Chapitre neuvième
Pour bien apprécier le prodigieux mérite d’invention de Molière, il faut savoir où en
était vers le milieu du dix-septième siècle l’art de la comédie, ce que Corneille avait
fait pour cet art, ce qu’il laissait à faire après lui.
La fin du seizième siècle avait vu naître, de la double imitation des anciens et des
Italiens modernes, un essai de comédie où des traits de mœurs véritables et des
indications de caractères sont perdus parmi des scènes de nuit, des travestissements,
des reconnaissances, dans un dialogue assaisonné d’obscénités. L’auteur de cet essai
était un Champenois, Pierre de Larivey. La comédie des Esprits offre
un caractère d’avare tracé avec beaucoup de conduite, et dont Molière n’aurait pas
dédaigné certains traits40. Après cette pièce et d’autres du même
genre, une nouvelle imitation, celle du théâtre espagnol, fait tomber de mode
l’imitation de la farce italienne, et produit la tragi-comédie, où se distinguent, après
Hardy et sur ses traces, les Théophile, les Scudéry, Racan, Rotrou, et Corneille, avant
d’être le grand Corneille.
Au moment où ce grand homme parut, trois genres d’ouvrages dramatiques défrayaient le
théâtre : la tragédie, imitée des anciens ; la tragi-comédie, imitée des Espagnols ; la
farce, imitée de l’italien. Quelques pièces pourtant s’intitulent comédies. Les intrigues de la tragi-comédie en font la matière ; la farce en
fait l’assaisonnement.
Pour ne parler que de ces premières ébauches de comédies, on y trouve, au lieu de
caractères, des situations ; au lieu des ridicules de la nature, les ridicules
imaginaires ; au lieu de personnages, les types de certaines professions, un docteur, un
capitan, un juge ; au lieu de la vraisemblance dans l’action, un auteur employant tout
ce qu’il a d’esprit à la violer. Ce ne sont que rencontres impossibles, confusions de
noms, générosités tombées du ciel, pardons où l’on attendait des vengeances, cachettes
dans les murailles, derrière les tapisseries, aparté pour unique moyen
des effets de scène ; un mélange grossier de traditions grecques et latines, espagnoles
et italiennes ; et pour la part de la France, de gros sel gaulois, la seule chose qui
ait quelque saveur dans ce ragoût.
Les situations, presque toujours les mêmes, tournent autour de quelque amour, qui de
défendu devient légitime. Le premier cavalier venu, la première dame jeune et jolie,
sont les héros de ces pièces. N’y cherchez pas l’intérêt qui naît de la lutte d’un
caractère et d’une passion ; tout le drame est dans les complications qui séparent les
deux amants. Les auteurs commencent par imaginer une suite et une confusion d’incidents
singuliers : c’est là l’invention. Ils y jettent ensuite des personnages de convention,
jouets de situations artificielles. Rien n’y est vraisemblable. Il n’est pas jusqu’à
l’architecture des maisons qui n’y soit de fantaisie. Il faut pour ces jeux de situation
des murs perméables, et surtout une absence innocente de précautions, qui facilite ces
entrées et ces sorties dont l’entre-croisement amusait tant le public espagnol.
Voilà ce que nos auteurs empruntaient aux Espagnols. Ils leur laissaient ce qui ne peut
pas se prendre ; ils laissaient à Lope de Véga sa verve, et tout ce qui échappe de
vérités à un génie heureux, malgré son public et malgré lui-même. Ils ne se doutaient
pas, et je l’entends des plus habiles, que la comédie fût autour d’eux, à leur main, en
eux. Quant au public, personne ne l’avait encore averti qu’il n’y a pour lui d’amusement
solide au théâtre que s’il en est la matière, et qu’il doit y apporter la comédie pour
l’y trouver. Il perce pourtant à travers tout ce factice de l’imitation espagnole plus
d’un trait de naturel, et la grande beauté que la comédie devait tirer de la peinture
des mœurs du temps s’annonce de loin par des allusions piquantes aux ridicules du jour.
La farce, faut-il le dire ? était plus près de la nature que la comédie ; c’était une
caricature exagérée, mais on pouvait y entrevoir l’original. La comédie proprement dite
n’était qu’un jeu d’esprit dont s’amusaient, comme des enfants aux marionnettes, ceux
qui devaient plus tard fournir la matière de la vraie comédie, le jour où un homme de
génie la créerait en mettant le parterre lui-même sur la scène.
Il faut chercher dans les pièces de début de Corneille ce qu’était le théâtre, et la
comédie en particulier, avant le Corneille du Cid et de
Cinna. L’imitation de la tragédie latine a produit
Médée ; l’imitation de la tragi-comédie espagnole,
Clitandre ; la comédie s’essaye dans six pièces dont
Mélite est la première et la meilleure. Aucune de ces pièces ne vaut
les bons ouvrages de Lope ; mais, comparé à ce qui se faisait alors en France, c’était
le meilleur dans le médiocre. Si le génie dramatique s’y entrevoit à peine, le grand
écrivain en vers s’y révèle déjà tout entier. Dans ces pièces froides, embrouillées,
dont l’intrigue est plus subtile qu’ingénieuse, vrais logogriphes à la lecture, il y a
une force de langage inconnue avant Corneille. C’est un style tout formé, plus franc que
la pensée, facile parmi ces embarras du plan et ce pêle-mêle d’incidents ; quelque chose
de sec, mais de spirituel et de vigoureux ; un grand poète qui pointe sous l’imitateur
de Hardy.
Deux autres qualités annonçaient la comédie : une conversation de bonne compagnie,
d’honnêtes gens, comme on disait alors ; l’absence des trivialités cyniques dont les
auteurs croyaient égayer leurs compositions insipides. Corneille tend plus haut qu’aucun
autre poète de son temps. S’il n’arrive pas tout d’un coup à la comédie, c’est déjà de
l’invention que de se priver, par pudeur de génie ou par dédain, des moyens d’effet le
plus à la mode, et d’élever le goût du public, avant de lui offrir les vrais modèles. Le
public même n’en demandait pas plus ; la preuve, c’est le succès de Mélite, qui n’excita guère moins d’applaudissements que le Cid,
neuf ans après, et rendit nécessaire l’établissement d’une seconde troupe de comédiens.
On battait des mains à ces spirituelles boutades de Tircis contre les mariages
d’amour :
Un bien qui nous est dû se fait si peu
priser,
Mais, lui dit Éraste, tout le monde médit de ce joug, et tout le monde y vient :
Tircis répond :
Voilà déjà le langage de la comédie : encore un pas, et nous aurons les caractères et
les mœurs ; et ce langage, déjà si ferme, nourri de pensées plus sérieuses, prendra plus
de corps et s’épurera. Ce pas, Corneille n’en fit que la moitié ; mais c’était assez
pour sa gloire, et assez pour emporter le reste. Le Menteur nous met bien
loin de Mélite, et nous fait toucher à l’École des
maris.
C’est encore le théâtre espagnol qui avertit Corneille de son propre génie. Une
tragédie espagnole avait suscité le Cid ; une comédie espagnole suscita
le Menteur. Le génie de Corneille avait quelque chose d’espagnol. Les
Grecs, qu’il connut plus tard et mal, ne le frappèrent pas aussi vivement que les
Espagnols ; et quant aux Latins, qui lui furent plus familiers, ceux qu’il goûta le
plus furent les Latins de sang espagnol, Lucain, Sénèque le Tragique, qu’il appelle le
grand Sénèque42. Le tour d’esprit de ce grand homme le portait un peu
à la déclamation, et il paraissait d’abord plus touché du grandiose que du simple. Je
m’imagine qu’il n’eût pas reconnu Hercule dans cette statuette de Lysippe, dont parle
Stace, si petite à l’œil, mais si grande par l’air de grandeur divine que lui avait
imprimé l’artiste43.
Situations, caractères, peinture du temps, langage de la conversation, toutes ces
parties de la comédie sont dans le Menteur, les unes esquissées, les
autres déjà en perfection. C’est pourtant moins un modèle qu’une indication supérieure
de la vraie comédie.
Le principal personnage, le Menteur, n’est un caractère que par comparaison avec les
types convenus de la comédie d’intrigue. Il n’existe pas de menteurs qui soient
seulement menteurs. L’habitude de mentir n’est qu’un calcul malhonnête pour tromper
les gens ou pour s’en faire estimer plus qu’on ne vaut. Tartufe ment pour pousser dans
le piège l’imbécile Orgon ; c’est un méchant homme qui se sert du mensonge. Dans
Corneille, le Menteur ment sans nécessité, là où mentir n’avance nullement ses
affaires ; c’est une sorte de perversité de son esprit, dont son cœur est
innocent.
Quand, au premier acte, Dorante se donne à Clarice pour un brave qui revient des
guerres d’Allemagne, je le conçois : son vice peut lui servir. On sait de tout temps
l’effet du costume militaire et des récits de guerre sur l’imagination féminine44 ; un soldat qui vient de faire campagne est plus écouté qu’un
écolier débarqué le matin de Poitiers. Que, pour échapper à un mariage pour lequel son
père a donné parole, il imagine de dire qu’il est marié, à trois mois d’être père, et
qu’il fasse ce charmant conte des deux amants surpris dans l’alcôve ; son mensonge
s’explique encore ; il est utile, il est dans l’action. Mais à quoi bon l’histoire de
la fête donnée sur l’eau, de cette sérénade, de ce festin dont il décrit le ? Je
n’aime guère l’excuse qu’il en donne à son valet :
Conte d’autant plus hors de propos, que Dorante ment sans sujet comme sans intérêt.
Pourquoi encore cette fable de son duel avec Alcippe, qu’il a percé, dit-il, de deux
coups d’épée et jeté sur le carreau, et qui entre au moment même où le menteur le
donnait pour mort46 ?
Je ne connais plus là un menteur, mais un reste du faux brave, du fier-à-bras de la
farce, de ce Matamore de l’Illusion, qui met le grand Turc en fuite
et force le soleil de s’arrêter.
Malgré les inconséquences du personnage principal et la légèreté de la pièce, comparé
à tant de vains ouvrages sans invention et mal écrits qui défrayaient alors le
théâtre, le Menteur est de la comédie.
Comparé à la comédie même, c’est-à-dire à Molière, j’y vois une scène où le
Menteur n’a pas été surpassé, même par Molière. C’est la scène où le père de
Dorante, indigné de ses fourberies, l’accable de reproches. J’entends parler en
français le vieux Chrémès de Térence, que Corneille égalait sans peut-être l’avoir
lu :
Scène d’autant plus belle qu’elle est l’effet nécessaire du caractère, et que le
Menteur y est puni de ses mensonges.
Aussi ne suis-je point surpris du noble aveu de Molière, disant que sans l’exemple du
Menteur, il n’eût jamais fait que des comédies d’intrigue. Après
le Menteur, l’art ne pouvait plus reculer ; et si peu qu’il avançât,
il allait atteindre à la comédie de caractère. Pour le style des beaux endroits, il
est si excellent, qu’il fallait un poète de génie pour le soutenir. Corneille est donc
le père de la comédie, et c’est pour lui une gloire unique que Molière lui en ait
rapporté l’honneur.
Les personnages du Menteur sont moins des caractères que des rôles ;
il fallait en faire des caractères. Les situations y sont le plus souvent des
inventions arbitraires ; il fallait y substituer des événements naturels. Les mœurs
n’en sont pas plus françaises qu’espagnoles ; il fallait les remplacer par des
peintures de la société française. Enfin, à un langage qui n’appartient pas en propre
aux personnages, qui vise au trait, que gâtait un reste de pointes italiennes, il
fallait substituer la conversation de gens exprimant naïvement leurs sentiments et
leurs pensées, et n’ayant d’esprit que le leur ; il fallait, en un mot, plus observer
qu’imaginer, plus trouver qu’inventer, et recevoir des mains du public les originaux
qu’il s’agissait de peindre.
C’est là ce que fit Molière. Sa cinquième pièce, l’École des maris,
donnait à la France la comédie.
Molière commença par la farce. Il nous en est resté deux échantillons, le
Barbouillé et le Médecin volant. Ce sont de vives ébauches
qu’il reprendra plus tard et dont il fera des tableaux. L’homme mûr retrouvera son bien
dans les essais du jeune homme. Molière ne pensa d’abord qu’à s’amuser le premier de ses
pièces.
Le Menteur, joué en 1642, suscita l’Étourdi, joué dix ans
après. L’Étourdi fut suivi du Dépit amoureux, des
Précieuses ridicules, autre ébauche admirable, d’où sortiront
les Femmes savantes ; puis vint Sganarelle. Ce sont
quatre comédies d’intrigue, même les Précieuses ridicules, quoique le
fond en soit un portrait des mœurs du temps.
Les personnages de ces pièces sont moins des caractères que des rôles composés pour des
acteurs. C’était l’usage : Molière, acteur et auteur tout à la fois, devait commencer
par flatter l’usage. Mais, en homme de génie, il met dans ces rôles le plus de l’homme
qu’il peut, et c’est assez pour les faire vivre. On rit du rôle, et l’on reconnaît la
vigoureuse et naïve ébauche de caractère qui est dessous.
De même, au lieu d’événements naturels où les personnages sont engagés par leurs
passions ou par leurs travers, je vois le plus souvent des incidents artificiels, tout
de l’invention du poète. Pourquoi, dans Sganarelle, l’amant et sa
maîtresse, Lélie et Célie, se trouvent-ils mal si à point, et l’un après l’autre ? C’est
pour que Sganarelle, en recueillant Célie chez lui, donne à sa femme le soupçon qu’il la
trompe, et pour que celle-ci, à son tour, en venant au secours de Lélie, fasse croire à
Sganarelle qu’il est en effet ce qu’il craint si fort d’être.
La combinaison de ces incidents, l’intrigue, est tout entière dans la tête de quelque
valet, d’un Mascarille, héritier des Scapins et des Arlequins de l’Italie, fourbe,
gourmand, lâche, insolent, ayant mille tours en son bissac, à qui Molière, qui jouait ce
rôle, a prêté tant d’esprit, qu’il a fait d’une imitation un original. Le maître est
dans l’embarras ; son travers gâte à chaque instant ses affaires ; qui réparera le mal
et renouera la pièce qui va finir ? C’est Mascarille, c’est ce maître fourbe, dont la
tête est remplie de tous les tours de ses devanciers d’Italie, sans compter ceux qu’il a
appris de Molière.
L’intérêt de ces pièces, c’est l’intérêt de la surprise. Il y a une énigme à deviner.
Les Italiens, que Molière imitait, ne songent qu’à embrouiller l’intrigue, soit que le
moyen fut du goût du public pénétrant et prompt auquel ils avaient affaire, soit plutôt
pour déguiser la faiblesse d’invention sous cette vaine richesse d’incidents.
Là où l’intérêt n’est que le plaisir de la surprise, l’effet doit être le gros rire.
Mais le gros rire est-il donc si à dédaigner ? Heureux le génie à qui il a été donné de
l’exciter ! heureux le spectateur qui se dilate au théâtre ! Le rire délicat, ce rire de
l’esprit, que provoque le ridicule finement exprimé, laisse une arrière-pensée triste et
comme un arrière-goût d’amertume ; le gros rire, que ne suit aucune réflexion, réjouit
le cœur et fait circuler le sang. C’est une surprise de l’âme enlevée à elle-même ;
c’est comme une secousse involontaire qui fait tomber pour un moment de nos épaules le
poids de la vie. Le gros rire, d’ailleurs, comme le rire délicat, est l’aveu
involontaire que nous sommes touchés de quelque vérité. Nous rions intérieurement quand
le personnage de la pièce est quelqu’un de notre connaissance ; nous rions tout haut de
sa caricature.
L’Étourdi nous donne un enseignement très gai sur ce singulier travers
dans lequel on s’enfonce d’autant plus qu’on prend plus de soin de s’en défier. Quelles
charmantes images, dans le Dépit amoureux, des brouilleries entre amants
sitôt suivies du raccommodement ; de leurs jalousies passagères pour le plaisir d’en
être guéris ; de la puissance de l’illusion sur une âme éprise !
Sganarelle nous fait honte de la jalousie dans le ménage ; il nous rend
moins chatouilleux aux apparences et nous rassure pleinement sur notre mérite. Quant aux
Précieuses ridicules, si elles ne nous font pas ôter tous les livres
des mains de nos filles, elles nous font adorer dans une femme la simplicité, la grâce,
les soins du domestique portés légèrement, la femme qui sait être utile sans cesser
d’être agréable. Un père qui vient d’assister aux Précieuses y prend le
sujet de quelque bon propos sur ce point, en rentrant à la maison.
Ces quatre pièces, quoique du même ordre que le Menteur, et dans le même
genre, sont plus près de la comédie de caractère. L’aimable création de
l’Étourdi, par exemple, bien qu’elle ne soit pas de force à porter tout
le développement d’une comédie, est plus vraie que celle du Menteur. Il y
a plus d’étourdis simplement étourdis que de menteurs de profession. Ce jeune homme sans
cervelle, que son travers compromet à chaque instant, c’est déjà de la comédie. Imaginez
un travers plus sérieux, un vice, une peine proportionnée à la faute, voilà un
caractère, voilà la vie.
Les mœurs, dans cette partie du théâtre de Molière, sont plus vraies que dans le
Menteur. En vain Corneille a mis la scène à Paris ; en vain on y parle du
Pré-aux-Clercs, du Palais-Cardinal, aujourd’hui Palais-Royal47, je ne vois point là de
Parisiens. Ces gens-là ne sont d’aucun pays, ils sont faits de tête ; et s’ils sont
hommes par quelques traits généraux, Corneille ne leur a donné la physionomie ni d’un
temps ni d’un pays. Le grand tragique n’observait guère. L’histoire, la réflexion, le
travail solitaire du génie, peuvent révéler au poète les caractères et les mœurs de la
tragédie ; mais pour la comédie, qui doit être l’image de la société, ni la force du
génie, ni les études du cabinet ne suppléent l’observation. La comédie est bien plus
près de la peinture que la tragédie ; ce sont deux arts où il est besoin d’yeux :
l’homme se manifeste au peintre par les couleurs et par la forme, au poète comique par
les mœurs. Il faut pour les deux arts quelqu’un qui pose. Le Gorgibus de
Sganarelle, qui veut marier sa fille à un homme qu’elle n’aime pas,
c’était le bourgeois du temps de Molière ; c’est encore le nôtre. N’est-ce pas lui qui
rit là-bas, dans un coin de la salle, des saillies de son propre type ?
Enfin, ces valets de fantaisie, venus, d’imitation en imitation, de la Grèce en France,
par l’Italie ancienne et moderne, sous ce costume bizarre auquel l’imagination de chaque
auteur avait cousu quelque lambeau, ils vivent ; car ils sont possibles. Si la race en
est perdue, il est tels maîtres aujourd’hui qui la ressusciteraient. En cherchant bien
autour de certains fils de famille qui se sont ruinés galamment, et qui vivent sur le
bien des autres, toujours courant à la suite d’une maîtresse ou devant un créancier,
vous trouveriez quelque Mascarille, vicieux comme son maître, larron pour vivre, attaché
pourtant, non par dévouement, mais parce qu’il n’y a pas d’hommes plus près d’être des
égaux qu’un libertin et son valet.
Que dire du langage de ces comédies ? C’était peu de soutenir celui du
Menteur, dont les meilleurs endroits se rapprochent du ton de la
tragédie : le langage de la vie familière était tout entier à créer. Ce vers ferme,
facile, naïf, où la périphrase elle-même ne semble pas une des servitudes de la rime,
mais un tour ingénieux, Molière le prit à Corneille comme la moitié d’une trouvaille
commune, et en revêtit cet excellent français de Paris, tel qu’il l’avait appris au
comptoir de son père, et tel qu’on le parlait dans la rue Saint-Honoré, sa rue natale.
C’est là le style du génie ; il n’y en a pas d’autre. Pour écrire de génie dans la
comédie, il faut savoir écouter ses originaux, saisir au passage leurs paroles toutes
chaudes et les fixer sur le papier. Le droit du poète sur ce langage se réduit à en ôter
les fautes de français. Rien n’est plus écrit de génie dans notre langue que cette
conversation des Sganarelle et des Gorgibus, si efficace par tant d’excellentes
sentences de ménage, si piquante par ces locutions parisiennes où Malherbe reconnaissait
le vrai français.
Il y a un écrivain de génie dans l’Étourdi, le Dépit
amoureux, les Précieuses ridicules, Sganarelle ;
il y a une comédie parfaite en son genre ; il y a un théâtre. Molière en fût-il resté
là, c’était assez pour être un des plus grands noms de notre scène. Mais il lui était
donné d’être le plus grand par cette prodigieuse succession de trois genres de comédie
et de trois théâtres, qui ont comme épuisé en vingt ans la matière de toute comédie
durable48.
Le second pas de ce géant le mène à la comédie de caractère. C’est un art nouveau :
c’est nous qui de spectateurs sommes devenus les personnages. Au lieu de rôles, sous
lesquels l’homme perçait, voilà l’homme en déshabillé. L’intérêt, c’est encore le
plaisir de la surprise ; mais il s’y joint celui de la voir expliquée. Dans les comédies
d’intrigue, on apercevait, sortant de la coulisse, la main du poète faisant mouvoir par
un fil tous ses personnages ; sous leurs intonations diverses on entendait sa voix. Dans
la comédie de caractère, le poète disparaît ; ces gens-là ne lui appartiennent pas ;
chacun a son visage, sa voix, et n’a que l’esprit qu’il peut. En même temps, et comme
vérité dernière, la comédie a trouvé sa morale. Chacun porte la peine ou reçoit le prix
de son caractère. Mais la peine n’est pas tragique, ni la récompense romanesque ; tout
est imité de la vie, où le bonheur qu’on tire de bien penser et de bien faire est
médiocre, et où le châtiment attaché aux travers n’est jamais assez dur pour nous en
corriger.
L’École des maris, représentée en 1661, marque ce grand changement qui
substituait à des situations nées d’une intrigue artificielle des caractères d’où
naissent des situations. La vérité de la vie remplaçait la vérité de convention.
La création du Sganarelle de l’École des maris, c’est
la création du premier homme dans la comédie.
Qui ne connaît Sganarelle ? qui n’est pas un peu Sganarelle ? Ses travers, c’est la
vanité, c’est l’entêtement, l’esprit de système, la bizarrerie, l’amour de soi : qui
de nous n’en tient pas un peu ? Mais chez la plupart des hommes il s’y mêle des
qualités qui compensent les défauts, et qui souvent les cachent. Sganarelle n’est
qu’un fort vilain homme. Un mot le résume : c’est l’égoïste.
Tous ses défauts sont ceux de l’égoïsme. Il est entêté, systématique, pour n’avoir
rien à céder aux autres, ce qui serait donner quelque chose de soi ; bizarre, pour ne
pas faire de sacrifice à la convenance ; brutal, pour éviter la gêne de la civilité ;
vain, parce qu’on ne peut pas s’aimer, comme fait Sganarelle, sans estimer son
jugement par-dessus tout. Il affectionne les vieilles modes, pour le plaisir de ne pas
faire comme tout le monde ; il attaque les nouvelles, par dépit d’être seul de son
goût. Il ne lui manque même pas la cruauté de l’égoïsme : son gain ne lui est cher que
s’il est une perte pour autrui.
On ne veut pas ressembler à ce portrait, et l’on a raison. Mais d’où vient que nous
le trouvons si vrai ? En dirions-nous autant d’un caractère d’exception, d’un
personnage anecdotique ? Non. Nous avons tous posé pour ce portrait. Seulement, la
plupart d’entre nous n’ont des défauts de Sganarelle que tout juste assez pour goûter
la vérité de ce caractère, et ils ont assez de bonnes qualités pour être en droit
d’applaudir à la façon dont Molière le punit. La vérité voulait qu’il ne fût pas
ménagé. Il n’y a pas, Dieu merci, une société où l’on puisse être un tel égoïste
impunément.
Sganarelle est tuteur d’Isabelle, que lui a fiancée par testament le père de la jeune
fille. Il l’aime à sa façon, et il songe à en faire sa femme, persuadé, comme le
Scapin des Fourberies, que, pour se marier, c’est assez qu’il y
consente. Il a voulu la former tout exprès pour lui, il ne lui souffre nul goût auquel
il aurait à sacrifier les siens ; il lui a interdit les bals, les rubans, et jusqu’à
l’innocente société de Léonor, sa sœur. Il la tient sous clef, non en jaloux, — il est
trop vain pour être jaloux, — mais par système ; il pense l’avoir formée, parce qu’il
la voit résignée, et convaincue, parce qu’elle cède. Quand la toile se lève, il est
sur le point de l’épouser. Son plan a réussi ; la fille lui paraît mûre pour lui ; il
triomphe ; et comme il ne serait pas content d’avoir raison si quelqu’un n’avait tort,
on le voit, dans la première scène, accablant Ariste, son frère, qui a élevé Léonor
avec indulgence, de la supériorité de son système d’éducation.
Les deux traits les plus caractéristiques de Sganarelle sont la vanité et la
malveillance. Tout l’égoïsme est là. C’est tour à tour de sa vanité et de sa
malveillance, et plus souvent de ces deux vices à la fois, que vont naître les
situations où nous le verrons engagé.
Isabelle aime Valère ; elle voudrait qu’il le sût. Comment faire ? Elle vit
étroitement renfermée ; nul moyen de communiquer au dehors, sinon par Sganarelle.
L’éducation d’Isabelle a porté ses fruits : la pupille a appris à tirer parti des
travers du tuteur. Sganarelle est vain : on lui dira qu’il est aimé, et on le chargera
de dire à Valère que Valère ne l’est pas ; il est malveillant : on le prendra par le
plaisir d’humilier un rival.
L’artifice a réussi. Sganarelle va signifier son congé à Valère. Mais ce sont
contre-vérités que les amants comprennent vite. Valère sait donc qu’il est aimé, et il
le sait par Sganarelle. Voilà un premier tour bien joué.
Mais Isabelle craint que Valère ne s’y soit mépris. Lui dire qu’on s’occupe de lui,
ce n’est pas assez : il faut qu’il sache tout, et qu’il le sache par une lettre. On
dira que cette lettre est un billet de Valère, qu’on lui renvoie sans avoir daigné
l’ouvrir ; et c’est Sganarelle qui le portera. Ce second message enfle sa vanité et
chatouille sa malveillance :
Voilà Valère informé par écrit qu’il est aimé, et qu’Isabelle ne veut que lui pour
mari. Il ne lui reste qu’à l’entendre de la jolie bouche d’Isabelle. C’est encore
Sganarelle qui ménage l’entrevue. C’est lui qui prendra Valère par la main et qui
l’amènera, comme un rival éconduit, devant Isabelle. Là est cette scène si piquante,
où, sans indiquer clairement Sganarelle ni Valère, Isabelle supplie celui qu’elle aime
de la soustraire à celui qu’elle n’aime pas. Sganarelle, qui se croit aimé et déjà le
mari, dans le transport de sa vanité satisfaite, donne sa main à baiser à
Isabelle :
mot si vrai, qui n’a d’égal que cet autre à Valère, au moment où celui-ci, cachant sa
joie, sort pour se préparer à recevoir Isabelle :
Cri de l’égoïsme dans sa plénitude. Sganarelle veut bien donner de sa joie ce qui en
déborde. C’est le vin qui attendrit les méchantes gens. L’ivresse a rendu Sganarelle
compatissant.
Le soir venu, Isabelle va s’échapper de la maison ; sur le seuil, Sganarelle la
rencontre. Que veut dire cette sortie si tard ? Ce n’est guère le fait d’une jeune
fille qui sait si bien congédier les galants. Tout autre que Sganarelle aurait des
doutes. Il n’en a pas : son triomphe est encore trop près ; il en a gardé toutes les
fumées. Il verrait sa pupille au cou de Valère, qu’il n’en croirait pas ses yeux. Il
n’est conte fait par elle qu’il ne soit prêt à tenir pour vérité. Elle a voulu,
dit-elle, prêter sa chambre à Léonor pour s’entretenir de la fenêtre avec un amant. Et
Sganarelle y ajoute foi ! Oui, vraiment, il y croit par vanité, et il y croit encore
par le plaisir de trouver en faute la pupille d’Ariste.
Il veut aller lui-même la chasser de cette chambre où elle n’est pas ; Isabelle lui
persuade qu’il est plus séant qu’elle renvoie sa sœur, tandis qu’il se tiendra caché
pour ne pas ajouter à la confusion de la pauvre fille. Elle entre dans la chambre, et
feint des reproches à sa sœur, dont Sganarelle a les oreilles chatouillées. Puis elle
sort pour aller au logis de Valère ; Sganarelle la suit, la prenant pour Léonor.
Molière avait besoin pour son dénoûment d’amener sans invraisemblance tous les
personnages chez Valère. C’est encore le caractère de Sganarelle qui lui en fournit le
moyen. Il est sorti sur les pas d’Isabelle ; il la voit entrer chez Valère ; et comme
il n’est pas homme à se contenter du bien qui lui arrive, s’il n’est mêlé du mal
d’autrui, il court informer Ariste du tort que l’on fait à son honneur. Votre pupille
Léonor, lui crie-t-il, et c’est le fruit de vos beaux préceptes, est chez Valère ; ce
bal où vous la croyez, est chez monsieur Valère.
Tout s’explique, chacun est traité selon ses œuvres ; et Sganarelle se retire,
accablé, berné, hélas ! et point corrigé !
C’est ainsi que dans ce chef-d’œuvre les situations sont les effets invincibles des
caractères. J’en dis trop peu. Non seulement les caractères suscitent les situations,
ils suscitent d’autres caractères. Sganarelle est le vrai père d’Isabelle ; de même
qu’Arnolphe, dans l’École des femmes, en voulant faire d’Agnès une
sotte, en fait une fille de sens, qui aura plus d’inventions pour lui échapper que son
jaloux pour la retenir. Sganarelle, Arnolphe, donnaient même à Molière le droit de
faire finir leurs pupilles malhonnêtement ; car c’est l’effet ordinaire d’une absurde
contrainte d’engendrer le désordre. Mais, écrivant pour la comédie, il n’a pas voulu
rendre la vérité triste pour la rendre plus forte : il a donné pour amants aux jeunes
filles d’honnêtes jeunes gens qui respectent ce qu’ils aiment ; et c’est encore un
trait charmant de vérité qu’elles aient conservé, malgré leurs précepteurs, un sens
moral qui rend leurs tromperies innocentes par la pudeur qu’elles savent y garder, et
par le mariage qui est au bout.
Arnolphe, c’est le Sganarelle de bonne compagnie. Il a les mêmes travers que
Sganarelle bourgeois ; il est égoïste, systématique, entêté, vain ; mais quelques
qualités s’y mêlent : il est civil, il n’est pas incapable d’un bon office. C’est
d’ailleurs un homme d’esprit ; il a plus de ressources que Sganarelle pour donner une
couleur honnête à ses travers ; en revanche son esprit lui tend plus de pièges. Aussi
Molière, qui a fait châtier Sganarelle par une fille d’esprit, choisit une ingénue
pour duper Arnolphe.
Dans l’École des femmes, comme dans l’École des maris,
chaque situation est l’effet du caractère. Arnolphe possède un mépris systématique
pour les femmes d’esprit : il se persuade qu’il n’y a de sûreté pour un mari qu’avec
une sotte. Quant aux maris affligés de femmes d’esprit, il n’est raillerie qu’il n’en
fasse. Ce travers l’a conduit à se façonner une femme dès le berceau. Il l’a
recueillie tout enfant d’une paysanne qui ne pouvait plus la nourrir, et l’a fait
élever dans un petit couvent, avec la recommandation de la rendre
sotte. Du couvent, il l’a placée dans une maison hors de la ville, où elle vit
enfermée, sous la garde de deux domestiques aussi simples qu’elle. C’est de là qu’il
va la tirer pour en faire sa femme.
Il suffit d’une absence de huit jours pour détruire tout ce bel ouvrage. Au retour
d’Arnolphe, la simple Agnès est amoureuse ; ses honnêtes gardiens ont déjà reçu de
l’argent du galant.
Arnolphe, fort troublé d’abord, pense à couper court à l’intrigue. Sa vanité, l’idée
qu’il a de son esprit, le rassurent ; c’est par là pourtant qu’il aura le dessous.
Il essaye d’abord d’un sermon de morale sur Agnès. Il lui fait peur des damoiseaux,
des chaudières du diable ; il lui reproche son origine, la pauvreté d’où il l’a
tirée : il pense la toucher, et il ne fait que rendre plus doux à Agnès, par la
comparaison, le souvenir des tendresses d’Horace.
Il lui met dans la main une pierre, qu’elle promet de jeter au galant ; la pierre est
jetée, mais enveloppée d’une lettre.
Arnolphe se pique au jeu. Quoi ! un homme de son esprit serait vaincu par une sotte
et un étourdi ! Non, il n’en sera rien. Quoique blessé au plus vif de sa vanité et un
peu au cœur, car il aime Agnès, il s’aveugle sur ses ressources, sur son
expérience :
Il corrompra ses propres domestiques pour les rendre plus fidèles. Il fera espionner
Horace par le savetier du coin de la rue. Toute personne suspecte sera écartée. Il
croit ne faire la guerre qu’aux poulets :
Et c’est l’homme lui-même qui entre.
Il faut croire que l’esprit sert à bien peu ; car Arnolphe sait par l’amant lui-même
tout ce qui se fait et tout ce qui se fera, et il n’empêche rien. Il est instruit d’un
rendez-vous convenu entre les deux amants ; il en sait l’heure ; il n’a rien négligé
pour le rendre fatal à Horace ; il y emploie même le guet-apens. Mais tandis que ses
valets chargent à coups de bâton Horace qui monte à l’échelle de corde, et
qu’Arnolphe, de la fenêtre d’Agnès, dirige la bastonnade, la jeune fille s’échappe et
va rejoindre Horace.
Un dernier incident la fait retomber dans les mains d’Arnolphe. Molière eût pu
trouver dans l’observation de la nature un moyen de la lui arracher une dernière
fois ; mais soit fatigue après cinq actes si pleins, soit pitié pour la passion
d’Arnolphe et souvenir de son propre cœur, Molière termine la pièce par un dénoûment
postiche : il fait retrouver à Agnès un père dans un personnage venu d’Amérique, et
son fiancé dans son amant.
Ce grand progrès des situations suscitées par les caractères emportait tout le reste.
Une fois averti des puissants effets de la nature bien observée, Molière n’eut plus
besoin de la comédie d’intrigue : il se passa des personnages de convention. Aux
Mascarilles il substitua un premier crayon de ces valets qui font partie de la maison,
qui ont voix aux conseils de l’honnête bourgeois, et font payer leur dévouement par
plus d’une impertinence. La Dorine du Tartuffe en est le type. Lisette,
dans l’École des maris, et cet honnête couple auquel Arnolphe a confié
la garde d’Agnès, en sont les ébauches. Les mœurs romanesques de la comédie d’intrigue
cèdent la place aux mœurs véritables de la nation et du temps, qui sont la couleur
locale de la comédie. Enfin, le langage, au lieu d’être un art, n’est plus que la
nature elle-même parlant par la bouche des personnages, selon le sexe, le caractère,
la passion, la condition.
Il n’y a plus là de ces acteurs favoris auxquels le poète donnait tous les bons mots
à dire, qui parlent plus que ne veut l’action, qui se moquent d’autrui et d’eux-mêmes,
qui font penser à l’esprit du poète et admirer celui qui les souffle. Dans la comédie
de caractère, si les gens ont de l’esprit, c’est sans qu’ils s’en doutent ; s’ils font
rire, c’est quand ils pensent le moins être risibles. Emportés par une action, ils
n’ont pas le temps de s’écouter parler ; ils ne parlent que pour attaquer et se
défendre. Toute conversation vaine, où l’on n’a d’autre objet que de plaire en parlant
et de laisser à l’interlocuteur quelque impression de son mérite, est exclue de cette
comédie. Un jaloux menacé dans celle qu’il aime, un systématique vaniteux qui voit
tous ses plans tourner contre lui, une fille qui craint d’être mariée malgré elle,
n’ont pas le loisir devoir du trait ; leur esprit, c’est de sentir et d’exprimer
fortement ce qu’ils sentent. On ne demande pas au poète des beaux esprits qui ne
parlent que pour parler, mais des gens naïfs, qui remplissent tout le caractère qu’ils
personnifient, et qui soient éloquents en ne disant que ce qu’ils ont à dire. Sur ce
dernier point, il faut que les moindres personnages se sentent de leur origine.
Enfants du génie, ils doivent comme lui voir clairement dans leurs pensées, et ne
jamais manquer de bien rendre ce qu’ils pensent à propos.
Il y a cependant quelques restes de la comédie d’intrigue dans ces chefs-d’œuvre de
la comédie de caractère. Le dénoûment de l’École des femmes ne sort
pas naturellement des caractères. C’est un expédient annoncé par Horace, qui nous
parle d’un certain Henrique,
Les invraisemblances de lieu n’y manquent pas, et la rue entend bien des choses qui
ne se disent qu’à la maison. Les aparté, pour lesquels le grand
Corneille déclare son aversion53, y abondent. J’aimerais mieux Arnolphe muet, tandis
qu’Agnès lui raconte les intrigues de la vieille entremetteuse et les visites
d’Horace, que se dépitant à haute voix en présence d’Agnès, qui est censée ne rien
entendre. Les monologues, quoique plus dans l’action, y sont trop nombreux. On en
compte jusqu’à huit dans l’École des femmes ; et quoique chacun soit un
pas vers le dénoûment, on est près de trouver languissante une action qui laisse si
souvent le principal personnage tout seul sur la scène. On ne songerait pas à noter
ces imperfections dans une œuvre si forte, si Molière n’eût pas fait mieux encore, et
s’il ne nous eût montré enfin la comédie épurée de tous ces moyens d’effet, et le cœur
de l’homme, dans la seule diversité de ses mouvements, fournissant à tous les plaisirs
de surprise, d’émotion, de rire, que nous venons chercher au théâtre. Molière seul
nous a rendus difficiles pour Molière.
Ce mot de haute comédie n’appartient pas seulement à la langue de la
critique ; il est populaire. Molière, en créant la chose, a donné l’idée du mot.
Après l’École des maris, après l’École des femmes, que
restait-il à faire à la comédie de caractère et de mœurs pour devenir la haute
comédie ?
On pouvait lui demander des personnages de plus de considération, et dont les travers
fussent de plus grande conséquence ; on pouvait lui demander des mœurs plus
relevées.
Dans les pièces de sa seconde manière, les portraits de ce grand peintre, comme les
tableaux qui veulent être vus de loin, sont çà et là empâtés. Il a craint que la vérité
de la nature ne fît pas assez d’effet ; il l’a quelquefois chargée pour la faire
applaudir. Les gens d’un goût délicat voulaient qu’il n’eût plus besoin ni d’un trait
hasardé, ni d’une grimace, ni d’un coup de brosse, ni d’aucun embellissement emprunté à
la mode et fragile comme elle. L’intérêt dans la comédie devait naître désormais de
cette variété infinie du cœur humain, lequel contient plus de coups de théâtre que n’en
peut créer l’imagination du dramaturge le plus fécond.
Au lieu de ces travers bourgeois que le poète châtie, soit en donnant un violent dépit
à un fantasque, soit en rendant un jaloux ridicule, soit en faisant craindre à l’amant
qu’on ne lui enlève sa maîtresse, à celle-ci qu’on ne la marie de force, on demandait la
représentation d’un vice à la fois redoutable et ridicule, qui scandalisât la société
tout entière, en mettant le malheur dans une maison. On voulait entendre ces accents de
la comédie dont parle Horace, qui l’élèvent jusqu’à la tragédie sans l’y confondre54.
Enfin, on voulait une image complète de la vie dans une comédie sans incidents, sans
coups de théâtre, sans complications invraisemblables ; où tout fût une cause naturelle
ou un effet inévitable, et qui provoquât non ce gros rire, si bon qu’il soit,
qu’excitent les bouffonneries de Scapin, mais le sourire de la raison émue et réjouie
par le spectacle d’événements sérieux présentés sous une forme plaisante.
Plus d’un homme de goût, tout en battant des mains à l’École des maris,
demandait à Molière le Misanthrope et Tartufe. Boileau, le
plus impatient de tous, mais aussi le plus sûr que Molière avait de quoi répondre, l’en
pressait vivement, l’inquiétant sur la solidité de ses premières peintures, pour
l’exciter à se surpasser. Molière y venait de lui-même parce généreux mécontentement de
ses ouvrages, qui est la marque, dans un esprit de cette trempe, non qu’il ne les estime
pas, mais qu’il est troublé du désir de faire mieux. Cependant il hésitait. On sait ses
touchantes résistances. N’avait-il pas à faire vivre sa troupe ? Les ouvrages travaillés
ne demandaient-ils pas trop de temps ? Le public y prendrait-il le même plaisir qu’aux
ouvrages légers ? S’il se résigna enfin à faire mieux que l’École des
maris, remercions-en Boileau, qui eut plus d’une fois à combattre ses
scrupules, et qui sommait son ami, au nom de la postérité, dont nul autre, dans ce temps
de merveilles, n’eut plus que Boileau le secret. Moins de quatre ans après
l’École des femmes, Molière avait écrit le Tartufe et
le Misanthrope.
L’Europe, a dit Voltaire, regarde le Misanthrope comme le chef-d’œuvre
du haut comique. Et pourtant, dans ce chef-d’œuvre du haut comique, il n’y a pas de
comédie. La comédie veut une fable ; je cherche une fable dans le
Misanthrope ; je n’y vois que des incidents de la vie commune. La perfection
de la tragédie, selon Racine, c’est de faire quelque chose de rien. Il l’avait appris
de Molière. Voici une comédie sans un seul des procédés de la comédie, sans confident,
sans figures de fantaisie, sans valets, sinon pour avancer une chaise ou porter une
lettre ; sans Gros-René ni Mascarille, sans monologue, sans coup de théâtre. Quoi !
pas même un mariage au dénoûment ! Et l’intrigue, — ce fil léger qui nous fait
souvenir que la scène a d’abord été un théâtre de marionnettes, — il n’y en a pas, si
ce n’est dans la tête de certains de Molière, qui ne souffrent pas de
comédie sans intrigue.
Le Misanthrope échappe à l’analyse ; on ne peut pas plus l’expliquer
par les procédés du théâtre, qu’on n’explique par les procédés de la peinture
certaines têtes de Raphaël, qui, selon les termes do l’école, sont faites avec rien.
Quand le plus habile copiste en a reproduit la forme, le modelé, la couleur, il croit
nous avoir donné l’original ; nous n’en avons que le calque ; la vie est restée sur la
toile du maître où une main légère a imprimé une pensée impérissable.
Nous sommes dans le salon d’une coquette, très recherchée et qui se plaît si fort à
l’être, qu’elle se soucie peu de qui elle l’est. Incapable d’aimer, elle n’a qu’une
préférence de caprice entre des indifférents, et elle ne sait pas même respecter celui
qu’elle préfère. Il vient chez elle des gens de cour, ou simplement de bonne
compagnie, non épris, mais galants ; ou, s’ils sont amoureux, c’est par esprit de
rivalité seulement. Un seul des amants de Célimène est épris : c’est Alceste, un
honnête homme fâcheux, qui n’a peut-être pas tort de mépriser les hommes, mais qui a
grand tort de le dire tout haut. Dans ce salon, on cause plus qu’on n’agit : que
peuvent faire des oisifs autour d’une coquette ? Chacun parle avec son tour d’esprit,
ou son travers. Les galants flattent la dame dans son penchant à la malice ; elle
reçoit les flatteries, et elle se moque des flatteurs. Une lettre, de tous les
incidents communs le plus commun, apprend aux galants qu’ils sont joués, à Alceste
qu’on ne l’aime pas assez pour lui faire le sacrifice d’amants moqués. Le salon de
Célimène est déserté. Voilà le dénoûment.
Les situations n’y sont pas plus que la fable. Y a-t-il même des
situations ? Je ne vois que des caractères qui se développent. Alceste a un procès :
cela arrive à tout le monde ; mais il l’aurait eu plus tard et avec moins de chances
de le perdre, s’il ne s’était pas entêté à vouloir que la justice soit l’équité. Il a
un duel, pour avoir voulu tirer d’un poète l’aveu que ses vers sont mauvais. La scène
du sonnet, si fameuse, est doublement l’effet de son caractère, par la façon dont il y
est jeté et par la façon dont il en sort. On le sait honnête homme et véridique, et
les poètes de tout temps sont friands de tels juges, parce que leur éloge a plus de
prix, et qu’on les croit gagnés quand on les consulte. Oronte ambitionne l’estime
d’Alceste : voilà le prix de sa réputation d’honnête homme. Alceste s’avise de dire ce
qu’il pense du sonnet d’Oronte : voilà son travers.
Célimène est charmante ; elle est veuve, elle est jeune : il est tout simple que les
galants y abondent. Mais elle est coquette ; et quelle est la coquette qui n’a pas à
payer par quelque embarras le plaisir quelle prend aux hommages ? C’est déjà un
châtiment de n’oser renvoyer même les amants qu’elle méprise. Célimène ne sait point
se fixer : n’est-il pas naturel que tout le monde la quitte ? Elle est spirituelle,
elle pousse à la raillerie, elle a souvent l’avantage dans le discours : n’est-il pas
juste qu’elle y ait quelquefois le dessous ? Elle triomphe d’Arsinoé, et c’est bien
fait, parce qu’une prude est pire qu’une coquette ; mais une vérité assénée par
Alceste va la punir à son tour de tous ses manèges.
Chacun, dans cette pièce, reçoit une correction proportionnée à son travers. Les
galants emportent l’attache de ridicule que Célimène leur a mise au dos. Tous
reçoivent de la main de la coquette un coup d’éventail sur la joue, qui ne les
corrigera pas, mais qui les punit assez pour le plaisir du spectateur. La prude
Arsinoé, qui a voulu la brouiller avec ses amants pour pêcher un mari en eau trouble,
reste sans mari, et prude avec le châtiment de se l’entendre dire. Quant à Alceste,
est-il puni ? Trop, selon quelques délicats qui en ont fait le reproche à Molière. Il
l’est, à mon sens, à proportion de ce qu’il a péché. Contrarié dans toute la pièce, il
est violemment secoué à la fin ; c’est mérité. Pourquoi gâte-t-il sa probité, en se
prétendant le seul probe ? Savons-nous bien d’ailleurs si l’opposition qu’il fait à
tout n’est pas mêlée de quelque désir de dominer ? Nicole nous dirait bien cela55. Mais il échappe à
un mariage avec une coquette, et cela lui était bien dû. Il était trop homme de bien
pour que Molière ne lui épargnât pas ce malheur. Seulement il ne s’en applaudira que
plus tard, quand il aura repris son sang-froid. Ainsi, la morale des sages et la
morale de la vie sont également satisfaites, quand on le voit puni d’un travers
innocent par une contrariété passagère, et récompensé de sa vertu par l’avantage
d’échapper à un malheur certain.
Par l’élévation de leur condition, les personnages du Misanthrope
voient les choses de plus haut ; leurs paroles ont plus de portée que dans la comédie
bourgeoise. Esprits très cultivés, formés par le monde, c’est de la raison la plus
fine qu’ils emploient pour attaquer ou pour se défendre. Sganarelle ne voit guère
au-delà du gros bon sens bourgeois ; il a ramassé dans son carrefour tous les
aphorismes de cette sagesse du ménage, et il s’en sert contre les autres, sans songer
à en profiter pour lui. Arnolphe, mieux appris, tient le milieu entre l’esprit de
Sganarelle et l’esprit des gens de cour ; il ne voit pas beaucoup plus loin que
Sganarelle, mais il s’en fait plus accroire. Les personnages du
Misanthrope ont assez d’esprit pour ne pas se tromper sur ce qui
touche autrui, et pour se tromper par les plus jolies raisons du monde sur ce qui les
touche eux-mêmes. Je ne suis pas dupe de ces raisons et je ris de voir qu’on emploie
tant d’esprit à faire des sottises.
Leurs pensées sont en même temps des traits de caractère individuel et des vérités
générales. Quoiqu’ils ne disent rien qui ne soit dans leur situation, et qu’ils ne se
piquent pas d’impartialité en plaidant leur cause, ils ne peuvent parler pour eux, en
gens d’esprit qu’ils sont, sans répandre çà et là des lumières et des vérités
d’expérience, qui nous apprennent à les juger et à lire en nous et chez les autres.
Sans être sentencieux, ils sont penseurs ; ou plutôt c’est l’expérience des gens
d’esprit qui coule de leurs lèvres sans effort, et qui donne de la profondeur, sous
une forme facile, à toutes leurs pensées.
Leurs discours sont à la fois ceux des gens les plus occupés de ce qui les regarde,
et des moralistes les plus désintéressés. C’est sans doute ce qui rend le
Misanthrope si attachant à la lecture ; mais c’est peut-être ce qui en rend
la représentation un peu froide. Le théâtre veut de l’action ; et dans le
Misanthrope, quoiqu’il ne se dise rien de trop, on n’agit qu’en parlant. Il
ne faut pas trop donner à penser à des spectateurs. Molière l’a dit de son public :
« Ces gens-là ne s’accommoderaient nullement d’une élévation continuelle dans le style
et les sentiments. » On veut rire à la comédie, et la réflexion n’y provoque guère. Il
est beau de ne faire rire que l’esprit ; mais encore faut-il qu’il ne lui en coûte
aucun travail, et qu’on ne lui donne pas trop de ces vérités dans lesquelles il ne
peut pas enfoncer sans s’attrister.
Aussi le Tartufe est-il plus goûté au théâtre que le
Misanthrope, sans l’être moins à la lecture. Il y a plus d’intérêt, plus
d’action, plus de passion. Au lieu du salon d’une coquette, c’est le foyer domestique
d’une femme honnête, envahi par un intrus. Tout y est troublé : les amusements
innocents, l’honnête liberté des discours, les plaisirs et les projets de la famille,
un mariage sortable et déjà fort avancé ; personne n’y est incommodé médiocrement.
C’est d’ailleurs le propre du travers religieux d’endurcir, de dessécher, de
passionner ceux qui en sont atteints et d’exaspérer ceux qui en souffrent. Aussi
quelle agitation dans cette maison, désormais divisée en deux camps ! L’aïeule est
devenue l’ennemie des petits-enfants ; le père se fait le tyran de sa fille. Voilà
bien cette sécheresse impitoyable, fruit des exhortations de Tartufe au détachement !
En revanche, dans l’autre camp, on ne se défend pas de main molle. Le plus modéré, le
sage de la pièce, Cléante, est toujours près de perdre patience ; Damis éclate dès le
commencement ; Dorine, pour dire trop haut ce qu’elle a sur le cœur, risque à chaque
instant de se faire chasser. Tout le monde est ému et presque hors de soi ; vous
diriez l’agitation d’une maison où s’est introduite une bête dangereuse.
Cette émotion qui anime toutes les scènes du Tartufe était passée de
l’âme de Molière dans celle de ses personnages. C’est la pièce où il a mis le plus de
feu. Il y a d’autres vilaines gens dans son théâtre, et il ne les a pas ménagées ;
mais la preuve qu’il ne leur en veut guère, c’est qu’il se contente de les rendre
ridicules. Il n’a pas eu à craindre leurs originaux dans le monde, et il ne leur fait
pas l’honneur de se fâcher quand il les peint. Pour le faux dévot, Molière en a peur ;
il en a horreur du moins. C’est la révolte de sa noble nature contre ce vice, le plus
odieux de tous, parce qu’il sert de couverture à tous. Le faux dévot a toute la
perversité des autres hommes, plus la sienne. Molière a moins songé à nous amuser qu’à
nous avertir. Les sociétés où le juste crédit qu’on accorde à la foi sincère peut
donner à de malhonnêtes gens l’idée de s’accréditer par la fausse piété, savent à
quels signes on les reconnaît ; et le Tartufe n’est pas seulement un
chef-d’œuvre d’art, c’est, particulièrement dans notre pays, une garantie et une
sauvegarde. La comédie voulait pourtant qu’il y eût du ridicule dans la pièce :
Molière l’a mis tout entier du côté des dupes de Tartufe ; mais, comme pour ajouter à
la force du préservatif, ce ridicule est à la fois si honteux et si odieux, qu’il a
désormais contre lui notre conscience et notre vanité.
Le Misanthrope, le Tartufe acquittaient Molière envers
Boileau et le public délicat, dont Boileau était l’organe. Cependant, six ans après il
faisait jouer les Femmes savantes.
C’était un retour à la comédie modérée, dont le Misanthrope est le
modèle. Le tissu en est aussi léger et les figures aussi solides. Montrer les ravages
de la manie du bel esprit dans une honnête maison, voilà la pensée de la pièce. Une
mère bel esprit veut marier sa fille à un méchant poète dont elle est entichée ; le
père veut qu’elle épouse l’amant à qui on l’a promise : voilà l’intrigue. Ce méchant
poète est un cupide, qui convoite la dot plus que la fille ; il est découvert : voilà
le dénoûment.
Trissotin est un de ces sots qui le sont en toutes choses, sauf sur leur intérêt.
Sorte de petit Tartufe littéraire, dont l’espèce n’est pas rare d’ailleurs, il flatte
le travers de la mère pour arriver à la fille, et par la fille à la dot. Comme
Tartufe, il trouble toute la maison ; mais s’il y fait des dupes, il n’y manque pas
non plus d’ennemis. Il diffère de Tartufe en ce qu’il est dupe tout le premier de son
travers, et qu’il a cette confiance du sot
A l’époque où Molière conçut sa pièce, on était entêté de beau langage. Il y avait
des termes nobles et des termes bourgeois. C’était l’excès d’une des plus belles
ambitions du temps, le perfectionnement de la langue. Beaucoup de femmes y avaient
gâté leur naturel. Au lieu de perfectionner la langue à leur insu, comme fait la
charmante Henriette, en sentant vivement et délicatement, et en parlant comme elles
sentaient, elles ne prenaient garde qu’à se conformer à Vaugelas. Le mal, borné
d’abord à la cour, avait gagné la bourgeoisie. Pour rester dans le relevé, les femmes
négligeaient leur ménage. Plus d’un rôt y avait brûlé, comme dit le bonhomme Chrysale,
et plus d’un pot en avait été trop salé. Molière vint au secours des filles négligées
par leurs mères, comme Henriette ; des maris dont les hauts-de-chausses étaient
décousus ou les rabats mal repassés, comme Chrysale ; des servantes chassées, comme
Martine, parce qu’elles s’obstinaient à ne point parler le français de Vaugelas.
A tout ce que le bel esprit donne de ridicules à une femme, ou ajoute à ses autres
travers, il oppose tantôt le simple bon sens d’un bourgeois honnête homme, tantôt le
naturel d’une jeune fille dont le cœur est pur et dont l’esprit n’est point gâté par
la mode. A Philaminte ; que le bel esprit a rendue plus sèche, plus impérieuse, plus
acariâtre qu’elle ne l’était de nature ; à la romanesque Bélise, qui a appris la vie
dans la Clélie de Mlle de Scudéry, et qui croit
tous les hommes épris d’elle ; à Armande, autre dupe qui ne veut pas s’avouer ni
laisser voir aux autres qu’elle aime, parce qu’il n’est pas du bel esprit d’aimer, et
qui en est punie par la jalousie, il oppose Chrysale, Henriette, créations admirables
et sans modèle, même dans Molière.
Il se fait tous les jours, aux bureaux de l’état civil des maris comme Chrysale. Son
travers est d’avoir peur de sa femme et de s’imaginer qu’il ne la craint pas. Il cède
toujours, en croyant ne faire que ce qu’il veut. Il obéit à haute voix, pour se
persuader qu’il commande. Ses colères contre sa fille Armande, sur le dos de laquelle
il battrait volontiers sa femme, s’il n’était si bon homme ; sa résolution de résister
à Philaminte, quand elle est loin ; sa première charge, pleine de vigueur, quand elle
paraît ; le secours qu’il tire d’abord de son bon sens et de la révolte involontaire
d’un esprit droit contre un esprit faux, puis, à mesure que Philaminte élève la voix,
sa fermeté tombant, son caractère retirant peu à peu ce que son bon sens a avancé, le
mari cédant avec la persuasion qu’il ne fait que transiger ; tout cela, c’est la
nature observée avec profondeur et rendue avec la plus fine gaieté. Que ne
pardonnerait-on pas d’ailleurs à
Chrysale pour son excellent naturel ? A la vue d’Henriette, sa fille préférée, et de
Clitandre, se tenant tendrement par la main, il s’écrie :
Jamais paroles plus charmantes ne sont sorties d’un cœur paternel. Ne nous y fions
pourtant pas.
Tout à l’heure le père ne soutiendra pas le mari, et ce sera fort heureux pour
Henriette que son oncle Ariste trouve moyen de rendre Trissotin odieux, même à
Philaminte, en démasquant le malhonnête homme sous le pédant.
Quel type charmant que l’aimable Henriette ! Elle n’a ni l’ingénuité d’Agnès, qui
vient de l’ignorance, ni cette ingénuité trompeuse sous laquelle se cache de la
science défendue. C’est une personne d’esprit qui s’est formée et fortifiée dans son
naturel par les travers mêmes de ses parents. Elle a le ton de la femme du monde, avec
une candeur qui témoigne qu’elle en a trouvé le secret dans un cœur honnête et dans un
esprit droit. Ce n’est pas le bon sens moqueur de Célimène, où l’égoïsme domine, et
qui fait servir les autres à l’amusement de sa vanité ; mais, comme Célimène,
Henriette est sans illusions. Tendre sans être romanesque, son bon sens a conduit son
cœur ; si Clitandre s’exalte en lui parlant d’amour, elle le ramène au vrai :
Fille respectueuse et attachée à ses parents, elle n’est pas dupe de leurs défauts ;
et quand il y va de son bonheur, elle sait se défendre d’une main douce, mais ferme.
Je n’ai pas peur de l’honnête liberté de ses discours : une fille qui montre ainsi sa
pensée n’a rien à cacher. Si j’étais à la place de Chrysale, j’aurais bien plus de
souci d’Armande, dont le front rougit au seul mot de mariage, que d’Henriette, qui
désire honnêtement la chose, et qui ne voit l’amour que dans un mariage où le cœur est
approuvé par la raison.
On ferait tort à la gloire de Molière en la réduisant à trois comédies d’intrigue, à
deux comédies bourgeoises, à trois chefs-d’œuvre de haut comique. Il n’est pas un
feuillet à sauter dans ces petites pièces composées pour des fêtes ; dans
l’Avare, son chef-d’œuvre en prose ; dans
l’Amphitryon, qui est écrit comme l’École des maris ;
dans ces impromptus d’un homme qui, la même année, malgré ses chagrins domestiques et
les soucis de sa direction, pouvait donner avec le Tartufe, le
Sicilien ; avec le Misanthrope, le Médecin malgré
lui : la grande pièce avec la petite pièce. Il met de la force comique
jusque dans des comédies-ballets, de la grâce mâle jusque dans ses ballets, du sel le
plus fin jusque dans ses bouffonneries, qui sont toujours la charge de quelque vérité
profonde. Génie inépuisable, il a fait la part de tout le monde avec une libéralité
sans exemple, écrivant pour la cour et la ville, pour les gens capables de tirer
profit des plaisirs du théâtre comme pour ceux qui ne veulent que s’y divertir :
composant les bouffonneries pour la foule, les chefs-d’œuvre pour les lettrés sévères
et pour les hommes de génie, ses égaux ; défrayant de ses pièces le présent et
l’avenir, la France et le monde ; le plus grand nom de notre théâtre par la fécondité
et par cette plénitude de génie propre à lui seul, qui fut sans commencement et sans
déclin, et qui anima de la même vie les premiers croquis où il s’essayait dans son
art, et les immortels tableaux où il en atteignit la perfection.
Il est deux sources principales où Molière puisa pour toutes ses pièces : sa vie
d’abord, par laquelle il toucha à presque toutes les situations et il eut un peu de tous
les caractères, et son savoir, qui le mit en possession de tout ce qui s’était fait
avant lui dans son art.
On reconnaissait Molière, même de son temps,
dans Ariste, de l’École des maris, Ariste, homme déjà mûr, qui doit
épouser, comme lui, une fille de seize ans, comme lui tendre et indulgent, avec quelque
inquiétude de caractère ; comme lui s’étudiant à contenter les goûts innocents de celle
qu’il aime, à gagner son cœur par la facilité et la confiance ; comme lui se flattant de
se rajeunir à ses yeux par les soins délicats et les bienfaits. On donnait la pièce en
1660 : Armande Béjart, qui devait être la femme de Molière, y jouait le rôle de Léonor,
et Molière se servait de l’aimable Ariste pour lui faire les promesses les plus
touchantes. Un an après, il mettait dans la bouche de la Climène des
Fâcheux, une vigoureuse apologie des jaloux, défendant ainsi son propre
penchant, ou, peut-être, par un scrupule d’honnête homme, voulant se montrer avec ses
défauts à cette fille à laquelle il avait fait voir ses beaux côtés dans le rôle
d’Ariste. Plus tard, marié et malheureux, mais n’ayant pas perdu l’espoir de ramener sa
femme, il se servait du rôle d’Elmire, dans le Tartufe, pour la toucher
par le spectacle d’une femme d’honneur qui défend sa vertu.
Quant à l’Alceste du Misanthrope, si ce n’est pas là Molière tout
entier, quoi de plus probable que, déjà trompé, mais toujours épris et plein de pardons,
il ait peint dans Alceste ses emportements et son indulgence ? Armande Béjart ne
ressemblait-elle pas trop à Célimène pour que le mari de l’une n’eût pas tous les
sentiments de l’amant de l’autre ? La vérité de toutes ces scènes, où Molière, selon une
expression du temps, transportait tout son domestique, vient de cette ressemblance,
— que voilaient la pudeur de l’honnête homme et le désintéressement de l’homme de génie,
— entre sa propre situation et celle de ses personnages. Aussi rien de romanesque dans
ces fortes et charmantes peintures des sentiments de l’amour ; rien qui soit fait de
tête, ni sur le modèle de la galanterie à la mode ; pas un trait qui n’aille à tous les
temps et à tout le monde. Molière ne nous donne pas seulement le fond de son cœur ; il y
fait un choix dans ses illusions et dans ses souffrances, et il n’en laisse voir que ce
qui importe à la vérité et ce qui est compatible avec la dignité de l’art.
Il a été Alceste ; n’a-t-il pas été quelquefois Chrysale ? Armande Béjart ne fut-elle
pas, comme Philaminte, témoin de certaines retraites après une première résistance ?
Pour Philinte, c’est encore Molière donnant à quelque ami les conseils d’une raison
aimable et indulgente. Tout ce que Cléante dit du faux dévot, Alceste des méchants,
Chrysale du bel esprit, Célimène, qui a son bon côté, des sots qui lui font la cour ;
tout ce qui sent la haine des méchants, le mépris des gens à la fois malhonnêtes et
ridicules, l’amour du bien, du naturel, du vrai ; tout ce qui est, soit une maxime de
devoir, soit un conseil de bienveillance, tout cela est sorti du cœur de Molière ; et
tel est, dans ce convenu de l’art des vers, le tour naïf, la facilité, le feu,
l’entraînement de ce langage, qu’on croit entendre Molière lui-même, et qu’au plaisir de
voir des personnages peints au vrai se joint je ne sais quelle tendre affection pour
celui qui les a créés. On sort d’une représentation du Cid ou
d’Athalie avec une profonde admiration pour le génie ; on sort d’une
pièce de Molière avec de l’amitié pour l’homme. Les autres se tiennent plus sur la
cime ; Molière vit au milieu de nous.
Aucun poète, dans notre pays, n’a eu plus d’imagination, de sensibilité et de raison,
ni dans une harmonie plus parfaite. Chez les autres, l’une ou l’autre de ces facultés a
dominé, et tel s’est attiré des critiques pour s’être laissé trop aller à la tendresse,
tel autre parce que la raison y paraît trop en forme ou que l’imagination n’y est pas
assez réglée. Molière met tous les goûts d’accord. Ni ceux qui se plaisent à la
tendresse ne trouvent qu’il en a manqué où il en fallait ; ni ceux auxquels il faut
beaucoup de matière pour contenter leur imagination ne le trouvent timide ou stérile
dans ses conceptions ; ni ceux qui veulent de la raison partout, même en amour, ne le
surprennent un moment hors du naturel et du vrai.
Boileau, qui n’écrivait rien au hasard, qualifie de doctes les
peintures de Molière. Il l’entendait non seulement du poète philosophe, mais du poète
comique, savant entre tous dans son art. Le prince de Condé louait l’érudition de Molière. Ses emprunts sont sans nombre. Quelques-uns sont directs ;
la langue seule en appartient à Molière : ce sont les plus rares. Le plus grand nombre
est indirect : ce sont des confidences du cœur humain dont ses devanciers n’ont entendu
que la moitié, et qu’il complète. Il appelait cela prendre son bien partout. De Visé,
Cotin criaient : Au voleur ! Le voleur dérobait du cuivre pour en faire de l’or.
Tantôt il prête à un personnage des paroles que l’original met dans la bouche d’un
autre, et, par ce changement d’interlocuteur, il leur donne plus de vérité et de sel.
Dans le Phormion de Térence, Démophon apprend que son fils est marié sans
son aveu. Il veut se préparer des consolations, et il se dit à part lui : « Tout
père de famille qui revient d’un voyage doit se figurer qu’il va trouver son fils en
faute, ou sa femme morte, ou sa fille malade ; et s’il y en a moins qu’il n’en a
prévu, c’est autant de gagné59. »
Cela est sage, mais froid. Est-ce bien d’ailleurs une vérité de situation ? dans une
contrariété vive et présente, on peut tirer quelque soulagement d’une autre passion ;
mais un aphorisme de morale n’y fait rien. Molière prend le trait à Térence, qui n’en a
pas vu la pointe ; il fait tenir le même discours à Scapin, qui le débite au bonhomme
Argante comme paroles d’un ancien qu’il a toujours retenues, et ces aphorismes
deviennent une vérité de comédie. « Un père de famille, dit Scapin, qui a été
absent de chez lui, doit se figurer sa maison brûlée, son argent dérobé, sa femme
morte, son fils estropié, sa fille subornée ; et ce qu’il trouve qui ne lui en est
point arrivé, l’imputer à sa bonne fortune. Pour moi, ajoute-t-il, j’ai pratiqué
toujours cette leçon dans ma petite philosophie, et je ne suis jamais revenu au logis
que je ne me sois tenu prêt à la colère de mes maîtres, aux réprimandes, aux injures,
aux bastonnades, aux étrivières ; et ce qui a manqué de m’arriver, j’en ai rendu grâce
à mon bon destin60. »
Combien Scapin est plus comique que Démophon !
Une farce italienne fournissait à Molière le trait de Scapin ôtant une bague du doigt
de Pantalon et l’offrant à Flaminia de la part de Pantalon, qui le laisse faire61. Le
trait est joli ; par la façon dont Molière l’imite dans l’Avare, il
doublera de prix.
Cléante (le fils de l’Avare), à
Mariane.
Mariane .
Cléante, ôtant du doigt de son père le diamant
et le donnant à Mariane.
Il faut que vous le voyiez de près
.
Mariane .
Cléante, se mettant au-devant de Mariane, qui
veut rendre le diamant.
Harpagon .
Cléante .
Harpagon, bas à son fils.
Cléante, à Mariane.
Mariane .
Cléante, à Mariane.
Pourquoi l’imitation est-elle plus comique que l’original ? C’est que le fils de
l’Avare fait des cadeaux à sa maîtresse aux frais de son père ; c’est que l’Avare est
amoureux, et qu’il ne sait ni reprendre ni laisser à Mariane son diamant ; c’est que
Pantalon est généreux, et qu’Harpagon est avare.
Térence, dans les Adelphes, fournissait à Molière le contraste de deux
vieillards, Micion et Déméa, l’un sévère jusqu’à la dureté, l’autre indulgent jusqu’à la
faiblesse. Le contraste est plus piquant dans l’École des maris. Déméa,
qui est fort en colère, mais qui en a sujet, est devenu Sganarelle, qui est dur et ne se
croit que sage ; et Micion, dont la faiblesse n’est que le manque de caractère, s’est
changé en Ariste, dont l’indulgence n’est que de la raison.
L’Isabelle de l’École des maris faisant savoir son amour à Valère par
son jaloux, c’est la dame d’un conte de Boccace, qui fait dire à un jeune homme par son
confesseur de ne plus la fatiguer de ses poursuites, et lui apprend ainsi qu’il est
aimé. Mais quel parti Molière n’a-t-il pas tiré de l’anecdote !
Outre la morale qu’il a sauvée, en se passant du confessionnal, quel mérite d’invention
n’y a-t-il pas à remplacer le confesseur de Boccace par un tuteur égoïste et dur, et la
dame tant soit peu effrontée de Florence par une jeune fille claquemurée dans la maison
d’un jaloux, qui veut se sauver de son tyran et se marier honnêtement ?
Une autre fois Molière met en action ce qu’il a trouvé en dialogue chez ses devanciers,
ou en dialogue ce qui est en action. Il réduit ce qu’ils ont trop développé, il
développe ce qu’ils n’ont fait qu’indiquer. Ici, un trait lui fournit une scène ;
ailleurs, une scène se résume en un trait. Tel indice indifférent le conduit à une veine
de comique ; telle intention timide lui suggère une création hardie. Molière connaît
mieux que le prêteur le prix de ce qu’il emprunte ; il est, dans son art, ce que, dans
la vie civile, sont tels habiles hommes qui savent mieux nos propres affaires que
nous.
C’est ainsi que Molière imite. Les envieux se scandalisaient de ses emprunts. On ne
pousse pas plus de cris quand on a pris le larron la main dans le sac. Ils croyaient lui
ôter tout ce qu’ils restituaient aux originaux ; ils n’ont fait qu’ajouter à ses titres
de propriété. Un auteur dérobe le bien d’autrui quand il n’égale pas ce qu’il emprunte :
c’est la vieille image du geai paré des plumes du paon. Il reprend son bien, comme
disait Molière, quand ce qu’il invente égale ou surpasse ce qu’il emprunte. Il n’y a pas
d’imitation là, où, pour se passer du trait imité, il eût fallu laisser une belle scène
incomplète, un personnage boiteux. Molière n’emprunte que ce qui appartient à la
nature ; il le fait sien en le rapprochant, par les choses qu’il y change ou y ajoute,
de l’éternel modèle. Si l’observation est du génie dans le poète comique, y a-t-il moins
de génie à reconnaître la nature dans l’auteur qu’on lit qu’à la surprendre sur
l’original qui passe ? L’imitation est aussi innocente de plagiat dans les pages du
poète que sur la toile du peintre ; tout ce qui rend la nature y est fait de génie.
Il y en a des raisons générales, tirées de la nature même de la tragédie. La tragédie
finit par avoir contre elle l’érudition et la mode. Le procès qu’on fait à la nôtre,
pour avoir habillé à la française des personnages grecs ou romains, n’est pas encore
vidé ; ce n’est pas impunément qu’on a des procès avec l’érudition. En outre, comme la
convention tient plus de place dans la tragédie que dans la comédie, le public se croit
le droit d’y demander plus de changements. Il se fatigue des mêmes types ; c’est le
hasard d’un acteur supérieur qui de loin en loin les rajeunit. La langue qu’ils parlent,
dans les changements que subit la langue nationale, devient peu à peu savante. Les
esprits cultivés en aperçoivent seuls les nuances ; les autres ou la contestent, ou ne
la comprennent pas. Voilà bien des choses entre l’art et le public.
La comédie échappe à toutes ces vicissitudes. Quiconque y apporte du sens et un cœur
est compétent. De toutes les conventions elle est la plus près de la réalité : ce sont
nos mœurs, nos scènes de famille, nos travers ; c’est nous. L’imagination ne se fatigue
pas d’originaux qui se renouvellent sans cesse autour de nous, qui sont nous-mêmes. Une
seule chose pourrait nous y dépayser : ce sont les mœurs d’un temps qui n’est plus. Mais
ces différences mêmes nous intéressent. Ces mœurs ont été celles de nos ancêtres ; leurs
travers nous appartiennent. Nous revendiquons nos marquis d’autrefois, si peu différents
d’ailleurs des marquis d’aujourd’hui, dont les parchemins se payent à la caisse du
sceau. Quant à la langue de la comédie, qu’est-ce autre chose, dans sa plus grande
perfection, que notre langue de tous les jours, quand nous avons le bonheur de parler
bien ?
J’ai indiqué, pour Molière en particulier, les causes de cette éternelle jeunesse de la
comédie. Il n’en reste qu’une à toucher : c’est cette réunion de talents
qui fit de ce grand homme un poète hors de pair et un acteur de premier ordre. Après
avoir créé les caractères, il créait les rôles. Il avait expérimenté le parterre par
lui-même ; il savait comment on le prend, et comment on le rebute. Au lieu de regarder
d’un coin de la salle, dans l’ombre d’une loge, l’effet de la pièce sur le public, avec
un parti pris de tendresse pour l’une et de prévention contre l’autre, et l’excuse toute
prête de quelque cabale pour expliquer les sifflets, il interrogeait lui-même le public.
Selon la réponse, l’acteur corrigeait le poète ou le poète l’acteur, sans complaisance
de l’un pour l’autre. Il fallait réussir ; si le poète eût hésité entre sa vanité et le
succès, la pièce courait grands risques. Nul doute que Molière n’ait trouvé des
moqueurs, qui le furent avec éclat63 ; si la chose
n’alla pas jusqu’aux sifflets, c’est que les sifflets n’étaient pas encore inventés64. Le poète n’avait pas aux
yeux de ses contemporains cette grandeur que lui ont donnée deux siècles, et qui eût
fait trouver exorbitante la liberté du parterre. S’il fut moqué, il fit tourner à
l’avantage de l’art les disgrâces de la personne. Aussi, tandis que Corneille et Racine
font plus d’effet à la lecture qu’au théâtre, la lecture de Molière donne le désir de le
voir à la scène, et la scène l’envie de le relire.
Les changements même que la langue a reçus ou subis dans les ouvrages d’esprit ont
profité à Molière. On fait des vocabulaires de sa langue ; on institue des prix pour le
meilleur éloge de son style. Ce qui en a vieilli revient à la mode ; ce qui en est
parfait n’a pas cessé de le paraître. Les novateurs le vantent pour son archaïsme et
pour la rudesse naïve de quelques tours. Les gens de goût y reconnaissent l’expression
la plus parfaite de l’esprit de société dans notre pays. C’est dans cette langue que
s’exprime tout homme touché de quelque intérêt sérieux ; c’est ainsi que la parlent, an
moment où ils ne sont que des hommes, les écrivains mêmes qui la violent dans leurs
livres. De la sorte, tout sert à la gloire de ce grand homme, jusqu’au travers d’Oronte,
qui, lorsqu’il est auteur, écrit le fameux sonnet, et, lorsqu’il le défend, parle un
français aussi vif et aussi naturel que celui d’Alceste.
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