§ 1. Caractères généraux des premiers, écrivains en vers. — § II. Analyse du
Roman de la Rose. — Guillaume de Lurris. — Jean de Meung. — § III.
Des critiques dont le Roman de la Rose fut l’objet, du xive
au xvie
siècle. — § IV. Par
quels caractères le Roman de la Rose a mérité son rang dans l’histoire
de la poésie française. — § V. Les principaux poëtes du xve
siècle. — § VI. Charles d’Orléans. — § VII. Villon.
« que j’ai translatée en français, dit-il au roi, jaçoit qu’entendes bien latin. »Jean de Meung vécut jusque vers l’an 132O : il était contemporain du Dante. Environ soixante ans se sont écoulés entre les deux parties de ce roman, qui sont en réalité deux poëmes très-distincts, sous un titre commun. Il faut m’en permettre une courte analyse, pour en faire voir la différence, et motiver le jugement que j’en dois porter. Guillaume de Lorris a fourni le cadre du roman. Il l’avait sans doute tiré des romans de chevalerie. Le fond de ces romans, ce sont les aventures de quelque amant en quête de sa dame, que lui disputent mille difficultés et mille ennemis, et qu’il finit par retrouver après beaucoup d’incidents romanesques. Ici l’objet de la recherche de l’amant n’est pas une femme, c’est une rose ; et les aventures n’ont lieu qu’en songe. Le poëte ou l’amant s’imagine qu’il est introduit par dame Oyseuse au château de Déduyt (Plaisir). Il y trouve l’Amour et tout son cortège, Doux-Regard, son écuyer, Richesse, Jolyveté, Courtoisie, Franchise, Jeunesse, etc., etc., lesquels forment des couples amoureux, et se livrent au plaisir de la danse et de la promenade. Le poëte, en se promenant lui-même, arrive devant un carré de rosés protégé par une haie ; il distingue un bouton, et s’apprête à le cueillir ; une flèche que lui décoche l’Amour l’étend par terre tout pâmé et baigné de sueur. Il se reconnaît vaincu, et prête serment d’allégeance à l’Amour, auquel il laisse son cœur en gage. L’Amour enferme ce cœur sous clef. Après quoi il lui enseigne ses commandements : c’est tout un traité de l’art d’aimer. Le poète, à peine seul veut retourner au bouton. Il est accompagné de Bel-Accueil. Dangier, arme d’un bâton d’épines, Honte, Peur, Malebouche l’empêchent d’y arriver. Raison lui conseille de renoncer à sa poursuite. Il s’emporte contre elle, et, à l’aide de Pitié et de Franchise, il parvient à fléchir. Dangier Vénus lui permet d’approcher ses lèvres du bouton. Mais Malebouche l’a dénoncé à Jalousie ; celle-ci fait bâtir un château fort, et y enferme Bel-Accueil dans une tour dont une vieille a les clefs ; Honte, Peur, Malebouche et Dangier gardent les quatre portes principales. Que peut le poëte sans le secours de Bel-Accueil ? Resté seul, il se lamente, il gémit sur le prix dont il a payé les premières faveurs de l’amour. Ici finit la part de Guillaume de Lorris. Dans un dénoûment découvert depuis peu d’années22, il possède la rose, et Beauté lui promet que s’il a le cœur bon et entier, sa possession ne sera pas troublée. Ce poëme est, en plusieurs endroits, inspiré et, en quelques-uns, traduit de l’Art d’aimer d’Ovide. Les imitations y sont piquantes par le contraste de la langue extrêmement raffinée du modèle et de la langue encore informe de l’imitateur. Dans les prescriptions de l’amour, tes dents cure traduit, avec une naïveté grossière, le
careant rubigine dentes
d’Ovide, et
n’est que la paraphrase de
La pensée de cette première partie paraît assez claire. La rose est évidemment la
femme qu’on aspire à posséder ; et ces personnages allégoriques qui en favorisent ou
en contrarient la conquête, représentent assez exactement les divers incidents de
l’amour, ainsi que les passions que met en jeu la passion principale. Il n’est donc
pas difficile de les reconnaître sous ce travestissement un peu froid. Dame Oyseuse,
c’est la paresse qui mène bien vite au château de Déduyt. Tous ces couples qui
forment le cortège de l’Amour, ce sont toutes les qualités séduisantes de la
jeunesse qui est la saison d’aimer. Qui peut réussir en amour sans le secours de
Bel-Accueil ? Qui peut s’y aventurer sans rencontrer Dangier, Honte, Peur et
Malebouche, ou Médisance ? Quel amant ne s’est pas emporté contre la Raison ? Auprès
de quelle dame ne réussissent pas Pitié et Franchise ? Qui ne risque enfin quelque
malheur comme le château fort de Jalousie et la vieille qui tient sous clefs
Bel-Accueil ?
Le poëme de Guillaume de Lorris est donc tout simplement (et il fallait en croire
le poëte sur parole) une sorte d’Art d’aimer. Si beaucoup d’érudits
l’ont entendu autrement, et si Marot notamment, qui en a donné une édition ou plutôt
une version, a vu dans la rose, soit « l’état de sapience » soit « l’état de
grâce », soit « le souverain bien infini », soit enfin la glorieuse vie de Marie
elle-même, c’est que le plan, fort peu clair dans la première partie, est encore
plus obscur dans la continuation de Jean de Meung, et que parmi ces personnages
allégoriques, il en est plusieurs dont le rôle ne correspond pas toujours à une
circonstance bien déterminée, soit de l’amour, soit des passions dont il est le
mobile. Pour Marot en particulier, peut-être voulait-il en bon frère en poésie
protéger, par cette dévote interprétation, l’œuvre de ses devanciers contre les
susceptibilités croissantes du clergé et du parlement.
Au reste la part de Guillaume de Lorris est tout à fait inoffensive. Les censeurs
de la Sorbonne auraient eu peine à y trouver un seul trait qui blessât les mœurs ;
tout au plus y noterait-on quelques détails grossiers, dont la faute est moins au
poëte qu’à son temps. Le poëte n’est responsable que des détails impurs, qui sont
toujours volontaires en quelque temps qu’il écrive. Pour ce qui regarde l’Église, je
n’ai remarqué que deux ou trois traits de satire timide et détournée contre les
moines, ces plastrons, pendant près de cinq siècles, de tout ce qui tenait une plume
en France, prosateur ou poète. Il n’y a d’un peu hardi que ce portrait de
Papelardie, l’une des figures peintes sur les murailles du château de Déduyt ;
encore l’ironie en est-elle si douce et si dérobée, qu’on pourrait n’y voir qu’une
simple description :
Presque toutes ces figures, vagues et indécises, trahissent un esprit moins ferme que délicat, Mais cette délicatesse même n’était pas sans prix, surtout pour l’époque. Nous y reconnaissons la tradition d’une des qualités les plus goûtées de notre littérature, la grâce, dont La Fontaine a dit, comme s’il eût voulu se peindre lui-même :
Prenons garde pourtant de nous laisser tromper par la naïveté d’une langue naissante. La grâce d’un bon nombre de traits n’est que dans le bégaiement de cette langue, et c’est une illusion de croire qu’une pensée est aussi près de l’âme que le mot qui l’exprime est près de sa source. J’en dirai autant de certaines choses que le temps reculé où elles furent écrites ne doit pas protéger contre la critique de certains vieux défauts à côté de quelques beautés poétiques ; d’une portion de poésie parasite, qui, au berceau de notre littérature, dispute le terrain à la poésie du sujet ; de descriptions qui dispensent le poëte d’imaginer, et de quantité de choses déjà pour la rime.
vers à noter pour la justesse de l’éloge, à une époque où Lucain surpassait Virgile, et Sénèque Cicéron. Les personnages de Guillaume de Lorris ont perdu leur physionomie dans Jean de Meung. Je ne reconnais plus ces enfants un peu indécis, d’une imagination chaste et gracieuse ; ce sont des personnages rassis et sans illusions, sortis d’un cerveau satirique. Les noms sont restés les mêmes, mais les caractères ont été changés. Le seul air de famille qui leur soit demeuré, c’est qu’ils semblent être les mêmes personnages se moquant, dans leur âge mûr, de ce qu’ils ont aimé dans leur jeunesse. La Raison, que Lorris avait logée au sommet d’une haute tour, et qui parlait avec tant de poids à l’amant, n’est ni moins sensée, ni de moins bon conseil dans Jean de Meung ; mais elle y moralise avec tant de liberté et s’y permet des mots si crus qu’en un endroit elle se fait traiter, par l’amant, de folle ribaude. L’ami, si doux et si modeste dans Lorris, est devenu, dans la tête de son second père, un philosophe de la secte de Diogène. L’amant lui-même a pris de l’humeur. Jean de Meung lui a ôté cette résignation naïve et cette longanimité de troubadour, que lui avait prêtée Lorris ; ou plutôt c’est Jean de Meung lui-même qui s’est substitue à tous les personnages de son devancier. La part de Lorris offrait quelque peu d’action et une certaine proportion entre les parties. Dans celle de Jean de Meung, l’érudition et la satire interrompent à chaque instant l’action et détruisent le plan : La Philosophie, la Scolastique, l’Alchimie, lui sont des héros plus chers que les aimables figures que lui avait léguées Guillaume de Lorris. Jean de Meung a trouvé l’amant se lamentant au pied de la tour où est enfermé Bel-Accueil. Il lui dépêche Raison qui lui parle longuement de l’amour, de l’amitié, des caprices de la fortune, de l’avarice et de ses inconvénients. Son discours se prolongeant outre mesure, l’amant lui tourne le dos. C’est là un trait de l’esprit français. Jean de Meung sent qu’il est trop long ; mais, au lieu de se réduire, il se contente de montrer qu’il n’est pas dupe de ses longueurs. L’ami conseille alors à l’amant d’essayer de la corruption sur les gardiens de Bel-Accueil, et de prendre le chemin de Trop-Donner. Mais l’amant, qui raccommodait ses manches dans Guillaume de Lorris, n’a pas fait fortune dans Jean de Meung. Comme il se désespère, le dieu d’Amour vient mettre à son service une armée pour assiéger le château de Jalousie. Il convoque tous ses barons : ce sont dames Oyseuse, Noblesse de cœur, Franchise, Simplesse, Pitié, Largesse, Hardiesse, Honneur, Courtoisie, Déduyt, Sûreté, Jeunesse, Patience, Humilité, Bien-Celer. Ils ont amené avec eux deux personnages que Jean de Meung n’a pas empruntés à Guillaume de Lorris : c’est Faux-Semblant et Contrainte-Abstenance. Ce sont là les vrais enfants de cet esprit si mordant et si positif ; le Roman de la Rose n’a pas de plus bel endroit. Molière n’a fait qu’achever l’ébauche qu’a tracée Jean de Meung du faux dévot, aussi vieux que les religions, aussi indestructible qu’elles. Il faut laisser Faux-Semblant se peindre lui-même. Le dieu d’Amour, surpris de trouver ces deux inconnus dans les rangs de son armée, escortés de Simplicité et de Franchise, veut tout d’abord les en chasser ; mais les barons intercèdent pour eux, et le dieu consent à recevoir les services de Faux-Semblant. Quoi de plus piquant déjà que de donner à Faux-Semblant, pour intercesseurs, Simplesse et Franchise ? Ne sont-ce pas les plus honnêtes gens qui font les affaires des faux dévots ? Je reconnais Tartufe se couvrant de la simplicité d’Orgon et de madame Pernëlle. Faux-Semblant est fait roi des ribauds. Comme il est d’honnêteté douteuse, le dieu d’Amour, qui veut savoir sur qui compter, l’interroge d’abord sur sa demeure.
« J’ai maisons diverses, dit Faux-Semblant ; mais, ajoute-t-il, je n’ose m’ouvrir, à cause des moines mes confrères. »Le dieu insiste :
« Eh bien ! dit Faux-Semblant, j’habite le monde et le cloître, mais plus le cloître que le monde parce que j’y suis mieux caché :
Faux-Semblant vit avec les orgueilleux, les fourbes, les gens d’intrigue,
Malheur à qui voudrait faire obstacle à Faux-Semblant ! Il sait trahir et frapper à mort, sans qu’on voie la main d’où partent les coups. Comment la verrait-on,Et les grands besognes exploitentEt pourchassent les accointances
Trait de vérité profonde. Je vois encore Orgon ne pouvant se résoudre à trouver Tartufe criminel, et ne sortant de dessous la table qu’à la dernière extrémité ; tant est difficile l’apercevance, quand la décevance a été si forte ! L’attrait des âmes simples vers le faux dévot, c’est l’attrait des moutons vers le loup habillé en pasteur. S’il fuyait, ils courraient après lui. Faux-Semblant a le pouvoir de lier et de délier ; il confesse et absout qui bon lui semble, en dépit du clergé régulier, qui le redoute. Que si quelque pénitent était réclamé par le prêtre de sa paroisse, et admonesté de venir à son confessionnal, il lui suffirait de s’en plaindre
Ce frère Loup a des bulles à Rome ; son sénéchal est Chevance, et son frère germain Intrigue.
« Du reste, ajoute Faux-Semblant, ce ne sont pas les pénitents pauvres que je dispute aux prélats. A moi les brebis grasses, à eux les brebis maigres ; et s’ils ne sont pas contents de leur lot, gare qu’ils ne perdent mitres et crosses ! »Comment dit l’Amour, que ces aveux scandalisent, en uses-tu si déloyalement ?
Faux-Semblant. Le Dieu d’amour. Faux-Semblant. Le Dieu d’amour. Faux-Semblant.Je perdrais du papier à faire remarquer la vigueur de toute cette peinture. Tartufe, au cinquième acte, n’est pas plus dur que Faux-Semblant, et sa magnifique langue n’est pas plus forte ni plus précise que l’énergique bégaiement de son aïeul. Mais à qui donc Faux-Semblant offre-t-il le secours de son ministère ? Eh ! au riche usurier. — Et si on lui en demande la raison :J’aimerois mieux l’accointanceS’ils sont à l’Hostel-Dieu portésNe me paistroient-ils la gueule
« C’est, répondit-il que le riche qui pèche plus que le pauvre, a bien plus besoin de mon assistance au dernier moment. »Ici Jean de Meung, dans une digression dont il ne songe pas à s’excuser, se sert de Faux-Semblant lui-même, qui n’est que le type de l’ordre fameux des moines mendiants, pour attaquer cet ordre, dont la querelle avec l’Université est un des plus curieux épisodes du règne de saint Louis. Jean de Meung tenait pour l’Université ; c’était la cause des libres penseurs. Il imagine un trait fort piquant : c’est de faire donner raison à l’Université par un moine mendiant. En effet, Faux-Semblant se déclare le champion du célèbre représentant de l’Université, Guillaume de Saint-Amour ; son long discours n’est qu’une traduction des arguments de ce professeur contre les mendiants.
« Quel était, demande l’Amour, le grief de Guillaume ? — Il voulait, dit Faux-Semblant, que je travaillasse. Moi, travailler ! D’ailleurs, qui travaille dans ce monde, si ce n’est à voler ? Que font baillis prévôts, bedeaux, maires, que voler ? Moi, je trompe trompés et trompeurs et vole volés et voleurs. — Me serviras-tu à mon gré ? demande le dieu d’Amour. — Votre père ni votre aïeul n’auront eu de sergent plus loyal. — Comment ! la loyauté est contre ta nature. — Fiez-vous à moi. Il n’est gages, lettres ni témoins, qui vous assureraient de ma fidélité. »Dernier trait de caractère. Le dieu ordonne l’attaque du château. Faux-Semblant et Contrainte-Abstenance, sa mie, s’apprêtent à combattre avec les armes qui leur sont propres. Celle-ci s’affuble d’une robe de camelot, couvre sa tête d’un large chapeau de nonne, sans oublier son psautier ni ses patenôtres. Faux-Semblant, habillé en frère mendiant, suspend une Bible à son cou et s’appuie, en guise de bâton, sur une potence. Dans sa manche est caché un rasoir d’un acier tranchant. Ainsi accoutrés, nos pèlerins vont trouver Malebouche, l’un des gardiens du château. Celui-ci les reçoit bien touché par un sermon de Faux-Semblant, il se met à genoux pour se confesser ; mais, tandis qu’il baisse la tête avec contrition, Faux-Semblant le saisit à la gorge, l’étrangle, et, de son rasoir, lui coupe la langue. Tel soldat, tel exploit. Dans son Testament, Jean de Meung continue à poursuivre Faux-Semblant ; mais cette fois c’est sous son vrai nom de moine mendiant qu’il le marque de sa sanglante satire. Du reste, pour n’avoir rien à démêler avec les hommes sincères ni surtout avec les indifférents, qui, pour vivre bien avec les dévots, feraient brûler les libres penseurs, il fallut que Jean de Meung protestât
Ainsi fit Molière, quatre siècles plus tard par la bouche de Cléante, dans Tartufe. Du reste, le Tartufe de Molière n’est autre que le Faux-Semblant de Jean de Meung, comme celui-ci n’est autre que la Papelardie de Guillaume de Lorris. Ces trois expressions de la même pensée marquent nettement trois époques de la même poésie. Au commencement, c’est un simple portrait. La poésie naissante ne peut s’élever plus haut. Plus vieille de soixante ans, elle fait de ce portrait un personnage vivant ; mais ce personnage mal appris se confesse et se dénonce. Quatre siècles plus tard, le faux dévot de Molière se déguise si bien qu’on le confond avec le vrai dévot. Soixante ans pouvaient suffire pour faire de Papelardie Faux-Semblant ; mais il ne fallait-pas moins de quatre siècles pour que Faux-Semblant devînt Tartufe. Faux-Semblant et sa mie étranglent les soldats normands, lesquels s’étaient endormis, « gorgés, dit le poëte
Ils pénètrent dans le château. L’amant revoit Bel-Accueil. Déjà, avec son aide, il s’apprête à cueillir la rose, quand un cri, poussé par Dangier, fait accourir Honte et Peur. Bel-Accueil est battu, et l’amant chassé du château par les épaules. L’armée du dieu d’Amour donne alors l’assaut. Franchise fait face à Dangier, Sûreté a Peur, Bien-Celer a Honte. Mais les assiégés sont les plus forts, et le dieu d’Amour envoie demander du secours à sa mère. Vénus y met un prix : les barons vont jurer qu’aucune femme vivante ne restera chaste ; ils en font le serment sur leurs carquois et leurs flèches, en guise de reliques dit Jean de Meung. Il arrive au camp un allié qui n’était guère attendu : c’est Genius, le chapelain de dame Nature. C’est sous le couvert de cette bizarre allégorie que Jean de Meung fait passer tout ce qu’il savait de physique, d’alchimie, d’histoire naturelle. Dans sa confession à son chapelain, Nature explique à sa manière la création du monde, la formation le cours et l’harmonie des planètes, le préjugé qui rejette sur les constellations les fautes des hommes, la prédestination conciliée avec la liberté humaine, le tonnerre et les éclairs, les verres ardents, le télescope les songes les comètes. Elle y mêle des digressions contre les princes,
Cette sortie contre les princes en amène une autre contre les nobles, avec des souvenirs du discours de Marius dans Salluste. Enfin les femmes n’y sont pas épargnées. Il n’est pas une des digressions de Jean de Meung qui leur soit favorable. Génius est accueilli avec joie. Il monte en chaire, vêtu d’une chape magnifique, l’anneau pastoral au doigt et la mitre en tête. Son prêche, dans lequel se confondent Jupiter, Saturne, les joies du Paradis, la fontaine de la divine essence, rend le courage aux soldats. Le siège du château recommence ; Vénus jette dans la place un brandon allumé. Dès que Dangier, Honte et Peur en ont senti la chaleur, ils s’écrient « A la trahison ! » Dès lors toute résistance a cessé ; le château est pris. Franchise, Courtoisie et Pitié courent délivrer Bel-Accueil, lequel facilite à son ami la conclusion très-peu chaste du roman. Je n’analyserai pas cette longue et sale équivoque. Guillaume de Lorris n’avait rêvé que la conquête d’une rose, symbole de l’amour chaste et chevaleresque des troubadours ; Jean de Meung a flétri la rose en la cueillant.
« aux discours doux et modérés », dit Jean Gerson, qui avait lui-même le secret de ces discours-là. La Conscience remplit le rôle de greffier. ; elle est chargée d’exposer les causes.
« Après avoir contemplé ce spectacle avec admiration, dit le chancelier, je vis la Conscience se lever et demander la parole. Elle tenait en main copie d’une plainte intentée contre Jean de Meung par la Chasteté. »La Conscience donne lecture de cette plainte, où la Chasteté énumère, sous sept chefs principaux, les outrages qu’elle a reçus d’un « certain étourdi » qui prend le nom d’Amant. En l’absence du coupable, qui ne peut être interrogé, le président demande s’il se trouve dans l’assemblée quelque avocat d’office qui veuille prendre sa défense, Une foule immense se lève en tumulte, jeunes, vieux, gens des deux sexes et de toutes conditions, les uns pour excuser le coupable, les autres pour renchérir sur l’acte d’accusation. Les premiers demandent grâce pour sa jeunesse, pour son érudition,
« telle, disent-ils, qu’il n’est personne qui puisse lui être comparé dans la langue française. »Quelques-uns prétendent qu’on se trompe sur ses intentions ; que, sous cette prétendue licence de langage, se cache un profond esprit de pénitence ; d’autres l’approuvent énergiquement d’avoir dit la vérité à tout le monde, nobles, gens d’Église, peuple. Après la défense, vient le réquisitoire. Sur l’invitation de la Conscience, l’Éloquence théologique réfute les excuses et les apologies. Elle prend ensuite ses conclusions.
« Hors d’ici, s’écrie-t-elle, un tel livre ! Que la lecture en soit interdite à jamais, spécialement dans les endroits où le poëte met en scène des personnes infâmes comme cette vieille damnée, à qui l’on devrait infliger le supplice du pilori. »
« L’Éloquence, ajoute Gerson, qui reprend son récit, venait d’achever son discours, quand je sentis l’heure où mon cœur retournait à son ancien état ; et, m’étant levé, je passai dans ma bibliothèque. »1402, 18 mai. Quelques années après, Christine de Pisan attaqua le Roman de la Rose par des raisons plus mondaines et plus littéraires. Il lui appartenait, comme femme, de prendre la défense de son sexe, et, comme poëte, de rappeler le but moral de la poésie. Dans son curieux livre des Fais et bonnes Mœurs du sage roy Charles, elle en donne une belle définition
« Celle-là est poësie dont la fin est vérité, et le prûcez (moyen) doctrine revestue en paroles d’ornements delitables, et par propres couleurs. »Une femme qui avait, au commencement du quinzième siècle, une si noble et si juste idée de la poésie, était compétente pour critiquer le Roman de la Rose : Chrisrtine, d’ailleurs, rendit hommage au talent de Jean de Meung, bien parlant disait-elle, et moult grand clerc soubtil. Ses critiques furent réfutées par des conseillers et des secrétaires du roi. L’admiration pour Jean de Meung était presque une religion d’État. On le qualifiait de
« très-excellent et irrépréhensible docteur en sainte divine Escriture haut philosophe, et en tous les sept arts libéraux clerc très profond. »Or, à cette époque, il s’était écoulé près d’un siècle depuis la publication du Roman de la Rose. L’admiration n’était donc pas un engouement passager ; elle avait résisté à tous les changements de goût. Jean de Meung n’était pas moins populaire en Angleterre et en Italie qu’en France, Chaucer traduisait en anglais le Roman de la Rose pour la cour anglo-française d’Édouard. Jusqu’au commencement du seizième siècle, cette grande réputation ne s’affaiblit point, et ses admirateurs, comme ses détracteurs, ne furent ni moins nombreux ni moins ardents. Enfin, il arriva au Roman de la Rose ce qui arrive à tous les ouvrages fortement empreints d’originalité : on l’imita par les seuls côtés où ils sont imitables, par ses défauts, si ce mot est applicable à une poésie naissante. On vient de voir Gerson le calquant pour l’attaquer, et subissant son influence littéraire au moment même où il veut détruire son influence morale. Christine de Pisan, qui, dans ses Epistres du desbat sur le Roman de la Rose, qualifiait ce livre d’exhortation de très-abominables mœurs, lui empruntait, pour son poëme du Chemin de longue estude, son inévitable songe, ses allégories et sa forme encyclopédique. Pendant deux cents ans, sauf de très-rares exemples d’indépendance, l’imagination des poëtes s’en tint à son merveilleux, aujourd’hui si grotesque, et n’osa pas détrôner les dieux de son Olympe allégorique. Le Roman de la Rose fut donc plus qu’un poème : ce fut l’esprit même de deux siècles.
« Les chaires, dit M. Daunou, retentirent longtemps d’anathèmes contre ce roman ; on s’en obstina davantage le lire, quelque ennuyeux qu’il pût être. »Je ne reconnais pas là le sens d’ordinaire si sûr de M. Daunou. Ennuyeux peut-être pour qui vient d’éditer Boileau, et d’y admirer, dans la perfection même de l’art d’écrire en vers, une image si pure de l’esprit français. Mais le Roman de la Rose n’ennuyait pas nos pères : ce n’est pas en France qu’on s’opiniâtrerait, même pour faire pièce aux prédicateurs, à s’ennuyer pendant deux siècles. La censure ne s’acharne pas contre des livres sans vie. Regardez-y de près : c’est toujours la guerre entre l’esprit de liberté et l’esprit de discipline, dont la réconciliation, à certaines époques, produit les chefs-d’œuvre. Je préfère de beaucoup, au jugement de M. Daunou, celui de Chénier, quoiqu’il l’ait trop peu motivé, et qu’il ait fort diminué le mérite du Roman de la Rose en le réduisant à la seule gaieté. L’autre reproche qu’on fait au poëme de Jean de Meung, c’est d’être un ouvrage de décadence. Dans cette opinion, il aurait usurpé le rang qui appartient aux poésies apparemment classiques qui l’ont précédé, et dont il marque le déclin. C’est d’abord faire remonter bien haut le mot décadence, jusqu’alors réservé aux époques littéraires qui suivent les grands siècles : ceux qui découvrent ainsi des décadences dans le berceau même des langues, risquent fort d’altérer le sens consacré de ce mot, et de troubler les esprits sur l’idée générale qu’il exprime. Mais même en appliquant le correctif de relativement, et en rapetissant cette décadence aux proportions de l’art relativement classique, dont le Roman de la Rose aurait dégénéré, la poésie du Roman de la Rose est-elle une poésie de décadence ? Ne serait-il pas plus exact d’y voir un progrès ? Tout cela dépend de l’idée qu’on s’est faite de la poésie française. Si l’on en reconnaît la plus grande beauté dans sa naïveté gauloise, et, comme on le dit des vins, dans son goût de terroir, le Roman de la Rose est en effet un ouvrage de décadence ; car il est moins français, au sens étroit que je viens de dire, que certaines poésies d’une date antérieure. Si, au contraire, l’idéal de la poésie française est dans le mélange du génie national et du génie ancien, le Roman de la Rose, qui est un faible pas de la poésie française vers cet idéal, doit être regardé comme un progrès. La critique historique a fait, de nos jours, une belle conquête : c’est cette vue d’après laquelle l’unité de la France, depuis l’origine de la monarchie, n’aurait fait que des progrès et des pas en avant. Tout y aurait servi, même les plus mauvais gouvernements, même les batailles perdues contre les Anglais, lesquels n’auraient pas vaincu la nation française, mais la féodalité. D’où nous est venue cette vue si profonde et si lumineuse sur la suite de notre histoire politique, sinon du magnifique spectacle de la France une et homogène, et, comme on l’a dit avec force, devenue une personne ? Le spectacle non moins beau de la France littéraire au xviie siècle doit de même nous donner le sens des époques antérieures. C’est seulement après avoir reconnu le point de perfection d’une littérature et l’époque de maturité d’une langue, qu’on peut décider si un ouvrage a ou n’a pas été un progrès de cette littérature, s’il marque ou non un pas de cette langue. Pour moi, qui, sur la foi de tant d’excellents esprits, reconnais au xviie siècle le point de maturité de la littérature et de la langue françaises, tout ouvrage qui a rapproché de ce point l’esprit de la nation me paraît être un ouvrage original et un progrès. Je ne veux pas reconnaître le triste signe de la décadence, dans le premier monument de notre poésie où se révèle, par des vérités générales exprimées d’un style clair et piquant, l’instinct du grand art du xviie siècle. Ce qui eût été une décadence, c’est que la poésie se fût bornée à ces chansons que les barons oisifs se faisaient fredonner par les trouvères ; à ces fables de Charlemagne et d’Arthur ; à ces contes graveleux de dames infidèles et de moines lubriques ; à ces charmants fabliaux qui corrompaient les esprits en les amusant. Il n’y a que les idées générales qui enfantent les arts et qui fassent marcher les nations. Le progrès était donc d’intéresser les esprits à des idées générales. Le Roman de la Rose réalisa ce progrès. Sa confusion encyclopédique, sa prétention audacieuse et mal réglée à toucher à toutes les connaissances, ce grotesque étalage d’érudition où se trahit le sentiment de l’unité de l’esprit humain ; toutes ces choses furent alors d’informes mais précieux rudiments de culture intellectuelle, et des germes féconds pour l’avenir. C’est un chaos sans doute, mais un chaos en travail la poésie antérieure n’était qu’un sommeil. L’érudition de Jean de Meung fit la fortune de son livre. L’érudition était l’originalité de son époque. Notre poëte dit des clercs que le savoir les rend plus nobles que les nobles. Une faisait qu’exprimer l’opinion commune. Quoique le savoir ne soit pas le génie, il y a des temps où le génie est le savoir. Cela est vrai, surtout du temps où vivait Jean de Meung. Pendant que les esprits médiocres restaient attachés à la poésie nationale, les forts et les inventeurs cherchaient la tradition de l’ancien monde. Le siècle sentait confusément qu’il n’avait pas assez de ses ressources propres. Il gardait le souvenir d’une grande lumière qui avait brillé sur l’antiquité, et qu’il savait renfermée dans ses livres. Il honorait et admirait ceux qui l’en tiraient pour la répandre. Ces avocats officieux qui, dans le procès criminel de Gerson, demandent que Jean de Meung soit acquitté en considération de son savoir, ce sont tous les hommes éclairés de cette époque. Le savoir de Jean de Meung n’est pas dépourvu de critique : notre poëte juge et commente ce qu’il cite. On se souvient de ce qu’il a dit de la grâce et du sel d’Horace. Ailleurs il loue Virgile de la profonde connaissance qu’il a du cœur des femmes. N’est-ce pas être bien inspiré, au commencement du quatorzième siècle, que d’indiquer à la fois le plus beau don de Virgile et son plus beau titre, la tendre et passionnée Didon ? Jean de Meung explique certaines choses de son temps par la sagesse des anciens ; il nourrit ses propres idées des leurs. A moins donc de prétendre que la Renaissance n’a été pour les modernes qu’une confiscation du génie national, et qu’il eût été plus glorieux que, séparée du passé, enfermée dans son, territoire chaque nation recommençât pour ainsi dire tout l’esprit humain, comment ne vouloir pas qu’un poème qui rattachait par quelques fils, même grossiers, le génie français au génie antique, ait plus mérité de vivre que tant d’écrits oubliés par la France, pour n’avoir su que l’amuser ? C’est donc par son érudition même, où percent des lumières admirables, que le Roman de la Rose serait un poème original, et c’est par où on le trouve décrépit qu’il me paraîtrait neuf. Est-il d’ailleurs si inférieur, par l’invention, à ces romans uniformes et interminables qu’on lui préfère, et les meilleurs offrent-ils quelque endroit qui vaille mieux que ses portraits si piquants, premières ébauches des grandes créations dramatiques ? A quoi reconnaît-on l’invention dans un poème ? Est-ce à l’abondance et à la mêlée des événements ? ou bien est-ce à certains personnages à la fois généraux et individuels, qui représentent quelque grande passion, et qui s’impriment à jamais dans l’imagination des hommes ? Qu’on me cite donc, antérieurement au Roman de la Rose, une figure plus générale et plus individuelle, j’allais dire une figure plus épique que Faux-Semblant. Il en est plus d’une autre ; par exemple, cette vieille qui scandalise si fort Gerson ; j’y reconnais la Macette de Regnier, comme j’ai reconnu dans Faux-Semblant le Tartufe de Molière. Ces figures, si nettes et si expressives, communiquent leur vie et leur vérité à cette langue naissante et déjà des formes mûres et des tours définitifs revêtent des idées qui ne cesseront pas d’être vraies. Mais la grande nouveauté du Roman de la Rose, c’est qu’en aucun autre ouvrage en vers l’esprit français ne s’était montré plus librement et sous plus de faces. Là on le voit dans ce naturel qui se perfectionnera sans changer ; ennemi des préjugés, et vivant bien avec eux ; pénétrant les réalités derrière les apparences, et l’homme sous l’habit ; obéissant aux puissances ; à condition de n’en être pas dupe ; narguant toute classe qui profite de la simplicité populaire ; ami des innovations praticables, du progrès, et point de ce qui n’en a que l’air plus malin que méchant ;
« cette certaine gaieté d’esprit, dont parle Rabelais, conficte en mespris des choses fortuites. »Le bon sens français a chassé le merveilleux romanesque ; la dissertation qui a pour objet d’établir quelques vérités pratiques, a remplacé les récits qui ne font qu’amuser. L’imagination, dans Jean de Meung, se met au service de la raison. La poésie ne veut plus être une profession ambulante et foraine, comme celle du joueur de luth ; elle prétend exprimer les besoins, les passions et les intérêts du genre humain. Aussi l’écrivain est-il monté de la vassalité de trouvère à l’indépendance du poëte. Il fait la leçon aux rois ; il la fait aux prêtres, au pape, à tous les pouvoirs ; il harcèle toutes les légitimités de ces doutes audacieux et sensés qui modèrent le pouvoir et honorent l’obéissance. Par un hasard heureux, Guillaume de Lorris et Jean de Meung représentent les deux faces principales de l’esprit français : d’une part, cette bonne foi aimable qu’on a qualifiée de naïveté, et, d’autre part, cette philosophie hardie et positive qui ne s’étonne de rien et qui juge tout. Guillaume est le poëte candide et naïf ; Jean, le poëte sans illusion. Mais, sous la candeur de Guillaume, perce beaucoup de la sagacité et de la philosophie de Jean ; de même Jean n’est pas tellement résolu à n’être dupe de rien et à douter de tout, qu’il n’ait quelquefois un peu de la candeur de Guillaume. Il y a longtemps que César a montré les Gaulois, nos pères, à la fois disputeurs difficiles aux puissances, badauds curieux et crédules, se pressant, sur la place de leur ville, autour de l’étranger qui apporte des nouvelles du pays voisin. Je retrouve le Gaulois badaud dans Guillaume de Lorris, et le disputeur dans Jean de Meung. Ajoutez un dernier trait tout français à la part de Jean de Meung : c’est l’amour du mot propre. On se souvient de cet endroit où la Raison parle en termes si crus qu’elle se fait traiter par l’ami de ribaude.
« Bel ami, lui dit la Raison, je puis bien appeler les choses par leur nom, sans pour cela me déshonorer ; car je n’ai honte de rien, et ne crois pas faire de péché en nommant sans glose ni commentaire les nobles chosesCette licence de Jean est, en effet la raison en goguette, la raison ribaude, comme l’appelle l’amant : mais c’est toujours la raison. Au reste, il ne faut pas confondre ces égrillardises de la raison, emportée hors des bornes par le désir d’accroître notre entendement, avec ces impuretés artificielles de l’imagination qui souillent tant de livres médiocres et dégoûtants. Le libertinage de Jean de Meung, c’est celui de Montaigne, de La Fontaine, de Molière. Je ne nomme pas Rabelais parce que le libertinage factice de l’imagination y est trop souvent mêlé à celui de la raison. Charron lui-même, le sage Charron en a des pointes. Guillaume de Lorris, plus sage et plus discret que son continuateur, semble être de la noble famille des Racine et des Boileau, où la raison, loin d’être licencieuse, aurait plutôt peur d’être trop familière. Les savants, les philosophes, les théologiens, les alchimistes, les physiciens, les légistes même, trouvèrent pendant deux siècles de quoi se plaire dans le Roman de la Rose. C’est pour les clercs que Jean de Meung s’aventurait ainsi, à la lueur des traditions antiques, dans le champ des idées générales. Quant aux seigneurs châtelains, aux femmes, aux écoliers, à tous ces esprits qui tournent à tous les vents du présent, il leur offrait, comme échantillons de tous les genres en faveur, chroniques guerrières, récits de féerie, fabliaux, jeux-partis, morceaux satiriques ou didactiques car tout s’y trouve. Il contentait tous les goûts, soit sérieux, soit frivoles, sous une forme qui ne laissait à personne la liberté de s’y intéresser médiocrement. Nul n’y pouvait lire cent vers de suite sans y rencontrer, soit une vue hardie, soit un doute, soit une explication sur le point vif de ses opinions, soit simplement quelque détail conforme à son tour d’esprit. C’est ce qui fit le succès si universel de ce roman. Est-ce donc avec une pensée de décadence qu’on pénètre à une si grande profondeur dans les intelligences, et qu’on imprime un mouvement dont le contre-coup est si durable ? Ne voyons, si l’on veut, dans ce roman, qu’une prétention de notre poésie à se mêler de tout ce qui occupait les têtes pensantes d’alors, et que refroidissait tout à la fois et bornait au petit cercle des clercs l’idiome mort qui servait à l’exprimer. Mais cette prétention même n’est-elle pas glorieuse ? N’est-il pas admirable de reconnaître sous cet entassement de connaissances confuses et mal digérées, l’esprit français déjà si sûr, si hardi et si vaste, à peu près comme on distingue, sous l’amas d’ornements dont les sculpteurs chargeaient l’enveloppe des cathédrales, les grandes et simples lignes de l’architecte ? Cet esprit français, résumé pour la première fois, et présenté pour ainsi dire en bloc, va sentir sa force et trouver sa voie. Ce fardeau d’érudition ancienne qui semble l’écraser au quatorzième siècle, plus il marchera, plus il s’en allégera ; et de quelle façon ? En s’en assimilant, une à une, toutes les parties substantielles. Il ressemblera au voyageur qui porte sur ses épaules ses provisions de route, et qui s’en décharge en s’en nourrissant. L’époque où cette assimilation sera complète verra fleurir la plus belle littérature des temps modernes, ou plutôt la troisième forme de la littérature universelle. C’est parce qu’on en sent le premier travail dans le Roman de la Rose, que ce poëme méritera toujours d’ouvrir l’histoire de notre poésie, dont il présente le premier les véritables caractères.Quand il créa le monde et tout ce qui existe, il voulut que je trouvasse les noms des choses à mon plaisir, et que je les nommasse
Boileau prononce sommairement, mais non à la légère. La simplicité de la critique au xviie siècle le dispensait de donner des raisons historiques de ses jugements, outre que le caractère de son Art poétique ne les lui permettait pas. Cherchons ces raisons ; cela est plus utile et porte moins malheur que d’accuser Boileau d’ignorance et de caprice.
était sa première ou sa seconde femme, j’en trouverais plus touchante cette plainte, d’ailleurs médiocrement poétique, qu’il adresse à la Mort :
Au reste, après la perte de cette maîtresse réelle ou imaginaire, Charles d’Orléans ne voulut plus aimer. Il s’était engagé selon le rit amoureux du Roman de la Rose. Jeunesse l’avait conduit dans l’empire de l’Amour, auquel il avait laissé son coeur en gage. Trente ans après, averti par un vieillard, Age, qui le gourmande au nom de Raison, il redemande ce cœur au dieu Amour, par une requête en son parlement. Le dieu, non sans s’être fait prier longtemps, le tire d’un écrin et le lui rend. Il relève le poëte de son serment par quittance dûment octroyée, et lui délivre un certificat de fidélité selon les formes judiciaires, avec la date, qui donne de l’authenticité aux actes :Car j’aime mieux prochainement
C’est en 1406, le jour de la Saint-Valentin, qu’il s’était enrôlé sous les ordres d’Amour. C’est en 1437, le 2 novembre, qu’il reçoit son congé. Son service avait duré trente et un ans. Depuis lors, Charles d’Orléans, amant émérite, fit comme le vieillard de Boileau ; il blâma dans les jeunes gensL’an mil quatre cent trente-sept,
« les douceurs que lui refusait l’âge »; il se moqua des amoureux et de l’amour, où il ne trouvait plus que
il se désennuya en faisant bonne chère :
et il vanta le bon vin et les bons morceaux. Toutefois, il garda jusqu’à la fin les goûts délicats qu’il tenait de Valentine de Milan, sa mère, et ce tour d’esprit, plus léger que vif, qui le portait à rimer tous les incidents de sa vie. Il avait réuni autour de lui, à Blois, quelques poëtes qui formaient une académie de beaux esprits à l’imitation des moeurs littéraires de l’Italie. Villon lui-même y fut admis ; fort heureusement il ne s’y affadit pas. Une certaine élégance précoce, dans les pièces du poëte royal vieillissant, ne suffit pas pour marquer un âge de l’esprit français et un progrès de la langue. Voici pourtant quelques vers de la Ballade sur la paix, dont le tour est agréable et franc :
D’autres passages du même caractère ; quelques pièces plus connues, dont la plus goûtée,
est une description du printemps, où la grâce n’est pas sans recherche ; dans tout le recueil, une certaine délicatesse de pensées, qui trop souvent tourne à la subtilité ; des expressions plus claires que fortes ; des images abondantes, mais communes une pureté prématurée à une époque où la langue avait plus besoin de s’enrichir que de s’épurer ; bon nombre de vers agréables qui prouvent plus de culture que d’invention, et où l’on reconnaît l’effet de l’éducation maternelle plutôt que le génie national : ces titres, que je suis bien loin de dédaigner, ne valent pas qu’on dépossède Villon de son rang, au. profit d’un poëte, le dernier qui ait imité le Roman de la Rose, le premier, qui ait imité la poésie italienne. Le vrai novateur, c’est Villon.
« fit une si rude guerre à son corps », le firent tomber de nouveau dans les mains de la justice. Il fut arrêté, et conduit à la prison de Meung-sur-Loire, par ordre de l’évêque d’Orléans26. Il s’en fallut de la clémence de Louis XI, qu’il appelle Loys le Bon, que Villon ne réalisât l’effrayante peinture qu’il avait faite d’un pendu. Louis XI, dur aux nobles et aux grands, était bon au petit peuple ; il ne haïssait pas le franc-parler des vilains, qui le louaient aux dépens des grands ; outre que le prince qui introduisait l’imprimerie en France pouvait bien mettre quelque prix à la vie d’un poète. Ce qui fait goûter les pensées de Villon, c’est cette gaieté mélancolique, la plus pure source de poésie peut-être, parce qu’elle est la disposition d’esprit la plus naturelle à l’homme, qui n’a été fait ni pour les joies ni pour les douleurs sans mélange. Sa ballade sur les Dames du temps jadis en est un modèle charmant :
La même idée était venue à Charles d’Orléans ; il la laissa échapper :
Semblablement où est la reine
Entre la froide remarque que rime lourdement le poëte royal, et cette charmante évocation que fait l’enfant du peuple de tant de beautés célèbres, presque toutes françaises (n’oublions pas ce trait), il y a la différence d’un agréable bel esprit à un poète. De même, quelle élégance précoce de langage peut valoir l’accent et la nouveauté de ces couplets du Grand Testament, où Villon parle de la fuite rapide de sa jeunesse, de ses fautes, de la mort qui égale tout le monde :Par quoi puis veoir clairement
Je ne sache pas d’image plus charmante de cette fuite insensible du temps, qui emporte nos jours sans nous rien laisser de solide. Le poète continue :Jusque à l’entrée de vieillesse
Où sont les galants qu’il suivait dans sa jeunesse,
Plusieurs sont morts : quant à ceux qui restent, les uns sont devenus grands seigneurs et maîtres
Les autres se sont faits moines. Il n’y a rien à souhaiter aux premiers, ni rien à en dire :
Pour les moines, que leur manque-t-il ? Bons vins, poissons, tartes, flans, ils ont tout en abondance
Il revient sur sa pauvreté, sur sa naissance, sur sa pauvre petite extrace : son père, son aïeul, étaient pauvres :
Mais pourquoi se plaindre ? S’il n’a pas les trésors de Jacques Cœur mieux vaut, dit-il,
Et encore sait-on si Jacques Cœur a eu un tombeau ? Pour lui, continue-t-il il n’est pas fils d’ange. Son père est mort Dieu ait son âme ! Quant à sa mère, elle mourra :
Pauvres et riches, sages et fous, nobles et vilains, dames de la cour « Mort saisit tout sans exception » ;
Voilà, si je ne me trompe, des beautés de toutes sortes traits de sentiment, peintures énergiques ou touchantes contraste de la vie et de la mort tout ce qui fait la grande poésie. La pièce suivante dérobe pour ainsi dire, sous l’enjouement de la forme, cette douce mélancolie qui s’épanche librement dans les vers qu’on vient de lire. Le refrain en est comme la note sensible à laquelle tout revient :
ENVOI.Combien cette netteté de pensée, cette vivacité de tour, cette force d’expression, combien cette philosophie enjouée et profonde est supérieure à la facilité nonchalante de Charles d’Orléans ! Quelles acquisitions pour l’esprit français et pour notre langue poétique ! Ainsi, malgré quelques vers agréables de Charles d’Orléans, il faut laisser désormais à Villon l’honneur d’avoir marqué le progrès le plus sensible de la poésie française depuis le Roman de la Rose. N’amendons pas le jugement de Boileau pour si peu. Le premier, Villon s’est affranchi de l’imitation des vieux romanciers ; le premier, il a tiré sa poésie de son cœur ; le premier, il a créé des expressions vives, originales, durables. Charles d’Orléans est le dernier poëte de la société féodale ; Villon est le poëte de la vraie nation, laquelle commence sur les ruines de la féodalité qui finit. Marot, qui ne paraît pas avoir connu Charles d’Orléans, avait déjà placé Villon au rang où l’a maintenu Boileau. Il s’ébahit
« vu que c’est le meilleur poëte parisien qui se trouve, comment les imprimeurs de Paris et les enfants de la ville n’en ont eu plus grand soin. »II veut que les jeunes gens
« cueillent ses sentences comme belles fleurs ; qu’ils contemplent l’esprit qu’il avait ; que de lui ils apprennent proprement à décrire. »Il l’estime
« de tel artifice, tant plein de bonne doctrine, et tellement peinct de mille couleurs », que très-souvent il lui en fait des emprunts, et qu’il se paye, en le copiant, du soin de l’avoir édité. J’ai insisté sur Villon, parce que son recueil offre la première image nette et populaire de notre poésie. Il en a la qualité suprême, la mesure, le goût ; il sait n’exprimer de ses sentiments que ceux qui lui sont communs avec tout le monde, et garder pour lui ce qui n’est propre qu’à lui. Enfant du peuple, né dans la pauvreté, poussé au vice par le besoin, toujours dans quelque extrémité fâcheuse, il ne laisse voir dans sa vie que ce qui la rend intéressante pour tous. Sous les haillons de sa condition on voit toujours percer les ailes du poète. Villon n’a pas su quelle destinée auraient ses vers mais il semble qu’il ait eu la pudeur de la gloire qui l’attendait.