PARIS
CALMANN LÉVY, ÉDITEUR
ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES
3, RUE AUBER, 3
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés
- — Comme tu y vas, répondit mademoiselle X…, le petit Octave vient d’hériter d’un oncle qu’il mange avec moi. — Nous venons à peine de nous mettre à table. — Attends au moins que nous soyons au fromage.
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Un étranger venu à Paris depuis peu de temps, et ne connaissant pas encore la topographie
de la capitale, avait à visiter un de ses parents détenu pour dettes. Il s’informait,
auprès d’un de ses amis, du plus court chemin qu’il fallait prendre pour aller à
Clichy.
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- — Quelle est donc, je vous prie, cette dame— qui vient d’entrer dans l’avant-scène ?
- — C’est mademoiselle M…
- — Celle qui vient de manger deux cent mille francs au duc de *** ?
- — La même.
- — Et quel est ce jeune homme pâle qui l’accompagne ?
- — C’est son cure-dents.
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Aux gens qui lui plaisent, mademoiselle A… accorde volontiers, par amour de l’art, ce que
tant d’autres, qui ne la valent pas, n’accordent que par amour de l’or. Seulement, pour ne
pas se tromper, elle a soin d’enregistrer sur le carnet de ses fantaisies ceux qui en
doivent être les favorisés. — Mais pour ne point confondre ses poursuivants ou les
compromettre, elle les appelle par le nom du jour qui leur est réservé.
Dernièrement, dans un souper où elle avait été fort entourée, et durant lequel elle avait
un peu perdu la tête, elle se brouilla dans la date des rendez-vous qu’elle accordait et
dans les noms des jours de la semaine distribués aux cavaliers qui avaient obtenu ses
promesses.
Il arriva que, faute d’avoir bien tenu ses livres, elle reçut, dans la journée du
dimanche, la visite de quatre messieurs, qui lui firent remettre leur carte, où leur nom
réel avait été remplacé par celui du quatrième jour de la semaine.
Mademoiselle A…, qui rit encore de l’aventure, appelle cette journée le dimanche des
quatre jeudis.
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Avant d’avoir maison à la ville et à la campagne, avant de manger des potages à la purée
de perles, mademoiselle A. S… ne savait jamais le matin son adresse du soir ; elle mangeait
des pommes et marchait à pied sur les trottoirs. Un grand seigneur qui avait du temps et
de l’argent à perdre dit : Fiat lux ! à cette obscurité, et mademoiselle
… augmenta d’une nouvelle étoile la constellation des beautés à la mode. Au contraire de
ses camarades, elle ne renie pas son origine, et chaque fois qu’elle reçoit la visite du
grand seigneur en question, aux menus cadeaux qu’il envoie pour servir d’avant-garde à sa
personne, elle lui fait ajouter une pièce de cent sous qu’elle dépose dans une
tirelire.
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- — Vous qui nagez dans l’or, à quoi bon ce centime additionnel ? lui demandait-on.
- — Ça me rappelle… répondit mademoiselle A. S… avec mélancolie.
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L’inconvenance et l’incivilité sont, avec les portraits non ressemblants, la spécialité
du peintre B… Dans un café où il va tous les soirs, B… venait de scandaliser la réunion,
qui n’a cependant pas la réputation d’être bégueule. — Au lieu de s’excuser, il
s’emportait au contraire avec vivacité à propos des reproches qu’il venait de
s’attirer.
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- — Mais, sacrebleu ! s’écriait-il, vous dites que je ne sais pas vivre, je suis cependant reçu dans tous les salons.
- — De cent couverts… répondit un de ses amis.
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M. X… fut appelé dernièrement par le directeur d’une revue dont le style est aussi gris
que la couverture. On désirait avoir un roman du spirituel conteur. Les conditions faites,
l’ouvrage est promis.
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- — Laissez votre adresse, on vous servira la revue, dit le directeur à l’écrivain.
- — Volontiers, répliqua celui-ci, mais alors vous m’en payerez l’abonnement en sus.
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Un provincial gras, gros et grossier, véritable muid de sottise et d’écus, entourait de
ses hommages une jeune actrice qui est venue au monde avec la prudence du serpent. Aussi
crut-elle devoir prendre des renseignements sur son galant départemental, et s’adressa à
une amie.
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M. R… habitué des Variétés, prenait des renseignements sur une demoiselle qui a débuté
depuis peu dans les avant-scènes des théâtres, les jours de première représentation.
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- — J’en suis très-épris, disait M. R… à son voisin de stalle. Pensez-vous qu’elle soit inflammable ?
- — Je ne la crois pas assurée contre ce genre d’incendie, répondit le voisin. Du moins, elle ne porte pas la plaque.
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M. D… est un homme du monde qui s’est fait homme de lettres amateur, et se livre
particulièrement au pastiche. Il fait du Balzac, comme M. Ponsard fait du Corneille ; — il
fait du Musset, comme M. du Terrail fait du Soulié : — il fait du Sand, comme M. Lucas
faisait autrefois du Calderon. Chaque fois qu’il a terminé une composition, il va la
soumettre à un journaliste de ses amis pour prendre son avis.
Dimanche dernier, il lui apportait un manuscrit à lire.
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- — Encore un pastiche ! dit le journaliste.
- — Oui, — une imitation de Jérôme Paturot.
- — Oh ! c’est trop fort ! — interrompit le journaliste, — quand on fait de la fausse monnaie, on ne perd pas son temps à imiter des gros sous.
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Dans un petit théâtre du boulevard, il existe un artiste dont l’avarice est arrivée à un
tel point qu’il ferait à coup sûr interdire Harpagon comme prodigue, s’il était son père.
C’est lui qui, pour s’épargner la dépense du rouge de théâtre, a inventé de se serrer le
cou outre mesure, pour se faire monter le sang à la tête. Quant au blanc, il prend celui
du billard, ou gratte les murs de sa loge. C’est encore lui qui, chargé de jouer le rôle
d’un prince généreux, et ayant à dire à un personnage : « **
Je t’accorde cent louis sur ma cassette,» ajoutait tout haut : «
Tu m’en feras un reçu.» Lisant un jour, dans une gazette du théâtre, que le public de la ville de *** avait l’habitude de jeter des gros sous aux acteurs trouvés mauvais, c’est lui qui écrivait au directeur du théâtre de cette ville, pour lui offrir d’aller y donner des représentations. Qui dit avare, dit presque toujours usurier. Aussi le cabot en question l’est, et de façon à en remontrer à tout Israël. — Un soir, pendant un entr’acte, un de ses camarades entre dans sa loge à moitié habillé.
- — On va commencer, lui dit-il, ma blanchisseuse ne vient pas ; veux-tu me prêter un faux-col ?
- — Je veux bien, dit l’avare ; — mais, après la pièce, — tu me rendras une chemise.
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Madame de G… est liée depuis longtemps avec un homme de lettres chauve, — de succès
surtout. Mais, depuis quelque temps, la discorde est dans le ménage. — Un divorce est à
l’horizon.
Une amie de madame de G… lui demandait des nouvelles de ses amours avec l’écrivain.
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L. L… a inventé un moyen infaillible pour être servi promptement et être bien servi, dans
les restaurants, les jours où il y a encombrement et où les garçons, ne pouvant servir
tout le monde à la fois, prennent le parti de ne servir personne.
Un dimanche, il était entré avec trois confrères dans un restaurant de la place de la
Bourse. — Après vingt minutes d’attente, on n’avait pas même pu obtenir les couverts.
Allons-nous-en ! s’écrient les invités de L. L… . Celui-ci apaise par un geste son trio
d’affamés. — Attendez seulement que j’obtienne un potage, — vous verrez. — Au même
instant, passait un garçon portant une soupière où fumait une bisque
appétissante. L. L… s’en empare, à l’aide d’une persuasion mâtinée de menaces, et sert ses
convives à la ronde. — Ce devoir d’amphitryon rempli, — il choisit sur sa tête un long
fil, noir encore… et, après l’avoir dextrement arraché, le roule en gracieuse arabesque
sur le bord de son assiette.
Ses amis le considèrent avec stupeur.
Tout à coup… . L. L… pousse un juron formidable, suivi d’un appel olympien, dont le
retentissement sonore se prolonge de salle en salle, pénètre dans les cabinets
particuliers, et arrache la dame de comptoir aux mystérieuses combinaisons d’addition par
erreur.
Un garçon se présente, et reste médusé par le regard de L. L…, qui lui montre son
assiette ornée du cheveu accusateur.
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- — Pas d’ordre dans le service !… et des cheveux dans la soupe ! — Voilà comme on perd une bonne maison ! — Partons, Messieurs ! continue L. L… en se levant et en invitant ses compagnons à l’imiter.
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Un écrivain, jadis chef d’une école de philosophie, avait porté au directeur d’un grand
journal un article intitulé Dieu. Au bout de trois mois, pensant que son
article avait été mis dans la boîte aux oublis, le philosophe se rend au journal pour en
prendre des nouvelles.
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- — Que diable voulez-vous que j’imprime un article qui a un tel titre ? répondit le directeur. — Cela manque d’actualité.
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A… venait de se battre en duel pour la troisième fois depuis trois mois. Plus brave
qu’heureux dans ces sortes de parties, il est toujours blessé— légèrement. — Un de ses
amis vint lui rendre visite.
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- — On m’a raconté que tu avais donné un soufflet à X…, est-ce vrai ?
- — Parfaitement, répondit A…, et, montrant sa blessure nouvelle, il ajoute :
- — Voilà son reçu.
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Tout le monde a connu P…, un charmant garçon qui fut autrefois employé à la
Patrie comme rédacteur des faits divers. Dans ces modestes fonctions, P…
apportait un soin, une exactitude, une fidélité de renseignements et une recherche de
style qui l’avaient fait surnommer le Tallemant des Réaux de la rue. — Courant dès le
matin les quartiers de la ville, il relevait l’éphéméride quotidienne d’un arrondissement
avec la rapidité et la sûreté de flair de ces bons chiens anglais qui battent en un quart
d’heure une plaine de cent arpents sans laisser échapper une seule pièce de gibier. — Il
excellait surtout dans les petits enfants écrasés, et ne connut pas de
rival dans les homicides par imprudence. C’est lui qui est l’auteur de
la célèbre phrase : « **
Les secours les plus empressés n’ont pu le rappeler à la vie», appliquée à un suicide de trois jours, et à propos de laquelle les héritiers de Lapalisse voulaient lui intenter un procès.
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Il était fort dangereux de rencontrer P… les jours où il revenait à son journal le carnet
vide de faits divers, car il ne reculait devant rien pour se sauver de la bredouille, et
vous eût cherché lui-même dispute, avec complication de voies de fait, — pour rapporter au
moins— une rixe et querelle.
Un jour que sa battue n’avait pas été heureuse, P… traversait mélancoliquement le
Pont-Neuf, à l’heure où le passage des nombreuses diligences lui offrait la chance d’un
écrasé. — Malheureusement, le passage s’effectua sans accident. P…
allait quitter son affût quand il aperçut un vieux chapeau déposé sur un des bancs
circulaires qu’une édilité prévoyante a fait disposer pour la commodité des oasytés
nocturnes. P… s’empare du chapeau, le jette dans la rivière sans être aperçu, et se met à
pousser des cris qui, en un clin d’œil, attirent un groupe de curieux vers les parapets.
Le groupe devient foule, et P… s’en éloigne quand elle est devenue multitude et qu’il a vu
dix bateliers courir au sauvetage du chapeau. — Le soir, la Patrie
enregistrait— un nouveau suicide, — qui est resté comme un des bons morceaux de son
rédacteur.
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Un matin, un de ses amis qui se rendait à son bureau, rencontre P… planté tout droit
devant un bâtiment en construction dont les échafauds étaient remplis de maçons, que P…
avait surnommés, à cause de leur agilité, les écureuils limousins.
L’ami, pressé, échange un bonjour et continue sa route. Le soir, en revenant de son
ministère, huit heures après sa première rencontre, il retrouve P… au même endroit,
pétrifié dans l’attitude patiente du héron qui guette sa proie.
P… élève sa main en l’air, et, désignant un limousin juché périlleusement au sommet d’une
perche d’un équilibre douteux :
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M… habite ordinairement la campagne. Chasseur comme d’Houdetot et Blaze, qui resteront
les classiques de la chasse au chien d’arrêt, il vit au milieu d’une petite meute qui
ferait l’orgueil d’un chenil princier. Sévère, mais juste à l’égard de ses élèves, qu’il
admet à l’honneur de l’intimité domestique, M… s’est efforcé de leur inculquer les maximes
les plus élémentaires de l’art de se bien conduire en société. À cet effet, il leur a
acheté un traducteur de la Civilité puérile et honnête, dont les triples
lanières et la mèche aiguë mettent la correction à côté de la leçon, quand celle-ci n’a
pas été bien comprise. Un des chapitres auxquelles l’intelligence et la nature canine se
montrent plus volontiers rétives, est celui qui concerne l’observation de certaines
convenances qu’on pourrait appeler digestives. Quelquefois la meute de M…, plantureusement
nourrie, exprime sa satisfaction par des interjections qui sont parfaitement accueillies,
chez ses convives, par un amphitryon arabe, mais qui blessent nos mœurs. Quand l’un des
chiens de M… s’oublie en sa présence, le maître, ne pouvant deviner quel est celui qui a
la digestion incivile, administre une volée d’énergiques représentations à toute la meute,
qui s’échappe alors par toutes les issues. Les animaux savent tellement ce qui les menace
en pareil cas, qu’entre eux-mêmes, au moindre bruit, ils se dispersent en hurlant.
Dernièrement, M… attendait un de ses amis pour chasser. L’ami vint au rendez-vous. — On
déjeûne copieusement ; M… laisse un moment, au dessert, son ami seul avec les chiens qui
léchaient les plats. — L’ami, qui avait des raisons pour désirer une seconde de solitude,
en profite… et même en abuse… . Aussitôt toute la meute est sur pied, et se sauve par les
fenêtres, l’oreille basse et la queue entre les jambes.
Cinq minutes après, M… rentrait dans la salle avec sa femme, et trouvant son ami tout
seul au coin de la cheminée :
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- — Où sont donc les chiens ? demande-t-il.
- — Je ne sais pas ce qui leur a pris, répondit l’ami, qui saluait la dame de la maison. — Et il raconte naïvement leur fuite précipitée— dont il ne comprend pas le motif.
- — Mais non, je t’assure, balbutie-t-il, en souhaitant de voir une trappe s’entr’ouvrir sous ses pieds.
- — Bah ! fit M… en riant, ne te désole pas ; avant la chasse, ça porte bonheur.
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Un Atlas et un Hercule de carrefour se disputaient au coin d’une rue. Le dictionnaire
d’injures épuisé, les adversaires, excités par la galerie, allaient en venir aux mains.
L’un d’eux, montrant à l’autre son poing formidable, lui dit :
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- — Vois-tu ça ? ça tue les bœufs.
- — Vois-tu celui-là ? dit l’autre, faisant le même mouvement offensif, ça tue les bouchers.
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M. L… arrive de Londres. Une dame qui ne connaît pas l’Angleterre, lui demandait des
renseignements sur ce pays.
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- — Comme ville, voici ce qu’est Londres : une gigantesque cheminée ; quand on se promène dans les rues et qu’on se frotte le long des murs, on les ramone. Comme mœurs, la première personne que j’ai rencontrée à Londres était un pauvre honteux qui n’osait pas demander l’aumône, parce qu’il n’avait pas de gants.
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M. R…, riche propriétaire aux colonies, venu à Paris pour y passer quelque temps, dînait
aux Provençaux en compagnie d’artistes de tous les arts. Parmi les conviés se trouvait
mademoiselle E…, de l’Opéra, dont les naïvetés font les délices du foyer de la danse.
Entre autres choses, on parlait de l’esclavage des nègres, et M. R… était appelé à donner
son avis sur cette importante question.
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- — Les philanthropes trouvent excellentes des choses que nous, colons, ne pouvons trouver telles, disait-il. Si moi, par exemple, j’affranchissais mes nègres, je pourrais me considérer comme ruiné, et je n’ai pourtant que deux cent esclaves.
- — Comment, ruiné ! interrompit mademoiselle E… avec conviction ; mais pour quarante francs vous auriez deux cents timbres.
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La même demoiselle fit un jour une chute pendant la répétition d’un ballet. Le
chorégraphe P… se montrait assez inquiet.
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- — Je crains, disait-il au médecin, que mademoiselle ne se soit luxé la rotule.
- — Monsieur P…, s’écria mademoiselle E…, dont le visage devint aussi rouge que les mains de madame Pl… la mère, si vous me dites encore des choses indécentes, je me plaindrai au directeur.
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Hyacinthe posait pour sa charge chez Nadar, et il avait déjà donné deux séances sans que
la besogne fût achevée. En excuse à la longueur du temps, l’artiste alléguait plaisamment
la longueur du nez de son modèle.
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- — Ça ne vous ennuie donc pas de poser ? demandait un visiteur au joyeux comique.
- — Ce n’est pas que cela m’ennuie, répondit-il ; mais si j’avais 800, 000 fr. de rente, je ne les dépenserais pas uniquement à ce plaisir-là.
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Deux vaudevillistes qui sont parrains d’ouvrages charmants cent fois applaudis, E. L… et
M. M…, se promenaient sur le boulevard, le soir d’une première représentation qui leur
inspirait des inquiétudes que le public ne devait pas réaliser. Tout à coup, M. M… quitte
le bras de son collaborateur et se dispose à entrer dans une boutique.
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- — Où vas-tu ? demande L…
- — J’entre là pour acheter un parapluie, dit M. M… ; attends-moi.
- — Pendant que tu y seras, ajoute L…, achète aussi un parachute.
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*** est un de ces hommes de lettres qui tiennent dans la littérature le même rang que
l’ablette dans l’ichthyologie. Comme romancier, il a eu six colonnes de feuilleton et dix
bouts d’articles imprimés dans les journaux, les jours où l’on manquait de faits divers.
Comme auteur dramatique, il a fait représenter des fractions d’à peu près de vaudevilles
dans des simulacres de théâtres. Aussi, quand le marchand de billets refuse de lui avancer
mille écus sur le quart d’une pièce en un acte qui, depuis huit ans, doit passer lundi
prochain, il se fâche tout rouge et le menace de lui retirer sa griffe. Lorsqu’il se
trouve dans un théâtre, et qu’il y a des dames auprès de lui, si l’ouvreuse vient lui
proposer un journal, il répond tout haut : « Je n’en ai pas besoin ; c’est moi qui le
fais. » Dans les foyers, les jours de première représentation, il marche à côté des
critiques célèbres qui ne le connaissent pas, et remue les lèvres pour faire croire au
public qu’il est en conversation réglée avec eux. Si, dans la rue, il rencontre une
actrice, il la tutoie d’un salut familier que l’actrice lui rend, si elle n’est pas
pressée.
Néanmoins, à force d’agiter partout sa nullité sonore, *** est connu de beaucoup de
monde, et, dans sa famille, il a fait croire que c’était lui qui écrivait des pièces de
théâtre sous le pseudonyme de Scribe. À défaut d’autre, il a du moins l’esprit de se
trouver là où on a besoin de lui… pour quelque service qui ne demande pas une autre
activité que celle des jambes.
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- — Mais ce petit *** fait son chemin, disait-on à un personnage important dans les jambes duquel *** est toujours fourré.
- — Oui, répondit le protecteur, je vois cela à mes souliers.
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Entre autres cadeaux du dernier jours de l’an, mademoiselle M…, qui a ruiné tant de
jeunes gens de famille, a reçu un magnifique bracelet en or massif formant une chaîne et
se fermant par un cadenas également en or, sur lequel était gravée cette inscription :
« À mademoiselle M…, les gardes du commerce reconnaissants. »
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Dans une conversation d’après boire, à ce moment du souper où la médisance devient le
meilleur pousse-café, — quatre messieurs, jouissant d’une grande
réputation d’entraîneurs— sur les deux turfs du Champ-de-Mars et de la
galanterie, — causaient tour à tour écuries et boudoirs. — En vidant sur la table les
indiscrétions de leur double stud-book, ils laissaient tomber le nom
d’une beauté qui avait obtenu le triomphe de la lithographie.
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- — Parbleu ! demanda tout à coup l’un des convives au comte de B…, comment se fait-il que vous, dont le caprice jette toutes les semaines une douzaine de mouchoirs aux sultanes d’outre-rampe, vous ne puissiez pas nous dire si la descente de lit de mademoiselle M… est une peau de lion ou une peau de tigre ?
- — Vous savez bien, dit l’un des convives, que le comte est un original qui ne veut jamais faire comme tout le monde.
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M. Michel Carré et son ami Jules Barbier ont entrepris avec succès le rajeunissement de
ce vieil Eson dramatique qu’on appelle un poëme d’opéra-comique. Grâce à eux, les
musiciens en réputation commencent à croire que la poésie bien faite n’empoisonne pas la
musique, comme les marchands de paroles au boisseau en font courir le bruit ; et tous les
compositeurs jeunes vont demander des libretti aux jeunes écrivains, comme les élégants
vont chez les meilleurs faiseurs. Mais de cette spécialité dramatique à laquelle ils
semblent s’attacher exclusivement, il est résulté pour les deux amis et collaborateurs,
une singulière habitude. À force d’écrire des récitatifs, des duos et des quatuors, cette
forme lyrique est dans leur langage ordinaire. Ils ne parlent plus qu’en vers. Quand
M. J. Barbier, qui passe sa vie à courir après M. Carré qui passe sa vie à l’attendre,
s’informe à propos de lui chez son portier, c’est en ces termes qu’il s’exprime :
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Quant à Michel Carré, voici ordinairement en quels termes il demande un cigare :Mon ami Michel CarréVous, que le propriétaireDites-lui bien de ma part,
Le garçon, interrogé ainsi, — hésite quelques secondes, — puis, ayant compris soudainement, il apporte un verre d’absinthe.De vos mains je veux avoir
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Certaines maîtresses de maison ont adopté la coutume d’introduire dans leurs soirées des
intermèdes de philanthropie. Entre deux contredanses, elles arrivent négligemment auprès
des cavaliers, et, avec toutes les séductions familières aux sirènes de la bienfaisance,
leur bourrent les poches de billets de loterie. — L’intention est louable, sans doute,
mais quand le fait se reproduit trop souvent, cette tyrannique charité avoisine
l’indiscrétion. — C’est pour en avoir fait abus cet hiver, que madame R. L… a vu son salon
dépeuplé de danseurs à ses derniers bals. Mardi dernier, un critique, qui a chez cette
dame ses entières franchises de tout impôt de ce genre, voulait y emmener un de ses
amis.
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- — Ma foi, non, répondit celui-ci, je ne vais pas dans une maison où l’on sucre le café avec des orphelins.
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Demi-artiste, demi-millionnaire, mais double fat et totalité d’imbécile, un individu, qui
n’a sur ses amis que la supériorité de pouvoir faire à lui seul autant de sottises que
tous ses amis réunis, le jeune L… couronne, dit-on, l’œuvre de ses folies en conduisant sa
maîtresse à la mairie.
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- — Savez-vous, lui demandait-on à ce propos, ce que dit Montaigne des gens qui épousent leurs maîtresses ?
- — Ma foi, non, répondit l’autre, beaucoup plus fort sur le baccarat que sur ses classiques.
- — Le vieux Michel est un peu cru pour la chasteté des oreilles modernes, mais je
vous traduirai son opinion en termes honnêtes : «
Ce sont des gens, dit-il, qui crachent dans leur verre avant que de boire
. »
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La marquise de G…, restée veuve avec des biens considérables, se plaignait d’avoir du
chagrin à son oncle, le vieux et spirituel chevalier de M…
**
- — Quel chagrin pouvez-vous avoir ? vous êtes veuve, belle et riche, une trinité de faveurs qui ferait la félicité de trois femmes.
- — Ah ! mon oncle, répondit la marquise avec mélancolie, vous me parlez de ma fortune, est-ce que cela fait le bonheur ?
- — Ma nièce, répliqua le chevalier, cet aphorisme ressemble au mal que les gourmands disent des truffes devant les gens qui n’ont pas dîné.
*
**
Le coupé de mademoiselle D… stationnait devant les Villes de France. Le
cocher, qui s’était endormi sur son siége, ne s’apercevait pas des efforts que faisait sa
maîtresse pour ouvrir la portière. Passe un jeune homme qui s’aperçoit des embarras de la
dame ; il ouvre la portière et offre la main à la jeune femme en lui disant :
« Le commissionnaire se recommande aux bontés de madame. »
Mademoiselle D…, avec un malin sourire, lui remet une pièce de deux sous.
« Ce n’est sans doute qu’un à-compte, insiste le cavalier, — j’aurai, si vous le
permettez, l’honneur d’aller réclamer le reste chez vous. »
Mademoiselle D… regarda avec plus d’attention le Sigisbé improvisé qui mettait gravement
la pièce de deux sous dans sa poche, et elle reconnut un des fervents habitués de son
théâtre.
Après une courte hésitation, — elle offrit au jeune homme une place dans sa voiture, — et
elle l’emmena chez elle, où elle lui offrit de partager son dîner qui l’attendait.
Il y a eu du dessert.
**
*
**
À l’un de ses duels, H… ., réveillé le matin par ses témoins qui venaient le prendre, ne
se rappelait plus le motif de cette visite matinale.
La pluie tombait à flots, — le vent faisait rage, et H… était furieux.
**
- — Comme c’est gai de se lever par ce temps-là, disait-il, — en se retournant dans son lit. — Pas de feu dans la cheminée, de l’eau froide. — Le diable vous emporte !
- — Une querelle de table, — ajoute l’autre, — des bêtises. — Autorise-nous à une rétractation amicale, — et tu pourras te recoucher.
- — Voyons, expliquez-moi l’affaire, dit H… — en se levant néanmoins et en procédant à sa toilette. — De quel vin buvait-on ? — Si c’était du bordeaux, je l’ai raisonnable.
- — C’était du bourgogne, — et tu l’as agaçant.
- — C’est vrai, fit H… en mettant ses bottes. — Ai-je bu beaucoup ?
- — Comme à un repas de noces.
- — Diable ! continua H… en mettant sa cravate, — j’ai dû être stupide.
- — Complétement.
- — Ainsi, ajouta H… en faisant avec soin sa raie devant la glace, je suis convaincu que tous les torts sont de mon côté.
- — Alors, laisse-nous arranger l’affaire, dirent les témoins.
- — Ah ! maintenant que je suis habillé, fit H… en mettant son chapeau, allons-y.
*
**
Dialogue entre deux demi-boursiers.
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- — Oui, mon cher, je suis furieux contre V…
- — À quel propos ?
- — C’était aujourd’hui mon jour d’avoir le petit groom, et il l’a prêté à Stéphanie qui a du monde à dîner. — Je me vengerai.
- — C’est ça, dit l’ami, la première fois que ce sera ton jour d’avoir Stéphanie, tu la lui prêteras.
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**
Autant M. P. F, est myope, — autant M… est sourd, mais d’une surdité tellement
authentique, qu’elle ne lui permet pas même d’entendre le bien qu’on dit de lui, ou le mal
qu’on dit de ses amis. — Dans un repas de chasseurs, où il se trouvait, — l’amphitryon qui
avait déjà demandé, en lui criant dans l’oreille et en lui montrant son assiette et le
plat qu’il découpait, s’il devait lui en servir. — M… qui n’entendait pas, continuait à
causer avec son voisin. Son ami, impatienté, prend un fusil et le décharge par la fenêtre
de la salle à manger.
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- — Qu’y a-t-il ? fit M… en se retournant.
- — C’est moi, répondit son ami, qui te demande si tu veux du pâté de foie gras.
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Une célèbre crinoline, revenant de Mabille, rencontre une de ses amies.
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- — Eh bien ! lui demande celle-ci, es-tu contente ? Était-ce bien composé ce soir ?
- — Ne m’en parle pas, ma chère, — une société d’économistes.
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J. T… ne vise pas au dandysme. — Non, ce n’est pas sa spécialité. Malgré sa tenue
négligée, il n’essaye pas moins de faire croire à tous ses amis qu’il fréquente la plus
haute société parisienne et qu’il y est admis libre de toute étiquette…
Ces jours passés, un ami de T… le rencontre, comme celui-ci mirait avec satisfaction,
dans les glaces extérieures des boutiques, un costume d’été, tout battant neuf, et qui lui
allait comme un gant, — à un manchot.
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- — Comme te voilà beau ! dit l’ami. Et, flattant la manie de T…, il ajoute : — Tu es allé dans le monde ?
- — Mais oui, répondit T…, je sors en ce moment de chez le prince…
- — De chez le prince Eugène.
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Les domestiques qui sont au service des artistes ou des gens dont la publicité s’occupe
fréquemment, se montrent tous fort enclins à se mettre à la remorque de la réputation de
leurs maîtres. Quelques-uns sont même parvenus à se créer une sorte de personnalité, entre
autres la servante-modèle de M. Dumas fils, que les amis de celui-ci ont surnommée le verrou. Plus d’une fois, les chroniqueurs ont vanté les vertus
domestiques de Mlle Verrou, qui recueille très-soigneusement tous les
articles où il est question d’elle, pour en faire une collection de certificats. Les
fréquentes mentions dont elle a été l’objet ont éveillé la jalousie de la maîtresse Jacques de M. Dantan, une brave femme qui est depuis longtemps au
service du spirituel sculpteur.
**
- — Comment ! Monsieur, disait-elle à son maître, vous recevez chez vous tous les journalistes de Paris, et vous n’êtes pas honteux qu’aucun de ces messieurs n’ait encore parlé de moi ! Il me semble que je vaux bien Verrou, et ces messieurs, que vous recevez depuis si longtemps, me devraient bien une politesse.
*
**
Si les familiers de l’atelier Dantan se montrent un peu négligents à tresser des
couronnes pour l’ambitieuse Victoire, ils n’oublient pas ses bons services et son
affabilité ordinaire lorsque vient le Jour de l’An. — Au premier janvier dernier, M.
Édouard Thierry, qui est un des intimes de la maison, prenait Victoire à part pour lui
faire son compliment. — Mais Victoire n’est pas une femme de son temps : elle dédaigne
l’argent et préfère la gloire.
**
- — Ah ! Monsieur, dit-elle au critique, j’aurais mieux aimé un article dans le Moniteur.
- — Mais, ma chère Victoire, vous savez bien que je ne m’occupe que des livres dans mon feuilleton. Vous n’en faites pas.
- — Comment ! répliqua Victoire, et mon livre de dépenses ?
*
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Un des amis de Lafontaine fit un jour à Adolphe la politesse de lui apporter le roman de
Benjamin Constant :
Quelques jours après, l’ami, étant revenu, lui demande ce qu’il pense de l’ouvrage qu’il
lui a donné, — et si c’est réellement lui que l’auteur a voulu mettre en scène.
**
- — Il y a quelque chose de vrai, répliqua gravement Adolphe ; — mais tout n’est pas absolument exact. — Ce M. Benjamin Constant aurait pu me demander un rendez-vous : je lui aurais fourni des renseignements. Cependant, une politesse en vaut une autre, — et quand je saurai son adresse, j’irai lui porter ma carte.
*
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Lafontaine avait dernièrement à déjeuner chez lui un personnage officiel qui approche
souvent S. M. l’Empereur. — Adolphe, qui est d’ailleurs un excellent serviteur et un
garçon intelligent, s’était distingué. — Il avait même daigné composer lui-même une
certaine omelette aux rognons dont il possède seul le secret, et qui est un chef-d’œuvre
culinaire. — Le convive de Lafontaine, félicitant Adolphe sur son talent, lui disait en
riant qu’on n’eût fait mieux, si on eût fait aussi bien, dans les cuisines impériales.
— Depuis ce temps, Adolphe demeure convaincu qu’il a été question de lui en haut lieu, et
s’attend à recevoir d’un jour à l’autre un message dans lequel il sera convoqué à
travailler sur les fourneaux de Sa Majesté. — Pour ne pas faire attendre un seul moment,
— il passe sa vie en habit noir, en jabot et en gants blancs.
**
- — Seulement, si pareil honneur m’arrive, disait-il à un de ses camarades, mon parti est pris, — je tutoierai M. Lafontaine.
*
**
L’influence du printemps commence à se faire sentir. — On se marie beaucoup à Paris
depuis quelque temps. — Il est impossible d’entrer dans un restaurant sans tomber au
milieu d’un repas nuptial. — Les voitures publiques deviennent insuffisantes, et, dans
certains quartiers populeux, on a été obligé de mettre en réquisition les tapissières pour
le transport des époux et de leurs familles. — M. Foy et tous ses confrères les
gaudissarts de l’hymen, qui servent de trait-d’union entre les âmes qui se cherchent, ont
fait poser une sonnette de nuit à la porte de leurs cabinets d’affaires.
Les mairies sont assiégées du matin au soir, et se trouvent dans l’obligation de prendre
des employés supplémentaires. On en cite une, dans un arrondissement central, où un
registre de l’état civil ne dure pas plus longtemps qu’une galette du Gymnase. De même que
les médecins, pendant une épidémie, les officiers publics sont sur les dents. Tous les
tabellions parisiens sont occupés à rédiger ces testaments anticipés de l’amour, qu’on
appelle des contrats de mariage. — Une véritable fureur de légalité règne dans les
relations entre les deux sexes, et, si cela continue, l’herbe poussera bientôt dans la
cour de la mairie du 13e arrondissement.
Si la morale y gagne, la fantaisie y perd beaucoup. Cette matrimoniomanie s’est tellement répandue, qu’après avoir causé pendant une
demi-heure avec une femme qu’on n’a jamais vue, si elle est fille ou veuve, — on n’est pas
sûr de ne point l’épouser à la fin de la journée. Dernièrement, un de nos amis, qui se
promenait aux Tuileries, s’aperçut qu’une jeune personne, cheminant devant lui dans la
compagnie d’une dame âgée, venait de laisser tomber son gant derrière eux. Notre ami
s’empresse de le ramasser et le remet galamment à la jeune personne, qui lui répond, en
s’inclinant et en rougissant :
**
- — Monsieur, votre démarche m’honore, et dès l’instant que vos intentions sont pures, je vous autorise à demander ma main à ma mère.
- — On demande une écrevisse bordelaise et un notaire au numéro 8.
- — Le notaire est en main au 6, et retenu par le 2, répondit le garçon.
- — Bonjour, mes enfants, leur dit-il, vous vous disputez avant le mariage, c’est manger le dessert avant le potage ; — faites-vous des concessions mutuelles ; — toi, Monsieur, tu choisiras le notaire qui dressera le contrat ; — vous, Madame, réservez-vous le droit de choisir d’avance l’avoué qui fera la séparation de corps.
- — Viens me voir souvent ; — je te consolerai.
- — Mais c’est que je ne puis pas sortir quand je veux.
- — Ton mari est donc jaloux ? demanda l’amie.
- — Oh ! ma chère, répondit la jeune épouse, — il a employé ma dot à acheter le fonds d’Othello…
*
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Dans le cabinet d’un restaurant, deux amants s’expliquaient. Chacun
d’eux ayant épuisé la somme d’arguments que lui fournissait son droit, après un bruyant
échange de propos, les gestes remplacèrent le discours, et les parties commencèrent un
échange de projectiles :
**
- — Si tu ne te tais pas, disait une voix d’homme, je te lance le flambeau à la figure.
- — Alors, répondit une voix de femme, retire au moins la bougie, sans cela je ne verrai pas clair pour te jeter la soupière à la tête.
*
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Le chef de cabinet d’un ministère racontait l’autre jour, dans un salon, qu’il avait eu
le matin sous les yeux une demande signée d’un nom très-connu dans l’industrie, et qui
était ainsi conçue :
« Monsieur le ministre,
» J’ai un mot à dire à Votre Excellence : je la prie de vouloir bien
m’accorder, pour samedi prochain, une audience de deux heures. »
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*
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Dans une maison où elle avait été invitée, et où on l’avait reçue avec toutes les
attentions que l’on doit à une femme et à une artiste de talent, mademoiselle *** oublie
un soir qu’elle était dans le monde, elle prend le lustre pour la rampe, le parquet pour
les planches, et, se croyant en scène, elle commença une conversation où se trouvaient des
réflexions dignes de figurer dans le dialogue d’une Lisette avec un Scapin. La maîtresse
de la maison, voulant mettre un terme à ce petit scandale, prit l’actrice à part :
**
- — C’est sans doute une erreur qui nous procure l’avantage de vous avoir parmi nous ? lui dit-elle.
- — Comment cela ? demanda l’actrice étonnée de l’apostrophe.
- — Mais probablement, fit la dame, j’avais eu l’honneur d’inviter mademoiselle *** et elle m’envoie sa cuisinière.
*
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Sur le boulevard, où il se promenait pour la première fois après dix ans d’absence,
l’avocat S…, autrefois journaliste, rencontra, parmi ses anciennes connaissances, M. M…,
avec lequel il avait été très-lié autrefois.
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- — Eh ! cher ami, que je suis content de vous voir, — vous allez me donner un renseignement, — qu’est-ce qu’on me dit là-bas que vous avez fait une grosse fortune ?
- — Eh ! cher ami, répondit modestement M. M…, il faut bien faire quelque chose.
*
**
Les personnes qui s’occupent des choses du théâtre se rappellent sans doute qu’il y a
quelques années une scène de vaudeville était dirigée par un Asiatique bizarre, — qui a
laissé dans sa carrière administrative un recueil de souvenirs à faire passer la mémoire
d’Harpagon et du père Grandet.
Dans un ouvrage que l’on montait sur son théâtre, on avait engagé un chien, dont tout le
rôle consistait à aboyer deux ou trois fois dans la coulisse, au milieu d’une scène
dramatique.
Mais la veille de la représentation, à la répétition générale, — le chien manque son
entrée.
L’Asiatique en question, qui parlait le français des nègres, se mit alors dans une de ces
colères qui l’ont rendu à tout jamais mémorable :
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- — Chien ! ou est chien ? s’écrie-t-il en fureur.
- — Moi pas trouver, dit le régisseur, obligé, pour se faire comprendre, de parler l’idiome de son directeur.
- — Vous alors marquer chien à l’amende, — quand il sera trouvé.
- — La pièce passe demain, dit l’un des auteurs, — on n’aura pas le temps de faire répéter une nouvelle bête. Il faut en louer une tout instruite, qui puisse jouer demain. — On peut se procurer cela au théâtre des Chiens savants.
- — Vous, couper scène du chien, dit-il aux auteurs.
- — Nous, pas couper, — répondent ceux-ci, — vous, recevoir pièce avec chien, — vous, fournir chien pour jouer pièce, ou bien nous, envoyer à vous petit papier timbré.
- — Vous feu ! Pourquoi ? fit l’Asiatique feignant de ne pas comprendre. — Pas froid, — oranges sur les arbres ; — plus d’hiver : — pas besoin feu.
*
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Deux jeunes gens entrent dernièrement dans un restaurant : l’un d’eux demande la carte.
— Le garçon l’apporte, et place les couverts. Bien que le menu, dressé par l’amphitryon,
fût très-simple, — à chaque chose qu’il demandait, le garçon s’inclinait et répondait d’un
air désolé :
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- — Il n’en reste plus. — Que donnerai-je en place à ces messieurs ? ajouta-t-il au quatrième refus qu’il se trouvait dans la nécessité de leur faire.
- — Donnez-nous l’adresse des Frères provençaux, — répondit l’un des jeunes gens.
*
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Un jouvenceau, frais émoulu de la lecture de Faublas et des
Mémoires de Casanova, s’est épris d’une ingénue de vaudeville. Pour
abréger les préliminaires, il a eu le bon esprit de lui adresser son placet dans une
enveloppe dont il ne faut que deux pour faire mille francs.
Quelques jours après, il écrivait à sa belle pour lui demander un nouveau rendez-vous.
Mais cette fois le poulet était contenu dans un pli à cinq sous la douzaine. Aussi ne
reçut-il pas de réponse. Ayant le lendemain rencontré la dame, il s’informait du motif de
son silence.
**
- — Vous m’avez donc écrit ? lui demanda-t-elle en jouant l’étonnement.
- — Mais, sans doute.
- — C’est bien étonnant ; je n’ai pas reconnu l’enveloppe.
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Nous avons lu sur un album ces remarques d’une dame dont le cœur a une grande réputation
de cosmopolitisme :
« Le Français sait le mieux faire parler l’amour ; l’Italien le fait le mieux agir ; le
Russe le fait agir et parler également bien ; l’Allemand l’endort ; le Polonais le
ruine. »
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M. le comte L. de R… qui, à l’âge de trente-six ans, devait plus de deux millions, eut un
jour l’idée de mettre un peu d’ordre dans ses affaires, et demanda au préfet de la Seine,
qui était alors un de ses amis, l’autorisation de rassembler ses créanciers dans le
Champ-de-Mars.
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Le calembour par à peu près est en faveur dans les ateliers.
On demandait au peintre G… son opinion sur un de ses confrères qui passe pour avoir des
terres dans le royaume des pauvres d’esprit.
Du même tonneau.
Un Alsacien, auquel le Code pénal avait ordonné les bains de mer de la Méditerranée,
arrive à l’établissement de Toulon et y trouve un de ses compatriotes qui se trouvait
attaché depuis plusieurs années.
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- — Est-on bien ici ? demande le nouveau venu à son camarade.
- — Bah ! répond celui-ci, dans son accent natal et en montrant ses fers, où il y a de la chaîne il n’y a pas de plaisir.
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Dans un des cafés du boulevard, où quelques célébrités littéraires se réunissent chaque
soir après minuit, M. *** racontait l’autre jour qu’il était obligé d’intenter un procès à
un petit Magazine à bon marché où on lui refusait de lui payer ses bouts de lignes et ses blancs.
**
- — Ne pas vous payer les blancs ! s’écria un de ses confrères ! — mais si j’étais votre éditeur, moi, je vous les payerais le double.
*
**
À l’époque où M. Roqueplan dirigeait le théâtre des Variétés, un vaudevilliste, qui le
tourmentait depuis longtemps et sans résultat pour obtenir une lecture, usa d’une
influence ministérielles pour forcer les préventions directoriales. — Un billet de
l’administration lui apprend enfin que lui et son manuscrit seront admis à l’audience et à
l’examen du directeur. Il arrive au jour et à l’heure indiqués, s’assied à une table,
mouille ses lèvres au verre d’eau traditionnel, ouvre son manuscrit et commence à
lire.
« Personnages… . Acte premier… . Scène première… . »
**
- — Ah ! pardon, fit M. R… en se levant tout à coup. — Pardon, monsieur, — mais il est inutile de continuer. Ce sujet-là ne peut pas convenir à mon cadre.
*
**
M. R…, qui est, comme on le sait, l’homme paradoxal par excellence, affirmait que pour
bien diriger un théâtre il fallait surtout ne pas s’en occuper. — Aussi avait-il pour
système de consigner sa porte à tous les auteurs, et ne recevait que ceux qui étaient
assez adroits pour pénétrer auprès de lui malgré toutes les précautions dont il
s’entourait pour les éviter. L’imagination qu’on avait employée dans cette circonstance
devenait alors une sorte de garantie qui le faisait bien augurer de la pièce qu’on venait
lui présenter. Siraudin, évincé déjà plusieurs fois par le concierge, rôdait un soir dans
la petite cour extérieure du théâtre, pendant que des maçons s’occupaient à faire quelques
réparations. L’ingénieux vaudevilliste s’aperçoit qu’une échelle est appuyée contre le
corps de bâtiment où se trouve le cabinet directorial dont il voit la fenêtre ouverte. En
une seconde son parti est pris. Un servant de maçons se disposait à monter la truellée
qu’il venait de gâcher. Siraudin lui propose de le remplacer pendant qu’il ira s’arroser
le gosier au cabaret voisin. L’enfant du Limousin accepte, et deux minutes après, le
vaudevilliste, gravissant à l’échelle, se présentait à M. R…, une auge remplie de plâtre
sur le dos et son manuscrit à la main, demandant une lecture.
**
- — Je vous l’accorde, répondit le directeur, mais à la condition qu’elle aura lieu tout de suite, et que vous resterez sur votre échelle. — Siraudin ayant accepté la condition imposée, commence sa lecture ; mais à la troisième scène, M. R… le fit entrer dans son cabinet, pour lui signer la réception de ce chef-d’œuvre de bouffonnerie qui s’appelle la Vendetta.
*
**
À propos de lecture dramatique, celle-ci nous rappelle une aventure qu’on attribue à
l’auteur dramatique le plus myope des temps modernes. — M. *** est, parmi ses confrères,
un de ceux qui ont le plus de croyance en leurs œuvres. — Aussi, lorsqu’il lit une pièce
devant un directeur ou devant un comité, essaye-t-il de tous les moyens que peut lui
fournir son éloquence pour faire passer dans l’esprit de son auditoire la conviction dont
il est animé lui-même. — Lisant un jour un drame romantique devant les sociétaires du
Théâtre-Français, — M. ***, qui animait singulièrement son débit, approchait du dénoûment,
dans lequel le personnage principal se brûlait la cervelle. — Arrivé à la péripétie
finale, l’auteur, pour mieux en faire comprendre l’impression dramatique, — tire un
pistolet de sa poche et fait feu, — et tombe en se roulant aux pieds des sociétaires en
s’écriant : « **
Adieu ! Mélanie, je meurs, — vis pour mes enfants !» Le comité fut tellement attristé par ce dénoûment, que son vote en prit le deuil dans un scrutin tout en boules noires.
*
**
Un rédacteur du Times, voyageant dernièrement en Amérique, se trouva dans
un convoi de chemin de fer où un accident venait de se produire par suite de négligence.
Mais, aux États-Unis, un accident de ce genre n’est jamais un événement. À peine
accorde-t-on, aux voyageurs blessés, quelques minutes d’arrêt pour rendre le dernier
soupir ou retrouver leurs membres dispersés.
Le journaliste anglais, gravement contusionné et ayant une épaule démise, engageait
vivement les victimes à se joindre à lui pour déposer une plainte contre la Compagnie.
L’un des voyageurs, comptant les blessés, qui étaient au nombre de sept, lui
répondit :
**
- — La Compagnie ne reçoit de réclamations que lorsqu’elles sont couvertes de dix signatures. — Il nous manque trois voix !
*
**
Un autre étranger, ignorant également les habitudes du pays, se présentait un jour à un
bureau de police, à la suite d’un accident de railway, et voulait déposer une plainte à
propos de son bras cassé.
**
- — Il y a trois jours, répondit le préposé aux malheurs, nous avions trente morts ici, et personne ne s’est plaint.
*
**
La Compagnie concessionnaire d’une des grandes lignes américaines, jalouse d’assurer la
sécurité aux voyageurs, vient, dit-on, de prendre la décision suivante :
« À l’avenir chacun des trains contiendra un wagon-chapelle, où plusieurs ministres du
culte se tiendront à la disposition des personnes qui, par suite d’accidents, se
trouveraient en danger de mort. — Un supplément de quelques dollars donnera le droit aux
secours de la religion.
» Deux hommes de loi feront également partie de chaque convoi, et pourront, s’il y a
lieu, recevoir les dispositions testamentaires des voyageurs qui parcourent les chemins de
fer du Nouveau-Monde, — avec embranchement sur l’autre. »
**
*
**
À l’époque où il n’était ni millionnaire, ni commandeur d’ordres étrangers, mais
simplement un homme de beaucoup d’esprit, ***, qui a toujours eu le goût de la
représentation, invitait souvent des amis à dîner chez lui. On était, au reste,
fastueusement servi dans de la vaisselle de Chine. Mais il arrivait souvent qu’il n’y
avait guère que des Chinois dans des assiettes.
Un jour, ***, ayant à sa table cinq personnes convoquées pour manger du gibier qu’un ami
lui avait expédié, s’aperçoit que les trois grives qui ont été annoncées comme plat de
résistance, paraissent inquiéter ses convives, — qui n’avaient pas eu le soin de mettre
leur appétit au vestiaire. — L’un d’eux se hasarde même à faire observer que l’on pourrait
bien manquer de quelque chose. — *** jette un coup d’œil sur la table et disparaît pour
revenir bientôt, tenant à la main un flacon de poivre de Cayenne, dont il saupoudre
abondamment l’unique plat du repas.
**
*
**
Un monsieur, passant dans la rue, est abordé par un homme qui lui demande l’aumône. Il a
de la famille et n’a pas mangé depuis la veille. — Le monsieur le mène chez un boulanger,
achète un pain de huit livres et veut le lui mettre sous le bras.
**
*
**
Un rapin, qui redoublait sa Bohême, — devait, depuis sept ou huit ans, 150 fr. à un
tailleur. — Dernièrement, le débiteur se présente chez son créancier et le trouve plus que
jamais disposé à conserver le statu quo dans leur situation
financière.
**
- — Monsieur, dit le tailleur en tirant de sa poche un état de statistique qu’il mit sous les yeux de son client, — j’ai fait un calcul, depuis que j’ai l’honneur d’être en relation avec vous, rien qu’en montant vos escaliers, j’ai gravi la valeur de la plus haute montagne des Cordillières, superposée sur la Jung-Frau, avec le mont Blanc pour base. — Horizontalement, rien que pour venir de chez moi chez vous, j’ai fait l’équivalent de deux voyages du passage des Panoramas à la troisième cataracte.
- — Monsieur, interrompit le rapin, — rien que ce beau travail de statistique vaut l’argent que je vous dois, et je n’ai jamais senti plus vivement qu’aujourd’hui le regret de ne pouvoir…
- — Ce n’est pas tout, reprit le tailleur… . J’ai fait un autre calcul. Si vous m’aviez donné seulement un sou chaque fois que je suis venu, à l’heure qu’il est… .
- — Je ne vous devrais plus rien… .
- — À l’heure qu’il est, c’est moi qui vous devrais dix-huit cents francs.
- — Eh bien, comme c’est heureux que je ne vous aie point payé, interrompit le rapin. Si vous étiez mon débiteur aujourd’hui, je serais obligé, par mon état de gêne, de vous traiter avec la plus grande rigueur.
*
**
Un de nos amis se trouvait pas hasard à dîner chez un monsieur dont l’état de
sganarellisme n’est un mystère pour personne, — pas même pour lui. Au dessert, on se mit à
dire un peu de mal du prochain et de la prochaine. Notre ami, invité à faire sa partie,
raconta une mésaventure conjugale d’un avoué de Paris, que l’on surnommait au Palais le
dix cors de la basoche. Ce solo de médisance, varié avec une verve qui
sentait l’étude des vieux maîtres Gaulois, obtint un grand succès. Il n’y eut que le
maître de la maison qui l’accueillit avec une indifférence voisine de la contrariété.
**
- — Aurais-je déplu à notre amphitryon ? demanda notre ami à un de ses voisins.
- — Vous avez, lui répondit celui-ci, oublié le proverbe, — il ne faut pas parler de corde dans la maison d’un… pendu.
*
**
Voici un mot de M. Meyerbeer qui exprime tout le naïf orgueil du génie :
À l’une des répétitions de l’Étoile du Nord, l’illustre maître aperçut un
pompier de service qui donnait de bruyants témoignages de son admiration. La répétition
achevée, M. Meyerbeer s’approche du pompier sympathique.
**
- — Eh bien ! mon ami, il paraît que ce petit ouvrage vous amuse ?
- — Amuse, n’est pas le mot, répliqua le pompier ; la pièce est assez… .
- — Parlez plus bas, interrompit M. Meyerbeer, en apercevant M. Scribe qui rôdait autour d’eux.
- — Mais la musique ! reprit le pompier en baissant la voix, — oh ! la musique !…
- — Vous pouvez parler plus haut, dit M. Meyerbeer… Eh bien ! la musique ?
- — Oh ! continua le pompier en portant la main à son casque, comme pour faire le salut militaire, — la musique, — chouetto, suiffard.
- — Eh bien ! mon ami, puisque vous êtes content, je puis, si vous le désirez, vous rendre un petit service, — je vous ferai remettre de garde demain.
*
**
On parlait l’autre jour, devant la charmante madame C…, du danger que l’on court à
rencontrer M., qui passe pour avoir le mauvais œil.
**
- — Pour moi, disait un superstitieux, lorsque je me trouve en face de lui, je ne manque jamais de lui montrer des cornes.
- — Oh ! mon Dieu ! s’écria madame C…, je l’ai rencontré dernièrement avec mon mari, et je n’ai pas songé à prendre cette précaution.
- — Puisque tu étais avec ton mari, lui dit tout bas une de ses amies, c’était inutile.
*
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Le docteur A…, allant faire une visite à l’une de ses clientes surprit la fille de
celle-ci, une enfant de quinze ans, tellement absorbée dans une lecture, qu’elle ne
s’apercevait pas même de sa présence.
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- — Que lisez-vous donc là de si intéressant ? demanda le docteur.
- — C’est un livre qu’on a défendu de lire à maman, répondit l’ingénue.
*
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Langage populaire. — Un ouvrier, — ayant eu, après boire, avec un de
ses camarades, une de ces explications où, les arguments de la rhétorique épuisés, on a
recours à ceux de la nature, — rentrait dans son ménage, — la figure contusionnée.
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- — Que t’est-il donc arrivé ? lui demanda sa femme.
- — Je suis tombé sur le pavé !
- — Dans la rue aux coups de poings, — répliqua la ménagère.
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Un écrivain, dont les romans se trouvent en feuilles chez les éditeurs de denrées
coloniales, ou dans les cabinets où la lecture n’est qu’un accessoire, présentait
dernièrement un manuscrit au directeur d’une revue parisienne, et comme celui-ci lui
demandait quels étaient ses titres littéraires, — le romancier lui citait le titre de
plusieurs de ses ouvrages.
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- — Vous voyez, monsieur, disait-il, que j’ai déjà fait beaucoup de livres.
- — Vous voulez dire beaucoup de kilos, — répondit l’autocrate de la Revue.
*
**
Tout le monde ne peut pas descendre des Montmorency. M… . le prouve. Il compte cependant
des grands cordons dans sa famille : son père en tirait un à l’hôtel du comte de H., où sa
mère était cuisinière. Se sentant appelé vers d’autres destins, *** renia sa parenté et se
jeta dans cette société de gentilshommes qui prennent leurs parchemins et leurs habits à
la Belle Jardinière. Rencontrant par hasard le marquis de B…, ***, qui
brûle de l’impertinent désir d’être présenté dans le véritable monde, demandait assez
cavalièrement au marquis de lui en ouvrir la porte.
**
- — Lorsque je demande un pareil service à M. votre père, répondit celui-ci, j’ajoute : s’il vous plaît.
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Se trouvant aux dernières courses, ***, ivre de joie d’avoir gagné une poule de cinquante
francs, voulait la faire pondre dans le giron de la charmante Julie B., et tout en
caracolant près de son équipage, il lui lançait des œillades dont les étincelles
inquiétaient celle-ci pour ses dentelles.
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- — Quel est donc ce sportman qui semble nous accompagner ? demanda la jeune femme à un membre du Jockey’s-Club qui se trouvait auprès d’elle.
- — Ce n’est pas un sportman, — c’est un sportier, ma chère.
*
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- — On me compare toujours à ma sœur, disait la belle Julie B… . Il y a pourtant une grande différence entre nous. — Elle a toujours une douzaine d’amants, et moi je n’en ai jamais qu’un— je me tiens bien mieux.
- — C’est vrai, lui répondit-on ; il y a entre vous deux la différence d’un coupé de régie à un omnibus.
*
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Un jeune faon de la coulisse avait promis à sa biche
de lui offrir, à l’occasion de sa fête, — quelques bonbons sortis des laboratoires de
Mirès-Pereire-Rotschild-Millaud, etc. — Comme il lui apportait son cadeau, marchant à pas
de loup pour la surprendre, il aperçut la jolie créature qui, accroupie dans un coin de
son boudoir, effeuillait mélancoliquement une marguerite, — et murmurait, en enlevant
délicatement chacun des pétales de l’oracle amoureux : — Il m’aime,
Orléans ; — un peu, Centre ; — beaucoup, Nord ; — passionnément, Autrichiens ; — pas du tout, Midi.
**
*
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M*** possède une singulière spécialité de jettatore. Au dire de ses
amis, il est de mauvais augure de le rencontrer quand on va à un rendez-vous de bonne
fortune. Ou l’on ne trouve pas la personne qu’on espérait y voir, ou si on la trouve, il
survient toujours quelques-uns de ces fâcheux accidents qui faisaient s’écrier à un héros
de Lafontaine :
» Au diable soit le noueur d’aiguillettes ! »
Si bizarre que le fait paraisse, il est affirmé par vingt personnes qui ont été victimes
de cette pernicieuse influence. — M. *** est en outre l’époux d’une très-jolie dame, qui a
fait de son contrat de mariage une broderie anglaise, à force de l’historier de coups de
canif dont elle assure que son mari a fourni le manche.
Madame *** avait, la semaine dernière, accordé quelque espérance et un rendez-vous à une
jeune premier qui a eu de beaux succès de galanterie dans le demi-monde et même dans le
monde et demi, si l’on en croit quelques indiscrétions. — Beau, bien fait, traînant tous
les cœurs après lui, ce Don Juan de coulisses sourit, dit-on, de pitié quand on raconte
devant lui la douzième occupation d’Hercule. Il arrive au rendez-vous, exact comme un
billet de l’échéance, ou comme les compliments d’un ami, le lendemain d’un four. — On s’attache au soin d’un souper où toutes les primeurs de la gourmandise
ont apporté leur échantillon. — Mais au moment d’entamer le dessert, spécialement composé
de fruit défendu, le jeune premier se trouve subitement atteint d’une indisposition qu’il
chercher à excuser, en prétextant tour à tour le chaud, le froid, l’émotion ou l’abus de
fromage glacé.
Mais madame *** s’étant levée lui dit en souriant, après avoir remis son châle et son
chapeau :
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Souvenirs Du Corsaire-Satan. — On sait que Le-Poitevin-Saint-Alme
appelait les jeunes rédacteurs du Corsaire ses petits crétins. En 1846, à
l’époque où la feuille satirique atteignait à son plus haut degré de prospérité, quatre ou
cinq des principaux crétins, s’imaginant que leur collaboration n’était pas étrangère au
succès du journal, demandèrent que le prix de la rédaction fût porté de six centimes à
deux sous la ligne. En cas de refus, ils déclaraient que leur intention était de prendre
du service à la Revue des Deux Mondes.
Le tonnerre tombant dans la tabatière de Virmaître, administrateur-caissier, lui aurait
causé moins d’épouvante que ne lui en causa l’outrecuidante prétention de ces jeunes
manœuvres de lettres. — Il s’empressa de leur signer leur passe-port pour une autre
patrie.
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Comme il fallait cependant remplacer les déserteurs, on fit appel à des volontaires pris
dans la catégorie des gens dits du monde, et des nouvellistes amateurs. Ce fut alors qu’on
vit paraître, dans le Corsaire, des nouvelles à la main qui avaient
charmé la famille de Noé pendant sa navigation diluvienne, et qui plus tard avaient fait
les délices des grognards d’Agamemnon au bivouac de Troie.
Les gens soi-disant bien informés envoyaient des nouveautés de ce genre :
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« Pendant la campagne d’Egypte, le général Bonaparte, montrant les pyramides à ses
troupes, leur adressa ces paroles mémorables : « Soldats ! du haut de ces monuments,
quarante siècles vous contemplent ! »
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« Un plaisant, rencontrant dans la campagne un médecin qui allait faire ses visites en
chassant, lui demanda spirituellement s’il avait besoin d’un fusil pour ses malades. »
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Ce genre de nouvelles à la main ne tarda pas à attirer aux propriétaires du Corsaire quelques lettres, dans lesquelles on leur demandait un désabonnement de
faveur. Virmaître, obligé de convenir que les petits crétins du père Saint-Aime avaient un
peu plus d’imagination que les autres, se montra disposé à leur faire quelques
concessions. Une combinaison fournie par le hasard lui permit de se montrer généreux sans
porter atteinte aux traditions de l’économie.
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À cette époque, Williams Rogers, qui avait des relations avec le journal, où il faisait
imprimer des réclames, avait eu l’idée de composer un poëme didactique intitulé :
Les Osanores ou la Prothèse dentaire. Avant de le publier, il apporta son
poëme à Saint-Alme, avec lequel il était lié, et lui demanda quelques conseils.
— Saint-Alme lui conseilla d’abord de mettre sa poésie en pension dans une maison
d’orthopédie. Il n’y avait pas, en effet, un vers qui ne fût bossu, boiteux, bancal ou
pied-bot. Si M. Bovary avait vécu à cette époque, le poëme des Osanores
aurait pu lui fournir une magnifique clientèle. Sur la proposition de Saint-Aime, Williams
Rogers consentit à faire corriger son manuscrit, et à payer les corrections cinquante
centimes le vers.
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Le lendemain de cette convention, une estafette se transportait au café Momus, où les
révoltés avaient établi leur camp. — On leur proposait de transiger. Après une allocution
paternelle, l’éloquent Virmaître leur fit comprendre que leur demande en augmentation de
salaire n’était pas en rapport avec les bénéfices actuels du journal, mais qu’on en
prenait note pour l’avenir. — Il s’engagea même, sur l’honneur, à donner les dix centimes
la ligne réclamés, le jour où le Corsaire aurait cent mille abonnés :
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- — Mais en attendant ? dit l’un des conjurés.
- — En attendant, reprit Virmaître, comme nous comprenons qu’il faut que jeunesse s’amuse, nous avons décidé qu’un encouragement vous serait accordé. — Saint-Alme, vous avez la parole.
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Un ancien député des chambres de Louis-Philippe, ami du père Saint-Alme, lui disait un
jour en faisant allusion à quelques anecdotes un peu vives publiées par le
Corsaire :
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- — Mon cher ami, votre journal est bien amusant, malheureusement on ne peut pas le laisser lire à ses filles.
- — Mais, répondit Saint-Alme, si les filles pouvaient le lire, les pères ne s’y abonneraient pas.
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Cependant, à la suite de quelque avis officieux du Parquet, le père Saint-Alme invita ses
jeunes crétins à modérer un peu leur verve gauloise :
L’utopie de cet excellent homme était de croire que la lecture du Corsaire
faisait l’unique préoccupation des têtes couronnées. On assurait même qu’il se relevait la
nuit pour correspondre avec le roi de Prusse. L’avertissement du père Saint-Alme frappait
particulièrement un jeune homme appelé C… B…, qui employait sa belle jeunesse à écrire,
sur du papier à tête de lettre de son ministère, des nouvelles à la main du genre
dangereux… . C… B… avait inventé un moyen assez ingénieux pour s’assurer que ses anecdotes
restaient dans les limites de la prudence. Avant de les apporter au journal, il lisait ses
nouvelles à la main à une jeune ingénue qu’il rencontrait quelquefois chez lui. Si la
jeune fille rougissait, cela signifiait que l’anecdote était scabreuse, et B… la déchirait
pour en commencer une autre.
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Malheureusement, B… ayant eu l’imprudence de confier son procédé à quelques-uns de ses
collaborateurs, il s’en trouva dans le nombre qui profitèrent d’un petit voyage — du Numa du Corsaire, pour aller pendant son absence consulter
sa jeune Egérie qui tenait audience sous les bosquets de la Closerie des Lilas. Revenu de
la campagne, avec une série de nouvelles à la main, dans le nombre desquels il s’en
trouvait quelques-unes qui l’inquiétaient instinctivement, B… leur fait subir la censure
ordinaire. Aucune rougeur alarmante n’étant venue couvrir le visage de l’ingénue, B. porte
son butin au journal, avec la conviction certaine que le recueil de ses anecdotes pourrait
un jour faire concurrence à la Morale en action.
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- — Comment, monsieur, s’écrie Saint-Alme, — c’est vous qui m’apportez des choses semblables. — Mais voilà de la copie que M. le procureur du roi vous payera, sans marchander, — un mois de prison la ligne ; — vous n’avez donc pas consulté votre instrument ?
- — Pardon, interrompit B. avec étonnement. Elle n’a pas rougi.
- — Eh bien, monsieur, reprit gravement Saint-Alme en se découvrant, — voyez les cheveux blancs d’un homme qui n’est pas né d’hier, — ils rougissent, eux !
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Un jour, dans un dîner de jour de l’an, offert par les propriétaires du
Corsaire à leurs rédacteurs, — Virmaître, qui avait eu le dessert
très-aimable, leur demanda ce qu’il pourrait bien faire pour leur être agréable pendant
l’année qui allait commencer. — Tous les rédacteurs s’étaient consultés entre eux. Privat,
qui s’était constitué le député de leur désir, — vint dire à Virmaître : — Nous demandons
qu’il y ait au bureau du journal, — une sonnette de nuit pour les avances. — Comme
Virmaître avait consenti, un des riches actionnaires du Corsaire lui
demanda tout bas, si ce n’était pas inaugurer là un système dangereux. — Laissez donc,
répondit-il, — dans deux jours la sonnette sera cassée.
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- — Ce que j’ai fait depuis un an, je vous le donne à deviner.
- — Un héritage sans doute, exclama mademoiselle P…, un oncle d’Amérique…
- — En effet, le seul oncle d’Amérique qui reste aux gens ruinés, le hasard… est venu à mon aide… J’ai gagné à la Bourse cent mille francs.
- — Silence, dit le marquis en frappant sur la table pour apaiser la rumeur soulevée par ce chiffre… un million… et d’assez jolies fractions comme vous voyez… Me retrouvant du blé à moudre, je suis revenu au moulins. — Maintenant, mesdames, voici de quoi il s’agit entre nous. — Je vais me marier… dans un délai très-prochain… qui ne doit pas excéder un mois… plus tôt même, il ne dépend que de moi de rapprocher l’époque… Tout à l’heure il ne dépendra que de vous !
- — Comment ?… comment ?… comment ?
- — Vous allez le savoir… J’entre en ménage avec un million ; ma femme, avec deux.
- — Ça fera trois, dit l’une des convives.
- — Parfaitement ; — quant aux cent mille francs qui restent, je veux les manger…
- — Dans nos assiettes ?
- — Oui ; mais je n’ai pas le temps de rester longtemps à table, et c’est à ce propos que nous avons à causer. — voilà le lingot, dit le marquis en jetant un portefeuille sur la table ; — combien vous faut-il de temps pour le fondre ?
- — Dame, ce sera selon la température, dit l’une des dames.
- — Écoutez-moi, reprit le marquis, — je n’ai pas de temps à perdre— et cependant je ne peux pas vous inviter toutes à mordre à la fois au gâteau, — ce serait trop vite fait. — Voici ce que je propose : — Vous connaissez respectivement vos forces et votre puissance d’absorption aurifère. — Nous allons, si vous le permettez, employer les moyens dont se servent les administrations pour les adjudications publiques… Vous allez soumissionner, — celle de vous qui me demandera le moins de temps pour faire le vide… dans ce portefeuille que voici plein… celle-là aura la préférence. Seulement, je dois vous donner connaissance du cahier des charges… Il sera absolument interdit de distraire des sommes pour les convertir en rentes ou en actions industrielles ; la philanthropie est également défendue ; je ne veux plus être exposé à m’asseoir sur des orphelins en entrant dans un boudoir ; — toute dépense affectée à une chose utile et durable est également interdite, comme aussi les renouvellements de mobiliers, d’équipages ou d’écuries. Je veux que mes cent mille francs soient mangés à peu près dans le sens littéral du mot. — La somme épuisée, je veux que la personne qui sera restée adjudicataire ne conserve que le portefeuille qui l’aura contenue. — On va allumer les bougies, et mon notaire, ici présent, présidera à l’adjudication ; — on soumissionnera au rabais… en partant d’un mois au plus. — On pourra opérer par rabais de jours, d’heures et même de fractions d’heures. — Voici du papier, des enveloppes, des plumes et de la cire, car les soumissions devront être cachetées. — Me G… en fera le dépouillement, et poursuivra l’opération selon les usages ordinaires. Pendant ce temps-là, je vais aller faire un tour chez mon beau-père, qui donne aussi un réveillon, et saluer ma prétendue. — Je reviendrai dans une heure. Si l’adjudication est terminée avant mon retour, — la personne qui sera restée adjudicataire ira m’attendre chez moi, où des ordres sont donnés pour la recevoir. — Toutes les conditions du marché se trouvent autographiées dans un cahier dont vous pourrez prendre connaissance. — À tout à l’heure.
- — Si tu renonces à soumissionner, dit cette dernière à mademoiselle B…, je te donne mon Américain.
- — Si tu te retires, répliqua l’autre, je te laisse mon américaine.
- — La dernière soumission du temps demandé pour dépenser les cent mille francs du marquis est descendue à quinze jours… . C’est mademoiselle B… qui a fixé ce chiffre ; — offre-t-on moins ? demanda Me G…
- — Quatorze jours, douze heures, dit madame de N…
- — Quatorze jours, fit mademoiselle B…
- — Treize jours, douze heures, fit mademoiselle R…
- — Treize jours, exclama mademoiselle C…
- — Si tu te retires, dit mademoiselle B… à mademoiselle C…, je me brouille pour trois mois et demi avec Alfred, et je l’envoie lui-même te porter mon grand boiteux indien.
- — Non.
- — Douze jours dix-huit heures, s’écria mademoiselle B… .
- — Onze jours… cinquante, s’écria mademoiselle C… Hum ! fit-elle en se reprenant, je me croyais aux commissaires, j’ai voulu dire douze heures.
- — Neuf jours cinquante-cinq… . Allons bon ! je me crois encore aux commissaires… Maître G…, c’est onze heures que j’ai voulu dire.
- — Pardonnez-moi, mesdames, de vous avoir dérangées, leur dit-il, mais la raison qui m’avait fait vous réunir n’existe plus…
- — Comment ? — comment ? — comment ?
- — Mon Dieu, oui, — tout à l’heure, chez mon beau-père, — j’ai eu l’imprudence de me mettre à la table de jeu, — on faisait le lansquenet, — il y a eu une série de mains, et je n’avais pas encore eu le temps de m’asseoir, que j’avais perdu les cent mille francs dont j’étais embarrassé. — La mauvaise chance a fait dans une demi-heure ce que la plus habile d’entre vous n’aurait pas fait sans doute en quinze jours…
- — Quinze jours ! dit le notaire en montrant le procès-verbal de l’adjudication ; mais mademoiselle C…, restée dernière adjudicataire, ne demandait que cinq jours et quelques fractions.
- — Comment diable auriez-vous fait ? demanda le marquis très-étonné ; — trouver l’emploi de vingt mille francs par jour sans dépenser un sou utilement, — cela me semble difficile.
- — Monsieur le marquis, répondit cette prodigue personne, je n’ai demandé que six mois pour réduire le Pérou à la mendicité.
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un monsieur entre deux eaux-de-vie, — rouge comme un coq et crotté
comme la rue Saint-Denis, arrêtant un petit domino vert qui frétille comme une couleuvre.
— Titine, je t’avais défendu de mettre les pieds au bal. Mon cousin m’a dit que c’était un
antre de perdition.
le domino. — Passe donc ton chemin, imbécile ; est-ce que je te
connais ?
le monsieur. — Elle est forte, celle-là ! — Voilà donc pourquoi tu
étais si pressée d’avoir des bottines neuves, — que je me prive depuis longtemps de mon
petit verre pour te les acheter, — même que tu les trouvais trop grandes dans le principe.
— Aurais-tu déjà oublié les tiens, Titine ?
Le domino disparaît sans que le monsieur ait su comment, et au lieu de Titine, il se trouve en face d’un gamin entré par contrebande dans le foyer,
le monsieur, criant. — Titine !
le gamin. — Vous faut-il un décrotteur, là, monsieur. Faites-vous
cirer !
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Dans la loge de mademoiselle X… — Une dizaine de gilets blancs applaudissant en chœur la
coda d’une plaisanterie de cette spirituelle personne :
Entre un onzième gilet.
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- — Qu’est-ce que vous avez donc à rire comme ça ? — On dirait d’une maisonnée de fous.
- — C’est mademoiselle qui vient de dire un mot. Oh ! oh !
- — Mon Dieu, messieurs, on n’entend que vous dans toute la salle. — Je suis sûr que c’est mademoiselle qui dit des merveilles.
- — Positivement… Si vous étiez arrivé un moment plus tôt, vous auriez entendu un de ces mots…
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- — Mon cher, je t’assure que c’est une femme du monde.
- — À quoi reconnais-tu ça ?
- — Elle a passé deux fois auprès du buffet sans me demander à boire.
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- — Oh ! mon Dieu oui, monsieur, c’est la première fois que je viens au bal ; aussi je suis bien troublée ; ce bruit, ces lumières…
- — Madame est seule ?
- — Oh ! non…, j’ai une de mes amies avec moi ; nous sommes venues ici malgré nous, bien malgré nous… Nous étions allées au spectacle, lorsqu’en rentrant chez nous, nous n’avons plus trouvé notre clef. C’était la femme de chambre de l’amie chez qui je demeure qui l’avait emportée avec elle au bal de l’Opéra, où mon amie lui avait permis d’aller…
- — C’est bien contrariant ; néanmoins, permettez-moi de bénir le hasard… qui m’a permis de vous y rencontrer… (Ici tous les madrigaux d’usage.)
- — Mon Dieu, monsieur… ce serait avec le plus grand plaisir… mais… je ne suis pas seule. Et tenez, voici précisément mon amie qui vient me chercher.
- — Eh bien, ma chère, as-tu rencontré Justine ?
- — Mon Dieu non… Dans quel embarras cette fille nous met… Il faut absolument retourner à la maison ; nous ferons comme nous pourrons pour nous faire ouvrir.
- — Mais comment faire pour retourner à la maison ? il pleut à verse, et nous avons eu l’imprudence de laisser notre bourse chez la personne où nous avons été nous costumer… (S’adressant au monsieur.) Vous serez sans doute assez obligeant, monsieur, pour nous prêter l’argent d’une voiture et nous donner votre carte ; nous vous ferons remettre cette petite somme demain matin par la fidèle Justine.
- — Mon Dieu, mesdames, que je suis donc désolé. — Mon fidèle Joseph, à qui j’ai l’habitude de confier toutes mes clés, n’est pas rentré ce soir, de façon que je n’ai pu ouvrir mon secrétaire… Si vous voulez, cependant, nous allons faire un tour dans la salle… nous rencontrerons peut-être la fidèle Justine avec le fidèle Joseph.
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- — Monsieur, je ne suis pas libre…
- — Vous êtes mariée ?
- — Vous l’avez dit.
- — N’aurai-je pas le plaisir de vous rencontrer dans le monde ?
- — J’y vais rarement.
- — Mais au théâtre ?
- — Je n’y vais pas, je suis en deuil.
- — On ne peut donc vous voir ?
- — Très… difficilement… Cependant, si vous étiez discret… Mais, non…
- — Parlez, ange !
- — Eh bien ! je vais quelquefois chez une de mes amies… madame Camille…
- — Camille, tiens !
- — Rue des Trois-Frères.
- — Tiens ! Tiens !…
- — À l’entresol…
- — Tiens ! tiens ! tiens !
- — S’il n’y avait personne quand vous viendrez, vous trouveriez la clé…
- — Sous le paillasson… — Bonjour, Céleste ; comment que ça va ?
- — Vous me connaissez donc ? — Ah ! que c’est bête de me faire perdre mon temps comme ça.
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le domino, à son cavalier. — Monsieur est dans la diplomatie ?
le cavalier. — Non, madame.
le domino. — Dans les bureaux, peut-être !
le cavalier. — Non plus.
la marchande de fleurs, arrivant près du couple.
le cavalier, repoussant les fleurs. — Merci.
le domino, lâchant le bras du cavalier. — Monsieur est artiste !!!
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- — Joséphine, tu as tort de parler à Stéphanie ; c’est une personne dont la société est compromettante.
- — Ma chère, j’ai des raisons pour la ménager.
- — Quelles raisons ?
- — Elle m’a promis d’échanger, quand elle l’aura épuisée, la liste de ses Russes contre celle de nos Américains.
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un vieux domino, graisseux comme la barbe d’un capucin, à une petite
pierrette très-fraîche. — Élisa, mon enfant, je vous défends de danser avec ce petit jeune
homme.
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- — Mais, ma tante, il est bien gentil pourtant.
- — Lui avez-vous demandé l’heure, comme je vous ai dit de le faire aux messieurs qui vous parleront ?
- — Oui, ma tante ; mais il n’a pas de montre.
- — C’est précisément pourquoi je vous défends de l’écouter.
- — C’est dommage, il a des moustaches si gentilles.
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de la même à la même. — Mais, ma tante, c’est qu’il est bien âgé, ce
monsieur-là.
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- — N’empêche, mon enfant. Les hommes, vois-tu, c’est le contraire des étoffes : plus ils sont vieux plus ils durent.
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paul, frappant sur son gousset. — Tu sais bien, Célestine, que je n’ai
plus jamais d’argent après minuit.
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- — Anatole, prête-moi un louis.
- — Pourquoi faire ?
- — C’est pour Mélanie, qui veut mettre une de ses parentes au vestiaire.
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deux messieursse rencontrant dans le corridor des quatrièmes loges.
— Tiens, mon gendre !
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- — Tiens mon beau-père !
- — Vous ici, après un an de mariage !… Oh !
- — Et vous, après trente ans !… Ah !
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- — Mon dieu, chère madame, est-ce que votre charmante nièce ne m’accordera pas une petite place dans son cœur.
- — Tout est comble, mon cher monsieur.
- — Rien qu’un petit coin !
- — Eh bien, voyons, vous m’étonneriez. — Je verrai voir à vous donner un tabouret.
- — Quelle confiance voulez-vous que l’agriculture vous accorde, malheureux ! lui a dit le savant d’une voix qui ne permet pas de réplique ; et qui vous a permis de faire faire votre besogne par le signe de la Vierge ?
et les auteurs qui ont fait de la suie une farine à mélodrames représentés plus de fois qu’il n’était raisonnable, devraient se cotiser pour leur venir en aide, ou tout au moins leur faire ramoner, quand même besoin ne serait pas, leurs cheminées dont le marbre est chargé des mille caprices de la mode. En attendant, Paris s’est ennuyé jusqu’ici ; — le carnaval lui-même a l’air d’avoir pris médecine ; — il a déclaré qu’il retournerait à Venise, si on ne lui faisait pas voir un glaçon ou un tas de neige. On veut du froid, on veut sentir la terre dure sous ses pas et voir scintiller aux vitres la mosaïque du givre. — Paris tout entier tend avec impatience sa joue au soufflet de l’aquilon ; les plus avantageux de leur personne souhaitent à grands cris avoir le nez rouge. Les plus belles donneraient leur plus beau bracelet pour une onglée. On parle d’organiser un hiver artificiel. — Les physiciens et les chimistes sont convoqués. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Une chose étrange, mais parfaitement véridique à constater, c’est que, pour les femmes de Paris, l’attrait du plaisir, cette ligne à mille hameçons tendue par le diable, — est doublé par les dangers qui peuvent en résulter. — Pour qu’une Parisienne déclare s’être amusée en sortant d’un bal, il faut que ce soit une pleurésie ou un rhume de cerveau qui lui tienne le marchepied de sa voiture. — Telle belle dame qui, voilà quinze jours, allait à l’Opéra ou aux Italiens en robe montante, — quand la température promettait des petits pois pour le 1er mars, — n’ose plus s’y montrer qu’en robe décolletée depuis qu’il gèle. Il y a deux classes d’individus que cette brusque et inattendue arrivée de l’hiver a désagréablement surpris : ce sont les maris et les amants. Les premiers se frottaient les mains, et comptaient, grâce à la rareté des bals et des soirées, réaliser d’assez belles économies. — Pour eux, en effet, un hiver parisien est aussi dangereux à traverser que peut l’être, pour un capitaliste, une sierra espagnole. — Décembre, janvier et février, sont des mois coupe-bourses, qui, au lieu de poignards et d’espingoles, — viennent vous mettre dans la gorge des totaux de mémoires, et contre lesquels la résistance est inutile. Cette année, les maris étaient donc dans la joie de leur âme. — Les mémoires des bijoutiers, des marchandes de modes et des couturières, — semblaient devoir être d’une modération infinie. D’après calculs approximatifs, l’exercice de 1853, comparé au budget des précédentes années, devait offrir un rabais de 50%. — Ce boni, opéré sur la subvention conjugale, augmentait d’autant la bourse de garçon de ces messieurs et avait son placement tout trouvé dans la bourse des Danaïdes du quartier Breda. Mais voici que tous ces calculs sont brutalement dérangés !! La dernière quinzaine de février se montre prodigue comme un mineur nouvellement émancipé, et mars s’annonce comme devant être terrible. « Qui compte sans son hôte s’expose à compter deux fois », dit le proverbe, — devenu, pour les pauvres maris, une rigoureuse vérité. — Pour avoir compté sans l’hiver, eux aussi vont payer double ; — et les mémoires de madame, qui montent par le grand escalier ; et les mémoires de mademoiselle, qui entrent par l’escalier dérobé, et mettent chaque matin le portefeuille de monsieur entre deux additions. Quant aux amants, — leur peine n’est pas moins cruelle, — pour parler comme les romances. — Le même motif qui a fait la joie des maris économes assurait leur sécurité. — Les soirées étaient rares, et les bals presque nuls. — La bien-aimée restait au coin de son feu, paresseusement étendue dans sa chauffeuse. — Pendant la journée, monsieur allait à la Bourse. — Le soir, après le dîner, il courait au club, ou se prétendait appelé au dehors pour un rendez-vous d’affaires, l’affaire Chaumontel, — cette inépuisable mine aux galants escampativos. — L’amant se trouvait donc maître et seigneur, — non pas seulement du cœur, mais encore du logis de la dame. — Il consignait lui même telle ou telle visite, les importuns, les curieux, les jaloux, et les messieurs qui sont à l’amant ce que lui-même est au mari. — Et il aurait pu volontiers apporter sa robe de chambre et ses pantoufles. — Il avait tous les bénéfices de l’état sans en avoir les charges. — Étant seul, il n’avait point de rivaux, et, n’ayant pas à se défendre, il n’avait pas à combattre. Aucune contrariété ne troublait sa jouissance. — Il était sûr d’être désiré et attendu. Et il arrivait— ponctuellement, régulièrement, comme minuit après onze heures. Le fauteuil lui tendait ses bras pour le recevoir. Le feu le saluait à son arrivée par un jet de flamme et un bouquet d’étincelles. La jardinière dégageait ses plus subtils parfums. — Les rideaux glissaient d’eux-mêmes sur leurs tringles, et épaississaient leurs plis soyeux. — La lampe adoucissait sa clarté trop vive, et ne répandait plus dans le boudoir que le clair-obscur discret, — favorable aux confidences infimes. — On bâtissait, au coin du feu, des châteaux de félicité, sur les sables du mot toujours. — On disait un peu de mal des absents, excepté du mari. — Jamais de querelles, jamais d’ennuis. — C’était charmant, délicieux. — À minuit le mari rentrait. — L’amant s’en allait et rentrait chez lui, et l’on recommençait le lendemain, pour recommencer le surlendemain. Il faut convenir que c’était trop beau ! Mais voilà les salons qui s’ouvrent pour tout de bon. Aujourd’hui il y a bal chez la marquise *** ; demain, chez madame *** ; après-demain, ici, et le lendemain ailleurs. Adieu la sécurité paisible ! adieu les douceurs du tête-à-tête quasi perpétuel ! La maîtresse se réveille femme, la femme se retrouve Parisienne ; elle a mis son corset de bal ; elle ne le quittera plus de deux mois. Chaque nuit, elle fera le tour du cadran en valsant, redowant ou mazurkant. Et l’amant, s’il veut conserver sa conquête, se voit pour deux mois aussi au carcan de la cravate blanche. Partout où va sa maîtresse, il faut qu’il aille, la suivant comme son ombre, ombre mélancolique et désolée, et jetant sur l’idole les mêmes regards effarés que doit avoir un avare en voyant son coffre-fort s’ouvrir de lui-même et étaler toutes ses richesses au milieu de gens qui ne dissimulent pas leur convoitise. — Chaque soirée est un combat, chaque bal une bataille où la lutte a lieu dans la proportion de un contre cent ; car, pour ne pas perdre un pouce de terrain dans le cœur de sa maîtresse, il faut qu’il ait à lui seul autant d’esprit que tous les hommes qui lui font la cour ; il faut qu’il ait le nœud de sa cravate aussi bien fait, ou la jambe aussi bien tournée ; car le retour des culottes vient d’ajouter un nouvel élément aux moyens de séduction, et le mollet, au dire de nos aïeux, passait jadis pour être irrésistible. Le premier coup d’archet, au son duquel Paris vient de se mettre en place pour la première contredanse, qui durera jusqu’aux première feuilles vertes, a déjà dépareillé bien des couples. — On se voit mal, ou plutôt on ne se voit plus que sous le grand jour des lustres, on ne fait plus que se rencontrer. Autour de lui, l’amant n’entend plus dire que des choses aussi peu agréables pour sa vanité qu’inquiétantes pour son amour. En parlant de sa maîtresse, un officieux ami viendra lui dire : Toi, qui connais madame une telle, sais-tu s’il est vrai que ce soit Armand qui ait succédé à Paul sur le carnet de ses caprices ? Comme c’est amusant d’entendre cela, si on s’appelle Félix. Ou bien, ce sera le mari, dont la fantaisie fait boule de neige, avec les passions que fait naître sa femme, et qui, prenant l’amant de celle-ci à part, — lui dira avec ce sourire d’un mari sûr de sa proie :
- — Voyez donc, mon cher, comme ma femme est en beauté ce soir ! — Quelles épaules ! — Je ne les avais pas encore vues.
- — Pourquoi avez-vous dansé deux fois de suite avec monsieur un tel ! — Pourquoi mettez-vous une robe bleue, quand vous savez que je n’aime pas cette couleur-là ? Pourquoi ceci ? pourquoi cela ?
- — Merci, mon cher, répondit M. de Saint-H…, mais Mlle X… et moi nous ne nous voyons plus…
- — Ah ! pardon, répliqua l’ami en se remémorant ; c’est vrai… j’avais oublié… Elle vous a trompé, pour lord… En effet, c’est maintenant lui qui est…
- — Le Pâris de cette haleine, répondit M. de Saint-H…
- — Chiffon pour chiffon, dit-il en riant et en tirant de sa poche un papier qu’il jeta sur la table ; veut-on accepter celui-là pour entrée de jeu.
- — C’est un rendez-vous !
- — Parfaitement.
- — D’amour ?
- — Ou à peu près.
- — La signature est bonne, dit un des ponteurs ; je l’accepte comme valeur. Et il posa un billet de banque en face du billet doux.
- — Je perds 10, 000 fr., dit-il en se retirant ; mais je perds aussi une bonne fortune avec mademoiselle ***. Tout compte fait, c’est 10, 000 fr. de gagnés.
- — Pardon, lui dit le joueur, qui avait gagné la lettre acceptée comme enjeu, payera-t-on à vue ?
- — À vue et au porteur, dit M. B… Et il écrivit au dos de la lettre :
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Tout le monde connaît celui-là qui est le héros de cette véridique aventure. Aussi
n’est-ce point la peine de le désigner, même par son initiale : cela serait aussi inutile
que d’allumer le gaz pour montrer le soleil. Sachez seulement qu’il est jeune, beau, bien
fait ; — qu’il aime la vie et qu’il en est aimé ; qu’il a encore presque tous ses cheveux et
presque toutes ses illusions ; — qu’il est le plus ingénieux Malte-Brun de la géographie du
Tendre ; qu’il aurait rendu dix points de trente à don Juan, aux
carambolages des cœurs ; — que Lovelace lui aurait demandé des leçons de séduction ; qu’il
escalade les balcons avec la grâce de Roméo, et qu’il saute par les fenêtres avec
l’agilité de Chérubin ; — qu’il grave son nom sur tous les portants de coulisses, enlacé à
celui de toutes les ingénues, de toutes les amoureuses, de toutes les coquettes, petites
ou grandes ; — qu’il pourrait faire une ceinture au monde, en rattachant les uns après les
autres tous les rubans que lui ont donnés toutes les comtesses et toutes les marquises,
toutes les duchesses de tous les faubourgs Saint-Germain et Saint-Honoré de toutes les
parties du monde, — et qu’enfin, s’il lui prenait fantaisie de publier ses mémoires, comme
Casanova, les plus grands troubles surgiraient dans les familles. Semblable à ce spadassin
d’une comédie récente, qui marque à tuer les gens qui lui sont
antipathiques, lorsqu’il a marqué une femme sur l’agenda de son désir, la vertu de la désignée peut appeler un notaire et faire son testament. — Telle dame
citée comme un Gibraltar de fidélité, telle autre comme un Vincennes de rigueur, ont été forcées de capituler. — Il a effacé du dictionnaire
le mot imprenable. Il passe sa vie à mettre en pratique la devise de
César : « Voir, venir et vaincre. » — Comment fait-il ? Quel est son talisman ? Nul ne le
sait, lui seul le connaît ; mais, comme dit la chanson : « C’est son secret, son
bonheur. »
Tout dernièrement… . il s’éprit d’une actrice, la même qui est une manufacture de bons
mots, concetti, paradoxes et façons de dire, qui lui ont assuré une réputation d’esprit de
coulisse incontestable.
Bref, notre homme la vit un soir, — belle, radieuse, dans une avant-scène, faisant voir
ses belles dents qui mâchillonnaient quelque ironie. — Il la vit donc, et tout aussitôt,
tirant son carnet, il la marqua à son avoir.
Le lendemain, un coup de sonnette, — un de ces coups de sonnette impérieux qui disent
tout d’abord combien est sûr d’être reçu celui-là qui s’annonce ainsi, — ébranla
l’antichambre de l’actrice. — Elle voulut faire mettre un peu d’ordre dans son appartement
avant d’y introduire ce merveilleux sonneur ; mais la femme de chambre ayant demandé trois
semaines pour qu’on pût mettre les choses à leur place, et le visiteur n’étant pas homme à
attendre seulement trois minutes, on l’introduisit quand même dans le salon.
Il avait vu, il venait : c’était tout naturel.
— Mais, ô surprise ! il ne vainquit pas.
Le prier d’attendre, lui ! autant prier d’attendre le lait qui bout ! Quand il était
venu, le faire revenir, c’était demander de la patience à la poudre. Il n’en dormit pas la
nuit qui suivit ce désastre. — Le lendemain, on donnait une première représentation dans
un grand théâtre. Il fit prévenir la rebelle qu’il aurait l’honneur de l’accompagner au
spectacle, et qu’il irait la prendre le soir même chez elle. — L’actrice répondit qu’elle
acceptait. — Son billet fut placé dans les archives du personnage, qui, le soir même,
allait prendre sa conquête dans une voiture attelée de deux coursiers rapides. — On
n’était pas en route depuis cinq minutes que le cavalier, — faisant trêve aux madrigaux et
séductions de langage de son répertoire ordinaire, — change la stratégie du siége et passe
subitement de la parole à une pantomime expressive. — Surprise à l’improviste, et tout
moyen de défense paralysé, celle qui était l’objet de cette vive démonstration se décidait
déjà à parlementer, lorsqu’il lui vint subitement une idée. — Elle s’empara du chapeau de
son assaillant, le passa rapidement au travers de la portière et cria vivement à
l’ennemi :
**
- — Je ne veux pas appeler et faire du scandale, — mais si vous ne me lâchez pas, je lâche votre chapeau.
*
**
Les habitués de l’orchestre de l’Opéra ont dû remarquer, parmi les locataires des stalles
à l’année, un personnage encore très-alerte et très-vert, bien qu’il approche de l’âge où
l’eau-de-vie commence à être bonne. Jadis fondateur d’une société placée sous le patronage
d’un astre qui jouit d’une certaine célébrité, il a amassé dans cette entreprise, qui
assurait contre l’un des quatre éléments, une fortune qui lui permet de se la passer
douce, comme on dit dans un certain monde. Aussi M. M*** ne manque-t-il jamais une
occasion d’ajouter un plaisir de plus dans la tirelire de ses souvenirs. Quant à son
assiduité aux représentations de l’Académie de musique, elle a sa raison d’être dans
l’intérêt très-vif qu’il porte à deux jolies jambes encore reléguées dans la pénombre des
espaliers, et qui jusqu’ici n’ont pu se faire remarquer que dans la confusion des pas de
cent cinquante. Pour ces deux jolies jambes, dont le nom commence par un F et finit par un
E, élève de l’abbé Sicard, M. M*** s’est passionné comme on se passionne au bel âge. Pour
ces deux jolies jambes, il a mis au pillage tous les magasins où les merveilles de l’art
et de l’industrie agacent les yeux des passants. Il les a logées dans un intérieur auprès
duquel Trianon n’est qu’un hôtel garni. Pour leur éviter toute fatigue, il ne leur permet
de sortir que dans un chef-d’œuvre de carrosserie, attelé de deux éclairs à quatre jambes
qui feraient le tour du monde avant que le meilleur coureur ait achevé seulement le tour
du champ de Mars. Enfin, un quarteron de poëtes lyriques sont occupés jour et nuit, à
raison de cinquante francs par mois, à confectionner des madrigaux en l’honneur de ces
deux tibias, dont M. M*** se montre jaloux plus que le Grand Turc ne l’est pas de son
sérail.
Par une bizarrerie singulière, malgré sa jalousie, M*** avait la plus grande confiance
dans la danseuse, et, si quelques amis sceptiques lui donnaient plaisamment à entendre que
la jeune personne lui fournissait peut-être incognito des collaborateurs, il se montrait
d’une incrédulité de saint Thomas. — Une circonstance étrange est venue
le convaincre.
Il y a environ quinze jours, la danseuse, sachant M*** très-gourmet, lui avait parlé
d’une excellente occasion qui se présentait pour acquérir à bas prix six cents bouteilles
de vin d’un excellent cru de Bordeaux, retour des Indes, provenant de la cave d’un prince
russe, rappelé subitement par un froncement de sourcil du czar.
**
- — M*** demanda des échantillons, fut très-satisfait… donna l’argent, une grosse somme, ma foi, et dit à la sylphide de faire descendre le vin à la cave, avec ordre d’en mettre sur la table chaque fois qu’il dînerait. — Au bout de quelques jours, il s’aperçut que le bordeaux qu’on lui servait— avait un goût détestable, — un vrai bordeaux de dîner à prix fixe.
- — Qu’on m’enlève cette piquette, dit M***. — Ma chère enfant, ajouta-t-il— en s’adressant à la danseuse volontairement ou non le prince nous a trompés ; — il faut jeter ce vin à la rue.
- — Non, dit-elle, je le donnerai à l’office.
- — Où achetez-vous ce bordeaux ? demanda-t-il avec inquiétude à la personne qui avait apporté le vin.
- — Je ne l’achète pas… on me le donne… . J’en ai cinq cent cinquante bouteilles dans la cave d’une très-bonne maison.
*
**
En ce temps-là mademoiselle *** avait allumé une passion romanesque dans le cœur d’un
jeune premier… connu pour l’ordre qu’il apporte dans tous les actes de sa vie. Après avoir
longtemps soupiré sa tendresse en la mineur, le jeune premier apprit de
l’actrice qu’il ne lui était pas plus désagréable qu’un autre. — Seulement, avant de se
rendre à sa flamme…, l’actrice exigea, sous serment, qu’il fît un stage de fidélité de
quinze jours. C’était une manière d’épreuve dans le genre de celles que les princesses du
moyen âge exigeaient de leurs chevaliers courtois. — Le jeune premier jura qu’à dater de
ce jour aucune femme n’existerait plus pour lui, et pria seulement mademoiselle *** de
prendre sur son compte tous les suicides que causerait sa fidélité en l’obligeant à tenir
rigueur à une foule de malheureuses. Rendez-vous fut pris, à quinze jours de là, pour une
heure à laquelle on éteint le gaz. — L’heure tant désirée arrive enfin. L’amoureux jeune
premier se met en route. — Il a parfumé tous les quartiers qu’il a traversés. — Il a
essayé toutes les cravates de son répertoire, — il a mis de triples talons rouges pour
s’élever à la hauteur de sa bonne fortune, — il s’est gargarisé avec les tirades les plus
sentimentales de ses rôles les plus passionnés. — C’est à la fois Ergaste, Valère et
Clitandre.
Il arrive. On lui ouvre ; il est introduit dans un boudoir où brûle une lampe— appelée à
faire pendant à celle dont André Chénier parle dans l’une de ses plus voluptueuses
élégies. — On l’attendait.
Mais, au même instant où l’heure du berger sonnait à un cadran voisin,
— Ergaste— Clitandre— Valère— quitte les genoux de sa belle, et suspend un entretien si
doux. — Pourquoi faire ?
Quand mademoiselle *** raconte cette histoire, elle a l’habitude de le donner à deviner
en mille. — Et comme on n’ose pas deviner, elle apprend à ses auditeurs que :
**
- — C’était pour remonter sa montre. — Quant à ma passion, ajouta-t-elle, ce fut tout le contraire qui lui arriva.
*
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Mademoiselle B… est une personne si longue, que son coiffeur est obligé d’apporter une
échelle pour la friser. Mademoiselle B…, qui aime ce qui est bon, tourmentait un poëte
pour avoir un rôle, et lui faisait entendre par de claires minauderies qu’elle se
montrerait reconnaissante. Le malheureux poëte, qui n’a pas de défense, accepte la
transaction.
**
- — Comment ! lui disait un ami, tu vas t’embarrasser de cette grande B… ?
- — Elle ne me gênera pas, répondit le poëte, je lui ferai un nœud.
*
**
En termes de coulisse, on appelle la famille du four les rares
spectateurs disséminés dans la salle d’un théâtre quand on y joue une pièce qui n’a pas de
succès. — Depuis quelque temps, la famille du four se montrait
très-assidue aux représentations des ouvrages de M***. Il y a un mois, il fit jouer une
comédie, dont le résultat ne devait pas répondre aux espérances qu’il avait pu concevoir
le jour de la première représentation. — Abusé cependant par un succès dont les fabricants
entrent ordinairement dans la salle avec le public, M*** disait au foyer, en parlant de sa
pièce : « Parbleu ! voilà un petit ouvrage qui a la moitié d’un almanach dans le ventre. »
Et il courut au prochain cabinet de lecture pour lire les Petites Affiches,
et voir s’il n’y trouverait pas l’annonce d’une propriété avec parc, rivière, écurie et
poissons rouges : — le tout n’excédant pas cent mille francs.
À la seconde représentation de son ouvrage, le bordereau de recettes accusait un total
aussi modeste que la fleur des champs. Ce soir-là, M*** renonça à l’acquisition du château
et se borna à chercher une maison à la Villette, sans écurie, mais toujours avec poissons
rouges.
À la troisième représentation, la recette était devenue si maigre, qu’on aurait pu la
prendre pour mademoiselle *** qui sert de modèle dans les cours d’ostéologie.
M*** perdit de vue son projet de propriété à la Villette, — mais il n’abandonna point son
idée de poissons rouges, et voici quel est le stratagéme ingénieux qu’il a employé pour
faire monter les recettes de sa pièce : — importuné depuis longtemps par une foule de
jeunes gens inédits qui lui adressent des manuscrits en sollicitant l’honneur de sa
collaboration, — M*** a écrit à tous ces aspirants vaudevillistes la circulaire
suivante :
« Monsieur et cher collaborateur,
« J’ai lu votre affaire. — Il y a du bon, beaucoup de bon. À nous deux nous en ferons du
meilleur. Venez donc causer de cela ce soir ; — je vous attendrai au théâtre de…, dans le
foyer ; excusez-moi si je ne vous envoie pas une place, — mais le public nous en refuse.
Tout à vous. M***. »
Les collaborateurs ont mordu à l’hameçon, — et M*** a eu au moins ses poissons
rouges.
**
*
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Tout le monde connaît la paresse proverbiale du peintre C…, duquel on a dit qu’il devait
être fils d’un lézard et d’une ligne horizontale.
Un de ses amis, qui arrive de faire le tour du monde, — unissant le paradoxe à
l’exagération des voyageurs, assurait qu’il avait traversé un pays où les jours avaient
vingt-cinq heures.
**
- — Dis-moi bien vite où il se trouve, — que j’aille prendre mon passe-port et faire ma malle ! s’écria C…
- — Toi si paresseux, tu ferais ce long voyage ?
- — Eh ! mon ami, sans doute, puisque ce serait pour aller dans une contrée où j’aurais par jour une heure de plus à ne rien faire.
*
**
Le directeur d’un théâtre de vaudeville possède pour associé un Oriental qui a les
manières et le langage des marchands de dattes et de pastilles du sérail. — On affirme
même que c’est dans le commerce de ces denrées qu’il a acquis la fortune dont une grande
partie a été placée dans l’entreprise dramatique en question. — Ce personnage est d’une
avarice qui est une source perpétuelle de lazzis dans le foyer et les coulisses de son
théâtre. — Quand on monte un ouvrage, il discute pendant des jours entiers les frais de
chaque détail de mise en scène, et pleure littéralement en acquittant les factures.
— C’est lui qui disait à un acteur ayant besoin de paraître sous deux costumes dans le
même ouvrage :
**
- — La veste que vous portez au premier acte est très-richement doublée ; vous la mettrez à l’envers dans le second acte, ça évitera les frais d’un autre habit.
- — Merci, — dit celui-ci en rejetant le vêtement tout mouillé, — vous êtes en sueur de ladrerie ; j’aurais trop peur d’amasser votre mal.
*
**
Mademoiselle Victorine C… est un mince et très-mince petit volume de lieux communs,
richement relié par la générosité du prince russe Nicolas Tr… Ce grand, ou plutôt ce gras
seigneur, ressemble à Lablache regardé au télescope ; quand il voyage dans les chemins de
fer, la moitié de sa personne est comptée comme colis.
Dernièrement, mademoiselle C… fit une maladie qui la retint pendant quelques jours au
lit. — Comme elle entrait en convalescence, une de ses amies vint la voir et s’informa de
sa santé.
**
- — Oh ! je vais beaucoup mieux, dit mademoiselle Victorine C…
- — Le temps est beau, il faut aller faire un tour en voiture.
- — Tu as raison, dit Victorine, je vais faire atteler : je ferai le tour du prince.
*
**
M. Jules Janin est connu par tous ses confrères et tous les artistes pour son facile
accueil et son humeur hospitalière, — On a dit quelquefois, en parlant de sa maison, que
c’était celle du bon Dieu. — Il serait peut-être plus juste de dire qu’elle est celle d’un
bon diable. — Tous ceux qui sont connus à Paris ont monté l’escalier du critique. — Mais
ce sont particulièrement ceux qui désirent l’être qui en usent les marches. — L’écrivain
concilie cependant les devoirs de l’hospitalité avec ceux du travail. — Son esprit se
dédouble avec une prodigieuse facilité, et sait être en même temps dans la conversation et
sur le papier où il écrit. — Janin a parié une fois qu’il raconterait tout haut la
retraite des Dix mille en même temps qu’il jouerait aux dominos d’une
main et qu’il écrirait son feuilleton de l’autre ; — et il a gagné son pari. — Mais, parmi
les nombreuses visites qui l’obligent à mettre chaque semaine un nouveau cordon à sa
sonnette, il en est souvent qui manquent de gaieté. — De ce nombre
sont : les amours-propres dramatiques, froissés par un silence indulgent, ou irrités par
l’éloge d’un rival ou d’une rivale ; — les réputations microscopiques juchées sur des
vanités hautes de cent coudées ; — les gens qui, n’ayant jamais pu apprendre leur nom, même
à des créanciers, vont le crier eux-mêmes dans les endroits qui possèdent un écho, pour
avoir le plaisir de s’entendre appeler ; — les auteurs qui désirent qu’on fasse mention de
la naissance de leur petit dernier, et ceux-là mêmes qui oublient que la
critique n’enregistre pas les enfants morts sur son état civil. — Et les oisifs, les
inutiles, les diseurs de riens, qui vous usent votre temps, votre patience, qui entrent
chez vous comme à la foire, et en ressortent ne laissant d’eux après eux que la boue de
leurs souliers sur vos tapis, — une odeur d’ennui dans votre chambre— et du noir dans
votre âme.
Pour s’en préserver, ou tout au moins abréger les visites des mendiants de minutes, M.
Janin a inventé un moyen simple, mais énergique. Ce moyen a des plumes jaunes et bleues,
un bec crochu et un organe… irrésistible. Ce moyen n’est autre que son perroquet,
personnage qui mériterait à lui seul une biographie. — Quelques ignorants prennent ce
perroquet pour un oiseau, mais un savant métempsycosiste a découvert que c’était un ancien
bénédictin espagnol. — Le fait est que ce merveilleux perroquet est un puits de science :
il parle avec une sûreté extraordinaire toutes les langues mortes et vivantes ; il parle
même et comprend les langues nouvelles. Si un défaut passager de mémoire ne lui fait pas
trouver à temps la citation dont il a besoin, M. Janin regarde son perroquet, qui la lui
souffle sur-le-champ ; — et il n’y a pas d’exemple qu’il ait fait jamais erreur. — En
outre, bon juge comme son maître, et disant son avis net et franc à tout un chacun. Bref,
un oiseau rare, — avis rara, — dirait-il lui-même de lui-même. — C’est
cet animal intelligent dont M. Janin se sert pour mettre à la porte les gens qui lui
inspirent justement l’idée de les jeter par la fenêtre. — Quand l’un deux prolonge sa
visite au-delà du temps qu’un indifférent peut exiger de la politesse d’un homme qui
n’aime pas à perdre le sien, M. Janin fait un signe à son perroquet. L’animal comprend. Il
quitte aussitôt son perchoir, va se jucher sur la chaise du fâcheux, et, se mettant à
jouer du bec, il fait de la charpie avec le collet de son habit, en même temps qu’il lui
entonne à l’oreille une gamme de cris tellement assourdissants, que le personnage prend à
la fois son chapeau et le parti de s’en aller. — S’il a l’audace hypocrite de féliciter M.
Janin à propos de son oiseau, le critique pousse l’ironie jusqu’à proposer au fâcheux de
lui en faire cadeau.
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Voici, à propos de la claque et des claqueurs, une anecdote qui s’est passée il y a une
dizaine d’années dans un théâtre d’outre-Seine. On y représentait alors le premier ouvrage
d’un romancier qui est devenu depuis un de nos plus féconds auteurs dramatiques. La pièce
fit passer les ponts à tout Paris. Dans ce drame, les deux principaux rôles étaient
remplis par deux artistes célèbres, qui avaient l’un et l’autre au moins autant
d’amour-propre que de talent. — L’entrepreneur de succès subventionné par
l’administration, voyant que le public se chargeait volontiers de faire sa besogne,
s’était un peu ralenti de son zèle. — Il n’y avait plus d’ordre et de régularité dans le
service des entrées et des sorties. — Tantôt c’était
l’acteur B… qui se plaignait qu’on lui avait coupé sa tirade par une salve trop
précipitée.
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- — Mon Dieu ! que cette claque est insupportable ! disait-il tous les soirs en rentrant au foyer…
- — Mon Dieu ! quand donc les théâtres seront-ils désinfectés de cette engence ? ajoutait madame D…
- — Vous êtes tous deux, leur dit-il, des talents de premier ordre. — Vous avez les sympathies du public, et il vous est pénible souvent, si j’en crois vos discours, de voir se mêler à l’enthousiasme que vous excitez les applaudissements d’une tourbe grossière.
- — Sans doute, fit B.
- — Certainement, ajouta madame D…
- — Eh bien, mes amis, soyez heureux… Vos vœux sont exaucés ; il n’y aura plus d’autres romains dans mon théâtre que ceux qui fonctionnent dans les tragédies que mon privilége m’autorise malheureusement à jouer. — La claque est supprimée. — C’est autant d’économisé.
- — Supprimée, la claque ! fit B…
- — La claque supprimée ! reprit madame D… À compter de quand ?
- — À compter d’aujourd’hui même. — Allez vous habiller, et soyez sans crainte. Quand on lèvera le rideau, vous ne verrez que des payants dans la salle, — des purs, des sincères, et toute la gloire que vous recueillerez désormais sera en bonne monnaie.
- — Bah ! dit B… à sa camarade, il ne faut pas se désespérer. — Nous avons une mauvaise salle aujourd’hui. — Voilà tout. — Demain, nous retrouverons notre vrai public, et alors…
- — Je disais bien qu’ils s’y mettraient, dit madame D… en entendant de la coulisse applaudir son camarade.
- — Mes enfants, soyez heureux, la claque est rétablie. — Votre amour-propre légitime fera ses frais tous les soirs, — et votre bourse fera des économies.
*
**
On a souvent entretenu le public des singularités plus ou moins singulières de quelques
artistes et de quelques écrivains célèbres. — Voici une anecdote qu’on nous a citée tout
récemment à propos de M. de Balzac, — dont les manies pourraient former
un recueil aussi volumineux qu’intéressant. — Un jour, le grand romancier invita une
douzaine de ses amis à venir dîner dans cette fameuse maison des Jardies, bâtie sur les
plans de M. de Balzac lui-même, qui, entre autres innovations, avait oublié l’escalier.
Comme on allait passer dans la salle à manger, le maître de la maison, prenant une
attitude désolée et contrite, s’excusa auprès de ses convives, auxquels la dureté des
temps ne lui permettait d’offrir qu’une maigre cuisine, servie dans une modeste faïence,
avec accompagnement de couverts d’étain. Comme tout le monde se récriait sur l’inutilité
de ces excuses entre amis et entre artistes, on se mit à table, et pendant trois heures,
Chevet, qui avait été mandé de Paris, — donna un somptueux démenti à l’humble préface de
l’écrivain, en offrant à ses convives tous les chefs-d’œuvre de son répertoire. Le repas
achevé, les invités se répandirent dans le jardin, les uns réclamant des cigares, les
autres des pipes et du tabac. À cette demande, le maître de la maison répondit par un
sermon sur le funeste abus d’une substance malfaisante. Quel plaisir pouvait-on prendre à
mâcher une plante amère, endormant les facultés de l’intelligence ? etc., etc. Un fort
beau sermon in-octavo, qui n’amena cependant aucune conversion, comme beaucoup de sermons.
Quand la compagnie se fut procuré de quoi fumer, une voix se leva pour demander des
allumettes : nouveau recri et nouveau sermon de M. de Balzac. Comment pouvait-on supposer
qu’il eût dans sa propriété de ces dangereuses inventions d’une chimie incendiaire ? Et,
là-dessus, l’auteur des Parents pauvres entamait un paradoxe dans lequel
il démontrait sérieusement que les allumettes chimiques, quotidiennement cause de
sinistres relatés par les journaux, étaient répandues dans le public par une bande de
malfaiteurs qui avaient pour but la destruction de la propriété immobilière. Bref, il
n’avait pas d’allumettes, il n’en aurait jamais chez lui ! Au milieu de cette
improvisation plaisante, un de ses amis s’était échappé, fouillant tous les coins et
recoins de la maison, pour tâcher d’allumer son cigare. Comme il bouleversait la cuisine,
en ouvrant le tiroir d’une table, la première chose qu’il aperçut, ce fut une magnifique
argenterie, parfaitement gravée au chiffre de M. de Balzac.
Le romancier, qui était coutumier de ces sortes de plaisanteries, ne perdait point
contenance lorsque ces petits mensonges innocents étaient démasqués. Tout le monde connaît
l’histoire du cheval qu’il croyait avoir donné à Jules Sandeau, et duquel il demandait des
nouvelles chaque fois qu’il rencontrait son confrère.
Quand son ami vint lui annoncer la découverte qu’il venait de faire dans sa cuisine, M.
de Balzac entra dans un grand étonnement ; puis, allant embrasser tous ses convives les uns
après les autres, il les remercia avec effusion de lui avoir procuré cette heureuse
surprise. Il souffrait cruellement d’être obligé de manger dans de l’étain, et sa
reconnaissance était tellement persuasive, que, dans le nombre de ses invités, il y en eut
qui se retirèrent convaincus que c’étaient positivement eux qui avaient dégagé le service de leur confrère des mains d’un Gobseck. Quant à M. de Balzac, il
n’en voulut pas démordre, et pendant longtemps il entretint toute la ville de ce beau
trait de ses amis.
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M…, littérateur très-sérieux et qui réunissait, comme homme et comme écrivain, toutes les
conditions qui font sanctionner par le public la promotion à la chevalerie de la Légion
d’honneur, dut son ruban rouge au hasard, qui, par extraordinaire, se montra intelligent
dans cette occasion ; et voici l’anecdote, telle que M… la raconte lui-même :
Dans la dernière année du dernier règne, M… se trouvait dans une ville de bains, où M.
Duchâtel, alors ministre de l’intérieur, résidait depuis quelque temps avec sa famille. En
villégiature, les relations se nouent vite, surtout entre personnes qui portent un nom
connu. L’écrivain rencontra l’Excellence au salon de conversation ; et le ministre, charmé
d’avoir fait la connaissance d’un homme d’esprit, l’invita à venir aux soirées intimes
qu’il donnait dans son salon à Vichy. M… y joua le whist de manière à se faire
complimenter par le ministre, qui le voulait toujours avoir pour partenaire.
L’année suivante, l’écrivain, qui n’avait jamais revu le ministre, avait un service à lui
demander pour un ami. Il pensa qu’il n’y aurait pas d’indiscrétion à se présenter au
ministère de l’intérieur, et que ses anciennes relations avec le portefeuille de la rue de
Grenelle ne pourraient que lui être favorables. Il se rend à l’hôtel de l’Excellence ; elle
était absente. M…, qui s’était présenté à l’appartement particulier, laisse une carte au
valet de chambre, et pour indiquer qu’il est venu lui-même, il fait une croix avec un
crayon au lieu de la corner.
Le soir, en rentrant, le ministre trouva la carte sur son bureau.
**
- — M… ! M… ! s’écria-t-il en se frappant le front comme pour se rappeler, je ne me souviens pas de ce nom-là ! Que diable peut-il donc me vouloir ?… Ah ! bon ! j’y suis maintenant, ajoute M. Duchâtel en apercevant la croix marquée au crayon au coin de la carte : c’est bientôt la fête du roi, et ce monsieur me rappelle que je lui ai promis de le faire décorer… Il fait bien d’y penser ! Pour moi, je ne m’en souvenais plus.
*
**
Un admirateur passionné du talent joyeux d’une des meilleures servantes de Molière,
s’étant aventuré un soir au petit théâtre Séraphin, rencontre l’artiste en contemplation
devant les beautés du Pont cassé ; c’était à l’époque où l’actrice se
trouvait dans une situation intéressante.
**
- — Pourquoi donc êtes-vous venue ici ? lui demanda le cavalier, très-surpris de cette rencontre.
- — Oh ! ce n’est pas pour moi, répondit l’actrice en riant ; c’est pour mon enfant.
*
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Une dame qui se chausse quelquefois d’outremer, et qui a fait représenter au profit des
pauvres et de sa vanité des petites comédies de genre inutile, s’est acquis dans un
certain monde une grande réputation d’esprit, — à peu près comme les révolutionnaires
achetaient jadis les biens nationaux, — c’est-à-dire à bon marché. — Cette réputation lui
vient de l’habitude qu’elle a de faire des mots ; les mots, cette lèpre
de la conversation moderne. — Faire des mots, tel semble être le but de son existence ;
c’est à quoi elle passe tous ses jours. Sa femme de chambre assure même qu’elle se relève
la nuit pour se livrer à cet exercice. — Dès qu’elle a fait un mot, elle prend une voiture
et court au galop le répéter à tous ses amis et connaissances, ou l’affiche sur la glace
dans les foyers de théâtres ; des amis complaisants le tirent à autant d’éditions que
l’Oncle Tom. — Puis, quand le mot a couru tout Paris, afin que l’Europe
n’en ignore, les familiers de cette charmante personne l’adressent aux gazettes
étrangères, qui s’empressent de l’attribuer à M. de Metternich. — Seulement, comme un mot
ne peut produire de l’effet qu’à la condition d’être placé en situation, comme on dit en
termes de coulisses, mademoiselle *** a un compère dont les fonctions consistent à amener
sur le tapis tel ou tel propos auquel le mot doit servir de réplique. — Ce confident est
ordinairement un bon jeune homme, auteur de quelque petit proverbe inédit que la dame a
promis de faire mettre en lumière. — Mademoiselle *** est aussi spirituelle que bonne
camarade : quand ses mots ont servi plusieurs fois ou quand ils ne produisent pas d’effet,
elle en fait cadeau à ses amies. — Une personne qui n’avait pas l’honneur de connaître
mademoiselle ***, et qui avait le plus vif désir de l’entendre causer, eut dernièrement
l’occasion de dîner avec elle dans une réunion d’artistes et d’hommes de lettres.
**
- — Eh bien que dites-vous de cela ? lui demanda un enthousiaste de la mot-nomanie.
- — Ma foi, répondit-il, mettez que je suis un Velche, ou que Mademoiselle *** n’était pas en train ce soir ; mais son esprit et ses mots m’ont paru ressembler au fameux briquet et aux allumettes d’Arnal, dans la pièce des Cabinets particuliers.
Le monsieur qui s’occupe de littérature
Le charançon
- — Prenez bien garde à cet alinéa ; il est de la dernière importance ; — remarquez bien ce changement, — n’allez pas oublier cette parenthèse, — et ceci, — et cela, — et leur nom qu’ils ne trouvent jamais assez gros !
- — Monsieur, mon journal n’est pas assez riche pour se permettre d’avoir de la rédaction gratis ; adressez-vous aux publications qui peuvent se procurer le luxe de se passer de public.
Le rédacteur pour tout faire
Le caudataire
Les Jérémies
- — Ô muse marâtre ! s’écrie celui-ci.
- — Ô public crétin ! ajoute celui-là.
- — Ô critique zoïle ! hurle cet autre.
- — Prenez au hasard, dans le tas, le plus braillard d’entre ces convulsionnaires, mettez-le sur la sellette, et dites lui :
- — D’où viens-tu ?
- — Qu’as-tu fait ?
- — Que veux-tu ?
- — À quoi bon se donner tant de mal ? qui est-ce qui se préoccupe de l’art aujourd’hui ? quel est le sort des poëtes dans une société où le veau d’or est roi ? Souviens-toi de Gilbert, de Malfilâtre, et de tant d’autres, — sans me compter moi-même.
Un succès de première
- — Mon cher ami, je suis désespéré ; mais je n’ai pas de place. Songez donc que voilà 150 fois qu’on joue votre ouvrage. — J’espère que vous n’avez pas à vous plaindre de moi. Dieu merci j’ai assez fait mousser votre pièce. Il ne faut pas songer qu’à soi dans ce monde. — Je serais fort désolé qu’on pût dire que vous avez monopolisé mon théâtre.
- — Votre succès m’a rendu un mauvais service. — Dès qu’ils sentent du lard dans un endroit, les rats y viennent ; depuis que vous m’avez fait faire de l’argent, tous mes créanciers me tombent sur le dos. — Encore une affaire pareille, et je serai obligé de faire faillite.
*
**
Chacun commençait à s’installer suivant ses habitudes de voyage ; mais tous ces petits
arrangements, où se révélaient naïvement l’instinct d’égoïsme du voyageur amoureux de ses
aises, furent bientôt troublés par l’arrivée du retardataire et gigantesque Nadar. — Comme
chacun le sait, Nadar est pourvu d’un appareil de locomotion qui lui permet de régler sa
démarche sur le pas des Dieux. Aussi, en le voyant paraître, chacun se demande avec
inquiétude où Nadar pourra mettre ses jambes. — En effet, ces deux colossales
perpendiculaires importunent et bouleversent toutes les combinaisons d’angles et
d’horizontalité. Pendant une demi-heure, on s’exerce inutilement à une sorte de jeu de
patience, dont les membres des voyageurs sont les pièces. — On fait appel à la science.
— Un prix de vingts-cinq cigares est offert à celui qui résoudra le difficile problème
d’installer Nadar. — Les calculs scientifiques n’ayant pas abouti, — Nadar trouve un
biais, — trois ou quatre de ses amis resteront debout dans le wagon ; — de celle manière il
pourra s’allonger à son aise. — La proposition est repoussée par ces messieurs, qui
accusent Nadar d’abuser des droits que donne l’amitié.
Nadar répond par cet axiome :
Au moment de partir, un riche étranger, qui a entendu dire que notre wagon était habité
par des journalistes parisiens, propose cinq mille francs pour faire le voyage dans notre
société. — L’administration refuse. On se met en route. À la station de Breteuil, le
convoi s’arrête, et nous sommes régalés d’une aubade d’un joueur d’orgue du pays, qui a
déjà doté deux de ses filles avec ses recettes quotidiennes. Favorisé par
l’administration, qui lui accorde ses entrées sur la voie au passage de tous les trains,
cet instrumentiste est, dit-on, au mieux avec les employés supérieurs de la compagnie.
— Dans ses fréquents voyages, M. de Rothschild ne manque jamais à s’arrêter à Breteuil, et
gratifie du prix de la place qu’il occupe la sérénade nasillarde qui lui est donnée à son
passage.
Entre Breteuil et Amiens, — on essaye de dormir, — mais il n’y a pas moyen.
Amiens. Vingt minutes d’arrêt. — La population altérée du wagon se
précipite vers le buffet, — et y produit l’effet d’une éponge qui tomberait dans une
fontaine. — Quelques pâtés de canards succèdent aux rafraîchissements. — On demande la
carte, — et l’on apprend qu’elle a été payée cinq mille francs par le riche étranger du
débarcadère, qui a voulu, à l’instar de François Ier, être une fois
dans sa vie le restaurateur des lettres.
La cloche du départ se fait entendre : on remonte en voiture, — et, à la liberté d’espace
dont chacun jouit, on s’aperçoit qu’il manque— quelqu’un et quelque chose. — Ce quelqu’un
et ce quelque chose, — c’est Nadar et ses jambes. — Tout le wagon entonne à l’unanimité,
sur une musique vague, un hymne à l’indépendance, qui commence, comme tous les hymnes de
ce genre, par ces paroles :
**
Cet enthousiasme est troublé par un double cri d’épouvante échappé à un des voyageurs, qui, en se penchant à la portière, vient d’apercevoir Nadar marchant sur la voie et suivant le train, au petit pas, en fumant son cigare. — Au premier arrêt, — il se fait ouvrir la portière, et se réallonge de nouveau d’un pôle à l’autre du wagon ; le désordre se rétablit. Abbeville. — Lever du soleil, — salué par un chœur formidable de deux millions de canards qui barbottent dans les marais de la route. — S… .. fait observer judicieusement que la présence de ces oiseaux n’est peut-être pas étrangère à l’industrie des pâtés, qui est une richesse de la contrée. — On ne lui dit pas le contraire. — L’heure de la justice semble à la fin venue. — Nadar vient d’épuiser sa provision de cigares, et se livre à l’emprunt ; — on lui refuse : — il propose comme transaction de rester debout pendant tout le temps qu’il fumera. — Douze porte-cigares lui sont tendus. — Nadar se lève, tout le monde peut s’asseoir. Entre Abbeville et Boulogne, dont nous sommes encore éloignés d’une vingtaine de lieues, quelqu’un propose de charmer les dernières heures du voyage par un jeu quelconque. Ce vœu n’est pas plus tôt exprimé, qu’un sixain de cartes se trouve comme par miracle éparpillé sur la table. — La partie s’engage avec une fureur douce. — Nadar a la veine : dans un moment, il a cinq mille francs devant lui ; — le ponte est intimidé ; — *** se consulte et ne tient pas le coup, dans la crainte d’un refait. Tout à coup une voix qui sort du wagon voisin, et qu’on reconnaît pour celle du riche étranger, crie : Banco ! — Nadar abat deux as de pique ; — *** se félicite de sa prudence, — et le riche étranger, auquel on a notifié sa perte, envoie à Nadar, par un employé du train, une enveloppe chargée sur laquelle il a écrit :
Enchanté d’avoir fait votre connaissance. Tel est le dernier épisode de notre voyage. Quant aux courses où j’ai assisté, je t’avouerai que c’est un plaisir auquel je ne crois pas devoir être parfaitement initié. — S… .., qui est passé maître en matière de sport, s’est donné beaucoup de mal pour m’en expliquer tous les termes et tous les usages. J’ai eu beau me mettre une carte au chapeau, je n’ai rien compris aux cérémonies du pesage, ni au jargon de ces petits gnomes, habillés en glaces panachées, qu’on appelle des jockeys, et qui n’ont d’autre industrie que d’être plus légers qu’une douzaine de bouchons. Un attelage de dix percherons traînant un bloc de dix à vingt mille kilogrammes, et faisant saillir leur robuste musculature sous l’effort, me paraît un spectacle plus intéressant que le plus merveilleux handicap. À l’issue du banquet qui nous a été offert à l’hôtel des Bains, — Et qui a clos cette journée hospitalière, — Nadar m’a appris qu’il partait pour Londres le soir même, et qu’il m’attachait à sa suite. — À toi donc, je t’écrirai de l’autre côté de la Manche.
*
**
Au jour naissant, nous commençons à voir la côte anglaise surgir à l’horizon, comme une
ligne blanche et mince. Une heure après, nous sommes à l’embouchure de la Tamise.
La Panthère, en entrant dans des eaux plus calmes, reprend des
allures pacifiques qui permettent aux passagers de réparer par le sommeil les fatigues
de la nuit. Mais déjà on les invite à montre sur le pont, car c’est l’heure où, suivant
les habitudes du bord, le dortoir masculin se transforme en salle à manger. Nadar, qui
n’a pas encore faim et qui a encore sommeil, demande un délai et se l’accorde. Le bruit
de la machine le gênant un peu pour se rendormir, il fait même prier le mécanicien de
stopper. Malheureusement, le bruit de la mécanique empêche également le mécanicien
d’entendre les ordres de Nadar, et le steamer continue sa route. — Cependant un flot de
ladies et de miss affamées, dont le sybaritisme prolongé de Nadar retarde la réfection,
se presse à la porte du chief-cabin, et hésitent à entrer en apprenant
qu’un voyageur s’y trouve encore couché ; une humble adresse est présentée à Nadar. — En
apprenant qu’il fait attendre des dames, — il se lève spontanément, mû par le ressort
national de la galanterie française.
En une seconde, l’essaim affamé entoure la table, qui ploie déjà sous une montagne de
nourriture et qu’arrosé un fleuve de thé. En une autre seconde, la montagne est aplanie
et le fleuve est tari. Ce spectacle m’a rappelé les beaux travaux gastronomiques que
j’ai vu quelquefois exécuter par M. Ch. Monselet. Les hommes succèdent aux femmes et ne
le leur cèdent en rien. Je retrouve parmi eux le formidable insulaire dont le voisinage
m’avait tant alarmé. — Son insuccès ne l’a pas fait renoncer à entreprendre une lutte
nouvelle avec son indigeste adversaire ; et, obstiné comme un plaideur qui a perdu son
procès en instance, — il en appelle, — en se faisant servir un melon deux fois plus gros
que celui de la veille. — Bien qu’il ait eu la précaution de tempérer, par une copieuse
libation de sherrey, la dangereuse crudité du fruit de nos vergers,
cette fois encore, la récidive ne lui est pas heureuse et son appel est rejeté.
Cependant nous avions fait du chemin. — Déjà l’embouchure de la Tamise est franchie, et
la Panthère file comme une flèche entre les rives du large fleuve
sillonné de nombreux bateaux pêcheurs qui rentrent dans les petits ports du
voisinage.
Le père du petit garçon dont j’ai déjà parlé, jaloux de faire briller les talents
géographiques de son fils, l’arme d’une longue vue, et l’invite à désigner, au fur et à
mesure que nous passerons devant, toutes les villes, ports, bourgs, villages et hameaux,
ainsi qu’à faire connaître le chiffre exact de leur population, leur production spéciale
et les faits historiques se rattachant à chacun d’eux. L’enfant, qui est en vacances, et
pour qui cette fonction de cicérone équivaut à une rentrée en classe, montre d’abord peu
de soumission aux désirs paternels, et commence, la mémoire un peu troublée, une
explication qui n’est pas d’accord avec Malte-Brun. Quelques
voyageurs, possédant des Guides, se permettent de relever quelques
erreurs commises par le jeune collégien, entre autres celle qui place Dublin sur la
Tamise. — Blessé dans son amour-propre, le père soutient l’opinion de son fils, — et
celui-ci profite de la discussion pour aller se cacher derrière un panier de prunes,
auquel il a remarqué une fuite qu’il n’hésite pas à encourager.
L’approche de Londres se fait sentir à chaque tour de roue. Nous en sommes encore
éloignés de plusieurs lieues, et déjà la vapeur carbonique qui s’élève plane au-dessus
de nous, et nous couvre de cette impalpable poussière qu’on appelle la pluie sèche. Il fait, au reste, un temps magnifique, et, comme il y a sans doute
quelque fête aux environs, nous nous croisons à tout moment avec des bateaux à vapeur
chargés d’une population endimanchée et joyeuse qui pousse en passant de vigoureux
hurrahs. À la hauteur de Gravesend, le gouvernement anglais nous envoie à bord des
ambassadeurs chargés de l’indiscrète mission de visiter nos bagages. Il faut déclarer, à
la louange de la douane britannique, qu’elle ne ressemble pas à la nôtre. Le douanier
français, à la frontière surtout, procède à la visite des malles avec la brutale
impatience d’un mari jaloux qui fouille dans les tiroirs de sa femme pour y chercher les
objets de contrebande conjugale. — L’employé de la douane anglaise, au contraire,
visite, mais ne bouleverse pas. — Sa curiosité est minutieuse, mais polie. — Il aide les
voyageurs à refermer leur malle, à reboucler leur valise, et s’il aperçoit dans un sac
de nuit une chemise à laquelle il manque des boutons, — il s’offre volontiers de les
recoudre.
Pendant la visite de la douane, nous sommes arrivés à Greenwich, où se trouve le
célèbre hôpital des invalides de la marine, et déjà commence à se dérouler le
merveilleux spectacle qui a fait tant de fois comparer la Tamise à une forêt de mâts.
J’aurais là une belle occasion de me livrer au dithyrambe, si c’était mon instrument.
Mais tu ne m’as pas donné, mon cher ami, la mission de découvrir que l’Angleterre était
la première nation maritime du globe. Je passe la main à un maître du genre descriptif
intelligent. Si tu as quelques minutes à perdre ou plutôt à gagner, ouvre les
Caprices et Zig-Zags de Théophile Gautier, et tu y trouveras le tableau
fidèle de la route de Greenwich à Londres, qui nous apparaît au premier détour de la
rivière ; il est certaines formules vulgaires qui, mieux que toutes les recherches du
langage académique, excellent à exprimer certaines impressions.
« J’ai reçu le coup de poing », me disait un jour en se frappant la poitrine un ouvrier
dont l’imagination venait d’être vivement frappée par un grand spectacle. — Cette figure
brutale rend parfaitement la nature de l’étonnement que m’a causé la vue de cette ville,
où le gigantesque paraît se multiplier lui-même. Moi aussi, — j’avais reçu le coup de
poing. — Pendant qu’on jette les amarres, je cherche Nadar pour lui faire partager mon
enthousiasme, et je le trouve à l’avant du bateau en conversation réglée avec une de ses
connaissances, qu’il vient de voir passer à London-Bridge, auprès duquel nous sommes
arrêtés. — Le débarquement s’opère, et nous voici sur le quai, où les pisteurs des
hôtels français commencent à nous assaillir. — Leur loquacité et leur esprit de ruse
restent pourtant bien loin de ce que j’ai vu à la descente du chemin de fer dans
certaine ville du midi de la France.
À Marseille, notamment, où un aubergiste, furieux de me voir suivre son concurrent, lui
vida sur l’épaule un cornet rempli de punaises, qu’il me montra ensuite comme un
échantillon de l’hospitalité que je rencontrerais à l’hôtel rival, — j’eus la bonhomie
de me laisser prendre à cette supercherie, qui obtint le succès que son auteur en avait
espéré, car il m’emmena triomphalement à son hôtellerie en me vantant la propreté qui y
régnait.
J’étais cependant à peine à table, que je vis grouiller sur la nappe deux ou trois
insectes nocturnes, que je montrai à mon hôte, en lui reprochant son abus de
confiance.
**
- — Monsieur, me répondit-il gravement, je ne puis nier qu’il y en ait quelques-unes ici, comme partout ; mais si je leur tolère la salle à manger, je leur interdis la chambre à coucher. Monsieur peut être tranquille ; il dormira bien.
- — À propos, me demanda Nadar, sais-tu un peu d’anglais ?
- — Je sais : To be or not to be.
- — Eh bien ! je suis plus riche que toi ; j’en sais une quinzaine de mots. — Nous les partagerons en frères.
- — Si tu savais comme ces gens-là ont la tête dure, lui répondit l’ami ; voilà six ans que je vis avec eux et ils n’ont pas pu apprendre le français.
*
**
Je viens de rencontrer Lherminier, qui m’a conseillé d’acheter un dictionnaire de
conversation franco-anglaise. — C’est un recueil de dialogues par demandes et par
réponses, dans lequel, dit la préface, toutes les circonstances de la vie sont prévues,
depuis les plus solennelles jusqu’aux plus familières. — Je remarque, en effet, des
chapitres intitulés : — Réception à la cour, — Audience du ministre,
— Demande en mariage. Malheureusement, le dictionnaire de conversation ressemble
à ces instruments à vent dont il est impossible déjouer si on ne possède pas ça que les
musiciens appellent l’embouchure. Or, l’embouchure d’une langue, c’est
sa prononciation. — Et comme je n’ai pas l’embouchure de l’anglais, — la pantomime est
encore ma meilleure ressource pour me faire comprendre.
**
*
**
Si le Dictionnaire de conversation a prévu les cas exceptionnels d’une
réception royale, ou d’une audience ministérielle, soit dédain, soit oubli volontaire,
il se montre moins prévoyant à propos des circonstances familières, et il en résulte
quelquefois un certain embarras pour le voyageur. Aujourd’hui même me trouvant dans un
des beaux quartiers de Londres, je désirais, pour dès motifs étrangers à la misanthropie
d’Alceste, rencontrer un endroit écarté. — Ne connaissant pas les ressources du quartier
dans lequel je me trouvais, j’abordai un policeman avec l’intention de
l’interroger. Mais ce fut inutilement que je cherchai la phrase dans mon dictionnaire.
Sa pruderie restait muette sur cet article ! Dans cette circonstance éminemment
familière, la pantomime me parut un moyen de traduction trop expressif pour que j’osasse
en faire usage avec le policeman qui, d’ailleurs, me parut manquer
d’initiative.
Cependant, comme il y avait urgence, j’allai peut-être me risquer à braver le no comit nuisance, prohibitif inscrit sur la muraille, lorsque je fus
soudainement retenu par un souvenir. — Quelques jours auparavant, j’avais vu à Paris un
Anglais surpris par un sergent de ville au moment où il semblait lire de trop près les
affiches de spectacle. Ignorant sans doute combien nos lois sont paternelles pour ces
petits délits qui sont dans la nature, le délinquant parut frappé d’une invincible
terreur, et je n’oublierai jamais l’accent avec lequel il demanda au sergent de ville
« quel siouplice lui était réservé ? » Il ne fallut pas moins que le
rappel de ce fait pour m’arrêter sur le bord d’une contravention dont les suites
pouvaient être dangereuses. Heureusement que je rencontrai un compatriote qui m’emmena à
Westminster, où se trouve un office spécial.
Si l’on en croit les statisticiens et la foule qui encombre incessamment tous les lieux
publics où l’on débite de la boisson, la population de Londres est une éponge qui
absorbe quotidiennement une quantité de liquide suffisante pour mettre à flot le Great-Britain, navire du port de dix mille billards. — Cependant il s’en
faut que les conséquences naturelles de cette absorbtion prodigieuse aient été prévues
dans une juste mesure. On pourrait croire, au contraire qu’il y a à Londres un parti
pris de provoquer à la contravention, et que le no comit nuisance est
un piège tendu par le fisc. — On est quelquefois obligé de marcher pendant une heure
avant de rencontrer un endroit où l’on puisse, à l’abri de la pruderie britannique, se
livrer tranquillement à l’antithèse de la soif. — Encore ces refuges hospitaliers qui
avoisinent les monuments sont tellement encombrés, que, pour être sûr d’y trouver une
place, ce n’est pas imprudent de la prendre la veille en location. Si M. de Rambuteau
eût été lord-maire, il est certain que cet état de chose l’eût frappé, et sans doute il
aurait pensé à utiliser au profit de la population de Londres les nombreuses colonnes
monumentales qui font ressembler cette ville à un immense jeu de quilles dont le dôme de
Saint-Paul est la boule.
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J’ai vu tant de fois les monuments de Londres servir de décors au mélodrame, et
j’éprouve si peu la nostalgie de l’Ambigu, de la Gaîté et de la Porte-Saint-Martin, que
j’avais d’abord conçu le projet de ne point visiter les curiosités historiques de la
ville. Mais, profitant de la circonstance qui m’avait attiré vers Westminster, j’ai
réfléchi que je manquerais à tous mes devoirs de touriste si je n’entrais pas dans le
vieil édifice où repose, parmi tant d’illustres personnages, le corps de l’immortel
auteur de Richard III.
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En sortant de Westminster, mon compatriote, familier avec les curiosités de Londres,
m’a amené dans le quartier des mouchoirs volés. Figure-toi la Cité des Mystères de Paris restituée par un architecte ami du sombre et de la
malpropreté. Le nom de ce quartier indique suffisamment l’industrie qu’on y exerce, et
que les habitants ne songent même pas à dissimuler, car j’ai vu des enseignes où on
lisait :
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À la renommée du point d’AngleterreCe commerçant, recelait même un caisson aux armes royales, avec le By appointement traditionnel, ce qui pourrait faire supposer qu’il était autorisé par le gouvernement. La maison la mieux fournie et la plus en vogue est l’ancienne maison Sheppard, traduite plusieurs fois devant les assises, et tout récemment par M. André de Goy. Au moment où je passais devant ses magasins, on opérait le déballage d’objets provenant de l’exposition de Manchester. De nombreux commis s’occupaient à préparer la mise en vente. Les uns effaçaient les initiales gravées sur les bijoux, les autres tondaient les chiens volés dans les parcs, pour en métamorphoser la race. J’ai vu devant mes yeux un superbe épagneul écossais, dont un ciseau ingénieux a fait en moins de cinq minutes, un pointer. Des femmes étaient particulièrement employées à démarquer les pièces de linge. — Et jamais vaudevilliste ayant besoin d’une idée ne fut plus habile à démarquer le sujet d’un livre et à faire un torchon avec de la dentelle. La vocation des Sheppard est tellement éternisée, qu’un jeune baby de quelques mois, qui était au sein de sa nourrice, a interrompu son repas pour venir me prendre mon mouchoir dans ma poche. Je dois au reste déclarer qu’on me proposa immédiatement d’entrer dans l’arrière-boutique, — où on me le rendrait, — moyennant dix pences. C’est dans ce quartier que s’élève le Conservatoire des voleurs. — Là, du matin au soir, une multitude de jeunes gens, — l’espoir de Newgate, se livrent à l’étude préparatoire de la distraction. — Les cours sont faits par d’habiles praticiens. — Il y a une chaire de mouchoir, une chaire de montre, une chaire de bourse. — Les expériences se font sur un mannequin à ressort, — Ce qui rend les études quelquefois très-dures, — c’est que le mannequin qui représente toujours un gentleman— est armé d’une canne, et au moindre faux mouvement de l’opérateur— le gentleman lève sa canne et la laisse retomber. — Un professeur d’ivresse simulée est attaché à l’établissement. — Il enseigne aux élèves— l’art du zigzag ingénieux— que le pick-pocket emploie dans les rues pour heurter les passants et les dévaliser. — Des professeurs de boxe et de gymnastique perfectionnent les aptitudes des élèves en leur apprenant l’art de ne pas se laisser prendre— ou pendre. — Le Conservatoire des voleurs de Londres est un des établissements les mieux tenus de l’Europe. Il y a chaque année un concours, — où assistent les directeurs de bandes qui ont besoin de renouveler leur troupe. Le dernier concours a mis en relief des sujets merveilleux qui pourront, avant peu, être appréciés par le public. On parle surtout d’un jeune homme qui peut voler une montre en dix-sept langues. Bien que ce concours ait été très animé, il était attristé par le jugement prononcé récemment contre le directeur du Conservatoire, arrêté dans le Strand au moment où il démontrait un coup difficile. — Il devrait être pendu le soir même. — C’est une perte.
un tel, receleur,
Tient tout ce qui concerne son état.
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Au voleur ! — mon cher Bourdin, — le compatriote qui me pilotait est un faux
compatriote. C’est un ancien lauréat du Conservatoire qui travaille
les étrangers. Je lui avais inspiré quelque confiance, sans doute, — et, sans que je
m’en sois aperçu, il a opéré dans mes poches un travail pneumatique qui a parfaitement
réussi. Je n’ai pas même de quoi acheter un carnet pour recueillir mes observations.
Adresse-moi, au plus vite, une lettre— chargée, — très chargée, — et surtout aie le soin
d’écrire mon nom en gros caractères, car la poste française a l’ingénieuse habitude
d’apposer son timbre sur cette partie principale de l’adresse.
Chargée ! très chargée !
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J’ai cependant vu le moment où j’allais me trouver fort embarrassé pour faire traduire en argent anglais le souvenir de la patrie contenu dans ta lettre, non pas que les traducteurs manquent ici ; — ils y sont même fort nombreux. — Mais c’était un samedi, et ce jour-là, dès quatre heures de l’après-midi, non-seulement tous les comptoirs de change, mais encore tous les magasins sont fermés. — J’allai chez un garçon de ma connaissance, qui tient dans le Strand le dépôt d’une grande maison parisienne, et je le priai de me donner la monnaie de mon billet. — Il m’ouvrit sa caisse, — un monument qui paraissant destiné à loger le Pérou, et qui cependant ne contenait qu’une somme contre laquelle le dernier mendiant de Londres n’aurait pas voulu troquer sa journée. — Si vous étiez venu cinq minutes plus tôt, me dit mon ami, j’avais dix mille francs en or. Mais je viens de les envoyer à la Banque. Il m’apprit alors que c’était une mesure de précaution adoptée par tous les commerçants de Londres. — À la fin de la journée, chacun d’eux, dans la crainte d’être volé, ne conserve chez lui que la somme indispensable à ses besoins, et envoie sa recette du jour passer la nuit à la banque de son quartier, d’où il la retire chaque matin. Frappé d’une non-valeur momentanée, mon billet de banque me devenait aussi inutile qu’un billet de l’Ambigu pourrait l’être à Londres— et même à Paris. Ce qui m’inquiétait surtout, c’est que j’étais à la veille d’un de ces dimanches anglais durant lesquels le tour du cadran semble plus long à faire que le tour du monde. Je fus heureusement sorti d’embarras par l’obligeance du docteur Verdé-Delisle, qui vient de mettre tout le monde médical en émoi, par la publication d’un livre contre la vaccine, à laquelle il attribue l’abâtardissement de la race moderne en Europe. Ce qu’il y a de singulier, c’est que le Docteur Delisle, qui est un révolutionnaire par conviction, est, avec Fonta, un des plus beaux grêlés de France.
*
**
Aujourd’hui dimanche, — fidèle à ses traditions d’ennui dominical, — la ville s’est
réveillée au milieu d’un brouillard mieux imité qu’au théâtre de la Porte-Saint-Martin.
— C’est une sorte de brume opaque, où les bruits de la rue s’absorbent ; — on sent, en
marchant dans les rues, palpiter dans l’air, autour de soi, les grandes ailes de hibou
du spleen britannique. — À aucun prix on ne pourrait, avant une heure de l’après-midi,
se faire ouvrir une boutique, pas même celle d’un armurier, si l’on avait l’envie bien
naturelle de se brûler la cervelle, ne fût-ce que pour faire un peu de bruit au milieu
de ce silence. Toute la population de Londres émigre dans les environs ; aussi, après les
offices, tous les pauvres abandonnent-ils les églises pour se réunir aux stations de
chemins de fer ou de bateaux vapeur. — Gavarni nous a initiés à ces types de gueuserie,
où toutes les races soumises à la domination anglaise ont leurs représentants, depuis
l’Irlandais, fils de la famine, jusqu’à l’Indien, fils du soleil.
Nous avons été passer la journée à la campagne, qui est bien telle qu’on la représente
dans les gravures de steeple-chase. — J’ai vu Richemond, où lord Ward avait, quelques
jours auparavant, donné en l’honneur des beaux yeux d’une cantatrice, — qui sera bientôt
une lady, — un magnifique banquet, auquel assistait toute la troupe du Théâtre-Italien.
— Après Richemond, nous avons visité Hampton-Court, dont le parc est une merveille. La
célèbre galerie de Hampton-Court est actuellement dénudée par les emprunts de
l’exposition de Manchester. C’est là qu’on voit la plus belle collection des Holbein
connus, — et plusieurs cartons de Raphaël, parmi lesquels celui de la Pêche
miraculeuse et de la Transfiguration.
De Hampton-Court à Windsor, la route est charmante, mais elle est accidentée de
nombreuses barrières, où un impôt qui varie de six pences à un demi-shelling est prélevé
sur tous les équipages. Un paysagiste en quête de pittoresque ne ferait pas fortune dans
cette campagne unie et joliette. — Ma grande préoccupation était de voir des chaumières
et des paysans, mais les chaumières sont des maisons de campagne bâties sur un modèle
uniforme ; quant aux paysans, ils sont tous en habit noir, et ils mettent des cravates
blanches jusqu’à leur charrue. En approchant de Windsor, le pays s’accidente un peu. On
sait qu’il y a lutte, comme beauté de points de vue, entre la terrasse de Windsor et
celle de Saint-Germain. L’opinion des touristes est partagée, mais je vote pour
Saint-Germain, où il y a le pavillon Henri IV, dans lequel on dîne, tandis que
Castle-Hotel est une gargote solennelle que le duc de Wellington et la duchesse de Kent
n’auraient certainement point recommandée par une patente autographe, s’ils y avaient
mangé un certain potage à la queue de bœuf que la beauté du paysage ne m’a pas fait
digérer.
À la station de Windsor, nous nous sommes rencontrés avec des gardes de la reine, qui
se sont mis à regarder Nadar avec la considération que les phénomènes se doivent entre
eux. Tu sais que ces soldats sont les plus beaux hommes de l’Angleterre. L’un d’eux, qui
était sergent, s’est approché de notre monumental ami pour se mesurer avec lui.
— L’avantage de la taille est resté à Nadar, mais il a failli le payer cher. Le sergent,
qui était recruteur, lui a tendu une demi-couronne à l’effigie de la reine d’Angleterre,
et Nadar, croyant qu’il lui en demandait la monnaie, allait prendre la pièce, lorsque le
docteur Delisle l’arrêta soudain, et lui expliqua que, en Angleterre, dès qu’on avait
accepté d’un recruteur une pièce de monnaie à l’effigie du souverain régnant, on faisait
partie de l’armée anglaise.
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*
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J’ai été hier passer la soirée à la fameuse taverne de Nicholson’s, où a lieu, comme tu
le sais, la parodie de tous les procès curieux jugés par les tribunaux anglais. C’est
une sorte de cour d’appel comique où l’opinion casse quelquefois les arrêts rendus par
les magistrats ; anomalie assez étrange à constater dans un pays où le respect de la loi
est souvent poussé jusqu’à l’exagération. On donnait ce soir-là, à la demande du public,
la représentation d’une affaire de conversation criminelle, qui avait récemment jeté
quelque émoi dans la cité. — Un mécanicien, possédant, comme le dit Quinola, plutôt l’amour de la mécanique que la mécanique de l’amour, s’était,
après un an de mariage, séparé amiablement de sa femme. — Les deux époux vivaient sous
le même toit, mais ne partageaient point la même chambre, et n’avaient de rapport entre
eux que pour regretter l’association légale de leurs incomptabilités. — En attendant que
la loi sur le divorce lui eût rendu le libre exercice de ses sympathies, la femme
encourageait les soins d’un jeune locataire de sa maison, et plusieurs fois l’avait reçu
dans son appartement particulier à une heure où le soleil était couché et endormi depuis
longtemps. Ces entrevues n’étaient pas sans péril, car elles avaient lieu dans une
chambre assez voisine de celle habitée par le mari ; mais, en tout pays, les gourmands de
fruit défendu le trouvent meilleur s’il est cueilli au nez du garde-champêtre.
— Cependant un matin, à l’heure où tous les chats de Londres se réveillent au cri de milk milk, poussé par les marchands de lait, le mécanicien crut, comme
Angelo, entendre du bruit dans son mur. Il prêta l’oreille, et sentit quelque chose se
dresser sur sa tête. En pareil cas, la loi anglaise est précise, et, avant de faire
partie du club que nous plaçons en France sous la présidence de Georges Dandin, il faut
prouver qu’on y a des titres.
Aussi la plainte d’un mari n’est-elle admise, judiciairement, qu’après une constatation
évidente, et, comme on dit en vénerie, pour juger le délit, il faut l’avoir vu par corps ; autrement, le plaignant court le risque d’être considéré
comme un vantard. Instruit des exigences de la législation, le mécanicien résolut
d’employer les ressources de son art pour arriver, comme Vulcain, son patron
mythologique, à la surprise des deux coupables, et, dans le silence du cabinet, il
inventa un appareil ingénieux que l’on pourrait appeler le compteur
conjugal. Pendant une courte absence de sa femme, il pénétra dans la chambre à
coucher de celle-ci, et appliqua au meuble principal de cette pièce un mécanisme dont la
présence était habilement dissimulée, et qui communiquait, par un fil conducteur, à une
sorte de cadran où se trouvait une aiguille indiquant des chiffres. Ce cadran était
placé dans l’alcôve du mari, et restait toute le nuit éclairé par une lampe.
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Un soir, le mécanicien invite deux de ses amis à venir prendre le thé chez lui, et,
désignant la chambre voisine de la sienne, habitée par sa femme, il les invite à ne
point faire de bruit pour ne pas troubler son repos. — Puis, ayant su les retenir
jusqu’à une heure assez avancée, il leur proposa de prendre des actions pour
l’exploitation d’un nouveau système de surveillance dont, il voulut sur-le-champ leur
expliquer l’usage. — Supposez, leur dit-il, que vous soyez séparés de vos femmes et que
vous ayez des doutes sur l’emploi qu’elles font de leur liberté, — surtout à une heure
pareille à celle où nous sommes, — mon appareil vous renseigne exactement. Voyez ce
cadran. — L’aiguille est arrêtée sur le chiffre indiquant la pesanteur du corps de ma
femme, qui est dans la chambre voisine. — Le moindre objet ajouté à ce poids serait
indiqué immédiatement par mon cadran.
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- — Mais, interrompit l’un des invités, il me semble que votre aiguille varie beaucoup : du chiffre 45, la voici qui passe à 90.
- — Il est impossible que ma femme ait pu engraisser de quarante-cinq kilos dans une soirée, reprit gravement le mécanicien ; et conduisant les deux amis dans la chambre voisine, avant que le poids supplémentaire ait pu se dissimuler, il requit leur témoignage pour constater le flagrant délit devant la loi. — Le juge devant lequel l’affaire avait été portée avait condamné le séducteur à un farthing d’amende (deux liards de notre monnaie). — Quant à la femme, son mari avait été autorisé à la rendre à sa famille. — Le mécanicien a dû partir pour la France, où il compte exploiter son invention.
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Les personnes de marque qui sont restées à Londres s’abstiennent de paraître dans les
lieux publics pour qu’on ne puisse pas supposer qu’elles n’ont pas encore quitté la
ville. — Aussi n’ai-je pu assister à une de ces grandes représentations d’apparat, où la
présence de S. M. la reine fait du théâtre une succursale de la cour. — Ces jours-là,
l’étiquette s’assied au contrôle, où un lapidaire est installé avec la mission de
refuser l’entrée à toutes les dames qui se présenteraient en ayant sur elles moins de
cent mille livres de diamants. — Les hommes sont également soumis au frac et à la
cravate blanche. Ce n’est pas gênant pour les Anglais, qui, en arrivant au monde, en
trouvent une dans leur layette. Mais il arrive quelquefois aux voyageurs, ignorant les
usages, de se présenter au théâtre comme ils iraient à l’estaminet, et de se heurter à
un refus d’entrée. — Le cas a été prévu, — et dans presque toutes les boutiques qui
avoisinent Her Majesty’s-Theatre, — on loue des costumes d’opéra. — Les petits
industriels vagues, qui rôdent sous le péristyle, font même concurrence aux vestiaires
officiels, en abaissant à la portées des petites bourses la location de leurs propres
habits noirs et de leurs propres cravates blanches. — Ils ne demandent d’autre gage que
le vêtement qu’on dépouille pour mettre le leur. — Mais il y a quelqu’imprudence à les
honorer de sa confiance, car pendant que l’on conduit leur habit noir à l’Opéra, il peut
arriver qu’un policeman les emmène prendre le thé dans une maison où ils sont reçus même
en paletot. — Une fois la saison terminée, l’entrée du théâtre de la Reine est abordable
à toutes les classes de la société. — Outre que le prix des places est diminué de
moitié, le contrôle se montre moins sévère sur le chapitre du costume— une mise décente
est seulement de rigueur, et on serait reçu même avec l’arc-en-ciel autour du cou,
— mais il n’en reste plus pour se faire une cravate— Léo Lespès a acheté le dernier
coupon.
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Le soir où j’étais au théâtre, je n’ai vu de diamants qu’au jabot de Nadar et de perles
que dans la bouche de madame Taglioni. Les loges de l’aristocratie étaient vivement
démocratisées, je dirai même qu’au premier flair on respirait dans la salle cette vague
odeur du billet donné… Le décor et la mise en scène m’ont paru être à l’Opéra des
éléments dramatiques absolument inconnus. J’ai vu, dans le Cenerentola,
des toiles auprès desquelles le fameux salon jaune, qui servait de mairie aux amoureux
de M. Scribe, eût été une galerie d’Apollon, — et on a apporté sur la scène, pour
chanter le duo assis, deux fauteuils sur lesquels un gamin du boulevard n’aurait pas
voulu monter, même pour voir le feu d’artifice. Quant aux costumes, ils m’ont paru
brodés par la main des fées de l’économie. — Mademoiselle Rosati a dansé Marco
Spada avec mademoiselle Taglioni, pour laquelle le public de Londres a une
idolâtrie évidente.
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Le jour où a eu lieu la clôture de la saison, la représentation a été égayée par un
intermède comique qui n’était pas indiqué sur l’affiche, et dont le directeur du théâtre
de la Reine a été le héros. Comme c’est la coutume, à Londres, après l’exécution
solennelle du God save the Queen, écouté avec le respect religieux que
tous les Anglais portent à leur souveraine, les artistes qui composent la troupe se sont
avancés, chacun à leur tour, pour saluer le public privilégié qui leur témoigne à son
tour sa sympathie par des bravos et des rappels. Il y a bien dans la salle quelques
parents et quelques amis qui donnent le la à l’enthousiasme
britannique— mais la cérémonie s’exécute ; — on crève quelques paires de gants et on
jette quelques bouquets. M. Lumley, qui s’étonne de ne pas encore voir, sur une place de
Londres, une colonne monumentale supportant sa statue, avait imaginé de se faire
comprendre dans l’ovation que la première aristocratie du monde accordait à ses
artistes. Exceptionnellement, il voulait quêter le piédestal de sa dignité directoriale
pour se mettre au même rang que son premier ténor ou sa prima donna.
En conséquence, — un nombreux groupe d’amis— attendait l’instant où le dernier artiste
aurait achevé sa dernière révérence, pour procurer à M. Lumley le triomphe romain que
celui-ci s’était commandé. — À un signal donné, un formidable chœur s’élève dans la
salle, au moment où le public se disposait à se retirer : — Lumley ! Lumley ! Lumley !
et au milieu d’un étonnement général. — M. Lumley s’avance sur la scène, — il a le
soleil sur son jabot, et l’on voit briller les planètes aux boutonnières de son gilet,
— il salue à quatre-vingts degrés, pose la main sur son cœur et se prépare à prononcer
un speach ; mais l’émotion, ou sa cravate, étranglent son éloquence,
— et alors, — ah ! dame ! — et alors— l’aristocratie, qui n’a point en public l’hilarité
expansive, — s’est souvenue qu’elle faisait partie de la joyeuse Angleterre, et elle a
fait à M. Lumley un de ces succès— qui coulent un homme, — mais pas en bronze.
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En sortant du théâtre, à minuit, je me suis trouvé au milieu des lumineuses féeries de
Hay-Market, qui est la rue de Londres où se trouvent en plus grand nombre les
publics-houses, les tavernes élégantes, et tous les établissements où l’on
noctambulise— entre un homard et une bouteille de sherrey.
M. Méry, — un jour qu’il était parvenu à retrouver la plume avec laquelle il écrivait
jadis Héva et la Guerre de Nizam, a écrit dans les Nuits anglaises vingt pages qu’il peut revendiquer comme étant
l’invention de la photographie. Je n’essayerai pas de lutter avec ce passage qui est
resté dans toutes les mémoires littéraires comme un bon point à marquer à l’écrivain qui
s’en marque lui-même tant de mauvais. — Qu’il vous suffise de savoir que Hay-Market,
Piccadilly et les rues avoisinantes sont les principaux docks— de la compagnie de
Cythère. — Depuis minuit jusqu’à cinq heures du matin, dans cette rue et dans celles qui
l’avoisinent, on trouve l’affluence qu’on remarque à Paris aux Champs-Élysées les jours
de feu d’artifice. Sans doute c’est un tableau affligeant pour le moraliste, mais à
Londres la morale se couche à neuf heures. À partir de ce moment, le pavé appartient à
ceux qui ont l’habitude de le battre, et c’est en battant ce pavé-là, que Shakespeare a
rêvé les types immortels de Juliette, de Cordélia, de Desdemone et de toutes les
femmes-anges qui peuplent son répertoire.
Un spectacle bien cher à tous ceux dont le tempérament est fait avec une rognure de
Gargantua, c’est le luxe apéritif des tavernes et la mise en scène pleine de séductions
de leur étalage extérieur où, sous la blanche lumière du gaz, se rassemblent toutes les
variétés connues du règne animal. — Les publics-houses de Hay-Market et de Piccadilly
sont de préférence ceux où l’on va souper au retour du Wauxhall, de Cremorn et du
Casino. Un homard vivant, passant ses longues pinces au travers du grillage de Scott,
m’a invité à aller le manger. Scott est la Maison-d’or du quartier. Il est patronné par
les jeunes gens de l’aristocratie et par les crinolines de grande circonférence. Le
cabinet particulier existe peu dans les tavernes anglaises. Les salons sont divisés en
compartiments, — ce qui rend l’isolement absolu à peu près impossible. — Mais ce que la
morale y peut gagner, elle le perd dans les parcs qui restent ouverts toute la nuit.
— Cependant, depuis quelque temps, l’autorité s’est émue de ces pèlerinages après boire.
— Les parcs n’ont point été fermés, mais, sur une pétition de la chaste Diane qui avait
sa statue dans Saint-James, on a organisé des rondes, qui assurent à la déesse un repos
tranquille, en éloignant de ses regards tout ce qui pourrait lui faire regretter trop
vivement l’absence d’Endymion.
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Cependant, on n’a pas encore pu, ou on n’a pas voulu retirer pendant la nuit
l’hospitalité des parcs aux nombreux hôtes de ces dortoirs de la belle étoile. Ils y
viennent reposer pacifiquement avec leurs femmes et leurs enfants. Chaque famille a son
banc ou son arbre accoutumé. Le matin, aux premiers sons de la diane, ils se lèvent
comme une troupe familiarisée avec la discipline et se répandent dans les rues où ils
vont, pour la plupart, se livrer au productif far niente de la
mendicité, profession qui n’est nullement interdite dans le département des Îles
Britanniques, car elle est, avec le vagabondage, la soupape de sûreté des deux ou trois
cents propriétaires auxquels appartient la ville de Londres. — Les Anglais, il faut le
dire, ont l’instinct— de la charité, — tous ceux dont le formidable appétit de
jouissances humaines est habitué à mâcher le million, — payent généreusement aux
établissements de bienfaisance le droit de digérer avec sécurité.
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Mais l’aumône sur la voie publique est encore très-fréquente. — À Londres, quiconque
peut donner donne, et avec bonne grâce comme on lui demande, car j’ai vu un jour un
pauvre qui n’osait pas tendre sa main parce qu’il n’avait pas de gants et que c’était
dimanche. Les bras croisés entre sa peau et le drap de son habit, il désignait
timidement aux passants, par un mouvement de la tête, un chapeau en ruine, au fond
duquel on apercevait encore un double chiffre surmonté d’une couronne ducale. — Ce
chapeau armorié d’un pauvre honteux, qui n’avait pour oreiller que le pavé de la rue,
avait appartenu peut-être à un lord propriétaire du quartier. Tous ceux qui jetaient
leur aumône dans cette sébile armoriée, savaient bien qu’elle irait tomber dans le
comptoir du dieu Gin. — Mais ils savaient aussi qu’il est le dieu de l’abrutissement
résigné, que chaque taverne, — où la misère va s’abreuver, vaut un corps-de-garde, — et
qu’en encourageant les pauvres honteux, — on prévient les pauvres hardis. Cela est si
vrai, qu’un des principaux magistrats de Londres, — auquel on montrait le recensement de
la population, classe par classe, — secouait la tête et disait avec inquiétude : — Que
se passe-t-il ? — je n’ai pas mon compte de pauvres.
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Je m’aperçois que ces remarques ne sont pas à leur place au milieu de ces lignes
frivoles, — qui auraient pu, sans que personne y perdît, rester dans le carnet, où les
jetaient les hasards de la flânerie ; — mais il est bien difficile de ne point parler de
misère à propos d’un pays où l’haleine d’une population mourant de froid pendant l’hiver
suffit pour former un brouillard qui cache la vue du soleil.
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Le gouvernement anglais a du reste le génie de la prévoyance, et, sans compromettre son
autorité, il sait à propos faire des concessions. — Tout récemment il avait été
question, à l’instigation du clergé, m’a-t-on dit, de supprimer les musiques publiques
qui sont le dimanche une récréation populaire. — Il y a eu commencement d’émeute, on a
déraciné quelques chênes dans les parcs pour les opposer aux bâtons des policemen. La
police a dû rendre au peuple ses orchestres en plein vent. — Mais pour rester d’accord
avec le principe religieux, qui en réclamait l’interdiction, — on a seulement permis la
musique sacrée. — C’est du moins à ce titre que le Postillon de
Longjumeau est exécuté à Londres dans les parcs sous le nom
d’Oratorio. — On est devenu également beaucoup moins rigoureux pour les
règlements, qui obligeaient les dimanches la stricte fermeture des débits de boisson.
— Les portes et les volets, sont bien fermés jusqu’au soir ; mais cependant— il y a bien
un sésame qui entre-baille l’huis prohibé, s’il ne l’ouvre entièrement. — Je me souviens
pour mon compte, d’avoir consommé plusieurs ginger-beer, — à une heure où la loi me
condamnait à la soif.
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J’ai été ce soir à Cremorn-Garden, — c’est une imitation de Mabille. Le jardin beaucoup
plus grand, mais moins somptueux, contient un théâtre, un cirque et une foule de
divertissements. — L’éclairage est mesquin, — est-ce dans un but favorable au mystère ?
je ne le crois pas, car les labyrinthes et les bosquets sont peu fréquentés. La foule se
disperse plus volontiers dans le cirque, vers les jeux, et surtout vers les loteries de
bibelots. — La rotonde du bal, où s’élève un orchestre excellent,
est, à l’instar de Mabille, l’empire où règne un Pilodo— qui pourrait rendre des points
de grêle a à son confrère de Paris. — On m’affirme que c’est pour rappeler le plus
possible le roi des bals parisiens, que le chef d’orchestre de Cremorn s’applique cette
grêlure postiche, seulement il arrive quelquefois que, dans la chaleur de l’exécution
d’un quadrille, le masque tombe et il reste un très-joli garçon, fort apprécié de ses
danseuses. — Cremorn, qui est le Parc-aux-Biches de Londres, a, comme Mabille, ses
grands et ses petits jours. — On y trouve beaucoup d’émigrées des Folies-Nouvelles et du
Café du Cirque.
C’est le fonds de magasin de la galanterie parisienne. Elles ne valent pas à beaucoup
près les Anglaises ; mais comme elles viennent de France, le pavillon couvre la
marchandise. — En résumé, ce bal, comme tous ceux qui existent à Londres, n’a pas
l’entrain que l’on remarque quelquefois dans les nôtres. — Les Anglais sont des gens
mathématiques et pressés qui ne font rien d’inutile. Aussi ne perdent-ils pas leur temps
à faire la cour aux femmes qu’ils rencontrent dans les lieux de plaisir. — S’ils en
invitent une pour le quadrille ou la valse, — ils lui présentent non pas la main, mais
leur canne ou leur parapluie ; — lorsque la femme, en valsant, permet à son cavalier de
lui appuyer sa canne derrière le dos, c’est un indice d’espérances. On va ordinairement
les arroser d’un verre de boisson froide, qui a le sherrey pour base,
et qui se boit avec une paille. — Toute femme qui fréquente les bals apporte sa paille à
sherrey dans son corset. — Si, après en avoir fait usage, elle
l’offre à son cavalier, c’est comme si le notaire y avait passé. — Tout ceci n’est pas
du dernier galant, mais le madrigal n’est pas une monnaie anglaise. — On peut revenir de
Cremorn par le penny-boat. Quand la soirée est belle, c’est un
charmant voyage d’un quart d’heure. À bord du steamer l’Anglais retrouve la gaieté qu’il
n’avait pas au bal. — C’est l’Antée de l’eau, il faut qu’il soit dessus pour qu’il
paraisse vivre. Quant à moi— mon retour de Cremorn a été gâté par des Parisiens, qui se
racontaient le dernier drame de l’Ambigu.
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Aujourd’hui, à quatre heures, j’ai été pris dans la rue d’une attaque de spleen
foudroyant. C’est une espèce de suie morale qui s’attache à toutes vos idées. Il n’est
pas de distraction qui puisse vous ramoner l’âme. Il n’y a qu’un remède à ce mal-là :
— c’est le départ. Je fais ma malle, — ce ne sera ni long ni lourd.
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L’ami qui me reconduit au chemin de fer m’a glissé dans la poche, en me quittant, une
nouvelle à la main anglaise.
Il y a deux jours, — comme il avait fait mauvais temps et que le macadam avait délayé
la boue dans la rue, un de ces industriels de la rue avait imaginé de tracer dans
Regent-street un chemin praticable pour les piétons. — Chaque personne qui passait lui
donnait un penny. Vers la fin du jour, et comme il avait amassé une assez belle recette,
le balayeur, ayant quitté la place, prit son balai, et se mit à détruire son travail du
matin, en effaçant le passage qu’il avait tracé au milieu de la boue.
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- — Et bien ! lui dit mon ami qui à la même heure mettait les volets à son magasin, que faites-vous donc là ?
- — Mais je fais comme vous. — je ferme ma boutique. Un gamin de Paris aurait-il mieux dit !
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Ah !
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Janvier 1858
dit elle-même madame Huguet dans la scène où elle explique à son fils les raisons qui l’ont amenée à nourrir sa jeunesse du lait amer de l’expérience. — Mais aux joies de la lune de miel, à la lutte courageuse que les deux époux, soutenus par leur amour, ont entreprise contre la misère, a succédé un de ces découragements qui tôt ou tard finissent par affaiblir les plus robustes affections. Cette pauvreté, d’autant plus pénible à supporter qu’il fallait la dérober sous l’apparence d’un bien-être factice, s’augmente encore par la naissance de deux enfants, qui sur les modestes revenus du ménage viennent prélever l’impôt de leur éducation. — Restée veuve, madame Huguet a marié sa fille et vit avec son fils ; mais en se rappelant les souffrances intimes qui ont altéré son bonheur d’épouse et de mère, elle a juré d’affranchir son fils d’une destinée où la misère pourrait être l’hôte de son foyer. — C’est dans ce but que par le conseil, par l’exemple, elle a éloigné Philippe du vert chemin de sa jeunesse, pour l’entraîner sur la route au bout de laquelle son ambition rêvait la fortune, ce bonheur moderne. — L’intention est maternelle, sans doute, mais ce n’était pas moins une grande audace de risquer sur la scène cette maternité qui, au nom de sa tendresse, s’appliquait à étouffer tous les instincts généreux de son enfant. Cette création scabreuse, et traitée avec un art infini, a été acceptée par le public. Il n’a point voulu y voir ce que l’auteur n’avait pas voulu montrer, — une mère monstrueuse, c’est-à-dire un outrage fait au sentiment le plus sacré de la nature. Cependant quelques timorés crieront peut-être à l’immoralité. Mais ne serait-il pas temps d’en finir avec ce reproche banal qu’on jette à toutes les œuvres qui s’inspirent un peu vivement des mœurs de leur époque ? La nôtre restera grande dans l’histoire, par les grandes choses et les grands noms qu’elle rappelle à l’avenir. Mais on ne peut nier que nous traversons une époque de décadence morale, et que le temps est mauvais pour faire de la scène comique un pâturage où brouterait le troupeau des blancs moutons de madame Deshoulières. La conclusion de la pièce de M. Augier est plus poétique que dramatique. Philippe Huguet, malgré toutes ses concessions aux lâchetés sociales, a cependant gardé, pur de tout contact corrupteur, l’amour qu’il a pour sa cousine. Cette passion comprimée, presque inavouée, éclate tout à coup. Par un beau soleil d’été, au milieu des champs qui exhalent
le jeune homme sent sa jeunesse faire irruption subite dans tout son être. L’intervention des influences de la nature peut être discutée comme moyen dramatique. On trouvera peut-être que Philippe déchire bien vite sa robe d’avocat au premier buisson d’aubépine. Mais ce rajeunissement de l’homme par la jeunesse d’une nature en floraison est une idée poétique, une fiction, si on veut, mais une fiction pleine de charme et qui amène une scène d’amour, une vraie scène d’amour comme on n’en avait pas entendu au théâtre depuis le dialogue de Valentin avec Cécile, dans Il ne faut jurer de rien ! Cette scène seule suffirait pour justifier le titre de la Jeunesse que M. Augier a donné à sa pièce. Oui, c’est bien la jeunesse qui parle par ces beaux vers de Philippe à Cyprienne quand il lui avoue son amour :
Ce rire de la tourterelle est, par parenthèse, une faute de naturalisme. Tout le monde sait que ce charmant oiseau des solitudes champêtres exprime au contraire son éternel amour par une sorte de roucoulement à la fois tendre et plaintif. — Ceci n’est pas une critique mais une simple observation. — On prévoit quel dénoûment amène la rencontre de Philippe avec sa cousine : il épouse Cyprienne et vivra auprès d’elle à la campagne. En réalité, cette utopie de l’avocat-laboureur est un peu un dénoûment de convention. Ou madame Huguet n’avait pu parvenir à inoculer à son fils sa fièvre d’ambition et de fortune, et alors il n’aurait pas attendu aussi longtemps pour suivre les penchants de son cœur en épousant sa cousine ; ou les influences maternelles auraient préservé Philippe de tout retour juvénile : cette conclusion n’en est donc pas une, dramatiquement. Mais il nous répugne de soumettre à l’appareil de la logique une œuvre qui est avant tout une tentative de poésie. Laissons à d’autres le soin de chagriner le succès d’un homme qui, à son honneur et à celui du public, a su réunir dans cette difficile entreprise de faire écouter et applaudir des vers à une époque où l’on parle une langue en chiffres.
répètent les cygnes élégiaques qui nagent dans les eaux du lac immortel. — Les Lassagnistes sont un peu moins nombreux. Cependant un jeune homme qui sait adroitement jeter quelque ô mon Dieur-je dans la conversation peut encore se présenter dans un salon. — Si l’Alboni chante, on la fera taire. — Ce sera d’abord une occasion d’éviter l’art, une chose que le public moderne n’aime pas, parce qu’elle offense la vulgarité de ses goûts. Peut-être trouvera-t-on que c’est là chercher querelle à une innocente manie ; mais il y a dans cette manie un symptôme qui caractérise l’esprit du temps : jamais il n’a été plus indifféremment hostile aux œuvres sérieusement dignes d’attirer l’attention ; jamais il ne s’est montré plus sympathique à celles qui le sont moins. — L’époque est surtout propice aux exagérations du grotesque et aux extravagances de la parodie. De même que l’acteur qui a le plus de succès est celui-là qui sait le mieux faire subir au masque humain toutes les difformités de la grimace, les œuvres qui exercent sur la foule l’attraction la plus puissante sont celles où la vérité humaine est le plus violemment contorsionnée. Au théâtre, les ouvrages sérieux ou d’apparence sérieuse attirent bien le public, mais on pourrait croire qu’il y vient plutôt par curiosité, par désœuvrement, que par goût. C’est au spectacle et non au théâtre que l’appellent ses véritables instincts. FIN.