§ I. Explication du jugement de Boileau sur Desportes et Bertaut. Caractère des
poésies de Desportes. — § II. Bertaut. — § III. Malherbe. Caractère général de sa
réforme. — § IV. Détails biographiques. Du caractère et du tour d’esprit de Malherbe.
— § V. Détail des changements opérés par ce poète dans l’art d’écrire en vers. — § VI.
Perfectionnement de la langue et de la versification. — § VII. Des exemples donnés par
Malherbe à l’appui de sa discipline.
Ce bref jugement sur Desportes et Bertaut n’est pas moins exact que le portrait de Ronsard ; là encore l’histoire de la poésie ne doit être qu’un commentaire de Boileau. Desportes et Bertaut ont eu peur du vol de leur maître ; ils ne l’ont pas suivi dans l’ode, n’étant pas aussi assurés que lui d’échapper au sort dont Horace a menacé les émules du Pindare thébain. D’autre part, dans cet entassement de mots tirés de tant de sources diverses, ils ont fait un choix. Plus retenus dans les sujets, ils l’ont été dans leur style. Le détail où je vais entrer sur chacun d’eux fera voir en quoi cette retenue a été utile à la langue poétique. Mais n’est-ce pas sortir du plan de cette histoire, que d’y donner place à des noms si évidemment secondaires ? Boileau ne m’en eût-il pas fait un devoir, par la mention d’estime qu’il donne à ces deux poëtes dans ce résumé des traditions de notre poésie, la vérité eût réclamé pour eux. Il y a une sorte de création dans cette sagesse même qui tint en bride Desportes et Bertaut, et qui les fit résister à la tentation d’imiter Dubartas, quoique celui-ci ne se fût pas mal trouvé pendant un temps d’avoir poussé jusqu’à l’extravagance l’imitation de Ronsard. Ils ont marqué, si même ils ne l’ont pas provoqué, un retour de goût dans le public français ; ils ont rendu plus facile la tâche de Malherbe, qui devait apprendre d’eux à faire mieux qu’eux. De même que dans l’histoire politique il y a des hommes de second ordre, sans lesquels certaines choses nécessaires et qui subsistent pouvaient ou ne pas s’accomplir sitôt, ou ne pas s’accomplir du tout ; de même, dans l’histoire de la littérature, il y a tels écrivains qui, pour n’avoir pas eu le don du génie, ont néanmoins senti les premiers, à certaines époques, le progrès qui se préparait, et ont en quelque sorte dégrossi le public pour les hommes de génie. Ainsi, dans les premiers temps de notre langue, les chroniqueurs rhétoriciens ; ainsi les deux disciples de Ronsard. L’histoire politique ne doit omettre que ceux qui ont subi les événements sans les comprendre, et qui ont ignoré et leur temps et eux-mêmes ; l’histoire de la littérature n’est fermée qu’aux écrivains qui n’ont fait que suivre, et qui ont porté la livrée soit d’un homme supérieur, soit de quelque mode littéraire aussi passagère qu’une mode d’habits. Ronsard avait donné des exemples dans la haute poésie et dans la menue poésie, en faveur à la cour. Près de sept cents sonnets113, outre un bon nombre de petites pièces galantes, prouvent qu’il subissait d’assez bonne grâce la mode italienne. Desportes, plus âgé de huit ans que Bertaut114, suivit l’exemple de Ronsard dans la poésie de cour ; ou plutôt, remontant jusqu’à Mellin de Saint-Gelais, il en imita le tour d’esprit, et il en eut l’aimable caractère et la fortune. Mais il perfectionna l’art de Saint-Gelais avec les doctrines et sous l’influence de la poésie savante de Ronsard. Un poëte des premières années du xviie siècle, Desyveteaux115, lequel avait été à la fois témoin du retour du goût qui se marque en Desportes et en Bertaut, et de la réforme opérée par Malherbe, parle ainsi de Desportes, comparé aux poètes de l’école de Ronsard
Ce jugement est exact, sauf l’exagération de la louange, que n’évite jamais un admirateur contemporain, et qui comparera plus loin les poésies de Desportes à la voie lactée. Desyveteaux exprime ce qu’avait senti le public qui s’occupait de poésie. Après Ronsard, qui avait dû remuer beaucoup de mots, Desportes vint faire un choix, dégager la langue poétique de ce pêle-mêle de toutes les langues, donner des règles enfin, sinon la règle même du langage, comme Desyveteaux l’en loue. Un peu par timidité, à la suite des imprudences de Ronsard un peu par goût, il se contenta d’être plus correct et plus raffiné dans l’expression de la galanterie. Ce progrès n’est pas seulement extérieur, le langage ne pouvant se perfectionner sans que les idées soient plus claires, plus exactes et plus délicates. Pour le fond et le cadre de ses poésies, Desportes suit fidèlement Ronsard. Celui-ci avait adressé son premier livre d’Amours à Cassaudre, et le second à Marie ; dans Desportes, il y eut aussi un premier livre d’Amours pour Diane, et un second pour Hippolyte. La nouveauté, ce fut d’en avoir fait un troisième pour Cléonice, suivi d’un quatrième pour diverses beautés qu’il ne nomme pas. Le recueil adressé à Diane est plein des tourments qu’il a éprouvés au service de cette dame ; c’est, dit-il naïvement :
Diane lui fait éprouver tous les maux de la jalousie. Il est jaloux de Veau, qui lui lave les mains ; du sommeil, qui lui clôt la paupière ; du vent, qui se joue dans ses beaux cheveux ; et prend des privautés dont il ne peut se trouver content. Il est jaloux de la couleur des vêtements de tous ceux qu’il rencontre. S’ils sont habillés de noir, c’est signe que Diane leur a donné quelque sujet de tristesse d’incarnat, c’est aveu de souffrance ; de vert ou de bleu, c’est marque d’espérance ou de jalousie.
Après quatre ans d’un service si rude, dit-il,
il se guérit. Mais à peine a-t-il retrouvé la raison, qu’il la perd de nouveau à la vue d’Hippolyte.
Les secondes amours de Desportes sont, comme les premières, fort mal récompensées, et finissent par une absence. Cette Hippolyte qui le voit d’un œil sec brûler sans espoir, c’est Néron contemplant froidement l’incendie de Rome. Lui-même se qualifie d’aigle des amoureux. Pourquoi ? Parce que, comme l’aigle, qui regarde fixement le soleil, il a pu regarder fixement les yeux d’Hippolyte. Desportes n’est pas plus favorisé dans les Amours de Cléonice dont le dénoûment est le même ; ni dans les Amours diverses, où, parmi d’innombrables vers sur les tourments du désir, il ne s’en voit aucun sur les douceurs de l’amour partagé. Voici le début de ce dernier recueil
Ne nous hâtons pas de plaindre Desportes il goûte tant de contentement à souffrir, qu’il ne craint rien plus que d’être sans tourment :J’avois au désespoir fait longtemps résistanceMais ce n’étoit qu’une ombre
Aussi remercie-t-il je ne sais quelle beauté des Amours diverses, d’être plus infidèle que Diane, plus cruelle qu’Hippolyte plus volage que Cléonice :
Desportes était attaché au duc d’Anjou, depuis Henri III, qui, devenu roi, le combla de bénéfices. Quand ce prince partit pour aller occuper le trône de Pologne, il chargea Desportes de rimer ses adieux aux dames que son départ allait affliger. Le poète fut plus excessif encore dans ces plaintes de commande que dans les siennes. Il fait dire quelque part au duc d’Anjou :
Tout, dans ces poésies, roule sur les peines de l’amour ; tout est mauvais traitements, angoisses ; il n’y a ni relâche ni congé dans ce que les poëtes de cette école appellent le service de l’amour. Du reste, ces désespoirs faisaient leur fortune. Desportes leur dut certainement ses bénéfices, et Bertaut peut-être son évêché de Séez. Le malheur dans les amours de tête était un titre assuré aux charges et aux biens d’Église ; aussi se gardait-on bien d’être heureux. Mais l’esprit français, policé par la Renaissance, eut aussi sa part dans les poésies de Desportes ; je l’y reconnais à quelques détails gracieux et spirituels. De l’esprit, c’est-à-dire des idées justes, exprimées d’un style piquant, il y en a en beaucoup d’endroits. La grâce y est plus rare ; j’entends par là l’expression naïve de sentiments personnels à l’homme, alors que, pour féconder un sujet imaginaire, il mêle aux formules de la poésie amoureuse de son temps le souvenir d’émotions qu’il a connues. C’est à l’imitation étrangère qu’appartiennent ces désespoirs, ces alternatives de feu et de glace, ces cœurs
ces vies « ravies par des yeux foudroyants, ces yeux « où le beau soleil tous les soirs se retire » ; ces plaies incurables, et tout ce détail du martyre amoureux :
vain exercice, dit naïvement Desportes, auquel il a joué toute son âme. C’est la nature qui lui inspire un assez grand nombre de vers pleins de douceur, qui subsistent par la vérité des pensées et par la nouveauté d’un langage aimable et délicat. En expiation de tant de fadeurs amoureuses, Desportes, à l’exemple de Clément Marot, mais dans un autre esprit traduisit les Psaumes. Sa traduction vaut mieux que celle de Marot, et la langue en est moins au-dessous des beautés de l’original ; mais l’ouvrage est médiocre, et, s’il doit être compté à Desportes, c’est moins comme un titre poétique que comme un acte de pénitence.
En effet, les œuvres de jeunesse de Bertaut sont imitées de Desportes ; celles de son âge mûr le sont de la partie sérieuse et savante des poésies de Ronsard. Le recueil des premières se compose de stances, de sonnets, de pièces pour les fêtes de la cour, de complaintes, de vers sur des Heures et sur des gants, à l’exemple de Saint-Gelais. Comme il arrive à tous les jeunes gens, Bertaut imitait le poëte le plus à la mode et le plus près de lui. Plus tard, il revint aux exemples de haute poésie donnés par Ronsard, et bien lui en prit : car c’est dans la haute poésie seulement que Bertaut a laissé des vers dignes d’être épargnés par Malherbe, dans le temps même qu’il biffait Ronsard et Desportes. Ce second recueil, le véritable titre de Bertaut, se compose de paraphrases de psaumes, de chants funèbres sur les morts royales, de diverses pièces en vers héroïques sur des sujets élevés. Plus de sagesse dans les plans, un emploi plus discret de l’érudition, un meilleur choix de mots, plus d’unité dans le ton, tel est le changement qui se marque dans les poésies de Bertaut. C’est un progrès dans la composition et le langage opéré par un homme de goût, plutôt qu’une veine nouvelle de poésie ouverte par un esprit hardi et fécond. Mais à une époque où une grande force de naturel se fait sentir jusque dans les plus fades poésies et où les défauts même qui peuvent lui être communs avec les époques de décadence ne sont que des excès de jeunesse, cette sagesse de Bertaut est quelquefois vigoureuse, et fortifie ce qu’elle corrige. J’imagine que c’est pour des vers comme ceux qui suivent que Malherbe s’adoucissait118 ; il s’agit de la justice de saint Louis :
Plus loin, la charité du saint roi ne l’inspire pas moins heureusement :
C’est cette pitié qu’avait saint Louis. On le voit aider des fruits de ses épargnes
Il y a un accent de mâle éloquence dans cette apostrophe aux rois qui accablent leurs sujets d’impôts, et qui boivent le sang du peuple dans des vases dorés :
Ailleurs, parlant du plaisir pieux que trouvait saint Louis à lire les Écritures, et comparant son respect pour les livres sacrés au respect d’Alexandre pour les poèmes d’Homère, il dit :
Presque tout ce panégyrique est écrit de ce ton. Les pensées en sont choisies, la plupart très-élevées, et l’expression en est abondante et ferme. Il mérite d’être lu, non-seulement pour sa date, mais pour la justice de l’éloge toujours conforme à la vérité historique ; pour l’onction chrétienne de certains passages, et parce que la langue en est forte et saine. Il n’est pas lu pourtant, et peut-être le titre même en est-il ignoré. Est-ce un oubli injuste, et y a-t-il sujet de réclamer pour une gloire méconnue ? Nullement. Les plus grandes beautés du recueil de Bertaut ne suffisent qu’à motiver le jugement de Boileau. Le mérite de ce poëte est moins d’avoir ajouté que d’avoir effacé. Il a été plus sage qu’inventeur et même après ces perfectionnements, qui l’ont rendu digne d’une mention dans l’Art poétique, trop de choses restent à faire pour qu’on accorde plus que de l’estime à ce qu’il a fait. C’était trop peu d’avoir été plus retenu que Ronsard ; il s’agissait, non de se préserver de ses excès en l’imitant, mais de rétablir l’image même de la poésie, que ses doctrines et ses exemples avaient si étrangement défigurée. Il fallait, en un mot, non le corriger, mais le renier. Le succès dans cette entreprise devait donner la première gloire poétique durable : cette gloire fut celle de Malherbe.
Tout, dans ce jugement, est considérable ; tout porte coup. C’est la théorie même de l’art d’écrire en vers, rédigée par Boileau au nom de tout le xviie siècle. Pesons-en chaque expression cela vaut mieux que de revendiquer quelque vaine liberté dont Malherbe et Boileau n’auraient pas eu de souci. En fait d’art, comme en fait de morale, il est bien plus pressant de venir en aide à la discipline, à laquelle notre instinct nous soustrait sans cesse, qu’à la liberté, qui n’est que trop portée à se faire sa part. On n’a pas oublié quels étaient les excès de l’école de Ronsard, timidement corrigée par Desportes et Bertaud. Du Bellay avait indiqué l’imitation de l’antiquité comme la source la plus féconde où notre poésie pût puiser. Ronsard l’entendit de l’imitation matérielle ; il en copia les formes, il en francisa la langue autant qu’il put, sinon autant qu’il voulut. L’imitation fut une traduction. Il prit au mot ce dédain du profane vulgaire, dont se vante Horace ; et, pour rendre la poésie d’autant plus inaccessible, il la hérissa de mots pédantesques, qui la protégeaient en effet contre les regards de la foule. Fidèle d’ailleurs au principe de Du Bellay sur l’imitation des modernes, il avait payé à l’école d’Italie un tribut de sept cents sonnets. Quant aux moyens d’enrichir la langue, outre les mots d’origine grecque ou latine, la technologie des métiers, celle des exercices et des amusements de la noblesse, il avait fait appel à tous les patois pour former la langue française, à peu près comme un politique qui eût ressuscité toutes les souverainetés féodales pour en former la monarchie absolue. Le résultat de cette théorie avait été de mettre toute la poésie dans l’érudition et de faire de l’art d’écrire en vers un mécanisme. Il fallait donc, pour fonder ce grand art, dont la discipline devait être commune à tous les genres, il fallait rendre à l’esprit français son indépendance ; et le délivrer aussi bien de la superstition de l’antiquité que de la livrée des modernes, de Pindare que de Pétrarque. Il fallait instituer une langue générale, dont le centre fût au siège même de la monarchie ; et, comme celle-ci s’était établie sur les ruines de la féodalité, établir celle-là sur la ruine des patois provinciaux. Il fallait rendre la poésie populaire, appeler le plus grand nombre aux pures délices et aux sévères enseignements de l’art ; trouver, pour un pays encore partagé en classes, une langue qui ne fût ni au-dessous de la délicatesse des classes élevées, ni au-dessus de l’intelligence de la foule, une langue commune à la cour, à la ville et au peuple. Après cette réforme générale, il y avait une réforme de détail à faire, dont Desportes et Bertaut devaient être la matière, leur sagesse étant pleine d’incertitudes, et leurs perfectionnements pleins de défauts. Il fallait, non plus triompher des extravagances de Ronsard, c’était devenu trop facile ; mais découvrir dans l’ordre, dans la mesure, dans le langage plus choisi de ses deux disciples, les vices secrets que protégeait la timidité même de ce commencement de réforme. II fallait créer la critique de détail, et en quelque sorte inventer le goût, qui n’est que le jugement appliqué aux détails des ouvrages de l’esprit ; enseigner, comme dit Boileau, le pouvoir des mots mis en leur place ; déterminer la valeur de chacun, en laissant à l’esprit français toute liberté pour combiner sans fin des notes qui devaient rendre toujours le même son. Mais c’eût été trop peu d’opposer des théories, même excellentes, à une forme de poésie en possession de la faveur. Il fallait consacrer la nouvelle discipline par des chefs-d’œuvre. C’est ce que fit Malherbe. Et c’est le sentiment de la nécessité comme de la grandeur de ce rôle qui fait dire à Boileau, avec un accent si vrai :
« Il s’est enrichi, dit très-bien Godeau, de la dépouille des Grecs et des Romains ; mais il n’en a pas été idolâtre. »Pour les fictions, il les avait, dit Racan, en aversion. Regnier avait fait pour Henri IV une élégie où il représentait la France montant au trône de Jupiter, et s’y plaignait de l’état où l’avait réduite la Ligue.
« Depuis cinquante ans que je demeure en France, disait à ce sujet Malherbe, je ne me suis point aperçu que la France se fût enlevée de sa place. »Il voulait que le poète ne se consumât point dans ce vain travail, et que la poésie, comme la prose, n’exprimât que des réalités. Admirable vue dans un pays qui ne se prête pas aux fictions, et où cette forme de poésie n’a jamais réussi. Les fictions ne sont pas l’idéal ; ce n’est, le plus souvent qu’un artifice pour orner et rendre extraordinaire une réalité trop commune l’idéal, c’est la réalité choisie. Malherbe aimait autant l’idéal qu’il dédaignait les fictions. Il ne ménagea pas plus Pétrarque que Pindare. Les odes de l’un avaient eu le tort de servir de modèles à la poésie savante ; les sonnets de l’autre étaient coupables de toutes les fadeurs de la poésie amoureuse. Peut-être en voulait-il à Pétrarque du tribut qu’il avait payé lui-même au pétrarchisme. Quant aux poëtes italiens contemporains, il les traitait comme les poëtes français ses devanciers. Le plus à la mode alors, le cavalier Marin, s’en vengea par des épigrammes ; mais Malherbe eut plus que les rieurs de son côté, il eut la nation. A ces changements dans le fond même de la poésie, répondirent autant de changements dans la langue. La ruine de la poésie savante entraînait la ruine de la langue gréco-latine de Ronsard ; la guerre à l’imitation italienne faisait disparaître les subtilités et les équivoques de Desportes. Mais le point capital fut la proscription des patois. Malherbe en nettoya la langue poétique. Il se moquait du vendômois de Ronsard. Il se vantait d’avoir dégasconné la cour, où, en effet, le gascon était venu à la suite de Henri IV. Il disait que la bonne langue se parlait sur la place Saint-Jean expression exagérée d’une pensée pleine de justesse, où Malherbe laisse voir en même temps son sens supérieur et son esprit agressif et normand. Où est, en effet, la bonne langue française, si ce n’est au centre de la France, à Paris ; et, puisque la cour a pu être tour à tour italienne, gasconne ou espagnole, dans le peuple même de Paris, qui ne change pas, et qui est ce qu’il y a de plus français en France ? La langue du peuple n’est pas sujette aux variations de la mode ; elle est dans tous les temps la langue naturelle des passions. Malherbe voulut l’unité de langue dans un pays qui avait conquis l’unité politique ; plus conséquent que Ronsard, il ne songeait pas à conserver la féodalité dans le langage, quand il se félicitait de la voir disparaître dans l’État. L’esprit français sous les traits d’un habitant de Paris, cultivé par la forte discipline de l’antiquité, mais gardant son indépendance et sa physionomie ; la langue française sur la place Saint-Jean, là où elle est le plus inaccessible au pédantisme et à l’imitation étrangère, voilà quelle fut la pensée de Malherbe. C’est ainsi qu’il interpréta et développa la théorie de Du Bellay, et qu’il rétablit l’ordre bouleversé par Ronsard.
« Toute cette pièce est si niaise et si écolière qu’elle ne vaut pas la peine de la censure. »D’une phrase du même :
« Cette phrase est latine ; il faut dire, pour parler françois… »D’une autre :
« Phrase excellentissime. »Le vieux tyran des syllabes fait de l’ironie. D’une autre :
« Ceci est dit sans jugement. »D’une autre :
« Sot et lourd. »D’un latinisme
« La langue latine se sert de cette épithète mais la françoise, non. »D’un tour prétentieux :
« Ceci pipe le monde, et ce n’est rien qui vaille. »D’un pétrarchisme :
« Ceci est sans jugement, n’en déplaise à l’italien où il est pris. »D’un autre :
« Bourre excellente, prise de l’italien, où elle ne vaut non plus qu’en françois. »D’une mauvaise rime :
« Rime gasconne et provençale, mais non pas française »; et cent autres de ce genre : Étrange oisonnerie, niaiserie, pédanterie, mal, très-mal, impertinent ; critiques peu civiles, j’en conviens, mais dont l’exactitude est d’autant plus admirable qu’il était plus difficile de voir juste à une époque où tant d’imitations pouvaient troubler le sens le plus sûr, et où la faveur publique protégeait la mauvaise poésie. Quand on a le courage, non de feuilleter d’une main nonchalante le recueil de Desportes, mais de pénétrer les artifices de cette poésie alors si en vogue, on sent combien la rude main de Malherbe était nécessaire pour réparer la langue, selon la belle expression de Boileau. Comment la langue de toute cette galanterie n’eût-elle pas été profondément vicieuse ? Par vices, je n’entends pas ces violents excès, ces fautes grossières qui sautent aux yeux de tous, comme il en échappe tant à Ronsard parmi beaucoup de choses d’une franche verve et de bon aloi. Desportes ferait illusion même à des esprits cultivés, parce que les vices de sa langue viennent le plus souvent du mauvais emploi qu’il fait d’un esprit fin, délié, dont la retenue paraît venir du goût, plutôt que de la peur de tomber comme Ronsard. Ce sont mille traits qui ne touchent pas le but, mille sens douteux, mille finesses sous lesquelles se cachent des niaiseries ; une habitude de tourner tout à l’ingénieux et à la pointe ; toutes sortes de manquements, calculés ou involontaires, à la première loi du langage, la propriété, et, toutefois, une fausse précision qui les dissimule. Tantôt c’est l’effet de la paresse, si difficile à vaincre quand on ne produit que de tête et pour la mode ; tantôt c’est l’illusion même d’un vain travail pour surmonter quelques difficultés d’arrangement ou de mécanisme auxquelles la mode attache du prix. La langue suit ces deux dispositions du poëte tantôt relâchée et vague, et tantôt forcée ; ce qui est le vice caractéristique des poésies de Desportes et de toutes les poésies que n’inspire ni la passion ni la raison. La guerre que fit Malherbe à toute cette corruption prématurée de la langue fut impitoyable. Il n’en laissa rien échapper. Il n’y eut pas une mauvaise métaphore qu’il ne dénonçât, pas une comparaison inexacte qu’il n’effaçât du revers de sa plume. Pénétrant dans tous les détails de ce style, dans ses jointures les plus cachées dans ses fausses délicatesses, dans ses grâces spécieuses ; demandant compte à chaque mot de sa valeur, de son rapport avec l’idée qu’il exprimait, de sa place dans la phrase, il se rendait comme témoin du travail du poëte, et faisait voir dans la faiblesse de la conception les causes des imperfections de la langue. Épithètes méchantes, pensées incomplètes, contradictoires, disparates, redondantes, brillantes sans solidité impropriétés déguisées par la douceur des mots, ou par la délicatesse apparente des pensées, rien ne trouva grâce devant le réparateur de la langue. L’histoire de la littérature ne nous offre pas d’exemple d’une critique de détails plus fine et plus décisive et le mérite en est d’autant plus grand, que Malherbe en donnait le modèle après avoir, reconnu le premier le génie de notre langue, et l’avoir défendu contre l’imitation du génie étranger. Les perfectionnements qu’il introduisit dans l’art d’écrire en vers, et dont son exemple fit des lois, ne sont pas moins dignes d’admiration par l’esprit qui les lui suggéra. Cet esprit, c’était de rendre l’art difficile. Malherbe marqua le caractère et assura l’avenir de la haute poésie en France, le jour où il substitua au mécanisme qui permettait à Ronsard de faire deux cents vers à jeun, et autant après dîner122, un ensemble de difficultés ou plutôt un corps de lois qui devait interdire l’art aux vaines vocations, et ne le rendre accessible qu’aux poëtes vraiment inspirés. C’est là cette grande discipline du xviie siècle, plus jalouse de perfectionner dans chacun la raison générale que d’y encourager l’humeur et le caprice individuel ; toujours en défiance de la liberté, forçant le poëte à choisir entre ses pensées, mais, par là, lui assurant l’empire sur les âmes. Heureux qui a l’œil assez sûr pour voir à quelle hauteur Malherbe a suspendu la plume du poëte, et qui résiste à l’aller prendre témérairement, au risque des misères attachées aux entreprises vaines ou aux succès qui ne doivent pas durer ! Il n’est pas une de ses règles qui n’ait pour objet de rendre l’art difficile. Que veulent cette interdiction de l’hiatus, la césure rendue désormais obligatoire, l’enjambement et les rimes à l’hémistiche proscrits, les élisions prohibées, l’article rétabli ? que veut toute cette guerre aux sons durs, aux assonnances, aux chevilles qu’il appelle bourre ou vent 123, sinon décourager les méchants poètes, et ôter aux bons des tentations de se négliger ? Que prétend Malherbe en défendant les rimes du simple et du composé, temps, printemps jour, séjour, ou des mots qui ont quelque convenance, montagne, campagne, ou des dérivés, mettre, permettre, sinon empêcher la poésie de devenir un exercice de mémoire et un vain jeu de mots ? On trouve, disait-il, de plus beaux vers en rapprochant des mots éloignés ; et rien ne sent plus son grand poëte que de tenter des rimes difficiles. Admirable conseil, puisqu’il est vrai qu’on ne peut éviter les rimes faciles et rencontrer les difficiles qu’en pénétrant plus ayant dans le sujet, ni rimer richement et sévèrement que par le même travail qui fait trouver les pensées fortes ou délicates. C’est dans le même esprit qu’il proscrivait formules vagues, mille, cent, si commodes à la paresse, et dont il disait plaisamment :
« Peut-être n’y en avoit-il que quatre-vingt-dix-neuf. »Un juge prévenu pourrait ne voir dans ces théories de Malherbe qu’un mécanisme de patience substitué à un mécanisme de paresse. Car qu’y a-t-il la d’impossible à un poète médiocre ? C’est tout au plus de la poésie négative. La remarque ferait tort à la mémoire de Malherbe, si en effet il n’eût réglé que la prosodie mais ces perfectionnements dans le mécanisme s’ajoutent à tout ce qu’il exigeait pour la parfaite expression de la pensée poétique ; la tâche du versificateur n’est que le complément nécessaire de la tâche du poète. C’est seulement en l’entendant de la forme et du fond, que la théorie de Malherbe frappe également la poésie facile de l’école de Ronsard et certains imitateurs de la poésie difficile de Racine et de Boileau. Cette discipline n’est faite que pour les poëtes de génie, et c’est ce que j’en admire. Eux seuls peuvent se mouvoir librement au milieu de tant de règles lesquelles ne sont que leur naturel même, et le secret de leur éternelle conformité avec le nôtre. Pour ne noter que ce conseil de rechercher les rimes éloignées et rares qui
« sentent si fort leur grand poète », on reconnaît là un précepte fait tout exprès pour Molière, dont le bonheur en ce genre faisait dire à Boileau, succombant quelquefois sous les difficultés du grand art de Malherbe
Le genre que Malherbe adopta convenait le mieux à cette réparation de la poésie. C’était l’ode, de toutes les formes poétiques la plus propre à rendre sensibles ses réformes ; rien n’étant lu de plus près, ni avec plus d’attention aux détails. Témoin la naissante Académie française, qui mit trois mois à examiner la Prière pour le roi Henri II allant en Limousin ; encore ne toucha-t-elle point aux quatre dernières strophes. L’instinct du réformateur se révélait dans le choix même de ce genre, le plus littéraire de tous. Car on peut douter qu’il eût le génie lyrique, surtout au sens qu’on y attache aujourd’hui. Il y a peu d’hommes moins lyriques que Malherbe, à voir sa vie ; et je ne lui connais d’enthousiasme que contre les méchants vers. Et pourtant il eut le courage de s’imposer un si rude travail, afin de donner raison à sa discipline par ses écrits. Je ne sache pas de plus bel exemple dans l’histoire des littératures que celui de cet homme, réformateur par instinct, grand poëte presque par devoir, s’attachant pour l’exemple à un genre où ne le portaient ni son imagination, ni son humeur, et soutenu contre les difficultés de la tâche par le sentiment qu’elle était nécessaire. Plus d’une fois Malherbe plia sous le fardeau, et laissa les premières strophes d’une ode réformatrice se refroidir des mois entiers sur le papier, en attendant les suivantes. Il cédait alors, aimant mieux s’avouer vaincu par sa propre discipline que de l’éluder ; et tantôt il allait se délasser dans cette menue poésie, biffée par lui, où il avait pourtant la faiblesse de vouloir exceller ; tantôt il se retrempait dans de vigoureux entretiens avec ses amis, où, en disputant de cet idéal qu’il n’avait pu atteindre, il reprenait des forces pour le poursuivre de nouveau. Aussi ne trouve-t-on pas excessives les louanges qu’il se donne dans quelques pièces de son recueil. Combien j’aime, pour ma part, la fierté de ces vers, écrits sans doute dans un moment où Malherbe sentait qu’il n’était pas resté trop au-dessous de cet idéal, et où le réformateur ne désapprouvait pas le poëte !Mais aujourd’hui que mes années
Ailleurs il dit de lui :Et trois ou quatre seulement
Il est beau d’avoir pu parler ainsi de soi, et de ne s’être point trompé. Ce serait de l’orgueil ridicule, si l’on devait recevoir de la postérité un démenti. Quand la postérité acquiesce à l’éloge, c’est seulement une preuve glorieuse qu’on s’est bien connu. Ronsard se vantant de n’avoir encore donné son nom à aucune mer, malgré la menace qu’en fait le lyrique latin à tous ceux qui s’aventurent sur les traces de Pindare, n’a qu’une vanité puérile. Le témoignage que se rend Malherbe, devançant le jugement que Boileau devait porter de lui, et donnant de son vivant la mesure de sa renommée, est de ceux dont Montaigne a dit126 :
« je ne veulxpas que, de peur de faillir du costé de la presomption, un homme se mescognoisse pourtant, ny qu’il pense estre moins que ce qu’il est… C’est raison qu’il veoy en ce subject, comme ailleurs, ce que la vérité luy présente ; si c’est César, qu’il se trouve hardiement le plus grand capitaine du monde. »L’histoire doit recueillir ces éloges que les poëtes font d’eux-mêmes car, selon que la postérité les a confirmés ou démentis, c’est la punition de l’erreur qui a égaré les uns, ou la consécration de la vérité qui a inspiré les autres. L’orgueil de Malherbe, c’est la foi dans la vérité de sa discipline, acceptée de tous les bons esprits de son temps :
Du reste, au témoignage de Racan, loin d’avoir aucun orgueil dans le privé, il faisait plutôt de fréquents retours de mépris philosophique pour les choses mêmes dont il avait le plus sujet d’être vain ; pour la noblesse, quoique la sienne fût antique ; pour la poésie même, dans les moments où il craignait d’y avoir perdu sa peine. Racan ne nous eût-il pas donné ce détail, nous l’aurions pu deviner d’après le caractère même des poésies de Malherbe, dont la principale beauté est un mélange d’autorité et de liberté philosophique. Ces vers si nobles et si impérieux sentent tout à la fois le poëte théoricien qui commande au nom des lois éternelles de l’art rétablies et remises en vigueur par lui, et l’homme de grand sens qui ne se fait illusion sur rien, pas même sur ce qui lui attiré l’admiration des autres hommes. C’est l’accord, dans de magnifiques vers, de l’esprit de discipline et de l’esprit de liberté. Toutes les autres beautés de Malherbe sont comme le fruit de cette beauté première. Cette gravité qui n’a rien de triste, cette majesté sans affectation, ce grand air que tempère la grâce, sont d’un poëte qui n’a prétendu régler que la méthode de communiquer nos pensées par le langage, mais qui ne s’arroge aucun droit sur la liberté de notre esprit. Le propre de sa discipline n’est pas de réduire ou de contraindre cette liberté ; c’est bien plutôt de la sauver des servitudes de l’imitation, de la mode, de l’humeur particulière, et de rendre le poëte à lui-même. Que prétendait Malherbe par sa réforme, sinon faire voir aux poëtes de son temps que ce qui leur était imposé par le tour d’esprit d’alors, par l’imitation de l’Italie et par le faux savoir, ne valait pas ce que leur bon sens, cultivé par les lettres anciennes, et développé par l’expérience de la vie, leur inspirait, comme à leur insu, de pensées franches et naturelles ? Tel fut le rôle de Malherbe. Ses belles odes, d’admirables stances, auxquelles songeait Boileau en écrivant ce vers si expressif :Ont toujours été très-contents
certaines paraphrases des Psaumes, ne sont pas seulement des modèles de poésie ; ce sont en quelque sorte des institutions de langage. Ni l’autorité de la discipline qu’elles ont sanctionnée n’a fléchi, ni leurs beautés ne se sont fanées. C’est que cette discipline est profondément conforme à l’esprit français ; et quant à ces beautés, c’est la même conformité qui nous les fait paraître toujours nouvelles. En effet, quelque résistance que nous fassions, par la solitude, par la lecture des chefs-d’œuvre, par notre droiture et notre naturel, au tour d’imagination de notre époque, le passager, l’éphémère nous atteignent jusque dans la retraite la plus opiniâtre ; et si nous tenons assez ferme pour n’être pas à la fin dépouillés de notre naturel, il est difficile que nous n’en soyons pas fréquemment distraits. Qu’à l’un de ces moments-là Malherbe nous tombe sous la main, d’où vient que nous sommes si surpris de cette vivacité, de cette verdeur d’un sexagénaire, de ce grand sens de ces vérités qui ont reçu leur forme dernière, de ce style si précis, si noble, si frappant ? C’est que nous nous sentons rendus à notre naturel, qui est pour nous l’éternelle nouveauté. Le mérite de ces poésies est donc le même qu’au temps qui les vit pour la première fois paraître : c’est d’être nouvelles. Nos pères y ont admiré, il y a plus de deux siècles, ce que nous y admirons encore aujourd’hui, l’esprit français entrant enfin dans sa virilité, et une langue poétique conforme à sa nature et à ses destinées.