Chapitre huitième
L’histoire de la littérature française, à partir de 1660, n’offre plus ces générations
de grands hommes recevant de leurs devanciers l’esprit français en héritage, et le
transmettant à leurs successeurs développé et agrandi. Dans les deux premiers tiers du
dix-septième siècle, naissent comme tout exprès, pour porter tous les genres à leur
perfection, des hommes de génie, qui s’adaptent chacun au genre qui semble lui être
échu. Nul ne se jette au hasard sur plusieurs genres à la fois, ou n’est tenté
d’exceller dans tous. L’ouvrier est fait pour l’œuvre, l’œuvre pour l’ouvrier. Chaque
genre se personnifie dans un nom : la tragédie dans Racine ; la comédie dans Molière ;
la fable dans La Fontaine ; la philosophie morale dans La Rochefoucauld d’abord, puis
dans La Bruyère ; l’éloquence chrétienne dans Bossuet, Bourdaloue et Fénelon ; le genre
épistolaire dans Mme de Sévigné ; les Mémoires dans Saint-Simon.
L’esprit français, comme un arbre majestueux, jette toutes ses branches à la fois, et
presque en même temps. L’historien de la littérature n’a plus, pour les quarante
dernières années, qu’à contempler successivement les chefs-d’œuvre qui font du
dix-septième siècle le plus grand de notre histoire, et peut-être de l’histoire de
l’esprit humain.
Quels perfectionnements pouvait recevoir la tragédie après Corneille ? Perfectionner
comprend deux choses, corriger et compléter. On ne pouvait compléter la tragédie, après
Corneille, qu’en y faisant entrer d’autres caractères et d’autres passions ; la
corriger, qu’en la purifiant de tous les vices, soit de fond, soit de langage, nés de
quelques fausses vues de Corneille et du tour d’esprit de son époque. Quant à le
surpasser, la gloire n’en était possible à personne. Tel est le propre du sublime, que
l’esprit ne conçoit rien au-delà dans l’ordre des choses qui sont de l’homme, et c’est
pour en exprimer le sentiment qu’il a imaginé le mot de sublime, le plus haut de la
langue des choses humaines, et le plus près de la langue des choses divines.
On demandait, après Corneille, des héros qui fussent plus des hommes, des femmes qui
fussent moins des héros. On voulait une plus grande part pour le cœur, et une langue,
sinon plus belle que celle des beaux endroits de Corneille, du moins plus exacte1 que celle de ses pièces faibles, et, en général, plus pure
et plus égale.
La preuve que le public éclairé désirait ces perfectionnements, c’est qu’il en salua
l’apparence dans les pièces de Quinault. Le succès en attrista la vieillesse de
Corneille. Il s’en plaint avec amertume :
Cette faiblesse est commune aux plus grands écrivains, surtout dans un art où la mode,
comme le dit Corneille, a tant d’empire. Il faut avouer que ce grand homme s’inquiétait
de peu de choses. Quand on lit ces pièces de Quinault, si courues, si admirées, dont la
plus en vogue, Astrate, enrichit les acteurs du théâtre de Bourgogne,
« qui semblaient », dit un auteur du temps, « comme autant de Crésus »
,
on s’étonne qu’il en ait pris ombrage. Quinault n’était que l’imitateur de tout le
monde. Il imitait de Corneille la politique, les sentences ; il imitait de la société
contemporaine, où le ton était donné par les Précieuses, le galant et le tendre, qu’on
prenait pour le langage de l’amour. Les pièces de ce poète, esprit d’ailleurs facile et
aimable, et qui valait mieux que ses succès, ne sont que d’agréables flatteries à la
jeunesse et aux passions naissantes de Louis XIV. Son théâtre n’a pas plus duré que les
décorations et les fêtes du nouveau règne. Boileau en a bien jugé :
Et plus loin :
Boileau, selon Brossette, regrettait d’en avoir trop peu dit. « Il n’y a rien de
plus ridicule », ajoutait-il, « et il semble que tout y ait été fait exprès en dépit
du bon sens. »
La chose ne valait pas que Boileau se fît un cas de conscience
de n’avoir pas été assez sévère : mais la satire ne disait rien de trop.
Cependant, il n’y a pas de succès sans talent ; et, quelque frivole que fût le tour
d’esprit d’alors, un public formé par le théâtre de Corneille ne pouvait pas battre des
mains à des pièces où tout « aurait été fait exprès en dépit du bon
sens. »
Éon nombre d’esprits sains pensaient de l’Astrate ce
qu’en disait Boursault3 :
Que les vers en sont
forts, et que tout m’en a
plu !
Parmi les choses imitées de Corneille, on y rencontrait des traits comme ceux-ci :
et des maximes de ce style :
Ce que le poète imitait du temps, ce galant, cette tendresse qui fâchait si fort le
vieux Corneille, il avait assez d’esprit pour le rendre agréable, et assez de goût pour
n’y pas trop raffiner :
On ne fait pas toujours tout ce que l’on
croit faire
;
Pour peu que l’on se dise
, on
croit s’être tout
dit6.
Le principal personnage de l’Astrate, Elise, reine de Tyr, assiégée
par le peuple dans son palais, s’empoisonne. Ramenée mourante devant Astrate, qui ne
sait que lui dire : « Madame !7 » elle lui adresse ces touchants adieux :
Quelques passages écrits de ce ton, dans des pièces sans invention et sans force, mais
non sans facilité ; du naturel dans l’expression des sentiments de l’amour ; un langage
ordinairement clair, non de cette clarté dans la profondeur, qui n’est donnée qu’aux
écrivains de génie, mais de celle qui rend les lectures aisées ; plus de modération dans
les passions des personnages ; une grandeur plus accessible ; de la faiblesse qui fait
l’illusion de la douceur : voilà ce qui découragea le grand Corneille et le dégoûta
quelque temps de la tragédie. Le public, fatigué de ses dernières pièces, embarrassé
dans ces complications où s’épuisait ce grand homme, troublé de l’obscurité croissante
de sa langue, un moment si claire, si neuve et si frappante, applaudissait, ceux-ci de
bonne foi, ceux-là par ennui de sa gloire, un auteur qui ne demandait aucun effort au
public, ni pour suivre sa fable, ni pour comprendre son langage. Les pièces de Quinault
furent longtemps à la mode ; je soupçonne donc qu’elles étaient mauvaises : car la mode
ne s’y trompe pas ; elle ne s’attache jamais à ce qui doit lui survivre, et je pense
avec mélancolie au lendemain de ses admirations. Mais la mode, dans les choses de
l’esprit, n’est souvent que l’excès d’une disposition vraie. Il faut prendre garde, par
dédain pour l’excès, de ne pas voir le goût raisonnable qui l’a précédé. C’est même la
partie solide de la gloire des écrivains à la mode, d’avoir contenté le goût
raisonnable, avant de se mettre au service de l’excès.
On doit donc regarder le théâtre de Quinault plutôt comme l’indication d’un progrès à
faire que comme un perfectionnement. Ce perfectionnement, ce point suprême au-delà
duquel l’esprit humain est condamné à déchoir, c’est Racine qui l’atteignit ; Racine, un
de ces génies accomplis de la famille des Virgile, des Raphaël, des Mozart, non moins
étonnants pour s’être gardés de tous les défauts que pour avoir réuni toutes les
qualités ; lumières douces et pénétrantes, qui éclairent les plus ignorants comme les
plus versés dans la science des choses humaines, et qui n’éblouissent personne ; esprits
harmonieux, chez qui nulle qualité n’est poussée jusqu’à son défaut, mais qui possèdent
une qualité supérieure et charmante par laquelle ils sont les premiers parmi les hommes
de génie, la sensibilité.
C’est de leur cœur que s’est répandu dans le nôtre cet intérêt plus vif que
l’admiration, qui nous fait aimer tout ce qu’ils ont aimé, sentir tout ce qu’ils ont
senti. Virgile nous fait compatir aux terreurs de la nature, à l’approche des grandes
tempêtes ; au plaisir de la terre rafraîchie, quand Jupiter y fait descendre les pluies
printanières ; aux travaux de l’abeille ; aux souffrances de la vigne, dont le fer abat
les branches luxuriantes ; aux jeunes taureaux rendant leurs âmes innocentes auprès de
la crèche pleine d’herbes ; à l’oiseau pour qui les airs mêmes ne sont plus un sûr
asile, et que la peste atteint jusque dans la nue.
Je ne puis m’arrêter devant la Tête de jeune homme, par Raphaël, sans
m’attendrir pour ce charmant adolescent, qui rêve à l’entrée de la vie, dont il ignore
encore les biens et les maux, et qui semble se recueillir avant l’action.
Mozart me fait revivre tous mes jours ; il me rend mes joies d’autrefois sans leur
emportement, et mes plaisirs sans leur lendemain ; il me donne une langue pour exprimer
les choses qui se dérobent aux langues parlées ; il fait de la mélancolie, que dissipe
ou aigrit la réflexion exprimée par des paroles, un état de l’âme délicieux qu’on
voudrait voir durer toujours. Combien de regrets, de désirs, d’espérances, qu’on ne peut
dire à personne, soit qu’on manque de mots pour s’en parler à soi-même, soit qu’il n’y
ait aucune amitié dans ce monde pour en recevoir le secret, et qui néanmoins ne laissent
pas de peser sur le cœur ! Ses chants divins les attirent au dehors, et nous en
soulagent.
Le charme de ces grands enchanteurs, Virgile, Raphaël, Mozart, Racine, c’est qu’ils ont
beaucoup aimé. « Mon père était un homme tout sentiment et « tout cœur », dit
Louis Racine ; et il avoue ne pouvoir copier les lettres paternelles « sans verser à
tous moments des larmes, parce qu’il me communique, dit-il, la tendresse dont il était
rempli9. »
Les vers de Virgile, les tableaux de Raphaël, les chants de Mozart, rendent le même
témoignage ; comme Racine, le peintre et le musicien ont été tout sentiment et tout
cœur.
Les ouvrages où la raison et l’imagination se montrent seules ne touchent pas. Il est
tel chef-d’œuvre que nous pouvons lire tout entier sans être avertis un moment que nous
avons un cœur. Les ouvrages de sentiment ont seuls le privilège de nous toucher ; et
s’ils sont les premiers dans l’ordre des productions de l’esprit humain, c’est que de
tous les effets des lettres et des arts ils produisent le plus grand, qui est de tirer
des larmes du cœur de l’homme. L’admiration n’est souvent qu’un ravissement passager et
stérile ; les plaisirs de la raison ont leur sécheresse : les émotions du cœur sont
seules fécondes et durables.
C’est, dans la culture de l’homme moral, la différence entre deux labourages, dont l’un
ne fait qu’effleurer le sol, et dont l’autre le retourne à fond.
Le théâtre de Corneille parle surtout à l’imagination et à la raison. Par l’imagination
nous sommes émus de la grandeur qu’il imprime à ses personnages, de ce surhumain dont il
les a marqués. Par la raison nous goûtons les belles sentences, politiques ou morales,
dont il a semé leur langage. Corneille sait aussi nous tirer des larmes ; mais ce sont
des larmes d’admiration plutôt que de sentiment. Il est telle surprise de l’âme qui nous
ébranle et nous amollit jusqu’à produire cet effet de tendresse ; nos yeux se mouillent
sans que notre cœur soit remué. Ce qui remue le cœur, ce sont les passions, et non cette
force d’âme qui les sacrifie au devoir. L’homme dans Corneille s’immole à une idée, dans
Racine à sa passion même. C’est cette faiblesse, toujours combattue de remords, qui
trouble si profondément notre cœur, et qui en arrache, sous la forme de larmes, l’aveu
qu’il s’agit bien là de nous, et que ces personnages qui se débattent en vain contre la
fatalité des passions, c’est nous-mêmes, dans ces éternels combats où nous sommes si
souvent vaincus. Voilà ce que le public désirait confusément, au temps où commençait le
long déclin du grand Corneille. On ne donnait pas de nom à cette nouveauté ; Corneille,
dans son dépit, la nomma tendresse : le mot était juste des tragédies
de Quinault ; mais le vrai nom, celui qui est demeuré dans la langue de l’art, est né
avec la chose, le jour où parut Andromaque : c’est le sentiment, lequel s’essaya sur la scène, dans les deux premières pièces de
Racine, sous l’image populaire de la tendresse.
Ce grand homme fit d’abord comme Quinault : il imita Corneille, mais il trouva quelques
traits dignes du maître. Créon, dans la Thébaïde, parle en héros de
Corneille, quand il dit à Jocaste :
Porus est de l’école des héros de Corneille ; il en a la grandeur et le langage ; et
dans ses invectives contre Alexandre, il en imite le sublime et la subtilité :
Corneille avait fait dire à Rodrigue, au moment où Chimène l’envoie combattre don
Sanche :
Alexandre imite cet enthousiasme sublime de l’amour heureux dans ces paroles à
Cléofile, moins connue que Chimène :
Deux ans plus tard, le disciple ingénieux qui s’est souvenu d’un beau mouvement du
maître, et qui l’imite avec plus d’esprit que de sentiment, mettra Pyrrhus de pair avec
Rodrigue, et l’imitateur au rang de l’original, dans cet admirable passage :
C’est ainsi que le même enthousiasme de valeur et d’espérance convient à deux
situations si différentes. Rodrigue, certain d’être aimé, fait éclater des transports de
joie. Pyrrhus, qui doute autant qu’il espère, s’exagère son espoir, pour persuader
Andromaque. Rodrigue a la foi qui soulève les montagnes ; il suffit à Pyrrhus de ne pas
désespérer, pour oser tout ce qu’entreprendrait Rodrigue.
Au génie seul se révèlent ces nuances, qui sont autant de découvertes faites dans le
cœur humain.
Les beaux endroits de la Thébaïde et de l’Alexandre sont
moins des beautés solides que de fortes impressions produites par de grands exemples sur
un jeune homme destiné à devenir à son tour un maître de l’art. On y sent à toutes les
pages l’imitation ; et puisque les défauts seuls s’imitent, c’est tour à tour la
complication d’amours croisées, les raisonnements, la galanterie mêlée de politique,
qu’emprunte à Corneille le jeune Racine. Mais, au lieu de cette force d’invention de
Corneille, qui éclate jusque dans le mauvais emploi qu’il en fait, la faiblesse d’un
talent naissant, une langue débile et incertaine, ajoutent au froid de l’imitation, dans
les deux pièces de Racine. Même les beaux vers que débite
Porus, héros cornélien, qui aime mieux la gloire que la vie, se sentent de la grandeur
d’imitation ; et la grandeur imitée est bien près de la bravade. Porus termine en
capitan la tirade que j’ai citée :
Voilà la grandeur imitée. Ce n’est pas la vraie. Mais, dans les vers qui suivent, en
cherchant la grandeur sur les traces du maître, le disciple la rencontre dans le cœur
humain. Le capitan redevient le héros :
Je suis très sensible à ce qu’il y a de force et d’élévation dans ces idées, de
variété, de nombre, de justesse dans cette diction : ce n’est pas là pourtant que
j’aurais deviné le caractère du génie de Racine. Il suffisait du talent de Quinault,
pour écrire cette tirade. Les sentiments que l’auteur y exprime, naturels sans être
profonds, vrais de la vérité des lieux communs, ne sont pas inspirés par cette
« passion émue, qui va chercher le cœur »
, selon les belles, paroles de
Boileau17.
S’il est un morceau, dans les deux pièces de début de Racine, qui révèle son génie,
c’est ce couplet d’Antigone, où, malgré quelque uniformité dans le tour, et un certain
manque de couleur poétique, on reconnaît, à la douceur et à la grâce des vers, ce cœur
auquel toutes les passions humaines semblent avoir dit leur secret :
Il m’était cher alors comme il l’est aujourd’hui
,
Et je
prenais pour moi ce qu’on faisait pour lui
.
Ah
! si j’avais encor sur lui le même
empire,
Dans ses deux premiers ouvrages, Racine ne fait qu’obéir docilement à ce qu’on appelait
les règles d’Aristote. Le respect pour ces règles était une superstition d’alors, plutôt
qu’un consentement intelligent et réfléchi donné par l’esprit moderne à un précepte de
l’esprit antique, par la poétique française à une discipline de la poétique grecque.
Racine ne vit d’abord dans ces règles que de pures conventions théâtrales, indépendantes
des lois qui président aux événements tragiques, et qui les font sortir des passions des
hommes par une logique irrésistible. Il put croire que les grands effets, au théâtre,
étaient produits par l’application de ces règles à tout événement tragique, plutôt que
par une action qui, en se développant selon la vérité et selon la logique des passions
humaines, s’adapte aux règles naturellement et comme à l’insu du poète. Aussi, dans son
respect d’école pour ces règles, qu’il justifia le jour où il les comprit, ne se fit-il
pas scrupule de donner aux personnages de ses deux premières pièces des traits
invraisemblables, aux événements des causes de caprice, et de sacrifier le fond à la
forme. Le génie de Racine n’a pas été une certaine précocité , qui s’est
épuisée de bonne heure en fruits hâtifs ; faible et petit d’abord, il s’est fortifié, il
a crû par degrés commençant par la Thébaïde et finissant par
Athalie.
Racine n’avait que vingt-sept ans, trois ans de moins que le grand Corneille écrivant
le Cid, lorsqu’il mit sur la scène l’Andromaque. Cette
pièce renouvela tout l’étonnement qu’avait excité le Cid, et suscita la
même admiration et les mêmes critiques. On sentit que l’art venait de faire un pas, et
qu’il y avait là quelque chose de nouveau et de durable. Les amis de Corneille s’en
émurent. « Andromaque a bien l’air des belles choses », disait
Saint-Evremond ; « il ne s’en faut presque rien qu’il n’y ait du grand. » L’admiration
sincère pour le nouveau chef-d’œuvre perce dans cette réserve d’un des plus fermes amis
de Corneille. Si Saint-Evremond eût osé suivre sa pensée ou se fier à ses impressions,
il ne se serait pas avisé de dire que le grand peut manquer là où se montre le beau.
Qu’y avait-il donc de si nouveau dans l’Andromaque ? La Bruyère l’a
dit : L’homme tel qu’il est, substitué à l’homme tel qu’il devrait être. Nous sommes au
sein du vrai. C’est avec nos cœurs que Racine a pétri les cœurs de ses héros.
Pyrrhus, Oreste, Hermione, Andromaque, quels noms chers et populaires ! Ce sont nos
proches : nous avons connu leurs faiblesses ; il en est peu parmi nous, de ceux qui sont
capables de faire des fautes intéressantes, qui n’aient eu à porter la peine d’une
passion un moment plus forte que leur raison, et chez qui la représentation d’une pièce
de Racine n’éveille quelque souvenir personnel19.
Je ne me jetterai pas dans un vain parallèle de Racine et de Corneille ; encore moins
me permettrai-je d’assigner des rangs. Ces querelles de préséance sont plus ridicules
dans l’art que partout ailleurs. Il n’y a rien au-dessus du génie, et dans la sphère des
Corneille et des Racine il y a des égaux, il n’y a pas de rangs. L’esprit de
comparaison, qui nous aide à porter des jugements exacts sur les écrivains, deviendrait
un travers si nous voulions donner des rangs à ceux qui sont hors de rang, et distinguer
des degrés dans la perfection. Je pratique plus volontiers Racine, parce que je vois
plus d’hommes que de héros ; mais quand j’assiste à une pièce de Corneille, j’oublie
Racine lui-même ; et, si j’ai quelque idée de comparaison, c’est l’idée qu’il n’a été
donné à aucun homme de s’élever plus haut. Il ne s’agit donc pas de comparer Racine à
Corneille, mais de rechercher ce que le grand art où ils ont excellé tous les deux a
tiré de cette substitution si féconde de l’homme tel qu’il est à l’homme tel qu’il
devrait être.
Dans Corneille, les beaux rôles appartiennent aux personnages qui sacrifient leur
passion à leur devoir. Ce sont des héros tout faits, que le poète jette au milieu d’une
situation extrême, mais qu’il a créés plus forts que cette situation, et capables de
s’en tirer à leur gloire. Chimène et Rodrigue font le sacrifice de leur amour, l’un au
devoir de venger l’honneur de son père, l’autre au devoir de venger le meurtre du sien.
Pauline aime Sévère, et reste fidèle à Polyeucte. Auguste préfère le pardon à la
vengeance, même légitime. Horace immole sa sœur à sa patrie.
Dans Racine, je vois non plus des héros, mais des types humains. Leur caractère est au
service d’une passion plus forte qu’eux, qui les domine, et où ils succombent. Ainsi
Roxane, Phèdre, Athalie ; ainsi, dans Andromaque, ce pendant du
Cid, les trois premiers rôles, Hermione, Oreste, et Pyrrhus dont le
parjure révoltait le grand Condé.
Tous les personnages de Corneille qui sacrifient la passion au devoir sont
récompensés : tous ceux qui sacrifient le devoir à la passion sont punis.
Si Corneille ne marie point Chimène et Rodrigue, c’est par une réserve qui est de
génie. Mais on sort de la pièce avec l’espoir que deux si nobles amants seront unis.
Polyeucte mort, on espère aussi que Pauline deviendra la femme de Sévère. Elle est
chrétienne ; mais Sévère est bien près de n’être plus païen. N’est-ce pas lui qui dit
des chrétiens :
Par qui les connaîtra-t-il, sinon par Pauline ?
Émilie a sacrifié au devoir filial d’abord sa passion pour Cinna, auquel elle ne veut
se donner qu’au prix du sang d’Auguste, puis sa reconnaissance pour ce prince. Elle
épousera Cinna, auquel Auguste pardonne. Le pardon de Cinna change le plus mortel ennemi
d’Auguste en un ami dévoué, et lui rend plus léger le poids de l’empire.
Les héros de Corneille, pour s’être mis au-dessus des faiblesses humaines, sortent de
ses tragédies pleins de vie et heureux. Ceux de Racine, pour y avoir cédé, périssent ou
perdent la raison. Pyrrhus, qui a trahi Hermione et la Grèce, est égorgé ; Oreste, qui
l’a immolé, est en proie aux Furies. Roxane, Phèdre, Athalie, finissent misérablement.
Néron vit encore à la fin de Britannicus ; mais déjà il a été puni
doublement : Junie est perdue pour lui, et Narcisse, son odieux confident, est mis en
pièces par le peuple21.
De ces deux manières de concevoir le poème dramatique, quelle est la plus vraie ?
L’une et l’autre sont également vraies, mais diversement.
La vérité, dans la tragédie cornélienne, est plus haute ; elle est plus générale dans
Racine, par la raison qu’il y a plus d’hommes que de héros. Corneille la tire de ces
grands cœurs où les faiblesses humaines n’arrivent que pour y susciter la suprême vertu.
Racine, la reçoit comme un aveu, de la conscience même de ces hommes chez qui le mal est
mêlé de bien, au-dessous du nombre infiniment petit des héros, au-dessus de cette foule
sans nom, qui se conduit par l’imitation, et à qui n’appartiennent ni ses vertus ni ses
vices.
La vérité cornélienne n’a guère qu’une expression, une forme, un style : c’est le
sublime. Hors des situations héroïques dont le sublime est en quelque sorte le langage
familier, les personnages deviennent douteux, leur langage obscur et incertain. Les
héros de Corneille ne savent pas être des hommes : il semble qu’ils se ménagent pour
l’effort que va leur demander le poète, et que, cet effort accompli, ils soient
épuisés.
L’expression de la vérité dans Racine, sublime où il le faut, est variée comme cette
nature moyenne à laquelle il emprunte ses types.
Les belles scènes de Corneille ressemblent à certains chanta sublimes, qui consistent
en un rythme simple, formé de quelques accords. Racine, c’est le musicien qui parcourt
le domaine infini de l’harmonie, et qui fait jaillir, sous ses doigts inspirés, des
chants de tous les caractères.
Les héros de Corneille sont raisonneurs. C’est le tour d’esprit qui leur convient. Ils
sont les gardiens et comme les champions de quelque grande vérité morale, à laquelle ils
ont dévoué leur vie. Le regard fixé sur cette vérité, toutes leurs pensées sont comme
les prémisses d’une conclusion invincible.
Tons les obstacles qu’on leur suscite, toutes les difficultés de la situation où ils
sont jetés, tous les pièges que leur tend la passion pour les détacher de cette vérité
qui les possède, tout cela leur est sophisme ; c’est pour cela qu’ils raisonnent jusque
dans l’enthousiasme et le sentiment.
Racine n’a pas de tour de langage particulier : ses personnages sont esclaves de la
passion, et la passion, comme on dit, ne raisonne pas. Non qu’elle parle sans suite dans
le théâtre de Racine : mais elle n’est pas en présence d’une vérité morale plus forte,
qui la ramène à la logique d’où elle veut s’échapper. Elle sent : elle s’exprime par des
mouvements. Toute forme lui est bonne, même celle du raisonnement, quand elle en a
besoin pour se débattre contre le devoir qui lui apparaît et dont elle essaye de
s’arracher par des sophismes. Cette diversité de passions et de caractères produit un
langage où se mêlent toutes les expressions et toutes les nuances, et où ne domine aucun
tour particulier.
Racine nous inspire une autre sorte d’admiration que Corneille. Nous admirons Corneille
d’avoir une si haute idée de nous ; Racine, de nous connaître si bien. Tous deux
étonnent ; car il y a de l’étonnement dans toute admiration : le premier, parce qu’il
reconnaît en nous une grandeur que nous n’osions y voir ; le second, parce qu’il
découvre au fond de notre cœur la faiblesse que nous voulions nous cacher.
L’intérêt dans les pièces de Corneille, c’est celui qu’on prend à des aventures de
demi-dieux, qui n’ont de l’homme que le visage. Tant de grandeur nous enlève, sans nous
convaincre toujours. C’est à nous-mêmes que nous nous intéressons dans les pièces de
Racine. Chaque parole de ses personnages nous trahit, nous arrache des aveux, nous
accuse quelquefois. Pourquoi n’en voulons-nous pas à Pyrrhus ? Je n’ose le dire.
Serait-ce que nous ne nous sentons pas de force à faire autrement ? Son manque de foi
est d’ailleurs si cruellement expié, qu’il nous est permis de nous intéresser à lui
honorablement : en nous faisant solidaires de sa faute, nous souscrivons à son
châtiment. Ainsi, l’effet moral des deux théâtres est le même : il y a pour la
conscience le même profit à reconnaître la justice de l’expiation qu’à applaudir à la
justice de la récompense.
Je me figure l’impression d’un spectateur éclairé, revenant de la première
représentation d’Andromaque. Sous une fable brillante et populaire, il
vient de reconnaître des événements de la vie réelle. Sous les noms de la Grèce
héroïque, il a vu l’homme de tous les temps. Sa conscience approuve le triple châtiment
qui ôte la raison ou la vie à trois des personnages principaux, coupables d’avoir
sacrifié le devoir à la passion. Mais son cœur est ému de pitié au souvenir de leurs
combats, du prix dont ils payent les passagères douceurs de leurs espérances ; car, dans
cet admirable ouvrage, la peine suit d’aussi près la faute que l’ombre suit le corps, et
ces tristes cœurs ne goûtent pas un moment de joie qui soit pur de regret ou de crainte.
Notre spectateur les a blâmés et les a plaints. La seule Andromaque lui a paru admirable
par cette fidélité à son devoir, qui met dans sa dépendance les trois personnages qui
ont manqué au leur. Enfin, ni l’illusion du temps où se passe la fable, ni la condition
des personnages ne lui ont caché les traits par lesquels ce drame ressemble à tant de
drames domestiques, dont les acteurs sont inconnus, et qui se jouent entre les quatre
murs d’une chambre : des amours malheureux ; des cœurs rebutés ; une femme passionnée,
qui se sert de l’amant dédaigné pour se venger de l’amant aimé ; l’amour faisant rompre
la foi jurée ; une Andromaque, une jeune mère, belle de sa jeunesse et de son malheur,
qui se donne en frémissant au protecteur de son fils.
Était-ce donc là de la tragédie rabaissée ? Personne ne le crut, sauf dans les
compagnies que prévenait contre toute nouveauté l’admiration pour le vieux Corneille.
Racine ne rabaissait pas la tragédie : il la rendait plus générale, il la rapprochait de
toutes les conditions. Qu’y a-t-il donc de plus noble que notre cœur ? Et que serait-ce
pour nous qu’une tragédie qui s’accomplirait entre des personnages inaccessibles, agités
de passions ou capables de vertus sans aucune ressemblance avec les nôtres !
Chimène n’eut pas plus d’admirateurs qu’Andromaque. Les autres personnages de la pièce,
par la violence même de leur passion, appartiennent plus au genre héroïque. Andromaque,
sublime, sans être au-dessus de l’humain, héroïne sans cesser d’être femme, était la
véritable nouveauté de cette tragédie ; type charmant, sorti du cœur le plus tendre et
de l’esprit le plus délicat de son temps.
Tout ce qu’il y a de dévouement dans l’épouse, de tendresse dans la mère, Racine en a
doué Andromaque. Mais il a voulu en même temps que la belle et aimable fille d’Eétion,
l’Andromaque aux bras blancs22, fût
femme, et qu’elle n’ignorât pas la puissance de sa beauté. Elle s’en sert pour se
défendre et pour protéger son fils ; c’est de sa vertu même qu’elle apprend l’influence
de ses charmes et que lui vient la pensée d’en user. J’appellerais cela une coquetterie
vertueuse, si la plus noble de toutes les épithètes pouvait relever le mot de
coquetterie. Le détail en est exquis ; c’est la partie la plus touchante du rôle
d’Andromaque.
Dans son premier entretien avec Pyrrhus, elle lui dit :
Il n’en faut pas plus à Pyrrhus, que la passion ouvre à toutes les espérances ; il
croit que sa captive s’adoucit, quand elle ne fait que s’envelopper d’une habileté
innocente. Il est prêt à réparer tous les coups qu’il a portés : il sauvera le fils
d’Andromaque :
Mais il y met un prix : la permission d’espérer. Andromaque, vivement pressée, se
dérobe ; elle se fait petite, peu aimable, toujours en pleurs :
Elle veut toucher Pyrrhus de la gloire de sauver gratuitement un orphelin ; mais elle
ne dit pas : Jamais ! Aussi, Pyrrhus n’a-t-il pas encore quitté le ton de l’espérance.
Là sont ces incomparables vers que j’ai déjà cités :
Que répondra Andromaque ? Comment échapper à Pyrrhus ? Comment l’encourager ? Elle
semble effrayée, et comme rejetée dans l’amertume de ses souvenirs par la vue des
transports de Pyrrhus ; elle va lui ôter l’espérance :
L’occasion est trop belle pour Pyrrhus de flatter la femme, en la mettant au-dessus
d’Hermione ; la Troyenne, en lui sacrifiant la fille d’un des vainqueurs de Troie :
aussi n’y manque-t-il pas. Mais plus il la presse, plus elle recule. A la fin elle jette
entre elle et lui les noms irritants de Troie et d’Hector. Pyrrhus éclate, il
menace :
Andromaque n’oppose point menaces à menaces.
Si elle parlait de mourir, Pyrrhus pourrait ne pas la croire, et elle aurait compromis
sa gloire sans le persuader. Elle se contente de dire :
Et peut-être
, après tout
, en l’
état où je suis
,
Ce peut-être suffit pour ramener Pyrrhus :
Dans une autre scène, Pyrrhus paraît devant Andromaque ; elle feint de ne pas le voir,
car que lui dire ? Elle va se retirer ; Pyrrhus l’arrête par ce mot cruel :
Alors la mère oublie l’épouse. Elle se jette aux pieds de Pyrrhus, elle lui rappelle
ses serments d’amitié : amitié, mot qui lui en épargne un autre ; elle
s’excuse d’un reste de fierté ; enfin, la femme venant encore au secours de la mère,
elle rend malgré elle quelque espoir à Pyrrhus.
Cette lutte dure jusqu’au dénoûment : admirable dénoûment, digne du caractère
d’Andromaque. Si elle hésite à se sacrifier pour son fils, c’est que l’épouse doute que
la mère en ait le droit. Elle n’existe que par ces deux affections et par ces deux
devoirs. Ce n’est pas la femme qui se révolte à l’idée d’entrer dans le lit du meurtrier
de sa famille ; c’est la veuve d’Hector qui résiste à immoler au salut du fils la
fidélité qu’elle doit à la mémoire du père. Hector seul, à qui elle appartient, peut lui
tracer son devoir : Allons, dit-elle,
Assurément l’Andromaque de Racine n’est ni celle d’Homère, qui donne de ses belles
mains le pur froment aux chevaux d’Hector25, et qui tisse la pourpre pour
son époux ; ni celle de Virgile, trois fois mariée, mais si touchante par la foi qu’elle
garde au souvenir d’Hector ; encore moins l’Andromaque d’Euripide, devenue la veuve de
Pyrrhus et la mère de Molossus. C’est, comme l’a très bien fait remarquer
Chateaubriand26, la femme de la société moderne, telle que l’a faite le
christianisme ; c’est l’âme de l’Andromaque antique, perfectionnée par l’esprit moderne.
Que m’importe qu’elle ne soit pas une copie exacte du type grec ? Le théâtre, chez un
peuple civilisé, n’est pas fait pour donner aux savants le plaisir d’apprécier
l’exactitude d’un pastiche de l’antique, mais pour exprimer des sentiments généraux dans
la langue et selon le génie de ce peuple. On supporte qu’Andromaque parle en vers
français, et l’on ne veut pas qu’elle sente comme une mère, comme une épouse, comme une
Française du dix-septième siècle ! Pour moi, je ne souffrirais pas sur la scène un rôle
de femme qui ne réunirait pas tout ce que l’esprit chrétien et l’esprit français,
cultivés par les siècles, ont donné de profondeur à la sensibilité des femmes, de force
et de grâce à leur raison. S’il se trouvait dans la salle une mère plus tendre, une
épouse plus fidèle, une femme d’un esprit plus délicat qu’Andromaque, c’est Racine qui
aurait tort.
Hermione en use avec Oreste comme Andromaque avec Pyrrhus. L’une ne veut pas désespérer
celui qui peut lui ôter son fils ; l’autre, celui qui pourra l’aider à se venger d’un
infidèle. La situation est la même ; toutes les deux essayent de faire croire à des
sentiments qu’elles n’éprouvent pas. Mais cette coquetterie, puisque j’ai eu besoin de
ce mot, dans l’une est le manège innocent d’une mère qui fait servir sa beauté à la
défense de son fils ; dans l’autre une ruse inspirée par une passion furieuse. C’est
pour son fils qu’Andromaque ne décourage pas Pyrrhus ; c’est pour sa haine qu’Hermione
leurre de quelque espoir le malheureux Oreste.
Le détail de ces deux conduites est présent à tous les esprits cultivés. Il rend
sensibles deux nouveautés du théâtre de Racine : la première, que j’ai déjà notée, est
le caractère purement humain et presque familier des sentiments ; la seconde est la
diversité qu’imprime aux mêmes sentiments la différence des caractères et des
situations.
Mais la grande nouveauté de ce théâtre, c’est qu’à la différence de celui de Corneille,
où les situations font les caractères, ici les caractères font les situations. Racine ne
tient aucun personnage pour connu avant le lever du rideau ; ceux dont les noms sont les
plus populaires viennent sur la scène se faire reconnaître par la peinture même de leurs
sentiments. Leurs noms changés, ils vivraient encore comme types. Sous l’empire
irrésistible de leur caractère et de leur passion, ils marchent à l’événement sans
langueur, sans relâchement, sans une parole perdue, sans que le caractère s’interrompe
un moment. Les situations dans Racine sont préparées de plus loin que dans Corneille,
par les passions qui vont les rendre inévitables ; elles sont plus prévues, aussi les
trouve-t-on moins frappantes. L’insignifiance relative des scènes intermédiaires dans
Corneille nous rend plus impatients d’arriver aux principales, ce qui ajoute à leur
effet. Voilà pourquoi l’on se souvient plus des dénoûments de Corneille, de l’action
dans Racine. Les coups que frappe le premier sont plus soudains et plus forts ; le
second, en préparant les siens, en affaiblit l’effet sur l’imagination, mais il les rend
plus sensibles pour la raison. Si l’on sort plus étonné d’une pièce de Corneille, on
sort plus ému et plus instruit d’une pièce de Racine.
C’est par cette supériorité dans l’analyse des caractères, outre la tendresse de cœur
qui lui était propre, et le goût du temps qui l’y poussait, que Racine a donné une si
grande part aux femmes dans son théâtre. De ses onze tragédies, six ont pour premier
rôle une femme. Le nom d’une femme sert de titre à chaque pièce27. Britannicus, Bajazet,
Mithridate, auraient pu tout aussi bien s’appeler : Agrippine, Roxane, Monime : ce sont encore trois premiers rôles. Sur ce point,
Corneille avait laissé presque tout à faire à son successeur : les femmes dans ses
pièces, sauf Chimène et Pauline, sont des hommes. Il l’avouait lui-même ; et, dans une
boutade contre le succès de Quinault, il se loue d’avoir mieux aimé élever les femmes
jusqu’à l’héroïsme viril, que d’avoir rabaissé les hommes jusqu’à la mollesse des
femmes.
Corneille, en ne souffrant que des femmes capables de l’héroïsme des hommes, suivait sa
nature et son système. Esprit plus vigoureux que délicat, plus subtil que pénétrant,
plus porté à la force qu’à l’analyse, il n’avait pas la curiosité tendre et patiente qui
nous fait lire au fond de ce mystère de mobilité et de persévérance, de dissimulation et
d’abandon, d’amour et de haine, d’ambition et de dévouement que recèle le cœur d’une
femme. La tragédie de Corneille, dont la principale beauté est dans le sacrifice de la
passion au devoir, ne pouvait pas s’accommoder de caractères chez qui le devoir n’est le
plus souvent que de l’amour. Ce n’était pas assez, pour le surhumain de ces situations,
de la force fébrile et passagère que tirent les femmes de leur exaltation même.
L’héroïque sang-froid d’un Rodrigue, d’un Auguste, d’un Polyeucte, immolant leur passion
ou s’immolant eux-mêmes à un devoir, à une politique ou à une foi, convenait mieux à
Corneille que cet héroïsme d’emportement, dont le suprême effort n’est le plus souvent
que la vie sacrifiée à la passion.
Racine, en donnant de grands rôles à toutes les femmes de son théâtre, et le principal
rôle à quelques-unes, obéissait à la fois à son génie et aux conditions de cette
tragédie plus humaine où les situations naissent du développement des caractères. Génie
plus étendu, plus profond, plus délicat, il aimait à chercher au loin dans la vie
passée, ou au plus enveloppé du cœur de ses personnages, les causes et les progrès de la
passion qui devait les précipiter. Il se plaisait à développer cette logique des
passions, par laquelle les actes sortent de la succession et du combat des pensées. Il
l’avait étudiée dans son propre cœur, où ses maîtres de Port-Royal lui avaient appris à
lire sans complaisance ; il l’avait reconnue dans la fatalité du théâtre antique. Son
dessein étant de montrer sur la scène les effets de la passion, et plutôt le mal qu’on
se fait en y cédant que la gloire de la résistance, il dut choisir, parmi tous les cœurs
sujets à ses ravages, celui où la passion est toute la vie morale, le cœur d’une
femme.
Quel spectacle plus attachant pour cette âme si tendre que cette lutte de la femme
entre toutes les contraintes de sa nature et de sa condition, et l’entraînement
irrésistible de ses passions ! Il s’y formait à ces délicatesses de langage, expression
des alternatives de cette lutte, reflets de la mobilité du cœur, où nul poète ne l’a
égalé. On l’a appelé le peintre des femmes ; ce n’est pas une petite gloire que les
femmes n’y aient pas contredit, et qu’elles aiment mieux se reconnaître aux faiblesses
charmantes qu’il leur donne, qu’à l’héroïsme dont les a douées Corneille.
N’y eût-il dans le théâtre de Racine que cette vérité des rôles de femme, ce serait
assez pour le mettre au premier rang dans son art. Un caractère de femme, un portrait de
femme, une statue de femme, voilà l’écueil ou le triomphe du poète et de l’artiste. La
perfection d’un ouvrage de ce genre est la suprême beauté. Est-ce parce qu’il a plu aux
hommes d’attacher la plus grande gloire de l’art au mérite de représenter l’objet de
leurs plus chères complaisances ? Est-ce parce que rien n’est plus difficile que
d’exprimer ce qu’il y a d’ardeur et de délicatesse dans l’âme d’une femme, de finesse et
de lumière sur son visage, de suavité dans ses formes, et qu’il faut, pour y réussir,
joindre à la raison et à l’imagination la plus rare sorte d’intelligence, celle du
cœur ? Nous donnons le prix à celui qui a su exprimer l’idéal dans la personne d’une
femme. On en jugeait ainsi chez les anciens, quoique la femme n’y fut pas l’égale de
l’homme. Combien plus dans nos sociétés modernes, où les mœurs et la religion lui ont
rendu son rang, et où l’union de la beauté morale et de la beauté physique compose
l’idéal de la femme !
On reproche pourtant à Racine cet idéal. Il a tort, dit-on, de transporter dans une
fable grecque, juive ou romaine, des caractères de femme façonnés par la société
moderne. J’ai déjà touché à cette critique en parlant d’Andromaque. Il faut bien
souffrir un peu de convention dans les ouvrages d’art. S’il arrive qu’on n’y puisse
faire entrer à la fois la vérité locale et la vérité telle que la conçoit un grand poète
dans un grand siècle, il faut savoir se passer de la vérité locale. J’aime mieux que les
personnes pèchent par le costume que par le fond. Le manque d’exactitude dans le costume
ne touche que les savants ; des caractères mal développés ou incomplets, des personnages
qui ne diraient pas tout ce qu’ils doivent sentir, des passions à demi exprimées, des
sentiments sans nuances, choqueraient, dans un parterre moderne, tout ce qui a du cœur
et de la raison. Demandez aux spectateurs qui assistent à une pièce de Racine, s’ils ne
trouvent pas qu’Andromaque en dit trop pour la fille d’un roi qui menait paître ses
bestiaux. Ils vous répondront d’abord qu’ils ne connaissent pas cette particularité de
l’histoire d’Andromaque ; ensuite qu’une mère, Andromaque ou toute autre, n’en peut trop
dire pour sauver son enfant et que Racine ne lui fait dire que ce qu’il a lu lui-même
dans le cœur maternel.
Racine a représenté les femmes dans les trois passions les plus habituelles à leur
sexe : l’amour, la tendresse maternelle, l’ambition. Mais l’amour domine. Deux de ses
pièces seulement, Esther et Athalie, sont sans amour.
Racine recherchait les sujets dont cette passion est le fond, parce qu’il n’en est pas
qui touchent plus d’esprits et dont la vérité soit plus générale. Il n’en est pas
d’ailleurs de plus difficiles, ni où le lieu commun et la mode aient plus de part.
Echapper à ces deux écueils dans la peinture de l’amour est le plus bel effort du poète
dramatique. Racine en a eu la gloire.
De toutes les passions humaines, aucune n’affecte dans notre pays des formes plus
diverses que l’amour ; aucune n’a plus subi l’influence du tour d’esprit dominant à
chaque époque. Elle a porté les livrées de l’érudition au seizième siècle, de la
métaphysique galante au commencement du dix-septième, de la galanterie majestueuse sous
le grand roi. Elle est devenue champêtre dans les premières années du dix-huitième
siècle, sensuelle au milieu, ou, comme on disait alors, sentimentale. Nous l’avons vue
romanesque et mélancolique dans ces derniers temps ; aujourd’hui elle affecte à la fois
l’exaltation de l’âme et le délire des sens. Si, depuis trois siècles, nous avons
toujours pris la livrée pour la passion elle-même, c’est peut-être que l’amour est plus
dans notre imagination que dans notre sang, et que peu de gens parmi nous sont assez
passionnés pour ne pas l’être selon la mode. Quoi qu’il en soit, la plus difficile
beauté, dans un poème dramatique, c’est une peinture de l’amour qui ne vieillisse pas.
Rien ne sent plus son homme de génie que d’y avoir réussi.
Racine pouvait confondre l’amour avec la galanterie majestueuse de la cour de Louis
XIV, comme le grand Corneille l’avait confondu avec la métaphysique galante de l’hôtel
de Rambouillet. Il y avait tant de gravité véritable sous cette gravité composée, tant
de naturel sous cette étiquette, que les plus habiles pouvaient s’y tromper. On le voit
par les fadeurs où Racine lui-même est quelquefois tombé. Il était fort à craindre qu’au
lieu de chercher les caractères de l’amour dans les profondeurs du cœur humain, il ne
s’en tînt à la forme particulière que lui imprimait le tour d’imagination de son temps.
C’est un piège auquel il échappa. Aucun poète n’a mieux peint l’amour. Il semble même
qu’il ait épuisé le sujet et qu’il ait réduit les poètes venus après lui soit à dire les
mêmes choses en les affaiblissant, soit à emprunter à la mode de leur temps une
nouveauté qui a passé avec elle.
Le plus difficile dans la peinture de l’amour au théâtre, c’est de le montrer chez tous
les personnages qui aiment, absolu et parfait, et d’en varier l’expression selon les
situations et les caractères. On ne souffrirait pas une mère qui ne le serait pas comme
Andromaque, ou le serait moins que Clytemnestre ; on ne souffrirait pas davantage une
amante qui n’aimerait qu’à demi. Dans la tragédie, les passions ne doivent pas être des
humeurs passagères ; la destinée tout entière des personnages y est engagée. N’est-ce
donc vrai qu’au théâtre ? Combien de vies autour de nous, dont une passion a décidé ! Il
faut donc que le personnage sacrifie tout à l’objet aimé ; ou s’il a le cœur assez haut
pour lui préférer le devoir, il faut que ce sacrifice lui coûte la vie. Telle doit être
la passion de l’amour au théâtre : la même au fond pour tous les personnages, elle sera
diverse dans l’expression, selon les caractères, l’âge, la condition, le temps et le
lieu. Diversité non artificielle : c’est l’observation et le sentiment qui révéleront au
poète toutes ces nuances.
Hermione, Roxane, Phèdre, sont trois personnifications de l’amour sensuel. Toutes les
trois sacrifient leur amant à leur passion ; deux s’y sacrifient elles-mêmes. Quoi de
plus semblable au premier aspect ? Le poète les fait passer par les mêmes alternatives.
Elles ont une scène d’espérance, une de désespoir, une de fureur ; c’est le même amour,
violent, exalté :
Et, cependant, que de variété dans cette ressemblance ! Qui diffère plus d’Hermione que
Phèdre, de Phèdre que Roxane ?
Hermione est la jeune fille avec toutes les passions de la femme ; mais, si son amour
est emporté, il est du moins légitime. Elle a reçu la foi de Pyrrhus, elle réclame ses
droits ; elle a la noblesse, la fierté d’une femme trahie ; la vengeance lui est
permise ; et, si elle commet un crime en frappant Pyrrhus, on n’en dit pas moins que
Pyrrhus est justement puni.
Phèdre et Roxane sont toutes deux infidèles à un époux absent, et toutes deux
dédaignées de celui qu’elles aiment ; le crime qu’elles commettent, l’une en accusant
Hippolyte, l’autre en livrant Bajazet au lacet fatal, est odieux et sans excuse. C’est
par ces traits que, différentes d’Hermione, Phèdre et Roxane se ressemblent ; mais l’une
aime le fils, et l’autre le frère de son mari. L’amour de Phèdre est combattu par le
remords ; l’énormité de son crime l’épouvante au moment même où elle s’y encourage.
Roxane aime, sans remords ; et, au lieu que dans le palais de Thésée, en cette Grèce où
les crimes des mortels sont commandés par les dieux ; l’amour est comme une fureur
sacrée ; au sérail, dans l’ombre et le mystère où vit Roxane, cachée et surveillée,
l’amour ressemble à une intrigue sanglante.
Ce ne sont pas les seules différences entre ces trois victimes de l’amour sensuel. La
fière Hermione frappe ouvertement Pyrrhus avec le bras d’Oreste. Phèdre, avilie par un
amour à la fois incestueux et adultère, montre, en tuant Hippolyte par la calomnie,
combien elle se méprise elle-même. Roxane se venge comme on fait au sérail, dans un lieu
où la vie humaine a si peu de prix ; elle commande le meurtre avec une cruauté froide et
tranquille.
Racine n’a pas moins de variété dans la peinture de l’amour innocent. Il l’a
personnifié dans les plus charmantes créations de notre théâtre tragique, Iphigénie,
Junie, Bérénice, Monime. Les nuances les plus délicates font de ces quatre jeunes filles
quatre personnages très divers28 ; sœurs par la
timidité, par ces sentiments contenus, voilés, dont Racine a eu seul le secret et le
langage. Iphigénie et Junie sont dans la dépendance de la famille ; elles aiment d’un
amour permis. Bérénice, Monime, sont maîtresses de leur destinée ; elles ont donné leur
cœur librement. Avec le même charme de douceur qu’Iphigénie et Junie, elles ont plus de
volonté et de force ; elles se sentent reines, et elles semblent tirer de cette
situation la force, Monime de résister à Mithridate, Bérénice de s’immoler à la gloire
de Titus.
D’autres nuances, produites par les situations, ajoutent à cette diversité. L’amour
chez Iphigénie est combattu par sa tendresse pour son père, et par l’obéissance, le seul
sentiment héroïque de cette jeune fille, qui n’a de force que pour se dévouer.
Junie aime, comme Iphigénie, d’un amour légitime. Mais Britannicus n’est pas un
Achille, un roi puissant, victorieux, qui peut protéger celle qu’il aime ; c’est un
prince dépossédé, surveillé, menacé. Junie cache son amour sous les sentiments qui
peuvent le moins effaroucher Néron : elle aime par respect pour la volonté du père de
Britannicus et par référence pour Agrippine ; elle aime par pitié pour Britannicus :
L’amour de Bérénice est d’abord confiant ; puis il s’inquiète et doute. L’ironie même,
le dépit, altèrent un moment sa douce figure :
Mais ce qu’elle craint, c’est moins de n’être pas l’épouse de Titus que de n’être pas
aimée. Rassurée par Titus, elle trouve dans la confiance qu’il lui a rendue la force de
se sacrifier. Elle part malheureuse, mais aimée.
L’amour dans le rôle de Monime est peut-être encore plus touchant, parce qu’il est plus
combattu. Toujours contrainte, toujours regrettant ses paroles, ou les craignant, non
pour elle-même, mais pour son devoir ou son amant ; inquiète, agitée, au milieu de
toutes ces embûches des caractères et des événements dont elle est entourée, un seul
moment la voit rassurée et tranquille, c’est quand son devoir a parlé et qu’elle n’a
plus à risquer que sa vie. Par là Monime est cornélienne et digne sœur de Pauline, dont
on croit entendre la noble langue, dans cette scène où Monime, plus grande que
Mithridate, lui reproche les détours par lesquels il a surpris ses aveux :
Voilà les beaux sentiments où se plaisait le grand Corneille. La suite n’appartient
qu’à Racine. Monime, une fois sa vertu satisfaite, redevient femme et amante ; elle
pense à Xipharès, dont elle a trahi le secret :
Mot sublime, dans cet ordre de pensées délicates et de vérités de cœur, où Racine est
sans égal comme sans modèle.
Il n’est pas besoin de noter tout ce que cette variété des caractères et des
circonstances fait éclore de sentiments dans ces natures tendres et mobiles, au milieu
de vicissitudes où elles ne peuvent ni s’appartenir ni se donner. On gâterait même son
plaisir en le voulant trop analyser ; on risquerait de raffiner là où l’on ne doit que
sentir. Il est des choses dont il ne faut pas faire la science ; si l’on subtilise pour
s’en rendre compte, leur charme se dissipe dans ce travail, et pour en vouloir être
convaincu on perd le plaisir d’en être touché.
Je conviens que ces jeunes filles grecques, juives ou romaines, dans la fable de
Racine, sont plus de notre pays que du leur, plus contemporaines du siècle de Louis XIV
que de la Grèce héroïque ou de la Rome des Césars. Mais mon plaisir n’en est point gâté.
S’il y a des portraits authentiques de la fille d’Agamemnon, de la Bérénice de
l’histoire33 ; de Junie, « la plus agréable de toutes les jeunes filles »,
au dire de Sénèque34, de la Monime de Plutarque, je doute que ces portraits fussent
plus aimables que ces charmantes filles, belles comme les originaux qui les ont
inspirées, mais plus ingénieuses, et sachant mieux lire dans un cœur plus profond. Si
c’est ainsi que nos filles sentent et s’expriment, j’en suis bien fier pour la France,
puisqu’elle a inspiré à l’un de ses plus grands poètes les plus nobles types de la jeune
fille.
Je ne nie pourtant pas que certains détails ne se soient affadis. Quoique le
dix-septième siècle soit l’époque où la société française a été la plus naturelle, et
qu’en aucun temps l’homme ne se soit mieux connu, il s’est mêlé aux sentiments si vrais,
et au langage si sain de cette époque unique, quelque chose qui est aux lettres ce que
l’étiquette est aux usages. Racine n’a pas su en préserver ses plus aimables créations.
Par les yeux, par les oreilles, il recevait de vives impressions de cette galanterie
noble qu’affectait l’amour en ce temps-là. Quelques passages sont donc refroidis.
Peut-être n’était-ce pas les moins goûtés ; car nous sommes plus touchés des façons de
parler ou de sentir auxquelles nous prépare le langage à la mode, que des beautés qui
s’adressent à ce fond de naturel qu’aucune mode ne peut altérer. Il faut même pardonner
au poète dramatique la faiblesse qui le porte à faire cette part à la mode, ou
l’illusion qui lui persuade que le vrai est ce que la foule applaudit. Au théâtre, le
succès n’est pas de réflexion : il faut emporter les âmes ; et souvent c’est à l’aide de
caresses au tour d’esprit régnant que le poète supérieur fait agréer les vérités qui ne
passent pas.
Mais rien n’a fléchi dans les rôles des mères tels que les a tracés Racine. L’amour
maternel échappe à toute étiquette, il est libre de toute mode. Les mères aiment de la
même façon en tout temps et en tout pays. L’autre amour est une passion violente, mais
qui ne dure pas ; il se nourrit de tout ce qui change et qui passe. Les théâtres, les
livres en faveur, le donnent en spectacle tous les jours ; et, quelque naïfs que soient
les premiers sentiments d’un jeune cœur, il est rare qu’il ne se glisse pas de
l’imitation dans la manière dont il les exprime. Enfin, l’amour est plein du désir de
plaire ; et comment plaire sans y mettre un peu d’artifice ?
Aucune de ces servitudes ne pèse sur l’amour maternel. Sentiment sublime, il est sans
vicissitude et sans combats ; flamme inextinguible, l’âme qui l’a une fois reçue, la
garde et l’entretient tant que dure la vie, et s’exhale avec elle ; passion plus
semblable à une vertu qu’à une faiblesse, elle se contente par elle-même et n’a pas
besoin de retour ; religion de la famille, les lettres et les arts, qui nous repaissent
les yeux des tableaux de l’autre amour, laissent respectueusement l’amour maternel au
foyer domestique et n’en amusent pas nos imaginations. S’il paraît sur la scène, soyez
sûr que le poète n’en a pas pris les traits à un type à la mode ; il est allé les
chercher, sur les indications de son propre cœur, dans les entrailles maternelles, où
l’imagination n’a pas d’empire.
C’est de cette source que Racine a tiré les deux types les plus pathétiques de la mère
au théâtre, Andromaque, Clytemnestre, personnages si semblables par la profondeur du
sentiment maternel, si différents par la situation et le caractère qui en modifient
l’expression. Dans le cœur d’Andromaque, l’amour pour son fils se confond avec l’amour
encore vivant qu’elle garde à Hector. Clytemnestre, l’épouse indifférente, qui sera
bientôt l’épouse adultère, mêle à sa tendresse pour Iphigénie d’autres passions qui
couvent dans son cœur, et la violence d’une lutte domestique.
Deux autres sortes d’amour qui touchent à l’amour maternel par le dévouement, l’amour
de la mère adoptive, dans le rôle de Josabeth, l’amour pour la patrie, dans le rôle
d’Esther, sont peints avec la même vérité et personnifiés dans des types non moins
vivants. Tout en est durable, parce que la mode n’y a rien mis de passager. Le trait de
caractère commun à ces deux femmes, c’est la confiance en Dieu. Mais, dans Josabeth, il
s’y mêle du doute et de l’inquiétude ; n’étant pas mère de Joas, ses entrailles ne lui
crient pas qu’il ne peut pas périr. Il y a de l’enthousiasme dans Esther, à cause de la
grandeur de l’intérêt auquel elle se dévoue.
L’ambition, telle que Racine l’a reconnue dans le cœur de la femme, est cet ardent
désir de la domination, non pour de grands desseins, mais pour être maîtresse et pour
donner toute carrière à ses passions. C’est l’ambition d’Agrippine et d’Athalie. L’une
veut retenir le pouvoir qui lui échappe : l’autre, reine par le meurtre, veut garder le
pouvoir qu’elle a usurpé. L’objet de leur ambition, différent en apparence, au fond est
le même. Il s’agit de régner pour régner35, sans
contradiction et sans obstacle.
Dans les palais, comme au plus modeste foyer, cette ambition est la même : gouverner
sans but, mais gouverner sans contradiction. Les femmes ont plus besoin d’obéissance,
parce qu’elles peuvent moins se commander à elles-mêmes ; de liberté, parce qu’elles ont
plus de mobilité. Voilà le genre d’inquiétude qui travaille Agrippine et Athalie, l’une
près du trône où elle a élevé son fils par le crime, l’autre sur le trône où elle est
montée à travers le carnage de la race royale. On ne les voit pas poursuivre une grande
pensée, ni combiner, pour l’exécution de cette pensée, leurs actions et leurs paroles.
C’est par de petites raisons que l’une regrette le pouvoir et que l’autre craint de le
perdre : et malgré l’audace virile que leur a prêtée Racine, malgré l’énergie qui les
rend capables de ces crimes où l’on risque sa propre vie, malgré des traits d’habileté
politique, la nature féminine se décèle dans Agrippine par un dépit puéril, par des
imprudences qui compromettent le succès à peine obtenu, par l’impatience d’abuser du
pouvoir avant même de l’avoir reconquis ; dans Athalie, par la croyance aux rêves, par
des terreurs superstitieuses qui se trahissent sur son visage, par une imprévoyance qui
la livre à ses ennemis.
Je sais bien que, dans la pièce de Racine, les rêves d’Athalie se réalisent, et que
Dieu ajoute à son châtiment l’horreur de voir en songe l’abîme où il la pousse ; mais il
l’y pousse par ces passions qui ôtent le sens aux femmes, dans les pays où la loi de
l’État leur donne la souveraine puissance sans leur donner la force d’en user.
Rien dans ces créations de femmes, les plus originales du théâtre de Racine, rien
n’excède l’humain. Leurs vertus ne sont pas hors de notre portée, ni leurs passions plus
fortes que leur nature. Ce ne sont pas des particularités du cœur humain, qu’on nous
donne à croire sur la foi d’anecdotes. Ces caractères appartiennent à l’histoire et
point aux mémoires. Ils ne sont que par l’auréole
poétique qui les entoure et par la scène qui les grandit. Tout spectateur dont l’esprit
est cultivé est leur juge ; tout homme qui a quelque expérience de la vie a rencontré
leurs originaux. Plus d’un y reconnaît une femme aimée, la tendresse immense d’une mère,
l’esprit de domination d’une épouse.
Là est la vérité du poème dramatique. Nous vivons dans une si profonde obscurité sur
nous-mêmes, et avec un si violent besoin de nous connaître, que nous appelons excellent
l’art qui nous apprend qui nous sommes et avec qui nous vivons. Et tel est le charme de
la vérité pour les mortels, qu’ils applaudissent à la peinture de leur propre misère, et
qu’ils se consolent presque de souffrir quand ils savent pourquoi ils souffrent. La
vérité au théâtre se manifeste toujours à nous par un retour sur nous-mêmes, pénible ou
agréable, selon que la parole de l’acteur éveille en nous un écho de douleur ou de joie.
Quiconque sort d’une représentation théâtrale sans y avoir été autant acteur que
spectateur est incapable de ce noble plaisir. Ne disons pas qu’on rabaisse l’art en lui
donnant l’office d’un enseignement : il n’y a rien de plus grand que le cœur du plus
simple des hommes. L’art, qui est sorti de l’homme, aurait-il la prétention d’être plus
haut que son origine ? Pourquoi Dieu, dans la Genèse, prend-il la parole, si ce n’est
pour nous parler de nous ?
Les caractères d’homme dans le théâtre de Racine sont inférieurs, pour la plupart, aux
caractères de femme. Agamemnon, Achille, dans Iphigénie, sont accablés
par les sublimes originaux d’Homère. L’amour que Racine prête à Mithridate l’avilit.
Corneille avait été mieux inspiré, en ne faisant pas Auguste amoureux, quoique la chose
pût n’être pas invraisemblable, même d’Auguste. S’il est un soin à prendre dans la
peinture des grands hommes, c’est de ne montrer que les côtés par où ils sont grands. On
veut apprendre d’Auguste ce que son âme profonde renfermait de pensées secrètes,
d’ambition combattue, de fatigues et d’ennuis, dans la plus grande jalousie du pouvoir ;
on veut savoir ce que c’est qu’un fondateur d’empire. Mithridate doit personnifier la
lutte de l’univers contre Rome, et le génie de la barbarie aux prises avec le génie de
la civilisation. Racine y a bien songé, dans le fameux discours de Mithridate à ses
enfants ; mais plus le vieux roi est grand en parlant de ses défaites et de ses
invincibles espérances, plus il s’abaisse par sa jalousie de vieillard amoureux et par
les stratagèmes dont il use pour s’assurer s’il est trompé.
Racine a donné de bien bons exemples ; cette fois c’est une de ses fautes qui nous
apprend que l’unité du caractère est la première des vérités théâtrales. Vainement
oppose-t-on à cette vérité celle de l’homme « ondoyant et divers » ; c’est au moraliste
à nous faire voir cet homme-là. Mais au théâtre, si nous aimons les contrastes entre les
différents rôles, nous ne les supportons pas dans le même. Une petitesse prêtée à un
grand caractère ne nous fait pas réfléchir utilement sur l’imperfection de la nature
humaine ; elle nous fait douter que le même homme puisse être à la fois si grand et si
petit. Et le doute au théâtre, c’est le froid : aussi Mithridate, malgré
des scènes sublimes, est-il une œuvre froide.
Trois rôles d’homme seulement dans Racine sont de la force de ses plus beaux rôles de
femme. C’est Néron, que le poète a pris tout vif à l’histoire ; c’est Acomat, qu’il a
inventé tout entier ; c’est Joad, dont les livres saints lui avaient fourni l’énergique
esquisse.
Que veut-on au théâtre d’un personnage historique ? Qu’il remplisse en quelque sorte sa
renommée. Nous y sommes d’autant plus exigeants que le personnage est plus célèbre. S’il
existe de lui un portrait, de la main d’un peintre tel que Tacite, il faut qu’il reste,
dans le drame, égal à lui-même, qu’il vive comme le portrait, et qu’il n’en soit pas la
copie. Ce tour de force, Racine l’a exécuté en créant le caractère de Néron. Néron dans
Britannicus nous fait horreur comme dans l’histoire, mais plus
efficacement, parce que cette horreur commence, s’accroît peu à peu, et qu’elle nous
instruit en même temps qu’elle nous épouvante. Le Néron de Racine prépare au Néron de
Tacite, et le rend plus vraisemblable.
C’est là peut-être la création la plus hardie de Racine. La tragédie, d’ordinaire,
prend les héros tout faits, à un certain moment de leur vie où ils ne changent plus.
Dans Britannicus, Néron s’essaye à la pensée du crime ; il fait son
apprentissage de tyran ; il se lasse de cette innocence qui n’est qu’une surprise de son
éducation ; la bête féroce se sent des griffes, et s’étonne de n’avoir rien encore
déchiré :
dit-il de Junie, comme surpris de ne pas s’être jeté sur elle. En un jour, en quelques
heures, dans une action qui ne souffre pas de délai, Racine a marqué tous les pas de
Néron dans la carrière du crime ; il l’a conduit des dernières contraintes de son
éducation jusqu’à l’exécrable cruauté qui le poussera au parricide.
Acomat et Joad sont tout de l’invention de Racine. Pour les personnages d’invention,
nous voulons qu’ils soient réels, qu’ils vivent comme les personnages historiques.
L’histoire a-t-elle des héros plus vivants que Joad et Acomat ? L’ambition dans une cour
où les mœurs en font une sanglante intrigue, et où la mort violente est au bout de tous
les desseins, c’est tout Acomat. Joad, c’est la foi et la politique, l’enthousiasme et
le calcul, peut-être aussi l’ambition de la tutelle unie à la fidélité passionnée pour
le pupille. Néron est un personnage historique dont Racine a fait une création ; Acomat,
Joad, sont des créations dont il a fait des personnages historiques.
La même vérité anime la plupart des rôles d’hommes secondaires de son théâtre, Pyrrhus,
Oreste, Burrhus, Narcisse, Xipharès, Mathan, Abner. Un souffle de vie immortelle a passé
de l’âme de Racine dans chacun de ces personnages. Sous le héros de la fable, je
reconnais dans Pyrrhus le jeune prince exalté par la jeunesse, l’orgueil, la puissance,
le courage ; cruel comme il est généreux, par emportement ; qui n’a pour résister à sa
passion, ni le sens moral, ni l’expérience qui en donne les scrupules. La fatalité qui
pèse sur Oreste est ce mélange de passion et d’ennui de soi qui mène au crime par le
dégoût. Burrhus est l’honnête homme à la cour, un gouverneur qui élève un prince pour
les vertus de la vie privée. Narcisse est le noir complaisant de tous les vices d’autrui
pour contenter les siens. L’ambitieux que la faveur étourdit et précipite, c’est
Mathan ; le soldat qui a servi sous deux maîtres, et qui obéit au second en gardant sa
foi au premier, c’est Abner. Qu’y a-t-il de plus aimable que Xipharès, ce fils d’un
grand homme, qui ne sait rien de plus beau que l’honneur d’avoir un tel père, qui entre
par tendresse dans tous les desseins de Mithridate, et sacrifie, comme un héros de
Corneille, sa passion au devoir filial ?
J’ai indiqué, au chapitre sur Corneille, quels étaient, au temps de ses premiers
ouvrages, les modèles de la tragédie. Il y en avait de deux sortes : les anciens, dont
on imitait les plans ; le théâtre espagnol, plus présent, rendu populaire par la
connaissance et l’usage presque général de la langue espagnole, et par la mode, qui
donnait crédit à tout ce qui venait d’Espagne. Corneille ne connut que médiocrement le
théâtre grec. Il était versé, au contraire, dans le théâtre espagnol ; il l’avait imité
dans ses imitateurs français, avant de l’étudier dans la langue originale. Il suivit les
exemples de ce théâtre, mais en homme de génie qui ajoute plus qu’il n’emprunte à ses
modèles. J’ai dit à quelle marque principale on reconnaît dans ses pièces l’influence
des exemples espagnols : c’est que les situations y déterminent les caractères et sont
l’effet, souvent artificiel, d’une action complexe.
Racine, venu à une époque où les modes d’Espagne perdaient faveur, nourri dans une
école où l’on pratiquait l’antiquité, s’attacha aux modèles du théâtre grec. Il les
étudiait la plume à la main ; il y notait, pour en faire son profit, soit les vérités de
passion, soit l’art de les mettre dans le plus beau jour. Il rapporta de ce commerce les
deux principes les plus opposés aux expédients du théâtre espagnol : une action simple,
des situations suscitées par les caractères.
C’est là le principe de vie dans la tragédie. Le reste est particulier, local,
anecdotique, vrai seulement pour quelques-uns et par la diversité des opinions ; tandis
qu’une action simple, des caractères produisant des situations, c’est la vérité pour
tous, du consentement de tous.
Racine reconnut dès l’abord dans cette simplicité d’action, si fort du goût des
anciens36,
non un procédé, car c’est l’absence même de tout procédé, mais la conformité du théâtre
avec la vie.
Ce qui nous touche dans la tragédie, comme il en fait la remarque excellente, c’est la
vraisemblance. Or quelle vraisemblance y a-t-il à entasser dans les trois heures que
dure une représentation, sous peine d’excéder la faculté si bornée que nous possédons
même pour le plaisir, assez d’incidents pour remplir des mois et peut-être des années ?
La véritable invention, c’est de trouver un événement tragique qui s’accomplisse sur la
scène en aussi peu de temps que dans la réalité ; c’est de ne lever la toile que sur des
personnages mûrs pour l’événement, que leur vie antérieure, leurs intérêts, leurs
passions, ont amenés, comme de force, dans le même lieu et dans le même temps, autour
d’un personnage principal de qui tous dépendent, chacun plein de sa passion, abondant
dans son sens, ne pouvant plus ni reculer, ni se dérober à la catastrophe qu’il a
préparée par tout ce qu’il a été et par tout ce qu’il est. Cela est si bien la vie, que,
lorsque nous parlons de quelque aventure tragique, nous appelons fatalité cet
enchaînement invincible des causes et des effets, des caractères et des situations, par
lequel chaque personnage court au-devant de celui qu’il aurait le plus d’intérêt à
éviter, et se précipite vers sa destinée, qui n’est que le châtiment de sa volonté
aveuglée par sa passion.
Voilà ce que le simple et profond génie des anciens avait vu dans la vie, et ce que
Racine a imité d’eux, comme on imite la vérité, en la trouvant à son tour. Il cherchait,
non dans son imagination, comme les poètes espagnols, mais dans la tradition et dans
l’histoire, des tragédies toutes faites, qui lui offrissent une action simple à remplir
par la violence des passions, par le développement des sentiments, par l’analyse en
action des caractères.
De là ce qui a été dit de ses nombreuses ébauches, et de quantité de sujets essayés par
lui et abandonnés, parce qu’il eût fallu pour les traiter des ressorts ,
suppléer au manque de matière par l’artifice et imaginer au lieu de créer. De là son
usage d’écrire ses pièces d’abord en prose, afin d’éviter l’illusion du poète, et ce
chatouillement de l’imagination et de l’oreille, qui aurait pu troubler son jugement. Il
voulait voir son œuvre à nu, sans ornements, pour en mieux suivre le plan, et pour
qu’aucun moyen de métier ne se glissât sous le déguisement de vers heureux.
Aussi disait-il, pour marquer le dernier degré d’avancement de ses pièces : « Je
n’ai plus que les vers à faire. »
Mot profond, qu’on n’attendait guère du
poète qui passe pour avoir donné le plus de soin aux vers.
Que penserait Racine, lui qui ne se souciait que de l’invention, de tous ces éloges
qu’on fait de son talent d’écrire ? Il faut le prendre au mot. Les vers ont été pour lui
le travail secondaire ; le travail principal, c’était la pensée, c’était le plan.
Trouver des caractères, les engager dans des intérêts naturels et contradictoires, faire
sortir de cette lutte des situations vraisemblables, et un événement suprême qui punît
ou récompensât chacun selon ses actes, voilà où portait tout l’effort de Racine. C’est
le travail de l’architecte qui dessine et fonde l’édifice, comparé à celui de l’ouvrier
qui le bâtit.
En louant les vers dans les ouvrages de Racine, on loue ce qu’il en estimait le moins.
Pour le juger à son prix, il faut fermer les oreilles aux séductions de sa poésie, et
chercher sous les grâces de l’exécution ce travail de fondation, qu’il en regardait
comme la plus solide partie. Alors seulement on connaît le génie de Racine, et l’on
s’étonne plus de la force de ses plans que de la beauté de ses vers.
Dirai-je, en ce qui me touche, que voulant, sur la foi de sa parole, le juger par où il
croyait avoir le plus mérité de son art, j’ai mis en prose certaines de ses tragédies,
pour mieux en apprécier la conduite, et que ce simple canevas me donnait une plus haute
idée du génie de Racine que toutes les splendeurs de ses vers ? Est-ce à dire que les
vers, lus après cette étude, perdissent de leur prix ? Ils ne m’en paraissaient que plus
beaux ; mais, au lieu d’admirer la main qui les a écrits, je sentais le cœur qui les
inspirait ; et cette harmonie racinienne, dont on lui fait un mérite exclusif, ne m’y
semblait plus que l’effet général de toutes les convenances réunies.
Quand je pense à Shakspeare, qui n’a pas connu ces fameuses règles ; à Corneille, qui
en a plus disserté qu’il ne les a appliquées, je ne suis pas tenté de prendre fait et
cause pour elles. Mais quand je pense à Polyeucte, où Corneille s’en est
le plus rapproché ; à Athalie, qui en est l’application la plus complète,
je me demande si les trois unités ne sont pas, sous un titre pédantesque, le dernier
degré de conformité du théâtre avec la vie.
Non, il n’est plus permis à personne, après Polyeucte et
Athalie, de regarder ces règles comme une invention des grammairiens et
des rhéteurs, ou plutôt, puisqu’elles nous viennent d’Aristote, comme un code imposé aux
poètes par le caprice d’un philosophe.
Il n’est plus permis de dire qu’elles sont une gêne pour l’homme de génie, puisque
voilà les deux plus beaux ouvrages de notre théâtre tragique où l’effort qu’elles ont
coûté est si peu sensible, que les auteurs semblent les avoir rencontrées, sans les
chercher, parmi les autres sortes de vérités qui rendent ces pièces immortelles.
Il est évident que dans un sujet où l’unité d’action, de temps et de lieu, est dans la
nature des choses, il n’y a pas de place pour les hors-d’œuvre, pas un instant pour les
tirades d’un acteur aimé du public, ni pour les oiseuses répliques d’un confident, ni
pour ces monologues qui dissimulent le mauvais emploi du temps ; que, là où l’action
marche, l’exécution ne languit pas ; que, là où chaque sentiment, chaque pensée est un
pas vers l’événement, la langue ne dit rien qui ne soit nécessaire et ne faiblit
pas.
Ces règles ne sont donc pas de vaines recettes imaginées pour produire des effets de
théâtre ; c’est la loi par laquelle la tragédie se confond avec la vie elle-même.
De même que le langage de la passion la plus emportée peut se ramener à un raisonnement
rigoureux, et presque à un syllogisme d’école ; de même, dans tout événement tragique
produit par des caractères, des intérêts et des passions en lutte, l’homme de génie
trouvera les trois unités, non comme cause, mais comme effet. Il verra que le propre
d’un événement de ce genre est d’agiter à la fois tous les personnages ; que tous sont
dès l’abord sous l’empire de la catastrophe qui se prépare : voilà l’unité d’action. Il
remarquera qu’ils se cherchent, se poursuivent, jusqu’à ce qu’ils en viennent aux
mains ; qu’il n’y a point de muraille qui les empêche de se joindre ; que des passions
tragiques, une fois aux prises, veulent en finir : voilà l’unité de temps et l’unité de
lieu.
Dans la plus parfaite des tragédies de notre théâtre, Athalie, les trois
unités ne seraient-elles pas une suprême vérité ajoutée à toutes les autres ?
Corneille prenait ces fameuses règles un peu trop à la lettre. Leur antiquité, la mode,
qui peut s’attacher même à des règles, en faisaient de son temps une chose sainte. Il
n’est pas jusqu’aux subtilités dont elles sont obscurcies dans Aristote, jusqu’aux parties de quantité et d’extension, avec lesquelles il n’ait cru devoir
compter. Il faut voir avec quelle satisfaction modeste il parle de la conformité de ses
pièces avec ces règles ; je ne sais de plus aimable que l’air timide dont il demande
grâce pour les légères infractions qu’il s’est permises. Il avait plus médité ces
abstractions qu’il n’avait lu les tragiques grecs ; et comme on ne raffine pas
impunément sur des abstractions, ce grand homme s’y égarait. Ce qu’il a écrit là-dessus
ressemble fort à une discussion théologique, où un casuiste essaye de concilier avec un
dogme absolu des faits qui le contrarient. Il en est fort souvent incommodé, mais il
n’ose s’en plaindre ; et, quand il s’y soustrait, il s’excuse par ses bonnes
intentions.
Racine ne parle nulle part des trois unités. Il ne les prenait point pour des lois
antérieures à la tragédie, mais pour des effets, pour des degrés de ressemblance avec la
réalité, dont les poètes de l’antiquité avaient donné des exemples, et ses critiques la
théorie. Il étudiait les œuvres plutôt qu’il ne subtilisait sur les doctrines. Il
n’arrangeait pas son poème d’après ces règles, et il ne s’avisa jamais de leur rien
sacrifier de la nature des choses ; mais, en méditant fortement son sujet et en y
réunissant toutes les vraisemblances, il rencontrait les unités.
Corneille, à son début, dans cette première mollesse de l’esprit qui reçoit toutes les
empreintes, avait été surpris par le mécanisme du théâtre espagnol. Plus tard, le crédit
des fameuses règles l’avait intimidé. Il voulut mettre d’accord ce qu’il avait fait avec
ce qu’on lui donnait à croire. Dans ces subtilités, il perdit jusqu’au sentiment du
mérite relatif de ses pièces. Ainsi, après avoir écrit le Cid,
Cinna, Horace, Polyeucte, fruits divins
de son génie émancipé de la mode espagnole, et libre encore de la mode des unités,
laquelle de ses pièces va-t-il citer en preuve du bon effet de je ne sais quelle règle ?
Je vous le donne à deviner : c’est Mélite !
Plus Racine produit, plus il se rapproche de l’idéal de l’art dramatique, la simplicité
d’action. Par cette force de méditation qu’il sait si bien cacher sous la facilité de
l’exécution, en suivant ses personnages là où les entraînaient invinciblement leurs
caractères, leurs intérêts et leurs passions, il tomba pour ainsi dire sur la règle des
trois unités. C’est ainsi que, par un dernier effort de l’art, il composait
Athalie, le chef-d’œuvre de notre scène, la pièce à la fois la plus
conforme aux règles des anciens, et la plus libre de toute servitude théâtrale.
Athalie est une de ces tragédies toutes faites, comme les cherchait
Racine. Il n’a rien eu à imaginer, et le peu qu’il y a mis du sien est si admirablement
lié à la donnée de l’Ancien Testament, que le poète semble avoir suppléé quelque
omission de l’historien sacré. L’invention, ç’a été de trouver dans un des plus
tragiques événements de l’Histoire sainte une tragédie aux conditions où la voulait
Racine, avec toutes les vraisemblances qui font d’une fable une réalité.
Les livres, saints lui offraient, dans l’enceinte de la même ville, deux familles de
race royale séparées par la haine et le meurtre, l’une victorieuse et sur le trône,
l’autre vaincue, mais restée maîtresse de la religion nationale, gardant au fond du
temple le roi légitime, et tolérée parce qu’on la croyait faible. Il vit tout ce qu’il y
avait de pressant, d’irrésistible dans ce contact de l’usurpation et du droit, de la
religion et de l’idolâtrie, outre la volonté du Dieu des vengeances, qui joue le même
rôle dans Athalie que le dieu Destin dans le théâtre grec.
Le sujet, c’est un soupçon d’Athalie, aigri par un songe que rendent vraisemblable la
situation de cette reine, son esprit violent, ses sanglants souvenirs. Dans ce songe,
elle s’est vue poignardée par un enfant ; au temple, elle reconnaît cet enfant dans
Joas. Dès lors il faut que Joas lui soit livré, ou qu’il périsse.
Cet événement agite et absorbe tous les personnages de la pièce, selon leurs
caractères, leurs intérêts et leurs passions. Athalie y porte l’inquiétude attachée à
l’usurpation violente, l’ardeur d’une femme impérieuse, l’audace qui ne voit pas le
péril ; Joad, l’esprit de Dieu, l’enthousiasme pour la foi de David opprimée, et, entre
autres mobiles humains, l’attachement d’un sujet à son roi, d’un oncle à son neveu, le
tendre intérêt d’un homme pour un enfant échappé aux assassins ; enfin, comme je l’ai
dit, l’ambition de la tutelle et la rivalité de puissance entre le pontificat et la
royauté. Les personnages secondaires autour d’Athalie et de Joad sont engagés dans
l’événement par des causes proportionnées à leurs rôles : Mathan, par sa jalousie contre
Joad et la mauvaise conscience d’un apostat ; Abner, par sa muette fidélité au sang de
ses rois, à laquelle se mêle l’esprit d’obéissance militaire aux puissances établies ;
Josabeth, par une tendresse mêlée de crainte, qui lui fait préférer pour son enfant
adoptif la sécurité à la gloire ; Zacharie, son fils, par l’âge, qui le rapproche de
Joas, et par la communauté de leurs pieux amusements dans le saint lieu ; Salomith,
cette charmante sœur de Zacharie, par les soins qu’elle a donnés, de moitié avec sa
mère, au mystérieux enfant, qu’elle aime sans le connaître.
Du moment qu’Athalie est entrée dans le temple, tous ces cœurs sont saisis à la fois
d’un trouble qui va croissant jusqu’à la fin ; il n’y a plus ni paix ni trêve possible.
Ce n’est pas l’artifice du poète qui enferme tous ces personnages dans la même action,
dans le même lieu, dans la même heure ; c’est la nature des choses : c’est la terrible
fatalité des livres saints qui livre le méchant au Dieu de la guerre et des
vengeances.
On est sous le charme quand on lit ces beaux vers que Voltaire admira soixante ans,
jusqu’au jour où il eut la faiblesse d’en vouloir à Athalie d’être un
sujet chrétien ; mais on est saisi d’étonnement lorsque, dépouillant la pièce de ce
magnifique vêtement, on l’étudie dans son plan, dans son nœud, dans les entrées et les
sorties, dans la convenance et l’à-propos du langage de chacun, dans le rapport de
l’action au temps et au lieu ; en un mot, quand on compare l’art à la vie. Là, le
personnage qui entre ne vient pas seulement pour remplacer celui qui sort ; l’action, en
se personnifiant dans le premier, ne quitte pas pour cela le second, elle le suit, et,
dans le même temps qu’on est occupé de ce qui se passe sur la scène, on est inquiet de
ce qui se prépare au dehors. Nul ne se retire sans que l’action l’y force, ou ne revient
sans qu’on l’attende ; au lieu d’éprouver un effet de surprise, le spectateur voit se
réaliser ses pressentiments.
C’est ainsi que Racine, en rapprochant de plus en plus l’art de la réalité, a fini par
l’y confondre, et a surpassé les anciens en appliquant leurs règles. Tout ce qu’il leur
avait pris, il le perfectionna. Les anciens lui avaient donné le chœur ; il le lia plus
étroitement à l’action, et l’y intéressa par des sentiments plus personnels. Dans le
théâtre antique, le chœur représente la foule ; c’est quelque vieillard sans nom qui le
conduit et qui parle pour tous. Dans Athalie, le chœur est composé de
jeunes filles que tantôt Josabeth, tantôt l’aimable Salomith associent à leurs
sentiments. Il ne moralise pas froidement sur ce qui se passe ; il souffre, il craint,
il espère ; il a sa part des dangers, il est menacé par la catastrophe. Ses chants, en
exprimant tour à tour l’espérance, la crainte et la prière, continuent l’action, et
prolongent, pour ainsi dire, chaque acte jusqu’à l’acte suivant.
Par exemple, la fin du premier acte nous a laissés sous l’impression des redoutables
confidences que
Joad vient de faire à Josabeth. Le chœur, introduit par Salomith, chante la grandeur et
la bonté de Dieu ; il en rappelle les preuves les plus éclatantes, et il vient en aide à
Joad, en achevant de raffermir la foi d’Abner et en relevant le courage de Josabeth.
Au second acte, Athalie vient d’interroger Joas. Le chœur chante la fermeté de
l’enfant, l’iniquité d’Athalie, les profanations des sectateurs de Baal, le réveil qui
doit interrompre leur songe passager. L’action marche ; elle gronde, pour ainsi
dire.
Dans le troisième acte, Mathan demande qu’on lui livre Joas. Joad le chasse du temple.
Encore tout frémissant des paroles d’anathème dont il a accablé son ennemi, il
prophétise. Les Lévites s’arment. Que font les jeunes filles ? Elles s’effrayent de ces
préparatifs. Les unes espèrent, les autres pleurent Sion. L’ambiguïté de la prophétie
les laisse dans l’incertitude ; mais le sentiment qui prend le dessus est une
résignation confiante.
Joas est couronné au quatrième acte. Le grand prêtre range les lévites en bataille ; il
exhorte Joas à mourir en roi. On attend Athalie. Le chœur entonne l’hymne du combat ; il
interpelle Dieu ; l’esprit de guerre a passé dans ces aimables filles. Tout à coup la
trompette des Tyriens se fait entendre autour du temple. La place du chœur n’est pas au
milieu des armes ; Salomith entraîne ses sœurs au plus profond du temple.
Voilà ce que Racine appelait modestement se conformer au goût des anciens. Il les
imitait en marchant dans les mêmes voies ; il les surpassait par une obéissance plus
stricte à cette loi de la vraisemblance qu’ils ont eu la gloire d’inventer.
Pour la rendre plus sensible dans Athalie, Racine se passa d’incidents,
d’épisodes, de monologues, ressources des poètes faibles, tentations même pour le génie.
Il sut aussi n’avoir pas besoin de confidents. Le seul confident, dans la pièce, c’est
Nabal ; mais Nabal n’est pas inutile, il a sa physionomie. Il n’est ni à Baal ni au Dieu
d’Israël ; c’est un officier subalterne de la cour d’Athalie, qui voit dans l’événement
un coup à faire. Les confidents ne sont si froids que parce qu’on ne les emploie pas
pour leur compte ; ils servent, soit à couper par des interruptions la longueur des
monologues, soit à tenir la place de l’interlocuteur véritable qui n’arrive pas. Ils
remplissent les vides que l’imperfection du poème a laissés. Nabal joue un rôle, et sans
vouloir en exagérer l’importance, n’est-ce pas un trait de convenance et de vérité
d’avoir donné pour confident à l’apostat Mathan un indifférent, qui n’est dupe ni de son
ambition ni de ses remords ?
Enfin, il semble que Racine, en se passant d’amour dans Athalie, ait
voulu tirer la tragédie de la plus dangereuse des servitudes. Etait-ce pour approprier
sa pièce à l’établissement pieux auquel il la destinait ? Etait-ce plutôt l’effet de ses
réflexions sur la fragilité inévitable des peintures de l’amour ? Quoi qu’il en soit, en
faisant une pièce sans amour, il la déroba à ces caprices d’imagination qui, depuis
l’existence de notre théâtre, nous ont fait si souvent applaudir l’amour dans la
galanterie. Aussi le temps, qui fait des ruines dans tous les monuments de l’esprit, et
qui en effeuille, pour ainsi dire, tout ce qui n’est pas de marbre, a respecté le noble
édifice d’Athalie. La mode a abdiqué tous ses droits sur ce chef-d’œuvre.
C’est assez qu’en lui fermant la scène pendant trente ans37 elle se
soit vengée du poète qui s’était soustrait à son empire, et qu’elle l’ait attristé un
moment du doute d’avoir réussi.
De tous les chefs-d’œuvre de notre scène, aucun n’a eu au même degré cette fortune
unique de ne réussir pas moins à la représentation qu’à la lecture. Le dramatique des
scènes, la beauté du spectacle, des tableaux que l’action rend nécessaires, une musique
qui ne sent point l’artifice, et qui, étant un religieux usage du lieu où se passe la
scène, ajoute à la vraisemblance ; voilà ce que Racine a fait pour le spectateur38. Quant au lecteur la
perfection de ces vers lus dans le recueillement, d’un œil que ne distrait pas le
spectacle, le dédommage de tous les plaisirs qui ne lui arrivent pas par les sens ; et,
s’il n’entend pas la musique des chœurs, il reçoit par l’oreille de l’âme l’harmonie de
leurs strophes divines. Racine a-t-il donc pensé à ceux que la maladie, l’éloignement,
la pauvreté peut-être, empêcheraient d’assister à ces nobles fêtes de l’esprit ? Pour
combien de gens ce chef-d’œuvre n’a-t-il pas été le petit livre de choix dont parle
Horace, qui, lu trois fois d’un esprit purifié, calme les douleurs de l’âme39 !
L’admiration n’a rien laissé à dire d’essentiel sur la langue de Racine. La variété de
ce style, qui en est la qualité la plus éminente, cette force où la force sied, cet
éclat tempéré, ces grâces, cette souplesse, cette mollesse même où la situation le veut,
qu’est-ce autre chose que la conformité du langage dramatique avec la vie ? La langue de
Racine est celle de ses personnages. Il l’a tirée du fond de ces cœurs que troublent des
passions si diverses, et qui sont à la fois les plus agités et les plus exercés à lire
en eux-mêmes. On a dit qu’il avait créé d’innombrables rapports de mots ; qu’il avait
été tout à la fois le plus hardi et le plus sage des novateurs ; qu’aucun n’a plus
risqué que lui ; qu’il excelle dans le style elliptique. J’aimerais mieux qu’on l’eût
loué de n’avoir point songé à tout cela, mais bien d’avoir rencontré naturellement
toutes ces richesses de l’expression, en ne cherchant que la vérité des sentiments.
Cette variété, image de la diversité des caractères et des passions, échappe à plus
d’un esprit trop prévenu pour certaines qualités particulières du style, pour la force,
par exemple, ou pour l’éclat des figures. J’ai vu des gens de mérite que leur admiration
pour Corneille, qui est hors de pair dans les endroits de force, rendait injustes pour
Racine. Je les compare à ceux qu’un goût opposé, et également exclusif, pour la pureté
du langage, fâche contre Corneille, et qui sont près de lui faire un crime d’avoir
laissé quelque chose à perfectionner, et de n’être pas à la fois Corneille et Racine.
Mais, si c’est faire du tort à Racine que de lui préférer la force de Corneille, on lui
en fait plus encore en admirant avec excès la pureté de son langage. Ecrire purement en
vers, au temps de Corneille, c’était inventer ; au temps de Racine, c’était suivre.
Croire qu’on le met à son rang quand on l’appelle le plus harmonieux des poètes, n’est
pas une moindre injustice. Qui donc songe à l’harmonie en lisant les rôles de Néron,
d’Acomat, d’Athalie, de Phèdre, d’Hermione ? J’ai peur qu’on n’accorde si libéralement à
Racine le privilège d’une qualité dominante, que pour lui refuser les autres. L’harmonie
de Racine, pas plus que la douceur de Virgile, n’amollit l’expression des sentiments qui
veulent de l’énergie. Mais dans ces deux poètes divins les nuances sont si justes et
l’œuvre entière si harmonieuse, que l’impression dernière est une certaine douceur dont
je veux bien qu’on les loue, pourvu que ce ne soit pas aux dépens du reste.
C’est la douceur, ou, pour parler plus juste, la plénitude que nous éprouvons à la vue
d’un de ces grands paysages où la nature a réuni tous les contrastes, depuis les âpres
rochers qui portent encore l’empreinte primitive de la création, jusqu’aux paisibles
campagnes dont le travail de l’homme renouvelle incessamment l’aspect.
Cette qualité suprême n’appartient qu’aux génies du premier ordre. Ne faisons pas de
comparaisons, pour n’exciter pas de disputes ; disons seulement que ce mérite d’harmonie
et de douceur est l’effet de tous les autres réunis, et que ce qu’entendent par là ceux
qui y regardent de près, c’est la perfection. Mais tel est le propre de la perfection,
que les uns ne la voient pas, et que les autres ne la supportent pas. Les premiers
aiment mieux le génie qui fait des chutes, parce qu’au moment où il tombe il se
rapproche d’eux. Les seconds apportent dans l’art l’esprit de démocratie : pour eux, la
perfection, c’est du privilège, c’est de l’autorité ; ils la nient. Le plus grand
nombre, fort heureusement, la reconnaît et l’adore. Les débats qu’elle soulève passent,
et elle demeure ; et l’esprit humain est grand tant qu’il en conserve le sens.
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