Mistral, Frédéric (1830-1914)
Li Meissoun, poème en quatre chants (1848). — Mirèio, poème en douze chants (1859). — Calendau, poème en
douze chants (1867). — Lis Isclo d’or (Les Îles d’or), poésies
(1875). — Nerto, poème. — La Rèino Jano,
tragédie provençale (1890). — Le Poème du Rhône (1897).
Tout le récit (Mirèio) est écrit, à peu près comme les chants
du Tasse, en stances rimées de
sept vers inégaux dans leur régularité. Ces stances sonnent mélodieusement à
l’oreille, comme des grelots d’argent aux pieds des danseuses de l’Orient. Les
vers varient leurs hémistiches et leur repos pour laisser respirer le lecteur, ils
se relèvent aux derniers vers de la stance pour remettre l’oreille en route et
pour dire, comme le coursier de Job : Allons !
Ces vers sont mâles comme le latin, femelles comme l’italien, transparents pour
le français comme des mots de famille qui se reconnaissent à travers quelque
différence d’accent. Je pourrais vous les donner ici dans leur belle langue
originale, mais j’aime mieux vous les traduire en m’aidant de la naïve traduction
en pur français classique faite par le poète lui-même. Nul ne sait mieux ce qu’il
a voulu dire ; notre français à nous serait un miroir terne de son œuvre : le sien
à lui est un miroir vivant. À nous deux nous répondrons mieux aux nécessités des
deux langues… Ne vous étonnez pas de la simplicité antique et presque triviale du
début : il chante pour le village avec accompagnement de la flûte au lieu de la
lyre. Arrière la trompette de l’épopée héroïque ! C’est l’épopée des villageois,
c’est la muse de la veillée qu’il invoque… Mais n’allons pas plus avant : nous
enlèverions aux lecteurs futurs de ce poète des chaumières l’intérêt qui s’attache
à tout dénouement. Laissons-leur la curiosité, ce viatique des longues routes,
dans la lecture comme dans le drame. Ce dénouement est triste comme deux lis
couchés dans le même vase après un débordement du Rhône dans les jardins de la
Crau.
En ceci, le poète nous semble manquer de cette habileté manuelle de composition
qui a manqué à Virgile
dans l’Énéide et qui n’a manqué jamais ni au Tasse ni à l’Arioste. Mais, si la composition
pouvait être plus riche de combinaisons dramatiques, la poésie ne pouvait pas être
plus neuve, plus pathétique, plus colorée, plus saisissante de détails. Cela est
écrit dans le cœur avec des larmes, comme dans l’oreille avec des sons, comme dans
les yeux avec des images. À chaque stance, le souffle s’arrête dans la poitrine et
l’esprit se repose par un point d’admiration ! L’écho de ces stances est un
perpétuel applaudissement de l’âme et de l’imagination qui vous suit de la
première à la dernière stance, comme, en marchant dans la grotte sonore de
Vaucluse, chaque pas est renvoyé par un écho, chaque goutte d’eau qui tombe est
une mélodie.
Ah ! nous avons lu, depuis que nos cheveux blanchissent sur des pages, bien des
poètes de toutes les langues et de tous les siècles. Bien des génies littéraires
morts ou vivants ont évoqué, dans leurs œuvres, leur âme ou leur imagination
devant nos yeux pendant des nuits de pensive insomnie sur leurs livres ; nous
avons ressenti, en les lisant, des voluptés inénarrables, bien des fêtes
solitaires de l’imagination. Parmi ces grands esprits morts ou vivants, il y en a
dont le génie est aussi élevé que la voûte du ciel, aussi profond que l’abîme du
cœur humain, aussi étendu que la pensée humaine ; mais, nous l’avouons hautement,
à l’exception d’Homère,
nous n’en avons lu aucun qui ait eu pour nous un charme plus inattendu, plus naïf,
plus émané de la pure nature, que le poète villageois de Maillane — Si nous étions
riche, si nous étions ministre de l’instruction publique ou si nous étions
seulement membre influent d’une de ces associations qui se donnent charitablement
la mission de répandre ce qu’on appelle les bons livres dans les mansardes et dans
les chaumières, nous ferions imprimer à six millions d’exemplaires le petit poème
épique dont nous venons de donner une si brève et si imparfaite analyse et nous
l’enverrions gratuitement, par une nuée de facteurs ruraux, à toutes les portes où
il y a une mère de famille, un fils, un vieillard, un enfant capable d’épeler ce
catéchisme de sentiment, de poésie et de vertu, que le paysan de Maillane vient de
donner à la Provence, à la France et bientôt à l’Europe.
Le poème de M. Frédéric
Mistral, qui n’en serait pas moins ce qu’il est, quand il serait
signé par le Gazonal de Balzac, n’existe, comme toutes les œuvres vraiment poétiques, que
par le détail, l’observation, le rendu et l’intensité du détail. Les artistes,
comme Dieu, font quelque chose de rien. Le rien dont M. Frédéric Mistral a tiré sa
colossale idylle est l’amour de la fille d’une fermière pour un pauvre vannier, à
qui ses parents la refusent en mariage. De désespoir, cette fille, qui s’appelle
Mirèio, va aux Saintes pour leur demander assistance, et elle meurt dans la
chapelle même des Saintes des fatigues de son pèlerinage. Tel est le fond du
poème, tel est le motif de roman ou de romance qui, par le détail, devient épique
et qui fait jaillir de la pensée du poète tout un monde grandiose, passionné,
héroïque, infini, où passent des lueurs à la Corrège sur des lignes à la Michel-Ange !… Partout, à toutes les
places de son poème, le poète de Mirèio
ressemble à quelque beau lutteur qui
garderait, comme un jeune dieu, sur ses muscles, lustrés par la lutte, des reflets
d’aurore. Depuis André
Chénier, on n’a rien vu, — si ce n’est les chants grecs publiés par
Fauriel, — d’une telle
pureté de galbe antique, rien de plus gracieux et de plus fort dans le sens le
plus juste de ces deux mots, qui expriment les deux grandes faces de tout art et
de toute pensée. Le poète de Mirèio
est un André Chénier, mais c’est un
André Chénier gigantesque
qui ne tiendrait pas dans les Quadri où tient le génie du
premier. Il y étoufferait. Grec, comme André Chénier, par le génie, l’auteur de Mirèio
a, sur André, tombé de son berceau byzantin dans le paganisme de son
siècle, l’avantage immense d’être chrétien, comme ces pasteurs de la Provence dont
il nous peint les mœurs et nous illumine les légendes. À la fleur du laurier rose,
aimé de Chénier et cueilli
au bord de l’Eurotas, il marie l’aubépine sanglante du Calvaire.
Chacun a lu Mirèio, ce poème plein d’azur et de soleil, où les
paysages et les mœurs du Midi sont peints de couleurs si chaudes et si lumineuses,
où l’amour s’exprime avec la candeur passionnée d’une idylle de Théocrite, dans un dialecte
qui, pour la douceur, l’harmonie, le nombre et la richesse, ne le cède en rien au
grec et au latin. Le succès a été plus grand qu’on n’eût osé l’espérer pour un
livre écrit en une langue inconnue de la plupart des lecteurs ; mais Frédéric
Mistral, qui sait aussi
le français, avait accompagné son texte d’une version excellente et presque tout
le charme se conservait comme dans ces Lieder de Henri Heine traduits par lui-même.
Calendau est une légende sur l’histoire de Provence, qui, pour
la conduite du récit, l’intérêt des épisodes, l’éclat des peintures, le relief et
la grandeur des personnages mis en action, l’allure héroïque du style, mérite à
juste titre le nom d’épopée.
Ce fut une poésie rustique, une poésie franche et robuste qui éclata sur les
lèvres de Frédéric Mistral. Il eut l’ambition d’écrire les Géorgiques de son pays.
Virgile, Homère, Hésiode, s’associaient dans sa
pensée aux scènes qui avaient enchanté son enfance. Il retrouvait sans efforts la
tradition des âges primitifs. Quelques pièces dispersées çà et là, tantôt de
belles imitations virgiliennes, tantôt des peintures directement inspirées de la
nature provençale, furent ses premiers essais… Personne, disions-nous, ne regrette
plus que lui la mollesse d’idées et de style qui a été si fatale au génie de ses
aïeux. Il ne renonce pas à l’élégance, mais quel sentiment hardi de la réalité,
quelle énergie redoutable dans ses peintures, soit qu’il chante la Belle d’août et qu’avec une grâce funèbre il associe toute la nature
éplorée aux malheurs de son héroïne ; — soit que, dans l’étrange pièce intitulée :
Amarum, il attaque le débauché, le secoue, le flagelle, et
l’enferme, épouvanté, au fond du sépulcre infect ; — soit que, devant un épi de
folle avoine, son ironie vengeresse châtie l’oisiveté insolente, toujours il y a
chez lui une pensée généreuse, une imagination agreste, un langage imprégné des
plus franches odeurs du terroir. S’il nous était permis de nous citer nous-même,
nous rappellerions quel pronostic nous avait inspiré dès 1852 la vigueur de ces
premières ébauches. C’est alors que nous disions avec confiance : « Ce qui
a pu être pour d’autres une simple farandole est pour lui une chose grave. Il
est un de ceux qui ont pris le plus à cœur la restauration du pur langage
d’autrefois. Si cette école s’organise avec suite et produit d’heureux fruits,
ce sera en grande partie à M. Frédéric Mistral qu’en reviendra l’honneur. »
Il serait bien superflu de rappeler avec quel éclat les deux poèmes de Mireille et de Calendal, le premier surtout,
justifièrent ces pressentiments. On pouvait attendre beaucoup du jeune maître
chanteur sans concevoir des espérances si hautes. Un vrai poète était né, un poète
dont la littérature française devait s’honorer autant que la littérature
provençale.
Le plus glorieux de ces disciples de la nature, l’un des plus jeunes aussi,
Frédéric Mistral, est
né en 1830 d’une famille de riches paysans vivant sur leurs terres à Maillane,
dans cette plaine aux larges horizons qui s’étend d’Avignon à la mer, barrée en
son milieu par la chaîne bleue des Alpilles. Mistral est resté fidèle aux
mœurs patriarcales de ses aïeux : et bien de ceux qui l’ont rencontré entre
Château-Renard et Saint-Rémy, courant les champs avec sa badine et son feutre à
larges bords, ont pu ne pas se douter qu’ils croisaient un poète dont la gloire
est universelle.
Mistral est né à
Maillane. C’est là qu’il séjourne. Dans sa petite maison claire, à volets gris,
d’où se découvrent les Alpilles violettes, il a écrit tous ses chefs-d’œuvre, sauf
Mireille qu’il composa dans le mas paternel.
C’est de là qu’il gouverne le Félibrige, sorte d’Église nationale, dont les
pontifes, étant poètes, sont souvent peu traitables. Mais à l’intelligence sereine
et puissante du noble Goethe, Mistral joint un flair politique très aiguisé. C’est donc sa volonté
qui, bien heureusement, s’impose au Félibrige, en même temps que son art
souverain.
J’aimerais mieux, je le déclare, que son œuvre eût été écrite dans la langue de
Bossuet et de
Racine, la plus belle, sans
conteste, avec celles de Virgile et de Platon. Mais, en ce temps où d’incessantes invasions de barbares ont
fait perdre au parler de nos aïeux la lumière et la pureté qu’il devait jadis à
ses origines helléno-romaines, j’estime que M. Frédéric Mistral est le seul,
parmi les illustres, qui soit demeuré fidèle à l’harmonieuse tradition des siècles
de beauté. Et, quelque admiration personnelle que je professe pour les œuvres si
splendides, si hautaines ou si pénétrantes de MM. de Heredia, Mallarmé et Verlaine, je n’en persiste pas moins
à accorder à un poète de la Provence la palme des poètes français.
Mistral à
l’Académie. — Pourquoi pas aussi Etchegaray et Carducci ? De ces mêmes, qui
louent l’heureux patoisant, quels cris si l’on proposait en compétition à ce
Français qui écrit en provençal, un « Étranger » qui écrit en français : un grand
poète appelé Verhaeren ?
Quels cris ! Us oublient Leibnitz, Rousseau et quelques autres, — mais comme ils disent en leur
langage : « La Patrie avant tout ! Nous voulons des poètes français ! Nous voulons
Mistral ! »
L’influence de M. Frédéric
Mistral dépasse heureusement le Félibrige. La clarté de ses vers et
le noble exemple de sa vie impressionnent tous les jeunes gens que le Midi produit
en rangs pressés et qui, portant au cœur l’amour de la patrie natale, s’aventurent
cependant dans la littérature française vivifiée et embellie de leur lumineuse
vigueur. Pour nous tous en effet, gascons, languedociens, provençaux, le Midi ne
peut plus avoir d’expression verbale particulière. Notre origine ne saurait nous
condamner à user d’une langue morte ou mourante, mais elle nous pousse à
l’admiration du beau monument qui perpétuera des vocables qui s’en vont et l’image
d’un peuple harmonieux.
Le Midi a appelé Mistral
magnifiquement l’Empereur du Soleil. C’est que, en effet, il règne sur cette
Provence à qui il a donné conscience d’elle-même. Son œuvre est un miroir où elle
se reconnaît. C’est en cela qu’il est un grand poète, ce qui ne veut pas dire
seulement, quant à lui, un grand écrivain de vers. Il apparaît une figure presque
unique en Europe, aujourd’hui, non seulement par son œuvre, mais par sa vie, ses
attitudes, tous les gestes de sa pensée, son influence sur une race entière, ce je
ne sais quoi, ce fluide, ce halo dont sa tête et son nom s’auréolent. C’est-à-dire
que Mistral est plus
qu’un poète. Il est la poésie même avec son caractère d’éternité.
Et la grande gloire de ce siècle sera non pas le romantisme, exaltation certes,
mais exaltation trop verbale, exaltation à lacunes, exaltation congestive où la
trajectoire des mots dépasse la trajectoire des idées. La grande gloire de ce
siècle sera le lyrisme, fécond et fort, qui ferme l’anneau de la science et de
l’art, de la tradition et de l’analyse, de la race et de l’individu, le lyrisme
éperdu de leur Goethe, de notre Frédéric Mistral.
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