes, les
uns en leur imputant à honneur ces variations mêmes, les autres en renvoyant à la
doctrine catholique le reproche de varier. Personne ne put entamer le fond même du
livre : Bossuet s’était mis à l’abri de toute réfutation derrière les faits et les actes
authentiques. Il battait les protestants par leurs propres paroles, par des actes de foi
publique, par des confessions communes. Il écrivit sur ce modèle la Défense de
l’Histoire des Variations et ces six Avertissements aux
protestants, qui en complètent, éclaircissent ou fortifient les points
principaux.
Quand on regarde cette suite formidable d’ouvrages, le nombre et la nature des preuves
tirées des aveux mêmes du protestantisme ; la faiblesse des adversaires, trahie par
leurs emportements mêmes ; l’impartialité et le calme de Bossuet dans la plus grande
ardeur du débat, on se demande comment, ayant eu raison sur tous les points, et de tous
ses adversaires ; raison dans ce qu’il établit comme dans ce qu’il réfute ; raison quand
il montre la part des passions, de l’orgueil, de la vanité, de l’ambition, de l’amour du
pouvoir, dans les changements qui avaient modifié tant de confessions si opposées entre
elles et si contradictoires en elles-mêmes ; raison en tous points et contre tous ; on
se demande comment l’événement lui a donné tort ; car, pour ne voir dans cette lutte de
dix années qu’un tournoi théologique, je ne puis m’y résigner. L’autorité, la beauté de
ces ouvrages sortent si naturellement du fond qu’on ne peut pas y trouver de plaisir
sans s’engager dans le débat. Voilà pourquoi, ayant suivi Bossuet dans cette mêlée, et
m’en étant retiré avec le doute, je me demande par quelles causes, vainqueur dans la
doctrine, dans l’événement il a été vaincu.
Il n’est plus permis, en effet, de traiter de secte la religion protestante : les plus
belles civilisations, après la nôtre, sont protestantes. La Grande-Bretagne, la Prusse,
l’Allemagne du nord, sont protestantes. Le protestantisme a modéré le pouvoir politique
dans ces pays, répandu l’instruction et le bien-être, mis plus de prix à la vie humaine.
Et ce grand établissement, commencé il y a trois siècles, ne porte pas de menaces de
ruine qui lui soient particulières, ni qui tiennent à la nature même du protestantisme.
L’indifférence des religions, que lui prophétisait Bossuet, ne travaille pas plus
profondément les Etats protestants que les Etats catholiques. Ce mal est commun à toute
l’Europe chrétienne ; il ne paraît pas ni que le protestantisme doive être exclusivement
accusé de le produire, ni que le catholicisme ait la force de l’empêcher.
Le côté théologique de ce grand différend en a voilé à Bossuet le côté politique.
Quoiqu’il ait signalé avec justesse l’intervention des intérêts politiques dans le
combat, il semble qu’au lieu de les juger avec ce sens qui apprécie les choses par leur
raison d’être, il en ait triomphé comme d’auxiliaires de mauvais aloi, et qu’il n’ait
songé qu’à tourner au décri de la cause protestante cette complication même qui en
faisait le fond le plus solide. Ainsi, la lutte des protestants contre Rome lui cache la
lutte de l’Allemagne contre l’Empire, et le sentiment de nationalité qui intéressait le
sol lui-même à la victoire du protestantisme. Ainsi, l’esprit de nouveauté religieuse,
son orgueil, sa mobilité, ses contradictions, qui choquent si souvent son bon sens dans
la suite de l’établissement du protestantisme, l’ont empêché de voir l’esprit
d’indépendance des peuples, non seulement en face de l’étranger, mais, dans l’intérieur,
en face du souverain. Ainsi, toute cette turbulence théologique, dont il a fait si bon
marché, lui dérobait le progrès lent, mais sûr et durable, que faisaient, sous
l’influence de l’esprit d’examen, la science des gouvernements et la civilisation.
Quoique touché des qualités des grands hommes du protestantisme, qu’il traite
quelquefois comme des frères en savoir et en génie, leurs excès particuliers, l’orgueil
qui les pousse à se distinguer les uns des autres par quelque imagination
dans le dogme, lui ont fermé les yeux sur leur accord et leur conformité dans les points
principaux, et sur le fond de raison qui leur conquérait l’assentiment des peuples.
Au reste, il n’était guère possible, même à Bossuet, d’éviter quelque illusion à cet
égard. Outre que les bons effets du protestantisme, partout où il s’est établi,
n’étaient pas aussi manifestes de son temps qu’aujourd’hui, les protestants eux-mêmes,
et je le dis des plus célèbres, ne faisaient que se croire meilleurs théologiens que les
catholiques. Ils ne s’aperçurent pas plus que Bossuet de la révolution politique et
sociale qui s’accomplissait autour d’eux.
N’est-il pas étrange que Leibniz et Bossuet, deux si grands esprits, en correspondance
sur un projet de réunion des deux Eglises, n’en voient le moyen, Bossuet, que dans
l’adhésion pure et simple au concile de Trente ; Leibniz, que dans la déclaration
préalable de la non-œcuménicité de ce concile ?
Pendant qu’ils disputaient, — Leibniz défendant le libre examen, Bossuet la tradition,
l’un par les petites raisons ingénieuses et captieuses du sens propre, l’autre par les
grandes et invincibles raisons du sens commun, chacun, après les concessions réciproques
des premières lettres, se repliant peu à peu sur son opinion, et se serrant contre
soi-même, sans toutefois s’aigrir, — l’avenir du protestantisme leur échappait.
Bossuet a raison dans tout ce qui est de la théologie. Défenseur de la tradition contre
le sens propre, il ne fait pas un pas au hasard, ne quittant pas la trace des apôtres et
des Pères, faisant de toutes les vérités comme une chaîne dont le premier anneau remonte
aux livres saints, et dont il a le dernier dans la main ; irrésistible d’ailleurs, soit
par la multitude, l’évidence et l’enchaînement des preuves, soit par sa modération
envers les personnes, qu’il ne rabaisse pas, même quand il en triomphe, et dont les
belles qualités ne laissent pas de le toucher. Je ne m’étonne pas que de grands ou
d’excellents esprits, Turenne, Dangeau, lord Perth et autres, aient abjuré le
protestantisme entre ses mains. Au temps de Bossuet, tout protestant qui ne l’eût été
que pour être plus chrétien, assez instruit d’ailleurs et assez réfléchi pour supporter
une si forte lecture, se serait rendu à ce grand homme. Mais, le nombre étant petit de
ceux qui raisonnent leur croyance, Bossuet eut inutilement raison, et l’inefficacité
d’un si merveilleux travail est un illustre exemple à ajouter à tous ceux où il s’est
plu à faire contraster la grandeur et la petitesse de l’homme.
L’Histoire des Variations est peut-être la preuve la plus éclatante que
la raison humaine n’est pas la même que celle de Dieu, puisque Dieu a permis que le
protestantisme, ruiné dans la logique par Bossuet, subsistât malgré son antiquité d’hier
et le sol mouvant sur lequel il est bâti. C’est un livre impuissant, soit pour ramener
les protestants à la doctrine catholique, soit pour décréditer, aux yeux des catholiques
sages, la doctrine protestante, et leur ôter l’esprit de tolérance et de respect que
Dieu lui-même leur a commandé, en donnant au protestantisme le succès et la durée. Ayant
manqué son principal objet, cet ouvrage a perdu ce qui fait surtout la vie des écrits.
Il vit pourtant, si j’en crois l’admiration dont je suis plein en écrivant ces faibles
pages, et quoique, sur le fond des choses, il m’ait laissé comme il m’avait trouvé.
Quelle est donc cette autre vie par laquelle l’Histoire des Variations
nous saisit et nous attache ? C’est la vie des Provinciales, autre arme
devenue inutile, à moins qu’on ne croie retrouver dans la congrégation inoffensive qui
en interdit aujourd’hui la lecture dans ses écoles, la compagnie puissante qui eut
autrefois le crédit de les faire brûler par le bourreau. Ce sont les qualités de
composition, de méthode, de proportion, de plan, vérités d’art indépendantes des
applications qu’on en fait ; ce sont tant de vues profondes sur le cœur humain, sur les
passions, sur les affaires, inépuisable matière des disputes des hommes.
Il faut chercher dans l’Histoire des Variations comment l’intérêt se
mêle aux opinions spéculatives et la passion aux vues de l’intelligence ; comment les
hommes de parti exploitent leurs doctrines ou en sont dupes ; il y faut chercher leurs
contradictions, nées de l’excès du sens propre ; leurs repentirs, toujours trop
tardifs ; leurs efforts impuissants pour arrêter les conséquences des principes jetés à
la foule ; tout ce qu’engendre, en un mot, l’amour des nouveautés ; à quelles marques on
distingue les nouveautés durables de celles que suscite, pour un moment, l’impatience de
certains esprits auxquels tout ce qui dure plus d’un jour est insupportable, et qui ne
savent vivre que par anticipation.
Histoire des Variations est l’histoire de toutes les sortes de sectes.
On y voit tous les genres de caractères, toutes les nuances de l’esprit sectaire : les
novateurs hardis, emportés, sans souci des conséquences, comme Luther ; les modérateurs
respectés, mais impuissants, comme Mélanchthon ; les tiers partis, Bucer et ceux de
Strasbourg ; les exaltés, comme Zwingle, qui donnent leur vie pour leurs opinions ; les
tyrans, qui se font un règne sur les consciences opprimées, comme Calvin. Chacun y est
peint sous ses traits caractéristiques. Changez le théâtre et le sujet ; à des sectes
religieuses, à des opinions de théologie, substituez des partis politiques et des
questions de gouvernement ; les uns vous apprendront à démêler les autres. C’est le même
fond ; il n’y a de différent que la matière des débats et l’habit des combattants.
Dans ce récit, hérissé de théologie, éclatent les deux qualités caractéristiques de
Bossuet : le bon sens, qui donne les motifs de toutes choses, et le sentiment de la
réalité, qui met les choses elles-mêmes sous nos yeux.
Là nous trouvons l’homme de toutes les sciences : l’historien, qui prend la Réforme à
sa naissance, la suit dans ses progrès, en caractérise les héros ; le moraliste, qui
approfondit les mobiles de toutes les conduites ; le légiste, qui discute les questions
de droit public ; le théologien, qui oppose aux raisonnements de la Réforme tantôt sa
vaste science de la religion, tantôt la légitime subtilité de ces saintes matières ; le
publiciste, qui rétablit contre la témérité des novateurs les grands principes par
lesquels subsistent les sociétés humaines ; le controversiste, qui saisit le faible de
ses adversaires, pénètre leurs contradictions, ruine leurs principes par leurs actes,
dans une polémique que ne trouble jamais la passion, que ne déshonore jamais l’injure.
Le Bossuet des Oraisons funèbres trouve aussi quelquefois à s’y faire une
part, quand la chute des grands desseins, une course victorieuse arrêtée par la mort,
une ambition que les événements ont rendue vaine, quelque grand exemple de la soudaineté
de la mort, le sollicitent aux grands mouvements de l’éloquence funèbre.
Dans la Défense de l’Histoire des Variations et dans les six
Avertissements aux protestants, la polémique a la plus forte part ;
c’est pour cela que plus de choses s’y sont refroidies. Les triomphes de Bossuet sur
Jurieu130, la plus impétueuse
plume du parti, et d’un savoir réel, quoique faussé par l’emportement et la mauvaise
foi, aujourd’hui paraissent à peine dignes de ce grand homme. C’est le combat de l’aigle
contre un obscur oiseau de proie.
Par ce côté là les Avertissements font penser aux
Provinciales, où Pascal, en n’épuisant rien, en ne se donnant le
plaisir de vaincre que sur les points principaux, sait piquer l’attention par cet art
admirable de proportionner le débat à l’importance du sujet et des adversaires. Bossuet
épuise la controverse, ne dédaigne aucune objection, ne se refuse aucune occasion de
vaincre ; d’autant moins en garde contre l’excès, qu’il s’agit, pour lui, non d’une
personne à vaincre, mais d’âmes à sauver de l’hérésie. Plus modeste que Pascal, qui
prouve son dédain par ses railleries, Bossuet semble ne pas se croire trop grand pour
Jurieu et ne se reconnaître sur le ministre protestant que l’avantage d’avoir la vérité
de son côté. Il n’a pas songé d’ailleurs, comme Pascal, à faire un ouvrage agréable, et
ne s’occupe guère de plaire dans un sujet où la religion est si gravement intéressée.
Mais tant de puissance contre un si mince ennemi ; tant de génie contre un vain talent,
qui n’a pas même la force de se régler ; un tel appareil de raisons contre des
emportements de plume ; le génie même de la tradition en lutte avec le sens propre d’un
homme médiocre, chargé par son parti de faire les affaires de la colère et de la
prévention communes, aux dépens de sa considération personnelle ; cette disproportion
étonne et fatigue, comme toute lutte inégale.
Un seul de ces Avertissements est vif et intéressant, comme s’il était
écrit d’hier, et d’un ordre plus élevé que les Provinciale.131 : c’est le cinquième. La matière en est, dans l’ordre humain, la
plus haute qui se puisse traiter. Il s’agit du droit d’insurrection pour la cause de la
religion, auquel Bossuet oppose, outre les textes, les exemples innombrables
d’obéissance aux princes persécuteurs, donnés par les chrétiens des premiers âges de
l’Église ; il s’agit de la souveraineté du peuple, à laquelle Bossuet oppose la
souveraineté de la raison.
Il faut venir apprendre, dans ce Cinquième Avertissement, un art qui
ne serait pas peu utile en ce temps où nous avons vu des discussions si passionnées : la
polémique, douce pour les personnes, inexorable pour les choses. Il faut aussi admirer
cette force d’imagination par laquelle Bossuet, présentant les raisons de l’adversaire,
semble les sentir pour son compte, et s’approprier ce qu’il réfute.
J’en citerai un exemple saisissant. Jurieu avait prétendu que la soumission des
chrétiens aux Empereurs n’était qu’une conduite accommodée au temps et que leur
commandait leur impuissance. Selon lui, le précepte de tout souffrir, enseigné par
Jésus-Christ et par les apôtres, ne les obligeait qu’aussi longtemps qu’il leur était
impossible de rien entreprendre pour leur défense. Bossuet exposant « l’absurdité » de
cette doctrine, met dans la bouche de l’Église naissante cette véhémente apostrophe à
ses persécuteurs : « Il est vrai, sacrés empereurs leur fait-il dire, vous n’avez
rien à craindre de nous tant que nous serons dans l’impuissance ; mais si nos forces
augmentent assez pour vous et résister par les armes, ne croyez pas que nous nous
laissions ainsi égorger. Nous voulons bien ressembler à des brebis, nous contenter de
bêler comme elles, et nous couvrir de leur peau pendant que nous serons faibles ; mais
quand les dents et les ongles nous seront venus comme à de jeunes lions, et que nous
aurons appris à faire des veuves et à désoler les campagnes, nous saurons bien nous
faire sentir et on ne nous attaquera pas impunément. »
Qu’est-ce à dire ? Pourquoi faire tenir ce langage aux premiers chrétiens ? Est-ce que
Bossuet se met à la place des victimes, et s’associa aux paroles de menace qu’il leur
prête contre leurs bourreaux ? On s’y tromperait. J’ai entendu des personnes instruites
citer ce passage comme de Bossuet exprimant ses propres sentiments, et cédant à un
moment de colère contre les princes persécuteurs. C’est bien en effet Bossuet qui
parle ; mais c’est Bossuet venant en aide à la faiblesse de plume de Jurieu et lui
prêtant son imagination et ses couleurs, pour rendre à la fois plus claire la doctrine
du théologien protestant, et sa propre réfutation plus éclatante. Il n’y a là qu’une
fiction oratoire échappée à la verve du grand controversiste, par laquelle il fait
ressortir avec plus de force la vraie doctrine des martyrs, celle qui prescrit le devoir
de la patience en toutes sortes de souffrances, celle qui ordonne d’obéir à César, même
quand César est persécuteur. Mais telle est la beauté de cette fiction, qu’on croit
malgré soi, et malgré Bossuet lui-même, qu’il a pris, un moment, le rôle de quelque
chrétien du temps des martyrs, murmurant de sombres imprécations contre les bourreaux
dans un moment où la nature exaspérée prenait le dessus sur la foi.
Dans toute la partie politique de la discussion avec Jurieu, où Bossuet invente à la
fois les doctrines et la langue, il ne s’occupe que du principal, c’est-à-dire des
rapports entre les sujets et le souverain, que le souverain soit peuple, prince ou
aristocratie. Il n’exclut d’ailleurs aucune forme de gouvernement. A la vérité, il
préfère la monarchie héréditaire, absolue, tempérée par des lois fondamentales,
subordonnée à la raison. « Loin d’être toujours de la part des peuples, dit-il,
abandonnement ou faiblesse, elle a souvent, selon le génie des peuples et la
constitution des Etats, plus de sagesse et de profondeur dans les vues132. »
Il suspecte, en paraissant la prophétiser, la
grande expérience de ce siècle, le gouvernement parlementaire, et il y voit
« autant inquiétude que liberté, autant indocilité que prévoyance et sagesse,
autant esprit de révolte et d’indépendance que zèle du bien public. »
Mais il
accepte toutes les fermes de gouvernement, et il admire dans l’ancienne Rome l’état
républicain. Ce qui lui importe, c’est d’établir qu’aucune souveraineté, en ce monde,
n’est dispensée d’avoir raison.
Je ne m’étonne pas d’ailleurs que la monarchie absolue de Louis XIV ait paru à Bossuet
la meilleure forme du gouvernement. Cette monarchie donnait à la France, au prix
d’imperfections inévitables, les deux biens que notre nation prise le plus haut : la
gloire au dehors et l’unité au dedans. Tous les bons esprits de ce temps-là
n’imaginaient rien de meilleur que la monarchie absolue, tempérée par les qualités
personnelles du souverain. Depuis Balzac, qui en avait adoré en Louis XIII, caché
derrière Richelieu, la première image, jusqu’à Bossuet, qui la voyait dans toute sa
grandeur, et qui mourut avant ses dernières fautes, personne de marque ne s’était avisé
d’avoir, sur ce point, un autre sentiment que la France, réunie enfin et serrée autour
d’un roi digne d’être la tête de ce grand corps.
Cependant les événements ont donné tort à Bossuet sur la meilleure forme de
gouvernement, comme sur l’incompatibilité du protestantisme avec l’existence d’un
gouvernement réglé. La monarchie absolue n’a été en France le meilleur des gouvernements
qu’aussi longtemps qu’elle a été nécessaire. A mesure que le souvenir de l’anarchie, qui
avait fait sa principale vertu, s’est éloigné, et que le mal qui lui est inhérent s’est
fait sentir, l’idéal de Bossuet a paru ce qu’il est en effet, ce qu’il sera toujours en
France, le plus glorieux, mais le moins durable des expédients politiques.
Le livre de la Politique selon l’Écriture sainte, ce livre, plus
calomnié que lu, n’est-il que l’apologie des pratiques particulières de la monarchie
absolue ? Il a fallu bien de la prévention pour n’y remarquer, parmi tant de maximes et
de règles dans l’intérêt des sujets, que la prédication de Bossuet pour le gouvernement
de Louis XIV. Est-ce donc un superstitieux de la monarchie absolue qui trace des
préceptes de gouvernement tels que ceux-ci : « Il y a des lois fondamentales
qu’on ne peut changer ; il est même très dangereux de changer sans nécessité celles
qui ne le sont pas… Le prince n’est pas né pour lui-même, mais pour le public… Le vrai
caractère du prince est de pourvoir aux besoins du peuple. Le prince inutile au bien
du peuple est puni aussi bien que le méchant qui le tyrannise… Le prince ne doit rien
donner à son ressentiment et à son humeur… Le prince doit commencer par soi-même à
commander avec fermeté, et se rendre maître de ses passions… Le prince doit savoir la
loi et les affaires ; connaître les hommes et se connaître lui-même ; aimer la vérité
et déclarer qu’il la veut savoir ; être attentif et considéré ; écouter et
s’informer ; prendre garde à qui il croit et punir les faux rapports ; éviter les
mauvaises finesses ; savoir se résoudre par soi-même133 »
,
etc… Changez le nom du souverain, prince ou peuple, sénat ou président de république,
pouvoir pondéré ou absolu, à quelle forme de gouvernement l’esprit de liberté le plus
jaloux peut-il faire des conditions plus sévères que celles que fait Bossuet à la
monarchie absolue ?
Le temps et les révolutions ont donné tort à l’opinion de Bossuet sur la supériorité du
gouvernement absolu ; mais ni le temps ni les révolutions n’ont affaibli les préceptes
de bon sens qu’il emprunte à l’Ecriture, ou qu’il donne de son chef sur la façon dont
toute souveraineté doit s’exercer. Ce que Bossuet demande au gouvernement de Louis XIV,
il l’eût demandé à une république, il l’eût demandé à une monarchie parlementaire. Il ne
se trompe pas dans l’appréciation des rapports entre les sujets et le souverain, ni sur
les périls, les difficultés, la tentation d’abuser, attachés à l’exercice du pouvoir
souverain, quelque nom qu’il porte. Les aristocraties, comme les démocraties, ne peuvent
subsister que par la politique selon l’Écriture sainte. Bossuet n’est mystique en rien ;
attaché comme prêtre à César, comme Français à la personne de Louis XIV, il distingue,
avec une intention très marquée, la monarchie absolue du despotisme ; il ne se perd pas
en adorations orientales de cette royauté que Louis XIV avait faite si grande ; il n’a
été ni le partisan superstitieux de sa toute-puissance, ni le casuiste de ses
fautes.
L’idéal de la royauté pour Bossuet n’est pas, quoiqu’on l’ait dit, Louis XIV ; cet
idéal est plus élevé. Une royauté formée de tout ce que la tradition sacrée a signalé de
qualités dans les bons princes, pure des vices notés dans les mauvais, voilà la royauté
de Bossuet. Il en cherchait l’image bien au-delà de son temps, bien au-dessus de Louis
XIV, à la source même d’où il la croyait sortie, dans la parole de Dieu faisant
connaître aux hommes, directement ou par les prophètes, les devoirs et les droits de
toute souveraineté.
Le rôle et les écrits de Bossuet dans le grand acte qui constitua, en 1682, l’Eglise
gallicane, plus tard l’Histoire des Variations et la polémique qu’elle
suscita, tant de travaux et de gloire l’avaient mis à la tête de l’Eglise de France et
institué comme l’interprète officiel de sa doctrine et le gardien de son unité. C’est à
ce titre qu’après en avoir fini avec les protestants, l’historien des
Variations dut reprendre la plume pour combattre la doctrine du pur amour ressuscitée du quiétisme, et défendue, non plus par un
Molinos134,
espèce d’hypocrite de dévotion, qui avait caché sous un étalage de spiritualité les plus
honteux désordres, mais par un esprit supérieur et presque un saint, par Fénelon.
Il ne s’agit pas de juger cette querelle en théologien. Pour cela il faudrait, dans
celui qui en écrit, l’autorité, et, dans ceux qui le lisent, le goût de ces matières.
Mais dans toute querelle théologique, il y a la part de la philosophie chrétienne ; il y
a la lutte des caractères et des passions ; il y a enfin un tour d’esprit, une méthode,
par où les contendants ont exercé sur les esprits une influence générale. Dans un pays
comme la France, dans un siècle comme le dix-septième, où la théologie était à la fois
un goût sérieux et une mode, quand les deux adversaires sont un Bossuet et un Fénelon,
se pouvait-il que de si nombreux écrits sortissent de telles plumes sans que l’esprit
français en fût touché, sans que l’art et la langue y fussent intéressés ?
C’est par ce côté que je regarde la querelle de ces deux grands hommes. Peut-être y
aurait-il profit à étudier dans la même vue toutes les querelles, soit philosophiques,
soit théologiques, qui ont occupé le dix-septième siècle. Il en résulterait cette vérité
que, si toutes ont servi à former l’esprit français, il a été néanmoins d’un intérêt
capital, pour la conduite générale et la perfection de cet esprit, que la victoire soit
demeurée successivement à Descartes contre Gassendi, à Pascal contre les jésuites, aux
catholiques contre les protestants, à Bossuet contre Fénelon.
La cause véritable de ces luttes si diverses, c’est la guerre de la liberté contre la
discipline, du particulier contre le général, de ce que Fénelon appelait le sens propre contre ce que Bossuet appelle la tradition et
l’universel. S’il a été bon que ces deux principes se disputassent à
qui donnerait sa forme à l’esprit français, il importait néanmoins que la discipline fût
victorieuse de la liberté, le général du particulier, la tradition du sens propre. Aussi
bien ces victoires n’ont pas été meurtrières, et le principe vaincu n’a pas péri ;
seulement il est resté au second rang. C’est l’image de cette lutte intérieure de nos
facultés, dont parle Bossuet dans le traité de la Connaissance de Dieu et de
soi-même. Ce qui fait, après la lutte, l’équilibre, c’est que la raison se
rend maîtresse.
S’il est un pays où cette vérité soit une croyance populaire, c’est la France. Voilà
pourquoi la liberté spéculative, qui paraît être un droit naturel, y a toujours été
contenue, quelquefois opprimée, aux époques mêmes où les gouvernements y toléraient
d’autres libertés en apparence aussi considérables. C’est que la spéculation, dans une
tête française, n’est pas longtemps oisive. Elle veut agir, se , devenir la
règle et le fait. De là l’état de suspicion où elle a toujours été tenue par la
puissance publique sous les noms les plus divers, jansénisme, jésuitisme, quiétisme,
idéologie.
L’influence de ces différentes sectes sur le génie national et sur la langue serait
aisée à marquer. Ce sont autant de schismes qu’il a fallu détruire, dans l’intérêt de
l’unité intellectuelle de notre pays.
Les jésuites raffinaient sur la morale. Ils risquaient, par leurs subtilités, de
corrompre le cœur ; par leur casuisme, d’éveiller dans les consciences ce fonds de
mauvaise foi d’où nous tirons tous les prétextes de mal faire.
Les jansénistes ne raffinaient que sur le dogme ; mais leurs arrière-pensées
d’inquiétude et de suspicion contre la puissance publique affaiblissaient l’esprit
d’unité qui fait la force de notre nation.
Les quiétistes, pour ne parler que des spéculatifs, ruinaient à la fois l’activité
humaine par de vaines recherches de perfection, la morale par une doctrine qui rend la
volonté innocente des brutalités du corps.
La langue souffrait de ces subtilités plus ou moins dangereuses. Il faut lire certains
passages des Provinciales, où Pascal se raille légèrement du langage des
Pères, et cite des phrases dont l’affectation et le raffinement contrastent si
étrangement avec le naturel et la candeur de son style. On sent combien il importe à la
morale et à la langue que Pascal triomphe des jésuites, et que son simple bon sens
parvienne à discréditer leurs subtilités.
Les jésuites auraient relâché cette langue ; les jansénistes la desséchaient ; les
quiétistes l’obscurcissaient et l’aiguisaient jusqu’à la rendre inintelligible. Il était
donc d’un grand intérêt que tous ces schismes, y compris celui-là même qui tira tant
d’autorité de la vertu incommode mais irréprochable de ses défenseurs, le jansénisme,
fussent vaincus par le véritable esprit de la nation, représenté plus ou moins bien et
défendu plus ou moins innocemment par la puissance publique.
Ces combats n’ont été stériles ni pour la nation, qui en était témoin, ni pour les
combattants eux-mêmes. Ceux-ci profitaient réciproquement de leurs qualités, à peu près
comme des armées ennemies se forment, en se combattant, aux usages de guerre et à la
discipline qui donnent la victoire. Mais c’est surtout pour la nation que le spectacle
n’en était pas sans fruit : l’esprit français s’enrichissait des qualités de tous. Cela
est vrai surtout des jansénistes, auxquels je suis impatient de rendre hommage. Mais je
ne retire pas ce que j’ai dit du tort qu’aurait fait à la langue française l’aridité de
leur logique. Une certaine conformité entre leur doctrine de la grâce et la
prédestination de Calvin les faisait comparer aux calvinistes, les plus secs des
réformateurs. Cette comparaison, dont ils se défendaient par tant de tours de souplesse,
n’était vraie que de leur méthode de composition, de leur humeur, de leur langue, trop
souvent correcte et triste comme celle de Calvin.
Une victoire des quiétistes eût été à la fois un dommage pour la langue et un péril
pour les mœurs. Aussi ne peut-on trop louer Bossuet d’avoir accablé cette secte dans sa
querelle mémorable avec Fénelon, de même qu’on ne peut trop s’étonner que celui-ci, un
si beau génie, et, dans ses autres ouvrages, un esprit si français, se soit égaré dans
des subtilités antipathiques au génie de son pays.
De tous les dogmes du catholicisme, le plus populaire peut-être, c’est le dogme de
l’amour de Dieu, aimé comme auteur du salut éternel : dogme sublime, d’où naît
l’activité chrétienne avec tous ses effets, les bonnes œuvres, la prière, et
généralement tous les actes qui sont accomplis en vue de cette récompense. Le
christianisme en avait trouvé le principe au fond du cœur humain, où il n’y a pas
d’amour absolument sans intérêt, ni de sacrifice sans quelque espoir de récompense ; et
il l’avait réglé, pour le plus grand nombre des hommes, par des actes et des formules
que la plus antique tradition a consacrés.
Cependant, pour faire la part de quelques esprits plus relevés, les héros du
christianisme, l’Eglise catholique, par l’organe de ses chefs et de ses docteurs, avait
autorisé ou toléré un certain amour de Dieu moins étroitement lié à l’idée du salut
éternel, une certaine prière dans laquelle le fidèle ne fait aucune demande et ne
rappelle formellement aucune des promesses divines. Cette doctrine fort délicate était
facultative, ceux qui la professaient pour la spéculation, et qui d’ailleurs
pratiquaient tous les devoirs qui découlent du dogme de l’amour de Dieu, entendu dans le
sens populaire, s’appelaient les mystiques. L’Eglise y avait même pris quelques-uns de
ses saints.
Le quiétisme, condamné en 1687, dans la personne de Molinos135, n’avait été que l’exagération, poussée jusqu’à l’absurde, de
l’amour désintéressé des mystiques. Il excluait l’activité pour ses motifs intéressés,
et la prière comme indiquant la demande et l’espérance. Il enseignait un amour de Dieu
si absolument pur de tout désir du salut, si vide de tout motif et de tout intérêt,
qu’il rendait inutiles les deux principaux dogmes du christianisme, la médiation du
Christ et les actes. En cet état, l’âme, absorbée dans une contemplation sans fin,
devenait indifférente même à sa condamnation éternelle, pour peu qu’elle la crût dans
les vues de Dieu, et y souscrivait avec une sorte de joie. On vit des dévots abandonner
tout commandement sur leur corps, et faire hommage à Dieu des désordres de leur vie,
comme de la plus absolue résignation à ses décrets. C’est ainsi que le fameux Molinos,
si longtemps vanté comme un prêtre consommé dans la direction, avait vécu vingt-deux ans
dans toutes les ordures, dit Bossuet, et sans se confesser. Il est vraisemblable que
pour beaucoup de ces mystiques, la doctrine n’était qu’une couverture pour des désordres
comme ceux de Molinos ; mais plusieurs s’efforçaient de bonne foi de réunir en eux la
bête et le saint.
Par ce peu que j’ai dit du quiétisme, on devine tout d’abord par quels côtés il dut
séduire Fénelon, et révolter Bossuet. Dès leurs premières années, le tour d’esprit de
ces deux grands hommes et la direction de leurs travaux les avaient comme préparés à
cette lutte qui tint pendant trois années toute la chrétienté attentive, et qui fut un
des plus beaux spectacles littéraires du dix-septième siècle.
Bossuet avait été saisi, dès ses premières études de théologie, de la suite de
l’histoire de la religion. Depuis lors, et dans tout le cours de ses travaux, il n’avait
pas séparé un moment les promesses divines de la suite et de la perpétuité de leur
exécution, ni la transmission du dogme de la transmission du gouvernement
ecclésiastique. Il était né, en quelque sorte, avec la vocation de défendre la tradition
catholique. Il avait d’ailleurs peu de goût pour cet autre ordre de traditions,
d’origine plus récente, dont se composait la religion secrète et intérieure des
parfaits ; et il avouait volontiers qu’il n’y était venu que fort tard, à l’occasion de
certains raffinements de dévotion qui, dans les derniers temps, s’étaient autorisés de
leurs expériences.
Fénelon, non moins attaché que Bossuet au fond de la doctrine catholique, mais né avec
un esprit ardent et subtil, qu’attirait toute recherche des choses rares et
inaccessibles, s’était senti de bonne heure entraîné vers les mystiques. Justifié
d’ailleurs par la tolérance de l’Eglise, qui, dans les choses douteuses ou
indifférentes, avait pour maxime de laisser aux esprits la liberté d’opinion, il s’était
attaché de préférence aux écrits des saints solitaires. Leur génie subtil ouvrait à son
esprit des horizons infinis, et leur vertu même devenait un piège pour son jugement, en
lui ôtant la crainte de s’égarer sur de si saintes traces. Ses études profanes
marquaient le même goût. A la différence de Bossuet, qui est plus latin que grec,
Fénelon est plus grec que latin ; et, parmi les auteurs grecs, il goûtait surtout
Platon, dans les écrits duquel il n’est pas malaisé de trouver tous les excès des
opinions idéalistes, et même le quiétisme, que Bayle y a découvert presque sans
paradoxe.
C’est dans cette disposition d’esprit qu’étant précepteur du duc de Bourgogne, il
rencontra la fameuse Mme Guyon. Cette dame avait de la beauté,
beaucoup d’esprit, et ce tour de piété que Fénelon admirait dans les mystiques : elle le
charma. Une amitié, d’autant plus dangereuse qu’elle était plus pure, donna à ce
commerce de spiritualité la douceur et la force d’un commerce de cœur, et fit peu à peu
de Fénelon le champion de Mme Guyon.
Toute cette histoire est bien connue. Mme Guyon avait consenti
d’abord à remettre tous ses papiers entre les mains de Bossuet ; elle avait reçu de lui,
avec l’absolution, la permission de communier. Tout à coup, elle sort de sa retraite et
recommence ses étranges nouveautés de la grâce, dont la plénitude était telle qu’il
fallait, selon ses paroles, « la délacer pour l’empêcher d’en crever. »
Elle professe de nouveau cet état passif « où Jésus-Christ même est un dernier
obstacle à la perfection d’un cœur qui reçoit Dieu immédiatement, dans le vide de
toute affection, de toute crainte, de toute espérance, de toute pensée
quelconque. »
Un poète du temps décrit cet état dans ce portrait plaisant de
Mme Guyon :
Dans un siècle où les schismes religieux étaient des crimes d’Etat, on ne s’étonne pas
que l’auteur de telles illusions fût enfermé à la Bastille, et qu’on ordonnât une
recherche de toutes les personnes suspectes de les professer. Mme de
Maintenon, qui d’abord avait goûté Mme Guyon à cause de son esprit
et de la pureté de ses mœurs, la sacrifia non pas, comme on l’a dit, aux ombrages de
Louis XIV, qui ne sut l’affaire que fort tard, mais à ses propres scrupules religieux,
éveillés et commandés par ceux de Bossuet.
La conduite que tint Fénelon est moins connue.
Sa bonne foi, les grâces de ses ouvrages, l’espèce de séduction que sa vertu, son exil,
une opposition au moins secrète au gouvernement de Louis XIV, ont exercée sur la
postérité, tout a concouru à jeter sur cette affaire une obscurité qui lui a tourné à
faveur. La vérité éclaircie ne rend pas Fénelon coupable, mais elle absout Bossuet.
Il y eut d’abord de fréquents entretiens entre Bossuet, averti par la rumeur publique
des progrès de la nouvelle spiritualité, et Fénelon, qui ne cachait ni son goût pour ces
doctrines, ni son amitié pour Mme Guyon. Les explications furent
pendant longtemps sincères et amicales. Bossuet n’avait pas de peine à pénétrer un homme
qui ne cherchait pas à se dérober. Loin d’ailleurs de l’aigrir, l’obstination de Fénelon
ne fit d’abord que l’inquiéter pour lui-même. Il se tâtait, dit-il, en tremblant,
craignant à chaque pas des chutes après celles d’un esprit si lumineux137. A
mesure que les entretiens, en serrant de plus près les choses, prirent le caractère de
conférences, il devint de plus en plus difficile de se mettre d’accord. Fénelon éludait
tout, atténuait tout. Les plus étranges paroles de Mme Guyon ne
l’embarrassaient pas ; elles venaient, selon lui, ou d’ignorance et d’innocence, ou du
défaut de précision, ou de ce qu’on les entendait dans un autre sens que leur auteur.
Rien n’était à admettre ni à rejeter tout à fait. Il fallait, répétait-il sans cesse,
examiner, éprouver les esprits selon le précepte de saint Paul. Où Bossuet voulait
décider, Fénelon ne voulait qu’expliquer.
Plusieurs mois se passèrent ainsi. Enfin Mme Guyon demanda et
obtint que ses écrits fussent examinés par Bossuet, par l’évêque de Châlons, et par M.
Tronson, supérieur du séminaire de Saint-Sulpice. Près d’une année y fut employée. Outre
les écrits imprimés et les cahiers manuscrits de Mme Guyon, il
fallait lire tout ce que Fénelon lui-même écrivait chaque jour sur la matière, soit
ardeur de conviction, soit pour détourner sur lui les coups qui menaçaient son amie.
Fénelon ne nommait point Mme Guyon. La nommer, c’eût été avouer
l’apologie : il espérait la sauver à la faveur de quelque proposition générale, qui eût
excusé implicitement des excès de parole ou de plume bien pardonnables à une femme. Il
accompagnait d’ailleurs ses envois de tant de marques de soumission, d’humilité et de
déférence, que ses juges, quoique épouvantés de ses éblouissements, ne pressaient rien,
persuadés qu’ils le ramèneraient. Il offrait de tout quitter, même sa place de
précepteur, à la seule condition qu’on lui montrât clairement par où il avait failli. Il
ne voulait qu’être convaincu ; comme s’il était possible de convaincre un homme de bonne
foi que trompent ses lumières et sa vertu !
Il fallait pourtant en finir. Bossuet et les deux prélats, ses confrères, se mirent
d’accord sur un certain nombre d’articles qui réglaient toute la matière, et ils en
dressèrent un formulaire auquel Fénelon fut invité à souscrire. Il disputa longtemps,
faisant des restrictions sur chaque article. A la fin, pressé par les prélats, il céda,
soit triomphe de la vérité chrétienne, soit effet d’un changement de fortune qui l’avait
rendu ou indifférent ou plus facile sur des choses de pure spéculation. Ce fut en effet
entre la rédaction et la signature de ce formulaire, que Louis XIV appela Fénelon à
l’archevêché de Cambrai. Depuis sa nomination jusqu’à sa consécration, cette facilité
persista. Bossuet, qui devait être son consécrateur, raconte dans la Relation que, deux jours avant la cérémonie, le nouvel archevêque, à genoux,
baisant la main qui devait le sacrer, la prenait à témoin qu’il n’aurait jamais d’autre
doctrine que celle de son consécrateur. Fénelon a nié ce fait ; il l’avait oublié : son
démenti ne peut prévaloir contre Bossuet déclarant vrai ce qui était si
vraisemblable.
Devenu archevêque, Fénelon changea de conduite. Bossuet avait expliqué dans un livre
les articles du formulaire138. C’était le détail authentiqué et le résumé de tout
ce qui avait été dit dans les conférences d’où ce formulaire était sorti. Le livre avait
été écrit de concert avec les deux prélats ; ils y donnèrent l’approbation
ecclésiastique. Il y manquait celle de Fénelon ; Bossuet la lui demanda. Fénelon refusa
de lire le livre. Certaines maximes de Mme Guyon y étaient,
disait-il, textuellement censurées ; souscrire à l’écrit de Bossuet, c’était se rendre
complice de la persécution dont cette dame était l’objet. Il y avait un autre motif que
sa vertu lui dérobait. L’archevêque de Cambrai ne voyait plus les choses du même œil que
l’abbé de Fénelon. Ce que le modeste ecclésiastique avait proposé, à titre de
restrictions discrètes, était devenu, pour le prince de l’Eglise, des dogmes dont il ne
pouvait faire le sacrifice à personne. Avant son sacre, il avait souscrit au
formulaire ; après son sacre, sa conscience l’empêchait de souscrire au
rédigé par Bossuet, d’accord avec ses collègues. Le fond n’avait pas changé ; l’abbé de
Fénelon n’était pas moins déclaré pour le pur amour que l’archevêque de Cambrai :
c’était la même opiniâtreté dans l’attachement au sens propre : mais, tant qu’il avait
eu à ménager sa fortune à venir, cette opiniâtreté s’était dissimulée à son insu, tantôt
sous d’humbles doutes, tantôt sous la promesse sincère de se rendre aux premières
raisons évidentes. Arrivé au faîte, toutes les grâces qui paraient sa résistance avaient
fait place à la sécheresse d’un refus offensant.
De ce refus date la guerre de deux années qui mit aux prises les deux plus grands
prélats de la chrétienté, et cette suite d’écrits admirés de ceux même que touchait
médiocrement la question théologique, et où l’avantage de l’orthodoxie n’est pas le seul
qui soit demeuré à Bossuet.
On s’explique sans peine comment on ne put, ni par persuasion ni par menace, arracher à
Fénelon un acte ou une parole qui condamnât Mme Guyon.
Si l’habit d’archevêque jetait un léger ridicule sur ce dévouement chevaleresque, nul
habit n’eût justifié une autre conduite envers une femme de mœurs d’ailleurs
irréprochables. Ce qui s’explique moins aisément, c’est que Fénelon se fût laissé
prendre aux illusions de cette femme. Je reconnais là celui que Louis XIV appelait
« le plus chimérique des beaux esprits de son royaume. »
Le chimérique
dominait dans cet esprit, d’ailleurs si lumineux et si net. C’est le chimérique qu’il
avait tout d’abord cherché dans la religion, en s’y attachant aux auteurs mystiques.
Cherchant aussi le chimérique dans la vertu, il ne s’était pas contenté de la pureté
laborieuse et militante des saints ; il voulait arriver à celle des parfaits, espèce de
saints qui ont échappé à la lutte par l’inaction ; ou plutôt, et n’est-ce pas là le
comble du chimérique ? il aspirait à réunir en lui tous les caractères et toutes les
dispositions, à être à la fois le docteur de la tradition et le mystique de l’expérience
propre, le chrétien actif et le parfait.
Doué d’une imagination tendre et d’une âme passionnée, dans une profession qui lui
interdisait de donner son cœur à aucune créature vivante, il ne trouva que Dieu qui lui
fit connaître la douceur d’aimer impunément. Encore craignait-il de se trop aimer
lui-même dans cet amour ; c’est ce qui lui fit imaginer cette étrange échelle de cinq
manières d’aimer Dieu, de cinq amours de Dieu, avec lesquels se combine, dans des
proportions décroissantes, un mélange d’intérêt propre, et dont le dernier est cet amour
entièrement désintéressé, sans espérance, sans crainte, sans alliage d’aucun sentiment
humain, qui forme le suprême état de perfection enseigné par les quiétistes.
Quand Fénelon rendit cette doctrine publique dans son fameux livre des Maximes
des saints, tout le monde s’écria que le quiétisme ressuscitait. Il fit
d’incroyables efforts de souplesse pour se tenir séparé des quiétistes, comme, avant
lui, les jansénistes pour se distinguer de Calvin ; mais il ne persuada personne. La
méthode même de son livre eût suffi pour le rendre suspect. Voulant faire voir le vrai
et le faux sur chaque point où le pur amour et le quiétisme pouvaient se toucher, il
avait placé, en regard de chaque proposition fausse et condamnable, la proposition qu’il
estimait vraie et autorisée par les parfaits. Mais tantôt les différences étaient si
imperceptibles qu’on pouvait douter qu’il en tînt sérieusement compte ; tantôt il
paraissait mettre tant de complaisance ou d’indifférence en exposant le faux, et si peu
de soin à le faire haïr, qu’on n’était pas persuadé qu’il lui préférât le vrai. Enfin,
par une illusion non moins singulière, dans un livre où il prétendait se distinguer des
quiétistes, Fénelon n’avait trouvé ni à blâmer, ni même à mentionner Molinos ; oublit
qui pouvait être interprété tout au moins comme le manque d’une répugnance présente et
forte. Mme de Maintenon, qui ne lui fut jamais malveillante, l’image
même du sens commun dans le grand siècle, disait, à l’époque où l’affaire se jugeait à
Rome : « Si M. de Cambrai n’est pas condamné, c’est un fier protecteur pour le
quiétisme. »
Tout le monde pensait comme Mme de
Maintenon.
Assurément, les deux doctrines ne se ressemblaient pas plus par le fond des intentions
que les deux hommes par le caractère et la vie. Selon Molinos, il faut aimer Dieu
jusqu’à souscrire à sa condamnation éternelle, si on la croit dans les desseins de
Dieu : d’où l’indifférence pour tous les actes qui, selon la tradition chrétienne, nous
rachètent de la condamnation, et pour l’espérance qui nous excite à les faire. L’amour
de Dieu sans actes, au sein du désespoir, était toute la religion des quiétistes
honnêtes gens. Pour les grossiers, outrant le raisonnement, ils se laissaient aller au
désordre, pour mériter du moins la condamnation à laquelle ils avaient souscrit. Le pur
amour de Fénelon n’excluait ni la confiance dans les promesses de béatitude éternelle,
ni les actes dont elle est le prix ; mais il les reléguait parmi les motifs inférieurs.
L’un abandonnait les actes comme inutiles ; l’autre les discréditait comme insuffisants
pour les parfaits. On sent combien, malgré leurs différences, les deux doctrines sont
près de se toucher.
Si ce n’était pas trop de l’esprit de Fénelon pour se jouer sur cette lame, ce n’était
pas assez d’une vertu ordinaire pour ne pas glisser du quiétisme des honnêtes gens dans
les désordres de Molinos. Certes, le commerce de Fénelon avec Mme
Guyon a été irréprochable : c’est le triomphe de sa vertu, qu’aucun de ses ennemis n’en
ait douté ; mais cette amitié même, que Bossuet eut tort de comparer à celle
qu’inspirait Priscille139 à l’hérésiarque Montan, ne condamnait-elle pas tout
d’abord la doctrine du pur amour, puisqu’il fallait à Fénelon, pour y raffiner tout à
l’aise, l’imagination ardente et l’esprit curieux et mal assuré d’une femme140 ? Et de
même qu’il avait besoin d’une force prodigieuse d’esprit pour se tenir suspendu sur
l’abîme du quiétisme, de même ne lui fallait-il pas la vertu des anges et des solitaires
pour garder la pureté dans une amitié avec une femme jeune et passionnée, qui empruntait
à la langue de l’amour humain tous les termes de sa spiritualité ?
Lui-même reconnaissait dans sa doctrine certains caractères qui auraient dû l’en
garantir, si la bonne foi et l’opiniâtreté ne l’eussent aveuglé. Le livre des Maximes, selon lui, n’était pas utile à tout le monde ; il ne convenait
qu’à certaines âmes, dans un certain état. Quelques personnes, il le confessait,
abusaient du pur amour et de l’abandon. « Je sais, écrivait-il à un ami, que des
hypocrites, sous de si beaux noms, renversent l’Evangile. » Comment donc
s’arrêtait-il là, et ne se faisait-il pas scrupule de fournir ces beaux
noms aux hypocrites ? N’est-ce point par les effets que se jugent les doctrines ?
Or quelles marques plus sûres du danger d’une doctrine que son inutilité pour le plus
grand nombre, et l’abus qu’en peuvent faire les hypocrites ?
Dans un moment d’impartialité et de calme, peut-être après sa soumission, il écrivait
d’une personne d’Arras, qui se croyait dans cet état particulier où, selon lui, la
doctrine du pur amour porte ses fruits : « On ne se trompe point quand on ne veut
rien voir et qu’on ne s’arrête à rien de distinct pour le voir, excepté les vérités de
l’Evangile. Il arrive même souvent que les lumières sont mélangées : auprès de l’une,
qui est vraie et qui vient de Dieu, il s’en présente une autre qui vient de notre
imagination et de notre amour-propre ou du tentateur, qui se transforme en ange de
lumière. »
Que dire de plus juste de cette corruption insensible qui fait
tourner les lumières mêmes en illusions et en mouvements de vanité ? Si je n’avais lu ce
passage dans Fénelon, je l’aurais cru de Bossuet.
Bossuet avait donc bien raison de se déclarer ouvertement contre la doctrine du pur
amour, et de la condamner pour les effets mêmes que, de l’aveu de Fénelon, elle
produisait chez certaines personnes. Le représentant du catholicisme, c’est-à-dire de
l’universel, devait repousser une doctrine à l’usage d’esprits de choix, d’âmes placées
dans un certain état, laquelle corrompait l’excellence même du christianisme, qui est
d’être la religion de tout le monde, des esprits de toute nature et de tout état.
L’amour pur substituait au christianisme populaire une sorte de christianisme de
conférences secrètes et mystérieuses, un christianisme de beaux esprits, faisant leur
nécessaire de ce qu’ils déclaraient n’être pas utile à tout le monde, et qualifiant
eux-mêmes leur piété de piété distinguée. C’était, en effet, leur
prétention de ne rien dire comme les autres, et la religion eut aussi ses Précieuses.
L’abbé de Chanterac, qui était du clergé et des amis de Fénelon, homme d’esprit et de
vertu d’ailleurs, écrivait que le crime de la doctrine était sa sublimité même, et que
le tort de Fénelon était cette plénitude qu’on prenait dans les apôtres pour de
l’ivresse.
Un préjugé fâcheux pour le pur amour, c’est qu’il avait pour partisans les jésuites,
qui avaient obtenu de Perrault qu’il effaçât de son livre des Hommes illustres
contemporains Arnauld et Pascal ; et qui, par dépit contre Racine, dont
l’archevêque de Paris empruntait la plume pour réfuter Fénelon, faisaient prononcer par
un de leurs régents une harangue latine sur ce sujet : Racinius an est
poeta ? an est christianus
141? Bossuet disait d’eux, même
dans le fort de la dispute : « Leur crédit n’est pas si grand que leur
intrigue. »
Il ne faut rien exagérer, ni rendre la pureté de Fénelon
responsable des excès stigmatisés dans les Lettres provinciales ; mais
c’était une mauvaise circonstance que d’être soutenu par une société qui avait toujours
subordonné la vérité de la doctrine à l’intérêt de la compagnie et qui favorisait toutes
les imaginations du sens propre, pour la prise que lui donnaient ces excès sur les âmes
faibles qui s’y laissaient séduire142.
Ce fut un autre tort de la doctrine du pur amour d’avoir pour champion le protecteur de
Pradon contre Racine, le duc de Nevers, qui avait loué les deux théâtres où se donnaient
les deux Phèdres, afin de remplir la salle où se jouait la pièce de
Pradon et de tenir vide celle où se jouait la Phèdre de Racine. Le duc de
Nevers défendit les Maximes des saints dans des vers aussi secs que les
doctrines de ce livre, aussi prosaïques que ceux de son protégé Pradon. Voltaire trouve
néanmoins du bien à dire d’un très médiocre portrait satirique que fit ce duc de l’abbé
de Rancé, le réformateur de la Trappe.
À la vérité, ce sont des vers de grand seigneur, et il y est mal parlé d’un moine :
double mérite aux yeux de Voltaire.
Fénelon avait en outre l’appui du P. le Tellier, qui laissa voir son inclination
jusqu’à entraver la publication du livre de Bossuet sur les États
d’oraison.
Cet appui était d’ailleurs secret. Sauf ce père, personne de marque dans l’Eglise ne
s’engagea ouvertement dans la cause du pur amour ; et Bossuet avait le droit de dire
dans sa Relation : « L’épiscopat n’a pas été entamé, et M.
l’archevêque de Cambrai ne peut citer pour son sentiment aucun docteur qui ait un
nom. »
Bossuet pouvait en citer plus d’un pour le sien, et parmi les plus
grands.
L’abbé de Rancé, Nicole, Racine, prirent la plume contre le pur amour. Nicole, qui
retrouvait les jésuites sous les quiétistes, avait réfuté ces derniers dans un livre où
Fénelon voyait « la plus implacable critique des mystiques. »
L’abbé de
Rancé, dans une lettre d’une modération et d’une clarté admirables, se prononça contre
l’archevêque de Cambrai, avec l’autorité que lui donnaient quarante années de solitude
employées à méditer sur la perfection chrétienne. Pour Racine, j’ai dit qu’il avait
prêté à l’archevêque de Paris une plume que guidait certainement la plus pure
conviction.
Presque tout le public éclairé se rangeait du côté de Bossuet, à Paris comme dans les
provinces. Il avait pour lui le savant abbé Nicaise, de Dijon, le correspondant de
Leibniz, qui, chose remarquable, attaquait les nouveaux quiétistes comme « ennemis des
belles-lettres143. » C’est à l’abbé Nicaise que Mlle de Scudéry, dont l’esprit valait beaucoup mieux que les livres, écrivait ces
paroles si sages : « Je ne veux point me mêler dans une dispute d’une matière si
élevée, et je me tiens en repos, en me bornant aux commandements de Dieu, au Nouveau
Testament et au Pater ; car je crois, ajoute-t-elle, qu’une prière
que Jésus-Christ a enseignée ne contient pas un intérêt criminel, quoique Mme Guyon la
regarde comme une prière intéressée ; ce qui renverserait les fondements du
christianisme. »
Un autre correspondant de l’abbé Nicaise, l’abbé Bourdelot,
lui écrit : « Depuis la Relation sur le quiétisme, M. de Cambrai
est tombé dans le dernier mépris, et l’on en veut mal à M. l’archevêque de Paris et à
M. de Meaux de l’avoir laissé faire archevêque, sachant tout ce qu’ils en savaient…
Tant qu’il n’a été question que du dogme, il partageait les esprits ; mais l’histoire
et les faits l’ont accablé. »
Il n’y a rien là que de vrai. J’en trouve une
preuve, entre beaucoup d’autres, dans la conduite de ce même Perrault, qui après avoir
par complaisance pour les jésuites, rayé de la liste des contemporains illustres les
noms d’Arnauld et de Pascal, vint offrir à Bossuet, après la Relation,
ses excuses et ses compliments.
Il parut durant cette querelle divers écrits en vers ou en prose ; le bon sens public y
donnait gain de cause à Bossuet. On en fit un recueil, où tout est à lire, même la
préface, dont certains passages sont d’une excellente plume, et qui traite d’ailleurs
Fénelon avec le respect qu’il méritait. « L’homme, y est-il dit, est vain jusque
dans ce qui le devrait le plus rabaisser et humilier. Il veut renchérir surtout, aller
au-delà de Dieu, s’il pouvait ; et, ne le pouvant pas, il veut raffiner sur la manière
de lui rendre le culte si simplement exprimé dans les Ecritures. »
Et plus
loin : « On s’élève et on se guinde à des subtilités abstraites et impraticables,
qui deviennent dangereuses par leur impossibilité même, et qui peuvent faire croire
que la religion dépend de nos idées et qu’elle en est le pur ouvrage. En voulant
n’être rempli que de la grandeur de Dieu et du Créateur, l’on néglige souvent de
réfléchir sur le néant de la créature, sur sa faiblesse et son impuissance, sur le
besoin qu’elle a d’être animée et soutenue par l’idée même de son bonheur, pour éviter
le désespoir de sa propre destruction144. »
La pièce la plus piquante du recueil, c’est une paraphrase du Pater
noster qu’on prête aux quiétistes. En voici trois couplets ; la paraphrase y est
en regard du texte :
Ne peut-être que votre
grâce :
Que je l’aie ou ne l’aie pas
,
Bossuet n’eut pas d’abord pour lui le roi ni Mme de Maintenon, ou,
s’il les eut, ce fut d’autorité plutôt que par penchant. « Il n’y a rien à en
attendre, écrivait-il à son neveu, que des choses générales dans l’occasion. »
Les jésuites étaient à la cour les garants de l’orthodoxie de Fénelon. Il avait l’appui
déclaré des ducs de Beauvilliers et de Chevieuse, dont il était l’âme, et le duc de
Bourgogne n’avait pas abandonné son ancien précepteur. Mais Bossuet finit par entraîner
tout.
Le plus considérable de ses partisans fut Leibniz. L’adhésion de Leibniz est d’autant
plus décisive qu’elle venait d’un protestant, et que bon nombre de protestants
favorisaient Fénelon, pour le schisme qu’il introduisait dans l’Eglise catholique, et
par inimitié contre l’historien des Variations. L’opinion de Leibniz sur
la querelle entre Bossuet et Fénelon est le jugement même de la postérité : il n’y a
rien à y changer.
D’abord, sur le premier bruit des préventions dont le livre des Maximes
est l’objet, il incline vers Fénelon comme vers l’opprimé, « Ne fait-on pas un
peu de tort à M. l’archevêque de Cambrai ? écrit-il à l’abbé Nicaise. Je me défie
toujours un peu du torrent populaire, et, toutes les fois que j’entends crier : Crucifige ! je me doute de quelque supercherie. »
Dès qu’il a
lu les écrits des deux prélats, il se range du côté de Bossuet. Il trouve excellents les
vers de Boileau sur le pur amour :
« Selon les apparences, pense-t-il, Mme Guyon est une
orgueilleuse visionnaire, et l’archevêque de Cambrai a été trompé par son air de
spiritualité. »
Enfin il approuve la conduite de Louis XIV faisant cesser la
dispute, et il loue jusqu’à la bulle du pape qui condamnait Fénelon. « Je suis,
conclut-il, prévenu pour deux choses : l’une est l’exactitude de M. de Meaux, l’autre
est l’innocence de M. de Cambrai147. »
Cette innocence n’est contestée de personne. Mme de Main tenon, qui
ne voulait point le perdre, en rend un beau témoignage. « S’il n’était pas
trompé, écrivait-elle, il pourrait revenir par des raisons d’intérêt. Je le crois
prévenu de bonne foi ; il n’y a donc plus d’espérance. »
Les bons esprits ne
doutaient pas plus de la bonne foi de Fénelon, que de l’exactitude de Bossuet. Pour
l’innocence de ce dernier, certaines gens en doutaient, disant tout haut que le livre
des Maximes eût été orthodoxe si Fénelon n’avait pas été précepteur du
duc de Bourgogne. Voici ce que leur répondait Bossuet : « Quant à ceux qui ne
peuvent se persuader que le zèle de défendre la vérité soit pur et sans vue humaine,
ni qu’elle soit assez belle pour l’exciter toute seule, ne nous fâchons pas contre
eux. Ne croyons pas qu’ils nous jugent par une mauvaise volonté ; et après tout, comme
dit saint Augustin, cessons de nous étonner qu’ils imputent à des hommes des défauts
humains148. »
Aveu d’autant plus noble que Bossuet semble reconnaître
comme possible, sinon confesser comme délibéré et volontaire, tout ce qui lui échappa
au-delà des droits de la polémique. Ma passion pour sa gloire ne va pas jusqu’à nier ce
qu’il y eut de trop pressant dans ses démarches à la cour de Rome, où il n’était que
trop bien servi par son neveu, homme opiniâtre, faisant bien plus les affaires de
l’influence temporelle de son oncle que celles de sa foi.
Ce sont les amis surtout et les proches qu’il faut accuser de ce qui fut employé
d’armes mauvaises dans ce mémorable combat. L’abbé de Chanterac du côté de Fénelon,
l’abbé Bossuet du côté de l’évêque de Meaux, sont coupables, l’un d’avoir caressé
l’orgueil secret que cachait à Fénelon sa piété même, l’autre d’avoir poussé Bossuet,
soit à livrer des secrets qu’il aurait dû tenir ensevelis, soit à conseiller l’emploi de
la menace pour arracher au saint-siège une prompte condamnation. Dans les débats des
esprits supérieurs, ceux de leurs amis qui ne les peuvent suivre jusqu’à cette sphère où
la vérité les domine invinciblement, et les détache de toute vue humaine, ne
s’intéressent qu’à leurs faiblesses et à leurs arrière-pensées, pour le profit qu’ils en
espèrent tirer. Il n’arrive que trop souvent, aux jours où l’attrait de la vérité
s’affaiblit pour les deux adversaires qu’excités par des seconds intéressés ou aveugles,
ils laissent pénétrer dans leur intelligence ces vues humaines qui se mêlent
insensiblement aux plus pures lumières.
Il ne faut donc pas s’étonner qu’il y ait eu des fautes commises de part et d’autre, du
côté de Bossuet par emportement149, du côté de Fénelon par cette habileté qui fut si prodigieuse
qu’elle fit mettre en doute sa sincérité, et que la magnanimité même de sa soumission,
après le bref du pape, fut interprétée comme l’action d’un habile homme. C’est encore
Leibniz qui en juge ainsi. « M. l’archevêque de Cambrai, écrit-il, s’est mieux
tiré d’affaire qu’il n’y était entré. Il en est sorti en habile
homme, et il y était entré sans penser aux suites qu’elle pouvait avoir150. »
Ce jugement est celui d’un homme de
génie, qui ne voyait pas de loin et d’en bas, comme la foule, la conduite de Fénelon,
avec l’illusion de la distance ; il la voyait de près, et pour ainsi dire de plain-pied,
par cette connaissance que les hommes supérieurs ont de leurs égaux. Il apercevait le
calcul jusque dans la soumission ; et ce noble mandement par lequel Fénelon faisait
connaître à ses diocésains la condamnation dont l’avait frappé le saint-siège, Leibniz y
voyait l’acte d’un habile homme.
Dix ans plus tard, dans une lettre au père le Tellier, confesseur de Louis XIV, qui
pensait à le remettre en grâce auprès du roi, Fénelon prouva combien Leibniz avait vu
juste. Parlant de sa condamnation et de la doctrine qui avait triomphé, il dit : « Celui
qui errait a prévalu ; celui qui était exempt d’erreur a été écrasé. » Il est vrai qu’il
ajoute, comme pour ne pas démentir le mandement de soumission : « Dieu soit
béni ! Je ne compte pour rien non seulement mon livre, que j’ai sacrifié à jamais avec
joie et docilité à l’autorité du Saint-siège, mais encore ma personne et ma
réputation. »
C’est toujours, et jusqu’à la fin, l’opiniâtreté qui persiste
sous la résignation, et une admirable vertu qui purifie et rend aimable toute cette
conduite.
Le combat de ces deux grands prélats est un des plus beaux souvenirs de l’histoire de
notre littérature. Chacun y déploya, outre les qualités propres à son génie, les
qualités de sa cause ; mais la supériorité fut pour celui qui défendait la bonne. Le
fameux livre des Maximes des saints, d’où naquit le scandale, parut avant
les États d’oraison de Bossuet.
Ce livre n’est qu’un recueil de propositions et de formules le plus souvent
inintelligibles, même pour le temps. « Je ne puis, disait M. Tronson, esprit
profond et grave théologien, je ne puis qu’estimer ce que j’y entends et admirer ce
que je n’y entends pas. »
Un style sec, quoique précis et facile, point
d’onction, rien pour le cœur ; des axiomes d’une théologie sans date et sans tradition ;
une piété qui ne prie ni n’espère ; nulle des qualités aimables de l’auteur de
Télémaque : tel est ce livre ; la cause de Fénelon avait gâté son
génie151.
Il n’en est pas de même du livre des États d’oraison. C’est un
historique vif et intéressant de l’origine et des progrès de la doctrine des auteurs
mystiques. Bossuet se donne d’ailleurs beaucoup de liberté dans des matières qui ne se
recommandaient ni de l’autorité des livres saints, ni de la parole de Jésus-Christ, ni
de celle des apôtres, ni des décrets des conciles, et dont la tradition remontait à
peine à quatre ou cinq siècles. Il avouait à Fénelon qu’avant ces disputes sur l’oraison
passive et le pur amour, il avait négligé les auteurs mystiques, dont les livres,
disait-il, ne sont bons qu’à demeurer « inconnus dans des coins de bibliothèque,
avec leur langage exagératif et leurs expressions exorbitantes152. »
Deux siècles auparavant, Gerson en avait parlé dans les mêmes termes, lorsqu’ayant à
surveiller les amants de Dieu de son temps, il qualifiait leurs
travers de « folies d’amants, ou plutôt folies de fous
153. » Bossuet, malgré son respect, n’épargne pas même les plus
saints, pour peu que leurs expériences ne se concilient pas avec la doctrine de
l’Église. Ni saint François de Sales, ni sainte Thérèse, ni le bienheureux Jean de la
Croix, ne peuvent prévaloir contre les principes et le bon sens. Il faut à Bossuet
« des expériences solennelles et authentiques, celles des prophètes, des
apôtres et des saints Pères qui les ont suivis, et non pas des expériences
particulières qu’il est difficile ni d’attribuer ni de contester à personne par des
principes certains. »
C’est ainsi que, dans cette matière, si au-dessus du
sens commun, il reste, comme en toute autre, attaché au sens commun, discernant ce que
ces subtilités cachaient de réel, et s’arrêtant toujours à la limite de l’intelligible.
Le chrétien conduit par un tel guide peut tenter impunément les expériences des
parfaits ; le curieux qui cherche la philosophie morale sous la théologie reconnaît,
dans les doctrines défendues par Bossuet, le cœur et l’esprit de l’homme mieux compris,
et, dans l’art qu’il met à les défendre, la méthode éternellement la meilleure pour
rechercher et exposer toute espèce de vérité.
Le livre de Fénelon parut un peu après celui de Bossuet ; il l’avait fait lire en
manuscrit à l’archevêque de Paris et à l’évêque de Chartres, qu’il essayait, en habile
homme (Leibniz a autorisé le mot), de séparer de l’évêque de Meaux. Ce fut une nouvelle
blessure pour Bossuet. On se cachait de lui ; on voulait le brouiller avec ses
confrères. Peu s’en fallut que Fénelon n’y réussît ; mais il ne sut pas user
discrètement de l’approbation des deux prélats ; ils la lui retirèrent avec éclat.
Pendant que Rome examinait ce livre avec la lenteur propre au saint-siège, la guerre de
plume commença. Les écrits s’échangeaient sans interruption entre les deux adversaires.
A Rome, on se disputait les juges par des traités ex professo écrits
en latin ; à Paris, on se disputait les lecteurs par des attaques et des répliques en
français. Quatre lettres de Fénelon, pleines de vivacité et d’esprit, mirent d’abord le
public de son côté. Il y atténuait tout ; il répandait de la grâce sur les arides
formules du livre des Maximes. Tous les esprits cultivés qu’il conviait,
par de si agréables avances, à prendre sa défense, lui surent gré de les rendre
compétents, par tant de précision et de clarté, dans une matière de théologie si ardue.
On admirait cet air de résignation et de candeur ; on se laissait prendre à ces offres
de soumission sous lesquelles perçaient l’opiniâtreté et l’assurance, à cette
sensibilité qui touchait les femmes. Une première disgrâce de la cour vint ajouter au
charme. Louis XIV avait relégué Fénelon à Cambrai. Le succès de ces lettres fit dire à
Bossuet : « Qui lui conteste de l’esprit ? Il en a jusqu’à en faire peur, et son
malheur est de s’être chargé d’une cause où il en faut tant. »
Pour lui, il
répondit avec sa vigueur et sa simplicité ordinaires, se renfermant jusqu’à la fin dans
l’exactitude, pensant plus aux juges qu’aux curieux. « Pour des lettres,
écrivait-il à Fénelon, composez-en tant qu’il vous plaira, divertissez la ville et la
cour, faites admirer votre esprit et votre éloquence, et ranimez les grâces des
Provinciales ; je ne veux plus avoir de part au spectacle que vous
donnez au public. »
Sauf quelques passages où perce l’aigreur contre la
personne, la polémique de Bossuet n’avait pas quitté le terrain des doctrines. Les
lenteurs du saint-siège, auprès duquel Fénelon avait de puissants amis, un premier
jugement où les voix s’étaient partagées, tant de raffinements nés de cette mauvaise
fertilité des esprits subtils, comme l’appelle Bossuet, lui donnèrent l’idée, je devrais
dire la tentation, d’en venir aux personnalités. L’impatience l’avait gagné. Il sentit
qu’il consumerait vainement tout ce qui lui restait de vie à poursuivre un adversaire
qui, par mille tours de souplesse, échappait à toutes les prises. Comment venir à bout
de cette opiniâtreté qui offrait sans cesse de se soumettre ? Comment amener à une
concession un homme toujours prêt à céder, disait-il, pourvu qu’on lui marquât avec
précision les endroits et les sens condamnables, et qui n’était jamais d’accord ni du
sens, ni de l’endroit qu’on lui marquait ? L’attaquait-on par le sens direct : c’est par
l’indirect qu’il se défendait. De quelque côté qu’on le prît, ou bien il n’avait pas dit
ce qu’on lui faisait dire, ou bien on ne lui faisait pas dire ce qu’il avait dit. Lui
opposait-on quelque endroit noté comme erroné : il y avait fait des correctifs auxquels
on n’avait point eu d’égard. Lui montrait-on qu’il s’était contredit en soutenant deux
propositions opposées et également absolues : l’une des deux, disait-il, ne devait être
entendue qu’au sens relatif. Ce n’était pas mauvaise foi : il n’est pas donné à la
mauvaise foi d’être si opiniâtre ; car, comme elle a pour mobile un intérêt, il suffit
d’un intérêt plus grand pour la faire céder ; mais la bonne foi d’un esprit subtil et
chimérique lasserait la raison du genre humain.
Quoi qu’il en soit, Bossuet perdit patience, et, passant des doctrines aux faits, il
publia la Relation sur le quiétisme, livre admirable, dont les belles et
faciles réponses de Fénelon ne purent affaiblir l’effet. Ce livre ruinait les doctrines
de l’archevêque de Cambrai, d’abord par les vrais principes, présentés de nouveau et
résumés avec une invincible exactitude, puis par les motifs secrets que Bossuet eut le
tort de révéler. On ne vit plus une question de dogme, mais un prince de l’Eglise, un
archevêque, un esprit supérieur, devenu le sectaire d’une femme que les plus indulgents
tenaient pour folle. Vainement, dans ses réponses, Fénelon prodigua la dignité et les
grâces ; sa générosité même se tournait contre lui ; car, en affectant de donner le nom
d’amie à Mme Guyon, il découvrait son illusion.
Si la charité eût alors parlé au cœur de Bossuet, il eût regretté d’avoir réduit son
adversaire à avouer un commerce qui ne pouvait être que coupable ou ridicule. A la
vérité, la vertu de Fénelon n’avait pas permis qu’il fût coupable ; mais la supériorité
de son esprit ne put faire qu’il ne parût ridicule. En tous cas, l’explication de sa
conduite dépendait du caprice des jugements humains ; et ce fut le comble du scandale et
de la disgrâce, que quelqu’un pût se croire le droit de douter de la pureté de
Fénelon.
On sait le dénoûment de cette affaire. Fénelon fut traité en vaincu ; on l’accabla dans
sa personne et dans ses amis. Louis XIV avait demandé à Rome l’examen des Maximes
des saints ; il finit par en exiger la condamnation. La bulle du pape vint
enfin frapper l’archevêque de Cambrai : il était prêt pour un triomphe décent comme pour
une défaite habilement supportée. Quoique le coup l’eût frappé au cœur, nul ne s’aperçut
qu’il était blessé ; et pareil à ce lutteur rhodien de son Télémaque, qui, renversé par le fils d’Ulysse, tâche encore de le mettre
dessous154, il sut faire à son
vainqueur un dernier tort de la grâce même avec laquelle il tomba.
Tout en reconnaissant que les armes n’ont pas toujours été bonnes, il faut dire que la
victoire a été juste. Juste théologiquement, elle a été juste et nécessaire si l’on
regarde les principes des deux contradicteurs, les conséquences générales de ces
principes pour la conduite de l’esprit, enfin le côté par lequel une lutte entre deux
des plus grands écrivains de notre pays peut intéresser notre littérature et notre
langue.
Le principe fondamental de Bossuet, c’est la tradition, le catholique, l’universel, le
nom. Le principe de Fénelon, c’est le particulier, et, s’il y a
tradition, c’est tout au plus une tradition d’hier ; c’est l’expérience personnelle, le
moi. Fénelon part du sens individuel ; Bossuet, du sens commun. Ces
deux principes sont également légitimes ; leur lutte incessante fait la vie des sociétés
humaines. Les révolutions ne sont autre chose que le combat, rendu sanglant par les
passions qui s’y mêlent, du principe du sens propre, d’où naît l’activité et
l’invention, et du principe du sens commun et de la tradition, d’où naît l’ordre, la
règle, la hiérarchie, l’esprit de conservation, si nécessaire pour contrebalancer et
pour contenir l’esprit d’invention. C’est pour ce grand combat que la Providence met au
monde, à certaines époques, des hommes supérieurs en qui se personnifient les deux
principes, et c’est parce que ce combat est nécessaire et inévitable que tout combattant
de bonne foi y est innocent. Mais comme il n’y a de combat dans ce monde que pour qu’il
y ait un vainqueur et un vaincu, toutes les fois que le principe du sens commun ne peut
pas vivre avec le principe contraire, il faut qu’il l’emporte. Le plus beau moment des
sociétés humaines est celui où une transaction est possible, et où le sens commun, qui
ne mérite ce nom qu’à la condition de ne rien exclure, s’enrichit des inventions du sens
propre, tout en lui faisant contre-poids.
Dans la querelle entre Bossuet et Fénelon, la transaction était impossible. Le sens
propre n’y apportait que les pires de ses excès, des subtilités à fatiguer
l’intelligence de théologiens comme M. Tronson, une piété qui paraissait inaccessible à
des solitaires comme l’abbé de Rancé. Il importait donc qu’il fût vaincu ; il
l’importait pour l’esprit français comme pour la religion. Orthodoxe dans la doctrine,
Bossuet ne le fut pas moins dans la méthode ; il eut pour lui, avec la gloire du bon
exemple, la supériorité du talent.
Dans cette admirable polémique Bossuet montre rarement la personne. S’il parle de lui,
c’est à titre d’évêque chargé du dépôt des âmes. On l’a accusé d’arrière-pensées de
rivalité : s’il en mérite le reproche, Dieu le sait ; mais il n’en paraît rien dans ses
écrits, où il semble porter la parole au nom de l’Église française, sans ménagement
mondain, mais sans colère. Bossuet ne songe pas plus à éviter le soupçon de jalousie
qu’à affecter les vains égards. Rien dans ses écrits n’est donné au désir de plaire ;
nulle affectation de candeur hors de propos ; point de ces inutiles marques de déférence
qui cachent le secret plaisir de colère avec lequel on porte les coups ; point d’éloges
excessifs prodigués à l’adversaire pour détourner l’accusation d’envie. Bossuet n’a pas
besoin d’exagérer le mérite de Fénelon, parce qu’il n’a pas peur de l’estimer. Tantôt
l’énormité de ses erreurs le révolte ; tantôt les prodigieuses ressources de ce talent
lui tirent des paroles d’admiration, qui ne sont pas de vaines atténuations du tort
qu’il entend bien lui faire par ses réponses. Les écrits de Bossuet sur le quiétisme
resteront le modèle de la polémique personnelle, puisque l’imperfection humaine veut
qu’il y ait de la polémique personnelle.
Pour le fond, Bossuet s’arrête où cesse la lumière. On ne l’embarrasse point par
l’autorité des saints mystiques. La tradition qu’on lui oppose étant récente, et de
tolérance plutôt que de discipline, la même raison qui se courbait devant les mystères,
et se faisait gloire de n’en pas pénétrer les obscurités vénérables, ne s’émeut point de
certains raffinements qui s’autorisent du nom d’un saint. Fénelon le poursuivait de
citations de saint François de Sales. « Pourquoi, répondait Bossuet, affecter de
répéter ces passages, et faire dire à tout le monde que le saint homme s’est laissé
aller à des inutilités qui donnent trop de contorsions au bon sens pour être
droites ? »
Et ailleurs : « Ce sont des expressions, et non des
pratiques. »
A-t-il d’ailleurs méconnu ou trop peu estimé les délicatesses de
la piété des contemplatifs ? Celui à qui l’abbé de la Trappe donnait raison contre
Fénelon ne peut être accusé d’avoir fait la part trop petite aux solitaires et aux
parfaits. Quoique plus sensible aux vérités de la foi populaire et du catéchisme obéi en
toute simplicité, il entrait volontiers dans les besoins des esprits qui cherchent un
commerce plus intime avec Dieu ; mais il ne voulait les suivre que jusqu’où sa vue
pouvait pénétrer. On l’a appelé l’aigle de Meaux ; si cette image n’est pas vaine, il la
faut entendre aussi bien de la force de son regard que de la hardiesse de son vol. Où
s’arrêtait ce regard, on pouvait douter qu’il y eût autre chose qu’illusion et
ténèbres.
Le défenseur du sens propre, Fénelon, est tout entier de sa personne dans ses écrits ;
il parle en son nom, il est le plus souvent toute sa tradition. Le moi, si haïssable même quand il est paré de tant de grâces, remplit sa polémique.
Le sens propre, l’expérience disent, en effet : Moi. De là vient
l’attrait tout particulier de ses écrits. On y voit tous les mouvements d’un homme d’un
esprit , qui défend, non une vérité transmise et universelle, mais des
idées particulières qu’il déclare d’un intérêt médiocre pour le plus grand nombre et
qu’il traite comme sa propre chose, les adoucissant, les atténuant, les modifiant par
des correctifs qui faisaient dire à Bossuet : « La vérité est plus simple ; et ce
qui doit si souvent être modifié marque naturellement un mauvais fond. »
Fénelon sait bien ce que les hommes admirent en lui ; c’est par là qu’il se fait voir.
On sent, dans sa controverse, ce désir de plaire, même à ses laquais, dont parle
Saint-Simon. Pourvu qu’il sauve la faveur de sa personne, sa cause est gagnée. Il semble
qu’il ne cherche qu’un succès personnel dans un débat de doctrine, et son ardeur à se
montrer sous un beau jour lui fait quelquefois oublier ce qu’il se doit à lui-même.
Croirait-on, par exemple, qu’un archevêque, un homme de cette vertu, un Fénelon, se
défende d’avoir menti ? C’est pourtant ce qu’il fait à satiété. Se borne-t-il du moins à
protester en termes généraux, comme il sied à un homme aussi au-dessus du mensonge que
le ciel est au-dessus de la terre ? Non. Il établit subtilement qu’il n’a pas pu mentir,
parce qu’il y aurait moins gagné qu’à rester vrai, comme s’il eût plus craint de passer
pour maladroit que pour menteur. C’est lui d’ailleurs qui prodigue à son adversaire la
déférence et l’admiration, ici par légèreté de plume et sans à propos155, ailleurs par calcul, et
pour rendre plus dangereux des coups portés d’une main respectueuse.
Je reconnais là les formes qu’affecte le sens propre, et je les note dans Fénelon,
parce qu’elles sont communes à toutes les opinions particulières. Il en est d’autres
encore plus caractéristiques : ce sont les protestations de docilité, de soumission
absolue. Son esprit en varie les tours à l’infini : offres de tout quitter, prière
réitérée qu’on ne le ménage point, et qu’on se dispense avec lui des respects humains ;
humbles instances pour qu’il y ait décision ; c’est trop peu : sommation qu’on en
finisse avec lui, promesse de se taire, de s’aller cacher, de faire pénitence ;
déclarations sans cesse répétées d’humilité et de petitesse : « Réglez-moi tout ce que
vous voudrez ; j’aime autant me rétracter aujourd’hui que demain ; traitez-moi comme un
petit écolier, etc. » Mais voyez le fond de toutes ces demandes de prompte décision : ce
sont autant de défis portés à ses juges de rien décider, car il ajoute : « Qu’on me
fasse voir clair ; qu’on précise, qu’on marque les termes » ; comme s’il n’avait pas
d’avance mille échappatoires pour se dérober aux décisions !
Encore un trait du sens propre : c’est d’adoucir le refus de ce qu’on nous demande en
offrant mille fois davantage. Fénelon est-il invité à faire le sacrifice de quelque
vaine proposition dans un ordre de vérités qu’il juge lui-même n’être pas utile à tout
le monde ? il offre d’aller au martyre, où personne ne songe à l’envoyer. Après la
rétractation de Mme Guyon et l’absolution qui la déclarait
innocente, on le prie de condamner, pour l’abus qui pouvait en être fait, certaines
maximes de cette dame. Ce blâme ne touchait plus son amie, puisqu’elle s’était
rétractée ; on le lui demandait non contre elle, car elle était réconciliée, mais dans
l’intérêt de ceux qui pouvaient s’y méprendre. Qu’offre-t-il ? De brûler Mme Guyon de sa propre main, et de se brûler lui-même ; ce qui fait dire à
Bossuet : « Il n’y a rien à brûler ici. »
On sourit de ces expressions, qui lui partent trop fréquemment pour que la sincérité
n’en perde pas de son prix : Je le signerai, je l’eusse signé, je suis prêt
à le signer de mon sang. Qu’y a-t-il donc à signer du sang d’un archevêque ?
Est-ce quelque vérité universelle ? Est-ce un de ces dogmes d’où dépend toute la foi ?
Nullement : c’est quelque définition du quatrième ou du cinquième amour, une chimère,
une subtilité dont son imagination a fait un dogme. On ne rencontre pas ces violences de
paroles chez le défenseur de l’universel ; loin qu’il tombe dans l’excès d’engager son
sang, il ne daigne pas même prendre acte de l’offre que Fénelon fait du sien.
Au reste, la victoire éclatante de Bossuet n’ôta pas à Fénelon ce à quoi il tenait
peut-être le plus, la faveur de la personne. Le Saint-Siège même, en le frappant, laissa
voir qu’il avait été sensible à ce grand art de plaire que relevait une vertu admirable.
Si l’évêque de Meaux resta maître des intelligences, l’archevêque de Cambrai resta
maître des imaginations.
La défaite de Fénelon fit cesser des écrits où la belle langue du dix-septième siècle
recevait de si graves dommages de cette spiritualité outrée, qui la chargeait de vains
mots et altérait sa pureté. En discréditant la fausse subtilité dans les matières de
théologie, Bossuet la fit suspecter dans toute espèce d’écrits, et il fortifia le
penchant de l’esprit français à n’admettre et à n’estimer que ce qui est simple et vrai.
Ce fut peut-être le fruit le plus réel de sa victoire ; car je doute que le quiétisme de
Molinos se fût établi en France, et qu’à défaut même des bulles du pape, il n’eût pas
suffi du ridicule pour détruire une secte de cyniques de dévotion.
A peine cette querelle terminée, le même homme qui venait d’abattre par de si nombreux
et de si vigoureux écrits une nouveauté dangereuse, entreprenait une discussion
pacifique avec Leibniz sur un projet de réunion entre les catholiques et les protestants
d’Allemagne. Dans la trop courte correspondance qui s’ouvrit entre ces deux grands
hommes. Leibniz montra beaucoup de savoir, d’habileté, de tact, et trouva tout ce que
peut suggérer de plus solide la défense du sens propre. Il voulait faire sortir du
concours de certains esprits de choix, s’appliquant à revoir et à refondre toutes les
doctrines, une certitude nouvelle. Il y mettait pour première condition qu’on déclarât
le concile de Trente au moins comme suspensif en ce qui regarde les protestants.
Bossuet, défenseur de l’universel, de la tradition, eut l’avantage de se passer des
petites raisons ingénieuses qui font suspecter la bonne foi. Aux subtilités de l’esprit
d’examen, il opposa l’antique consentement de l’Eglise représentée par la suite des
conciles ; à cette recherche laborieuse d’une certitude nouvelle, l’autorité de
l’antique certitude ; à la prétention de déclarer le concile de Trente suspensif,
l’irrésistible logique, qui, une fois ce concile mis à bas, pousserait les esprits
hardis à remonter aux conciles antérieurs, et de proche en proche, à infirmer la
tradition jusqu’aux sources mêmes de la foi. Et alors où serait la règle ?
Les premières lettres sont pleines de ménagements, il est beau de voir comment
s’abordent et se tâtent ces deux grands esprits. Peu à peu la dispute devient plus
serrée, sans pourtant s’envenimer. Leibniz garde jusqu’au bout le même ton ; comme si,
décidé d’avance à ne faire aucune concession, il voulait du moins ne se donner aucun
tort et se tirer honnêtement d’une médiation que son grand nom lui avait attirée.
Bossuet s’émeut non contre la personne, mais contre la diplomatie du sens propre ; il
s’impatiente à la poursuite de ces raisons qui toujours se dérobent et toujours
reparaissent. Au début il les traite civilement, comme des nuages que dissipera la
simple exposition de la vérité, puis, s’apercevant que ce qu’on lui donnait d’abord pour
de simples scrupules est tout le fond de la doctrine, et que ces nuages sont des
murailles, il force l’obstacle par la véhémence et l’autorité : « Laissez-nous
donc en place, écrit-il, comme vous nous y avez trouvés, et ne forcez pas tout le
monde à varier, ni à mettre tout en dispute. Laissez sur la terre quelques chrétiens
qui ne rendent pas impossibles les décisions inviolables sur les questions de la
foi. »
Quelques controverses sans éclat terminent la vie théologique de Bossuet.
Durant ces vingt années de lutte, n’avait-il donc pas trouvé un jour pour se
recueillir, et jouir de cette foi qu’il avait défendue avec tant d’inquiétude ? Faut-il
accorder ce scandale aux incrédules, que la foi de Bossuet fut la jalousie de l’autorité
dans l’évêque plutôt que la paisible et profonde habitude du chrétien ? Deux ouvrages
considérables (quoi donc ! après tant d’autres ?) démentent avec éclat ces insinuations.
Ce sont les Élévations sur les Mystères et les Méditations sur
l’Évangile, écrites, dans l’intervalle des querelles, pour les religieuses de
la Visitation de Meaux.
Les Méditations, composées avant les Élévations,
quoiqu’elles en paraissent la suite, exposent la morale chrétienne dans toute sa
profondeur et toute sa beauté. Les Élévations développent les dogmes du
christianisme, et dégagent ses mystères des seules obscurités qu’il soit permis à
l’esprit de l’homme de dissiper. Bossuet ne va pas plus loin ; il ne cherche pas à faire
voir clair aux autres là où il confesse et s’attribue à mérite ses propres ténèbres.
« Vous croyez, dit-il aux pieuses filles, que j’irai résoudre tous les doutes
et contenter vos désirs curieux. Je n’ai pas pris la plume à la main pour vous
apprendre les pensées des hommes. »
Quel sujet d’édification qu’un si grand
esprit avouant à de simples religieuses l’insuffisance de ses lumières, afin de contenir
leur curiosité ! Son imagination si puissante ne lui sert qu’à se rendre plus auguste
l’obscurité de ces mystères. N’en pouvant pas donner le sens, il en développe la beauté,
et il se tient pour content de sentir dans l’incompréhensible la toute-puissance divine.
Aux endroits les plus impénétrables il semble prendre la lyre de David, et il chante
comme enivré par cette nuit profonde, où il est si doux pour le chrétien d’abîmer
l’orgueil de son entendement.
Il avait réservé pour les Méditations tout ce qui concerne le détail de
la pratique chrétienne. Là il trouvait abondamment matière à ces peintures de la vie qui
remplissent tous ses écrits ; mais, écrivant pour des filles séparées du monde, il les
adoucit et les atténue, afin de les approprier à la chasteté de la vie cloîtrée, où l’on
ne voit le monde qu’à travers les efforts de détachement pour l’oublier. Lui-même semble
se faire solitaire pour préparer des lectures à des solitaires, et il prend sa part de
ce doux aliment qu’il accommodait aux loisirs inquiets du couvent.
Intéresser l’esprit de pieuses filles à tout ce qui dans la religion est sensible ; ne
point s’acharner aux choses inexplicables ; omettre les questions qui ne sont que de
l’école : voilà le plan de Bossuet dans ses Méditations. Au lieu de
subtiliser avec ces imaginations plutôt assoupies qu’éteintes, et de leur offrir une
sorte de mysticisme qui donnât le change à leurs passions surprises ; au lieu de
soulever les doutes en tâchant de contenter la curiosité, il s’en tenait à ce qui est de
foi, et s’appliquait à animer par des expressifs, variés, quelquefois par
des récits, l’histoire de l’établissement de la religion. Tantôt la morale vient à la
suite du ; tantôt elle s’y mêle, ne laissant voir des choses humaines que ce
que les religieuses pouvaient n’en pas regretter. C’était, avec l’intérêt si vif des
détails historiques sur la vie du Christ, leur religion dans sa simplicité, aussi loin
de l’orgueilleuse recherche de perfection qui dessèche les âmes que de la pratique sans
lumière qui les avilit.
C’est dans le même esprit que sont écrites toutes ses lettres spirituelles, et en
particulier celles qu’il adresse à la sœur Cornuau, qui sont à la fois si indulgentes
pour les scrupules solides de cette religieuse et si sévères contre ses illusions.
Si je me suis étendu si longuement sur le génie et les ouvrages de Bossuet, mon excuse
est dans la douceur irrésistible qu’on trouve à penser sur un si grand sujet ; outre
qu’il est impossible de ne pas lui faire la plus grande place dans une histoire de la
littérature française, pour peu qu’on la lui fasse proportionnée. S’il paraissait au
lecteur que je n’en ai pas trop dit, ce serait une preuve que je n’en aurais pas dit
assez.
Il y a deux esprits français, ou plutôt deux faces distinctes de cet esprit. L’une
regarde les hautes vérités de la métaphysique chrétienne et de la loi morale qui en tire
son autorité ; l’autre est tournée du côté de la vie habituelle et des vérités
familières du sens commun. Ces deux ordres de vérités, comme deux fleuves sortis de la
même source, qui se côtoient, non sans mêler quelquefois leurs eaux, se transmettent et
se personnifient dans deux lignées d’écrivains toutes les deux douées admirablement,
mais dont l’une semble avoir été avantagée. Bossuet, Voltaire, sont les représentants
les plus éminents de ces deux branches de la même famille ; et Bossuet, en particulier,
a été le plus avantagé parmi ces aînés du génie. Ce n’est pas à dire que Bossuet ait
dédaigné les vérités familières ; j’ai même fait remarquer que là où sa matière les
appelle, loin qu’il les dédaigne, il en reçoit sa forme. De même Voltaire s’est plus
d’une fois élevé vers les vérités du premier ordre, mais sans s’y arrêter, et peut-être
sans s’y plaire ; car la recherche de ces vérités suppose un besoin ardent d’y croire,
et une foi vive dans la source suprême d’où elles émanent. Voltaire a bien voulu
protéger certaines d’entre elles, mais y croire par la foi et s’y dévouer, il ne l’a pas
pu. Aussi ne les regarde-t-il que comme des dogmes qui peuvent tenter le poète par leur
beauté, mais qui éloignent le philosophe réformateur par les périls qu’ils font courir à
l’indépendance humaine, et par les abus qu’ils ont servi à autoriser.
Dans cet ordre de vérités supérieures et spirituelles, Bossuet ne s’est jamais laissé
égarer par la spéculation, qui sur ces hauteurs peut donner des vertiges ; et, puisque
j’ai nommé celui de nos grands écrivains à qui la voix publique, dans notre pays, donne
entre tous le mérite du bon sens, Voltaire n’en a pas plus dans son ordre que Bossuet
dans le sien.
C’en est une marque incomparable, qu’ayant les qualités qui peuvent pousser un homme à
toutes les témérités de l’invention, un esprit hardi, fécond, dominateur, une subtilité
à embarrasser un saint Augustin, une imagination à donner un corps et des couleurs à des
ombres, il se soit rangé tout d’abord, comme le plus humble du troupeau, à la discipline
commune, à la tradition. Hors de là il n’imagine rien. De même que Montesquieu,
cinquante ans plus tard, et peut-être à l’exemple de Bossuet, au lieu de rêver une
nouvelle république de Platon, se contentait de donner les raisons de durée de toutes
les législations et de tous les gouvernements, Bossuet se borne à comprendre le grand
établissement de dix-sept siècles, et à développer la chaîne des raisons de bon sens qui
l’ont fait durer. Faire quelques pointes téméraires dans l’interprétation du dogme ;
aller s’aveugler à son tour, comme certains mystiques en voulant pénétrer
l’impénétrable ; jeter de la pâture au doute, il n’en fut pas tenté un moment. C’était
en ce temps-là l’écueil de tout esprit supérieur faisant de sa foi son travail : Pascal
y avait usé sa tête et sa vie ; Fénelon s’y était desséché. Il y a eu bien des jours
perdus dans ces deux précieuses vies, pour étonner l’esprit humain de ce qu’il peut
avoir d’audace et d’impuissance. Qui pourrait dire que Bossuet ait perdu un seul
jour ?
L’histoire des lettres n’offre pas un plus grand exemple de ce que peut tirer de force
un écrivain supérieur de son obéissance à quelque grand principe, à une foi, soit
religieuse, soit politique. Voilà quarante volumes sortis de la plume de Bossuet, et pas
un seul qui ne soit ou quelque exposé du dogme, catholique, ou quelque historique de sa
tradition. Quelle variété pourtant, et quel intérêt de lecture, même pour un esprit
indifférent, pour peu qu’il ne le soit pas au spectacle d’un homme de génie qui courbe
sa tête au niveau de celle d’un petit enfant, sous la plus sublime loi morale qui fut
jamais ! Il est vrai que cette tradition à laquelle il a voué sa vie. embrasse tout ce
qui est du domaine de la pensée : religion, histoire, gouvernement, et tout l’homme dans
ses rapports avec les autres et avec lui-même. Mais, par cet exemple de Bossuet, les
petits mêmes auxquels Dieu n’a pas refusé une part de la raison ni un rayon de talent
pour la communiquer aux autres, apprennent combien on est plus fort, plus libre, plus
varié, par la croyance et l’obéissance à quelque principe supérieur, que par les
caprices d’un esprit qui ne croit qu’à lui-même et qui s’estime plus que la vérité.
Il n’y a pas non plus d’exemple d’un écrivain qui ait eu plus souvent et plus
naturellement raison. Bossuet tombe toujours sur le vrai, dans quelque voie qu’il le
cherche. Il n’y a pas de débat ni d’hésitation ; les bonnes raisons viennent à lui
toutes seules, tandis qu’à tant d’autres elles viennent mêlées de mauvaises. Aucune ne
lui apparaît à demi ; point d’à peu près. C’est de Bossuet que ce principe est vrai :
qu’il n’y a qu’une seule façon de dire une chose, qui est cette chose même. De là la
satisfaction continuelle et égale qu’on éprouve à le lire, parmi d’autres plaisirs de
goûts plus vifs et divers, selon les beautés qui se détachent de ce fond de justesse et
de raison. On suit le grand docteur comme Dante suit Virgile, pas à pas ; on l’écoute
sans défiance, dans un complet abandon, oubliant la réserve qu’on a faite de son
indépendance en entrant dans cette étude ; et, alors même que l’on remporte ses doutes,
il est admirable qu’on ne trouve pas faux ce qu’on n’a pas trouvé concluant.
La plupart des hommes de génie donnent quelque avantage sur eux, même aux plus humbles
de leurs lecteurs, soit parce qu’ils s’emportent dans leurs vues particulières, soit par
je ne sais quel air de vouloir arrêter la raison humaine où la leur s’est arrêtée. Mais
cet avantage d’un moment nous inquiète et nous gêne plus qu’il ne nous flatte. On n’a
pas cet embarras-là avec Bossuet ; on ne songe pas plus à se défendre qu’à prendre
avantage. Si l’on n’est point persuadé, ce n’est pas que la chose qu’on lit, au moment
où on la lit, paraisse fausse, ni qu’on soit choqué par un sophisme ou troublé par une
subtilité ; on garde son doute, parce que la raison d’un temps n’est pas toujours celle
de tous les temps. Là où Bossuet a manqué, c’est de l’humanité, et non d’un homme en
particulier. Il n’y a eu ni chute par trop d’ambition, ni mauvaise foi, ni erreur de
jugement, ni une volonté libre à qui la passion aurait fait prendre le faux pour le
vrai ; il y a eu l’impossible. Si je résiste à Bossuet, c’est pour obéir à Dieu.
J’ai indiqué sur quels points le temps, qui est le champ dans lequel Dieu travaille, a
donné tort à Bossuet. Il s’est trompé quand il a cru le protestantisme incompatible avec
de grandes sociétés réglées et prospères, il s’est trompé quand il a vu l’idéal des
gouvernements dans la royauté absolue, tempérée par des lois fondamentales. La faiblesse
des plus grands esprits, c’est de vouloir être prophètes. Bossuet n’y a pas échappé. Il
est invincible dans ses prémisses, mais les desseins de Dieu ont déjoué, dans la
conclusion, celui qui en avait si bien marqué la suite dans l’histoire du
christianisme.
Il n’est pas plus donné aux hommes de génie de régler d’avance que de prédire les
formes des sociétés. Ils peuvent conclure de certaines causes certains effets
invinciblement : ils connaissent l’homme, ils tiennent notre cœur dans leurs mains ;
mais ce que pensera l’individu, comme membre d’une société à venir, ils l’ignorent, et,
s’ils le prédisent, ils risquent d’être faux prophètes. Le même fond de vérités
générales sert dans les mains de Dieu à former et à faire subsister les sociétés les
plus diverses ; mais il réserve pour lui seul ce travail, et les hommes de génie
eux-mêmes y sont employés comme matériaux. Leur gloire est de rendre immortelles par
l’expression les vérités fondamentales qui servent comme d’assises à toutes les
sociétés, quel qu’en doive être le couronnement. C’est ainsi qu’ils aident à
l’accomplissement de ce qu’ils n’ont pas prédit, et qu’ils ne cessent pas d’avoir
raison, même en ayant tort. Et pour en finir avec Bossuet, je cherche qui nous a fourni
plus de lumières pour connaître le sens des grands changements qui devaient lui donner
un démenti, et pour comprendre la forme nouvelle qu’il a plu à Dieu d’imprimer, après
dix-huit siècles, à l’édifice de la société chrétienne.
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