Desbordes-Valmore, Marceline (1786-1859)
Élégies et romances (1818-1819). — Élégies et
poésies nouvelles (1825). — Poésies inédites (1829). — Album du jeune âge (1829). — Les Pleurs, précédés
d’une préface d’Alexandre Dumas (1883). — Pauvres fleurs (1839).
— L’Inondation de Lyon (1840). — Contes en vers
pour les enfants (1840). Poésies, précédées d’une préface
de Sainte-Beuve (1842). — Bouquets et prières (1843). — Poésies inédites, réédition (1860). — Les Poésies de
l’enfance, réédition (1881). — Œuvres choisies, avec
préface d’Auguste Lacaussade (1886-1887). — Correspondance intime,
2 vol. (1896).
Dans aucun recueil de vers modernes, nous n’avons si souvent rencontré des mots
sacrés ; mais jamais aussi nous ne les avons vus profaner d’une manière aussi
affligeante. D’autres ont parlé dans leurs vers de Dieu, de Jésus-Christ et des
anges, mais à titre de poésie, sans conséquence mauvaise ni bonne ; et cela même
était triste. Les poésies de Mme Desbordes-Valmore
sont remplies de ces grands noms ; le dernier surtout y est prodigué à un point
qui frappe tout le monde et appliqué comme aucune femme ne s’en était encore
avisée ; c’est que le ciel seul lui fournit des images proportionnées à une
passion qui n’est qu’une perpétuelle apothéose :
Ce sont là de grandes impiétés et mieux vaudrait cent fois l’absence de toute
allusion aux idées religieuses qu’une aussi déplorable profanation.
Elle et lui, Lamartine et Madame Valmore ont de
grands rapports d’instincts et de génie naturel : ce n’est point par simple
rencontre, par pure et vague bienveillance, que l’illustre élégiaque a fait les
premiers pas au-devant de la pauvre plaintive ; toute proportion gardée de force
et de sexe, ils sont l’un et l’autre de la même famille de poètes.
À Madame
Desbordes-Valmore :
Mon cœur est plein d’elle. L’autre jour, en voyant Orphée, elle
m’est revenue avec une force et toute cette puissance d’orage
qu’elle seule à jamais eue sur moi.
Que je regrette de lui avoir si peu marqué, de son vivant, cette profonde et
unique sympathie !…
Je ne l’ai connue qu’âgée, mais plus émue que jamais, troublée de sa fin
prochaine, et (on aurait pn le dire) ivre de mort et d’amour.
Je rêve à ce que me faisait éprouver la poésie de Madame Valmore quand
je la parcourus avec ces yeux de l’adolescence qui sont, chez les hommes nerveux,
à la fois si ardents et si clairvoyants. Cette poésie m’apparaît comme un jardin :
mais ce n’est pas la solennité grandiose de Versailles ; ce n’est pas non plus le
pittoresque vaste et théâtral de la savante Italie qui connaît si bien l’art d’édifier les jardins (ædificat hortos) ; pas même
la Vallée des flûtes ou le Ténare de notre
vieux Jean Paul. C’est un simple
jardin anglais, romantique et romanesque. Des massifs de fleurs y représentent les
abondantes expressions du sentiment. Des étangs, limpides et immobiles, qui
réfléchissent toutes choses s’appuyant à l’envers sur la voûte renversée des
cieux, figurent la profonde résignation toute parsemée de souvenirs. Rien ne
manque à ce charmant jardin d’un autre âge…
Ne me demandez pas comment, née à une époque où la poésie s’était faite romance
et chantait les hussards vêtus d’azur, — où les robes étaient, comme dans Marie, des « robes de bergère », cette muse, cette femme amoureuse
et désolée, n’a pu être entachée par le ridicule environnant : ceci prouve
seulement que le génie est une flamme pure, inextinguible, qui redonne à tout la
splendeur native ! Oui, dans le premier et célèbre portrait, malgré la robe de
moyen âge de pendule, malgré la coiffure à la Ninon, malgré la lyre venue de chez
le luthier, la grande
Marceline, avec ses beaux yeux enflammés et humides, avec ce front
droit et ces sourcils fièrement tracés, avec ce nez si caractérisé, aux bosses
hardies et spirituelles, avec ce menton pointu, finement pensif, ces lèvres
épaisses et si arquées, ce col énergique, attire, charme et retient le regard, qui
se sent en face d’une pensée et d’une âme. Et plus tard, dans le célèbre médaillon
de David, vue de profil, — avec les
mêmes traits, mais devenus si sérieux et si calmes, avec la grande paupière
baissée, avec cette chevelure toujours courte qui s’arrange en masses, dignes de
la statuaire, — comme à ce moment-là elle est épique et vraiment imposante ! Alors
elle a laissé échapper tous les sanglots, toutes les larmes de son cœur déchiré,
et pâle, austère, silencieuse, elle se repose un instant d’avoir loyalement exhalé
vers les cieux tant de cris immortels, tant de plaintes désespérées !
… Vous êtes la femme même, vous êtes la poésie même. — Vous êtes un talent
charmant, le talent de femme le plus pénétrant que je connaisse…
Le plus grand esprit féminin de notre temps.
C’est dans l’élégie que Mme Valmore se révèle tout entière, dans l’originalité de sa nature
et de son talent. Là, nulle trace de réminiscence, nulle trace des influences
d’alentour ; forme et fond, tout y est bien elle et rien qu’elle, le cœur à nu,
l’âme palpitante sous le coup de foudre de la passion… l’élégie était le vrai
domaine lyrique de Mme Valmore, le champ d’inspirations où son expansif et doux génie
se donnait carrière.
La vraie Valmore à édifier et déifier est une Valmore de vers, de
ses vers groupés à l’entour de son nom en la délicate élite et la délicieuse
prédilection d’une dédicace réversible… Telles pièces sont plus parfaites, plus
délibérément réussies, mais qu’on n’oserait guère déclarer plus que d’autres
adéquates à leur visée, mieux moulées sur nature. Fût-ce les trop célèbres
romances, plusieurs drôlement datées et démodées et pour lesquelles l’indulgence
tourne presque à du goût. « Dans Shakespeare, j’admire tout comme une brute », fait un dire célèbre
de Victor Hugo. Dans Valmore faudrait-il
varier ? J’aime tout comme une âme ; d’amant ? non, d’enfant.
Disons tout de suite qu’elle était douée entre toutes les femmes pour aimer et
souffrir, et montrons ses premières douleurs, ses premières blessures, avec
respect, comme la source cachée d’où coula un flot abondant et pur de poésie…
Faible, elle obsédait les puissants pour leur arracher des grâces. Ainsi elle
mérita d’être appelée, comme l’a fait Sainte-Beuve,
« l’âme féminine la plus pleine de courage, de tendresse, de
miséricorde »
. Elle était en sympathie avec toute la nature ; ce fut son
don précieux, et c’est par là qu’elle fut poète…
Marceline
Desbordes-Valmore incarne le type classique de la femme française,
lettrée et sensible, de son temps. Goût de l’amour dès l’enfance, avant même de se
douter de ce qu’est l’amour ; sentiment un peu sanglotant de la nature ;
aspiration à se dévouer sans relâche, avec un secret contentement de souffrir pour
son dévouement ; félicité de la meurtrissure sentimentale, optimisme
vivace, abrité du scepticisme comme par une ouate de mélancolie
douce… Ajoutez à ces dons naturels la vie la plus romanesque, romanesque jusqu’à
l’invraisemblable, une gageure du destin tenue et gagnée contre les caprices de
l’imagination : l’héritage sacrifié à la foi religieuse, les voyages tragiques, la
guerre, la tempête, la séduction, l’abandon, le théâtre avec le succès d’abord, et
bientôt la perte de la voix, la misère, la mort de l’enfant adoré, de quoi
défrayer vingt romans conçus avec quelque économie. L’échappement sur la
littérature était inévitable. Marceline fut donc
poète par la force expansive de sa sensibilité.
Marceline
Valmore est la plus grande des femmes françaises. À ceux qui
insistent, aujourd’hui, sur l’infériorité des femmes, sur leur incapacité foncière
et pour ainsi dire organique, il suffit de répondre par ce nom-là, une femme tout
uniquement de génie, mieux que George
Sand, trop consacrée, et qui, vraiment, ne fut, elle, qu’un homme de
lettres.
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