§ Ier. Pourquoi rien n’a péri dans les Fables de la
Fontaine. — § II. De la fable, et de son attrait particulier. — Des fabulistes français
aux treizième et quatorzième siècles. — De la fable dans Ésope et dans Phèdre. — § III.
De la forme que La Fontaine a donnée à la fable. — § IV. De la morale dans les
Fables de La Fontaine. — § V. Il est le plus Français de tous nos
poètes. — § VI. Le plus inspiré des anciens. — § VII. Le poète qui a eu le plus de goût.
— § VIII. Des Contes de La Fontaine et de ses autres poésies.
Le dramatique était son tour d’esprit. Tous ses ouvrages, pour ne parler que des excellents, sont des récits en action. Le sujet est le même que dans les pièces de Racine et de Molière : c’est l’homme tel qu’il est. Le plus rêveur en apparence des poètes de ce temps-là ne rêve jamais. La rêverie, comme genre, est inconnue au dix-septième siècle. Il s’en glisse quelquefois dans les charmants récits de La Fontaine ; c’est comme une volupté de sa pensée, à laquelle il se laisse aller un moment ; mais bientôt il reprend son récit ; le poète ne s’est regardé un moment que pour mieux voir dans le cœur d’autrui. Le petit théâtre de La Fontaine a été plus heureux que celui de ses deux amis ; rien n’en a passé de mode, rien n’en a péri. Si cette scène est plus humble, elle n’est point sujette aux servitudes théâtrales. On n’y voit pas la part du métier ; il ne s’y trouve point de confidents pour donner la réplique, points de longs monologues pour l’acteur populaire. L’amour n’est pas forcé d’y affecter la forme passagère qu’il reçoit des mœurs, du tour d’imagination de l’époque, ou de l’exemple du prince ; il n’y est ni pompeux ni raffiné. Le fabuliste n’excite ni le gros rire, où il entre un peu de mode, ni les larmes, qui sèchent si vite. La raison seule y sourit ou s’y attendrit. La Fontaine a senti aussi vivement qu’aucun de ses contemporains les grandeurs de son époque, mais il n’a été dupe ni du grandiose ni de l’étiquette. Ses mœurs, non pires que celles des autres, mais qu’il ne prenait pas soin de cacher, soit paresse, soit qu’il trouvât innocent ce qu’il ne sentait pas le besoin de dissimuler, ses mœurs lui rendirent ce service, qu’en le faisant écarter de la cour elles lui conservèrent son naturel. Personne ne fut moins courtisan, quoiqu’il n’eût pas demandé mieux que de l’être. Ce n’était ni fierté de caractère ni timidité du génie ; ce fut sa toilette négligée qui le sauva. La Fontaine à la cour en eût pris les airs, par facilité d’humeur et par imitation. N’avait-il pas été bel esprit un moment à la cour de Fouquet ? Il est fort heureux qu’on ne l’ait pas trouvé d’assez bonne compagnie. Il y a gagné une physionomie à part, dans cette galerie de si nobles portraits. Aussi, tandis que dans les œuvres de ses deux amis la critique peut compter plus d’une partie séchée, tout vit, tout est toujours vert dans La Fontaine. Tel passage qui provoquait le gros rire dans les pièces de Molière n’émeut plus notre parterre ; il rira plutôt d’un jeu de mots dans le goût de notre temps, d’une pointe, de quelque phrase de grand style mise dans la bouche d’un niais. De même, si la partie romanesque ou de galanterie noble, dans le théâtre de Racine, n’est pas tout à fait morte, grâce aux accents pathétiques que le cœur du poète y a mêlés, elle est du moins fort refroidie. Et ce qui prouve que ce n’est pas notre faute, mais celle du poète, ou plutôt du tour d’esprit qu’il subissait, c’est que, dans ces parties refroidies ou mortes, les idées communiquent leur fragilité à la langue. Quand Racine parle de son fond, sa langue est de diamant ; quand il parle selon l’étiquette contemporaine, il est terne, effacé ; il manque de fermeté et de précision. Pour Molière, la galanterie de la cour ne l’inspire guère mieux, et le français n’est là ni de tradition ni de génie. Il choque moins pourtant que dans la bouche d’un Mithridate, d’un Achille, transformés par moments en doucereux de la cour de Louis XIV. C’est là une des causes de la popularité de La Fontaine, la plus grande popularité littéraire des temps modernes, et certainement de notre pays. Unique dans son genre, en France comme en Europe, il n’a point excité de disputes. Tout le monde l’accepte : la multitude, sans en raisonner, par le doux et irrésistible empire du vrai sous l’habit le plus simple ; les doctes et les poètes, parce que ses exemples n’accablent personne. On le met à part : l’idée de disputer à La Fontaine le prix de son art, ou même de se faire compter après lui, n’est venue à personne, pas même aux gens d’esprit qui se sont crus fabulistes. Toutes leurs préfaces demandent pardon d’avoir osé faire des fables après la Fontaine. Pour les grands auteurs dramatiques, on n’est pas d’aussi bonne composition ; on ne se rend pas après Corneille, Racine, Molière ; on a imaginé des théories qui permettent de faire mieux, ou tout au moins de tenter autre chose. La Fontaine n’est d’aucune école. On a essayé d’en faire un des pères d’une école française plus libre et d’une poésie plus naïve ; je n’y veux voir qu’un hommage un peu détourné à cette gloire aimable et chère, entre coûtes, à notre pays. Il y a des plus grands noms que celui de La Fontaine : ce sont les noms de fondateurs qui ont créé à la fois un art et une langue. Homère, Dante, Shakspeare, Corneille, ces pères de l’art antique et de l’art moderne, sont de plus grands hommes. Ils ont vu les choses humaines de plus haut ; ils sont plus admirés, ils sont moins populaires que la Fontaine. La foule sait confusément ce qu’elle leur doit ; les doctes seuls et les esprits très cultivés vont s’en instruire dans leurs livres. La Fontaine est le lait de nos premières années, le pain de l’homme mûr, le dernier mets substantiel du vieillard. Nous avons bégayé ses fables tout enfants. Devenus pères, en les faisant réciter à nos fils, nous nous étonnons d’y trouver de graves plaisirs pour notre âge mur, après y avoir pris un si vif intérêt dans notre enfance. C’est le génie familier de chaque foyer ; il nous fait aimer cette vie sans nous cacher une seule de ses misères. Il connaît nos plus secrets, nos plus immuables instincts ; il sait ce que nous pouvons porter de joie et de peine. Sans nous rudoyer jamais, il nous avertit ; s’il nous gourmande, c’est du ton de notre conscience, dont il connaît tous les ménagements pour nous. Il réconcilie chacun avec sa condition. Il n’y a de plus populaire que le livre de la religion. Celui qui n’a que deux ouvrages dans sa maison a les fables de la Fontaine. J’ai indiqué une des causes de cette popularité. Il y en a de plus sensibles pour tout le monde : le genre même de la fable, la forme que La Fontaine lui a donnée, la place qu’il y fait à la description, la perfection de son goût, sa langue, le caractère de sa morale.
« une comédie à cent actes divers », c’était la créer. La fable appartient à La Fontaine comme la comédie à Molière : l’idée en est venue après la chose. Tâchez donc de penser à la fable sans rencontrer La Fontaine ! Il n’est pas d’ouvrages de l’esprit où notre diversité infinie de goûts ne trouve quelque chose à désirer ou à regretter : Molière même n’a pas contenté tout le monde. Il s’est vu des délicats, Fénelon, par exemple, à qui l’art du Misanthrope et du Tartufe a laissé des scrupules. Faut-il croire que La Fontaine a trouvé des censeurs ? Je ne parle ni de Lessing, ni de l’Allemagne : c’est un pays d’où il nous est venu des attaques même contre Molière. L’idéal effarouche des esprits jaloux d’une liberté de spéculation illimitée ; ils s’en défient comme d’une règle. C’est par la forme dramatique que La Fontaine plaît si universellement. Comme il n’est pas de plaisir d’esprit plus vif que celui du théâtre, le livre qui nous donne quelque image de la scène est sûr de nous attacher. Le recueil de La Fontaine est un théâtre où nous voyons représentés en raccourci tous les genres de drame, depuis les plus élevés, la comédie et la tragédie, jusqu’au plus simple, le vaudeville. Les lecteurs sont spectateurs, et toutes les émotions qu’on éprouve au théâtre, la fable nous les donne en petit ; émotions douces, en deçà du rire et des larmes, quoique telle fable gaie nous fasse plus que sourire, et que plus d’un visage se soit mouillé en lisant les Deux Pigeons. La curiosité est tenue en éveil par les incidents, dans la fable comme dans le drame. Les événements y sont plus réduits, les passions s’y précipitent plus vite, les discours y sont moins longs ; mais cette loi du drame, qui, par des routes plus ou moins détournées, fait arriver chacun à ce qu’il a mérité, y est observée exactement, et l’on goûte à la fois un plaisir de surprise en la voyant contrariée, un plaisir de raison quand elle s’accomplit. Il est cependant telle de ces petites pièces dont le dénoûment nous laisse une impression de mélancolie, parce que le bien y a le dessous. Je ne vois là qu’une ressemblance de plus avec la vie. C’est pour réparer les échecs du bien dans ce monde, qu’après la justice des événements humains, d’où le drame tire son principal intérêt, il en est une autre pour toutes les iniquités impunies, en laquelle l’homme croit et espère. La forme dramatique n’est pas la seule dont se serve La Fontaine. Il craindrait qu’on ne s’en lassât ; ou plutôt, il en change par plaisir. Plus d’une fable n’est qu’un récit sans interlocuteur et sans dialogue. D’autres sont mélangées de description et de récit. Souvent le poète intervient de sa personne, comme un auteur qui interromprait les comédiens pour dire son avis sur la pièce : il s’amuse de ses propres inventions ; il se met lui-même en scène ; il sourit ; il se plaint doucement : il regrette les années qui s’envolent. Que ne lui passerait-on pas ? Il a rendu le moi aimable. C’est du caprice ; mais ce caprice se montre si à propos et si en passant, qu’on est tenté de le prendre pour une des lois du genre. Tel est le privilège du génie ; la physionomie même par laquelle le génie est une personne, l’humeur, l’abandon, y paraissent armant de conditions du genre. A des formes si variées l’uniformité d’un mètre unique n’eût pas suffi. La Fontaine y emploie des vers de toutes les mesures. C’est en ce point surtout qu’il s’est montré oseur. Je ne sache pas, avant lui, d’ouvrage populaire écrit en vers de tous les mètres. L’histoire littéraire en trouverait peut-être quelque échantillon médiocre dans des recueils ignorés. A l’époque où La Fontaine composa ses premiers poèmes, l’usage était d’écrire chaque ouvrage en vers, petits ou grands, soit dans la même mesure, soit en strophes formées symétriquement de vers inégaux. La Fontaine devait imaginer un mètre particulier pour ses fables. Ce mètre est une combinaison de tous les autres, libre mais non capricieux, et distribuée avec un goût exquis. Le premier ouvrage où l’on en vit l’effet fut sa Joconde. Boileau, qui se fit le champion de l’aimable chambrière, loua dans la pièce, « outre ce je ne sais quoi qui nous charme, et sans lequel la beauté même n’aurait ni grâce ni beauté65 », la hardiesse de La Fontaine à rompre la mesure. Il l’entendait non seulement des libertés que celui-ci prend avec la césure en la transportant à tous les pieds du vers, mais de cette diversité des mètres par laquelle le vers s’adapte à toutes les allures de la pensée, et se moule en quelque sorte sur chaque sujet. Voilà sans doute un des plus grands charmes de La Fontaine. Le vers s’allonge ou s’accourcit non pas au hasard, mais d’après des convenances très délicates. Pour une description, pour un tableau, pour un récit où les événements n’ont pas à se presser, c’est d’ordinaire le grand vers de douze syllabes. L’esprit se prête alors à sa pompe et se met à son pas. Dans le dialogue, dans le récit pressé, ou quand le poète y jette quelque réflexion, ce sont tous les mètres alternativement, mais sans confusion : l’alexandrin, en général, pour les choses importantes ; le petit vers, pour les indifférentes ; les vers de deux syllabes, si vers il y a, pour finir le sens. On croirait qu’un dessein profond a coupé ou allongé ces vers, et il est telle fable qui supporterait cette analyse effrayante. Mais ne raffinons pas. La Fontaine n’a pas dû, pour chaque vers, chercher le rapport de la pensée avec la longueur du mètre. Plus d’un vers s’est présenté tout fait à son esprit dans l’inspiration, petit ou grand, à la place où il convenait, et il est allé s’y mettre de lui-même sans que le poète l’eût d’abord mesuré. Tout a contribué à cet arrangement, l’instinct, le goût délicat et rapide, le dessein, l’humeur, tout, sauf la paresse ; car on sait que, pour aimer beaucoup le dormir et le rien-faire, La Fontaine ne se ménageait pas au travail ; sa paresse, dans l’intervalle de ces charmants chefs-d’œuvre, pourrait bien n’avoir été que du repos bien gagné. La Fontaine n’a pas seulement connu notre fond, il a su de quelle manière et dans quelle mesure nous sommes attentifs. Les autres poètes, soit dessein, soit par la loi de leurs genres, semblent vouloir exciter l’attention ou la tenir éveillée : lui, se soumet à tous ses caprices. Nous ne savons pas s’il nous mène ou s’il nous suit. Il n’y a pas de poésie humaine qui nous donne plus d’aise, qui nous enveloppe plus doucement, qui nous domine plus en paraissant nous obéir. Il est vrai qu’il n’y a pas de genre d’ouvrage qui s’accommode mieux que la fable à notre humeur de chaque moment. On ne lit pas une tragédie dans toute disposition d’esprit, ni même une comédie, quoique nous y soyons plus souvent prêts qu’à la tragédie. A quel moment la fable n’est-elle pas la bienvenue ? Nous savons ce qu’elle va nous demander. Elle nous laissera où elle nous a pris. C’est une distraction bonne en toute occasion, et qui ne donne pas, même aux plus paresseux, la peur d’avoir à apprendre quelque chose ; le profit ne s’y annonce pas, il s’y glisse sous le plaisir. Les autres genres nous tendent plus ou moins l’esprit ; c’est même là leur propriété et leur puissance. Mais si cette ardeur d’attention est trompée, qu’il est à craindre que l’esprit trop tendu ne revienne sur lui-même avec déplaisir ! La fable ne nous fait pas courir ce risque ; elle ne prétend que caresser notre esprit, et, en quelque disposition qu’elle le trouve, elle se garde bien de l’y troubler. Ce lui est même une bonne chance d’avoir affaire à un lecteur nonchalant : elle est bien sûre de s’en faire un ami, en occupant sa paresse sans le déranger. Est-ce bien de la fable que je parle, ou de La Fontaine ? Le genre et le poète se confondent. Quand je crois analyser le genre, c’est le poète que je contemple.
Mme de Thiange intervint ; La Fontaine se débattit d’abord :
Bientôt il céda, et fit sa paix avec Lulli. Une autre fois, La Rochefoucauld, l’auteur des Maximes, lui donne un sujet de fable. Il y fallait être dur pour les gens ; il s’agissait de peindre l’espèce de méchants auxquels ressemblent ces chiens de village qui se jettent sur les chiens étrangers, et qui,
La Fontaine n’a réussi qu’à demi. Cette fable des Lapins, malgré des traits charmants, est de ses plus faibles ; outre qu’on ne s’attend pas à y voir le peintre et l’ami des lapins à l’affût sur un arbre,Tous accompagnent ces passants
Ce jour-là, La Rochefoucauld l’a gâté. Il le met de mauvaise humeur contre les hommes, et il lui donne la malencontreuse idée de nous apprendre qu’en temps de chasse ses plus aimables bêtes avaient sujet de le craindre. Je me figure volontiers Boileau chasseur69 : la chasse, pour un satirique, c’est encore la guerre ; mais comment supporter La Fontaine tueur de lapins ? Si sa morale nous plaît si fort, c’est qu’elle ne se croit pas toujours efficace, et qu’elle avoue ne pas connaître autant de remèdes qu’il y a de maladies. Quelquefois elle se cherche elle-même, mais sans subtiliser, sans faire d’effort pour se trouver :
La morale qui décide, qui n’hésite pas, eût-elle raison, risque parfois d’effaroucher. Mais où ne réussit pas la morale qui abdique ? Cependant le goût du bien domine dans la morale de La Fontaine. Il ne s’y trouve rien pour justifier sa vie d’époux trop peu rangé et de père trop peu tendre. Sur ces deux points il ne se sent pas en règle, et il n’en dit rien. Il est vrai qu’il ne loue nulle part la fidélité, et que plus d’un trait lui est échappé contre les enfants :
Tout ce qui d’ailleurs est bon à savoir et à pratiquer en morale domestique, l’indifférence pour les faux biens, l’attachement modéré aux vrais, rien de trop72, la discrétion, l’indulgence, le prix des vrais amis, la bienfaisance, toutes ces choses sont rendues aimables dans ses fables. Cette sagesse, au lieu d’être dogmatique, est douce et sereine ; elle paraît plutôt la volupté d’un esprit excellent et d’un cœur droit, qu’une conquête inquiète de la raison sur les mauvais penchants. Elle est sans colère contre ceux qui ne la pratiquent pas ; aussi ne l’aperçoit-on pas toujours, mais on la sent. Examinez-vous après une lecture de La Fontaine ; s’il ne vous a pas fort ému contre vos défauts, du moins vous a-t-il doucement encouragé à être homme de bien.
Partisan de la révocation de l’édit de Nantes, comme Racine et Boileau, par une erreur commune aux meilleurs Français de ce temps-là, il disait du roi :
Nous sommes meilleurs juges que La Fontaine de la politique qui révoqua l’édit de Nantes, mais nous n’entendons pas mieux que lui le rôle qui sied à notre pays. Par sa langue, La Fontaine est le plus français de nos poètes. Tous les âges de notre langue poétique, ou plutôt un choix des beautés de chaque âge, forme la sienne. Avait-il lu tous nos vieux poètes, et y prenait-il son bien, comme faisait Molière dans ses devanciers ? Il n’en dit rien, lui qui aimait tant à parler de ses lectures. Mais on pourrait extraire de ses ouvrages, du milieu de la langue nouvelle où il les reçoit, des échantillons des meilleurs tours de la vieille langue : le neuf et le vieux tout y paraît du même temps. La Fontaine est doublement créateur ; il sent dans la vieille langue tout ce qui vit encore, et il le remet au jour ; et, pour la langue nouvelle, aucun poète n’y est plus hardi. Il n’était pas mauvais qu’il commençât par être de l’école de Voiture, quoique ce poète ait pensé le gâter. Par elle il remonta jusqu’aux poètes du seizième siècle, dont plus d’un excellent tour était passé de mode ; par ces poètes il donnait la main aux auteurs des fabliaux. Toutes les générations qui ont passé sur le sol de la France ont parlé quelque chose de cette langue. Le français-gaulois, si vif pour tout ce qui est détail familier, fine moquerie, trait d’humeur, idées nées du sol et qui ne nous seraient jamais venues du dehors, y tient sa place à côté de ce grand langage, fruit de l’esprit français, alors qu’il est devenu la plus pure image de l’esprit humain. Le français de Paris s’y montre dans ses nuances si variées et si justes, ses délicatesses, son coloris modéré, cette rigueur logique qui sent sa langue universelle ; et, à côté, le français des provinces y trouve à loger çà et là, dans quelque coin, ses naïvetés locales, sa rusticité expressive, ses fautes gracieuses. Il avait retenu de l’école de Voiture, qui doit en garder l’honneur, le goût pour la description. Que ce goût lui fût naturel, cela n’est pas douteux ; son humeur le portait vers les champs ; sa première profession même76, car il en eut une, le mettait trop souvent en présence de la nature pour qu’il n’apprît pas à l’aimer. Mais Voiture l’avertit peut-être de son propre goût ; et lui donna l’idée de rendre la nature visible dans ses vers. Aucun poète n’a fait un usage plus heureux et plus discret de la description. Il peint comme Virgile, de sentiment. L’école de Voiture, quand elle est exacte, inventorie ; ses descriptions sont des états de lieux. La Fontaine décrit à grands traits, avec la fidélité d’une sensation renouvelée plutôt qu’avec l’exactitude d’un calque. Il ne remarque dans le paysage que ce qui intéresse les mœurs et la situation de ceux qui l’habitent ; il fait vivre de la même vie la scène et les acteurs. Son recueil est semé de ces vers qui peignent sans décrire, et qui font sentir même l’impalpable, la chaleur, la fraîcheur, l’étendue :
Qui de nous n’a visité ces royaumes-là, et gardé dans son imagination la fraîcheur humide de quelque marécage solitaire, que le travail de l’homme n’a pas encore disputé au vent et à l’eau ? Ainsi décrit Virgile. C’est la corneille solitaire sur la plage desséchée :Mais vous naissez le plus souvent
lui montrèrent les anciens. Il s’y fixa. Il couvre les marges d’un Platon de notes, de réflexions, de maximes de sagesse, faisant d’avance des provisions pour ses fables, auxquelles il ne songeait guère. Dans un voyage de Paris à Limoges, avec un ami de Fouquet exilé, il se trompe d’auberge, entre dans le jardin voisin ; et là, tandis qu’il lit Tite-Live sous une tonnelle, il en oublie le dîner. Le voilà bien loin de Voiture, et pour n’y pas revenir.
C’est de cette façon qu’il est pris. On le fâche, si l’on touche à un seul des anciens, même à Quintilien.
« Il ne s’agit pas de donner des raisons, dit-il quelque part ; c’est assez que Quintilien l’ait dit. »Son début littéraire fut une imitation de l’Eunuque de Térence. L’ouvrage est faible, mais le jugement qu’il porte de l’original est exquis.
« Le nœud, dit-il dans sa préface, s’en fait avec une facilité merveilleuse, et qui n’a pas une seule de ces contraintes que nous voyons ailleurs. La bienséance et la médiocrité, que Plaute ignorait, s’y rencontrent partout. »Pintrel travaillait alors à une traduction des épîtres de Sénèque, vrai chef-d’œuvre, non de mot à mot, mais de français délicat, subtil, qui prend à Sénèque tout son esprit et lui laisse ses faux brillants. La Fontaine en traduisit en vers toutes les citations, et peut-être sema-t-il la prose de Pintrel de plus d’un tour heureux82. Le premier il se sentit blessé par les attaques de Charles Perrault contre les anciens, et ce fut au sortir de la séance de l’Académie française où Perrault avait lu son Siècle de Louis XIV, qu’il écrivit l’épître à Huet, où il les défend avec tant de sensibilité :
Ce sont plus que ses modèles, ce sont ses amis qu’on attaque. Boileau, pour qui c’était une affaire de raison plutôt que de sentiment, tourne tout son chagrin en plaisanteries piquantes contre l’adversaire des anciens, et l’accable sous les excellentes Réflexions sur Longin, les Petites Lettre.83 de la critique littéraire du temps. Pour La Fontaine, qui n’aimait pas à combattre, il est bien plus touché du mal qu’on fait à ses amis que jaloux de le rendre à leur détracteur. Il gémit, et, par un trait de naïveté charmante, il se croit seul à gémir :
il le paraphrase ainsi, en se substituant au poète latin
J’ai cru rendre service aux lettres latines et françaises en réimprimant cette traduction de Sénèque dans la Collection des auteurs latins traduits en français. Il est vrai que pour aucun des admirateurs des anciens la querelle n’était plus personnelle. Molière, Racine, Boileau, lisaient les anciens pour un objet particulier. Les deux premiers y cherchaient plus spécialement la vérité dramatique ; Boileau s’y attachait aux traits satiriques, et, dans la morale, à la partie des défenses et des inhibitions plutôt qu’à la partie qui console, ou tout simplement qui instruit sans rien prescrire. Pour La Fontaine, tous les genres lui sont bons ; il est friand de toutes lectures qui lui apprennent quelque chose sur l’homme. Platon lui est aussi cher que Térence, Quintilien tout aussi agréable qu’Esope ou Phèdre. Il n’y recherche pas la vérité pour s’en servir, mais pour le plaisir qu’il y prend. Les livres ne lui sont pas des instruments de travail : ce qu’il en fera, il ne s’en soucie guère ; l’amusement est son objet. Nul ne donna plus de temps aux anciens. Molière avait les soins de son théâtre ; Racine et Boileau, des charges de cour. En outre, la piété ôta bien des heures aux études profanes de Racine, la mauvaise santé à celles de Boileau. Lisant les modèles dans la langue originale, ils en lisaient moins. Du jour où La Fontaine fut poète, il quitta cette charge de maître ès eaux et forêts, qui ne lui avait été qu’un prétexte pour se promener sans fin sous de beaux ombrages ou pour sommeiller au bord des ruisseaux. Recueilli par d’aimables protectrices, Mme de la Sablière d’abord, puis Mme d’Hervart, qui, pour prix du gîte offert à cet enfant de la nature, mari sans femme, père sans enfants, ne lui demandaient même pas, comme Fouquet pour sa pension, la redevance annuelle de quelques madrigaux ; lire était la seule chose qu’il eût à faire. Il lisait les chefs-d’œuvre de l’antiquité comme on lit des romans, les latins dans le texte, les grecs dans la traduction, avec cette pénétration du génie qui sent l’original sous le traducteur. Ses illustres amis cultivaient plus étroitement certains auteurs ; La Fontaine pratique l’antiquité tout entière ; il pensait même en être ridicule, comme quelqu’un qui s’opiniâtrerait à une vieille mode.
Il semble d’ailleurs avoir eu qualité pour caractériser, au nom des grands écrivains du dix-septième siècle, la manière dont ils ont imité les anciens ; ce qu’il dit de la sienne leur est commun à tous :
Ce que La Fontaine définit si délicatement, ce n’est pas l’imitation, c’est la prise de possession du bien commun. Ses amis et lui ne dérobaient pas la propriété d’autrui ; ils reprenaient au poète ce qu’il avait pris lui-même, soit à un devancier, soit à la nature. Ce qui se transporte sans nulle violence, d’un poète dans un autre, appartient à tous les deux au même titre. S’il y avait violence, il y aurait vol86. La Fontaine fait plus que rendre sien cet air d’antiquité que conservent ses emprunts ; il se rend lui-même aussi ancien que ceux qu’il imite. En lisant l’Epître à Huet, je crois lire une épître d’Horace. C’est le même tour aimable et facile ; rien de tendu ni de didactique ; je vois des sentiments qui se succèdent plutôt que des pensées qui s’enchaînent : il se plaint de l’injure qu’on fait aux anciens ; il les admire, il s’en veut de ne les avoir pas admirés assez tôt ; il ne prétend rien démontrer. Dans les chefs-d’œuvre de ses amis, plus d’un endroit porte la marque, j’allais dire la livrée du goût du moment. Ce sont comme les formules en musique ; chaque époque a les siennes : Molière, Racine et Boileau, les deux derniers plus que le premier, ont de ces formules. La Fontaine s’en est affranchi ; ses défauts sont siens comme ses qualités ; s’il sommeille de temps en temps, comme Homère, personne n’a attaché un oripeau à sa muse. Quant à ses beautés, elles semblent se cacher sous sa simplicité et s’ignorer elles-mêmes. Sa poésie est noble comme son lion, qui ne sait pas qu’il est noble. Rien ne s’y montre de l’époque que ce qui en fut le plus aimable : l’esprit, plus charmant alors qu’en aucun autre âge de la société française ; un peu de La Rochefoucauld, un peu de Mme de Sévigné, avec le naturel qui les avait faits amis ; la galanterie tendre et ingénieuse, qui est la forme de l’amour dans notre pays.
« la conversation réglée et tout ce qui sent sa conférence académique », on se souvient qu’il est Polyphile, l’amateur de toutes choses87. C’est son vrai nom, et cet amour pour toutes choses ajoute à la gloire de ce goût ; car il n’y a pas peu de mérite, quand on aime tout, à savoir choisir. Les anciens ne lui gâtaient pas les modernes :
Mais ce choix n’est pas préventif ; les parties défectueuses ne font pas tort aux bonnes ; La Fontaine préfère sans exclure. Nature heureuse entre toutes, il a les qualités sans les défauts, il peut aimer sans haïr, et il sait garder, jusque dans la perfection, je ne sais quelle aisance qui donne à la pureté de son goût l’air d’un instinct. N’en faut-il pas conclure que le propre du goût est de nous ramener à notre instinct ? L’étude, la comparaison, toute cette intervention de la volonté que suppose le goût, ne font que dégager ce que nous sommes réellement de ce que nous a faits d’abord, soit l’imitation du tour d’esprit de notre temps, soit une mauvaise éducation. Le poète le plus naïf du dix-septième siècle en est peut-être le plus travaillé. Les ratures de la Fontaine sont célèbres. Il ne voyait pas toute sa pensée d’abord ; ce qu’un premier travail amenait sous sa plume, c’était quelque impression encore vive de ses anciennes lectures ; au lieu d’une grâce qui lui fût propre, c’était peut-être une réminiscence de Voiture. Pour arriver à sa vraie pensée, pour se trouver lui-même, il fallait que le goût vînt lui donner du doute sur ce qu’il avait écrit dans cette première faveur de l’esprit pour ce qu’il vient de produire. Voilà une bien illustre preuve que nous n’arrivons au naturel que par le travail. De même que dans les arts du dessin et de la scène, voire dans l’art un peu frivole de la danse, le travail seul nous donne une main sûre, un geste aisé, la grâce et la souplesse des mouvements, de même dans les ouvrages de l’esprit c’est par le travail que nous nous débarrassons des fausses impressions, de l’humeur, de la tyrannie du corps, de l’imitation, du désir de briller, de la vanité, de tout ce qui nous empêche d’être naturels. Le travail seul fait les écrits durables ; le goût seul nous rend capables de travail. Il y a eu des hommes doués d’un beau naturel à qui le goût a manqué, et avec le goût la force de découvrir ce naturel, de s’y attacher, de le défendre contre la tentation des mauvais succès par des complaisances au tour d’esprit de leur temps. Après avoir été les instruments des plaisirs de la foule, ils ont laissé, comme les acteurs célèbres, un nom sans œuvres ; et l’on est réduit à conjecturer leur génie d’après quelques passages où il s’est fait jour, comme on conjecture l’art des grands acteurs par quelques traditions de foyer.
« La gaieté des contes, dit-il, fait moins d’impression sur les âmes que la douce mélancolie des romans les plus chastes. »
On ne parvint que fort tard à lui persuader que ses Contes n’étaient pas tout à fait innocents. Après une maladie, ne s’avise-t-il pas d’offrir le produit d’une édition au prêtre qui l’avait assisté, pour être distribué en aumônes aux pauvres ? La piété seule à laquelle il accoutuma ses dernières années, l’éclaira enfin ; encore ne suis-je pas bien sûr qu’il n’y ait pas eu là plus de soumission que de conviction, et qu’il crût sérieusement avoir corrompu son siècle en ne songeant qu’à l’amuser. Deux de ces Contes, la Courtisane amoureuse et le Faucon, le dernier tout au moins, mériteraient la popularité de ses fables, même auprès de ceux qui se respectent le plus dans leurs lectures. Ce sont deux modèles de cette sensibilité douce, sans vapeurs ni fausses grâces, propre aux gens dont le cœur est bon et l’esprit juste. Par le récit, par la narration si malaisée, comme il dit, par la description qui ne l’est guère moins, par les réflexions enjouées ou sérieuses qu’il y mêle, par ses retours sur lui-même, par cette façon de parler de soi au profit des autres, ces deux contes valent ses meilleures fables : et qui vaut plus au monde que ses fables ? Où La Fontaine est un peu, si peu que ce soit, c’est beaucoup ; c’est tout, comme il disait tout à l’heure du bien conter. Or, dans laquelle de ses plus petites pièces, les plus humbles, les moins connues, rondeaux, sonnets, quittances en vers à Fouquet pour le quartier de sa pension, dizains, chansons, odes même, quoiqu’il y soit encore plus maladroit que Boileau, dans quelle pièce enfin n’est-il pas, au moins un peu ? Il a moins imité Voiture qu’il ne croyait ; il y prenait tout le bon, qui lui fit un moment illusion sur tout le reste. Tout pouvait lui servir ; personne, quoi qu’il en ait dit, ne pouvait le gâter. Il n’eut à craindre que son goût pour la paresse ; mais Boileau était là, qui l’empêcha de s’y laisser aller.Je craindrais bien plutôt que la cajolerie