O
n ne sçauroit trop combattre la manie de
plusieurs hommes aveugles ou jaloux, qui ont pris à tâche dans tous les siècles,
de louer prodigieusement les morts ; le tout, pour contester aux vivans
leurs succès, sans songer que ceux-ci deviendront anciens à leur tour(1). Les mêmes talens ne
peuvent
précisément se reproduire, parce que, quand la Nature forme une tête, elle lui
donne une empreinte particuliere, & le cachet alors est à jamais brisé. Mais
il y a des équivalens ; & si tel homme ne fait pas ce qu’a fait tel
autre, il peut faire quelque chose qui, dans un genre différent, en approche en
bonté. Si l’homme né pour peser respectivement le mérite des Ouvrages existoit,
peut-être que dans sa balance il trouveroit une égalité qu’on ne soupçonne pas.
Car les noms en imposent toujours plus que les choses.
Nous n’avons plus, si l’on veut, des Corneille,
des
Racine, des Boileau, des Nicole, des Bossuet, &c. Mais il y a aujourd’hui
plusieurs gens de Lettres, non moins éloquens & plus utiles que ne l’ont été
ces grands-hommes, conséquemment plus respectables par l’usage qu’ils sont de
leurs talens. Ils ont toujours devant les yeux, la Patrie & l’Humanité,
& leur offrent toutes leurs pensées ; ils dissipent, autant qu’il leur
est possible, les erreurs plus funestes encore dans des temps de lumiere, que
dans des tems absolument barbares. Ce sont eux qui ont développé tous ces
heureux principes qui donnent lieu aux Nations d’espérer une plus grande
félicité, & soit qu’ils écrivent l’histoire, soit qu’ils traitent la morale,
ils sont servir les événemens passés à la situation actuelle des événemens.
Tout Écrivain est particulierement lié à la justice d’une maniere solemnelle
& avant toute autre obligation. L’infraction de la justice est une injure
faite au genre humain ; voilà pourquoi tout Auteur digne de ce nom, sent
vivement le tort que l’on fait à son semblable ; il ne peut le tolérer. Il
est le vengeur de la cause publique, & l’oppression qui est tombée sur son
voisin, doit lui devenir personnelle ; il ne peut se dispenser d’élever la
voix, & l’Ecrivain le plus estimé, sera toujours celui qui réclamera avec
plus de force, les droits imprescriptibles de la justice & de
l’Humanité.
Tandis que l’envie, la méchanceté, l’ignorance
les
attaquent(2), ils méprisent des traits qui
doivent mollir, parce que rien ne contrebalance la rénommée universelle. La
supériorité de leur raison leur montre les suffrages des hommes sensibles, nés
& à naître, & ils placent la récompense de leurs travaux dans
l’amélioration des projets pour le bien public.
Peut-on donc trop honorer ces hommes supérieurs, qui étendent nos lumieres, qui
établissent le Code moral des Nations, & les vertus civiles des
particuliers ? Un Poëme, un Drame, un Roman qui peint vivement la vertu,
modèle le Lecteur, sans qu’il s’en apperçoive, sur les personnages vertueux qui
agissent ; ils intéressent, & l’Auteur a persuadé la morale sans en
parler. Il ne s’est point enfoncé dans des discussions souvent sèches &
fatiguantes. Par l’art d’un travail caché, il nous a présenté certaines qualités
de l’âme revétues de ces images qui les font adopter. Il vous fait aimer ces
actions généreuses : & l’homme qui résiste aux réflexions, qui s’aigrit
par les leçons dogmatiques,
chérit le pinceau naïf &
pur qui met à profit la sensibilité du cœur humain, pour lui enseigner ce que
l’intérêt personnel & farouche repousse ordinairement. L’Auteur se fait
écouter par le plaisir, & les préceptes de la plus austère morale se
trouvent établis sans qu’on ait découvert le but de l’Ecrivain ; pectora mollescunt.
Qui croirait au premier coup d’œil, que les découvertes, les inventions utiles,
les Arts méchaniques, les meilleurs systèmes politiques dépendent de la culture
des belles Lettres ? Elles ont toujours précédé les sciences
profondes ; elles ont décoré leur surface, & c’est par cet artifice
ingénieux que la Nation les a d’abord adoptées, puis chéries. Tout est du
ressort de l’imagination & du sentiment ; même les choses qui en
semblent le plus éloignées. Il suffit même quelquefois de faire poindre l’aurore
des Lettres dans une contrée barbare, pour lui donner bientôt les Arts solides
& les inventions hardies. Cet enchaînement est de fait chez toutes les
Nations, & la vraie raison n’en est pas clairement démontrée, sinon que
l’homme commence par sentir, & que, dès qu’il sent, il ne tarde pas à
raisonner ses sensations ; le monde moral ressemble peut-être au monde
physique, où les fleurs précèdent constamment les fruits ; & voilà de
quoi réconcilier les farouches ennemis des grâces, avec les légers sectateurs de
la brillante Littérature.
C’est donc de cette premiere impulsion que dépendent les bonnes loix. Il semble
qu’il faille nécessairement commencer par les paroles, pour arriver ensuite aux
idées ; & l’on peut remarquer que tout établissement a eu primitivement
l’empreinte de l’agréable & du beau. Seroit ce une marche constante de la
Nature ? Ainsi l’enfance de l’homme est gracieuse & riante, & l’âge
mûr est utile. Ainsi tous les Arts se montrent d’abord sous une superficie
brillante & parlent à la sensibilité de l’homme bien avant de former sa
raison.
Mais qui sçait observer la marche de l’esprit humain, voit qu’insensiblement tous
les genres d’écrire s’appliquent à la morale politique. C’est le grand intérêt
de l’homme & des Nations. Les Ecrivains tendent à ce but utile. La morale
n’est ni triste, ni fâcheuse, ni sombre ; on peut intéresser, amuser,
plaire, tout en instruisant. Les esprits vraiment solides, les âmes vigoureuses
ne dédaignent point ce qui peut en détail distribuer la science, en la parant
des couleurs de l’imagination ; une Pièce de Théâtre même (fût-ce un
Opéra-comique) peut devenir un peu moins frivole & paroître encore plus
attachante. C’est l’office des gens de bien, dit Montagne, de peindre la vertu la plus belle qui se puisse.
Si le but principal des Arts doit résider dans l’élévation de l’âme,
c’est-à-dire, dans tout ce qui peut porter l’homme à un sentiment de grandeur
& lui inspirer des idées nobles & intéressantes, il
a une base solide dans l’idée de la grandeur de son être, idée
quelquefois confuse ; mais il ne s’agit que de déployer en lui cet
instinct. Comme la lecture des grands dévouemens échauffe l’imagination !
comme on goûte les traits sublimes des Poètes & des Orateurs ! Ainsi
tout ce qui tend à élever un homme au-dessus de ce qu’il se croyoit, est pour
l’esprit humain une espèce de triomphe qui le flatte ; & nous aimons
jusqu’aux images physiques, quand nous pouvons nous familiariser avec des objets
grands & terribles sans aucun danger, comme avec une bataille, un voyage
dans les mers du Pôle, un dans la solitude effrayante des forêts. Alors la
vastitude de l’objet imprime un intérêt plus vif ; parce que tout ce qui a
de la grandeur, & tout ce qui offre des images fortes, a des droits
incontestables sur nous.
Cependant lorsque quelqu’un a fait un livre de Politique ou de Morale, sur le
champ on lui répète le refrein accoutumé : Travaux
impuissans ! Peines perdues ! Les mœurs ne changent point. Les
abus seront toujours les mêmes. Rien ne peut rompre leur impulsion
établie ; les hommes seront toujours ce qu’ils sont
(3) ; les Chefs des Nations ce
qu’ils ont été. Cela
est bientôt dit. Mais
l’expérience vient démentir visiblement cette assertion. Depuis trente ans
seulement, il s’est fait une grande & importante révolution dans nos
idées ; l’opinion publique a aujourd’hui en Europe une force prépondérante,
à laquelle on ne résiste pas. Ainsi, en estimant le progrès des lumières &
le changement qu’elles doivent enfanter, il est permis d’espérer qu’elles
apporteront au monde le plus grand bien, & que les tyrans de toute espèce
frémiront devant ce cri universel qui retentit & se prolonge pour remplir
& éveiller l’Europe.
C’est par le moyen des Lettres & des Ecrivains que les idées saines, depuis
trente ans, ont parcouru avec rapidité toutes les Provinces de la France, qu’il
s’y est formé d’excellens esprits dans la Magistrature. Tous les Citoyens
éclairés agissent aujourd’hui presque dans le même sens. Les idées nouvelles ont
circulé sans effort ; tout ce qui est relatif à l’instruction, est adopté
courageusement. L’esprit d’observation enfin, qui se répand de toutes parts,
nous promet les mêmes
avantages dont jouissent quelques
uns de nos heureux voisins. Les Écrivains ont répandu des trésors véritables, en
nous donnant des idées plus saines, plus douces ; en nous inspirant les
vertus faciles & indulgentes qui forment & embellissent la société. Les
extendeurs en morale ont paru ne point connaître l’homme,
& irriter ses passions, au-lieu de les rendre calmes & modérées. La
pente, enfin, que les Lettres suivent depuis quelques années, deviendra utile à
l’Humanité, & ceux qui ne croient pas à leur salutaire influence, sont des
mécréans hypocrites. L’influence des Ecrivains est telle, qu’ils peuvent
aujourd’hui annoncer leur pouvoir, & ne point déguiser l’autorité légitime
qu’ils ont sur les esprits. Affermis sur la bâse de l’intérêt public & de la
connoissance réelle de l’homme, ils dirigeront les idées Nationales ; les
volontés particulieres sont entre leurs mains. La morale est devenue l’étude
principale des bons esprits, & la gloire Littéraire semble destinée,
dorénavant, à quiconque plaidera d’une voix plus ferme les intérêts respectifs
des Nations, citées au Tribunal de la Philosophie. Les Écrivains, pénétrés de
ces fonctions augustes, seront jaloux de répondre à l’importance du dépôt, &
l’on voit déjà la vérité courageuse s’élancer de tous les points. Il est à
présumer que cette tendance générale produira une révolution heureuse.
Mais, comme il y a toujours des obstacles au bien, il faut, après l’ouvrage de la
vertu, l’ouvrage encore du tems, parce que lui seul rend la vertu commune &
familiere. Il est curieux, en attendant, de considérer l’effort des esprits
depuis Philadelphie jusqu’à Venise. La Littérature universelle prend un
caractère de morale politique, & les Capitales de l’Europe réfléchissent des
lumieres qui deviennent plus fortes & plus éclatantes, par leur
réunion : l’erreur doit céder à ce concours généreux. Les opérations
ambitieuses ou injustes seront réfrénées, à ce qu’il paroit, par tous ces yeux
ouverts, ces langues promptes à parler, ces plumes prêtes à écrire.
Quoi qu’en disent les esprits détracteurs & chagrins, j’aime donc beaucoup
mieux vivre aujourd’hui que d’avoir vécu il y a trois ou quatre siécles. Malgré
plusieurs restes de barbarie, une lumière salutaire veut nous environner ;
deux grands fléaux de l’Humanité, la supertition & l’ignorance ne sont
peut-être point anéanties : mais, du moins, elles sont terrassées ;
& leur voix, quand elle s’élève, paroît atroce ou ridicule.
La Philosophie est semblable à un astre qui roule au-dessus de la terre ; il
doit éclairer successivement tous les points du Globe ; tantôt ses rayons
sont obliques, tantôt perpendiculaires ; mais ils doivent tôt ou tard
entrer dans les yeux des Nations qui semblent les plus éloignées de recevoir
leurs salutaires influences. Le Génie Philosophique, qu’on
voudroit anéantir, est comme la poudre à Canon ; resserré
& captivé, son explosion sera toujours plus forte.
Heureux l’Etat dont les Chefs, ayant l’esprit Philosophique, favorisent ceux qui
s’efforcent de l’acquérir ; car il paroît que désormais les Arts, les
Sciences & les Etats, suivront le sort de la Philosophie, & l’on peut
voir que les gens sans études & sans Lettres, se polissent &
s’enrichissent insensiblement (la plupart même, sans y penser) par les idées,
les opinions & les vues nouvelles que les Philosophes ont répandues.
Certaines classes d’Artisans ont trouvé moins d’inconvéniens & plus
d’avantages dans leurs travaux, par la communication des lumières. Enfin les
Philosophes ont détruit beaucoup de superstitions dangereuses.
Gardons-nous de renoncer à cet esprit actif & nouveau, qui tend à pénétrer
les différens objets pour les lier ensemble. N’allons pas éteindre une clarté
naissante, qui doit nous guider plus loin ; nous sommes nés pour connoître
& pour perfectionner notre entendement ; ce desir dévorant de
connoître, est le plus noble attribut de l’homme ; qu’il en soit toujours
jaloux. Les ténèbres les plus épaisses nous environnoient, nous en
sortons ; que ce ne soit pas pour y rentrer volontairement.
On dira : si la science nous éclaire, c’est sur notre misère réelle ;
elle nous offre sous un jour trop
vrai notre pauvreté,
notre faiblesse & notre malheur. Eh bien ! s’il le faut, soyons un peu
moins orgueilleux de nos découvertes, un peu moins satisfaits de nous-mêmes,
& contentons notre curiosité. A l’exemple de Prométhée, ravissons le feu
céleste, dussions nous encourir le même châtiment. Puisque la Nature, usuriere,
nous vend tout si chèrement, payons la en hommes fiers & généreux :
& qu’importe une petite somme de malheurs, ajoutée aux infortunes qui nous
environnent, pourvu que nous établissions, avec une certaine dignité, la
supériorité de notre être ?
Je ne veux point de ce bonheur, où l’homme conserve sa rudesse primitive, où
tranquille par ignorance, il doit son repos à la grossiéreté de ses sensations.
Qu’elle tombe, cette écorce d’insensibilité ; qu’apprenant à voir, à
sentir, il s’élève vers les voluptés exquises qui constituent les plaisirs de
l’âme. Qu’il connoisse l’ordre & l’harmonie ; qu’il contemple le beau,
empreint dans tous les objets de la Nature. Une félicité négative n’est point du
goût de l’homme raisonnable & sensible : il préférera une plus grande
dose de souffrances à cette apathie qui ne le rapprocheroit du bonheur, qu’en le
rapprochant des êtres inanimés.
On objectera encore que la science est, au fond, fort peu de chose, & qu’il
est impossible à l’homme de la saisir ; mais, s’il en ravit la portion qui
lui est
nécessaire, s’il la cultive pour son intérêt
présent, que devient le reproche qu’on lui fait alors, de se trouver pauvre par
les idées ; ne pourra-t-il pas toujours devenir riche par le cœur ;
c’est-à-dire, par le sentiment qu’il aura de lui-même & de ses
semblables ? Eh bien ! s’il le faut, abandonnons ces plans
présomptueux de l’Univers, ces rêves d’imagination, ces systèmes curieux &
indéchiffrables, rentrons en nous-mêmes. Qui peut alors donner des bornes à nos
sensations les plus chères, à notre amour, à notre amitié, à notre admiration, à
ce calme élevé, qui nous fait juger le point où nous sommes, & le point que
nous avons à parcourir, qui ne nous fait ni trembler de l’avenir, ni le
braver ; qui, tout faibles qu’on nous appelle, nous met au vrai niveau de
toutes les choses créées, en nous faisant voir le rouage que nous occupons, sans
être effrayés de la rotation de la machine ?
L’homme doué d’une sensibilité exquise, à la vue des erreurs, des folies, des
trahisons dont il sera le témoin, se réfugiera dans un monde intellectuel, qu’il
formera à son gré & qu’il habitera ; alors, il sera loin des méchans,
& c’est dans son propre cœur que l’homme de bien doit chercher aujourd’hui
son plus cher asyle(4).
Tel est l’homme de Lettres : lorsqu’il écrit, lorsqu’il abandonne son âme
pour l’instruction de ses semblables, le Génie qui le tourmente est un despote.
Il commande & ne veut point être servi à demi. Il veut toutes les heures. Il
a semblé dire à certains Ecrivains : Je ne me contente pas du tems que vous
croyez avoir de reste ; vous n’aurez que celui que je vous laisserai.
Alors, il fait disparoître la ressemblance ordinaire qui se trouve entre les
hommes. Il fait d’un Ecrivain, un être à part. Le tems semble avoir pour lui
seul des ressources . Il brille dans un court espace de la vie.
Il n’existe qu’un instant, & il éclaire des siécles. Mais ce qui le fatigue
le plus, ce qui lui fait plus de peine, c’est de rencontrer sur son chemin, de
ces hommes absolument dépourvus de
sensibilité, qui ont
les yeux environnés de miracles & qui ne les voient pas ; immobiles
devant les objets les plus frappans de la Nature, dédaignant les miracles des
beaux Arts & leur utilité ; agités par les plaisirs vulgaires, qui
rappellent tout au vil égoïsme, & qui raisonnent encore leur indifférence
sur des objets de sentiment. Quoique l’homme de Lettres se dise que de pareils
hommes sont nés tels, que leur caractère froid & flégmatique dépend de leur
sang, il ne peut s’empêcher d’avoir pour eux cette antipathie qui doit se
rencontrer entre des âmes si opposées.
Ce qui chagrine encore l’homme qui a conçu le goût des grandes choses, & (ce
qui en est la suite) le goût des grands caractères, c’est de voir jeter du
ridicule sur une vertu qui tend à éclairer les hommes ; c’est d’entendre
une Epigramme maligne balancer un succès universel ; le dénigrement
dédaigneux du sot(5) paroitre à côté de la
trompette éclattante de la renommée, & la nullité ôser
quelques-fois, avec une espèce de succès, insulter au génie.
Il est encore un principe destructif des Sciences & des Arts, d’autant plus
perfide & dangereux, que, loin de révolter, il invite l’auditeur à devenir
complice : c’est l’esprit saillant, qui, privé de justesse &
quelquefois de droiture, fait taire l’esprit simple & solide. Il est des
formes d’argumens utilités que l’on emploie pour établir des sophismes
brillans ; on cause avec feu & légèreté ; on n’est point dépourvû
de connoissances ni de finesse ; on a discuté avec grâce : il ne
manque à tout ce qu’on a dit, que le bon-sens & la vérité.
Eclairons donc l’homme pour vaincre sa résistance ou son inertie ;
éclairons-le, non à demi, mais en tout & partout. Les hommes en général ne
sont pas méchans, mais séduits. Un ambitieux, un enthousiaste, un fourbe les
ménent, les exhortent,
les conduisent ; &
l’ancien axiôme, tout vice est issu d’ânerie, mérite d’être
renouvelé. On voit ce triste résultat à chaque page de l’Histoire. Si l’on
effaçoit de la liste des crimes (a dit quelqu’un), ceux qui ont été utiles à
leurs auteurs, la masse n’en paroîtroit pas diminuée.
Pauvre esprit humain, je le répète ; que tu as besoin de lumières ! Tu
es près à chaque instant de tomber dans les plus viles superstitions. Tu as
adopté la sorcellerie, la magie, l’astrologie judiciaire ; & tes
erreurs politiques, non moins monstrueuses, ont fait gémir de pitié sur ton
aveuglement.
Sans les Sciences, l’homme seroit au-dessous de la brute. Sans la Minéralogie,
l’Art de la Culture n’existeroit pas. L’homme, sur le globe entier, ne seroit
que ce que sont les peuplades errantes de l’Amérique, qui dévorent la chair
humaine, soit rotie avec de grandes broches de bois, soit bouillie dans des
marmites. Ainsi la justice, la gratitude & la miséricorde, dépendent d’avoir
sçu trouver le morceau de fer qui compose la charrue, la serpe & la
faucille.
La paix & la concorde qui doivent régner entre les hommes sont intimement
liées à la découverte des Arts ; ce n’est que par eux qu’ils deviendront
forts, puissans, heureux : ou les ténèbres totales de la barbarie, ou le
jour éclatant de la lumiere
la plus épurée,(6)
point de milieu. Le mélange douteux seroit la situation la plus funeste. Le plus
beau don que le Ciel, en sa clémence, ait fait à
l’homme, changera bientôt la face de l’Univers ; l’Imprimerie verra sortir
de ses cases étroites, les idées grandes & généreuses auxquelles il sera
impossible que l’homme résiste ; il les adoptera malgré lui, & l’effet
en est déjà visible. L’Imprimerie est à peine née ; & tout a une pente
générale & bien marquée vers la perfection. Les idées sont plus saines, le
despotisme s’est civilisé & l’Humanité est plus respectée ; de toutes
parts on cherche, on scrute, on examine, on travaille au démolissement du vieux
temple de l’erreur ; on tourne toute son attention vers le bien public
& général. Tout reçoit l’empreinte de l’utilité. Pour bien comprendre cette
vérité, il ne faut point circonscrire sa vue dans les murailles de Paris ;
il faut envisager l’Europe ; voir les établissemens nombreux & utiles
qui s’élèvent de toutes parts, passer les mers ; regarder l’Amérique &
méditer sur la révolution étonnante qui s’y prépare(7).
Les moyens pour le bonheur universel, sont déjà indiqués. Il ne s’agit plus que
du développement ; & de-là à la pratique, il n’y a qu’un pas. Voyez si
telle idée conçue il y a trente ans, ne se
trouve pas
réalisée aujourd’hui ; & jugez de la force de la raison humaine. Quand
le Génie lui a prêté le tonnerre de sa voix majestueuse, quel peuple, tôt ou
tard, ne l’entend point, ne se réveille point de la léthargie où il
sommeilloit.
Et pour nous prêter ici à des idées particulieres, pour ne point toucher à des
objets délicats & que le tems & le lieu où nous imprimons, ne nous
permettent pas de traiter, pour donner un exemple simple, plus naturel &
plus facile, que ne feroit-on pas de la Poèsie Dramatique, si le Législateur
savoit l’employer : s’il livroit au Poète ses loix, en lui disant :
colore ces saintes effigies de la vertu & fais que tout le monde se
prosterne devant elles ; emploie l’énergie de ton Art, pour imprimer la
majesté à tout ce que doit révérer un peuple. Alors le Poëte, transporté de ce
grand objet, trouveroit les images & les fictions propres à animer les
oracles de la raison, & revétue de tous les charmes de l’éloquence, la loi
seroit bientôt gravée dans tous les cœurs.
C’est ainsi que la Poèsie prenant un ton grave & solemnel s’éloigneroit d’une
petitesse factice.(8) L’on n’entendroit plus une lyre faible &
dégradée, répéter un jargon conventionnel, s’applaudir dans ses plates
imitations : ces personnages communs & rebattus feroient place à
d’autres distingués par
une physionomie nouvelle :
ils nous inspireroient les idées dont nous avons besoin ; car l’Art du
grand Poète seroit de bien sentir l’époque où il écrit, & de deviner ce
qu’il faut au jour où sa Pièce est représentée.
Pourquoi le Poète dédaigneroit-il d’abaisser son langage jusqu’à la cabane du
moindre citoyen ? Eh ! n’a-t-il pas aussi une âme pour entendre, pour
être sensible ? Pourquoi ne participeroit-il pas à l’instruction
publique ?(9) C’est dans les rangs les plus bas, que le
point de vue sous lequel il faut juger les Empires, se trouve souvent le plus
avantageux, parce que ce point de vue est
ordinairement le plus net.
La morale épurée & embellie seroit naître certaines maximes fondamentales,
certaines notions directrices qui épureroient le code national.
Le propre des beaux arts est de donner à nos idées une tournure noble, & à
notre esprit un caractere plus relevé ; le peuple cependant n’a point de
spectacle ; l’art Dramatique semble fait en France pour amuser l’ennui d’un
petit nombre de spectateurs, & les Poëtes modernes raffinent les traits
au-lieu de les rendre plus saillans & plus forts ; le tout pour
complaire à la partie de la nation la plus opulente & la plus dédaigneuse.
Tout se fait pour récréer l’oisiveté des riches, pour les tirer un moment de
leur orgueilleuse apathie, & la grande destination des arts de jour en jour
s’efface & tombe dans l’oubli.
Les chef-d’œuvres ne renaîtront que lorsque les yeux de la nation entiere
pourront s’attacher sur un genre neuf & inconnu. Fier de l’empire absolu
qu’il aura pris sur l’ancien (aujourd’hui trop usé) il étalera des beautés
hardies & pittoresques, que l’on sacrifie ordinairement en faveur de
quelques regles frivoles, fondées sur la routine, appui des faibles Auteurs
& fléau de l’art.
Si Sophocle revenait au monde, il seroit sans doute des piéces de Théâtre
accommodées au
siécle où il écriroit : nos Poëtes
en sont de mauvaises, en voulant les ajuster à celles des anciens. Il y a des
choses que le tems a changées. J’ai copié les anciens, dira un
Poëte : Eh ! bien, mon ami, qu’ils te lisent. Les
grands noms sont toujours de grandes raisons pour les petits génies. Nos
Tragédies sont méchaniques ; la main du machiniste s’y fait trop
sentir ; ce sont des nœuds gordiens entrelacés, & l’Auteur souvent se
donne toutes ces peines pour la premiere représentation. J’aime mieux l’âme que
l’art ; l’éloquence que l’adresse ; le sentiment que
l’échafaudage ; le Théâtre est l’arêne des passions. Pourquoi une marche
lente, étroite & combinée, fondée d’après Aristote ? Pourquoi le même
protocole ?
Jusques à quand oubliera-t-on volontairement que tout homme est susceptible de
recevoir des idées sensibles,(10) &
qu’il est toujours un moyen sûr
de lui faire entendre
ce qui peut contribuer à l’élévation de son âme & à l’amour de la
vertu ?
Le vrai est sous nos yeux ; mais nous n’avons pas encore le courage de
l’adopter ; la masse des esprits reste inactive, incertaine, pendant des
années entiéres ; & dès que l’on veut se donner un air capable dans le
monde, on répète avec emphâse cet axiôme : Rien de
nouveau.
De nos jours, cependant, plus d’une nouvelle invention a paru ; elle ne
pouvoit pas être absolument isolée ; il falloit qu’elle partît de principes
connus : on nous dit : nous savions cela, & il
n’en est rien. Comme il est impossible que les premiers linéamens n’aient pas
pré-existé avant la découverte moderne, l’ingratitude se manifeste envers
l’inventeur, & ce n’est qu’après mille contradictions qu’on lui fait
essuyer, qu’alors on lui rend une justice tardive ; encore cette justice
est-elle concentrée dans un petit nombre de Juges, & sa renommée est pour
ainsi dire un secret, qui ne se développera que
dans la génération suivante(11).
Il y a tant de démarches à faire avant que de tirer une vérité des ténèbres qu’il
ne faudroit point rejeter les premiers essais, quelqu’informes qu’ils
fussent ; une simple lueur a quelque fois conduit à l’idée de
possibilité ; & d’une pensée d’abord conjecturale on est parvenu à la
vraisemblance. Le génie s’en empare & lui donne ce trait de lumiére qui
rayonne dans tous les esprits. Il va même au-delà. Emporté par sa chaleur
naturelle, tout en répandant la clarté la plus vive, il s’environne de fumée,
& l’observation est profonde de celui qui a dit qu’après l’apparition de
l’homme de génie, il falloit la naissance de l’esprit juste pour rectifier les
erreurs qui ont un certain éclat, quand elles sont mêiées à d’augustes
vérités.
La fureur de dire tout est dit, n’est donc qu’une injustice
& une malignité qui tendent à rabaisser l’homme inventif. Dès qu’il paroît
un homme de génie, un Descartes, un Lock, &c. On crie au plagiaire, comme si
ce n’étoit pas à la suite de mille
observations
particulieres que l’homme de génie élève son système, ancien par les détails,
nouveau par la structure ; comme si l’on pouvoit tout créer, comme si ce
qui étoit & ce qu’on ne voyoit pas, n’étoit pas comme nul ; comme si
une idée absolument neuve, ne seroit peut-être pas pour le genre humain une idée
absolument inintelligible.
Le génie subit le destin du despotisme ; on s’humilie devant lui, mais en
même-tems on cherche à le détrôner. Comme le génie, par son éclat & son
ascendant, rompt le sentiment d’égalité, naturel à chaque être, quoique ses
effets soient paisibles & utiles à la société, l’homme vulgaire s’indigne de
cette supériorité qui semble attribuer à un seul homme une sorte d’empire sur
ses semblables.
Il est constant que les sciences ne sont rien, lorsqu’elles sont séparées ;
que ce n’est que par leur rapprochement qu’elles se prêtent un appui mutuel
& solide. Il faut avoir aussi le germe des vérités que contient un ouvrage
pour le bien goûter. Sans cela le sublime & la profondeur des pensées
passent
devant nos yeux, comme le spectacle de
l’univers passe devant certains yeux inattentifs & vulgaires. Toutes les
idées, allant au dépôt où se prépare chaque découverte, fermentent dans un
mouvement insensible, & les lumiéres nationales ne peuvent briller qu’à
l’aide du tribut des connoissances particulieres ; elles se fondent, se
mêlent & produisent alors cette clarté qui distingue les Empires & les
siécles. Il ne faut donc point prendre les bornes de notre entendement & la
brievété de notre vie pour une conséquence juste de l’impossibilité qu’il y
auroit à lier ensemble les arts & les sciences. L’Esprit d’un
seul s’épuise, & non l’esprit humain, a dit un Poëte, & ce vers
pensé, mérite d’être connu(12) ; il faut
parcourir à ce qu’il
paroît d’abord, la surface des
sciences, avant d’en approfondir une seule : car jamais on n’en possedera
une, même imparfaitement ; jamais on ne pourra tirer quelques fruits de ses
connoissances, si l’on s’est borné à un seul point. C’est de l’étendue du
coup-d’œil que jaillit la force pénétrante de la pensée. La morale est fondée
sur la physique ; la physique dépend des mathématiques ; tout est
soumis à la métaphysique, & tout doit se diriger vers la politique,
c’est-à-dire, la perfection de la société(13).
Mais sans une sage liberté de penser(14), il n’y
a plus d’écrivains, &
conséquemment plus de sciences ni plus d’arts. Car leur liaison me semble
démontrée ; & de fait, les artistes, cessant d’être éclairés par cette
classe d’hommes qui remontent toujours au premier principe, deviendront des
espèces d’automates façonnés à une seule & même routine. D’un autre côté,
sans la philosophie, les Romanciers, les Poëtes dégénereront en compasseurs de
phrâses, en jolis arrangeurs de mots, égareront la pensée mâle & fiére,
l’atténueront & verseront une enluminure dangereuse sur les objets sérieux
qui intéressent l’homme. Le persiflage, ou la mode, pour tout dire(15), remplacera la raison. Ainsi l’intolerance,
appliquée à l’art d’écrire, ne l’anéantit pas (ce qui
seroit plutôt à souhaiter), mais le dénature & l’avilit. Cette intolérance
ruine l’édifice des connoissances humaines, où doivent entrer tous les
matériaux ; & sappe, dans sa bâse, la puissance réelle & la
félicité future de l’homme.
Eh ! quel mal fait la philosophie ? Si elle parle quelquefois aux Rois
d’un ton ferme & austére, elle ne léve jamais contre eux un bras rebelle ou
homicide. Elle stipule pour leurs propres intérêts à leur insçu ; elle
éloigne l’intrigue & l’ambition qui ne reposent jamais ; elle porte à
la vertu pour l’amour de la vérité ; elle adoucit les mœurs, & occupée
de grandes recherches, elle trace la théorie de la félicité des peuples ;
elle sent que le reste ne lui appartient pas, & alors elle se contente de
faire des vœux. C’est dans l’histoire que l’on voit empreinte cette grande
vérité que les regnes où elle a présidé ont véritablement été les régnes les
plus heureux.
On ne peut guérir une erreur publique qu’en la combattant publiquement. Qui osera
dire qu’il n’y a point d’erreurs accréditées ? Quand l’homme s’est une fois
trompé, il ne peut effacer la méprise qu’en revenant sur ses pas, c’est-à-dire,
en opposant un nouvel ouvrage à celui qui a été fait. Il seroit dangereux de ne
pas laisser à l’homme un moyen de renverser les opinions erronnées qu’il a
établies, dès qu’il en connoîtra le vuide & la fausseté ; & s’il a
été libre de produire ses premieres idées, il doit lui être également permis de
se rétracter.
L’homme vrai doit faire ce sacrifice sans peine & sans effort, parce que
l’homme vrai est par excellence l’honnête-homme & l’ami des hommes. Je
désirerois fort que chaque écrivain, en s’examinant de bonne-foi, ainsi qu’il
examine & juge les autres, se représentât une fois en sa vie un catalogue
exact des idées qu’il a eues depuis son enfance ; il s’étonneroit beaucoup
plus lui-même des singulières contradictions qu’il y trouveroit ; il
sentiroit que, pour aller à la vérité, il faut commencer par être le jouet de
bien des fantômes, & que l’entêtement est le dernier terme de la sottise
humaine ; l’individu ne représente que trop l’espece ; &
l’ignorance, l’erreur, la superstition, la foiblesse ont fait de l’esprit
humain, à différentes époques, un être bien différent de lui-même.
Le bon-sens est peut-être chez l’homme la
faculté la
plus rare, & beaucoup plus rare que l’esprit même ; c’est le bon-sens
qui manque à plusieurs hommes. Si on les examine bien, ils ont tous plus
d’esprit & d’imagination que de logique(15). Le bon-sens surtout
appartient moins à un peuple livré au luxe. Ne fut-il pas un tems (& ce tems
touche au nôtre, & ces préjugés de Visigoths ne sont pas entiérement
détruits ;) ne fut-il pas un tems, dis-je, où la profession des armes étoit
la seule distinguée, où les arts qui font l’aisance, le repos, les commodités,
la gloire, les plaisirs, la nourriture de l’homme, étoient regardés avec
mépris ? Aujourd’hui
encore un reste d’imbécillité
barbare subsistant dans quelques esprits, refuse de mettre le Magistrat, le
négociant, l’artiste renommé sur la même ligne que le militaire. Le Philosophe
les en dédommage bien, il est vrai ; mais des idées saines & utiles à
l’ordre politique, trouvent encore des yeux fermés ou fascinés ; le peuple
en général (& ce mot renferme plusieurs classes qui se croient supérieures),
le peuple manque d’instruction. Ce n’est point là un petit inconvénient, parce
que, pour suivre & professer la vérité dans les moindres travaux, comme dans
la conduite de sa vie, il faut avoir, des choses, des notions exactes &
préliminaires.
On prétend que chez les Chinois, (la fiction ici vaut bien l’histoire) des livres
remplis de maximes morales, politiques, économiques sont dans toutes les mains,
& contribuent autant que les Loix à la tranquilité de l’État ;
regardons ce trait comme un beau passage du Télémaque ; il seroit à désirer
qu’il y eût en France, beaucoup plus avancée dans les arts que la Chine, de
pareils livres pour la multitude. Les uns sont trop fins, les autres trop
académiques, ceux-ci ne sont pas assez épurés, d’autres sont d’une prolixité
décourageante. Qui osera faire un cours de morale unie au sentiment, à l’usage
de ce bord peuple, de ce peuple sensible, qui ne mérite pas le dédain du
philosophe ? Et pourquoi n’auroit-on pas la louable ambition d’être enfin
lu & entendu du
plus grand nombre, ainsi que
faisoient les orateurs & les philosophes anciens ? Ces aplaudissemens
ne vaudroient-ils pas bien ceux que l’on reçoit devant quelques personnes
choisies & disposées à admirer d’avance la couleur & le ton de l’école.
Le secret de l’idiôme universel seroit-il beaucoup plus difficile à saisir que
le secret de l’idiôme qui plait au petit nombre(16) ? Je le pense.
C’est à l’esprit juste que cette gloire paroît réservée ; moins audacieux,
moins hardi que l’homme de génie, il est souvent plus utile, il sert
l’Humanité ; &, comme dit M. Thomas, quel plus beau titre
de gloire !
Sous ce dernier point de vue les écrivains ne pourront échapper à la haine
jalouse des méchants, de ces hommes avides du malheur de leurs
concitoyens ; & il faut avouer que la ligue établie contre les
écrivains patriotiques & généreux, devient de jour en jour plus
nombreuse ; ce qui prouve qu’on a senti leur force & leur pouvoir,
& ce qui doit
conséquemment les encourager à de
plus grands efforts.
Nos grands-hommes, fatigués par de pareils adversaires, en bute aux calomnies
& aux injures qu’ils ne peuvent meme repousser, sont bien plus estimables
que ceux de la Grèce & de Rome, parce qu’ils ont à dompter chaque jour de
nouveaux obstacles, & qu’ils ne sont pas excités aux nobles actions d’une
maniere si puissante. Chez les anciens peuples la considération publique donnoit
une espèce d’apothéose ; notre gloire est terne en comparaison de ces
honneurs, de ces triomphes, de ces acclamations qui payoient les services rendus
au genre-humain.
Pour se délivrer parmi nous du fardeau de la reconnoissance, on s’écrie de toutes
parts : le nombre des Auteurs est immense. Oui, de ceux
qui usurpent ce nom ou qui ont fait une seule brochure dans leur vie pour
prouver qu’ils ne sont pas absolument des sots. Mais de fait, il n’y a point en
France plus de trente Ecrivains(17) qui suivent
habituellement la carrière, & constamment livrés à leur art. Le dégoût, la
sécheresse, l’indigence, la crainte des persécutions, & surtout la paresse
font sortir les trois quarts & demi de la carriére, dès qu’ils y ont fait
les premiers pas. Ils se jettent dans les affaires & dans
le chemin battu de la fortune ; plusieurs Ecrivains célèbres même
n’entretiennent leur renommée que par quelques morceaux de prose, semés à de
prudens intervalles, ou par quelques vers qu’ils ont soin d’attacher habilement
aux évenemens publics. Or qu’est-ce que trente hommes faisant profession ouverte
de ces honorables travaux, au milieu d’une nation composée de près de vingt
millions d’hommes ?
Les Ecrivains seroient dix fois plus nombreux,(18) qu’ils mériteroient encore d’être considerés ; car
sous quelque rapport qu’on les envisage, ils sont très-utiles. Outre le lustre
qu’ils impriment à la nation chez l’étranger (qui sçait le nom de nos
grands-hommes,
& qui ignore parfaitement celui de
nos grande seigneurs), l’amusement qu’ils procurent par leurs productions, est,
de tous, le plus touchant, le plus varié & le moins coûteux. Leurs livres,
leurs piéces de Théâtre, leur genre de vie, leurs rivalités même, donnent lieu à
des conversations intarissables, qui sont probablement les plus agréables de
toutes, puisque tout le monde y revient si fréquemment ; la vie d’une jolie
femme est moins scrutée que celle de tel homme célèbre.
On ne peut du moins leur refuser la gloire de répandre dans la société un langage
épuré, le goût du sçavoir, la lumiere de la raison : ils contribuent à
rendre plus vif ce plaisir délicat des peuples policés, ce charme de la
conversation qui enfante tant de choses lumineuses & qui instruit souvent
mieux que les livres. Quelqu’un a appelé les gens de lettres estimables, les substituts de la Magistrature. Ce mot est très-bien
trouvé. Ils sont aussi la police, en frondant les vices & les abus ; en
démasquant les vicieux, ils aident sous un certain point de vue à rendre les
hommes meilleurs & plus heureux ; ils guérissent des préjugés,
dissipent des craintes, & rendent un service essentiel à l’Humanité, en
servant l’économie générale : on les a vu s’élever contre les vices
politiques, les ridicules dangereux, les opinions fausses ; ils ont fait
valoir les droits de la raison depuis la satyre Ménippée jusqu’à la derniere
brochure politique,
& dans des crises
très-importantes, ils ont décidé l’opinion publique dont ils sont les
maîtres ; & elle a eu, d’après eux, la plus grande influence sur les
évènemens. Ils semblent former enfin l’esprit national(19).
Les gens du monde, qui, par envie ou par ignorance, s’efforcent de rabaisser tout
ce qui est au-dessus d’eux, secrettement irrités de voir qu’on ne parloit plus
de leurs intrigues, de leurs armoiries, & qu’on s’occupoit moins de leurs
personnes, voudroient, s’il leur étoit possible, humilier les gens de lettres
comme des rivaux qui occupent à leur détriment les bouches de la Renommée. Ils
ont imaginé en conséquence de rendre les gens de lettres responsables en corps
de toutes les sottises que font quelques-uns d’entre eux. Si c’est un homme du
monde, on déguise sa faute, on la pallie, on
l’excuse ; dès que c’est un homme de lettres, on crie sur les toîts. Il
faut observer que les gens de lettres ne forment point un corps, &
conséquemment n’ont point de jurisdiction les uns sur les autres. Ils ne peuvent
imposer silence au folliculaire effronté, au détracteur insolent, au
calomniateur, à l’écrivain satyrique ou ordurier ; ils sont isolés dans
leur genre de vie, ainsi que dans leurs travaux ; ils se cherchent d’abord
par curiosité, & souvent ne se cultivent point par le peu de ressemblance de
leur caractere, car l’amitié ne se commande pas(20) ; & pourvu qu’ils se respectent, on n’a
rien à leur reprocher. Tel homme célèbre n’a jamais rencontré dans le cours de
sa vie tel autre homme célèbre son rival ou son antagoniste, quoique habitans
tous deux de la même ville ; il n’a ni le droit de réprimande, ni même le
droit de remontrance ; chacun dans sa vie privée ne doit répondre que de
ses œuvres, & quand son confrére a fait une faute, il doit dire en
gémissant : il a failli.
Il me prend fantaisie de donner ici la liste complette des inévitables ennemis
des gens de lettres ; on verra qu’ils sont en nombre & en force.
Commençons par les demi-Littérateurs. Comme les
déserteurs sont les soldats les plus acharnés contre le régiment qu’ils ont
quitté, & les apostats, les ennemis les plus persides de leur
religion ; de même l’homme qui n’a pu réussir dans les lettres, devient à
coup sûr l’ennemi le plus implacable de ceux qui les cultivent. Oui, les
adversaires les plus sourds & les plus redoutables sont bien ceux qui n’ont
fait qu’un pas dans la carriere de la littérature, & qui se sont retirés
soit par ambition, soit par impuissance, soit renvoyés par les sifflets. Les
lettres ont commencé le plus souvent leur fortune, & ils sont ingrats envers
les lettres ; leur avancement est un secret reproche qui leur dit ce qu’ils
voudroient se déguiser à eux-mêmes, qu’ils n’avoient que le talent de faire
fortune.
Eh ! pourquoi, étant riches, envient-ils encore la célébrité orageuse de
l’homme de lettres(21) ? Voici,
si je ne me
trompe, le secret du cœur humain pleinement dévoilé à cet égard. Les richesses,
tout aimables qu’elles sont, ne frappent qu’une seule fois le cœur par leur
éclat, & l’on ne leur paie pas un tribut constant d’estime. Elles
n’apportent rien de personnel, rien de ce qui flatte tant l’amour-propre ;
les dons du génie sont brillans, existent par eux-mêmes, & produisent une
inépuisable curiosité. Quelques personnes dînent chez un riche ; mais des
milliers d’hommes lisent un excellent ouvrage, & ne sont pas maîtres de ne
point être reconnoissans du plaisir qu’ils ont eu ; voilà pourquoi les
riches, au milieu de leur opulence, sont jaloux des hommes qui cueillent les
palmes de la littérature(22).
Eh ! quel motif si puissant auroit un citoyen libre & vertueux d’honorer
& d’estimer celui qui n’est que riche ? Voyons ce qu’il fait à Paris de
son argent, & de quelle maniere il l’emploie pour l’utilité générale. Le
matin il fait enlever dans les marchés ce qu’il y a de plus beau & de
meilleur pour sa table, & il laisse le fretin aux fortunes médiocres ;
passe encore s’il ne gaspille point les dons nourriciers de la terre. Il occupe
vingt hommes à faire les paillettes d’or & les broderies qui couvrent son
habit, lesquels vingt hommes pourroient faire des choses plus nécessaires à la
société. Il sort en équipage, il estropie, ou, tout au moins, il éclabousse
l’honnête citoyen, retarde sa course à chaque coin de rue, & lui fait perdre
le tems qu’il a à donner à ses affaires ; quand il parle, il est hautain ou
d’une politesse affectée ; on voit bien dans son air qu’il méprise
quiconque n’est pas riche comme lui, & son coup-d’œil est habile à toiser le
revenu de celui qui l’approche ; il séduit l’innocence avec son or, &
la ravit au jeune cœur amoureux formé pour elle. Il dévore les limites qui
touchent ses possessions ; car il a de quoi payer un Avocat, un
Procureur, un Rapporteur, & faire traîner en longueur un
procès qui fatigue & rebute l’humble & timide propriétaire. Tandis qu’il
jouit de tout avec abondance ; il paie l’impôt bien moins qu’un
autre : car, tout payé, il lui reste cent-mille livres de rente, & sur
cent chétives pistoles, le pauvre rentier en donne vingt-cinq au moins. Est-il
malade : le médecin se relevera à deux heures après minuit, ira chez lui
précipitamment ; & quoi qu’on en dise, prendra bien garde de le tuer,
de peur de se compromettre. Pour peu qu’un riche ne soit pas un sot, on lui
donnera du goût : par conséquent il passera pour avoir de l’esprit ;
& de-là au génie, il n’y a qu’un pas : s’il ne fait point un beau
livre, c’est qu’il ne le veut pas, & qu’il emploie mieux son tems à
d’illustres affaires. Il dit mille impertinences, & on l’écoute, parce qu’on
est à sa table, & que son gros cuisinier au tact délicat a de la finesse
pour lui. Il fronde hautement toute idée patriotique, pour peu qu’elle tende à
diminuer l’embonpoint excessif qui fait maigrir tant d’autres ; il trouve
fort mauvais de ce qu’on traite publiquement de pareilles matieres. Il s’étonne
de ce qu’on n’arrête pas tous les ouvrages qui ne sont point remplis d’un
respect profond envers les traitans(23), & de ce qu’on ne célèbre pas,
par exemple, les fortunes rapides, comme les exploits guerriers & les
talens littéraires.
Qu’il jouisse de ses richesses, d’accord ; qu’il accumule autour de sa
personne toutes les voluptés ; qu’il s’en rassasie, à la bonne heure ;
les plaisirs qu’il achette lui appartiennent ; qu’il les goûte en
paix : mais pourquoi veut-il que je le considere, que j’aie pour lui de la
vénération ou de l’estime ? à quel titre ? que me fait son
opulence ? Elle n’est utile qu’à lui seul ; que toutes les
jouissances, je le répète, l’environnent dans sa maison, j’y consens ; mais
que, hors de-là, il veuille bien avoir la condescendance de devenir l’égal de
celui qui ne veut rien de lui, qui ne lui demande rien, & surtout qui ne lui
envie rien.
Je n’ai point vu les grands ou les riches (car c’est bien aujourd’hui la même
chose) ; je les ai seulement entrevus, & voici au premier coup-d’œil la
leçon expérimentale que j’ai reçue. Tout homme a de l’orgueil, je le sais :
mais le leur est ordinairement en raison de leur crédit & de leur puissance.
Ils savent très-bien qu’ils peuvent offenser impunément, & ils usent
volontiers de ce privilége ; ils se font
une
espèce de devoir de mépriser tout ce qui n’est pas eux ; le génie & la
vertu les offusquent & les molestent ; & ils voudroient ridiculiser
la vertu & le génie, non par jalousie, mais par haîne, parce qu’ils mettent
sans cesse leur fortune & leur rang à la place des devoirs de l’homme ;
c’est le bouclier sous lequel ils se dérobent aux engagemens les plus sacrés.
Leur air de bonté n’est ordinairement qu’un piége ou qu’un orgueil plus fin
& plus raisonné. Leurs bienfaits sont disposés de maniere à inviter à
l’ingratitude. Leur jargon brillant, leurs manières polies ne peuvent en imposer
qu’aux sots. Il est aisé de les juger & de voir qu’ils ont de petites âmes
sort vaines, fort étroites, & des cerveaux sans lumieres utiles. Ils
dévorent la patrie & ne la servent pas ; ne sachant guères qu’intriguer
pour faire le mal, ruser à la Cour, & tromper les petits à l’appât de leurs
richesses : malheur à qui croit à leurs promesses ! au reste, je le
répete, je ne les connois pas ; je n’ai point été à portée de les
étudier ; la conformation de mon œil qui voit les hommes nuds, &
l’habitude où je suis de les juger absolument dépouillés de leurs titres, ne m’a
fait jeter qu’un regard furtif sur leur personne : mais sage par
l’expérience d’autrui, je n’ai point voulu acheter cherement celle qui me
manque. Je me souviens ici d’un mot : à quel point le mérite
s’encanaille ! disoit tout bas un Auteur obligé de visiter des
Grands. Cependant je me
rappelle un excellent trait de
la Bruyere, qui disoit fort spirituellement : il faut aller
voir quelquefois les Grands, non pour eux, mais pour les hommes d’esprit
& de mérite que l’on rencontre auprès d’eux.
Il est une autre espece de riches qui ont tacitement une prétention secrette à
l’esprit ; ils veulent vous persuader dans certains momens d’effusion
d’âme, qu’ils ont des talens assez humbles pour demeurer volontairement
obscurs ; qu’une pudeur modeste les empêche d’enlever les faveurs de la
gloire ; qu’ils veulent bien les laisser à d’autres par pure
complaisance ; qu’ils dédaignent enfin le laurier dont ils auroient pu
ceindre leur front(22). Je croirai à cela, disoit ingénieusement quelqu’un, quand
j’aurai vu une belle femme se dérober constamment au tribut d’admiration
qu’excite sa présence.
Autres fléaux de la littérature, harpies qui dévorent son sein. Ce sont ces
misérables sans talens, qui, avec l’insolence qui caractérise l’effronterie ou
la bassesse, ôsent se jeter dans la carrière pour y attaquer ceux qui courent, y
courant quelque fois eux-mêmes ; furieux de leur chûte, ils arment la
satyre,
& au défaut du génie, ils cherchent plutôt
à flétrir les lauriers d’autrui, qu’à se couronner eux-mêmes : ils ôsent
parler de goût en offensant l’honnêteté publique, en
outrageant un citoyen paisible sur lequel ils s’arrogent le droit que prend la
plus vile populace, le droit de dire des injures : ils infestent une
carriere honorable qu’ils souillent de leurs excès, leur nom devient synonyme de
méchant, & ils s’accoutument à le porter ; ils s’endurcissent par la
honte ; & le mépris ne les touche plus, parce que l’argent de quelques
feuilles leur fait oublier ce qu’ils perdent en estime.
Que cette fureur d’imprimer des invectives, au nom du Dieu du Goût(23), est loin de la
généreuse
émulation qui anime le jeune homme, répondant
à ses rivaux par de nouveaux ouvrages, & laissant le folliculaire se
consumer trois fois le mois dans sa bassesse envieuse & stérile.
D’autres (& j’en ai connus) traînent hardiment dans plusieurs maisons le
titre d’hommes de lettres pour mieux voiler leur nullité, leur insuffisance,
leur paresse, ou même pour exercer, à l’abri de ce nom, de vils métiers ;
& plus le titre qu’ils usurpent écarte d’idées défavorables, plus ils se
livrent à une obscure & basse avidité. Ce sont des imposteurs qu’il est bon
de démasquer.
Il n’est donc pas étonnant qu’il y ait anarchie dans la République des Lettres.
Il y a tant d’intrus, tant d’aspirants, tant d’abboyeurs, que, comme dans toutes
les assemblées tumultueuses, chacun y parle, sans entendre son voisin ; tel
n’y vient que pour embarrasser, étourdir les oreilles d’autrui ; on voit un
pédant faire de gros volumes sur quelques vers jugés il y a trente ans, &
noyer dans un déluge
de mots quelques observations
futiles(24) déjà faites avant lui ; tel
autre écrire périodiquement ce qui n’est bon à dire que le bonnet quarré en
tête, dans une chaire de Collége, & tracer des critiques dures &
minutieuses, parmi lesquelles il n’y a pas un seul mot qui touche à l’art.
Ce n’est qu’à Paris que l’on voit des auteurs (ou soit-disans tels) renvoyer à
l’impression le superflu de ces conversations ennuyeuses dans lesquelles on
parle éternellement de la prééminence de Corneille ou de Racine, de l’hémistiche
d’un vers de Boileau, en tournant d’une maniere si fastidieuse dans le même
cercle, que, quand on voit un Auteur, on peut
gager
qu’il ne s’en ira pas sans avoir parlé de son Racine & de son Boileau.
Tout homme de lettres (je parle de ceux qui méritent de porter ce titre) ne dit
pas, il est vrai, tout ce qu’il peut dire, ni tout ce qu’il pense ; il ne
met pas toujours tout son esprit dans un livre, &, selon l’expression
heureuse d’un Ecrivain, tel n’y met qu’un quart de
lui-même ; tandis que tel autre fond tout son esprit & l’esprit
d’une vie entiere dans une seule & même brochure. Mais l’Ecrivain qui pense,
se distingue à la troisième page, de celui qui ne sait que tracer des mots.
Quelle différence incroyable dans le style de deux hommes, habitans de la même
ville, parlant la même langue, voyant les mêmes objets ! Comment ne pas
reconnoitre que le style est l’empreinte de l’âme, & qu’il ne s’apprend
point, qu’il ne s’imite point. J’ouvre les œuvres de ******. Ce sont des
caracteres noirs, tracés sur du papier blanc. Je lis ; je vois des
Tragédies en hémistiches, & en rimes, des discours, des dissertations, de la
prose, des vers grands, petits, &c. mon esprit, malgré moi, est distrait,
vagabond ; j’oublie que je lis ; une rêverie vague s’empare de
moi ; je bâille & je laisse là l’homme de goût par excellence. J’ouvre
un volume de la nouvelle Héloïse de Rousseau ; c’est encore du noir sur du
papier ; mais, tout-à-coup, je deviens attentif ; je m’anime ; je
m’échauffe ; je m’enflâme,
je suis agité de mille
mouvemens divers. Je me crois dans les bosquets de Clarens, je lis le volume
d’une halcine, & quand j’apprends qu’il y en a six, mon cœur palpite de joie
& de plaisir, & je voudrois pouvoir prolonger à l’infini cette
délicieuse lecture.
Il y a aussi des hommes qui dans la conversation s’animent & produisent les
plus heureuses pensées, pensées quelquefois plus fines & plus applicables
aux circonstances & aux évènemens que celles qui sont imprimées(25). Le
moment, l’à propos frappent l’expression & la rendent plus originale, &
plus concise. Veulent-ils écrire : ils manquent absolument d’art & de
méthode, & ils prouvent, au grand étonnement de ceux qui les connoissent,
qu’ils ne savent que parler : au contraire, tel Auteur fameux est sec,
triste ou embarrassé dans la conversation ; tel étoit Corneille, tel étoit
Richardson, & plus d’un homme de génie a fait dire, après qu’on l’eut
entendu : Quoi ! c’est-là lui ?
Me sera-t-il permis de faire une réflexion qui ne doit pas offenser les Gens de
Lettres, parce qu’ils sçavent que les dons sont partagés, & qu’il est bien
rare de les réunir au même dégré. Ecrire &
parler sont deux talens très-distincts, & ce double avantage peut fort bien
ne pas appartenir au même homme. Les Auteurs qui ont fait des ouvrages lus &
estimés, sont certainement des gens d’esprit ; mais est-il démontré
manifestement qu’ils soient les hommes qui aient effectivement le plus d’esprit
& d’éloquence ? On rencontre quelquefois de ces hommes inattendus qui
étonnent d’autant plus, qu’ils ont l’esprit naturel & vraiment original.
Leur diction pittoresque, leurs idées, leur maniere de voir & de rendre, ne
ressemblent à rien de ce qu’on connoît. Ce n’est plus le style des Gens de
Lettres, c’est mieux, c’est le leur ; il attache, il fait rêver ; on
se demande comment on est ému par un homme qui n’a point de réputation, qui
n’est d’aucune Académie, qui ne se sert ni des mots ni des tours de phrase
usités. On admire presque involontairement, & l’on se sent pénétré comme
d’une chose vraiment nouvelle. Mais tyrannisés par l’habitude, nous revenons le
lendemain au pli accoutumé, au goût factice qui domine(26), à la
lisière de l’usage, au Dictionnaire de l’Académie, à la routine, enfin à notre
Auteur
favori, sur lequel nous nous modelons
servilement : quelquefois nous en croyons plus les livres(27) que le sentiment de notre propre admiration ; nous
ne sçavons pas la conserver, la mûrir, & nous oublions les idées les plus
fortes, les plus neuves, les plus vraies, parce que nous n’avons pas les
oreilles assez éxercées pour les saisir & les coucher en
nous, comme dit Montaigne. Tel a été miraculeux au monde,
auquel sa femme & son valet n’ont rien vu seulement de remarquable,
dit encore le bon Montaigue. Il n’y a qu’un homme qui pense qui sache distinguer
le grand-homme de l’homme ordinaire.
Ce qui servira à developper ma réflexion, c’est qu’un homme d’esprit est toujours
entendu, & que tel homme de génie est mort sans l’avoir été. Il se compose
souvent un idiôme qui le rend inintelligible pour ceux qui ne sçavent point
l’étudier ; alors deux ou trois hommes entrent dans ses idées, & le
reste méprise ce qu’il n’est pas en état de comprendre.
Oui, je crois qu’il est des gens qui ont l’intelligence si profonde & si
vive, que, rebutés de ne pouvoir se faire entendre, ils conversent avec
eux-mêmes, attendant celui avec lequel ils puissent communiquer.
Ajoutons encore une observation qui ne manquera pas de plaire à la plus grande
partie des gens du monde ; mais il faut tout dire à charge & à
décharge, & je dois leur donner un petit dédommagement pour quelques bonnes
vérités que je leur ai dites plus haut ; c’est que tel homme qui n’a jamais
écrit, n’a point encore donné sa mesure, & qu’il vous laisse conséquemment
deviner s’il a de la force, de la pénétration au-delà de la vôtre, de celle même
de plusieurs Ecrivains connus ; mais celui qui a publié des essais, a
découvert la foiblesse de ses épaules, & l’on peut le juger ; or,
presque tous les Gens de Lettres qui touchent à la cinquantaine, ont entendu
prononcer leur arrêt ; il devient irrévocable ; car le plus grand
phénomène seroit de les voir aller au-delà des idées qu’ils ont déjà
exposées.
Revenons à ce qui nécessite la reconnoissance du Public pour l’Homme de
Lettres ; selon moi, c’est qu’il donne beaucoup, & qu’il reçoit peu en
échange ; à peine son ouvrage est-il sorti de ses mains, qu’il ne lui
appartient plus. Tout le Public en jouit également & à peu de frais. Le
livre
instruit, éclaire, amuse, occupe : & qui
en tire le profit pécuniaire ? le Libraire & la race des
Contrefacteurs. Ceux-ci ne songent seulement pas que c’est-là un vol manifeste
qu’ils font à la propriété de l’Auteur. La coutume a fait de ce brigandage un
acte public contre lequel personne ne réclame. L’étranger vient à son tour,
& s’empare du livre ; il se multiplie dans l’Europe ; il est dans
toutes les mains, & l’Auteur le plus souvent n’a rien touché du produit qui
devoit lui appartenir. Il faut donc que la gloire le dédommage & devienne la
monnoie des plaisirs moraux qu’il a procurés à la société entiere, sensations
exquises au-dessus de la foule des plaisirs vulgaires, tant par leur délicatesse
que par leur multiplicité.
On n’écrit ceci que pour montrer l’injustice de certains sots opulens, &
l’insolence de quelques parvenus qui ôsent faire un ridicule à un Homme de
Lettres, de son honorable pauvreté. Or, jugez-nous, hommes vrais &
équitables, & voyez s’il est permis d’insulter à l’abeille qui vous prodigue
son miel. Les travaux de l’Homme de Lettres ne peuvent plus être récompensés par
l’argent ; & je le prouve par le fait. Compose-t-on un bon livre :
un bon livre n’est ni volumineux, ni jeté à la hâte ; un tel livre sera
nécessairement le fruit de plusieurs années de méditation & de travail.
Après mille
difficultés surmontées, (car l’ouvrage
fait, l’impression est une autre besogne) le Livre paroît. Il est bon, il est
court ; la contrefaçon en devient plus facile, & que revient-il à
l’Auteur qui s’est consumé pour l’utilité publique ? Les Libraires aspirent
l’argent qui ne remonte jamais vers la main qui a bâti leur fortune. Où est la
fortune des Auteurs de l’Encyclopédie & de tant d’autres ouvrages qui ont
honoré la langue françoise, en l’établissement la premiere langue de
l’Europe ? L’Ecrivain est payé en critiques injurieuses, ou en éloges
stériles : il n’a d’autre propriété sur son Livre que de s’en avouer le
père, & dans certaines circonstances il est obligé de taire jusqu’à l’aveu
cher & précieux de cette paternité.
Voyez les pièces de Théâtre représentées dans toutes nos provinces ; les
citoyens s’y portent en foule & les applaudissent à plusieurs
reprises ; jamais une obole n’en reviendra à l’Auteur, fût-il dans
l’indigence la plus extrême : on peut faire cent-mille francs avec sa
pièce, sans qu’il ne soit seulement informé ; tout le monde se partage
l’argent, & il n’est jamais venu dans l’idée à personne que l’Auteur pût en
réclamer la moindre portion. C’est ainsi que la Nation Françoise jouit des
chef-d’œuvres de l’art : comme elle jouit des monumens publics qui,
quelquefois, ont déjà une empreinte
de vétusté, sans
que le prix en soit encore acquitté.
Qu’on me montre dans l’univers un art qui apporte aux citoyens plus de
jouissances fines, délicates & multipliées, & qui donne moins à ceux qui
le cultivent. La gloire doit donc payer des travaux aussi nobles, aussi
désintéressés.
Quand on veut rabaisser les Gens de Lettres, on parle encore de leurs querelles
vives & quelquefois scandaleuses. Il est vrai que dans leurs débats ils
semblent peu éclairés sur leurs véritables intérêts, & qu’ils aiguisent l’un
contre l’autre des armes redoutables qu’ils devroient tourner contre leurs
ennemis ; il seroit tems qu’ils y songeassent. Ceux-ci seroient bien
foibles alors, & sans ces divisions déplorables, la Littérature auroit un
poids majestueux qui opprimeroit ses adversaires. Il y auroit plus de véritable
gloire pour eux de se montrer indifférens à de petites attaques, que de déployer
une sensibilité qui dégénere en sorties puériles. Les plus petits, étant
toujours les plus orgueilleux, sont ordinairement grand bruit pour une légère
piquûre faite à leur amour-propre ; mais les Hommes de Lettres célèbres, ou
se vengent une fois pour n’y plus revenir, ou, ce qui est bien plus sage,
dédaignent à jamais l’injure. Elle tombe, dès qu’on la méprise, dit Tacite.
Après tout, on ne peut reprocher aux Gens de Lettres que ce qu’on peut reprocher
à tous les corps
connus ; aux Avocats, aux
Médecins, aux Peintres, &c. Souvent pour un intérêt très-médiocre les
particuliers réputés les plus sages se plaident à toute outrance, & en
viennent aux outrages les plus excessifs ; & lorsque notre adversaire
en Littérature voudra anéantir, sous le tranchant du ridicule, le fruit de nos
veilles & de nos études, on éxigera une modération absolue, on voudra le
spectacle d’un combat froid, poli, réservé ; tandis que nous sommes
attaqués dans la partie la plus sensible de nous-mêmes ! Eh ! voyez seulement
une dispute dans la conversation, il ne s’agit que d’un objet indifférent
différemment apperçu. Quel choc d’idées ! quelle chaleur y mettent les deux
parties ! comme l’ironie & le sarcasme se croisent ! & lorsque l’on
taxera nos productions avec mépris, qu’on nous accusera publiquement &
faussement d’avoir mal lu, mal médité, mal écrit, il faudra garder le sang-froid
que tout le monde perd dans les plus légères discussions ! N’est-ce pas aussi
trop exiger de ceux que l’on reconnoît généralement avoir un plus haut dégré de
sensibilité que les autres hommes ?(28)
Mais, en condamnant les débats des Gens de Lettres, le Public fait
l’hypocrite ; il y trouve trop bien son compte. Il devient spectateur d’une
guerre ridicule, qui l’amuse fort. Le Public, en gros, est malin, indolent, a
l’esprit très-avide de satyres ; dispositions favorables pour écouter tous
les sarcasmes que doivent s’envoyer réciproquement les combattans. Le Public ne
donne-t-il point la palme au plus rude joueur, à celui qui lance avec plus
d’adresse & de véhémence les traits les plus prompts & les mieux
acerés ? Ne dit-on pas : *** a bien mordu
**** : Et, **** a bien mordu **** ? N’a-t-on pas en
le plaisir de voir le coup de dent littéraire porté & rendu ? N’est-on
pas indécis sur la profondeur respective de la blessure ? Ne les juge t-on
pas d’une force à-peu-près égale, dignes d’être ceints du même laurier, & de
continuer le même Journal pour renouveler le spectacle, à la satisfaction de
l’amphithéâtre ?
Dans les conversations, on blâme les Auteurs, pour se donner un ton de dignité
& de décence : mais on court à la feuille satyrique, qui est dans
l’antichambre ; on y cherche bien vîte l’endroit où l’on suppose que
l’Epigramme qu’on attend est burinée. Si elle n’est pas incisive ; si,
faute de secours & oubliant son fiel accoutumé, le Journaliste a été faible
ce jour-là, on dit, en haussant les épaules : Il n’y a rien de
piquant dans ce numéro. Et la malignité insatiable du lecteur (qui va
toujours prêchant la concorde), ne trouvant point à se satisfaire, jette la
feuille avec dédain, & dit : si cela continue, je ne
souscrirai plus.
Faut-il dire le mot à la portion majeure du Public ? S’il n’y
avoit point de receleurs, il n’y auroit point de voleurs, comme dit le
Proverbe. Si le Public, en gros, n’étoit pas méchant, les Auteurs vivroient sans
se faire la guerre. C’est donc le Public qui est responsable des excès auxquels
ils se livrent, parce qu’il soudoie la troupe des Journalistes, parce qu’il les
encourage à se déchirer entre eux ; & ils répondent merveilleusement
depuis quelques années à cette attente. Jamais le mépris des bienséances n’a été
poussé si loin, & la critique est devenue si dure, si pédantesque, qu’elle a
manqué l’effet qu’elle se proposoit. Ces détracteurs acharnés se sont rangés
absolument sur la même ligne, & rien ne les distingue plus que leur
nom ; car ils ont une dose égale de fureur de
pédanterie & d’animosité ; ce n’est plus un jugement que le Public
lui-même va chercher dans ces feuilles ; c’est le modèle d’une Diatribe
plus ou moins sanglante, plus ou moins ingénieuse.
Ces petites & inutiles querelles, que la jalousie & l’esprit de parti
font naître entre petits Ecrivains qui prennent chacun de leur côté un ton
avantageux, sont aussi ridicules que honteuses ; car il s’agit le plus
souvent de rimes, d’hémistiches, d’un mot déplacé, &c. & plus la cause
en est frivole, plus l’acharnement est impitoyable. Le peu d’importance des
objets, ne peut manquer de livrer à la dérision les aggresseurs & les
répondants qui s’enflamment comme si tout étoit renversé.
Ma foi, Juge & plaideurs, il faudroit tout lier.
Mais on prêchera vainement les Poètes à cet égard ; ils deviennent emportés,
maniaques à la lettre, dans leurs bruyantes disputes sur la tournure plus ou
moins élégante d’un vers, sur la prééminence d’une Tragédie de Racine, sur le
goût, mot qu’ils citent sans cesse, & dont ils n’ont
pas le plus souvent la moindre idée. J’ai entendu là-dessus des débats vraiment
incroyables, & les gens sensés m’accuseroient ici d’avoir controuvé à
plaisir ces scènes ridicules, si je rendois au naturel le dialogue des Acteurs.
C’est en sortant de ces rixes , qu’ils écrivent ces feuilles où
l’on est surpris de voir tant de mots & si peu
d’idées.(31).
Il est vrai que le public, occupé de tant d’évènemens divers, n’apperçoit qu’à
travers un nuage les matières Littéraires ; il n’a pas toute la
connoissance possible des objets. Son incapacité s’accommode des
brusqueries ; &, sa paresse le mettant hors d’état de porter un Arrêt
exact & motivé, il veut quelqu’un (dût-il en être trompé) qui le décide
& qui lui fournisse périodiquement une petite sentence meurtrière, qui lui
épargne l’ennui d’applaudir à tout ce qui se fait de bon : emploi vraiment
triste &
décourageant ; car s’il faut louer
quelque chose à Paris, ce ne doit être que par communication, par signal, par
esprit de parti, & tout ce qui n’est pas divin, comme l’a dit Helvétius, est
nécessairement détestable. Il faut dans certaines cotteries être frondeur &
enthousiaste à la fois ; & passer rapidement à ces deux extrémités,
pour savoir bien juger les hommes & les Livres.
On prétend qu’une ville immense comme Paris a un besoin journalier de petites
satyres pour repaître son inquiétude & son agitation perpétuelle ;
& celui-là avoit bien raison, qui a dit le premier, qu’une
bonne injure est toujours mieux reçue & retenue, qu’un bon
raisonnement ; voilà la Théorie du Journalisme
tracée en deux mots.
Quand un bon livre paroît, & que les hommes de bon-sens attendent de l’avoir
lu & médité pour le juger, les sots crient d’abord, crient longtems &
barbouillent du papier. Voyez comme on a salué l’arrivée de l’Esprit des Loix,
&c. Heureux les Gens de Lettres qui ne connoissent point cette déplorable
guerre ! on peut l’éviter, quand on veille avec soin sur son amour-propre ;
car le combat naît toujours d’un esprit trop orgueilleux de ses idées & qui
veut les faire recevoir despotiquement. On contredit, pour humilier autrui, ou
pour satisfaire une humeur secrette, bien plus que pour s’éclairer. L’aigreur ne
tarde pas à
couler de la plume, même à notre insçu,
& lorsqu’on a eu le malheur de porter quelques coups, on devient l’ennemi de
celui qu’on a frappé. L’aggresseur ou le victimaire pardonne toujours moins que
la victime couverte de blessures.
Heureux les Gens de Lettres qui ne connoissent que cette dispute confiante, noble
& modérée, qui appartient au droit légitime, de répandre & de soutenir
ses opinions ; qui n’a pour armes que le raisonnement &
l’éloquence ; qui, loin de toute opiniâtreté, écoute pour répondre :
qualité si rare, même parmi les hommes instruits. Alors chacun sent la force des
objections de son Adversaire & les pèse. Tout-à-la-fois docile & ferme,
l’homme ami de la vérité cherche à éclairer les doutes, à résoudre les
difficultés, & ce qu’on appelle des paradoxes, ne l’effarouche point ;
car toute vérité a commencé par être un paradoxe.(32). Cette sorte de dispute a des
charmes
inconnus à ces esprits atrabilaires, qui ne
veulent que contredire, rabaisser autrui, & qui poussent la tyrannie jusqu’à
vouloir ôter à un homme ses propres idées ; tyrannie plus commune qu’on ne
l’imagine, mais qui du moins ne devroit pas être le partage de ceux qui savent
que les plus importantes découvertes & les innovations les plus
heureuses ont été, dès leur abord, également combattues &
rejetées.
Le meilleur Ecrivain est toujours celui qui se fait une objection secrette à
lui-même sur ce qu’il écrit ; qui l’écoute, qui la pèse & qui ne
continue à écrire qu’après y avoir répondu d’une maniere assez satisfaisante
pour qu’il n’ait point à craindre de n’y avoir point fait assez d’attention. Les
Ecrivains ordinaires ne trouvent aucune réponse à ce qu’ils écrivent, ils
partent & bondissent en criant, j’ai du goût, avec une
aisance qui décèle leur confiance présomptueuse.
Le mot goût est peut-être le mot de la langue le plus
inintelligible, parce que, fait pour concilier étroitement la Nature &
l’Art, il n’y a pas deux personnes qui voient également & l’Art & la
Nature. Il faudroit avoir une idée profonde & juste & de l’image réelle
& de l’imitation parfaite, pour déterminer, avec précision, le sens de ce
mot abstrait. Les Peuples policés appellent goût ce qu’ils
imaginent être la perfection de leurs Arts ; & les individus, ce qui
forme la limite réelle de leur talent. L’orgueil de chaque Nation a donc créé à
son avantage ce mot, qu’elles appliquent ensuite à tous les objets, afin de
proscrire plus sûrement ce qui n’entre pas dans leurs usages, ou ce qui choque
leurs habitudes. Les Artistes, dans leur petit domaine, ont imité les Nations,
parce que chacun veut établir tranquilement sa supériorité sur ses
rivaux, & fermer la barrière, afin que personne ne vienne
le chagriner, en lui contestant le triomphe.
Ce n’est pas toutefois qu’il n’y ait un goût relatif. La transfiguration de
Raphaël, le Milon de Puget, le Stabat de Pergolèze, le second
Livre de l’Eneïde, doivent également plaire aux peuples qui se rapprochent par
le même dégré de perfectibilité.
Mais est-il constant qu’on ne puisse peindre un tableau fort opposé, pour la
maniere, le ton & la couleur, à la Transfiguration de Raphaël, & qui
seroit neanmoins aussi beau & peut-être plus parfait encore ? Ne
peut-on faire une statue plus expressive que celle du Puget ; composer un
chant plus pénétrant que le Stabat ; écrire un morceau de
Poësie plus fier, plus animé que l’embrâsement de Troye ? Que deviendront
alors ces prétendus Prototypes de perfection ? La Nature s’est-elle
emprisonnée toute entiere dans les premieres formes qui ont été tracées ?
A-t-elle soumis toutes ses couleurs au pinceau de Raphaël ; toute son
énergie au ciseau du Puget ; toute la profonde sensibilité du cœur humain
aux notes de Pergoleze ; toutes les images qui décorent sa face riante
& majestueuse aux dactyles & aux spondées de Virgile ? Ils ont
réussi ; d’accord. Est-ce une raison pour dire : voilà le seul &
unique point de vue ; quiconque ne prendra pas cette maniere, ne pourra
jamais saisir la
magie des beaux arts ? Eh
quoi ! ces artistes n’ont peint qu’une attitude, qu’un moment ; n’ont
touché qu’une fibre du cœur humain ; sont morts en appercevant bien au-delà
de ce qu’ils ont fait ; & l’on osera dire en leur nom : voici les
formes constantes & éternelles qui constituent la beauté par
excellence ! La Nature peut maintenant périr : ce qui reste d’elle est
grossier & bizarre, & ne mérite pas les frais du tableau. Le tableau est
tout aujourd’hui, & le modele est peu de chose.
« Ainsi, l’habitude est chez les hommes la regle la plus durable qui décide
de leurs opinions sur le caractère du beau & du vrai ; & les
prédicateurs du goût nous ramenent incessamment plutôt à suivre ce qui s’est
fait, qu’à réfléchir sur ce qu’il faudroit faire. Le cercle de nos plaisirs est
rétréci par les arrêts exclusifs qui flattent la paresse & l’insuffisance de
ceux qui les rendent ; & au bout d’un certain tems, il n’est plus
permis de s’élever contre des préjugés invétérés, que la vénération de plusieurs
siècles a rendu respectables. Heureux le peuple neuf qui modifie à son gré ses
idées, ses sentimens & ses plaisirs ! Aimable & libre éleve de la
Nature, loin des modes & des caprices des sociétés, il ne connoît point ces
pratiques fausses, arbitraires & minutieuses qui obscurcissent la source des
voluptés de l’âme. Il est tout entier à l’objet qu’il contemple & dont il
reproduit naïvement l’image. Il se livre à
l’effet
& ne raisonne point sur la cause. Son cœur n’attend pas l’examen pour bondir
de joie, la regle pour pleurer d’attendrissement, le goût pour admirer. Il se
passionne vivement dans son heureuse ignorance, & il jouit de même ;
tel un corps sonore frémit au ton qui lui est propre.
A Paris, il est vrai, les disputes sur le goût ne vont pas si loin : elles
n’embrassent pas les coutumes, les habitudes, la Législation des peuples, leur
fierté plus ou moins grande, le dégré d’énergie de leurs passions, leur sol,
leur climat. Ces disputes se réduisent à dire que Racine a du goût, puisqu’il fait de beaux vers ; & que Shakespear est un
barbare, qui ne fait point de Pièce à la Françoise ; que celui qui écrit le
mieux, est l’Ecrivain par excellence : & l’on ne s’entend pas plus sur
le style que sur tout le reste. On regarde en pitié tout ce qui n’a pas le
suffrage de la bonne compagnie, & l’on décide que l’on n’a des yeux, des
oreilles, un cœur que dans la Capitale ; que tout ce qui se fait ailleurs,
est de très-mauvais goût ; & après avoir ainsi anathématisé les
jouissances des autres Nations, on les plaint ; & l’on demande si elles
ont dans leur langue Andromaque & Vert-vert.
Pour avoir le goût des ouvrages touchans & utiles, il faut être né bon :
sans cette qualité précieuse on ne produira rien de grand, rien d’immortel. On
peut
affirmer que la probité est encore plus
essentielle que l’esprit & le talent, parce que ce n’est que de l’âme que
sortent ces traits profonds qui peignent l’Humanité sous le jour de sa gloire
& de sa grandeur. Si le défaut de l’Ecrivain est dans le cœur, il dessechera
d’une maniere triste la vérité & le sentiment ; il anéantira par sa
froideur les élans de la sensibilité ; il appellera les ruses de l’esprit à
la place des mouvemens de l’éloquence ; peut-être, s’abandonnant à des
principes monstrueux, n’engendrera-t-il que des systèmes obscurs,
désesperans ; effroi des cœurs vertueux & sensibles.
Quand je vois une grande âme, je cherche, j’éxamine ; & je découvre
bientôt un grand esprit : quand je vois, au contraire, un homme célèbre
faire une bassesse, je relis ses ouvrages, je scrute ; & je crois
m’appercevoir qu’il n’est point homme de génie ; car qu’importe d’illustrer
ses talens, si l’on n’illustre sa personne ; & comment peut-on
consentir à renoncer à l’estime(33), quand on prétend à la
gloire ? Il faut être bien petit de se livrer à l’ambition de
passer pour bel-esprit, & de dédaigner l’honorable
illustration qui naît des bonnes mœurs !
Ce n’est pas pour une récompense toujours pénible & lointaine que l’Homme de
Lettres, jeune encore, doit se livrer à l’étude & au travail. S’il écrit
d’après son cœur, & qu’il connoisse la justice, le prix de ses travaux sera
uniquement dans le plaisir de répandre son âme ; il doit voir du même œil
les louanges, les critiques & les persécutions. Être utile, voilà son
but ; il aura beau entendre chacun lui crier : faites comme moi ;
il ne fera comme personne ; il écrira comme il sent ; son style,
c’est son âme ; la vérité, la vertu sont ses
modèles.
L’Auteur que les critiques ont déconcerté, doit sortir de la carriere. Il
n’appartient de la courir qu’à celui qui a lu sans colere & sans dedain ce
que la critique a dit de lui. Elle n’a pas toujours entièrement tort, il faut
l’avouer : mais elle passe ordinairement les bornes, & c’est ce qui
fait qu’elle cesse d’être si redoutable. Mais les louanges sont quelque fois
plus dangereuses encore : les vrais talens sont toujours connus un peu
tard ; & c’est un moindre inconvénient que d’être annoncé ou connu trop
tôt. L’on a remarqué avec raison que les esprits médiocres montroient, en
paroissant, cette espece de perfection froide qui pose à jamais la borne de leur
génie.
Il me semble entendre une voix qui crie au fond du cœur de celui qui va
écrire : arrête ; regarde qui tu es : avant de prendre la plume,
considere-toi bien ; tremble de te tromper(34) & de
tromper les autres ; que vas-tu dire à tes semblables ? Est-ce bien
pour leur bonheur que tu veux leur parler ?
songe
que ce n’est qu’à ce titre que tu auras quelque droit à leur attention ;
méfie-toi de ton desir, il est dangereux, si tu ne te sens cette vertu
courageuse, rayon bienfaisant de la Divinité. Dis-moi, le spectacle de l’univers
a-t-il élevé ton âme & ton génie jusqu’à son auguste Auteur ? Lui
consacres-tu toutes tes pensées ? Embrasses-tu ce tout immense dont la
grandeur accable, mais qui doit nourrir la confiance. Vois-tu au-delà de la vie
les jours purs de la vérité ? La cherches-tu ? Aimes-tu vraiment les
hommes ? car il faut les aimer, quand on veut leur écrire. N’attends pas
d’eux un laurier puéril & disputé, dont tu dois peu au fond te soucier. Leur
être utile je le répète, voilà quel doit être ton seul but. Si tu es bon, ta
récompense est dans l’exercice de ton talent ; si tu ne l’es pas, tes
succès ne feront que t’aigrir. Garde-toi d’écrire, si tu veux seulement te faire
admirer ; car bientôt tu t’embarrasserois peu d’écrire des choses
méchantes, pourvu qu’elles fussent bien dites(35) ; & au lieu du sentiment généreux qui anime
l’Ecrivain, tu n’aurois que la rage d’Auteur.
La rage d’Auteur(36) ! c’est elle
seule qui fait qu’au-lieu de s’attacher à réfuter les opinions dangereuses, on
insulte à ses contemporains ; c’est elle seule qui fait croire qu’on peut
se bâtir une renommée en dénigrant ses rivaux : mais, tel que par une
foiblesse lâche nous voulons rabaisser, vaut mieux que nous(37) ; nous ne sommes jamais dans le point de vue
nécessaire pour nous appercevoir & nous bien apprécier : laissons donc
chaque écrivain vivre en paix & déployer ses talens, sans chercher à les
dépriser ; l’esprit de parti n’agit que pour un instant. L’homme
présomptueux ne persuade gueres, & celui qui insulte, en voulant corriger,
révolte & n’instruit pas. Que la carriere des Lettres semble auguste &
belle, quand on forme le dessein de la parcourir sans blesser ses compagnons de
voyage ! Il est bien glorieux d’aller droit, sans vouloir barrer le
chemin à celui qui court avec nous : l’œil des
spectateurs jugera l’athlète généreux, & méprisera l’envieux qui aura voulu
insidieusement faire tomber son Adversaire.
C’est donc le vice qu’il faut poursuivre, & non ses confreres(38). Chaque peintre a sa couleur comme son faire & son dessin ; ce qui le prouve, c’est que chaque homme
ne voit pas également telle couleur. Il y a des nuances dans l’organe de la vue,
qui font que le bleu de l’un n’est pas le bleu de l’autre. La sensation se
differencie donc sur des perceptions physiques ; ainsi le même raisonnement
ne frappe pas également deux hommes ; mais la variété infinie des
caractères servira mieux les arts que la monotonie éternelle que l’œil myope
voudroit établir.
Que, dans une Tragédie, le Poëte fasse peur aux Tyrans(39) ; que,
dans un Drame, il intéresse tous les citoyens par des situations qui se
rapprochent d’eux ; que, dans une Comédie, il saisisse & immole les
ridicules qui fatiguent la société, mais sans bouffonnerie & surtout sans
indécence. Tout genre est bon, tout genre lui est ouvert, pourvù que, dans son
but, on voye plus l’ami de la vertu que celui de la gloire. Je le demande ;
quelle est aujourd’hui la renommée de ceux qui ont voulu distribuer
orgueilleusement les rangs & les places, qui ont voulu juger autrui sans
avoir appris à se juger eux-mêmes ? Ils ont lancé de toutes parts leurs
traits satyriques : mais leur front est cicatrisé pour jamais des mêmes
coups qu’ils ont voulu porter.
Il n’y a qu’un secret pour sauver son amour propre de toute insulte, c’est de
ménager celui de tout le monde. C’est une vérité dont personne ne disconvient,
mais sur laquelle on glisse toujours. Les hommes délicats comme Fontenelle
échappent enfin aux traits de l’envie ; & en sont exempts. Une bonne
conduite littéraire nous fait jouir du passé,
du
présent & de l’avenir ; du passé, parce qu’il ne nous laisse aucun
regret ; du présent, par le bon usage que nous en faisons ; & de
l’avenir, par une sage prévoyance & une utile crainte de la malice des
hommes.
Que les Ecrivains se souviennent constamment qu’ils sont par excellence les
peintres de la vertu, que telle est leur principale fonction, & qu’ils
doivent la présenter si belle que chacun ne puisse appercevoir le moindre de ses
traits sans en devenir amoureux. C’est ainsi que se fortifie le sentiment que
l’homme a pour l’ordre, & il tient alors à ce qui est beau & grand par
des nœuds invincibles ; la palette du Poëte ne sauroit être chargée de
couleurs trop brillantes, parce qu’il doit graver dans l’esprit un long souvenir
de la beauté de la vertu, & de la laideur attachée au vice. Le génie n’est
pas toujours une succession perpétuelle d’idées rares & profondes, mais un
tissu d’idées de toute espece, & qui ne renferment rien que d’utile.
On vit Salluste tonner avec la plus grande véhémence contre les Gouverneurs qui
ruinoient les Provinces qui leur étoient confiées : il se rendit coupable
du même crime ; mais il en sentit toute l’énormité, car il n’ôsa s’absoudre
dans son histoire, & sa plume véridique le condamna lui-même, en le
représentant à son siecle & à la postérité d’une maniere désavantageuse.
Je n’ai plus qu’une remarque à faire, & je finis. C’est qu’un homme riche ou
heureux ne feroit peut-être pas bien de vouloir écrire, non pas seulement parce
qu’il aventureroit son repos & ses paisibles jouissances(40) ; mais
parce qu’il ne seroit peut-être pas assez vivement indigné contre les méchants,
c’est-à-dire, les perturbateurs de l’ordre public. Il se trouveroit dans une
situation trop propre à tolérer beaucoup d’abus qui ne le toucheroient que
foiblement, défendu qu’il seroit par le bouclier de l’opulence. Enfin, il seroit
trop disposé à pardonner à beaucoup de monde, & à consister par le
raisonnement l’inégalité monstrueuse des fortunes, le plus grand vice politique
de nos Gouvernemens modernes ; comment chercheroit-il le remede à ce mal
épouvantable, principe de tous les autres(41),
lorsqu’il seroit si éloigné de la classe
souffrante ? Il faut qu’un Ecrivain ait le malheur d’être mécontent de tout
ce qui se fait de mal dans sa patrie, afin que ses écrits aient des traits mâles
qui réveillent
l’inattention : il faut qu’ils
soient fortement prononcés, puisqu’il a à frapper des oreilles superbes &
endurcies. Orateur du grand nombre, c’est-à-dire de
la foule des infortunés, il faut que la mélancolie, mere de la pitié(42), préside à sa touche un peu
sombre, & la rende plus attendrissante. Fontenelle a dit de lui-même qu’il
ne lui étoit jamais arrivé de jetter le moindre ridicule sur la plus petite
vertu. Cela est vraiment respectable. Mais il n’avoit encore rempli que la
moitié de la tâche d’un Homme de Lettres. Il lui est de plus enjoint de
renforcer sa voix contre tout ce qui blesse & avilit l’Humanité, de flétrir
le despotisme, d’attaquer sans relâche la tyrannie, de se dévouer pour la cause
commune, de posséder ce sentiment profond qui se répand à grands flots, de voir
le dernier citoyen, & de devenir son Avocat devant l’orgueil de la
puissance. Eh ! qui défendra la multitude, des maux qu’on lui inflige, si
ce n’est la voix éloquente de l’homme juste & sensible ? Qu’il
environne à despotisme
aveugle & violent de tous
les reproches, de tous les cris, de tous les gémissemens ; qu’il rende
l’accent aigu & plaintif de l’opprimé ; qu’il fasse gronder sur la tête
de l’oppresseur le bruit lointain & formidable du tonnerre de la postérité,
& qu’il sache, malgré l’audace qu’ont affecté quelques malheureux
politiques, qu’il est peu d’hommes publics qui ne craignent le jugement
public.
On appellera ce courage enthousiasme ; il est l’état naturel des âmes fortes
& des Hommes de génie : sans lui point de sacrifice, point
d’inspiration, point de cet attrait permanent & victorieux qui force
l’Ecrivain à composer ces ouvrages qui laissent une trace profonde dans leur
siècle. Ce qui empêchera toujours les Ecrivains de devenir profonds, c’est de
n’écrire point ce qu’ils sentent avec le plus de force.
Heureux donc qui sent l’enthousiasme de son art ! qui, tandis que l’erreur a
ses héros & ses martyrs, s’enflâme pour la vérité, & joint dans la
contemplation de ses chastes attraits, des sacrifices qu’il a faits pour elle.
L’amour de la vérité a ses amans qui la préferent à tout. Entendez un Anglois
qui parle de l’amour de la liberté, c’est un ton mâle qui annonce qu’il
l’acheteroit aux dépens de sa vie. Lisez Fenelon, lorsqu’il parle de la
vertu ; il l’insinue dans notre âme, & il fait aimer l’homme encore
plus que l’Ecrivain. L’Auteur qui s’abandonne au
vrai
mouvement de son âme, a donc un idiôme qui raisonne, non à l’oreille, mais à
l’âme du lecteur ; & voilà l’éloquence.
Si tel homme se passionne pour un conquérant, l’idolâtre comme un grand-homme
& s’imagine qu’il est glorieux d’expirer sous ses drapeaux, ah !
pardonnons à l’esprit généreux, avide de connoissances utiles, qui se plaît à
pénétrer le sanctuaire de la Nature ; qui y repose avec délices ; qui,
dans ce qu’il découvre, apperçoit ce qui lui reste à parcourir, & qui sent
la Nature, s’il ne peut déchirer tous les voiles qui la couvrent.
I
l se trouvera dans cet examen
quelques expressions peu mitigées, j’en préviens le lecteur ; mais
quand on est plein d’un sentiment dont on a la conviction intime, il est
très-difficile de modérer ses idées. L’on seroit plus coupable de dissimuler
sa pensée, que de la produire même avec un peu trop de chaleur. Comme on n’a
en vue que la destruction de quelques préjugés que l’on croit très-funestes,
on pardonnera à l’amour de l’art jusqu’aux blasphêmes contre les Poëmes les
plus chers à la nation, & tout amateur dira ce que disoit un bon Evêque
auquel on représentoit qu’il n’y avoit plus de sacriléges : ce ne sont
point les sacriléges, répondit-il, qui sont le plus à craindre, mais la
tiédeur & l’indifférence.
Si la république des Lettres est une démocratie, pourquoi s’étonner de la
hardiesse des jugemens ? N’est-ce point à elle qu’on doit
l’anéantissement de plusieurs erreurs ? N’est-elle pas quelquefois
louable & souvent nécessaire ? Un respect aveugle ne
ressembleroit-il pas à une espèce d’idolâtrie ? Ce seroit détruire la
liberté des Membres de la Littérature, que de leur ôter le droit de
prononcer sur ses chefs.
D’ailleurs, l’on compte rendre un service essentie aux jeunes Littérateurs
qu’on écrâse dès leur premier essort avec des noms célèbres : on leur
fera voir que ces Dieux prétendus n’ont point posé les bornes de l’art,
& qu’ils peuvent conséquemment se dérober à des regles puériles ;
que leur génie est à eux, libres qu’ils sont de modifier l’art à leur gré.
On veut surtout leur apprendre à mépriser les jugemens ineptes de cette
foule de Journalistes, qui, depuis quarante ans, ne sçavent que citer des
noms au-lieu de raisonner, & dont la vénération stupide n’est point
fondée sur le sentiment des beautés, mais sur l’impuissance réelle où ils
sont d’appercevoir l’art dans toute son étendue & dans les nouveaux
effets qu’il pourroit produire.
Ces nouveaux principes sont faits, je crois, pour être discutés. Toute vérité
a été combattue, dès qu’elle s’est montrée pour la premiere fois. Chacun,
quoi qu’on en dise, est juge exact en Littérature de la maniere dont il est
affecté. Le sujet qu’on examine est important, puisqu’il tient de si près à
l’instruction publique & à l’art de former les mœurs. On peut être
rejeté, critiqué ; passer pour bisarre pendant dix ou vingt ans, &
avoir raison un peu plus tard ; les exemples ne manquent point.
Tout homme qui réfléchira sur la forme actuelle de notre Tragédie, sentira
combien la premiere direction qui lui fut donnée, a été fatale à l’Art
dramatique, & ne pourra s’empêcher de regretter
alors que les Mairet, les Rotrou, véritables instituteurs de la maniere
reçue, aient eu quelque connoissance des anciens. Si les Tragédies Grecques
leur avoient été inconnues, forcés de créer l’Art, ils se seroient repliés
sur eux-mêmes & sur les objets qui les environnoient. Seuls & en
présence de la Nature, obligés de l’étudier de préférence, & de la
prendre pour modele, au-lieu de traduire servilement des livres, ils
auroient fait monter sur la sçène des hommes semblables à ceux qu’ils
voyoient agir. On auroit vu l’expression vivante du génie, au lieu de cette
physionomie morte qui naît des traductions.
C’est donc un malheur qu’Euripide, Sophocle, Eschyle,
Sénéque, soient tombés entre les mains d’hommes qui d’abord n’ont
pas sçu les distinguer, & qui ensuite ont cru ressusciter l’Art, en
copiant le Théâtre des Grecs. Voleurs grossiers, copistes infideles, sans
songer à l’extrême différence des tems & des lieux, à la varieté infinie
des caracteres, à la fécondité de l’Art, ils n’ont jamais soupçonné que le
Théâtre dût être la véritable école de la vie, & un amusement utile pour
toutes les conditions.
Non, jamais l’imbécillité humaine ne s’est mieux caractérisée que dans la
foible & languissante empreinte de ces premieres Tragédies, où, loin des
peintures naïves & vraies, il n’y a rien qu’on puisse
dire au cœur de l’homme, rien qui doive l’intéresser, rien
qui parle à la multitude assemblée ; où l’on semble enfin mépriser les
classes vulgaires, en ne faisant paroître que des Rois, auxquels on donne un
langage hyperbolique qui leur est même étranger.
Et voilà comme un Art simple & fécond, livré d’abord à des hommes qui
alloient consulter Aristote pour la structure d’une Piece
Françoise, a reçu des entraves si gênantes, qu’il en est, parmi nous,
demeuré au berceau. Toutes les grâces du langage ne lui ont pas ôté sa
petitesse & sa bisarrerie. Voulez-vous sentir combien il est borné &
foible ? Rapprochez-le en idée de la multitude des caracteres, de
l’énergie des passions, & de la foule des individus qui restent à
peindre.
Ce ne sont point des génies créateurs & pleins de vie qui ont présidé, en
France, à l’origine de l’Art ; ce sont des traducteurs timides qui ont
pris çà & là des matériaux étrangers pour en construire un édifice, qui,
de ce mélange, en a conservé jusqu’à nos jours une physionomie vraiment
équivoque.
Le premier pas fut une erreur qui est devenue immense, & qui semble
condamner presque toutes nos Tragédies à rentrer avant peu dans l’oubli.
Cette erreur a consisté à tirer l’art d’un seul côté, d’un côté extrême,
c’est-à-dire, à n’imprimer à une Tragédie, d’un bout à l’autre, qu’un même
ton grave,
ententieux, imposant & roide ;
à méconnoître ces nuances gracieuses & légères, ces détails nécessaires,
ces mouvemens francs & originaux qui constituent la vie ; à ne
vouloir jamais descendre de cette hauteur factice, de ce langage ampoulé
& uniforme, de cette maniere étroite & tendue, qui atteste, à chaque
hémistiche, le travail pénible & l’âme froide du rimeur.
Euripide, Sopocle, peignoient des hommes, & non des personnages
chimériques. Mais nos héros sont tous fantastiques, & reçoivent leur
éxistence de la façon du Poëte, toujours debout & dans la même attitude,
fidèles à la rime, abandonnés à un parlage intarissable,
répétant une enfilade de maximes vuides, amenés de force sur la scène, &
chassés quand on n’a plus besoin d’eux ; ce sont des mannequins
obéissans au fil d’archal qui les précipite comme des marionnettes, dans une
action compliquée à loisir, &, par cela seul, infiniment fausse. Non (a dit quelqu’un) notre Tragédie n’est
plus une action humaine ; c’est un tissu de miracles.
Que n’ont-ils donc péri ces anciens modeles qui n’ont servi qu’à égarer &
gâter leurs prétendus imitateurs ; ou plutôt que ne se sont-ils offerts
à la Nation, qu’après qu’un génie vigoureux, fier du sentiment de ses
forces, agissant en maître, marchant seul, auroit sçu étendre la
circonférence de l’art à tous les points où l’Humanité est
intéressante ! Ce plan
vaste une fois arrêté,
l’admiration pour les Grecs (juste d’ailleurs) eût cessé d’être servile
& superstitieuse. On eût saisi leur esprit, au-lieu de les mettre en
lambeaux ; & la scène, aggrandie, auroit admis en son enceinte tout
ce qui porte le nom sacré d’homme, le dernier comme le premier ; car ce
n’est point l’oripeau d’un habit qui constitue l’éloquence & l’intérêt
de l’art. Sous la burre on peut avoir un cœur & un esprit de Roi, ainsi
qu’il y a souvent sous la pourpre un cœur & un esprit bas.
Cependant le Théâtre Grec offroit en foule des exemples de cette naïveté
précieuse : mais les Tragiques François, foibles, petits &
barbares, contens de prendre les noms de ces anciens personnages, leur
mirent une grosse perruque sur la tête, & les obligerent, bon gré,
malgré, à aller chercher la terminaison de leurs phrâses dans le
Dictionnaire de Richelet.
Si l’imitation sert de bâse fondamentale à la peinture, elle en doit servir à
tous les arts. Quand un Poëte, au-lieu de dessiner & peindre la Nature
qu’il a sous les yeux, va copier des scènes Grecques, je crois voir un
peintre qui, au-lieu de dessiner un paysage fraîchement coloré par la rosée
du matin, va copier froidement un tableau dans un cabinet : ce sera la
copie d’une copie. Le trait vivant, naïf, s’éloignera d’autant plus ;
le tableau aura de l’art, mais point de ressemblance. Voilà l’histoire de
nos
Poëtes Tragiques : ils ont fait des copies
éternelles : ils sont parvenus à être élégans, mais souverainement
ridicules ; car si le plaisir que donne la Tragédie résulte des effets
de l’imitation, il est sur que tout homme un peu instruit, doit regarder
notre Tragédie comme purement factice & absolument étrangère à nos
intérêts civils & politiques. Malgré la charge ou la foiblesse du
pinceau, on ne rit pas tout-à-fait, il est vrai, parce que la déclamation,
le style, la gravité de l’assemblée, quelques traits d’éloquence nous
séduisent ; & que d’ailleurs le cœur de l’homme est tellement avide
de sensations, qu’il reçoit les plus vagues au défaut des plus vives &
des plus directes, comme un homme qui a grand faim trouve excellent le mêts
le plus grossier : mais dans la réflexion du cabinet, il y a de quoi
rire du serieux que l’on a donné à des tableaux aussi imparfaits(43). L’imposture alors paroît dans tout son
jour : on voit
bientôt qu’il n’y a point de
réalité dans ces Tragédies qui se ressemblent toutes.
Cet art s’est donc brisé en France contre l’écueil de l’imitation ; il
falloit sans doute se pénétrer du génie des Grecs, mais non leur enlever
leurs sujets
& défigurer Sophocle & Euripide. Il falloit nous donner
une traduction exacte de ces chef d’œuvres, ou n’y point toucher pour les
plier mal-adroitement à nos mœurs & à nos usages. S’ils ont été admirés
par une nation ingénieuse & sensible, pourquoi ôser y porter
témérairement la faulx ? pourquoi dénaturer des caractères antiques,
pour les vétir à notre mode ? C’est d’abord un contre-sens qui choque
quiconque a l’amour du vrai.
Corneille, dans l’examen de son Œdipe, se félicite de l’heureux Episode de
Thésée & de Dircé ; c’est-à-dire d’avoir gâté son sujet à l’aide
d’une profonde méditation. N’est-il pas un peu que cet homme
de génie n’ait pas senti la premiere scène de Sophocle, & qu’il ait été
chercher dans une structure forcée, un intérêt touchant déjà établi &
qui naissoit de la simplicité du sujet.
Croyoit-il
par des tendresses fades remplacer les beautés du Poëte Grec ? Qui l’a
donc égaré, si ce n’est l’habitude, & ce fatal Aristote qu’il
si mal. D’un autre côté cette complaisance amoureuse que Racine prête à tous
ses héros, affadit ses Tragédies ; &, avec de l’esprit & une
versification douce & coulante, ce Poëte est parvenu à faire des pièces
qui attendrissent : mais il n’a que très rarement ces traits qui
remuent les âmes & élevent les courages. Par une imitation trop éxacte,
ses successeurs ont achevé de dénaturer l’art ; & l’art qui ne se
renouvelle point, nécessairement se détériore. Or l’art n’est point sorti du
premier moule.
Pour juger le procès, il faut assembler la multitude. La multitude est le
seul juge du Poète Dramatique. Elle connoit par un instinct supérieur ce qui
est bon, elle a le germe de toutes les vérités usuelles, & plus que les
Auteurs gâtés par des livres. Les prétendues connoissances des
Gens-de-Lettres ne servent qu’à fortifier un goût factice, & à les
éloigner des vrais tableaux qu’ils ne sçavent plus reconnoître. Ce sont les
plus mauvais juges du monde, parce qu’ils ne se déterminent jamais par la
sensation qu’ils reçoivent, mais par des réflexions étudiées qu’ils prennent
follement pour le sentiment de l’art.
Les personnages ayant été mal choisis, il a fallu que l’élocution suivît
plutôt celle du Poète que celle de l’homme. Un idiôme conventionnel a
remplacé
la Nature : mais les beaux vers,
les traits heureux, sont les paillettes d’or attachées à une étoffe qui n’a
point de consistance : la broderie est superbe, le sont n’en vaut
rien.
Où trouver dans nos Tragédies de ces tableaux vrais, qui surmontent notre
incrédulité, qui nous fassent oublier les loges & les planches ;
qui enlèvent tellement notre âme, que nous suivions presque à notre insu les
mouvemens du personnage, & que nous nous disions à nous-mêmes : Non, on n’imagine point cela ? Au contraire, les
incidens sont toujours passés sous silence ; tandis que les incidens
seuls constatent une action vraie ; l’homme est détruit autant que le
héros ; l’homme n’est plus qu’un composé romanesque qu’on a peine à
reconoître ; il parle & n’agit point, ou il n’agit que conformément
à la décence nationale, & jusques dans ses révérences & ses
madrigaux, il ne choque ni le ton, ni les usages, ni les préceptes
reçus.
Encore si le Poète savoit diversifier ses dessins imaginaires ; mais
non : il est si content de lui-même, qu’il se copie & se répète le
lendemain. Le tyran aux sourcils élevés, le confident toujours humble &
toujours supposé discret, la Princesse amoureuse & fiere, le jeune
Prince malheureux & chéri, ne font que changer de place, comme à une
table de jeu : ils étoient à gauche ; le Poète, par un coup
étonnant de génie, les met à droite : ils avoient un
casque, il leur donne un turban : ils respiroient à
Rome, il les transporte en Perse ; & à l’aide des lampions & du
souffleur, cette sérieuse caricature passe comme si elle n’étoit pas
étrangement risible.
Il faut néanmoins qu’ils voyagent par un labyrinthe d’épreuves, labyrinthe
usé. Une révolution subite, un peuple qui s’émeut en un clin-d’œil, une
armée qui sort de dessous terre, sont les seuls poids qui fassent vaciller
la balance des évènemens : elle flotte incertaine jusqu’au cinquième
Acte, qui avertit que le dénouement approche. Alors le Poète fait briller le
poignard ou la coupe empoisonnée : le poignard est l’attribut de la
Melpomène Françoise, & elle joue de l’instrument à point nommé : le
Tyran se tue ou bien il est tué, mais c’est toujours de maniere que l’on n’a
jamais rien vu de tel dans le monde. Le mourant, semblable à un gladiateur
Romain, expire de si bonne grâce, qu’il a l’air de s’endormir ; car ce
n’est pas tout que d’être assassiné, il faut, devant une assemblée aussi
respectable, être poli & décent jusqu’au dernier soupir : point de
convulsions, le poison qui se verse dans la coupe homicide, est toujours en
France de l’Opium.
Et le dialogue, que devient-il au milieu d’une si étrange nature ?
J’entends incessamment une muse compassée jusques dans le désordre effréné
des passions ; la cadence, l’hémistiche & la rime ne lâchent point
prise est-ce qu’un silence peut dire quelque
chose ? Au lieu de ces mots simples, entrecoupés, qui peignent les
transports tumultueux, je reçois une tirade à périodes, qui me fait
dire : oh ! comme cela est bien écrit !
& le Parterre, de battre des mains ; tandis que le héros éssoufflé
reprend haleine : mais s’il a fait quelque effort, ce n’est tout au
plus qu’un effort de Mémoire.
Britannicus est la pièce qui se rapproche le plus de la
vérité historique, parce que l’Auteur n’a pas fait un pas sans Tacite ; & si le jeune Prince étoit moins francisé, ce
seroit un chef-d’œuvre. Mais dans ses autres pièces que de mensonges &
de vuides ! comme il a habillé les Grecs de pièces & de morceaux
rapportés ! Comme tout occupé de l’harmonie de ses vers, il a fait
disparoître le naturel, la naïveté ! Qu’il avoit le goût étroit &
faux dans l’ensemble, cet homme qu’on nous représente comme un modèle de
goût ! Peintre manieré, il a fait des vers qui sont des beautés de
cabinet ; c’est une espece de guillochis précieux, élégamment
admirable ; mais ce ton est petit & insupportable à mon oreille,
quand je songe au langage des passions & à la présence auguste d’un
peuple assemblé.
Un homme d’esprit disoit : en me promenant au Palais Royal, je rencontre
Hippolyte, Xipharès, le jaloux Pirrhus ; je salue Mesdemoiselles Iphigénie
& Junie, la respectable Madame Monime ; & je
crois voir Thésée dans un coin qui boude sur une chaise en pensant à
sa seconde femme.
Ainsi ces Tragédies si vantées, parce que nous n’avons que celles-là à
admirer, ressemblent à la lettre aux enseignes du Pont Notre-Dame(44). On y voit bien la figure des Rois, mais
d’une représentation qui atteste la centième copie : elle vous invite à
rire par l’envie même qu’elle a d’être fidelle.
La nature ! la nature ! elle a été étouffée par nos
Tragiques ; l’Art ne pourra renaître que quand on
les aura parfaitement oubliés. Et qu’est-ce que la
nature ? C’est le trait simple & nu, libre & pur, qui s’éloigne
le plus du rafinement & de l’étude, de l’art. Ce qui est naïf &
touchant se distingue si aisément de ce qui est combiné, même avec
élégance ! Tout ouvrage gracieux est ordinairement petit ; des
charmes mensongers font appercevoir la main qui a soigné, apprêté, arrangé
tous ces vains ornemens. Mais l’éloquence jaillit à grands flots de l’âme de
l’Ecrivain qui a consulté avant tout la nature : il saisit la vérité,
& trouve alors les nobles proportions : l’image est grande &
simple, & plus on la considére, plus on s’enflâme d’amour pour elle.
Elle n’a pas besoin d’être ornée ; elle est belle, parce qu’elle est
une & vivante, qu’elle ne veut point séduire, & qu’elle se félicite
de ne point exister pour qui ne l’apperçoit pas. C’est la beauté de tous les
siècles qui subsistera indépendante des modes & des variations.
Qu’ensuite l’impertinent critique vienne, ses phrâses à la bouche, nous
parler de ce qui s’est fait, de ce qu’il faut faire conformément à ce qui
s’est fait : il faut lui laisser sa petite théorie, qui, toute frêle
& toute minutieuse qu’elle est, est encore supérieure à sa pratique.
Anathême à la bouche qui a dit qu’il y avoit vraiment peu de caractères
réellement distincts. Chaque individu a son existence à part, & c’est
l’œil qui ne
sait point voir, ou qui se contente
des superficies, qui a avancé cette grosse erreur. Lisez Richardson, lisez Shakespear ; & voyez
tout ce qui repose dans le cœur d’un seul homme, & s’il y en a deux qui
aient exactement le même visage, & la même attitude.
Mais ce qui a sur-tout perdu l’Art en France, c’est d’avoir suivi les unités
de tems & de lieu, deux règles, qui, par leur absurdité, devoient être
proscrites, & qui ont été avidement adoptées par les Poètes François.
Ils ne se sont pas apperçus de la perte immense qu’ils alloient faire, en
s’assujettissant à des entraves qui devoient nécessairement les priver des
plus grandes beautés.
Et sur quoi sont fondées ces deux règles puériles & fausses ? En
coûtera-t-il plus à mon imagination de franchir l’espace de trois jours que
l’espace de quinze heures ? Dans la règle actuelle, en une minute on
aura donné une bataille, & le Poète ne sera point en faute ; &
à l’aide d’un repos, il ne pourra dire aux spectateurs assemblés, tant de temps s’est écoulé pour l’action théâtrale ;
mais lorsque je lis un Roman ou un Poëme Epique, est-ce que ma pensée ne
comble pas rapidement & facilement tous les intervalles ? Ou
réduisez donc l’action à la durée de la représentation, ou, si vous vous en
rapportez à la vivacité de mon imagination, ne me traitez donc pas soudain
comme si j’en étois
absolument dépourvu. Dès que
l’action commence, je ne me règle plus sur l’horloge, je me remets
entièrement entre les mains du Poète ; je suis sa marche
progressive ; il est maître de faire couler les heures à son gré ;
il me fera de même franchir les distances : car je n’aurai pas plus de
peine à combler l’intervalle du tems ; j’obéis à sa voix qui devient sa
règle : car il faut que ma pensée voyage ; ou qu’elle se figure
que les personnages arrivent là. Il est plus naturel à ma pensée de faire le
chemin : il suffit qu’elle soit avertie ; elle part, bondit &
s’élance, & la vraisemblance n’est point alterée : au-lieu que,
quand le Poète entasse les évènemens dans l’espace de vingt-quatre heures,
qu’il traîne de force tous les personnages au même lieu, & qu’il veut me
rendre complice de son grossier mensonge, je me révolte, & j’aurois
mieux aimé qu’il m’eût montré des scènes successives, isolées, qui
n’excédassent point la mesure de la réalité, que de sentir l’effort
continuel & mal-à-droit du Poète qui tyrannise violemment ses
personnages, pour les emprisonner dans une courte durée & dans un point
donné.
En empruntant de Guillen de Castro le sujet du Cid, Corneille n’a point senti
qu’en voulant assujettir aux règles un évènement trop vaste, il lui ótoit
toute vraisemblance. C’est par cette pitoyable règle des vingt-quatre heures
que dans un espace si court de tems, il nous offre trois combats
singuliers & une bataille, avec plusieurs autres
incidens, & qu’il ôse encore nous laisser entrevoir le futur mariage de
Chimène avec Rodrigue teint du sang du père de sa maitresse. La bienséance
est violée, parce qu’il a voulu que la durée de l’action commencât &
finît entre deux soleils. Il y auroit eu plus d’illusion & de vérité, si
Corneille avoit sçu prendre le tems nécessaire pour laisser à la douleur de
Chimène celui de s’appaiser ; mais, entêté de son Aristote, il crut
qu’il falloit resserrer à un point local, les divers incidens d’une grande
action. Il ne vit pas qu’il l’annuloit, & que, si l’Art consiste dans
l’imitation, tous ces évènemens accumulés resserrés & précipités les uns
sur les autres, sont bien plus incroyables que s’ils étoient répandus sur
une plus grande étendue de terrein & semés à des intervalles
nécessaires. Pour éviter une prétendue confusion, il en fit naître une autre
plus considérable. L’imagination obéit facilement à la duplicité du lieu,
mais le bon-sens est choqué, lorsqu’on enferme les personnages dans un lieu
circonscrit où ils doivent nécessairement arriver & sortir d’une maniere
bisarre, étroite & gênée. Il est bien à regretter que cet homme de génie
se soit plié à des règles aussi ridicules, & ait entraîné par-là tous
ses successeurs qui n’ont pas même imaginé la possibilité de sortir des
entraves que leur maître avoit consacrées. Et voilà comme un Art ne
franchit point ses limites primitives, lorsque le
Poète est superstitieux. Ces défauts choquans se sont encore plus sentir
dans Cinna où les conspirateurs parlent dans le cabinet d’Auguste.
Lorsque le Poète veut ensuite me réveler l’âme, le caractère, la vie entiere
d’un homme, il accumule les faits d’une maniere bisarre ; il en accable
la tête de ses personnages, les invraisemblances naissent, &
pourquoi ? Parce que le malheureux n’a que ses vingt-quatre heures pour
me développer le cœur d’un ambitieux, d’un amant, d’un jaloux, d’un
tyran ; & où sont les gradations nécessaires ? Comment
serai-je conduit à croire ce qu’il veut me persuader ? Ce sont
plusieurs époques de la vie humaine bien liées ensemble que je voudrois
appercevoir ; & il ne ma raconte sechement que l’histoire d’un
jour : aussi le Poète se perd-il en paroles ; &, pour avoir
voulu éviter un danger, il est tombé dans plusieurs autres, qui dissipent
entièrement l’illusion, en me montrant la main laborieuse du Machiniste.
C’est donc ainsi que les Poètes François se sont tous mis volontairement au
cachot, en tendant les mains aux chaînes pesantes de ces deux unités. L’air
de gêne & de servitude s’est imprimé sur leurs fronts ; & quand
ils veulent tourner dans leur enceinte étroite, où ils étouffent avec leurs
personnages, ils se fatiguent cruellement pour fatiguer le spectateur, qui
embrasseroit volontiers un plus libre espace, &
qui ne voit jaillir de ces deux règles absurdes qu’un
court instant de surprise, au-lieu de ces grands tableaux successifs, variés
& majestueux, qui pénètreroient son âme toute entière. Tant que l’on ne
restituera pas à l’Art son étendue naturelle, on le verra, sous le joug,
froid & inanimé.
Que le lieu change donc, & que le tems s’écoule, plutôt que la vérité
manque. Puisque l’Art est une fiction, avertissez-moi plutôt que de vouloir
me tromper ; ne m’amenez point, comme des captifs garottés, des
personnages éloignés, que mon imagination ira trouver sans frais & dans
un clin-d’œil : une matière libre & conforme à la nature me plaira
davantage : je sçais bien qu’un Poète n’est pas un Magicien, & dès
qu’il sera vrai, il me trouvera toujours disposé à le suivre. J’aime
beaucoup ces vers d’Horace, quoiqu’ils ne soient pas
tout-à-fait justes :
L’imitation parfaite & absolue est impossible dans cet Art comme en tout
autre : mais les tableaux qui se suivront dans l’ordre des choses, n’en
auront à mes yeux qu’un plus grand caractère de vérité. Ainsi s’enchaînent
les évènemens connus dans une gradation existante ; & le Poète qui
veut les cumuler
ridiculement en un jour, en un
lieu, se précipite avec eux dans le mensonge qui tue l’intérêt.
Et les vers ?… pour qu’on les pardonnât, il faudroit qu’ils se
rapprochassent de la prose, c’est-à-dire, qu’ils fussent doux, simples,
faciles & naturels ; si l’on en a de tels, à la bonne heure, je les
écouterai(45) : mais le Poète se
sera toujours donné beaucoup de peine pour n’opérer que ce que la prose fait
tout aussi bien, & peut-être mieux encore. Le plaisir est égal ;
mais il restera toujours la bisarrerie de parler en vers à la multitude,
comme à une assemblée d’Académiciens. Mais, la difficulté vaincue,
dira-t-on… je ne tiens pas compte au Poète de celle-là. Qu’il me plonge dans
l’illusion, que son langage soit vrai, convenable à l’action, & je le
dispense de perdre son tems à coudre des rimes ; qu’il me fasse deux
pièces au lieu d’une, & qu’il laisse-là le mêtre &
l’hémistiche ; la prose d’ailleurs n’a-t-elle pas son nombre, sa grâce,
son harmonie, son charme, d’autant plus vrai qu’il est
plus flexible & plus varié ? Imaginez la prose
de Rousseau sur la scène françoise, & voyez comme tous les vers
pâlissent.
On ne s’amagine pas combien la rime coûte à la pensée, même chez nos plus
grands Poètes. On conçoit un sentiment profond, on ne trouve point de
rime ; il s’en présente une pour exprimer une pensée ordinaire ;
on s’y refuse d’abord, on s’échauffe la tête pour rallonger, raccourcir,
tourner, retourner sa phrase. On torture son cerveau. L’inflexible langue ne
présente aucun tour que la rebelle rime ne répudie. Celle qui s’ajuste au
trait léger, est employée, & le personnage qui alloit avoir une
physionomie burinée, n’offrira qu’une figure sans caractère. Il faudroit
laisser cet Art pénible à celui qui fait des Odes, ou un Poème Épique. C’est
le Poète alors qui parle. Il est inspiré.
La rime rend souvent Corneille diffus, embarrassé, inintelligible ; elle
gâte plusieurs morceaux pleins de verve & d’élévation. Racine me paroît
constamment caché derrière ses personnages, & habile à leur insinuer son
langage harmonieux. J’entends sa flûte douce qui cadence des périodes
arrondis, même dans le tumulte effréné des passions ; je ne perds
jamais de vue ce Poète ; & quand Monime, formant le projet de
s’étrangler, apostrophe le tissu fatal, j’oublie presque cette situation
touchante, douloureuse, pour admirer des vers qui
sont le dernier terme de la recherche & de l’art. Ce morçeau est
supérieurement écrit ; mais il est trop beau, puisqu’il me montre plus
Racine, que la plaintive & désolée Monime. M. de Voltaire devient épique
dans son Œdipe, dans son Alzire, dans sa Sémiramis, dans sa premiere scène
d’Orosmane, entraîné qu’il est par cette pompe d’élocution qui enlève les
battemens de mains du partere. Ses confidens sont toujours chargés de ses
plus beaux vers, parce qu’il aime à se faire voir ; mais dès que le
vers fait admirer le Poète, le vers tue à coup sûr le personnage ;
& que devient l’illusion ? On chérira encore cette beauté
conventionnelle qui détruit des beautés plus vives, plus précieuses &
plus naturelles. Le François sera soumis à ce bisarre préjugé encore trente
ou quarante ans ; mais enfin lorsqu’en se rapprochant de la simplicité
& de la nature, il aura senti le charme de la vérité naïve, il verra que
le vers sur la scène n’est qu’un faux ornement qui tend à corrompre
l’esprit, lorsqu’il faut être tout entier au sentiment & à l’image.
Au reste, un Art qui n’a encore parmi nous qu’une même forme & qu’une
seule couleur, peut bien avoir des partisans entêtés qui ne soupçonnent rien
au-de-là. On ne leur conteste certainement pas leurs plaisirs ; mais
ils ne doivent pas trouver étrange que d’autres, doués d’organes non moins
sensibles, soupirent après un tableau plus fidèle, plus animé, &
sur-tout qu’ils le demandent plus varié &
plus touchant.
Le Poète veut toujours être apperçu & se mêler parmi ses
personnages ; il ne sçait pas combien il gagneroit à disparoître
tout-à-fait ; plus on l’oublîra, plus il devra être satisfait. Qu’ai-je
besoin d’entendre sa voix par la bouche de tel Monarque ? Que ne se
persuade-t-il plutôt qu’un Roi n’est pas toujours Roi, qu’il est homme par
intervalles ; que le hisser perpétuellement sur le cothurne, c’est
comme si on le couchoit dans son lit, le manteau royal à fleurs d’or sur le
dos, les brodequins aux pieds & la couronne en tête ?
Nous voilà, nous autres François, froidement , avec notre manie de
suivre des règles fantastiques, c’est-à-dire, la marche de nos
prédécesseurs. Nous voulons passer pour réguliers ; nous devenons
froids, pesans, monotones, & les grands traits de génie nous
échappent.
Il est vrai qu’un Auteur qui sent sa foiblesse & son peu d’invention,
taille toujours son drap, comme fait le tailleur, sur le patron
consacré : il n’ôse diriger son ciseau au-de-là de la ligne
tracée ; c’est toujours la même coupe : cinq actes ou quatre
repos ; quinze-cents vers distribués à quatre ou cinq personnages,
& du sang répandu vers la fin.
Mériterons-nous encore un pareil reproche de
l’étranger ? Non ; le tems de la révolution est arrivé, elle est
commencée depuis quelque tems dans tous les bons esprits ; & un
second théâtre la décideroit d’une façon éclatante & victorieuse. J’ôse
le prédire, si ce second théâtre a lieu.
On regimbera d’abord contre les nouveautés les plus heureuses, on n’en doute
point ; car la foule des esprits moutonniers s’irrite de tout
changement fait à l’Art Dramatique. Les Poètes Tragiques ne seront pas les
derniers à jeter de longues clameurs, parce que, esclaves des préjugés
reçus, tremblans devant le regard des périodistes, ils s’abaissent jusqu’à
recevoir la forme sous laquelle ils doivent leur plaire. Mais l’Auteur qui
n’aura pas la noble & légitime hardiesse de faire obéir la foule à ses
conceptions neuves & vigoureuses, laissera l’Art au même point où il
l’aura pris, & ne lui ayant pas fait faire un seul pas, il aura
contribué à sa décadence.
Heureux donc celui qui regarde l’opinion d’un peuple fasciné ou égaré par
l’habitude, comme l’opinion d’un seul homme ; qui en croit le sentiment
intime qu’il a de la vérité, plutôt que les règles tyraniques de
l’usage ; qui sait juger mieux qu’elle même ce qu’il faut à la
multitude, & qui, en conséquence, s’abandonne à l’originalité, comme
seule capable d’étendre la sphère de nos
jouissances(46).
Jeunes Écrivains, (car tout ce morceau ne
s’adresse qu’à vous, & il n’y a que vous(47) qui
puissiez bien l’entendre), rompez, rompez le talisman qui vous enchaîneroit
à des formes usitées, qui corromproit en vous le germe distinctif que la
Nature vous a donné, qui vous asserviroit à une maniere qui ne sçauroit être
la vôtre. Que la séve de votre génie circule à votre gré ; soyez libres
& audacieux ; l’étincelle qui dort en notre sein ne jaillit point,
lorsqu’on s’obstine à frapper un endroit étranger. Pourrez-vous jamais
devenir ce qu’un autre a-été ? Non : chaque Être a son cachet
particulier ; & se métamorphoser, c’est s’anéantir ; ne
craignez point d’être taxés de singularité : ce qui est regardé
aujourd’hui par la foule profane comme un sacrilège, deviendra demain
l’objet de sa vénération. C’est à vous de pénétrer cette masse inactive
d’hommes qui attendent des idées, & de jeter
au milieu d’elle le levain de la pensée. Malgré eux, malgré les tyrans de
la république des Lettres, malgé ces forçats de la Littérature (dits
Journalistes) qui, d’une main égale & pesante, traçent toujours sur le
papier le même sillon, & labourent éternellement le champ des mêmes
sottises, vous verrez l’élan de votre génie animer le troupeau
rebelle : le joug de la servitude sera brisé, & ces mêmes idées, si
dédaigneusement rejetées, deviendront un jour des loix, que, par un nouvel
aveuglement, on opposera dans la suite aux hommes de génie, qui par une
nouvelle audace viendront encore les modifier ; car où s’arrête la
perfectibilité de l’esprit humain ? & que ne peut-il pas ajouter à
l’Art infini qui peint toutes les passions, toutes les vertus & tous les
mouvemens de l’âme(48) ?
La manie ignorante & superstitieuse de plusieurs Gens-de-Lettres en
France qui croient qu’il n’existe au monde que leur théâtre(49), & que les
formes qu’il a reçues, sont les meilleures possibles, mérite d’être encore
combattue d’une maniere victorieuse ; c’est-à-dire, par les lumières du
raisonnement & du bon-sens offusqué le plus souvent par l’habitude &
les préjugés.
Il y a long-tems qu’il nous est démontré que les règles d’unité, de tems
& de lieu, sont les deux
règles les plus
absurdes qu’un peuple pût adopter & suivre. En vain les Grecs en ont
donné l’éxemple ; leurs Tragédies, remarquables par le naturel qui y
règne, sont absolument vuides d’action ; elles ne tiennent qu’à deux ou
trois familles ; roulent sur les mêmes intérets ; ont le même but,
retentissent perpétuellement du dogme de la fatalité, & sont plutôt
l’ébauche de l’Art, que l’Art aggrandi & perfectionné. Les Poètes
François, en traduisant ces Poètes d’une maniere tout à la fois imparfaite
& servile ; en suivant ces règles destructives de la vraisemblance
& du véritable intérêt ; ces règles ennemies des grands tableaux
& des mouvemens libres, ont défiguré l’histoire & la majesté des
évènemens, ont mutilé les caractères, ont fait une charge petite &
grotesque des plus beaux suiets qu’ils ont traités. Presque toutes nos
Tragédies, semblables aux Romans de la Calprenède, sont d’un ridicule
achevé, ou plutôt nous n’avons qu’une seule Tragédie, c’est-à-dire, un même
moule, un même ton, une même marche ; & jamais l’esprit humain,
chez aucun peuple, n’a rien produit de si fastidieux par la répétition
monotone & uniforme des mêmes ressources. Il y a sur notre théâtre des
scènes bien faites, des dialogues assez pleins ; mais le génie qui
dispose l’ensemble, qui peint à grands traits, qui saisit les détails
caractéristiques, qui rend vivans les personnages, qui fait un tableau
simple, varié &
majestueux, modelé sur des
évènemens ; ce génie a totalement manqué à nos Poètes, qui ont cru que
l’Art consistoit à faire de magnifiques tirades & à écrire en beaux
vers. Tous se sont emprisonnés volontairement dans des entraves, &
c’étoit à qui rapetisseroit le théâtre, au-lieu de l’élargir & de
l’étendre. La source du pathétique & de l’intérêt s’est donc
fermée ; & la multitude, plus éclairée que la portion pédantesque
des Gens-de-Lettres, a détourné les yeux de ce genre factice : elle a
bâillé en l’écoutant(50).
Ce langage si nouveau pour les têtes à préjugés & concentrées dans les
liens de l’habitude, nous l’avons fait retentir plus d’une fois : parce
que l’Homme-de-Lettres qui sent son emploi, est de toutes les
Nations, & qu’il met préalablement sa gloire dans les
productions de l’esprit humain, & non dans celles d’un pays livré plus
que tout autre à l’imitation, & entêté de ces puérilités passagères
qu’il honore du nom de goût. Ce langage (nous ne le dissimulons point) a
paru singulier & téméraire. Il n’est cependant que l’expression fidelle
de ce que pensent tous les étrangers de notre Tragédie, dont le ridicule
saute aux yeux, dès qu’on est sorti de l’atmosphère littéraire qui commande
l’éloge sans examen. Ce Dieu de la nation, ce Poète que le peuple des
vérsificateurs encense, parce que chacun d’eux aspire secrettement &
sent qu’il peut aspirer à sa manière non inventive ; Racine est bien en
particulier le Poète Dramatique sans génie & sans caractère, considéré,
non comme Ecrivain, mais comme Peintre des évènemens des hommes & des
passions ; il n’a rien au dessus de
Pradon, que d’écrire mieux que lui ; c’est le même homme quant au plan,
quant aux caractères, quant à la maniere de choisir & de disposer ses
sujets ; il en fit l’aveu lui-même & l’on diroit qu’il s’est bien
connu. Si l’on excepte le rôle de Phèdre, il a gâté les Tragédies Grecques
qu’il a copiées ; il a efféminé l’Art, il a mis des Madrigaux à la
place de l’éloquence, & ses plans, plus ou moins rétrécis, n’offrent
qu’un patron immuable, empreinte fidelle de la stérilité de son imagination
& de la petitesse de ses vues. Il a donné à la langue Françoise une
grâce & une souplesse particulières, une harmonie sans exemple ;
mais il a tué l’Art, & s’il n’a point fait un pas depuis lui, c’est à
l’imbécile adoration qu’on a pour cet élégant Ecrivain, qu’il faut s’en
prendre aujourd’hui. Il faut oublier ses formes mensongères & rétrécies,
si l’on veut avoir un théâtre digne des regards du Philosophe & du
peuple.
Il est tems de briser le Talisman qui nous fait voir la perfection dans un
Auteur uniquement doué d’un style magique, tandis que nous oublions la
multitude des personnages à faces caractérisées qui sont demeurés pour lui
dans l’ombre & le néant. Seroit-il insensé de nous recommander de lire
& d’imiter Shakespear, quand ce ne seroit que pour examiner comme il
modifie ses plans, quelle étendue il donne à l’action, comme il la rend
vraisemblable par une marche simple &
philosophique ? Si nous ne lisons que Racine, nous aurons les pièces
que nous avons eues depuis trente ans ; mais avec de l’audace, ou
plutôt avec du bon-sens, nous ferons main-basse sur ces règles desséchantes
qui captivent & anéantissent le génie, qui font disparoître la vérité,
qui substituent une couleur factice, au tableau libre & animé de la
Nature. Shakespear nous dit d’une manière bien persuasive que le Poète est
maître de modifier à son gré l’action qui doit se passer, soit en plusieurs
jours, soit en plusieurs lieux ; que la vraisemblance alors y gagnera,
& que l’intérêt, sans être plus divisé, sera plus étendu. Que le Poète
frappe donc de mépris ou de dédain ces prétendus Législateurs qui n’ont
jamais touché à l’Art, ces Ecrivains didactiques qui ont tracé une théorie
qu’ils n’ont pas même imaginée ; & que nous veulent dire Aristote,
Horace, Boileau ? Comment peuvent-ils présider à des compositions
qu’ils n’ont point soupçonnées ; comment peuvent-ils diriger le pinçeau
qui va tracer ce qu’ils n’ont point vu, qui va faire éclorre ce qui étoit
loin d’eux, qui va représenter des évènemens & des hommes
nouveaux ? Shakespear sera le Poète immortel, parce qu’il a vu l’Art
dans ses dimensions véritables, & tous ces serviles adorateurs
d’entraves fausses & imaginaires ont vécu à peine un siècle, &
paroîtront petits & mesquins à mesure que le tems fixera les yeux sur
leurs
ouvrages : car nous pouvons assurer
avec une espèce de certitude que dans deux-cents ans il ne restera à Racine
que de beaux vers. Ou l’art va s’anéantir totalement, ou il se régénerera
d’une maniere grande & nouvelle. Qui a peint les remords sous les plus
terribles couleurs ? Ce n’est point Crébillon dans Rhadamiste, malgré
ces deux beaux vers :
C’est Shakespear, qui dans Hamlet a tracé un tableau de la plus grande
énergie. L’usurpateur, parricide & incestueux à la fois, est parvenu au
trône par l’empoisonnement de son frère. Il n’a point tremblé d’épouser sa
femme. Tranquile dans le crime, il assiste un jour à la représentation d’une
Tragédie, à côté de cette misérable Princesse, qui a partagé son forfait.
Les Comédiens représentent leur Histoire, que les coupables croient ignorée
de l’Univers ; la surprise, l’épouvante saisissent le Roi & la
Reine ; à chaque trait ils oublient l’intérêt qu’ils ont de dissimuler,
ils ne peuvent soutenir l’image de leur forfait, ils troublent le spectacle
par leurs cris, & sortent impétueusement pour se dérober à l’affreux
tableau dont les impressions les écrâsent. Tourmentés de remords, ils
sentent qu’ils ne sont point de vaines illusions que l’on dissipe à son
gré.
Qu’on rapproche le Jules César de Shakespear de
celui de Voltaire ; d’un côté l’on voit le Peintre, & de l’autre
la main tremblante & timide, nivelant des mots harmonieux & qui
tombent en cadence. On voit en opposition la Muse libre & la Muse
entravée ; l’une toute entière à son sujet, l’autre attentive à ce que
dira le parterre : les personnages des Tragédies Françoises sont
obligés de parler pour se faire connoître ; dès que les personnages de
Shakespear paroissent, ils s’expriment sans dire mot.
Nous tirerons hardiment la conséquence des raisonnemens auxquels on n’a point
répondu ; c’est qu’il faut en France recomposer l’Art, & ne plus
citer Corneille, ni Racine ; il faut fouler aux pieds ces pitoyables
règles(51) qui outragent le bon-sens, qui
font un parloir de la scène, & fatiguent plus
l’imagination dans le point où on la concentre, que si on lui laissoit son
vôl étendu & rapide ; elle suffit seule à rapprocher les objets, à
se transporter aux lieux
où le Poète
l’appellera ; à lier toutes les parties d’un grand évènement qu’elle
peut embrasser sans peine & sans effort.
Il ne s’agit donc point, en lisant Shakespear, de l’imiter ; mais de
modeler en grand à son exemple, & d’être attentif aux détails
nécessaires qui amènent par gradation la vérité, & font jaillir tous ses
rayons. Loin que toutes pièces doivent être soumises aux mêmes règles ;
il faut que chaque pièce ait sa marche particulière & différente, &
s’écarte de toute autre ; il faut que ses formes varient selon les
évènemens : & deux faits exactement semblables se sont-ils jamais
représentés dans l’Océan immense de l’Histoire ? Et pourquoi vouloir
donc asservir ces mémes faits & les dénaturer pour obéir à la loi
d’Aristote, à l’hémistiche d’Horace, à la pédanterie de Boileau.
Il flotte enfin dans les airs le drapeau de la guerre
Littéraire qui s’élève & qui ne finira qu’après la
destruction de nos formes théâtrales ; il faut que la raison chasse
bien-tôt les timides & sots partisans de la routine & de
l’ qui remplissent depuis long-tems nos pièces Dramatiques. Les
vérsificateurs auront beau défendre leurs rimes, leur hémistiches &
leurs hûrlemens tragiques ; ils auront beau dire que c’est-là l’Art,
puisqu’ils ne sçavent point faire autrement ; on expulsera ces
avortons, bouffis de mots, & il ne sera pas en eux de dérober à la
génération présente, ou à celle qui doit naître, le flambeau qui va
étinceller de toutes parts & montrer la difformité burlesque de nos
Tragédies uniformes & factices. Encore un peu de tems, & la
révolution heureuse qui s’est faite parmi nous dans la musique, s’opérera
dans la Littérature : & malgré les phrâses des Journalistes, les
cris aigus & plaintifs des Gens de goût, & les
arrêts des Académies, la Philosophie qui a détruit tant d’opinions fausses,
qui retardoient le progrès des Sciences & des Arts, établira sur notre
théâtre une innovation salutaire, qui tournera au profit de la vérité, du
génie, des mœurs & des plaisirs de la Nation.
C’est ce que semblent nous promettre les idées nouvelles, & ce que
réaliseront sans doute quelques Ecrivains, qui, dans l’âge heureux où l’on
secoue les préjugés, sauront penser d’après eux-mêmes, & écrire d’après
leur âme. Le reste, entiché de notions
fausses,
est perdu pour l’Art : & le signe de réprobation est déja empreint
dans leurs fastidieux écrits ; ils murmureront, ou plutôt ils frémiront
avec le désespoir secret qui suit la conscience de l’erreur, & le regret
d’avoir pris une fausse route : mais c’est à ceux qui ont une âme neuve
à se présever du précipice ; & au-lieu de répéter des platitudes,
ou les inepties de leurs devanciers, à s’ouvrir une carrière nouvelle, où
l’on marche toujours avec succès, quand on s’y élance avec l’audace & le
courage.
Mais, j’entends crier autour de moi : les Grecs, les Grecs !.. Eh
bien ! les Grecs ! Ils avoient leurs pièces faites pour eux &
relatives à la simplicité de leur histoire. Pourquoi aller choisir nos
Tragédies dans le costume antique ? D’ailleurs, en lisant les lambeaux
qui nous restent de ces tems reculés, il n’y a lieu à d’autre étonnement
qu’à celui que cause la prodigieuse différence des manières anciennes &
des nôtres ; & comment peut nous convenir ce fabuleux empreint dans
les vestiges de l’antiquité ? Ne voit-on pas le sceau de la barbarie
dans cet empressement à faire un Dieu de tout homme un peu
? L’esprit étoit encore brute & grossier, quand il a
créé tous ces demi-Dieux, qui par leur nombre ont donné à la Nature un air
fantastique. Que peuvent nous dire aujourd’hui ces fictions ? Et à quoi
nous sert l’histoire du caractère, des coutumes de telle Nation enfoncée
dans la nuit des tems,
si on la considere
sur-tout par rapport à notre théâtre.
La réponse est bien simple ; c’est qu’il a été plus facile de copier le
théâtre ancien que d’en créer un relatif à nos mœurs. C’est qu’on a voulu
être récompensé des peines que coûte l’étude d’une langue ancienne par
l’admiration indéfinie qu’on a exigée des profanes qui ne l’entendent point.
C’est qu’on a crié miracle avec cet enthousiasme outré qui tombe enfin dans
le piége qu’il a préparé aux autres. C’est que le pédantisme a toujours pris
le manteau de l’antiquité pour mieux cacher sa sottise & sa nudité
réelle. C’est que le charlatanisme enfin s’est glissé jusques dans la
Littérature, & qu’un mensonge bien impudent, fait au nom du Grec, a paru
d’autant plus facile à avancer qu’on risquoit moins de recevoir un démenti.
Quiconque a dit, j’entends Eschyle & Pindare, en a été
cru sur sa parole.
Eh ! que nous importe ce siècle d’Homère si vanté ! ce siècle est
effacé, il ne peut plus être pour nous que l’objet d’une stérile curiosité.
Quoi ! l’on viendra nous représenter, à Paris, la physionomie de Héros
qui ne nous intéressent plus, qui nous sont étrangers, qui n’appartiennent
ni à nos mœurs, ni à nos usages, ni à notre gouvernement ! on voudra
les faire monter sur la scène françoise ; &, loin de les faire
paroître du moins comme les Sophocle & les Euripide les ont peints ; tout en prodiguant à ces
Drames le nom de chef-d’œuvres, on les
mutilera, on les défigurera(52), on leur ôtera le plus
grand intérêt qu’ils pouvoient avoir, l’image fidelle & précise de la
simple & naïve antiquité ! On mêlera des convenances modernes à ces
mœurs anciennes que l’on voudroit voir une bonne fois dans toute leur
intégrité ! on fera du tout un composé bisarre, qu’on
appellera Tragédie ; ce qui signifioit autrefois le chant du bouc, & ce qui est parmi nous le sceau de
l’imitation la plus servile, la plus faite pour exciter la pitié du
Philosophe, qui, au nom de ses concitoyens, réclame en vain sur notre
théâtre une instruction publique & utile, applicable aux évènemens
actuels !
Que diroit-on d’un statuaire qui, découvrant une statue de Praxitele, au-lieu
d’en respecter tous les traits, la limeroit des pieds à la tête pour donner
à cette figure grecque une taille élégante & françoise, & corriger
ses prétendus défauts ? Voilà ce qu’ont fait les Poètes qui n’ont point
sçu tracer ou imaginer des pièces nationales. Ils ont été copistes, parce
que cela est beaucoup plus aisé que d’inventer une action ; mais en
copiant ils auroient dû tout traduire & ne point franciser des
personnages anciens, recommandables du moins par leur caractère & qui
avoient déja reçu leur existence. Nous aurions eu du moins un théâtre
Grec ; au-lieu que le nôtre n’est ni Grec, ni François. C’est une
espèce de métis.
Et que signifie ensuite cet étalage de Rois, tous agissant & parlant de
même, n’ayant aucune physionomie distincte ; dont, pour plus grande
commodité, on a fait des despotes altiers, environnés de gardes obéissans,
comme s’il n’y avoit au monde que cette forme asiatique, sans doute, parce
que c’est encore là la plus aisée à produire sur la scène : Hola, gardes ! Comme
le
Poète est content, quand il peut placer à propos ces mots ronflans ! Il
est vraiment plaisant de voir ces conspirations d’Ecoliers, d’entendre ces
confidens adroits, de prêter l’oreille aux conjurés qui apprêtent le
poignard ou la coupe empoisonnée ! Les personnages sont si bien calqués
les uns sur les autres, que tel acteur fait indifféremment les rôles de
Rois ; leur âge, leur caractère, leur politique, ainsi-que leurs
habits, tout est circonscrit d’avance. Aussi pour un œil bien attentif,
toujours c’est la même Tragédie ; car toutes ces pièces ont à-peu-près
la même marche, la même division, la même étendue, le même dénouement, le
même style, & surtout la même invraisemblance. Le goût françois est si
exquis, si exact, si pur, si sage, si observateur des règles, si ennemi de
l’audace & de la témérité qui égare la Jeunesse, qu’il ne pouvoit pas
manquer de leur imprimer à toutes un air de famille ; c’est ainsi que
dans une Communauté bien règlée, toutes les jeunes Nones uniformement
vétues, & ne différant entr’elles que par un peu plus ou moins de
hauteur, paroissent à l’œil satisfait un cercle de sœurs.
Le célèbre Naturaliste qui a banni de l’Histoire Naturelle cet amas d’erreurs
& de préjugés qui obscurcissoient sa face majestueuse(53), n’a fait que
jeter un coup-d’œil en passant sur notre Tragédie, &
il en a démêlé en un instant le faux, le bisarre & le ton mensonger. Que
seroit-ce si son regard eut pénétré ces enveloppes grossières qui
surchargent & défigurent le plus libre des Arts, & qui l’ont
assujetti à une contrainte monotone & destructive de tout essor ?
Nous avons vu avec une joie secrette ses idées mâles confirmer les nôtres.
Enhardis par la voix d’un Philosophe qui connoît l’homme, la Nature &
ses vrais rapports, nous ne craindrons plus désormais de heurter les petits
préjugés qui parmi nous arrêtent à chaque pas le sentiment & la pensée.
Nous dirons qu’on a fait en France tout le contraire de ce qu’il falloit
faire ; que le théâtre est à rebâtir au moral comme au physique ;
& que ce ne sont plus les livres & les Académies qu’il faut
consulter, mais la Nature & les hommes.
Quoi ! nous sommes au milieu de l’Europe, scène vaste & imposante
des évènemens les plus variés & les plus étonnans, & nous n’aurions
pas un Art Dramatique à nous ! & nous ne pourrions composer sans
le secours des Grecs, des Romains, de
Babyloniens, des Thraces, &c. nous irions chercher un Agamemnon, un
Œdipe, un Oreste, &c Nous avons découvert l’Amérique, & cette
découverte subite a créé mille nouveaux rapports ; nous avons
l’Imprimerie, la poudre à Canon, les Postes, la Boussole, &c. & avec
les idées nouvelles & fécondes qui en résultent, nous n’aurions pas un
Art Dramatique à nous ! Nous sommes environnés de toutes les Sciences,
de tous les Arts, miracles multipliés de l’industrie humaine ; nous
habitons une capitale peuplée de huit-cent-mille âmes, où la prodigieuse
inégalité des fortunes, la variété des états, des opinions, des caractères,
forment les contrastes les plus énergiques ; & tandis que mille
personnages nous environnent avec leurs traits caractéristiques, appellent
la chaleur de nos pinceaux & nous commandent la vérité, nous quitterions
aveuglément une Nature vivante, où tous les muscles sont enflés, saillans,
pleins de vie & d’expression, pour aller dessiner un cadavre Grec ou
Romain, colorer ses joues livides, habiller ses membres froids, le dresser
sur ses pieds tout chancelant, & imprimer à cet œil terne, à cette
langue glacée, à ces bras roidis, le regard, l’idiôme & les gestes qui
sont de convenance sur les planches de nos tréteaux ! Si ce n’est
point-là la plus monstrueuse des farces, c’est assurément la plus
ridicule ; ou
plutôt, c’est l’oubli le plus
coupable des plaisirs de nos nombreux concitoyens & des tableaux vivans
& instructifs qu’ils demandent ; car notre spectacle, tel qu’il
est, n’est fabriqué aujourd’hui que pour deux ou trois-mille auditeurs.
Si la franchise avec laquelle nous exposons nos idées, nous attire les
anathêmes de la foule scholastique qui proscrit savamment tout ce qui est
nouveau pour elle ; anathêmes singulièrement redoutables, & que
notre imprudence n’a point sçu prévoir, nous consentirons, puisqu’il le
faut, à nous voir déclarer hérétiques & opposés à la saine
doctrine. Ceux qui la suivent font, comme on fait, les progrès les
plus marqués dans la carrière de l’invention, & le génie marche
fidèlement sur les traces de leur goût. Mais, nous qui tendons
à rétrograder dans les ombres de la barbarie
(54) en voyant de loin le vôl de ces enfans de lumière, nous
leur dirons : eh ! mes amis, que chacun de nous aille de son côté.
L’empire de l’opinion n’est-il pas assez vaste pour que
chacun puisse y habiter en repos
(55).
Mais les barbares ne seroient-ils pas plutôt ceux
qui rejettent un Ecrivain qu’ils n’ont point lu, qu’ils n’entendent pas,
& qu’ils ne veulent pas entendre ; qui se moquent d’une Nation
éclairée, constante dans son admiration justifiée par le suffrage unanime de
tous les grands-hommes, Juges compétens de l’Art & de ses effets ?
C’est néanmoins ce qu’on a fait en France à l’égard de Shakespear, de Lopès
de Vega, de Calderon ; & il faut avouer que l’effronterie n’a
jamais été poussée si loin ; il n’y avoit que l’ignorance qui pût
rendre des arrêts aussi ineptes : mais comme elle ne sçait point rougir
de ses excès, elle ne voit plus le mépris qui accompagne ses insignes
témérités.
Qu’une Nation soit idolâtre des Poètes dont elle se glorifie ; que,
payant les plaisirs qu’elle reçoit d’eux, elle leur prodigue l’admiration la
plus excessive ; qu’elle surfasse leur mérite par le sentiment de la
reconnoissance ; qu’elle les préfere enfin à tout ce qui existe dans
son sein ; l’Histoire de cette Nation n’est, au fond, que l’Histoire de
tel homme qui exalte nécessairement ses productions au-dessus de toutes les
autres, parce que l’amour-propre le lui ordonne, & que l’on obéit
fidèlement à l’amour-propre. Mais que cette même Nation, quand on lui parle
d’un Ecrivain étranger, prononce hardiment sur son mérite, sans en avoir une
idée un peu juste ; qu’elle rejette avec dédain tout ce qui
n’est pas dans sa manière, sous prétexte qu’elle possede
elle seule le goût exclusif ; qu’elle s’aveugle ainsi
volontairement & lance les traits du ridicule sur un Poète constamment
admiré & chez un peuple dont on reconnoit l’élévation & l’énergie
des sentimens ; qu’elle ne se donne pas la peine de soupçonner que
l’Art est susceptible d’une autre forme, & qu’en l’adoptant on pourroit
y gagner, au-lieu d’y perdre ; cette prévention nationale touche de
bien près à l’injustice, & l’on seroit en droit de taxer d’engouement ce refus superbe de lire & d’examiner.
Qui a élevé ces barrieres entre les Poètes Dramatiques de deux Nations
voisines ? Il est vrai qu’ils ne se ressemblent en aucune
manière : mais cette seule idée auroit dû faire entrevoir qu’il
n’appartenoit pas à l’une de décider sur le goût de l’autre. Vainement
s’imagineroit-on que la gloire d’un Poète tient à la gloire de la
Nation ; l’intérêt de la Littérature ne connoît pas le cercle étroit
des Royaumes ; ses trésors dispersés ne sont-ils pas également la
gloire de l’esprit humain ; il s’enorgueillit d’Homère comme de Milton,
& les hommes de génie épars sur le globe à de grands intervalles, sont
tous compatriotes, puisque leurs noms, malgré la distance des siècles, se
trouvent réunis dans nos bouches ; il faut donc abandonner cette foible
ressource de décrier ce qui n’est pas né parmi nous, dans la crainte de
rougir tôt ou tard d’une aveugle partialité qui
déshonoreroit à la fin le peuple qui s’y livreroit(56).
On ne peut se dissimuler que la Nation Françoise, habile à verser le ridicule
& à l’adopter pour raison souveraine, a fait tomber sur Shakespear les
traits légers & téméraires qui caractérisent ses jugemens
précipités :(57) mais ce grand Poète, loin d’être
jugé, n’a pas encore été lu ; adhuc sub judice lis
est. Toutes les pièces du procès ont été généreusement falsifiées
en France ; le jour de la vérité, pour
être
tardif, ne s’en lèvera pas moins ; & qui sçait si nous ne dirons
point alors que l’Art Dramatique a été parmi nous aussi peu connu que son
véritable maître ; cet aveu ne devra point coûter à ceux qui
par la pensée & le sentiment sçavent franchir
les foibles limites des Etats & des langues.
Si l’on ne peut juger que par comparaison de la plus ou moins grande
perfection de l’Art, nous ôserons dire que le François a été jusqu’ici dans
l’impuissance de bien juger son théâtre ; par ce qu’il a constamment
fermé l’oreille à tout ce qui pouvoit le conduire à se désentraver de ses règles arbitraires
& fausses ; scrupuleux imitateur des premiers traits donnés,
(foibles linéamens où lui seul a reconnu la figure humaine) il a défié
néanmoins ses voisins ; & semblable au moucheron de la Fable, il a
sonné la charge & la victoire, il a publié que lui seul avoit un
théâtre ; que ce théâtre étoit parfait, puisqu’il étoit le sien ;
& comme il parloit à lui-même, personne ne l’a contredit.
Quelle révolution ! si, frappé tout-à-coup par le sentiment &
l’évidence, il s’appercevoit bien-tôt & malgré lui, que, faute de
vouloir comparer, il a rétréci & atténué l’Art Dramatique, cet Art
immense & toujours varié chez le Poète qu’il dédaignoit, qu’il traitoit
de barbare ; & que c’est lui peut être qui mérite cette
dénomination, pour avoir pris incessamment de l’élégance pour du génie,
quelquels heureux détails pour de l’éloquence, & la timidité la plus
monotone, la plus ressemblante à elle-même pour le jet de la Nature & le
cri de la vérité.
C’est le sujet qui doit modifier l’action théâtrale, & non la Poétique
d’Aristote : la resserrer, lorsqu’elle est étendue, lorsqu’elle expose
les débats d’un peuple entier ; c’est manquer à l’Art, à la vérité, à
l’intérêt ; c’est sacrifier les plus grandes beautés à des règles qui
ne font que détruire l’illusion en étouffant l’essor de chaque caractère. Si
les Grecs ont obéi aux unités de tems & de lieu, c’est que leurs
Fables étoient extrêmement simples, & que,
renfermés ordinairement dans deux ou trois familles, il ne s’agissoit guères
que d’évènemens domestiques. C’est qu’en outre le chœur,
cheville éternelle de leurs pièces, en multipliant les personnages, sembloit
aggrandir le sujet, & que, remplissant le vuide d’un théâtre immense, il
déguisoit presque toujours le défaut d’action. Que de fois, cependant, ce
chœur est oiseux, importun, lorsqu’il vient se mêler, par exemple, à des
malheurs purement domestiques ! Il n’est heureux & frappant que
lorsqu’il se trouve placé au milieu de quelques grands évènemens, ou bien
d’une calamité publique. Aussi ces Grecs eux-mêmes furent superstitieux,
& pour avoir été créateurs de l’Art, ils ne l’ont pas asservi pour
jamais à leurs dogmes. Les sujets émanés de l’Histoire Romaine, de
l’Histoire d’Angleterre, de l’Histoire de France, n’ont aucun rapport avec
la famille d’Atrée : Cromwel & Guise ont une toute autre
physionomie qu’Agamemnon, & qu’Hippolyte ; & ces nouveaux
personnages exigent une autre forme dramatique que celle des Grecs.
La Melpomène Françoise, qui jusqu’ici a vécu d’imitations, offre quelques
portraits ; mais rarement un tableau animé par la foule des caractères
qui appartiennent au sujet. On isole le personnage, on circonscrit les
faits, on leur ôte la vie, on perd la ressemblance ; on est réduit au
parloir de notre
petite
scène ; & nos vingt-quatre heures ne servent qu’à accumuler les
invraisemblances. Instituer un seul & même patron dramatique pour tous
les peuples, pour tous les gouvernemens, pour tous les évènemens terribles
ou touchans, est la chose du monde la plus incroyable, & qui ne pouvoit
guère être adoptée que par les copistes d’un Art qu’ils n’ont point sçu
modifier, serviles adorateurs de ce qui étoit fait, & absolument
dépourvus d’invention. De-là parmi nous cette gêne continuelle dans le choix
des sujets, & dans la disposition de la fable ; de-là cette foule
d’entrées & de sorties vagues & forcées, qui resserrent une action
étendue & multipliée, dont la marche libre eût paru conforme aux faits,
&, pour tout dire, raisonnable.
L’homme vraiment précieux est donc Molière : c’est l’Auteur Dramatique
dont les François peuvent réellement s’enorgueillir. Mais pourquoi n’a-t-il
plus d’imitateurs ? Pourquoi personne n’ôse-t-il marcher sur ses
traces ? Examiner pourquoi l’on rit moins aujourd’hui au théâtre, &
si c’est la faute des Auteurs ou celle des spectateurs, est une entreprise
délicate, & qui tient néanmoins à la solution du problême : on doit
distinguer d’abord le mouvement machinal des lèvres, de la satisfaction
intérieure.
Il n’est rien tel qu’une sottise pour faire rire les sots ; ce qui les
transporte n’effleure pas
seulement un homme
d’esprit ; le peuple rit chez Nicolet, & quelquefois ce sont les
mêmes spectateurs qui fréquentent le théâtre de la Nation où l’on ne rit
plus.
Pourquoi rit-on moins aujourd’hui qu’on ne rioit dans le siècle passé ?
C’est peut-être parce qu’on à plus de connoissances & le tact plus
fin ; c’est parce qu’on démêle du premier coup-d’œil ce qu’il y a de
froid & de faux dans ce même trait qui faisoit rire nos ayeux à gorge
déployée. On ne rit plus dans le monde. Pourquoi ? parce qu’on raisonne
aujourd’hui plus ou moins sur tous les objets ; parce qu’après avoir
épuisé toutes les plaisanteries, il faut en venir malgré soi au
raisonnement. Nous avons lu, nous avons voyagé, nous avons vu & examiné
des mœurs bien différentes des nôtres, nous les avons adoptées en
idée ; & dès ce moment les contrastes nous frappent moins ;
les originaux nous ont paru avoir aussi leur maniere d’agir & de penser
tout comme ceux qui suivoient les maximes les plus accréditées. La
plaisanterie s’est émoussée nécessairement avec la connoissance des usages
diamétralement opposés aux nôtres. L’exemple de nos voisins plus rapproché
de nous, la lecture de voyages nouveaux, les Gazettes multipliées, remplies
de faits ou singuliers ; le mélange de tous les peuples
de l’Europe, tout nous a appris que chacun avoit sa manière de voir, de
juger, de
sentir, & tel caractère bisarre qui
nous frappoit, s’est trouvé vulgaire chez nos voisins, & conséquemment
justifié par leur conduite.
Remarquez que l’on rit cent fois plus dans un Collége, dans une Communauté,
dans un Couvent, dans une maison asservie à des règles fixes. Eh !
pourquoi ? parce que, dès qu’on s’écarte un tant soit peu de
l’uniformité, l’infraction marque, & le ridicule naît. Dans une petite
ville il y a lieu à des rapports plus fréquens, plus vifs & plus
plaisans que dans une grande ; les nuances là, frappent bien autrement,
parce que tout est circonscrit, & que l’on veille les uns sur les
autres. Il est un ton général dans les opinions, dans les usages, dans les
vêtemens même qu’on ne sauroit enfreindre. A Paris, l’homme est noyé dans la
foule, & le ridicule devient imperceptible. Chacun vivant à son gré,
& les mœurs étant prodigieusement mêlées, il n’y a point d’état & de
caractère qui ne porte son excuse avec soi. On dit donc parmi ce peuple une
multitude de bons-mots qui résultent de la connoissance des choses ;
mais on frappe rarement sur l’homme, on le respecte, ou le trait lancé est
effacé par le trait du lendemain. La médisance se manifeste moins par
méchanceté que pour écarter l’ennui : on sentira aisément que, sous ce
point de vue, l’art dramatique n’admet que des tableaux, & qu’on
regarderoit comme un perturbateur de la société le Poëte qui
livreroit brutalement la guerre à tel ou tel individu.
D’ailleurs on saisiroit difficilement la ressemblance.
Une Comédie qui ne peut attaquer ni des vices en honneur, ni certains
ridicules ennoblis, devoit tomber nécessairement dans le stile des
conversations, & c’est ce qui est arrivé. Elle aura de la finesse, de la
grâce : mais, discrette & froide, elle manquera d’énergie ;
elle n’osera parler ni du fourbe public qui va tête levée, ni du Juge qui
vend sa voix, ni du Ministre inepte, ni du Général battu, ni du présomptueux
tombé dans ses propres piéges ; & tandis qu’au coin de toutes les
cheminées on parle, on rit à leurs dépens, qu’on les flétrit, aucun Poëte
n’est assez hardi pour les faire monter sur le Théâtre. Ayant à tracer des
peintures vigoureuses sur des modèles recens, il lui est défendu de
concilier l’intérêt de son art avec l’intérêt des mœurs ; il ne peut
guere attaquer le vice qu’en peignant la vertu, & au-lieu de traîner par
les cheveux le vice sur la scène, de montrer à découvert son front hideux,
il est obligé de faire une languissante tirade de morale.
Molière lui-même, tout soutenu qu’il étoit par son nom & par
Louis XIV, n’a osé faire qu’une Comédie en ce genre ; c’est aussi
son chef d’œuvre. Dans les autres son pinçeau n’a plus la même force, la
même élévation. Le trait plus vague caractérise
moins la physionomie ; le Misanthrope(58) est encore de nos jours un problême
moral assez difficile à résoudre, & je crois appercevoir que Molière
lui-même a molli dans la composition de ses tableaux, & qu’il n’a plus
osé choisir l’individu qui eût donné au portrait une vie plus animée.
Par exemple, au lieu de la peinture d’un homme avare, Molière nous a donné
une peinture fantasque de la passion de l’avarice. Je
l’appelle fantasque, parce que ce portrait tel qu’il l’a tracé, n’a point
d’original dans la nature. En peignant cette passion primitive, & ne la
mélangeant point, Molière a ôté au tableau les ombres & les lumieres
dont l’accord seul produit la force & la vérité. Aussi cette pièce
dégenere-t-elle en charge, elle n’est le plus souvent qu’une farce. Il faut
l’avouer ; à côté de traits excellents se trouve des traits de Taconet. Les lumieres & les ombres consistent sur la
scène dans le mélange des passions différentes, qui font, avec la passion
nante, le caractere de l’homme ; sans ce
mélange les traits seront durs, extrêmes, n’exprimeront qu’un personnage
forcé, & la vie réelle ne transpirera point d’une maniere douce &
insensible. La peinture dramatique exige donc qu’avec l’affection dominante,
on détermine encore les mœurs de l’homme, sans quoi l’on peindra bien la
passion, mais d’une maniere abstraite. On ne verra point l’homme, & l’on
peut dire de plusieurs Comédies ce qu’on a dit de la célebre statue
d’Apollon d’Apollodore, que fit Silanion, qu’elle ne
représentoit pas tant la colere d’Apollodore, que la passion de la
colere. (Non hominem exœre fecit, sed iracundiam.)
La nature ne nous fournit point d’exemples de personnes tout-à-fait
absorbées, & changées dans une seule passion ; aucune métamorphose
ne sauroit être plus rare ni plus incroyable ; cependant on a fait des
portraits dans ce mauvais goût, & ils ne manquent pas d’admirateurs
ridicules, qui, lorsqu’ils trouvent un caractère exprimé grossierement, de
maniere que chaque muscle est tendu, & chaque trait chargé, se croient
obligés de crier au miracle. La Comédie où l’on fait dominer un seul
caractère pour lui assujettir tous les autres ; est évidemment sans
vérité & sans art ; les autres personnages n’ont plus l’air que de
servir à l’échaffaudage, & l’intrigue du Poëte paroit à nud, au lieu de
la marche simple & naturelle des évènemens. D’après cette fausse
idée moderne, le livre de Lebrun des passions
contiendroit une suite des plus justes portraits moraux, & les
caractères de Théophraste devroient sur la scène réussir bien supérieurement
à ceux de Térence.
Rien de plus commun parmi nos Auteurs modernes, que le défaut de tracer ainsi
des caractères dramatiques, d’après une idée abstraite, & de croire que
des idées personnifiées sont des personnages vraiment agissans. Destouches,
dans ses nombreuses Comédies, avec ses étres métaphysiques, a manqué tous
ses portraits. Dans le Philosophe marié, il a peint sa famille ; il a
mieux réussi. Il faut dans une Comédie non pas un caractère dominant, mais
plusieurs caractères agissans, de sorte qu’on soit incertain & qu’on ne
sache vraiment lequel domine. Pourquoi faire une Comédie pour un
titre ? L’homme de génie, au-lieu de viser à une idée unique, isolée,
cherchera le tableau simple & naturel d’après le cours des évènemens. Le
caractère sortira de l’assemblage des autres caractères, & non par des
traits outrés, ou des maximes ; car ces prétendues pièces de caractères
sont des efforts pénibles, qui n’aboutissent qu’à montrer les recherches
minutieuses du Poëte, au-lieu d’offrir la liberté, la grâce & la
franchise de sa touche. Il n’a pas vu ce qu’il peint ; il a créé son
personnage à force de combinaisons. Que de peines pour être froid &
petit !
Il faut remarquer que Shakespear est encore dans ce point un parfait modèle
des beautés qui sont de l’essence du Drame. Qui lira dans ce point de vue
ses Comédies avec attention, trouvera que les caractères, tout fortement
prononcés qu’ils soient, s’expriment dans la plus grande partie de leurs
rôles exactement comme les autres, & ne développent leurs qualités
essentielles & dominantes, qu’occasionnellement, suivant que les
circonstances naturelles y donnent lieu, sans paroître jamais forcés. Cette
excellence particuliere de ses Comédies vient de ce qu’il a toujours copié
fidelement la nature, & que son génie ardent & sensible étoit
attentif à toutes les occasions qu’il trouvoit dans le cours des scènes de
faire sortir tous ses personnages, tandis que les plats imitateurs se sont
une habitude de ne regarder qu’à leur but avec le soin le plus forcé, &
de tenir leurs caractères dans un jeu & une agitation perpétuelle ;
on pourroit dire, à l’égard de ces efforts mal-adroits, qu’ils en usent avec
les personnages de leurs pièces comme certains plaisans avec les gens de
leur connoissance ; qui, pour prouver leur esprit, les tourmentent
& les persécutent de leurs bons-mots ; & la vérité fuit, parce
qu’elle ne peut être fondée que sur l’universalité des caractères.
Vérité s’appelle en Poësie une expression
conforme
à la nature générale des choses(59). Pour parvenir à cette
vérité dans la Poësie, Horace recommande deux choses, 1°. d’étudier avec
soin la Philosophie Socratique, 2°. de tâcher d’acquérir une exacte
connoissance de la vie humaine ; la premiere, parce que le propre
avantage de cette école est ad veritatem vitæ propiùs
accedere ; la seconde, pour donner à notre imitation une
ressemblance d’autant plus universelle.
Dans les ouvrages d’imitation on peut néanmoins
s’attacher trop à la vérité, c’est-à-dire que l’Ecrivain, en voulant
copier la nature, peut se fatiguer trop à exprimer chaque trait particulier
de l’objet. Dans cette manière, il néglige l’idée universelle du genre. On
peut faire à ces Ecrivains le reproche fait à l’école Flamande, dont les
tableaux tirés de la nature réelle, n’offrent pas, comme ceux d’Italie, le
beau idéal. Ce n’est que par l’union de la vérité particuliere rendue
fidèlement & tout à la fois embellie, que l’imitation poètique mérite la
louange qu’Aristote donne à la Poësie, quand il dit qu’elle est bien plus Philosophique que l’histoire.
Par l’exposition de la nature générale de l’homme, le Philosophe apprend donc
comment les évenemens qui résultent du contrepoids de certaines inclinations
& passions opposées à d’autres, doivent être ; c’est-à-dire, qu’il
apprend la marche principale de tel ou tel caractère ; mais pour savoir
d’une maniere claire & certaine jusqu’où & à quel dégré de force tel
ou tel caractère, dans certaines circonstances, se montrera de la maniere la
plus vraisemblable ; cette découverte est uniquement le fruit de la
connoissance du monde. Corneille avoit singulièrement ennobli l’espèce
humaine dans son imagination, & beaucoup au-delà de ce qui résulte de la
considération des caractères particuliers vus même dans l’histoire. Molière,
au contraire, avoit arrêté ses regards sur mille petits traits distinctifs,
& les
fixoit sur tel ou tel individu. Il a
peint les objets naturels & vrais ; mais ses tableaux n’offrent pas
toujours, il faut l’avouer, le point de vue qui tend à confirmer quelque
point essentiel de morale utile à l’homme.
Molière cesse souvent d’être Philosophe, pour mettre les rieurs de son
côté ; il fait tomber alors la plaisanterie sur des choses
sérieuses ; avec une saillie il rapproche des objets absolument
séparés. L’on rit, il est vrai : mais il n’y a rien de si sacré qu’on
ne puisse tourner en ridicule(60). Un accouplement
bisarre de deux idées suffit. Il n’y a de rire doux & profond que le
rire que la morale avoue. Que ce mot n’effarouche point ; la morale est
gaie & susceptible d’être revétue des plus brillantes couleurs. Elles
seront toujours plus durables que celles dont on pare le vice.
Heureux donc Molière, heureux ce grand
homme, si
toutes ses pieces ressembloient au Tartuffe & au Malade
imaginaire ; si, à la peinture vivante & agréable des caractères,
il avoit sçu unir plus constamment le talent d’enflâmer notre amour naturel
pour la vertu, & d’augmenter notre horreur pour le vice ; si, au
bon sens & à la profondeur de ses observations, il avoit sçu joindre
l’art de perfectionner la science des mœurs(61), encore dans
son enfance,
& qui mériteroit assurément toute la réflexion du Philosophe ou de l’ami
des hommes.
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