Articles de l’Encyclopédie
Compilation établie à partir de l’édition numérisée de l’ARTFL
Marmontel, articles de l’Encyclopédies
Mais ni ces exagérations forcées, ni une licence d’imagination qui viole toutes les regles, ni un raffinement de plaisanterie souvent puérile, n’ont pû faire refuser à Lopès de Vega une des premieres places parmi les poëtes comiques modernes. Il joint en effet à la plus heureuse sagacité dans le choix des caracteres, une force d’imagination que le grand Corneille admiroit lui-même. C’est de Lopès de Vega qu’il a emprunté le caractere du Menteur, dont il disoit avec tant de modestie & si peu de raison, qu’il donneroit deux de ses meilleures pieces pour l’avoir imaginé. Un peuple qui a mis long-tems son honneur dans la fidélité des femmes, & dans une vengeance cruelle de l’affront d’être trahi en amour, a dù fournir des intrigues périlleuses pour les amans, & capables d’exercer la fourberie des valets : ce peuple d’ailleurs pantomime, a donné lieu à ce jeu muet, qui quelquefois par une expression vive & plaisante, & souvent par des grimaces qui rapprochent l’nomme du singe, soûtient seul une intrigue dépourvûe d’art, de sens, d’esprit, & de goût. Tel est le comique Italien, aussi chargé d’incidens, mais moins bien intrigué que le comique Espagnol. Ce qui caractérise encore plus le comique Italien, est ce mêlange de mœurs nationales, que la communication & la jalousie mutuelle des petits états d’Italie a fait imaginer à leurs poëtes. On voit dans une même intrigue un Bolonnois, un Vénitien, un Napolitain, un Bergamasque, chacun avec le ridicule dominant de sa patrie. Ce mêlange bisarre ne pouvoit manquer de réussir dans sa nouveauté. Les Italiens en firent une regle essentielle de leur théatre, & la comédie s’y vit par-là condamnée à la grossiere uniformité qu’elle avoit eue dans son origine. Aussi dans le recueil immense de leurs pieces, n’en trouve-t-on pas une seule dont un homme de goût soûtienne la lecture. Les Italiens ont eux-mêmes reconnu la supériorité du comique François ; & tandis que leurs histrions se soûtiennent dans le centre des beaux arts, Florence les a proscrits dans son théatre, & a substitué à leurs farces les meilleures comédies de Moliere traduites en Italien. A l’exemple de Florence, Rome & Naples admirent sur leur théatre les chefs-d’œuvre du nôtre. Venise se défend encore de la révolution ; mais elle cédera bien-tôt au torrent de l’exemple & à l’attrait du plaisir. Paris seul ne verra-t-il plus joüer Moliere ? Un état où chaque citoyen se fait gloire de penser avec indépendance, a dû fournir un grand nombre d’originaux à peindre. L’affectation de ne ressembler à personne fait souvent qu’on ne ressemble pas à soi-même, & qu’on outre son propre caractere, de peur de se plier au caractere d’autrui. Là ce ne sont point des ridicules courans ; ce sont des singularités personnelles, qui donnent prise à la plaisanterie ; & le vice dominant de la société est de n’être pas sociable. Telle est la source du comique Anglois, d’ailleurs plus simple, plus naturel, plus philosophique que les deux autres, & dans lequel la vraissemblance est rigoureusement observée, aux dépens même de la pudeur. Mais une nation douce & polie, où chacun se fait un devoir de conformer ses sentimens & ses idées aux mœurs de la société, où les préjugés sont des principes, où les usages sont des lois, où l’on est condamné à vivre seul dès qu’on veut vivre pour soi-même ; cette nation ne doit présenter que des caracteres adoucis par les égards, & que des vices palliés par les bienséances. Tel est le comique François, dont le théatre Anglois s’est enrichi autant que l’opposition des mœurs a pû le permettre. Le comique François se divise, suivant les mœurs qu’il peint, en comique bas, comique bourgeois, & haut comique. Voyez Comique. Mais une division plus essentielle se tire de la différence des objets que la comédie se propose : ou elle peint le vice qu’elle rend méprisable, comme la tragédie rend le crime odieux ; de-là le comique de caractere : ou elle fait les hommes le joüet des évenemens ; de-là le comique de situation : ou elle présente les vertus communes avec des traits qui les font aimer, & dans des périls ou des malheurs qui les rendent intéressantes ; de-là le comique attendrissant. De ces trois genres, le premier est le plus utile aux mœurs, le plus fort, le plus difficile, & par conséquent le plus rare : le plus utile aux mœurs, en ce qu’il remonte à la source des vices, & les attaque dans leur principe ; le plus fort, en ce qu’il présente le miroir aux hommes, & les fait rougir de leur propre image ; le plus difficile & le plus rare, en ce qu’il suppose dans son auteur une étude consommée des mœurs de son siecle, un discernement juste & prompt, & une force d’imagination qui réunisse sous un seul point de vûe les traits que sa pénétration n’a pû saisir qu’en détail. Ce qui manque à la plûpart des peintres de caractere, & ce que Moliere, ce grand modele en tout genre, possédoit éminemment ; c’est ce coup d’oeil philosophique, qui saisit non-seulement les extrèmes, mais le milieu des choses : entre l’hypocrite scélérat, & le dévot crédule, on voit l’homme de bien qui démasque la scélératesse de l’un, & qui plaint la crédulité de l’autre. Moliere met en opposition les mœurs corrompues de la société, & la probité farouche du Misantrope : entre ces deux excès paroît la modération du sage, qui hait le vice & qui ne hait pas les hommes. Quel fonds de philosophie ne faut-il point pour saisir ainsi le point fixe de la vertu ! C’est à cette précision qu’on reconnoit Moliere, bien mieux qu’un peintre de l’antiquité ne reconnut son rival au trait de pinceau qu’il avoit tracé sur une toile. Si l’on nous demande pourquoi le comique de situation nous excite à rire, même sans le concours du comique de caractere, nous demanderons à notre tour d’où vient qu’on rit de la chûte imprévûe d’un passant. C’est de ce genre de plaisanterie que Hensius a eû raison de dire : plebis aucupium est & abusus. Voyez Rire. Il n’en est pas ainsi du comique attendrissant ; peut-être même est-il plus utile aux mœurs que la tragédie, vû qu’il nous intéresse de plus près, & qu’ainsi les exemples qu’il nous propose nous touchent plus sensiblement : c’est du moins l’opinion de Corneille. Mais comme ce genre ne peut être ni soûtenu par la grandeur des objets, ni animé par la force des situations, & qu’il doit être à la fois familier & intéressant, il est difficile d’y éviter le double écueil d’être froid ou romanesque ; c’est la simple nature qu’il faut saisir, & c’est le dernier effort de l’art d’imiter la simple nature. Quant à l’origine du comique attendrissant, il faut n’avoir jamais lû les anciens pour en attribuer l’invention à notre siecle ; on ne conçoit même pas que cette erreur ait pu subsister un instant chez une nation accoûtumée à voir joüer l’Andrienne de Térence, où l’on pleure dès le premier acte. Quelque critique pour condamner ce genre, a osé dire qu’il étoit nouveau ; on l’en a cru sur sa parole, tant la legéreté & l’indifférence d’un certain public, sur les opinions littéraires, donne beau jeu à l’effronterie & à l’ignorance. Tels sont les trois genres de comique, parmi lesquels nous ne comptons ni le comique de mots si fort en usage dans la société, foible ressource des esprits sans talent, sans étude, & sans goût ; ni ce comique obscene, qui n’est plus souffert sur notre théatre que par une sorte de prescription, & auquel les honnêtes gens ne peuvent rire sans rougir ; ni cette espece de travestissement, où le parodiste se traîne après l’original pour avilir par une imitation burlesque, l’action la plus noble & la plus touchante : genres méprisables, dont Aristophane est l’auteur. Mais un genre supérieur à tous les autres, est celui qui réunit le comique de situation & le comique de caractere, c’est-à-dire dans lequel les personnages sont engagés par les vices du cœur, ou par les travers de l’esprit, dans des circonstances humiliantes qui les exposent à la risée & au mépris des spectateurs. Tel est, dans l’Avare de Moliere, la rencontre d’Arpagon avec son fils, lorsque sans se connoître ils viennent traiter ensemble, l’un comme usurier, l’autre comme dissipateur. Il est des caracteres trop peu marqués pour fournir une action soûtenue : les habiles peintres les ont groupés avec des caracteres dominans ; c’est l’art de Moliere : ou ils ont fait contraster plusieurs de ces petits caracteres entre eux ; c’est la maniere de Dufreny, qui quoique moins heureux dans l’oeconomie de l’intrigue, est celui de nos auteurs comiques, après Moliere, qui a le mieux saisi la nature ; avec cette différence que nous croyons tous avoir apperçu les traits que nous peint Moliere, & que nous nous étonnons de n’avoir pas remarqué ceux que Dufreni nous fait appercevoir. Mais combien Moliere n’est-il pas au-dessus de tous ceux qui l’ont précédé, ou qui l’ont suivi ? Qu’on lise le parallele qu’en a fait, avec Terence, l’auteur du siecle de Louis XIV. le plus digne de les juger, la Bruyere. Il n’a, dit-il, manqué à Térence que d’être moins froid : quelle pureté ! quelle exactitude ! quelle politesse ! quelle élégance ! quels caracteres ! Il n’a manqué à Moliere que d’eviter le jargon, & d’écrire purement : quel feu ! quelle naïveté ! quelle source de la bonne plaisanterie ! quelle imitation des mœurs ! & quel fléau du ridicule ! mais quel homme on auroit pû faire de ces deux comiques ! La difficulté de saisir comme eux les ridicules & les vices, a fait dire qu’il n’étoit plus possible de faire des comédies de caracteres. On prétend que les grands traits ont été rendus, & qu’il ne reste plus que des nuances imperceptibles : c’est avoir bien peu étudié les mœurs du siecle, que de n’y voir aucun nouveau caractere à peindre. L’hypocrisie de la vertu est-elle moins facile à démasquer que l’hypocrisie de la dévotion ? le misantrope par air est-il moins ridicule que le misantrope par principes ? le fat modeste, le petit seigneur, le faux magnifique, le défiant, l’ami de cour, & tant d’autres, viennent s’offrir en foule à qui aura le talent & le courage de les traiter. La politesse gase les vices ; mais c’est une espece de draperie légere, à-travers laquelle les grands maîtres savent bien dessiner le nud. Quant à l’utilité de la comédie morale & décente, comme elle l’est aujourd’hui sur notre théatre, la révoquer en doute, c’est prétendre que les hommes soient insensibles au mépris & à la honte ; c’est supposer, ou qu’ils ne peuvent rougir, ou qu’ils ne peuvent se corriger des défauts dont ils rougissent ; c’est rendre les caracteres indépendans de l’amour propre qui en est l’ame, & nous mettre au-dessus de l’opinion publique, dont la foiblesse & l’orgueil sont les esclaves, & dont la vertu même a tant de peine à s’affranchir. Les hommes, dit-on, ne se reconnoissent pas à leur image : c’est ce qu’on peut nier hardiment. On croit tromper les autres, mais on ne se trompe jamais ; & tel prétend à l’estime publique, qui n’oseroit se montrer s’il croyoit être connu comme il se connoît lui-même. Personne ne se corrige, dit-on encore : malheur à ceux pour qui ce principe est une vérité de sentiment ; mais si en effet le fond du naturel est incorrigible, du moins le dehors ne l’est pas. Les hommes ne se touchent que par la surface ; & tout seroit dans l’ordre, si on pouvoit réduire ceux qui sont nés vicieux, ridicules, ou méchans, à ne l’être qu’au-dedans d’eux-mêmes : C’est le but que se propose la comédie ; & le théatre est pour le vice & le ridicule, ce que sont pour le crime les tribunaux où il est jugé, & les échafauds où il est puni. On pourroit encore diviser la comédie relativement aux états, & on verroit naître de cette division, la comédie dont nous venons de parler dans cet article, la pastorale & la féerie : mais la pastorale & la féerie ne méritent guere le nom de comédie que par une sorte d’abus. Voyez les articles Féerie & Pastorale. Cet article est de M. de Marmontel.
M. de Fontenelle qui a porté si loin l’esprit d’ordre, de précision, & de clarté, eût éte un critique supérieur, soit dans les sciences abstraites, soit dans celle de la nature ; & Bayle (que nous considérons ici seulement comme littérateur) n’avoit besoin pour exceller dans sa partie, que de plus d’indépendance, de tranquillité, & de loisir. Avec ces trois conditions essentielles à un critique, il eût dit ce qu’il pensoit, & l’eût dit en moins de volumes. Critique dans les Arts libéraux ou les beaux Arts. Tout homme qui produit un ouvrage dans un genre auquel nous ne sommes point préparés, excite aisément notre admiration. Nous ne devenons admirateurs difficiles que lorsque les ouvrages dans le même genre venant à se multiplier, nous pouvons établir des points de comparaison, & en tirer des regles plus ou moins séveres, suivant les nouvelles productions qui nous sont offertes. Celles de ces productions où l’on a constamment reconnu un mérite supérieur, servent de modeles. Il s’en faut beaucoup que ces modeles soient parfaits ; ils ont seulement chacun en particulier une ou plusieurs qualités excellentes qui les distinguent. L’esprit faisant alors ce qu’on nous dit d’Apelle, se forme d’une multitude de beautés éparses un tout idéal qui les rassemble. C’est à ce modele intellectuel au dessus de toutes les productions existantes, qu’il rapportera les ouvrages dont il se constituera le juge. Le critique supérieur doit donc avoir dans son imagination autant de modeles différens qu’il y a de genres. Le critique subalterne est celui qui n’ayant pas dequoi se former ces modeles transcendans, rapporte tout dans ses jugemens aux productions existantes. Le critique ignorant est celui qui ne connoît point, ou qui connoît mal ces objets de comparaison. C’est le plus ou le moins de justesse, de force, d’étendue dans l’esprit, de sensibilité dans l’ame, de chaleur dans l’imagination, qui marque les degrés de perfection entre les modeles & les rangs parmi les critiques. Tous les Arts n’exigent pas ces qualités réunies dans une égale proportion ; dans les uns l’organe décide, l’imagination dans les autres, le sentiment dans la plûpart ; & l’esprit qui influe sur tous, ne préside sur aucun. Dans l’Architecture & l’Harmonie, le type intellectuel que le critique est obligé de se former, exige une étude d’autant plus profonde des possibles, & pour en déterminer le choix, une connoissance d’autant plus précise du rapport des objets avec nos organes, que les beautés physiques de ces deux arts n’ont pour arbitre que le goût, c’est-à-dire ce tact de l’ame, cette faculté innée ou acquise de saisir & de préférer le beau, espece d’instinct qui juge les regles & qui n’en a point. Il n’en a point en harmonie : la résonnance du corps sonore indique les proportions ; mais c’est à l’oreille à nous guider dans le mêlange des accords. Il n’en a point en Architecture : tant qu’elle s’est bornée à nos besoins, elle a pû se modeler sur les productions naturelles ; mais dès qu’on a voulu joindre la décoration à la solidité, l’imagination a créé les formes, & l’oeil en a fixé le choix. La premiere cabane, qui ne fut-elle même qu’un essai de l’industrie éclairée par le besoin, avoit si l’on veut pour appuis quelques pieux enfoncés dans la terre, ces pieux soûtenoient des traverses, & celles-ci portoient des chevrons chargés d’un toît. Mais de bonne-foi peut-on tirer de ce modele brute les proportions des colonnes, de l’entablement & du fronton ? Le sentiment du beau physique, soit en Architecture, soit en Harmonie, dépend donc essentiellement du rapport des objets avec nos organes ; & le point essentiel pour le critique, est de s’assûrer du témoignage de ses sens. Le critique ignorant n’en doute jamais. Le critique subalterne consulte ceux qui l’environnent, & croit bien voir & bien entendre lorsqu’il voit & entend comme eux. Le critique supérieur consulte le goût des différens peuples ; il les trouve divisés sur des ornemens de caprice ; il les voit réunis sur des beautés essentielles qui ne vieillissent jamais, & dont les débris ont le charme de la nouveauté ; il se replie sur lui-même, & par l’impression plus ou moins vive qu’ont faite sur lui ces beautés, il s’assûre ou se défie du rapport de ses organes. Dès-lors il peut former son modele intellectuel de ce qui l’affecte le plus dans les modeles existans, suppléer au défaut de l’un par les beautés de l’autre, & se disposer ainsi à juger non-seulement des faits par les faits, mais encore par les possibles. Dans l’Architecture, il dépouillera le gothique de ses ornemens puériles, mais il adoptera la coupe hardie, majestueuse, & legere de ses voûtes, qu’il revêtira des beautés simples & mâles du grec : dans celui-ci, il joindra la frise ionique à la colonne dorique, la base dorique au chapiteau corinthien, à ce chapiteau si élégant, si noble, & si contraire à la vraissemblance. Il aura recours au compas & au calcul pour proportionner les hauteurs aux bases, & les supports aux fardeaux ; mais dans le détail des ornemens, il jugera d’un coup-d’oeil les rapports de l’ensemble, sans exiger qu’on fasse du triglif un quarré long, du metope un quarré parfait, &c. bisarrerie d’usage, tyrannie de l’habitude, que la stérilité & la paresse ont érigée en inviolable loi. Il usera de la même liberté dans la composition de son modele en Harmonie ; il tirera du phénomene donné par la nature, l’origine des accords ; il les suivra dans leur génération, il observera leurs progrès, il développera leur mêlange, il appliquera la théorie à la pratique ; & soûmettant l’une & l’autre au jugement de l’oreille, il sacrifiera les détails à l’ensemble, & les regles au sentiment. L’Harmonie ainsi réduite à la beauté physique des accords, & bornée à la simple émotion de l’organe, n’exige donc, comme l’Architecture, qu’un sens exercé par l’étude, éprouvé par l’usage, docile à l’expérience, & rebelle à l’opinion. Mais dès que la mélodie vient donner de l’ame & du caractere à l’Harmonie, au jugement de l’oreille se joint celui de l’imagination, du sentiment, de l’esprit lui-même. La Musique devient un langage expressif, une imitation vive & touchante : dès-lors c’est avec la Poésie que ses principes lui sont communs, & l’art de les juger est le même. Des sons articulés dans l’une, dans l’autre des sons modulés, dans toutes les deux le nombre & le mouvement, concourent à peindre la nature. Et si l’on demande quelle est la Musique & la Poésie par excellence, c’est la poésie ou la musique qui peint le plus & qui exprime le mieux. Voyez Accord, Accompagnement, Harmonie, Musique, Mélodie, Mesure, Modulation, Mouvement , &c. Dans la Sculpture & la Peinture, c’est peu d’étudier la nature en elle-même, modele toûjours imparfait ; c’est peu d’étudier les productions de l’art, modeles toûjours plus froids que la nature. Il faut prendre de l’un ce qui manque à l’autre, & se former un ensemble des différentes parties où ils se surpassent mutuellement. Or, sans parler des sources où l’artiste & le connoisseur doivent puiser l’idée du beau, relative au choix des sujets, au caractere des passions, à la composition & à l’ordonnance ; combien la seule étude du physique dans ces deux arts ne suppose-t-elle pas d’épreuves & d’observations ? que d’études pour la partie du dessein ! Qu’on demande à nos prétendus connoisseurs où ils ont observé, par exemple, le méchanisme du corps humain, la combinaison & le jeu des nerfs, le gonflement, la tension, la contraction des muscles, la direction des forces, les points d’appui, &c. Ils seront aussi embarrassés dans leur réponse, qu’ils le sont peu dans leurs décisions. Qu’on leur demande où ils ont observé tous les reflets, toutes les gradations, tous les contrastes des couleurs, tous les tons, tous les coups de lumiere possibles, étude sans laquelle on est hors d’état de parler du coloris. Un peintre aussi connu par les sacrifices qu’il a faits à la perfection de son art ; que par la force & la vérité qui caractérisent ses ouvrages, M. de la Tour vouloit exprimer dans un de ses tableaux l’application d’un homme absorbé dans l’étude. Il a imaginé de le peindre éclairé par deux bougies, dont l’une fond & s’éteint sans qu’il s’en apperçoive. Combien, de l’aveu même de l’artiste, pour saisir cet accident il a fallu voir couler de bougies ? Or si un homme accoûtumé à épier & à surprendre la nature a tant de peine à l’imiter, quel est le connoisseur qui peut se flatter de l’avoir assez bien vûe pour en critiquer l’imitation ? C’est une chose étrange que la hardiesse avec laquelle on se donne pour juge de la belle nature dans quelque situation que le peintre ou le sculpteur ait pû l’imaginer & la saisir. Celui-ci après avoir employé la moitié de sa vie à l’étude de son art, n’ose se fier aux modeles que sa mémoire a recueillis, & que son imagination lui retrace ; il a cent fois recours à la nature pour se corriger d’après elle : il vient un critique plein de confiance, qui le juge d’un coup-d’oeil : ce critique a-t-il étudié l’art ou la nature ? aussi peu l’un que l’autre : mais il a des statues & des tableaux, & avec eux il prétend avoir acquis le talent de s’y connoître. On voit de ces connoisseurs se pâmer devant un ancien tableau dont ils admirent le clair-obscur : le hasard fait qu’on leve la bordure ; le vrai coloris mieux conservé se découvre dans un coin ; & ce ton de couleur si admiré se trouve une couche de fumée. Nous savons qu’il est des amateurs versés dans l’étude des grands maîtres, qui en ont saisi la maniere, qui en connoissent la touche, qui en distinguent le coloris : c’est beaucoup pour qui ne veut que joüir, mais c’est bien peu pour qui ose juger : on ne juge point un tableau d’après des tableaux. Quelque plein qu’on soit de Raphael, on sera neuf devant le Guide. Bien plus, les Forces du Guide, malgré l’analogie du genre, ne seront point une regle sûre pour critiquer le Milon du Puget, ou le Gladiateur mourant. La nature varie sans cesse : chaque position, chaque action différente la modifie diversement : c’est donc la nature qu’il faut avoir étudiée sous telle & telle face pour en juger l’imitation. Mais la nature elle-même est imparfaite ; il faut donc aussi avoir étudié les chefs-d’oeuvres de l’art, pour être en état de critiquer en même tems & l’imitation & le modele. Cependant les difficultés que présente la critique dans les Arts dont nous venons de parler, n’approchent pas de celles que réunit la critique littéraire. Dans l’histoire, aux lumieres profondes que nous avons exigées du critique pour la partie de l’érudition, se joint pour la partie purement littéraire, l’étude moins étendue, mais non moins refléchie, de la majestueuse simplicité du style, de la netteté, de la décence, de la rapidité de la narration ; de l’apropos & du choix des réflexions & des portraits, ornemens puériles dès qu’on les affecte & qu’on les prodigue ; enfin de cette éloquence mâle, précise, & naturelle, qui ne peint les grands hommes & les grandes choses que de leurs propres couleurs, qualités qui mettent si fort Tacite & Saluste au-dessus de Tite Live & de Quinte-Curce. Ce n’est que de cet assemblage de connoissances & de goût que se forme un critique supérieur dans le genre historique : que seroit-ce si le même homme prétendoit embrasser en même tems la partie de l’Eloquence & celle de la Morale ? Ces deux genres, soit que renfermés en eux-mêmes, ils se nourrissent de leur propre substance, soit qu’ils se pénetrent l’un l’autre & s’animent mutuellement, soit que répandus dans les autres genres de littérature comme un feu élémentaire, ils y portent la vie & la fécondité ; ces deux genres dans tous les cas, ont pour objet de rendre la vérité sensible & la vertu aimable. C’est un talent donné à peu de personnes, & que peu de personnes sont en état de critiquer. L’esprit n’en est qu’un demi-juge. Il connoît l’art de convaincre, non celui de persuader ; l’art de séduire, non celui d’émouvoir. L’esprit peut critiquer un rhéteur subtil ; mais le coeur seul peut juger un philosophe éloquent. Le critique en éloquence & en morale doit donc avoir en lui ce principe de sensibilité & de droiture, qui fait concevoir & produire avec force les vérités dont on se pénetre : ce principe de noblesse & d’élévation qui excite en nous l’enthousiasme de la vertu, & qui seul embrasse tous les possibles dans l’art d’intéresser pour elle. Si la vertu pouvoit se rendre visible aux hommes, a dit un philosophe, elle paroîtroit si touchante & si belle, que personne ne pourroit lui résister : c’est ainsi que doit la concevoir & celui qui la peint & celui qui en critique la peinture. La fausse éloquence est également facile à professer & à pratiquer : des figures entassées, de grands mots qui ne disent rien de grand, des mouvemens empruntés, qui ne partent jamais du coeur & qui n’y arrivent jamais, ne supposent ni dans l’auteur ni dans le connoisseur aucune élevation dans l’esprit, aucune sensibilité dans l’ame : mais la vraie éloquence étant l’émanation d’une ame à la fois simple, forte, grande, & sensible, il faut réunir toutes ces qualités pour y exceller, & pour savoir comment on y excelle. Il s’ensuit qu’un grand critique en éloquence, doit être éloquent lui-même. Osons le dire à l’avantage des ames sensibles, celui qui se pénetre vivement du beau, du touchant, du sublime, n’est pas loin de l’exprimer ; & l’ame qui en reçoit le sentiment avec une certaine chaleur, peut à son tour le produire. Cette disposition à la vraie éloquence ne comprend ni les avantages de l’élocution, ni cette harmonie entre le geste, le ton, & le visage qui compose l’éloquence extérieure (Voyez Déclamation ). Il s’agit ici d’une éloquence interne, qui se fait jour à-travers le langage le plus inculte & la plus grossiere expression ; il s’agit de l’éloquence du paysan du Danube, dont la rustique sublimité fait si peu d’honneur à l’art, & en fait tant à la nature ; de cette éloquence sans laquelle l’orateur n’est qu’un déclamateur, & le critique qu’un froid Aristarque. Par la même raison un critique en Morale doit avoir en lui, sinon les vertus pratiques, du moins le germe de ces vertus. Il n’arrive que trop souvent que les moeurs d’un homme éclairé sont en contradiction avec ses principes, quelquefois avec ses sentimens. Il n’est donc pas essentiel au critique en Morale d’être vertueux, il suffit qu’il soit né pour l’être ; mais alors, quel métier que celui du critique ? avoir à se condamner sans cesse en approuvant les gens de bien ! Cependant il ne seroit pas à souhaiter que le critique en Morale fût exempt de passions & de foiblesses : il faut juger les hommes en homme vertueux, mais en homme ; se connoître, connoître ses semblables, & savoir ce qu’ils peuvent avant d’examiner ce qu’ils doivent ; se mettre à la place d’un pere, d’un fils, d’un ami, d’un citoyen, d’un sujet, d’un roi lui-même, & dans la balance de leurs devoirs peser les vices & les vertus de leur état ; concilier la nature avec la société, mesurer leurs droits & en marquer les limites, rapprocher l’intérêt personnel du bien général, être enfin le juge non le tyran de l’humanité : tel seroit l’emploi d’un critique supérieur dans cette partie ; emploi difficile & important, sur-tout dans l’examen de l’Histoire. C’est-là qu’il seroit à souhaiter qu’un philosophe aussi ferme qu’éclairé, osât appeller au tribunal de la vérité, des jugemens que la flaterie & l’intérêt ont prononcé dans tous les siecles. Rien n’est plus commun dans les annales du monde, que les vices & les vertus contraires mis au même rang. La modération d’un roi juste, & l’ambition effrénée d’un usurpateur ; la sévérité de Manlius envers son fils, & l’indulgence de Fabius pour le sien ; la soûmission de Socrate aux lois de l’aréopage, & la hauteur de Scipion devant le tribunal des comices, ont eu leurs apologistes & leurs censeurs. Par-là l’Histoire, dans sa partie morale, est une espece de labyrinthe où l’opinion du lecteur ne cesse de s’égarer ; c’est un guide qui lui manque : or ce guide seroit un critique capable de distinguer la vérité de l’opinion, le droit de l’autorité, le devoir de l’intérêt, la vertu de la gloire elle-même ; en un mot de réduire l’homme, quel qu’il fût, à la condition de citoyen ; condition qui est la base des lois, la regle des moeurs, & dont aucun homme en société n’eut jamais droit de s’affranchir. Voyez Citoyen . Le critique doit aller plus loin contre le préjugé ; il doit considérer non-seulement chaque homme en particulier, mais encore chaque république comme citoyenne de la terre, & attachée aux autres parties de ce grand corps politique, par les mêmes devoirs qui lui attachent à elle-même les membres dont elle est formée : il ne doit voir la société en général, que comme un arbre immense dont chaque homme est un rameau, chaque république une branche, & dont l’humanité est le tronc. De-là le droit particulier & le droit public, que l’ambition seule a distingués, & qui ne sont l’un & l’autre que le droit naturel plus ou moins étendu, mais soumis aux mêmes principes. Ainsi le critique jugeroit non-seulement chaque homme en particulier suivant les moeurs de son siecle & les lois de son pays, mais encore les lois & les moeurs de tous les pays & de tous les siecles, suivant les principes invariables de l’équité naturelle. Quelle que soit la difficulté de ce genre de critique, elle seroit bien compensée par son utilité : quand il seroit vrai, comme Bayle l’a prétendu, que l’opinion n’influât point sur les moeurs privées, il est du moins incontestable qu’elle décide des actions publiques. Pat exemple, il n’est point de préjugé plus généralement ni plus profondément enraciné dans l’opinion des hommes, que la gloire attachée au titre de conquérant ; toutefois nous ne craignons point d’avancer que si dans tous les tems les Philosophes, les Historiens, les Orateurs, les Poëtes, en un mot les dépositaires de la réputation & les dispensateurs de la gloire, s’étoient réunis pour attacher aux horreurs d’une guerre injuste le même opprobre qu’au larcin & qu’à l’assassinat, on eût peu vû de brigands illustres. Malheureusement les Philosophes ne connoissent pas assez leur ascendant sur les esprits : divisés, ils ne peuvent rien ; réunis, ils peuvent tout à la longue : ils ont pour eux la vérité, la justice, la raison, & ce qui est plus fort encore, l’intérêt de l’humanité dont ils défendent la cause. Montagne moins irrésolu, eût été un excellent critique dans la partie morale de l’Histoire : mais peu ferme dans ses principes, il chancelle dans les conséquences ; son imagination trop féconde, étoit pour sa raison ce qu’est pour les yeux un crystal à plusieurs faces, qui rend douteux l’objet véritable à force de le multiplier. L’auteur de l’esprit des lois est le critique dont l’Histoire auroit besoin dans cette partie : nous le citons quoique vivant ; car il est trop pénible & trop injuste d’attendre la mort des grands hommes pour parler d’eux en liberté. Quoique le modele intellectuel d’après lequel un critique supérieur juge la Morale & l’Eloquence, entre essentiellement dans le modele auquel doit se rapporter la Poésie, il s’en faut bien qu’il suffise à la perfection de celui-ci : combien le modele de la Poésie en général n’embrasse-t-il pas de genres différens & de modeles particuliers ? Bornons-nous au poëme dramatique & à l’épopée. Dans la comédie, quel usage du monde, quelle connoissance de tous les états ! combien de vices, de passions, de travers, de ridicules à observer, à analyser, à combiner, dans tous les rapports, dans toutes les situations, sous toutes les faces possibles ! combien de caracteres ! combien de nuances dans le même caractere ! combien de traits à recueillir, de contrastes à rapprocher ! quelle étude pour former le seul tableau du Misantrope ou du Tartuffe ! quelle étude pour être en état de le juger ! Ici les regles de l’art sont la partie la moins importante : c’est à la vérité de l’expression, à la force des touches, au choix des situations & des oppositions, que le critique doit s’attacher ; il doit donc juger la comédie d’après les originaux ; & ses originaux ne sont pas dans l’art, mais dans la nature. L’avare de Moliere n’est point l’avare de Plaute ; ce n’est pas même tel avare en particulier, mais un assemblage de traits répandus dans cette espece de caractere ; & le critique a dû les recueillir pour juger l’ensemble, comme l’auteur pour le composer. Voyez Comédie . Dans la tragédie, à l’observation de la nature se joignent dans un plus haut degré que dans la comédie, l’imagination & le sentiment ; & ce dernier y domine. Ce ne sont plus des caracteres communs ni des évenemens familiers que l’auteur s’est proposé de rendre ; c’est la nature dans ses plus grandes proportions, & telle qu’elle a été quelquefois lorsqu’elle a fait des efforts pour produire des hommes & des choses extraordinaires. Voyez Tragédie . Ce n’est point la nature reposée, mais la nature en contraction, & dans cet état de souffrance où la mettent les passions violentes, les grands dangers, & l’excès du malheur. Où en est le modele ? Est-ce dans le cours tranquille de la société ? Un ruisseau ne donne point l’idée d’un torrent, ni le calme l’idée de la tempête. Est-ce dans les tragédies existantes ? Il n’en est aucune dont les beautés forment un modele générique : on ne peut juger Cinna d’après OEdipe, ni Athalie d’après Cinna. Est-ce dans l’Histoire ? Outre qu’elle nous présenteroit en vain ce modele, si nous n’avions en nous dequoi le reconnoître & le saisir ; tout évenement, toute situation, tout personnage héroïque ne peut avoir qu’un caractere de beauté qui lui est propre, & qui ne sauroit s’appliquer à ce qui n’est pas lui ; à moins cependant que rempli d’un grand nombre de modeles particuliers, l’imagination & le sentiment n’en généralisent en nous l’idée. C’est de cette étude consommée que s’exprime, pour ainsi dire, le chyle dont l’ame du critique se nourrit, & qui changé en sa propre substance, forme en lui ce modele intellectuel, digne production du génie. C’est sur-tout dans cette partie que se ressemblent l’orateur, le poëte, le musicien, & par conséquent les critiques superieurs en Eloquence, en Poésie, & en Musique : car on ne sauroit trop insister sur ce principe, que le sentiment seul peut juger le sentiment ; & que soumettre le pathétique au jugement de l’esprit, c’est vouloir rendre l’oreille arbitre des couleurs, & l’oeil juge de l’harmonie. Le même modele intellectuel auquel un critique supérieur rapporte la tragédie, doit s’appliquer à la partie dramatique de l’épopée : dès que le poëte épique fait parler ses personnages, l’épopée ne différant plus de la tragédie que par le tissu de l’action, les moeurs, les sentimens, les caracteres, sont les mêmes que dans la tragédie, & le modele en est commun. Mais lorsque le poëte paroît & prend la place de ses personnages, l’action devient purement épique : c’est un homme inspiré aux yeux duquel tout s’anime ; les êtres insensibles prennent une ame ; les abstraits, une forme & des couleurs ; le soufle du génie donne à la nature une vie & une face nouvelle ; tantôt il l’embellit par ses peintures, tantôt il la trouble par ses prestiges & en renverse toutes les lois ; il franchit les limites du monde ; il s’éleve dans les espaces immenses du merveilleux ; il crée de nouvelles spheres : les cieux ne peuvent le contenir ; & il faut avoüer que le génie de la Poésie considéré sous ce point’de vûe, est le moins absurde des dieux qu’ait adoré l’antiquité payenne. Qui osera le suivre dans son enthousiasme, si ce n’est celui qui l’éprouve ? Est-ce à la froide raison à guider l’imagination dans son ivresse ? Le goût timide & tranquille viendra-t-il lui présenter le frein ? O vous qui voulez voir ce que peut la Poésie dans sa chaleur & dans sa force, laissez bondir en liberté ce coursier fougueux ; il n’est jamais si beau que dans ses écarts ; le manége ne feroit que rallentir son ardeur, & contraindre l’aisance noble de ses mouvemens : livré à lui même, il se précipitera quelquefois ; mais il conservera, même dans sa chûte, cette fierté & cette audace qu’il perdroit avec la liberté. Prescrivez au sonnet & au madrigal des regles gênantes ; mais laissez à l’épopée une carriere sans bornes ; le génie n’en connoît point : c’est en grand qu’on doit critiquer les grandes choses, il faut donc les concevoir en grand, c’est-à-dire avec la même force, la même élevation, la même chaleur qu’elles ont été produites. Pour cela il faut en puiser le modele, non dans les beautés de la nature, non dans les productions de l’art, mais dans l’un & l’autre savamment approfondies, & sur-tout dans une ame vivement pénétrée du beau, dans une imagination assez active & assez hardie pour parcourir la carriere immense des possibles dans l’art de plaire & de toucher. Il suit des principes que nous venons d’établir, qu’il n’y a de critique universellement supérieur que le public, plus ou moins éclairé suivant les pays & les siecles, mais toûjours respectable en ce qu’il comprend les meilleurs juges dans tous les genres, dont les opinions préponderantes l’emportent, & se réunissent à la longue pour former l’avis général. Le public est comme un fleuve qui coule sans cesse, & qui dépose son limon. Le tems vient où ses eaux pures sont le miroir le plus fidele que puissent consulter les Arts. A l’égard des particuliers qui n’ont que des prétentions pour titres, la liberté de se tromper avec confiance est un privilége auquel ils doivent se borner, & nous n’avons garde d’y porter atteinte. On peut nous opposer que l’on nait avec le talent de la critique. Oui, comme on naît poëte, historien, orateur, c’est-à-dire avec des dispositions à le devenir par l’exercice & l’étude. Enfin l’on peut nous demander, si sans toutes les qualités que nous exigeons, les Arts & la Littérature n’ont pas eu d’excellens juges. C’est une question de fait sur les Arts ; nous nous en rapportons aux artistes. Quant à la Litterature, nous osons répondre qu’elle a eu peu de critiques supérieurs, & moins encore qui ayent excellé en différentes parties. On n’entreprend point d’en marquer les classes. Nous avons indiqué les principes ; c’est au lecteur à les appliquer : il sait à quel poids il doit peser Cicéron, Longin, Petrone, Quintilien, en fait d’éloquence ; Aristote, Horace, & Pope, en fait de Poésie : mais ce que nous aurons le courage d’avancer, quoique bien sûrs d’être contredits par le bas peuple des critiques, c’est que Boileau, à qui la versification & la langue sont en partie redevables de leur pureté, Boileau, l’un des hommes de son siecle qui avoit le plus étudié les anciens, & qui possedoit le mieux l’art de mettre leurs beautés en oeuvre ; Boileau n’a jamais bien jugé que par comparaison. De-là vient qu’il a rendu justice à Racine, l’heureux imitateur d’Euripide, & qu’il a méprisé Quinault, & loüé froidement Corneille, qui ne ressembloient à rien, sans parler du Tasse qu’il ne connoissoit point ou qu’il n’a jamais bien senti. Et comment Boileau qui a si peu imaginé, auroit-il été un bon juge dans la partie de l’imagination ? Comment auroit-il été un vrai connoisseur dans la partie du pathétique, lui à qui il n’est jamais échappé un trait de sentiment dans tout ce qu’il a pû produire ? Qu’on ne dise pas que le genre de ses oeuvres n’en étoit pas susceptible. Le sentiment & l’imagination favent bien s’épancher quand ils abondent dans l’ame. L’imagination qui dominoit dans Malebranche, l’a entraîné malgré lui dans ce qu’il appelloit la recherche de la vérité, & il n’a pû s’empêcher de s’y livrer dans le genre d’écrit où il étoit le plus dangereux de la suivre. C’est ainsi que les fables de la Fontaine (cet auteur dont Boileau n’a pas dit un mot dans son Art poétique) sont semées de traits aussi touchans que délicats, de ces traits qui échappent naturellement à l’auteur sans qu’il s’en apperçoive & qu’on s’y attende, & qui sont moins des émanations du sujet, que des saillies de caractere & des élancemens de génie. Les critiques qui n’en ont pas eu le germe en eux-mêmes, trop foibles pour se former des modeles intellectuels, ont tout rapporté aux modeles existans ; c’est ainsi qu’on a jugé Virgile, Lucain, le Tasse, & Milton, sur les regles tracées d’après Homere : Racine & Corneille sur les regles tracées d’après Euripide & Sophocle. Les premiers ont réuni les suffrages de tous les siecles. On en conclut qu’on ne peut plaire qu’en suivant la route qu’ils ont tenue : mais chacun d’eux a suivi une route différente ; qu’ont fait les critiques ? Ils ont fait, dit l’auteur de la Henriade, comme les Astronomes, qui inventoient tous les jours des cercles imaginaires, & créoient ou anéantissoient un ciel ou deux de crystal à la moindre difficulté. Combien l’esprit didactique, si on vouloit l’en croire, ne retréciroit-il pas la carriere du génie ?
« Allez au grand, vous dira un critique supérieur, il n’importe par quelle voie »,non qu’il permette de négliger l’étude des modeles anciens dans la composition, ni qu’il la néglige lui-même dans sa critique ; il vous dira avec Horace,
Il ajoûtera,Vos exemplaria graeca
« que votre narration soit claire & noble ; que le tissu de votre poëme n’ait rien de forcé ; que les extrémités & le milieu se répondent ; que les caracteres annoncés se soûtiennent jusqu’au bout. Ecartez de votre action tout détail froid, tout ornement superflu. Intéressez par la suspension des évenemens ou par la surprise qu’ils causent : parlez à l’ame, peignez à l’imagination ; pénétrez-vous pour nous toucher ».Il ne vous dira pas
« qu’elle soit importante ou non, pourvû que vos personnages soient illustres ; car Horace n’exclud que la bassesse des personnages, & dans les deux poëmes d’Homere l’action en elle-même n’a rien de grand (le P. le Bossu, l. II. c. xjx.). Que l’action de votre poëme ne dure pas moins de 40 jours, ni plus d’un an ; car celle de l’Iliade dure 40 jours, & l’on peut borner à un an celle de l’Odissée & de l’Enéide ; que celle de vos tragédies soit supposée se passer dans une même enceinte ; car c’est ainsi que Sophocle & Euripide l’ont pratiqué quelquefois. Gardez-vous de faire un poëme sans merveilleux ; car au défaut du merveilleux, le poëme de Lucain n’est pas un poëme épique : mais il vous dira, puisez dans ces modeles & dans la nature l’idée & le sentiment du vrai, du grand, du pathétique, & employez-les suivant l’impulsion de votre génie, & la disposition de vos sujets. Dans la tragédie, l’illusion & l’intérêt, voilà vos regles ; sacrifiez tout le reste à la noblesse du dessein & à la hardiesse du pinceau ; ne méprisez pas les regles tracées d’après les anciens ; car elles renferment des moyens de toucher & de plaire : mais n’en soyez pas esclave ; car elles ne renferment que quelques-uns de ces moyens ; elles sont bonnes, mais elles ne sont pas exclusives. Le Cid n’est point suivant les regles d’Aristote, & n’en est pas moins une très-belle tragédie. Les unités ne sont observées ni dans Machbet ni dans Otello. Les Anglois n’y pleurent & n’y frémissent pas moins ; leur théatre a des grossieretés barbares, mais il a des traits de force & de chaleur qu’une vaine délicatesse & une séverité mal entendue ne nous permettent que d’envier. Dans le poëme épique, passez-vous du merveilleux comme Lucain, si comme lui vous avez de grands hommes à faire parler & agir. Imitez l’élevation de ce poëte, évitez son enflure, & laissez donner à votre poëme le nom qu’il plaira à ceux qui disputent sur les mots. Faites durer votre action le tems qu’elle a dû naturellement durer ; pourvû qu’elle soit une, pleine, & intéressante, elle finira trop tôt. Fondez la grandeur de vos personnages sur leur caractere, & non sur leurs titres ; un grand nom n’annoblit point une action, comme une action héroïque annoblira le nom le plus obscur. En un mot, touchez comme Euripide, étonnez comme Sophocle, peignez comme Homere, & composez d’après vous. Ces maîtres n’ont point eu de regles, ils n’en ont été que plus grands, & ils n’ont acquis le droit de commander, que parce qu’ils n’ont jamais obéi. Il en est tout autrement en Littérature qu’en Politique, le talent qui a besoin de subir des lois n’en donnera jamais ».C’est ainsi que le critique supérieur laisse au génie toute sa liberté ; il ne lui demande que de grandes choses, & il l’encourage à les produire. Le critique subalterne l’accoûtume au joug des regles, il n’en exige que l’exactitude, & il n’en tire qu’une obéissance froide & qu’une servile imitation. C’est de cette espece de critique, qu’un auteur que nous ne saurions assez citer en fait de goût, a dit, ils ont laborieusement écrit des volumes sur quelques lignes que l’imagination des poëtes a créées en se jouant. Qu’on ne soit donc plus surpris, si à mesure que le goût devient plus difficile, l’imagination devient plus timide & plus froide, & si presque tous les grands génies depuis Homere jusqu’à Lucrece, depuis Lucrece jusqu’à Milton & à Corneille, semblent avoir choisi, pour s’élever, les tems où l’ignorance leur laissoit une libre carriere. Nous ne citerons qu’un exemple des avantages de cette liberté. Corneille eût sacrifié la plûpart des beautés de ses pieces, & eût même abandonné quelques-uns de ses plus beaux sujets, tels que celui des Horaces, s’il eût été aussi severe dans sa composition qu’il l’a été dans ses examens ; mais heureusement il composoit d’après lui, & se jugeoit d’après Aristote. Le bon goût, nous dira-t-on, est donc un obstacle au génie ? Non, sans doute ; car le bon goût est un sentiment courageux & mâle qui aime sur-tout les grandes choses, & qui échauffe le génie en même tems qu’il l’éclaire. Le goût qui le gêne & qui l’amollit, est un goût craintif & puérile qui veut tout polir & qui affoiblit tout. L’un veut des ouvrages hardiment conçus, l’autre en veut de scrupuleusement finis ; l’un est le goût du critique supérieur, l’autre est le goût du critique subalterne. Mais autant que le critique supérieur est au-dessus du critique subalterne, autant celui-ci l’emporte sur le critique ignorant. Ce que celui-ci sait d’un genre, est à son avis tout ce qu’on en peut savoir ; renfermé dans sa sphere, sa vûe est pour lui la mesure des possibles ; dépourvû de modeles & d’objets de comparaison, il rapporte tout à lui même ; par-là tout ce qui est hardi lui paroît hasardé, tout ce qui est grand lui paroît gigantesque. C’est un nain contrefait qui juge d’après ses proportions une statue d’Antinoüs ou d’Hercule. Les derniers de cette derniere classe sont ceux qui attaquent tous les jours ce que nous avons de meilleur, qui louent ce que nous avons de plus mauvais, & qui font, de la noble profession des Lettres, un métier aussi lâche & aussi méprisable qu’eux-mêmes (M. de Voltaire dans les Mensonges imprimés). Cependant comme ce qu’on méprise le plus, n’est pas toûjours ce qu’on aime le moins, on a vû le tems où ils ne manquoient ni de lecteurs ni de Mecenes. Les magistrats eux-mêmes cédant au goût d’un certain public, avoient la foiblesse de laisser à ces brigands de la Litterature une pleine & entiere licence. Il est vrai qu’on accordoit aux auteurs poursuivis, la liberté de se défendre, c’est-à-dire d’illustrer leurs critiques, & de s’avilir, mais peu d’entre les hommes célebres ont donné dans ce piége. Le sage Racine disoit de ces petits auteurs infortunés (car il y en avoit aussi de son tems), ils attendent toûjours l’occasion de quelqu’ouvrage qui réussisse, pour l’attaquer ; non point par jalousie, car sur quel fondement seroient-ils jaloux ? mais dans l’espérance qu’on se donnera la peine de leur répondre, & qu’on les tirera de l’obscurité où leurs propres ouvrages les auroient laissés toute leur vie. Sans doute ils seront obscurs dans tous les siecles éclairés ; mais dans les tems où regnera l’ignorance orgueilleuse & jalouse, ils auront pour eux le grand nombre & le parti le plus bruyant ; ils auront sur-tout pour eux cette espece de personnages stupides & vains, qui regardent les gens de lettres comme des bêtes féroces destinées à l’amphitéatre pour l’amusement des hommes ; image qui, pour être juste, n’a besoin que d’une inversion. Cependant si les auteurs outragés sont trop au-dessus des insultes pour y être sensibles, s’ils conservent leur réputation dans l’opinion des vrais juges ; au milieu des nuages dont la basse envie s’efforce de l’obscurcir, la multitude n’en recevra pas moins l’impression du mépris qu’on aura voulu repandre sur les talens, & l’on verra peu-à-peu s’affoiblir dans les esprits cette considération universelle, la plus digne récompense des travaux littéraires, le germe & l’aliment de l’émulation. Nous parlons ici de ce qui est arrivé dans les différentes époques de la Littérature, & de ce qui arrivera sur-tout, lorsque le beau, le grand, le sérieux en tout genre, n’ayant plus d’asyle que dans les bibliotheques & auprès d’un petit nombre de vrais amateurs, laisseront le public en proie à la contagion des froids romans, des farces insipides, & des sottises polémiques. Quant à ce qui se passe de nos jours, nous y tenons de trop près pour en parler en liberté ; nos loüanges & nos censures paroîtroient également suspectes. Le silence nous convient d’autant mieux à ce sujet, qu’il est fondé sur l’exemple des Fontenelle, des Montesquieu, des Buffon, & de tous ceux qui leur ressemblent. Mais si quelque trait de cette barbarie que nous venons de peindre, peut s’appliquer à quelques-uns de nos contemporains, loin de nous retracter, nous nous applaudirons d’avoir présenté ce tableau à quiconque rougira ou ne rougira point de s’y reconnoître. Peut-être trouvera-t-on mauvais que dans un ouvrage de la forme de celui-ci, nous soyons entrés dans ce détail ; mais la vérité vient toûjours à-propos dès qu’elle peut être utile. Nous avoüerons, si l’on veut, qu’elle eût pû mieux choisir sa place ; mais par malheur elle n’a point à choisir. Qu’il nous soit permis de terminer cet article par un souhait que l’amour des Lettres nous inspire, & que nous avons fait autrefois pour nous-mêmes. On voyoit à Sparte les vieillards assister aux exercices de la jeunesse, l’animer par l’exemple de leur vie passée, la corriger par leurs reproches, & l’instruire par leurs leçons. Quel avantage pour la république littéraire, si les auteurs blanchis dans de sçavantes veilles, après s’être mis par leurs travaux au-dessus de la rivalité & des foiblesses de la jalousie, daignoient présider aux essais des jeunes gens, & les guider dans la carriere ; si ces maîtres de l’art en devenoient les critiques ; si, par exemple, les auteurs de Rhadamiste & d’Alzire vouloient bien examiner les ouvrages de leurs éleves qui annonceroient quelque talent : au lieu de ces extraits mutilés, de ces analyses seches, de ces décisions ineptes, où l’on ne voit pas même les premieres notions de l’art, on auroit des jugemens éclairés par l’expérience & prononcés par la justice. Le nom seul du critique inspireroit du respect, l’encouragement seroit à côté de la correction ; l’homme consommé verroit d’où le jeune homme est parti, où il a voulu arriver ; s’il s’est égaré dès le premier pas ou sur la route, dans le choix ou dans la disposition du sujet, dans le dessein ou dans l’exécution : il lui marqueroit le point où a commencé son erreur, il le rameneroit sur ses pas ; il lui feroit appercevoir les écueils où il s’est brisé, & les détours qu’il avoit à prendre ; enfin il lui enseigneroit non-seulement en quoi il a mal fait, mais comment il eût pû mieux faire, & le public profiteroit des leçons données au poëte. Cette espece de critique, loin d’humilier les auteurs, seroit une distinction flateuse pour leurs talens & pour leurs ouvrages ; on y verroit un pere qui corrigeroit son enfant avec une tendre sévérité, & qui pourroit écrire à la tête de ses conseils :
Cet article est de M. Marmontel .
Ainsi loin de justifier l’espece de fureur qui se répandit dans Rome du tems d’Auguste pour le spectacle des pantomimes, nous la regardons comme une de ces manies bisarres qui naissent communément de la satiété des bonnes choses : maladies contagieuses qui alterent les esprits, corrompent le goût, & anéantissent les vrais talens. (Voyez l’article suivant sur déclamation des anciens, où l’on traite du partage de l’action théatrale, & de la possibilité de noter la déclamation ; deux points très-difficiles à discuter, & qui demandoient tous les talens de la personne qui s’en est chargée.) On entend dire souvent qu’il n’y a guere dans les arts que des beautés de convention ; c’est le moyen de tout confondre : mais dans les arts d’imitation, la premiere regle est de ressembler ; & cette convention est absurde & barbare, qui tend à corrompre ou à mutiler dans la Peinture les beautés de l’original. Telle étoit la déclamation chez les Romains, lorsque la ruine de l’empire entraîna celle des théatres ; mais après que la barbarie eut extirpé toute espece d’habitude, & que la nature se fut reposée dans une longue stérilité, rajeunie par son repos elle reparut telle qu’elle avoit été avant l’altération de ses principes. C’est ici qu’il faut prendre dans son origine la différence de notre déclamation avec celle des anciens. Lors de la renaissance des lettres en Europe, la Musique y étoit peu connue ; le rythme n’avoit pas même de nom dans les langues modernes ; les vers ne différoient de la prose que par la quantité numérique des syllabes divisées également, & par cette consonnance des finales que nous avons appellée rime, invention gothique, reste du goût des acrostiches, que la plûpart de nos voisins ont eu raison de mépriser. Mais heureusement pour la poësie dramatique, la rime qui rend nos vers si monotones, ne fit qu’en marquer les divisions, sans leur donner ni cadence ni metre ; ainsi la nature fit parmi nous ce que l’art d’Eschyle s’étoit efforcé de faire chez les Athéniens, en donnant à la Tragédie un vers aussi approchant qu’il étoit possible de la prosodie libre & variée du langage familier. Les oreilles n’étoient point accoûtumées au charme de l’harmonie ; & l’on n’exigea du poëte ni des flûtes pour soûtenir la déclamation,, ni des choeurs pour servir d’intermedes. Nos salles de spectacle avoient peu d’étendue. On n’eut donc besoin ni de masques pour grossir les traits & la voix, ni du cothurne exhaussé pour suppléer aux gradations du lointain. Les acteurs parurent sur la scene dans leurs proportions naturelles ; leur jeu fut aussi simple que les vers qu’ils déclamoient, & faute d’art ils nous indiquerent cette vérité qui en est le comble. Nous disons qu’ils nous l’indiquerent, car ils en étoient eux-mêmes bien éloignés, plus leur déclamation étoit simple, moins elle étoit noble & digne : or c’est de l’assemblage de ces qualités que résulte l’imitation parfaite de la belle nature. Mais ce milieu est difficile à saisir, & pour éviter la bassesse on se jetta dans l’emphase. Le merveilleux séduit & entraîne la multitude ; on se plut à croire que les héros devoient chanter en parlant : on n’avoit vû jusqu’alors sur la scene qu’un naturel inculte & bas, on applaudit avec transport à un artifice brillant & noble. Une déclamation applaudie ne pouvoit manquer d’être imitée ; & comme les excès vont toûjours en croissant, l’art ne fit que s’éloigner de plus en plus de la nature, jusqu’à ce qu’un homme extraordinaire osa tout-à-coup l’y ramener : ce fut Baron l’éleve de Moliere, & l’instituteur de la belle déclamation. C’est son exemple qui va fonder nos principes ; & nous n’avons qu’une réponse à faire aux partisans de la déclamation chantante : Baron parloit en déclamant, ou plûtôt en récitant, pour parler le langage de Baron lui-même ; car il étoit blessé du seul mot de déclamation. Il imaginoit avec chaleur, il concevoit avec finesse, il se pénétroit de tout. L’enthousiasme de son art montoit les ressorts de son ame au ton des sentimens qu’il avoit à exprimer ; il paroissoit, on oublioit l’acteur & le poëte : la beauté majestueuse de son action & de ses traits répandoit l’illusion & l’intérêt. Il parloit, c’étoit Mithridate ou César ; ni ton, ni geste, ni mouvement qui ne fût celui de la nature. Quelquefois familier, mais toûjours vrai, il pensoit qu’un roi dans son cabinet ne devoit point être ce qu’on appelle un héros de théatre. La déclamation de Baron causa une surprise mêlée de ravissement ; on reconnut la perfection de l’art, la simplicité & la noblesse réunies ; un jeu tranquille, sans froideur ; un jeu véhément, impétueux avec décence ; des nuances infinies, sans que l’esprit s’y laissât appercevoir. Ce prodige fit oublier tout ce qui l’avoit précédé, & fut le digne modele de tout qui ce devoit le suivre. Bientôt on vit s’élever Beaubourg, dont le jeu moins correct & plus heurté, ne laissoit pas d’avoir une vérité fiere & mâle. Suivant l’idée qui nous reste de ces deux acteurs, Baron étoit fait pour les roles d’Auguste & de Mithridate ; Beaubourg pour ceux de Rhadamiste & d’Atrée. Dans la mort de Pompée, Baron joüant César entroit chez Ptolemée, comme dans sa salle d’audience, entouré d’une foule de courtisans qu’il accueilloit d’un mot, d’un coup d’oeil, d’un signe de tête. Beaubourg dans la même scene s’avançoit avec la hauteur d’un maître au milieu de ses esclaves, parmi lesquels il sembloit compter les spectateurs eux-mêmes, à qui son regard faisoit baisser les yeux. Nous passons sous silence les lamentations mélodieuses de mademoiselle Duclos, pour rappeller le langage simple, touchant & noble de mademoiselle Lecouvreur, supérieure peut-être à Baron lui-même, en ce qu’il n’eut qu’à suivre la nature, & qu’elle eut à la corriger. Sa voix n’étoit point harmonieuse, elle sut la rendre pathétique ; sa taille n’avoit rien de majestueux, elle l’ennoblit par les décences ; ses yeux s’embellissoient par les larmes, & ses traits par l’expression du sentiment : son ame lui tint lieu de tout. On vit alors ce que la scene tragique a jamais reuni de plus parfait ; les ouvrages de Corneille & de Racine représentés par des acteurs dignes d’eux. En suivant les progrès & les vicissitudes de la déclamation théatrale, nous essayons de donner une idée des talens qu’elle a signalés, convaincus que les principes de l’art ne sont jamais mieux sentis que par l’étude des modeles. Corneille & Racine nous restent, Baron & la Lecouvreur ne sont plus ; leurs leçons étoient écrites, si on peut parler ainsi, dans le vague de l’air, leur exemple s’est évanoüi avec eux. Nous ne nous arrêterons point à la déclamation comique ; personne n’ignore qu’elle ne doive être la peinture fidele du ton & de l’extérieur des personnages dont la Comédie imite les moeurs. Tout le talent consiste dans le naturel ; & tout l’exercice, dans l’usage du monde : or le naturel ne peut s’enseigner, & les moeurs de la société ne s’étudient point dans les livres ; cependant nous placerons ici une réflexion qui nous a échappé en parlant de la Tragédie, & qui est commune aux deux genres. C’est que par la même raison qu’un tableau destiné à être vû de loin, doit être peint à grandes touches, le ton du théatre doit être plus haut, le langage plus soûtenu, la prononciation plus marquée que dans la société, où l’on se communique de plus près, mais toûjours dans les proportions de la perspective, c’est-à-dire de maniere que l’expression de la voix soit réduite au degré de la nature, lorsqu’elle parvient à l’oreille des spectateurs. Voilà dans l’un & l’autre genre la seule exagération qui soit permise ; tout ce qui l’excede est vicieux. On ne peut voir ce que la déclamation a été, sans pressentir ce qu’elle doit être. Le but de tous les arts est d’intéresser par l’illusion ; dans la Tragédie l’intention du poëte est de la produire ; l’attente du spectateur est de l’éprouver ; l’emploi du comédien est de remplir l’intention du poëte & l’attente du spectateur. Or le seul moyen de produire & d’entretenir l’illusion, c’est de ressembler à ce qu’on imite. Quelle est donc la réflexion que doit faire le comédien en entrant sur la scene ? la même qu’a dû faire le poëte en prenant la plume. Qui va parler ? quel est son rang ? quelle est sa situation ? quel est son caractere ? comment s’exprimeroit-il s’il paroissoit lui-même ? Achille & Agamemnon se braveroient-ils en cadence ? On peut nous opposer qu’ils ne se braveroient pas en vers, & nous l’avoüerons sans peine. Cependant, nous dira-t-on, les Grecs ont crû devoir embellir la Tragédie par le nombre & l’harmonie des vers. Pourquoi, si l’on a donné dans tous les tems au style dramatique une cadence marquée, vouloir la bannir de la déclamation ? Qu’il nous soit permis de répondre qu’à la vérité priver le style héroïque du nombre & de l’harmonie, ce seroit dépoüiller la nature de ses graces les plus touchantes ; mais que pour l’embellir il faut prendre ses ornemens en elle-même, la peindre, sinon comme elle a coûtume d’être, du moins comme elle est quelquefois. Or il n’est aucune espece de nombre que la nature n’employe librement dans le style, mais il n’en est aucun dont elle garde servilement la périodique uniformité. Il y a parmi ces nombres un choix à faire & des rapports à observer ; mais de tous ces rapports, les plus flateurs cessent de l’être sans le charme de la variété. Nous préférons donc pour la poësie dramatique, une prose nombreuse aux vers. Oui sans doute : & le premier qui a introduit des interlocuteurs sur la scene tragique, Eschyle lui-même, pensoit comme nous ; puisqu’obligé de céder au goût des Athéniens pour les vers, il n’a employé que le plus simple & le moins cadencé de tous, afin de se rapprocher autant qu’il lui étoit possible de cette prose naturelle dont il s’éloignoit à regret. Voudrions-nous pour cela bannir aujourd’hui les vers du dialogue ? non, puisque l’habitude nous ayant rendus insensibles à ce défaut de vraissemblance, on peut joindre le plaisir de voir une pensée, un sentiment ou une image artistement enchâssée dans les bornes d’un vers, à l’avantage de donner pour aide à la mémoire un point fixe dans la rime, & dans la mesure un espace déterminé. Remontons au principe de l’illusion. Le héros disparoît de la scene, dès qu’on y apperçoit le comédien ou le poëte ; cependant comme le poëte fait penser & dire au personnage qu’il employe, non ce qu’il a dit & pensé, mais ce qu’il a dû penser & dire, c’est à l’acteur à l’exprimer comme le personnage eût dû le rendre. C’est-là le choix de la belle nature, & le point important & difficile de l’art de la déclamation. La noblesse & la dignité sont les décences du théatre héroïque : leurs extrèmes sont l’emphase & la familiarité ; écueils communs à la déclamation & au style, & entre lesquels marchent également le poëte & le comédien. Le guide qu’ils doivent prendre dans ce détroit de l’art, c’est une idée juste de la belle nature. Reste à savoir dans quelles sources le comédien doit la puiser. La premiere est l’éducation. Baron avoit coûtume de dire qu’un comédien devroit avoir été nourri sur les genoux des reines ; expression peu mesurée, mais bien sentie. La seconde seroit le jeu d’un acteur consommé ; mais ces modeles sont rares, & l’on néglige trop la tradition, qui seule pourroit les perpétuer. On sait, par exemple, avec quelle finesse d’intelligence & de sentiment Baron dans le début de Mithridate avec ses deux fils, marquoit son amour pour Xipharès & sa haine contre Pharnace. On sait que dans ces vers,
il disoit à Pharnace, vous le Pont, avec la hauteur d’un maître & la froide sévérité d’un juge ; & à Xipharès, vous Colchos, avec l’expression d’un reproche sensible & d’une surprise mêlée d’estime, telle qu’un pere tendre la témoigne à un fils dont la vertu n’a pas rempli son attente. On sait que dans ce vers de Pyrrhus à Andromaque,
le même acteur employoit au lieu de la menace, l’expression pathétique de l’intérêt & de la pitié ; & qu’au geste touchant dont il accompagnoit ces mots, en l’embrassant, il sembloit tenir Astyanax entre ses mains, & le présenter à sa mere. On sait que dans ce vers de Severe à Felix,
il permettoit l’un & ordonnoit l’autre avec les gradations convenables au caractere d’un favori de Décie, qui n’étoit pas intolérant. Ces exemples, & une infinité d’autres qui nous ont été transmis par des amateurs éclairés de la belle déclamation, devroient être sans cesse présens à ceux qui courent la même carriere ; mais la plûpart négligent de s’en instruire, avec autant de confiance que s’ils étoient par eux-mêmes en état d’y suppléer. La troisieme (mais celle-ci regarde l’action, dont nous parlerons dans la suite), c’est l’étude des monumens de l’antiquité. Celui qui se distingue le plus aujourd’hui dans la partie de l’action théatrale, & qui soûtient le mieux par sa figure l’illusion du merveilleux sur notre scene lyrique, M. Chassé doit la fierté de ses attitudes, la noblesse de son geste, & la belle entente de ses vêtemens, aux chefs-d’oeuvre de Sculpture & de Peinture qu’il a sçavamment observés. La quatrieme enfin, la plus féconde & la plus négligée, c’est l’étude des originaux, & l’on n’en voit guere que dans les livres. Le monde est l’école d’un comédien ; théatre immense où toutes les passions, tous les états, tous les caracteres sont en jeu. Mais comme la plûpart de ces modeles manquent de noblesse & de correction, l’imitateur peut s’y méprendre, s’il n’est d’ailleurs éclairé dans son choix. Il ne suffit donc pas qu’il peigne d’après nature, il faut encore que l’étude approfondie des belles proportions & des grands principes du dessein l’ait mis en état de la corriger. L’étude de l’histoire & des ouvrages d’imagination, est pour lui ce qu’elle est pour le peintre & pour le sculpteur. Depuis que je lis Homere, dit un artiste célebre de nos jours (M. Bouchardon), les hommes me paroissent hauts de vingt piés. Les livres ne présentent point de modele aux yeux, mais ils en offrent à l’esprit : ils donnent le ton à l’imagination & au sentiment ; l’imagination & le sentiment le donnent aux organes. L’actrice qui liroit dans Virgile,
L’actrice qui liroit cette peinture sublime, apprendroit à mourir sur le théatre. Dans la Pharsale, Afranius lieutenant de Pompée voyant son armée périr par la soif, demande à parler à César ; il paroît devant lui, mais comment ?
Quelle image, & quelle leçon pour un acteur intelligent ! On a vû des exemples d’une belle déclamation sans étude, & même, dit-on, sans esprit ; oui sans doute, si l’on entend par esprit la vivacité d’une conception légere qui se repose sur les riens, & qui voltige sur les choses. Cette sorte d’esprit n’est pas plus nécessaire pour joüer le rôle d’Ariane, qu’il ne l’a été pour composer les fables de la Fontaine & les tragédies de Corneille. Il n’en est pas de même du bon esprit ; c’est par lui seul que le talent d’un acteur s’étend & se plie à différens caracteres. Celui qui n’a que du sentiment, ne joue bien que son propre rôle ; celui qui joint à l’ame l’intelligence, l’imagination & l’étude, s’affecte & se pénetre de tous les caracteres qu’il doit imiter ; jamais le même, & toûjours ressemblant : ainsi l’ame, l’imagination, l’intelligence & l’étude, doivent concourir à former un excellent comédien. C’est par le défaut de cet accord, que l’un s’emporte où il devroit se posséder ; que l’autre raisonne où il devroit sentir : plus de nuances, plus de vérité, plus d’illusion, & par conséquent plus d’interêt. Il est d’autres causes d’une déclamation défectueuse ; il en est de la part de l’acteur, de la part du poëte, de la part du public lui-même. L’acteur à qui la nature a refusé les avantages de la figure & de l’organe, veut y suppléer à force d’art ; mais quels sont les moyens qu’il employe ? Les traits de son visage manquent de noblesse, il les charge d’une expression convulsive ; sa voix est sourde ou foible, il la force pour éclater : ses positions naturelles n’ont rien de grand ; il se met à la torture, & semble par une gesticulation outrée vouloir se couvrir de ses bras. Nous dirons à cet acteur, quelques applaudissemens qu’il arrache au peuple : Vous voulez corriger la nature, & vous la rendez monstrueuse ; vous sentez vivement, parlez de même, & ne forcez rien : que votre visage soit muet ; on sera moins blessé de son silence que de ses contorsions : les yeux pourront vous censurer, mais les coeurs vous applaudiront, & vous arracherez des larmes à vos critiques. A l’égard de la voix, il en faut moins qu’on ne pense pour être entendu dans nos salles de spectacles, & il est peu de situations au théatre où l’on soit obligé d’éclater ; dans les plus violentes même, qui ne sent l’avantage qu’a sur les cris & les éclats, l’expression d’une voix entrecoupée par les sanglots, ou étouffée par la passion ? On raconte d’une actrice célebre qu’un jour sa voix s’éteignit dans la déclaration de Phédre : elle eut l’art d’en profiter ; on n’entendit plus que les accens d’une ame épuisée de sentiment. On prit cet accident pour un effort de la passion, comme en effet il pouvoit l’être, & jamais cette scene admirable n’a fait sur les spectateurs une si violente impression. Mais dans cette actrice tout ce que la beaute a de plus touchant suppléoit à la foiblesse de l’organe. Le jeu retenu demande une vive expression dans les yeux & dans les traits, & nous ne balançons point à bannir du théatre celui à qui la nature a refusé tous ces secours à la fois. Une voix ingrate, des yeux muets & des traits inanimés, ne laissent aucun espoir au talent intérieur de se manifester au-dehors. Quelles ressources au contraire n’a point sur la scene tragique celui qui joint une voix flexible, sonore, & touchante, à une figure expressive & majestueuse ? & qu’il connoît peu ses intérêts, lorsqu’il employe un art mal-entendu à profaner en lui la noble simplicité de la nature ? Qu’on ne confonde pas ici une déclamation simple avec une déclamation froide, elle n’est souvent froide que pour n’être pas simple, & plus elle est simple, plus elle est susceptible de chaleur ; elle ne fait point sonner les mots, mais elle fait sentir les choses ; elle n’analyse point la passion, mais elle la peint dans toute sa force. Quand les passions sont à leur comble, le jeu le plus fort est le plus vrai : c’est-là qu’il est beau de ne plus se posséder ni se connoître. Mais les décences ? les décences exigent que l’emportement soit noble, & n’empêchent pas qu’il ne soit excessif. Vous voulez qu’Hercule soit maître de lui dans ses fureurs ! n’entendez-vous pas qu’il ordonne à son fils d’aller assassiner sa mere ? Quelle modération attendez-vous d’Orosmane ? Il est prince, dites-vous ; il est bien autre chose, il est amant, & il tue Zaïre. Hecube, Clitemnestre, Mérope, Déjanire, sont filles & femmes de héros ; oüi, mais elles sont meres, & l’on veut égorger leurs enfans. Applaudissez à l’actrice (mademoiselle Duménil) qui oublie son rang, qui vous oublie, & qui s’oublie elle-même dans ces situations effroyables, & laissez dire aux ames de glace qu’elle devroit se posséder. Ovide a dit que l’amour se rencontroit rarement avec la majesté. Il en est ainsi de toutes les grandes passions ; mais comme elles doivent avoir dans le style leurs gradations & leurs nuances, l’acteur doit les observer à l’exemple du poëte ; c’est au style à suivre la marche du sentiment ; c’est à la déclamation à suivre la marche du style, majestueuse & calme, violente & impétueuse comme lui. Une vaine délicatesse nous porte à rire de ce qui fait frémir nos voisins, & de ce qui pénétroit les Athéniens de terreur ou de pitié : c’est que la vigueur de l’ame & la chaleur de l’imagination ne sont pas au même degré dans le caractere de tous les peuples. Il n’en est pas moins vrai qu’en nous la réflexion du moins suppléeroit au sentiment, & qu’on s’habitueroit ici comme ailleurs à la plus vive expression de la nature, si le goût méprisable des parodies n’y disposoit l’esprit à chercher le ridicule à côté du sublime : de-là cette crainte malheureuse qui abat & refroidit le talent de nos acteurs. Voyez Parodie. Il est dans le public une autre espece d’hommes qu’affecte machinalement l’excès d’une déclamation outrée. C’est en faveur de ceux-ci que les Poëtes eux-mêmes excitent souvent les comédiens à charger le geste & à forcer l’expression, surtout dans les morceaux froids & foibles, dans lesquels au défaut des choses ils veulent qu’on enfle les mots. C’est une observation dont les acteurs peuvent profiter pour éviter le piége où les Poëtes les attirent. On peut diviser en trois classes ce qu’on appelle les beaux vers : dans les uns la beauté dominante est dans l’expression : dans les autres elle est dans la pensée ; on conçoit que de ces deux beautés réunies se forme l’espece de vers la plus parfaite & la plus rare. La beauté du fond ne demande pour être sentie que le naturel de la prononciation ; la forme pour éclater & se soûtenir par elle-même, a besoin d’une déclamation mélodieuse & sonnante. Le poëte dont les vers réuniront ces deux beautés, n’exigera point de l’acteur le fard d’un débit pompeux ; il appréhende au contraire que l’art ne défigure ce naturel qui lui a tant coûté : mais celui qui sentira dans ses vers la foiblesse de la pensée ou de l’expression, ou de l’une & de l’autre, ne manquera pas d’exciter le comédien à les déguiser par le prestige de la déclamation : le comédien pour être applaudi se prétera aisément à l’artifice du poëte ; il ne voit pas qu’on fait de lui un charlatan pour en imposer au peuple. Cependant il est parmi ce même peuple d’excellens juges dans l’expression du sentiment. Un grand prince souhaitoit à Corneille un parterre composé de ministres, & Corneille en demandoit un composé de marchands de la rue saint Denis. Il entendoit par-là des esprits droits & des ames sensibles, sans préjugés, sans prétention. C’est d’un spectateur de cette classe, que dans une de nos provinces méridionales, l’actrice (mademoiselle Clairon) qui joue le rôle d’Ariane avec tant d’ame & de vérité, reçut un jour cet applaudissement si sincere & si juste. Dans la scene où Ariane cherche avec sa confidente quelle peut être sa rivale, à ce vers Est-ce Mégiste, Eglé, qui le rend infidele, l’actrice vit un homme qui les yeux en larmes se penchoit vers elle, & lui crioit d’une voix étouffée : c’est Phedre, c’est Phedre. C’est bien-là le cri de la nature qui applaudit à la perfection de l’art. Le défaut d’analogie dans les pensées, de liaison dans le style, de nuances dans les sentimens, peut entraîner insensiblement un acteur hors de la déclamation naturelle. C’est une réflexion que nous avons faite, en voyant que les tragédies de Corneille étoient constamment celles que l’on déclamoit avec le plus de simplicité. Rien n’est plus difficile que d’être naturel dans un rôle qui ne l’est pas. Comme le geste suit la parole, ce que nous avons dit de l’une peut s’appliquer à l’autre : la violence de la passion exige beaucoup de gestes, & comporte même les plus expressifs. Si l’on demande comment ces derniers sont susceptibles de noblesse, qu’on jette les yeux sur les forces du Guide, sur le Poetus antique, sur le Laocoon, &c. Les grands peintres ne feront pas cette difficulté. Les regles défendent, disoit Baron, de lever les bras au-dessus de la tête ; mais si la passion les y porte, ils feront bien : la passion en sait plus que les regles. Il est des tableaux dont l’imagination est émûe, & dont les yeux seroient blessés : mais le vice est dans le choix de l’objet, non dans la force de l’expression. Tout ce qui seroit beau en peinture, doit être beau sur le théatre. Et que ne peut-on y exprimer le desespoir de la soeur de Didon, tel qu’il est peint dans l’Enéide ! Encore une fois, de combien de plaisirs ne nous prive point une vaine délicatesse ? Les Athéniens plus sensibles & aussi polis que nous, voyoient sans dégoût Philoctete pansant sa blessure, & Pilade essuyant l’écume des levres de son ami étendu sur le sable. L’abattement de la douleur permet peu de gestes ; la réflexion profonde n’en veut aucun : le sentiment demande une action simple comme lui : l’indignation, le mépris, la fierté, la menace, la fureur concentrée, n’ont besoin que de l’expression des yeux & du visage ; un regard, un mouvement de tête, voilà leur action naturelle ; le geste ne feroit que l’affoiblir. Que ceux qui reprochent à un acteur de négliger le geste dans les rôles pathétiques de pere, ou dans les rôles majestueux de rois, apprennent que la dignité n’a point ce qu’ils appellent des bras. Auguste tendoit simplement la main à Cinna, en lui disant : soyons amis. Et dans cette réponse :
César doit à peine laisser tomber un regard sur Ptolemée. Ceux-là sur-tout ont besoin de peu de gestes, dont les yeux & les traits sont susceptibles d’une expression vive & touchante. L’expression des yeux & du visage est l’ame de la déclamation ; c’est-là que les passions vont se peindre en caracteres de feu ; c’est de-là que partent ces traits, qui nous pénetrent lorsque nous entendons dans Iphigénie, vous y serez ma fille : dans Andromaque, je ne t’ai point aimé cruel, qu’ai-je donc fait ? dans Atrée, reconnois-tu ce sang ? &c. Mais ce n’est ni dans les yeux seulement, ni seulement dans les traits, que le sentiment doit se peindre ; son expression résulte de leur harmonie, & les fils qui les font mouvoir aboutissent au siége de l’ame. Lorsque Alvarès vient annoncer à Zamore & à Alzire l’arrêt qui les a condamnés, cet arrêt funeste est écrit sur le front de ce vieillard, dans ses regards abattus, dans ses pas chancelans ; on frémit avant de l’entendre. Lorsque Ariane lit le billet de Thesée, les caracteres de la main du perfide se répetent comme dans un miroir sur le visage pâlissant de son amante, dans ses yeux fixes & remplis de larmes, dans le tremblement de sa main. Les anciens n’avoient pas l’idée de ce degré d’expression ; & tel est parmi nous l’avantage des salles peu vastes, & du visage découvert. Le jeu mixte & le jeu muet devoient être encore plus incompatibles avec les masques ; mais il faut avoüer aussi que la plûpart de nos acteurs ont trop négligé cette partie, l’une des plus essentielles de la déclamation. Nous appellons jeu mixte ou compose, l’expression d’un sentiment modifié par les circonstances, ou de plusieurs sentimens réunis. Dans le premier sens, tout jeu de théatre est un jeu mixte : car dans l’expression du sentiment doivent se fondre à chaque trait les nuances du caractere & de la situation du personnage ; ainsi la férocité de Rhadamiste doit se peindre même dans l’expression de son amour ; ainsi Pyrrhus doit mêler le ton du dépit & de la rage à l’expression tendre de ces paroles d’Andromaque qu’il a entendues, & qu’il répete en frémissant :
Rien de plus varié dans ses détails que le monologue de Camille au 4e acte des Horaces ; mais sa douleur est un sentiment continu qui doit être comme le fond de ce tableau. Et c’est-là que triomphe l’actrice, qui joue ce rôle avec autant de vérité que de noblesse, d’intelligence que de chaleur. Le comédien a donc toûjours au moins trois expressions à réunir, celle du sentiment, celle du caractere, & celle de la situation : regle peu connue, & encore moins observée. Lorsque deux ou plusieurs sentimens agitent une ame, ils doivent se peindre en même tems dans les traits & dans la voix, même à-travers les efforts qu’on fait pour les dissimuler. Orosmane jaloux veut s’expliquer avec Zaïre ; il desire & craint l’aveu qu’il exige ; le secret qu’il cherche l’épouvante, & il brûle de le découvrir : il éprouve de bonne-foi tous ces mouvemens confus, il doit les exprimer de même. La crainte, la fierté, la pudeur, le dépit, retiennent quelquefois la passion : mais sans la cacher, tout doit trahir un coeur sensible. Et quel art ne demandent point ces demi-teintes, ces nuances d’un sentiment répandues sur l’expression d’un sentiment contraire, sur-tout dans les scenes de dissimulation où le poëte a supposé que ces nuances ne seroient apperçûes que des spectateurs, & qu’elles échapperoient à la pénétration des personnages intéressés ! Telle est la dissimulation d’Atalide avec Roxane, de Cléopatre avec Antiochus, de Néron avec Agrippine. Plus les personnages sont difficiles à séduire par leur caractere & leur situation, plus la dissimulation doit être profonde, plus par conséquent la nuance de fausseté est difficile à ménager. Dans ce vers de Cléopâtre, c’en est fait, je me rends, & ma colere expire ; dans ce vers de Néron, avec Britannicus je me reconcilie, l’expression ne doit pas être celle de la vérité, car le mensonge ne sauroit y atteindre : mais combien n’en doit-elle pas approcher ? En même tems que le spectateur s’appercoit que Cléopatre & Néron dissimulent, il doit trouver vraissemblable qu’Antiochus & Agripine ne s’en apperçoivent pas, & ce milieu à saisir est peut-être le dernier effort de l’art de la déclamation. Laisser voir la feinte au spectateur, c’est a quoi tout comédien peut réussir ; ne la laisser voir qu’au spectateur, c’est ce que les plus consommés n’ont pas toûjours le talent de faire. De tout ce que nous venons de dire, il est aisé de se former une juste idée du jeu muet. Il n’est point de scene, soit tragique, soit comique, où cette espece d’action ne doive entrer dans les silences. Tout personnage introduit dans une scene doit y être intéressé, tout ce qui l’intéresse doit l’émouvoir, tout ce qui l’émeut doit se peindre dans ses traits & dans ses gestes : c’est le principe du jeu muet ; & il n’est personne qui ne soit choqué de la négligence de ces acteurs, qu’on voit insensibles & sourds dès qu’ils cessent de parler, parcourir le spectacle d’un oeil indifférent & distrait, en attendant que leur tour vienne de reprendre la parole. En évitant cet excès de froideur dans les silences du dialogue, on peut tomber dans l’excès opposé. Il est un degré où les passions sont muettes, ingentes stupent : dans tout autre cas, il n’est pas naturel d’écouter en silence un discours dont on est violemment émû, à moins que la crainte, le respect, ou telle autre cause, ne nous retienne. Le jeu muet doit donc être une expression contrainte & un mouvement reprimé. Le personnage qui s’abandonneroit à l’action devroit, par la même raison, se hâter de prendre la parole : ainsi quand la disposition du dialogue l’oblige à se taire, on doit entrevoir dans l’expression muette & retenue de ses sentimens, la raison qui lui ferme la bouche. Une circonstance plus critique est celle où le poëte fait taire l’acteur à contre-tems. On ne sait que trop combien l’ambition des beaux vers a nui à la vérité du dialogue. Voyez Dialogue. Combien de fois un personnage qui interromproit son interlocuteur, s’il suivoit le mouvement de la passion, se voit-il condamné à laisser achever une tirade brillante ? Quel est pour lors le parti que doit prendre l’acteur que le poëte tient à la gêne ? S’il exprime par son jeu la violence qu’on lui fait, il rend plus sensible encore ce défaut du dialogue, & son impatience se communique au spectateur ; s’il dissimule cette impatience, il joue faux en se possédant où il devroit s’emporter. Quoi qu’il arrive, il n’y a point à balancer : il faut que l’acteur soit vrai, même au péril du poëte. Dans une circonstance pareille, l’actrice qui joue Pénélope (mademoiselle Clairon) a eu l’art de faire d’un défaut de vraissemblance insoûtenable à la lecture, un tableau théatral de la plus grande beauté. Ulisse parle à Pénélope sous le nom d’un étranger. Le poëte, pour filer la reconnoissance, a obligé l’actrice à ne pas lever les yeux sur son interlocuteur : mais à mesure qu’elle entend cette voix, les gradations de la surprise, de l’espérance, & de la joie, se peignent sur son visage avec tant de vivacité & de naturel, le saisissement qui la rend immobile tient le spectateur lui-même dans une telle suspension, que la contrainte de l’art devient l’expression de la nature. Mais les auteurs ne doivent pas compter sur ces coups de force, & le plus sûr est de ne pas mettre les acteurs dans le cas de joüer faux. Il ne nous reste plus qu’à dire un mot des repos de la déclamation, partie bien importante & bien négligée. Nous avons dit plus haut que la déclamation muette avoit ses avantages sur la parole : en effet la nature a des situations & des mouvemens que toute l’énergie des langues ne feroit qu’affoiblir, dans lesquels la parole retarde l’action, & rend l’expression traînante & lâche. Les peintres dans ces situations devroient servir de modele aux poëtes & aux comédiens. L’Agamemnon de Timante, le saint Bruno en oraison de le Sueur, le Lazare du Rembran, la descente de croix du Carrache, sont des morceaux sublimes dans ce genre. Ces grands maîtres ont laissé imaginer & sentir au spectateur ce qu’ils n’auroient pû qu’énerver, s’ils avoient tenté de le rendre. Homere & Virgile avoient donné l’exemple aux peintres. Ajax rencontre Ulisse aux enfers, Didon y rencontre Enée. Ajax & Didon n’expriment leur indignation que par le silence : il est vrai que l’indignation est une passion taciturne, mais elles ont toutes des momens où le silence est leur expression la plus énergique & la plus vraie. Les acteurs ne manquent pas de se plaindre, que les Poëtes ne donnent point lieu à ces silences éloquens, qu’ils veulent tout dire, & ne laissent rien à l’action. Les Poëtes gémissent de leur côté de ne pouvoir se reposer sur l’intelligence & le talent de leurs acteurs pour l’expression des réticences. Et en général les uns & les autres ont raison ; mais l’acteur qui sent vivement, trouve encore dans l’expression du poëte assez de vuides à remplir. Baron, dans le rôle d’Ulisse, étoit quatre minutes à parcourir en silence tous les changemens qui frappoient sa vûe en entrant dans son palais. Phedre apprend que Thesée est vivant. Racine s’est bien gardé d’occuper par des paroles le premier moment de cette situation.
C’est au silence à peindre l’horreur dont elle est saisie à cette nouvelle, & le reste de la scene n’en est que le dévéloppement. Phedre apprend de la bouche de Thesée, qu’Hippolyte aime Aricie. Qu’il nous soit permis de le dire : si le poëte avoit pû compter sur le jeu muet de l’actrice, il auroit retranché ce monologue : Il sort : quelle nouvelle a frappé mon oreille, &c. & n’auroit fait dire à Phedre que ce vers, après un long silence.
Nos voisins sont plus hardis, & par conséquent plus grands que nous dans cette partie. On voit sur le théatre de Londres Barnweld chargé de pesantes chaînes, se rouler avec son ami sur le pavé de la prison, étroitement serrés l’un dans les bras de l’autre ; leurs larmes, leurs sanglots, leurs embrassemens, sont l’expression de leur douleur. Mais dans cette partie, comme dans toutes les autres, pour encourager & les auteurs & les acteurs à chercher les grands effets, & à risquer ce qui peut les produire, il faut un public sérieux, éclairé, sensible, & qui porte au théatre de Cinna un autre esprit qu’à ceux d’Arlequin & de Gille. La maniere de s’habiller au théatre, contribue plus qu’on ne pense à la vérité & à l’énergie de l’action ; mais nous nous proposons de toucher cette partie avec celle des décorations. Voyez Décoration. Cet article est de M. Marmontel.
De quoi donc faut-il que Gustave & Pharasmane soient vêtus ? l’un de peau, l’autre de fer. Comment les habilleroit un grand peintre ? Il faut donner, diton, quelque chose aux moeurs du tems. Il falloit donc aussi que Lebrun frisât Porus & mît des gants à Alexandre ? C’est au spectateur à se déplacer, non au spectacle ; & c’est la réflexion que tous les acteurs devroient faire à chaque rôle qu ils vont joüer : on ne verroit point paroître César en perruque quarrée, ni Ulysse sortir tout poudré du milieu des flots. Ce dernier exemple nous conduit à une remarque qui peut être utile. Le poëte ne doit jamais présenter des situations que l’acteur ne sauroit rendre : telle est celle d’un héros mouillé. Quinault a imaginé un tableau sublime dans Isis, en voulant que la furie tirât Io par les cheveux hors de la mer : mais ce tableau ne doit avoir qu’un instant ; il devient ridicule si l’oeil s’y repose, & la scene qui le suit immédiatement, le rend impratiquable au théatre. Aux reproches que nous faisons aux comédiens sur l’indécence de leurs vêtemens, ils peuvent opposer l’usage établi, & le danger d’innover aux yeux d’un public qui condamne sans entendre, & qui rit avant de raisonner. Nous savons que ces excuses ne sont que trop bien fondées : nous savons de plus que nos réflexions ne produiront aucun fruit. Mais notre ambition ne va point jusqu’a prétendre corriger notre siecle ; il nous suffit d’apprendre à la postérité, si cet ouvrage peut y parvenir, ce qu’auront pensé dans ce même siecle ceux qui dans les choses d’art & de goût, ne sont d’aucun siecle ni d’aucun pays. Voyez l’article suiv. Décoration , (Opera.) Article de M. Marmontel.
C’est ainsi que Corneille a préparé la conversion de Pauline, & il n’est personne qui ne dise avec Polieucte :
On ne s’intéresse pas de même à la conversion de Félix. Corneille, de son aveu, ne savoit que faire de ce personnage ; il en a fait un chrétien. Ainsi tout sujet tragique n’est pas susceptible de merveilleux : il n’y a que ceux dont la religion est la base, & dont l’intérêt tient pour ainsi dire au ciel & à la terre qui comportent ce moyen ; tel est celui de Polieucte que nous venons de citer ; tel est celui d’Athalie, où les prophéties de Joad sont dans la vraissemblance, quoique peut-être hors d’oeuvre ; tel est celui d’OEdipe, qui ne porte que sur un oracle. Dans ceux-là, l’entremise des dieux n’est point étrangere à l’action, & les Poëtes n’ont eu garde d’y observer ce faux principe d’Aristote : Si l’on se sert d’une machine, il faut que ce soit toûjours hors de l’action de la tragédie ; (il ajoûte) ou pour expliquer les choses qui sont arrivées auparavant, & qu’il n’est pas possible que l’homme sache, ou pour avertir de celles qui arriveront dans la suite, & dont il est nécessaire qu’on soit instruit. On voit qu’Aristote n’admet le merveilleux, que dans les sujets dont la constitution est telle qu’ils ne peuvent s’en passer, en quoi l’auteur de Semiramis est d’un avis précisément contraire : Je voudrois sur-tout ; dit-il, que l’intervention de ces êtres surnaturels ne parût pas absolument nécessaire ; & sur ce principe l’ombre de Ninus vient empêcher le mariage incestueux de Semiramis avec Ninias, tandis que la seule lettre de Ninus, déposée dans les mains du grand-prêtre, auroit suffi pour empêcher cet inceste. Quel est de ces deux sentimens le mieux fondé en raisons & en exemples ? Voyez Merveilleux . Le dénouement doit-il être affligeant ou consolant ? nouvelle difficulté, nouvelles contradictions. Aristote exclut de la tragédie les caracteres absolument vertueux & absolument coupables. Le dénouement, à son avis, ne peut donc être ni heureux pour les bons, ni malheureux pour les méchans. Il n’admet que des personnages coupables & vertueux à demi, qui sont punis à la fin de quelque crime involontaire ; d’où il conclut que le dénouement doit être malheureux. Socrate & Platon vouloient au contraire que la tragédie se conformât aux lois, c’est-à-dire qu’on vît sur le théâtre l’innocence en opposition avec le crime ; que l’une fût vengée, & que l’autre fût puni. Si l’on prouve que c’est là le genre de tragédie, non-seulement le plus utile, mais le plus intéressant, le plus capable d’inspirer la terreur & la pitié, ce qu’Aristote lui refuse, on aura prouvé que le dénouement le plus parfait à cet égard est celui où succombe le crime & où l’innocence triomphe, sans prétendre exclure le genre opposé. V. Tragédie . Le dénouement de la comédie n’est pour l’ordinaire qu’un éclaircissement qui dévoile une ruse, qui fait cesser une méprise, qui détrompe les dupes, qui démasque les fripons, & qui acheve de mettre le ridicule en évidence. Comme l’amour est introduit dans presque toutes les intrigues comiques, & que la comédie doit finir gaiement, on est convenu de la terminer par le mariage : mais dans les comédies de caractere, le mariage est plûtôt l’achevement que le dénouement de l’action. Voyez le Misantrope & l’Ecole des Maris, &c. Le dénouement de la Comédie a cela de commun avec celui de la Tragédie, qu’il doit être préparé de même, naître du fond du sujet & de l’enchaînement des situations. Il a cela de particulier, qu’il exige à la rigueur la plus exacte vraissemblance, & qu’il n’a pas besoin d’être imprévû ; souvent même il n’est comique, qu’autant qu’il est annoncé. Dans la Tragédie, c’est le spectateur qu’il faut séduire : dans la Comédie, c’est le personnage qu’il faut tromper ; & l’un ne rit des méprises de l’autre, qu’autant qu’il n’en est pas de moitié. Ainsi lorsque Moliere fait tendre à Georges Dandin le piége qui amene le dénouement, il nous met de la confidence. Dans le Comique attendrissant, le dénouement doit etre imprévû comme celui de la Tragédie, & pour la même raison. On y employe aussi la reconnoissance ; avec cette différence que le changement qu’elle cause est toûjours heureux dans ce genre de Comédie, & que dans la Tragédie il est souvent malheureux. La reconnoissance a cet avantage, soit dans le comique de raractere, soit dans le comique de situation, qu’elle laisse un champ libre aux méprises, sources de la bonne plaisanterie, comme l’incertitude est la source de l’intérêt. Voyez Comédie, Comique, Intrigue , &c. Après que tous les noeuds de l’intrigue comique ou tragique sont rompus, il reste quelquefois des éclaircissemens à donner sur le sort des personnages, c’est ce qu’on appelle achevement ; les sujets bien constitués n’en ont pas besoin. Tous les obstacles sont dans le noeud, toutes les solutions dans le dénouement. Dans la Comédie l’action finit heureusement par un trait de caractere. Et moi, dit l’Avare, je vais revoir ma chere cassette. J’aurois mieux fait, je crois, de prendre Célimene, dit l’Irrésolu. La tragédie qui n’est qu’un apologue devroit finir par un trait frappant & lumineux, qui en seroit la moralité ; & nous ne craignons point d’en donner pour exemple cette conclusion d’une tragédie moderne, où Hécube expirante dit ces beaux vers :
Article de M. Marmontel.
« Il imagina des dialogues allégoriques entre des bergers, afin de rendre ses pastorales plus intéressantes »,a dit l’un des traducteurs de Virgile. Mais ne confondons pas l’intérêt relatif & passager des allusions, avec l’intérêt essentiel & durable de la chose. Il arrive quelquefois que ce qui a produit l’un pour un tems, nuit dans tous les tems à l’autre. Il ne faut pas douter, par exemple, que la composition de ces tableaux où l’on voit l’Enfant-Jesus caressant un moine, n’ait été ingénieuse & intéressante pour ceux à qui ces tableaux étoient destinés. Le moine n’en est pas moins ridiculement placé dans ces peintures allégoriques. Rien de plus délicat, de plus ingénieux, que les églogues de quelques-uns de nos poëtes ; l’esprit y est employé avec tout l’art qui peut le déguiser. On ne sait ce qui manque à leur style pour être naïf : mais on sent bien qu’il ne l’est pas ; cela vient de ce que leurs bergers pensent au lieu de sentir, & analysent au lieu de peindre. Tout l’esprit de l’églogue doit être en sentimens & en images ; on ne veut voir dans les bergers que des hommes bien organisés par la nature, & à qui l’art n’ait point appris à composer & à décomposer leurs idées. Ce n’est que par les sens qu’ils sont instruits & affectés, & leur langage doit être comme le miroir où ces impressions se retracent. C’est-là le mérite dominant des églogues de Virgile.
« Comme on suppose ses acteurs (a dit la Motte en parlant de l’églogue) dans cette premiere ingénuité que l’art & le rafinement n’avoient point encore altérée, ils sont d’autant plus touchans, qu’ils font plus émus, & qu’ils raisonnent moins . . . . Mais qu’on y prenne garde : rien n’est souvent si ingénieux que le sentiment ; non pas qu’il soit jamais recherché, mais parce qu’il supprime tout raisonnement ».Cette réflexion est très-fine & très-séduisante. Essayons d’y démêler le vrai. Le sentiment franchit le milieu des idées ; mais il embrasse des rapports plus ou moins éloignés, suivant qu’ils sont plus ou moins connus : & ceci dépend de la réflexion & de la culture.
Ce passage est naturel dans le langage d’un héros ; il ne le seroit pas dans celui d’un berger. Un berger ne doit appercevoir que ce qu’apperçoit l’homme le plus simple sans réflexion & sans effort. Il est éloigné de sa bergere ; il voit préparer des jeux, & il s’écrie :
Il croit toucher au moment où de barbares soldats vont arracher ses plans ; il se dit à lui-même :
La naïveté n’exclut pas la délicatesse : celle-ci consiste dans la sagacité du sentiment, & la nature la donne. Un vif intérêt rend attentif aux plus petites choses.
Font.
Et comme les bergers ne sont guere occupés que d’un objet, ils doivent naturellement s’y intéresser davantage. Ainsi la délicatesse du sentiment est essentielle à la poésie pastorale. Un berger remarque
que sa bergere veut qu’il l’apperçoive lorsqu’elle se cache.
Il observe l’accueil qu’elle fait à son chien & à celui de son rival.
Combien de circonstances délicatement saisies dans ce reproche ! c’est ainsi que les bergers doivent développer tout leur coeur & tout leur esprit sur la passion qui les occupe davantage. Mais la liberté que leur en donne la Motte, ne doit pas s’étendre plus loin. On demande quel est le degré de sentiment dont l’églogue est susceptible, & quelles sont les images dont elle aime à s’embellir. L’abbé Desfontaines nous dit, en parlant des moeurs pastorales de l’ancien tems :L’autre jour sur l’herbette
« Le berger n’aimoit pas plus sa bergere, que ses brebis, ses pâturages & ses vergers . . . . & quoiqu’il y eût alors comme aujourd’hui des jaloux, des ingrats, des infideles, tout cela se pratiquoit au moins modérément »Quoi de plus positif que ce témoignage ? Il assûre de même ailleurs,
« que l’hyperbolique est l’ame de la poésie . . . . . . que l’amour est fade & doucereux dans la Bérénice de Racine . . . . . qu’il ne seroit pas moins insipide dans le genre pastoral . . . . . . & qu’il ne doit y entrer qu’indirectement & en passant, de peur d’affadir le lecteur ».Tout cela prouve que ce traducteur de Virgile voyoit aussi loin dans les principes de l’art, que dans ceux de la nature. Ecoutons M. de Fontenelle, & la Motte son disciple.
« Les hommes (dit le premier) veulent être heureux, & ils voudroient l’être à peu de frais. Il leur faut quelque mouvement, quelque agitation ; mais un mouvement & une agitation qui s’ajuste, s’il se peut, avec la sorte de paresse qui les possede : & c’est ce qui se trouve le plus heureusement du monde dans l’amour, pourvû qu’il soit pris d’une certaine façon. Il ne doit pas être ombrageux, jaloux, furieux, desespéré ; mais tendre, simple, délicat, fidele, & pour se conserver dans cet état, accompagné d’espérance : alors on a le coeur rempli, & non pas troublé, &c ».
« Nous n’avons que faire (dit la Motte) de chan ger nos idées pour nous mettre à la place des bergers amans . . . . . & à la scene & aux habits près, c’est notre portrait même que nous voyons. Le poëte pastoral n’a donc pas de plus sûr moyen de plaire, que de peindre l’amour, ses desirs, ses emportemens, & même son desespoir. Car je ne croi pas cet excès opposé à l’églogue : Et quoique ce soit le sentiment de M. de Fontenelle, que je regarderai toujours comme mon maître, je fais gloire encore d’être son disciple dans la grande leçon d’examiner, & de ne souscrire qu’à ce qu’on voit ».Nous citons ce dernier trait pour donner aux gens de lettres un exemple de noblesse & d’honnêteté dans la dispute. Examinons à notre tour lequel de ces deux sentimens doit prévaloir. Que les emportemens de l’amour soient dans le caractere des bergers pris dans l’état d’innocence, c’est ce qu’il seroit trop long d’approfondir ; il faudroit pour cela distinguer les purs mouvemens de la nature, des écarts de l’opinion, & des rafinemens de la vanité. Mais en supposant que l’amour dans son principe naturel soit une passion fougueuse & cruelle, n’est-ce pas perdre de vûe l’objet de l’églogue, que de présenter les bergers dans ces violentes situations ? La maladie & la pauvreté affligent les bergers comme le reste des hommes ; cependant on écarte ces tristes images de la peinture de leur vie. Pourquoi ? parce qu’on se propose de peindre un état heureux. La même raison doit en exclure les excès des passions. Si l’on veut peindre des hommes furieux & coupables, pourquoi les chercher dans les hameaux ? pourquoi donner le nom d’églogues à des scenes de tragédie ? Chaque genre a son degré d’intérêt & de pathétique : celui de l’églogue ne doit être qu’une douce émotion. Est-ce à dire pour cela qu’on ne doive introduire sur la scene que des bergers heureux & contens ? Non : l’amour des bergers a ses inquiétudes ; leur ambition a ses revers. Une bergere absente ou infidele, un vent du midi qui a flétri les fleurs, un loup qui enleve une brebis chérie, sont des objets de tristesse & de douleur pour un berger-Mais dans ses malheurs même on admire la douceur de son état. Qu’il est heureux, dira un courtisan, de ne souhaiter qu’un beau jour ! Qu’il est heureux, dira un plaideur, de n’avoir que des loups à craindre ! Qu’il est heureux, dira un souverain, de n’avoir que des moutons à garder ! Virgile a un exemple admirable du degré de chaleur auquel peut se porter l’amour, sans altérer la douce simplicité de la poésie pastorale. C’est dommage que cet exemple ne soit pas honnête à citer. L’amour a toûjours été la passion dominante de l’églogue, par la raison qu’elle est la plus naturelle aux hommes, & la plus familiere aux bergers. Les anciens n’ont peint de l’amour que le physique : sans doute en étudiant la nature, ils n’y ont trouvé rien de plus. Les modernes y ont ajoûté tous ces petits rafinemens, que la fantaisie des hommes a inventés pour leur supplice ; & il est au moins douteux que la Poésie ait gagné à ce mêlange. Quoi qu’il en soit, la froide galanterie n’auroit dû jamais y prendre la place d’un sentiment ingénu. Passons au choix des images. Tous les objets que la nature peut offrir aux yeux des bergers, sont du genre de l’églogue. Mais la Motte a raison de dire, que quoique rien ne plaise que ce qui est naturel, il ne s’ensuit pas que tout ce qui est naturel doive plaire. Sur le principe déja posé que l’églogue est le tableau d’une condition digne d’envie, tous les traits qu’elle présente doivent concourir à former ce tableau. De-là vient que les images grossieres, ou purement rustiques, doivent en être bannies ; de-là vient que les bergers ne doivent pas dire, comme dans Théocrite : je hais les renards qui mangent les figues, je hais les escarbots qui mangent les raisins, &c. De-là vient que les pêcheurs de Sannazar sont d’une invention malheureuse ; la vie des pêcheurs n’offre que l’idée du travail, de l’impatience & de l’ennui. Il n’en est pas de même de la condition des laboureurs : leur vie, quoique pénible, présente l’image de la gaieté, de l’abondance, & du plaisir ; le bonheur n’est incompatible qu’avec un travail ingrat & forcé ; la culture des champs, l’espérance des moissons, la récolte des grains, les repas, la retraite, les danses des moissonneurs, présentent des tableaux aussi rians que les troupeaux & les prairies. Ces deux vers de Virgile en sont un exemple :
Qu’on introduise avec art sur la scene des bergers & des laboureurs, on verra quel agrément & quelle variété peuvent naître de ce mêlange.
Mais quelque art qu’on employe à embellir & à varier l’églogue, sa chaleur douce & tempérée ne
peut soûtenir long-tems une action intéressante. Delà vient que les bergeries de Racan sont froides à la lecture, & le seroient encore plus au théatre ; quoique le style, les caracteres, l’action même de ces bergeries s’éloignent de la simplicité du genre pastoral. L’Aminte & le Pastor-fido, ces poëmes charmans, languiroient eux-mêmes, si les moeurs en étoient purement champêtres. L’action de l’églogue, pour être vive, ne doit avoir qu’un moment. La passion seule peut nourrir un long intérêt ; il se refroidit s’il n’augmente. Or l’intérêt ne peut augmenter à un certain point, sans sortir du genre de l’églogue, qui de sa nature n’est susceptible ni de terreur, ni de pitié.
Tout poëme sans dessein, est un mauvais poëme. La Motte, pour le dessein de l’églogue, veut qu’on choisisse d’abord une vérité digne d’intéresser le coeur & de satisfaire l’esprit, & qu’on imagine ensuite une conversation de bergers, ou un évenement pastoral, où cette vérité se développe. Nous tombons d’accord avec lui que suivant ce dessein on peut faire une églogue excellente, & que ce développement d’une vérité particuliere seroit un mérite de plus. Mais nous ajoûtons qu’il est une vérité générale, qui suffit au dessein & à l’intérêt de l’églogue. Cette vérité, c’est l’avantage d’une vie douce, tranquille & innocente, telle qu’on peut la goûter en se rapprochant de la nature, sur une vie mêlée de trouble, d’amertume & d’ennuis, telle que l’homme l’éprouve depuis qu’il s’est forgé de vains desirs, des intérêts chimériques, & des besoins factices. C’est ainsi, sans doute, que M. de Fontenelle a envisagé le dessein moral de l’églogue, lorsqu’il en a banni les passions funestes ; & si la Motte avoit saisi ce principe, il n’eût proposé ni de peindre dans ce poëme les emportemens de l’amour, ni d’en faire aboutir l’action à quelque vérité cachée. La fable doit renfermer une moralité : & pourquoi ? parce que le matériel de la fable est hors de toute vraissemblance. Voyez Fable. Mais l’églogue a sa vraissemblance & son intérêt en elle-même, & l’esprit se repose agréablement sur le sens littéral qu’elle lui présente, sans y chercher un sens mystérieux.
L’églogue en changeant d’objet, peut changer aussi de genre ; on ne l’a considérée jusqu’ici que comme le tableau d’une condition digne d’envie, ne pourroit-elle pas être aussi la peinture d’un état digne de pitié ? en seroit-elle moins utile ou moins intéressante ? elle peindroit d’après nature des moeurs grossieres & de tristes objets ; mais ces images, vivement exprimées, n’auroient-elles pas leur beauté, leur pathétique, & sur-tout leur bonté morale ? Ceux qui panchent pour ce genre naturel & vrai, se fondent sur ce principe, que tout ce qui est beau en peinture, doit l’être en poésie ; & que les paysans de Teniers ne le cedent en rien aux bergers de Pater, & aux galans de Vateau. Ils en concluent que Colin & Colette, Mathurin & Claudine, sont des personnages aussi dignes de l’églogue, dans la rusticité de leurs moeurs & la misere de leur état, que Daphnis & Timarete, Aminthe & Licidas, dans leur noble simplicité & dans leur aisance tranquille. Le premier genre sera triste, mais la tristesse & l’agrément ne sont point incompatibles. On n’auroit ce reproche à essuyer que des esprits froids & superficiels, espece de critiques qu’on ne doit jamais compter pour rien. Ce genre, dit-on, manqueroit de délicatesse & d’élégance ; pourquoi ? les paysans de la Fontaine ne parlent-ils pas le langage de la nature, & ce langage n’a-t-il point une élégante simplicité ? Quel est le critique qui trouvera trop recherché le castaneoe molles & pressi copia lactis de Virgile ? D’ailleurs ce langage inculte auroit du moins pour lui l’énergie de la vérité. Il y a peu de tableaux champêtres plus forts, plus intéressans pour l’imagination & pour l’ame, que ceux que la Fontaine nous a peints dans la fable du paysan du Danube. En un mot il n’y a qu’une sorte d’objets qui doivent être bannis de la Poésie, comme de la Peinture : ce sont les objets dégoûtans, & la rusticité peut ne pas l’être. Qu’une bonne paysanne reprochant à ses enfans leur lenteur à puiser de l’eau, & à allumer du feu pour préparer le repas de leur pere, leur dise :
« Savez-vous, mes enfans, que dans ce moment même votre pere, courbé sous le poids du jour, force une terre ingrate à produire de quoi vous nourrir ? Vous le verrez revenir ce soir accablé de fatigue & degouttant de sueur, &c. cette églogue sera aussi touchante que naturelle. »L’églogue est un récit, ou un entretien, ou un mêlange de l’un & de l’autre : dans tous les-cas elle doit être absolue dans son plan, c’est-à-dire, ne laisser rien à desirer dans son commencement, dans son milieu ni dans sa fin : regle contre laquelle peche toute églogue, dont les personnages ne savent à quel propos ils commencent, continuent, ou finissent de parler. Voyez Dialogue. Dans l’églogue en récit, ou c’est le poëte, ou c’est l’un de ses bergers qui raconte. Si c’est le poëte, il lui est permis de donner à son style un peu plus d’élégance & d’éclat : mais il n’en doit prendre les ornemens que dans les moeurs & les objets champêtres ; il ne doit être lui-même que le mieux instruit, & le plus ingénieux des bergers. Si c’est un berger qui raconte, le style & le ton de l’églogue en récit ne differe en rien du style & du ton de l’églogue dialoguée. Dans l’un & l’autre il doit être un tissu d’images familieres, mais choisies ; c’est-à-dire, ou gracieuses ou touchantes : c’est-là ce qui met les pastorales anciennes si fort au-dessus des modernes. Il n’est point de galerie si vaste, qu’un peintre habile ne pût orner avec une seule des églogues de Virgile. C’est une erreur assez généralement répandue, que le style figuré n’est point naturel : en attendant que nous essayons de la détruire, relativement à la Poésie en général (Voyez Image ), nous allons la combattre en peu de mots à l’égard de la poésie champêtre. Non-seulement il est dans la nature que le style des bergers soit figuré, mais il est contre toute vraissemblance qu’il ne le soit pas. Employer le style figuré, c’est à-peu-près, comme Lucain l’a dit de l’écriture,
& c’est ce que fait naturellement un berger. Un ruisseau serpente dans la prairie ; le berger ne pénetre point la cause physique de ses détours : mais attribuant au ruisseau un penchant analogue au sien, il se persuade que c’est pour caresser les fleurs & couler plus long-tems au-tour d’elles, que le ruisseau s’égare & prolonge son cours. Un berger sent épanoüir son ame au retour de sa bergere ; les termes abstraits lui manquent pour exprimer ce sentiment. Il a recours aux images sensibles : l’herbe que ranime la rosée, la nature renaissante au lever du soleil, les fleurs écloses au premier souffle du zéphir, lui prêtent les couleurs les plus vives pour exprimer ce qu’un métaphysicien auroit bien de la peine à rendre. Telle est l’origine du langage figuré, le seul qui convienne à la pastorale, par la raison qu’il est le seul que la nature ait enseigné. Cependant autant que des images détachées sont naturelles dans le style, autant une allégorie continue y paroîtroit artificielle. La comparaison même ne convient à l’églogue, que lorsqu’elle semble se présenter sans qu’on la cherche, & dans des momens de repos. De-là vient que celle-ci manque de naturel, employée comme elle est dans une situation qui ne permet pas de parcourir tous ces rapports.
Le dialogue est une partie essentielle de l’églogue : mais comme il a les mêmes regles dans tous les genres de poésie, voyez Dialogue.
Article de M. Marmontel.
Mais comment cette mesure pouvoit-elle peindre également deux affections de l’ame opposées ? c’est ce qui est encore sensible pour nos oreilles, continue M. Marmontel, malgré l’altération de la prosodie latine dans notre prononciation.
La tristesse & la joie ont cela de commun, que leurs mouvemens sont inégaux & fréquemment interrompus : l’un & l’autre suspendent la respiration, coupent la voix, rompent la mesure : l’une s’affoiblit, expire, & tombe ; l’autre s’anime, tressaillit & s’élance. Or le vers pentametre a cette propriété, que ses interruptions peuvent être ou des chûtes ou des élans, suivant l’expression qu’on lui donne : la mesure en est donc également docile à peindre les mouvemens de la tristesse & de la joie. Mais comme dans la nature les mouvemens de l’une & de l’autre ne sont pas aussi fréquemment interrompus que ceux du vers pentametre, on y a joint, pour les suspendre & les soûtenir, la mesure ferme du vers héroïque : de-là le mélange alternatif de ces deux vers dans l’élégie.
Cependant le pathétique en général se peint encore mieux dans le vers ïambe, dont la mesure simple & variée approche de la nature, autant que l’art du vers peut en approcher ; & il est vraissemblable que si ce vers n’a pas eu la préférence dans le genre élégiaque, comme dans le dramatique, c’est que l’élégie étoit mise en chant.
Quintilien regarde Tibulle comme le premier des poëtes élégiaques ; mais il ne parle que du style, mihi tersus atque elegans maximè videtur. Pline le jeune préfere Catule, sans doute pour des élégies qui ne sont point parvenues jusqu’à nous. Ce que nous connoissons de lui de plus délicat & de plus touchant, ne peut guere être mis que dans la classe des madrigaux. Voyez Madrigal. Nous n’avons d’élégies de Catule, que quelques vers à Ortalus sur la mort de son frere ; la chevelure de Bérénice, élégie foible, imitée de Callimaque ; une épître à Mallius, où sa douleur, sa reconnoissance & ses amours sont comme entrelacés de l’histoire de Laodamie, avec assez peu d’art & de goût ; enfin l’avanture d’Ariane & de Thésée, épisode enchâssée dans son poëme sur les noces de Thétis, contre toutes les regles de l’ordonnance, des proportions & du dessein. Tous ces morceaux sont des modeles du style élégiaque ; mais par le fond des choses, ils ne méritent pas même, à notre avis, que l’on nomme Catule à côté de Tibule & de Properce : aussi M. l’abbé Souchai ne l’a-t-il pas compté parmi les élégiaques latins (Mém. de l’acad. des Inscriptions & Belles-Lettres, tome V II.) Le même auteur dit que Tibulle est le seul qui ait connu & exprimé parfaitement le vrai caractere de l’élégie, en quoi nous osons n’être pas de son avis ; plus éloignés encore du sentiment de ceux qui donnent la préférence à Ovide. Voyez Elégie. Le seul avantage qu’Ovide ait eu sur ses rivaux, est celui de l’invention ; car ils n’ont fait le plus souvent qu’imiter les Grecs, tels que Mimnerme & Callimaque. Mais Ovide, quoiqu’inventeur, avoit pour guides & pour exemples Tibulle & Properce, qui venoient d’écrire avant lui : secours important, dont il n’a pas toûjours profité.
Si l’on demande quel est l’ordre dans lequel ces poëtes se sont succédés, il est marqué dans ces vers d’Ovide. Trist. lib. IV. el. 10.
Il ne nous reste rien de ce Gallus ; mais si c’est le même que le Gallus ami de Properce, il a dû être le plus véhément de tous les poëtes élégiaques, comme il a été le plus dur, au jugement de Quintilien.
Marmontel
.
ce regret, dis-je, seroit froid. Mais combien la réflexion l’anime !
C’est une étude bien intéressante que celle des mouvemens de l’ame dans les élégies de ce poëte, & de Tibulle son rival ! Je veux, dit Ovide, que quelque jeune homme blessé des mêmes traits que moi, reconnoisse dans mes vers tous les signes de sa flamme, & qu’il s’écrie après un long étonnement : qui peut avoir appris à ce poëte à si bien peindre mes malheurs ? C’est la regle générale de la poésie pathétique. Ovide la donne ; Tibule & Properce la suivent, & la suivent bien mieux que lui.
Quelques poëtes modernes se sont persuadés que l’élégie plaintive n’avoit pas besoin d’ornemens : non sans doute, lorsqu’elle est passionnée. Une amante éperdue n’a pas besoin d’être parée pour attendrir en sa faveur ; son desordre, son égarement, la pâleur de son visage, les ruisseaux de larmes qui coulent de ses yeux, sont les armes de sa douleur, & c’est avec ces traits que la pitié nous pénetre. Il en est ainsi de l’élégie passionnée.
Mais une amante qui n’est qu’affligée, doit réunir pour nous émouvoir les charmes de la beauté, la parure, ou plûtôt le négligé des graces. Telle doit être l’élégie tendre, semblable à Corine au moment de son réveil :
Un sentiment tranquille & doux, tel qu’il regne dans l’élégie tendre, a besoin d’être nourri sans cesse par une imagination vive & féconde. Qu’on se figure une personne triste & rêveuse qui se promene dans une campagne, où tout ce qu’elle voit lui retrace l’objet qui l’occupe sous mille faces nouvelles : telle est dans l’élégie tendre la situation de l’ame à l’égard de l’imagination. Quels tableaux ne se fait-on pas dans ces douces rêveries ? Tantôt on croit voyager sur un vaisseau avec ce qu’on aime, on est exposé à la même tempête ; on dort sur le même rocher, & à l’ombre du même arbre ; on se desaltere à la même source ; soit à la poupe, soit à la proue du navire, une planche suffit pour deux ; on souffre tout avec plaisir ; qu’importe que le vent du midi, ou celui du nord, enfle la voile, pourvû qu’on ait les yeux attachés sur son amante ? Jupiter embraseroit le vaisseau, on ne trembleroit que pour elle. Prop. 1. II. él. 28. Tantôt on se peint soi-même expirant ; on tient d’une défaillante main la main d’une amante éplorée ; elle se précipite sur le lit où l’on expire ; elle suit son amant jusque sur le bûcher ; elle couvre son corps de baisers mêlés de larmes ; on voit les jeunes garçons & les jeunes filles revenir de ce spectacle les yeux baissés & mouillés de pleurs ; on voit son amante s’arrachant les cheveux, & se déchirant les joues ; on la conjure d’épargner les maux de son amant, de modérer son desespoir. Tib. l. I. él. 1. C’est ainsi que dans l’élégie tendre, le sentiment doit être sans cesse animé par les tableaux que l’imagination lui présente. Il n’en est pas de même de l’élégie passionnée, l’objet présent y remplit toute l’ame ; la passion ne rêve point.
On peut entrevoir quel est le ton du sentiment dans Tibulle & dans Properce, par les extraits que nous en avons donnés, n’ayant pas osé les traduire. Mais ce n’est qu’en les lisant dans l’original, qu’on peut sentir le charme de leur style : tous deux faciles avec précision, véhémens avec douceur, pleins de naturel, de délicatesse, & de graces. Quintilien regarde Tibule comme le plus élégant & le plus poli des poëtes élégiaques latins ; cependant il avoue que Properce a des partisans qui le préferent à Tibulle, & nous ne dissimulerons pas que nous sommes de ce nombre. A l’égard du reproche qu’il fait à Ovide d’être ce qu’il appelle lascivior ; soit que ce mot-là signifie moins châtié, ou plus diffus, ou trop livré à son imagination, trop amoureux de son bel esprit, nimiùm amator ingenii sui, ou d’une mollesse trop négligée dans son style (car on ne sauroit l’entendre comme le lasciva puella de Virgile, d’une volupté folâtre) ; ce reproche dans tous ces sens est également fondé. Aussi Ovide n’a-t-il excellé que dans l’élégie gracieuse, où les négligences sont plus excusables.
Aux traits dont Ovide s’est peint à lui-même l’élégie amoureuse, on peut juger du style & du ton qu’il lui a donnés.
Il y prend quelquefois le ton plaintif ; mais ce ton-là même est un badinage.
L’amour avec ce front riant & cet air leger, peut être aussi ingénieux, aussi brillant que l’on veut. La parure sied bien à la coquetterie ; c’est elle qui peut avoir les cheveux entrelacés de roses. C’est sur le ton galant qu’un amant peut dire :
C’est-là que seroit placée cette métaphore si peu naturelle, dans une élégie sérieuse :
Tibulle & Properce rivaux d’Ovide dans l’élégie gracieuse, l’ont ornée comme lui de tous les thrésors de l’imagination. Dans Tibulle, le portrait d’Apollon qu’il voit en songe ; dans Properce, la peinture des champs élisées ; dans Ovide, le triomphe de l’amour, le chef-d’oeuvre de ses élégies, sont des tableaux ravissans : & c’est ainsi que l’élégie doit être parée de la main des graces toutes les fois qu’elle n’est pas animée par la passion, ou attendrie par le sentiment. C’est à quoi les modernes n’ont pas assez réfléchi : chez eux, le plus souvent l’élégie est froide & négligée, & par conséquent plate & ennuyeuse : car il n’y a que deux moyens de plaire ; amuser, ou émouvoir.
Nous n’avons encore parlé ni des héroïdes d’Ovide, qu’on doit mettre au rang des élégies passionnées, ni de ses tristes dont son exil est le sujet, & que l’on doit compter parmi les élégies tendres.
Sans ce libertinage d’esprit, cette abondance d’imagination qui refroidit presque par-tout le sentiment dans Ovide, ses héroïdes seroient à côté des plus belles élégies de Properce & de Tibulle. On est d’abord surpris d’y trouver plus de pathétique & d’intérêt, que dans les tristes. En effet il semble qu’un poëte doit être plus émû & plus capable d’émouvoir en déplorant ses malheurs, qu’en peignant les malheurs d’un personnage imaginaire. Cependant Ovide est plein de chaleur, lorsqu’il soûpire au nom de Penelope après le retour d’Ulysse ; il est glacé, lorsqu’il se plaint lui-même des rigueurs de son exil à ses amis & à sa femme. La premiere raison qui se présente de la foiblesse de ses derniers vers, est celle qu’il en donne lui-même.
Mais le malheur qui émousse l’esprit, qui affaisse l’imagination, & qui énerve les idées, semble devoir attendrir l’ame & remuer le sentiment : or c’est le sentiment qui est la partie foible de ces élégies, tandis qu’il est la partie dominante des héroïdes. Pourquoi ? parce que la chaleur de son génie étoit dans son imagination, & qu’il s’est peint les malheurs des autres bien plus vivement qu’il n’a ressenti les siens. Une preuve qu’il les ressentoit foiblement, c’est qu’il les a mis en vers :
A plus forte raison, quiconque se plaint en cadence. Cependant il semble ridicule de prétendre qu’Ovide exilé de Rome dans les deserts de la Scythie, ne fût point pénétré de son malheur. Qu’on lise pour s’en convaincre cette élégie où il se compare à Ulysse ; que d’esprit, & combien peu d’ame ! Osons le dire à l’avantage des Lettres : le plaisir de chanter ses malheurs, en étoit le charme : il les oublioit en les racontant : il en eût été accablé, s’il ne les eût pas écrits ; & si l’on demande pourquoi il les a peints froidement, c’est parce qu’il se plaisoit à les peindre. Mais lorsqu’il veut exprimer la douleur d’un autre, ce n’est plus dans son ame, c’est dans son imagination qu’il en puise les couleurs : il ne prend plus son modele en lui-même, mais dans les possibles : ce n’est pas sa maniere d’être, mais sa maniere de concevoir qui se reproduit dans ses vers ; & la contention du travail qui le déroboit à lui-même, ne fait que lui représenter plus vivement un personnage supposé. Ainsi Ovide est plus Briseis ou Phedre dans les héroïdes, qu’il n’est Ovide dans les tristes. Toutefois autant l’imagination dissipe & affoiblit dans le poëte le sentiment de sa situation présente, autant elle approfondit les traces de sa situation passée. La mémoire est la nourrice du génie. Pour peindre le malheur il n’est pas besoin d’être malheureux, mais il est bon de l’avoir été. Une comparaison va rendre sensible la raison que nous avons donnée de la froideur d’Ovide dans les tristes. Un peintre affligé se voit dans un miroir ; il lui vient dans l’idée de se peindre dans cette situation touchante : doit-il continuer à se regarder dans la glace, ou se peindre de mémoire après s’être vû la premiere fois ? S’il continue de se voir dans la glace, l’attention à bien saisir le caractere de sa douleur, & le desir de le bien rendre, commencent à en affoiblir l’expression dans le modele. Ce n’est rien encore. Il donne les premiers traits ; il voit qu’il prend la ressemblance, il s’en applaudit ; le plaisir du succès se glisse dans son ame, se mêle à sa douleur, en adoucit l’amertume ; les mêmes changemens s’operent sur son visage, & le miroir les lui répete : mais le progrès en est insensible, il copie sans s’appercevoir qu’à chaque instant ce ne sont plus les mêmes traits. Enfin de nuance en nuance, il se trouve avoir fait le portrait d’un homme content, au lieu du portrait d’un homme affligé. Il veut revenir à sa premiere idée ; il corrige, il retouche, il recherche dans la glace l’expression de la douleur : mais la glace ne lui rend plus qu’une douleur étudiée, qu’il peint froide comme il la voit. N’eût-il pas mieux réussi à la rendre, s’il l’eût copiée d’après un autre, ou si l’imagination & la mémoire lui en avoient rappellé les traits ? C’est ainsi qu’Ovide a manqué la nature, en voulant l’imiter d’après lui-même. Mais, dira-t-on, Properce & Tibulle ont si bien exprimé leur situation présente, même dans la douleur ? Oüi sans doute, & c’est le propre du sentiment qui les inspiroit, de redoubler par l’attention qu’on donne à le peindre. L’imagination est le siége de l’amour : c’est-là que ses feux s’allument, s’entretiennent, & s’irritent ; & c’est-là que les poëtes élégiaques en ont puisé les couleurs. Il n’est donc pas étonnant qu’ils soient plus tendres, à proportion qu’ils s’échauffent davantage l’imagination sur l’objet de leur tendresse, & plus sensibles à son insidélité ou à sa perte, à mesure qu’ils s’en exagerent le prix. Si Ovide avoit été amoureux de sa femme, la sixieme élégie du premier livre des tristes ne seroit pas composée de froids éloges & de vaines comparaisons. La fiction tient lieu aux amans de la réalité, & les plus passionnés n’adorent souvent que leur propre ouvrage, comme le sculpteur de la fable. Il n’en est pas ainsi d’un malheur réel, comme l’exil & l’infortune ; le sentiment en est fixe dans l’ame : c’est une douleur que chaque instant, que chaque objet reproduit, & dont l’imagination n’est ni le siége ni la source. Il faut donc, si l’on parle de soi-même, parler d’amour dans l’élégie pathétique. On peut bien y faire gémir une mere, une soeur, un ami tendre ; mais si l’on est cet ami, cette mere, ou cette soeur, on ne fera point d’élégie, ou l’on s’y peindra foiblement. Nous ne nous arrêterons point aux élégies modernes. Les meilleures sont connues sous d’autres titres, comme les idyles de madame Deshoulieres aux moutons, aux fleurs, &c. modele d’élégie dans le genre gracieux ; les vers de M. de Voltaire sur la mort de mademoiselle Lecouvreur : modele plus parfait encore de l’élégie passionnée, & auquel Tibulle & Properce lui-même n’ont peut-être rien à opposer, &c. La Fontaine qui se croyoit amoureux, a voulu faire des élégies tendres : elles sont au-dessous de lui. Mais celle qu’il a faite sur la disgrace de son protecteur, adressée aux nymphes de Vaux, est un chef d’oeuvre de poésie, de sentiment, & d’éloquence. M. Fouquet du fond de sa prison inspiroit à la Fontaine des vers sublimes, tandis qu’il n’inspiroit pas même la pitié à ses amis ; leçon bien frappante pour les grands, & bien glorieuse pour les lettres. Du reste, les plus beaux traits de cette élégie de la Fontaine sont aussi bien exprimés dans la premiere du troisieme livre des tristes, & n’y sont pas aussi touchans. Pourquoi ? parce qu’Ovide parle pour lui, & la Fontaine pour un autre. C’est encore un des priviléges de l’amour, de pouvoir être humble & suppliant lans bassesse : mais ce n’est qu’à lui qu’il appartient de flater la main qui le frappe. On peut être enfant aux genoux de Corine ; mais il faut être homme devant l’empereur. Article de M. Marmontel .
fait encore plus l’éloge de Louis XIV. que celui de M. de Turenne. Celle d’Alexandre, que gâte le second vers, & qu’il faut réduire au premier :
est un trait de morale plein de force & de vérité : c’est dommage qu’Aristote ne l’ait pas faite par anticipation, & qu’Alexandre ne i’ait pas lûe.
Le même contraste est vivement exprimé dans celle de Newton :
Mais ce contraste si humiliant pour le conquérant, n’ôte rien à la gloire du philosophe. Qu’un être avec des ressorts fragiles, des organes foibles & bornés, calcule les tems, mesure le Ciel, fonde la Nature ; c’est un prodige. Qu’un être haut de cinq piés, qui ne fait que de naître & qui va mourir, dépeuple la terre pour se loger, & s’y trouve encore à l’étroit ; c’est un petit monstre.
Du reste cette idée a été cent fois employée par les Poëtes. Voyez dans les Catalectes l’épitaphe de Scipion l’Afriquain, celle de Cicéron, celle d’Antenor. Voyez Ovide sur la mort de Tibule, Properce sur la mort d’Achille, &c.
Les Anglois n’ont mis sur le tombeau de Dryden que ce mot pour tout éloge,
& les Italiens sur le tombeau du Tasse,
Il n’y a guere que les hommes de génie qu’il soit sûr de loüer ainsi. Parmi les épitaphes épigrammatiques, les unes ne sont que naïves & plaisantes, les autres sont mordantes & cruelles. Du nombre des premieres est celle-ci, qu’on ne croiroit jamais avoir été faite sérieusement, & qu’on a vûe cependant gravée dans une de nos églises :
Lorsque la plaisanterie ne porte que sur un leger ridicule, comme dans l’exemple précédent, elle n’est qu’indécente ; on croit voir les fossoyeurs d’Hamlet, qui jouent avec des ossemens. Mais les épitaphes insultantes & calomnieuses, telles que la rage en inspire trop souvent, sont de tous les genres de satyre le plus noir & le plus lâche. Il y a quelque chose de plus infame que la calomnie ; c’est la calomnie contre les morts. L’expression des anciens, troubler la cendre des morts, est trop foible. Le satyrique qui outrage un homme qui n’est plus, ressemble à ces animaux carnaciers qui fouillent dans les tombeaux pour se repaître de cadavres. Voyez Satyre. Quelquefois l’épitaphe n’est que morale, & n’a rien de personnel ; telle est celle de Jovianus Pontanus, qui n’a point été mise sur son tombeau :
L’épitaphe à la gloire d’un mort, est de toutes les loüanges la plus noble & la plus pure, sur-tout lorsqu’elle n’est que l’expression naïve du caractere & des actions d’un homme de bien. Les vertus privées ont droit à cet hommage, comme les vertus publiques ; & les titres de bon parent, de bon ami, de bon citoyen, méritent bien d’être gravés sur le marbre. Qu’il me soit permis à cette occasion de placer ici, non pas comme un modele, mais comme un foible témoignage de ma reconnoissance, l’épitaphe d’un citoyen dont la mémoire me sera toûjours chere :
Les gens de Lettres seroient bien à plaindre, si dans un ouvrage public on leur envioit quelques retours sur eux-mêmes, quelques traits relatifs à leurs sentimens & à leurs devoirs. Si leur plume doit leur être bonne à quelque chose, c’est à ne pas mourir ingrats. Mais la reconnoissance fait en eux, parce qu’elle est noble, ce que l’espoir des récompenses n’eût jamais fait, parce qu’il est bas & servile. On a remarqué au commencement de cet article, que le tombeau du duc de Malboroug étoit encore sans épitaphe ; le prix proposé justifie & rend vraissemblable la stérilité des poëtes anglois. Devant une place assiégée un officier françois fit proposer aux grenadiers une somme considérable pour celui qui le premier planteroit une fascine dans un fossé exposé à tout le feu des ennemis. Aucun des grenadiers ne se présenta ; le général étonné, leur en fit des reproches : Nous nous serions tous offerts, lui dit l’un de ces braves soldats, si l’on n’avoit pas mis cette action à prix d’argent. Il en est des bons vers comme des actions courageuses. Voyez Eloge. Quelques auteurs ont fait eux-mêmes leur épitaphe. Celle de la Fontaine, modele de naïveté, est connue de tout le monde. Il seroit à souhaiter que chacun fît la sienne de bonne heure ; qu’il la fît la plus flateuse qu’il est possible, & qu’il employât toute sa vie à la mériter. Art. de M. Marmontel .
Boileau avoit oublié en les composant, qu’Antoine devoit les entendre. L’épître au roi sur le passage du Rhin, exigeoit le style le plus héroïque : ainsi l’image grotesque du fleuve essuyant sa barbe, y choque la décence. Virgile a dit d’un genre de poésie encore moins noble, sylvoe sint consule dignoe. Si dans un ouvrage adressé à une personne illustre on doit annoblir les petites choses, à plus forte raison n’y doit-on pas avilir les grandes ; & c’est ce que fait à tout moment dans les épîtres de Boileau, le mélange de Cotin avec Louis le Grand, du sucre & de la canelle avec la gloire de ce héros Un bon mot est placé dans une épître familiere ; dans une épître sérieuse & noble, il est du plus mauvais goût. Boileau n’étoit pas de cet avis ; il lui en coûta de retrancher la fable de l’huitre, qu’il avoit mise à la fin de sa premiere épître au roi, pour délasser, disoit-il, des lecteurs qu’un sublime trop sérieux peut enfin fatiguer. Il ne fallut pas moins que le grand Condé pour vaincre la répugnance du poëte à sacrifier ce morceau. En général, les défauts dominans des épîtres de Boileau sont la sécheresse & la stérilité, des plaisanteries parasites, des idées superficielles, des vûes courtes, & de petits desseins. On lui a appliqué ce vers :
Son mérite est dans le choix heureux des termes & des tours. Il se piquoit sur-tout de rendre avec grace & avec noblesse des idées communes, qui n’avoient point encore été rendues en Poésie. Une des choses par exemple qui le flatoient le plus, comme il l’avoue lui-même, étoit d’avoir exprimé poétiquement sa perruque. Au contraire, la bassesse & la bigarrure du style défigurent la plûpart des épîtres de Rousseau. Autant il s’est élevé au-dessus de Boileau par ses odes, autant il s’est mis au-dessous de lui par ses épîtres. Dans l’épitre philosophique, la partie dominante doit être la justesse & la profondeur du raisonnement. C’est un préjugé dangereux pour les Poëtes & injurieux pour la Poesie, de croire qu’elle n’exige ni une vérité rigoureuse, ni une progression méthodique dans les idées. Nous ferons voir ailleurs que les écarts même de l’enthousiasme ne sont que la marche réguliere de la raison. V. Ode & Enthousiasme. Il est encore plus incontestable, que dans l’épître philosophique on doit pouvoir presser les idées sans y trouver le vuide, & les creuser sans arriver au faux. Que seroit-ce en effet qu’un ouvrage raisonné, où l’on ne feroit qu’effleurer l’apparence superficielle des choses ? Un sophisme revêtu d’une expression brillante, n’est qu’une figure bien peinte & mal dessinée ; prétendre que la Poésie n’a pas besoin de l’exactitude philosophique, c’est donc vouloir que la Peinture puisse se passer de la correction du dessein. Or qu’on mette à l’épreuve de l’application de ce principe & les épîtres de Boileau, & celles de Rousseau, & celles de Pope lui-même. Boileau, dans son épître à M. Arnaud, attribue tous les maux de l’humanité à la honte du bien. La mauvaise honte ou plûtôt la foiblesse en général, produit de grands maux :
Voilà le vrai. Mais quand on ajoûte, pour le prouver, qu’Adam, par exemple, n’a été malheureux que pour n’avoir osé soupçonner sa femme ; voilà de la déclamation. Le desir de la loüange & la crainte du blâme produisent tour à tour des hommes timides ou courageux dans le bien, foibles ou audacieux dans le mal ; les grands crimes & les grandes vertus émanent souvent de la même source : quand ? & comment ? & pourquoi ? voilà ce qui seroit de la philosophie. Dans l’épître à M. de Seignelai, la plus estimée de celles de Boileau, pour démasquer la flaterie le poëte la suppose stupide & grossiere, absurde & choquante au point de loüer un général d’armée sur sa défaite, & un ministre d’état sur ses exploits militaires ; est-ce là présenter le miroir aux flateurs ? Il ajoûte que rien n’est beau que le vrai ; mais confondant l’homme qui se corrige avec l’homme qui se déguise, il conclut qu’il faut suivre la nature.
Sur ce principe vague, un homme né grossier plaira donc par sa grossiéreté ? un impudent par son impudence ? &c. Qu’auroit fait un poëte philosophe ? qu’auroit fait par exemple, l’auteur des discours sur l’égalité des conditions, & sur la modération dans les desirs ? Il auroit pris le naturel inculte & brute, comme il l’est toûjours : il l’auroit comparé à l’arbre qu’il faut tailler, émonder, diriger, cultiver enfin, pour le rendre plus beau, plus fécond, & plus utile. Il eût dit à l’homme :
« ne veuillez jamais paroître ce que vous n’êtes pas, mais tâchez de devenir ce que vous voulez paroître : quel que soit votre caractere, il est voisin d’un certain nombre de bonnes & de mauvaises qualités ; si la nature a pû vous incliner aux mauvaises, ce qui est du moins très-douteux, ne vous découragez point, & opposez ce penchant la contention de l’habitude. Socrate n’étoit pas né sage, & son naturel en se redressant ne s’étoit pas estropié ».On n’a besoin que d’un peu de philosophie pour n’en trouver aucune dans les épitres de Rousseau. Dans celle à Clement Marot il avoit à développer & à prouver ce principe des Stoïciens, que l’erreur est la source de tous les vices, c’est-à-dire qu’on n’est méchant que par un intérêt mal entendu. Que fait le poëte ? il établit qu’un vaurien est toujours un sot sous le masque ; & au lieu de citer au tribunal de la raison un Aristophane, un Catilina, un Narcisse, qu’il auroit eu bien de la peine à faire passer pour d’honnêtes gens, ou pour des sots ; il prend un fat, mauvais plaisant, dont l’exemple ne conclut rien, & il dit de ce fat, plus sot encore :
Passons sur le style ; quelle logique ! La raison sans sel fait un monstre, incapable de tout bien : pourquoi ? parce qu’elle est fade nourriture, qu’elle n’assaisonne pas la vertu, & ne la fait pas goûter aux autres. D’où il conclut qu’un homme qui n’a que de la raison, & qu’il appelle un sot, ne sauroit être vertueux. Moliere, le plus philosophe de tous les poëtes, a fait un honnête homme d’Orgon, quoiqu’il n’en ait fait qu’un sot, & n’a pas fait un sot de Tartuffe, quoiqu’il n’en ait fait qu’un méchant homme. Pope, dans les épîtres qui composent son essai sur l’homme, a fait voir combien la poésie pouvoit s’élever sur les aîles de la philosophie. C’est dommage que ce poëte n’ait pas ou autant de méthode que de profondeur. Mais il avoit pris un système, il falloit le soûtenir. Ce système lui offroit des difficultés épouvantables ; il falloit ou les vaincre, ou les éviter : le dernier parti étoit le plus sûr & le plus commode ; aussi, pour répondre aux plaintes de l’homme sur les malheurs de son état, lui donne-t-il le plus souvent des images pour des preuves, & des injures pour des raisons. Article de M. Marmontel .
Ce génie audacieux avoit senti qu’il étoit naturel à tous les hommes d’aimer la liberté, de détester qui l’opprime, d’admirer qui la défend : il a écrit pour tous les siecles ; & sans l’éloge de Néron dont il a souillé son poëme, on le croiroit d’un ami de Caton. La grandeur & l’importance de l’action de l’épopée dépendent de l’importance & de la grandeur de l’exemple qu’elle contient : exemple d’une passion pernicieuse à l’humanité ; sujet de l’Iliade : exemple d’une vertu constante dans ses projets, ferme dans les revers, & fidelle à elle-même ; sujet de l’Odyssée, &c. Dans les exemples vertueux, les principes, les moyens, la fin, tout doit être noble & digne ; la vertu n’admet rien de bas. Dans les exemples vicieux, un mêlange de force & de foiblesse, loin de dégrader le tableau, ne fait que le rendre plus naturel & plus frappant. Que d’un intérêt puissant naissent des divisions cruelles ; on a dû s’y attendre, & l’exemple est infructueux. Mais que l’insidélité d’une femme & l’imprudence d’un jeune insensé dépeuplent la Grece & embrasent la Phrygie, cet incendie allumé par une étincelle inspire une crainte salutaire ; l’exemple instruit en étonnant. Quoique la vertu heureuse soit un exemple encourageant pour les hommes, il ne s’en suit pas que la vertu infortunée soit un exemple dangereux : qu’on la présente telle qu’elle est dans le malheur, sa situation ne découragera point ceux qui l’aiment. Caton n’étoit pas heureux après la défaite de Pompée ; & qui n’envieroit le sort de Caton tel que nous le peint Séneque, inter ruinas publicas erectum ? L’action de l’épopée semble quelquefois tirer son importance de la qualité des personnages : il est certain que la querelle d’Agamemnon avec Achille, n’auroit rien de grand si elle se passoit entre deux soldats ; pourquoi ? parce que les suites n’en seroient pas les mêmes. Mais qu’un plébéien comme Marius, qu’un homme privé comme Cromwel, Fernand-Cortès, &c. entreprenne, exécute de grandes choses, soit pour le bonheur, soit pour le malheur de l’humanité, son action aura toute l’importance qu’exige la dignité de l’épopée. On a dit : il n’est pas besoin que l’action de l’épopée soit grande en elle-même, pourvû que les personnages soient d’un rang élevé ; & nous disons : il n’est pas besoin que les personnages soient d’un rang élevé, pourvû que l’action soit grande en elle. même. Il semble que l’intérêt de l’épopée doive être un intérêt public, l’action en auroit sans doute plus de grandeur, d’importance, & d’utilité ; toutefois on ne peut en faire une regle. Un fils dont le pere gémiroit dans les fers, & qui tenteroit pour le délivrer tout ce que la nature & la vertu, la valeur & la pieté peuvent entreprendre de courageux & de pénible ; ce fils, de quelque condition qu’on le supposât, seroit un héros digne de l’épopée, & son action mériteroit un Voltaire ou un Fenelon. On éprouve même qu’un intérêt particulier est plus sensible qu’un intérêt public, & la raison en est prise dans la nature (voyez Intérêt ). Cependant comme le poeme épique est sur-tout l’école des maîtres du monde, ce sont les intérêts qu’ils ont en main qu’il doit leur apprendre à respecter. Or ces interêts ne sont pas ceux de tel ou de tel homme, mais ceux de l’humanité en général, le plus grand & le plus digne objet du plus noble de tous les poëmes. Nous n’avons consideré jusqu’ici le sujet de l’épopée qu’en lui-même ; mais quelle qu’en soit la beauté naturelle, ce n’est encore qu’un marbre informe que le ciseau doit animer. De la composition. La composition de l’épopée embrasse trois points principaux, le plan, les caracteres, & le style. On distingue dans le plan l’exposition, le noeud, & le dénouement : dans les caracteres, les passions & la morale : dans le style, la force, la précision, & l’élégance, l’harmonie & le coloris. Du plan. L’exposition a trois parties, le début, l’invocation, & l’avant-scene. Le début n’est que le titre du poëme plus développé, il doit être noble & simple. L’invocation n’est une partie essentielle de l’épopée, qu’en supposant que le poëte ait à révéler des secrets inconnus aux hommes : Lucain qui ne devoit être que trop instruit des malheurs de sa patrie, au lieu d’invoquer un dieu pour l’inspirer, se transporte tout-à-coup au tems où s’alluma la guerre civile. Il frémit, il s’écrie :
« Citoyens, arrêtez ; quelle est votre sureur ! L’habitant solitaire est errant dans vos villes ; La main du laboureur manque à vos champs stériles. »
Ce mouvement est plein de chaleur ; une invocation eût été froide à sa place. L’avant-scene est le développement de la situation des personnages au moment où commence le poeme, & le tableau des intérêts opposés, dont la complication va former le noeud de l’intrigue. Dans l’avant-scene, ou le poëte suit l’ordre des évenemens, & la fable se nomme simple ; ou il laisse derriere lui une partie de l’action pour se replier sur le passé, & la fable se nomme implexe : celle-ci a un grand avantage, non-seulement elle anime la narration, en introduisant un personnage plus intéressé & plus intéressant que le poëte, comme Henri IV. Ulysse, Enée, &c. mais encore en prenant le sujet par le centre, elle fait refluer sur l’avant-scene l’intérêt de la situation présente des acteurs, par l’impatience où l’on est d’apprendre ce qui les y a conduits. Toutefois de grands évenemens, des tableaux variés, des situations pathétiques, ne laissent pas de former le tissu d’un beau poëme, quoique présentés dans leur ordre naturel. Boileau traite de maigres historiens, les poetes qui suivent l’ordre des tems ; mais n’en déplaise à Boileau, l’exactitude ou les licences chronologiques sont très-indifférentes à la beauté de la Poésie ; c’est la chaleur de la narration, la force des peintures, l’intérêt de l’intrigue, le contraste des caracteres, le combat des passions la vérité & la noblesse des moeurs, qui sont l’ame de l’épopée, & qui feront du morceau d’histoire le-plus exactement suivi, un poëme épique admirable. L’intrigue a été jusqu’ici la partie la plus négligée du poëme épique, tandis que dans la tragédie elle s’est perfectionnée de plus en plus. On a osé se détacher de Sophocle & d’Euripide, mais on a craint d’abandonner les traces d’Homere : Virgile l’a imité, & l’on a imité Virgile. Aristote a touché au principe le plus lumineux de l’épopée, lorsqu’il a dit que ce poëme devoit être une tragédie en récit. Suivons ce principe dans ses conséquences. Dans la tragédie tout concourt au noeud ou au dénouement : tout devroit donc y concourir dans l’épopée. Dans la tragédie, un incident naît d’un incident, une situation en produit une autre : dans le poëme épique les incidens & les situations devroient donc s’enchaîner de même. Dans la tragédie l’intérêt croît d’acte en acte, & le péril devient plus pressant : le péril & l’intérêt devroient donc avoir les mêmes progrès dans l’épopée. Enfin le pathétique est l’ame de la tragédie : il devroit donc être l’ame de l’épopée, & prendre sa source dans les divers caracteres & les intérêts opposés. Qu’on examine après cela quel est le plan des poëmes anciens. L’Iliade a deux especes de noeuds ; la division des dieux, qui est froide & choquante ; & celle des chefs, qui ne sait qu’une situation. La colere d’Achille prolonge ce tissu de périls & de combats qui forment l’action de l’Iliade ; mais cette colere, toute fatale qu’elle est, ne se manifeste que par l’absence d’Achille, & les passions n’agissent sur nous que par leurs développemens. L’amour & la douleur d’Andromaque ne produisent qu’un intérêt momentané, presque tout le reste du poëme se passe en assauts & en batailles ; tableaux qui ne frappent guere que l’imagination, & dont l’intérêt ne va jamais jusqu’à l’ame. Le plan de l’Odyssée & celui de l’Énéide sont plus variés ; mais comment les situations y sont-elles amenées ? un coup de vent fait un épisode ; & les avantures d’Ulysse & d’Enée ressemblent aussi peu à l’intrigue d’une tragédie, que le voyage d’Anson. S’il restoit encore des Daciers, ils ne manqueroient pas de dire qu’on risque tout à s’écarter de la route qu’Homere a tracée, & que Virgile a suivie ; qu’il en est de la Poésie comme de la Medecine, & ils nous citeroient Hippocrate pour prouver qu’il est dangereux d’innover dans l’épopée. Mais pourquoi ne feroit-on pas à l’égard d’Homere & de Virgile, ce qu’on a fait à l’égard de Sophocle & d’Euripide ? on a distingué leurs beautés de leurs défauts ; on a pris l’art où ils l’ont laissé ; on a essayé de faire toûjours comme ils avoient fait quelquefois, & c’est sur-tout dans la partie de l’intrigue que Corneille & Racine se sont élevés au-dessus d’eux. Supposons que tout le poëme de l’Enéide fût tissu comme le quatrieme livre ; que les incidens naissant les uns des autres, pussent produire & entretenir jusqu’à la fin cette variété de sentimens & d’images, ce mêlange d’épique & de dramatique, cette alternative pressante d’inquiétude & de surprise, de terreur & de pitié ; l’Enéide ne feroit-elle pas supérieure à ce qu’elle est ? L’épopée, pour remplir l’idée d’Aristote, devroit donc être une tragédie composée d’un nombre de scenes indéterminé, dont les intervalles seroient occupés par le poëte : tel est ce principe dans la spéculation, c’est au génie seul à juger s’il est pratiquable. La tragédie dès son origine a eu trois parties, la scene, le récit, & le choeur ; & de-là trois sortes de rôles, les acteurs, les confidens, & les témoins. Dans l’épopée, le premier de ces rôles est celui des héros, le poëte est chargé des deux autres. Pleurez, dit Horace, si vous voulez que je pleure. Qu’un poëte raconte sans s’émouvoir des choses terribles ou touchantes, on l’écoute sans être émû, on voit qu’il récite des fables ; mais qu’il tremble, qu’il gémisse, qu’il verse des larmes, ce n’est plus un poëte, c’est un spectateur attendri, dont la situation nous pénetre. Le choeur fait partie des moeurs de la tragédie ancienne ; les réflexions & les sentimens du poëte font partie des moeurs de l’épopée :
Tel est l’emploi qu’Horace attribue au choeur, & tel est le rôle que fait Lucain dans tout le cours de son poëme. Qu’on ne dédaigne pas l’exemple de ce poëte. Ceux qui n’ent lû que Boileau méprisent Lucain ; mais ceux qui lisent Lucain, font bien peu de cas du jugement que Boileau en a porté. On reproche avec raison à Lucain d’avoir donné dans la déclamation ; mais combien il est éloquent lorsqu’il n’est pas déclamateur ! combien les mouvemens qu’excite en lui-même ce qu’il raconte, communiquent à ses récits de chaleur & de véhémence ! César, après s’être emparé de Rome sans aucun obstacle, veut piller les thrésors du temple de Saturne, & un citoyen s’y oppose. L’avarice, dit le poëte, est donc le seul sentiment qui brave le fer & la mort ?
Les deux armées sont en présence, les soldats de César & de Pompée se reconnoissent : ils franchissent le fossé qui les sépare ; ils se mêlent, ils s’attendrissent, ils s’embrassent. Le poëte saisit ce moment pour reprocher à ceux de César leur coupable obéissance :
César au milieu d’une nuit orageuse, frappe à la porte d’un pêcheur. Celui-ci demande : Quel est ce malheureux échappé du naufrage ? Le poëte ajoûte :
Pompée offre aux dieux un sacrifice ; le poëte s’adresse à César :
Sur le point de décrire la bataille de Pharsale, saisi d’horreur il s’écrie :
C’en est assez pour indiquer le mélange de dramatique & d’épique que le poëte peut employer, même dans sa narration directe ; & le moyen de rapprocher l’épopée de la tragédie, dans la partie qui les distingue le plus. Mais, dira-t-on, si le rôle du choeur rempli par le poëte, étoit une beauté dans l’épopée, pourquoi Lucain seroit-il le seul des poëtes anciens qui s’y seroit livré ? Pourquoi ? parce qu’il est le seul que le sujet de son poëme ait intéressé vivement. Il étoit romain, il voyoit encore les traces sanglantes de la guerre civile : ce n’est ni l’art ni la reflexion qui lui a fait prendre le ton dramatique, c’est son ame, c’est la nature elle-même ; & le seul moyen de l’imiter dans cette partie, c’est de se pénétrer comme lui. La scene est la même dans la tragédie & dans l’épopée, pour le style, le dialogue & les moeurs ; ainsi pour savoir si la dispute d’Achille avec Agamemnon, l’entretien d’Ajax avec Idomenée, &c. sont tels qu’ils doivent être dans l’Iliade, on n’a qu’à les supposer au théatre. Voyez Tragedie. Cependant comme l’action de l’épopée est moins serrée & moins rapide que celle de la tragédie, la scene y peut avoir plus d’étendue & moins de chaleur. C’est là que seroient merveilleusement placées ces belles conférences politiques dont les tragédies de Corneille abondent ; mais dans sa tranquillité même la scene épique doit être intéressante : rien d’oisif, rien de superflu. Encore est-ce peu que chaque scene ait son intérêt particulier, il faut qu’elle concoure à l’intérêt général de l’action ; que ce qui la suit en dépende, & qu’elle dépende de ce qui la précede. A ces conditions on ne peut trop multiplier les morceaux dramatiques dans l’épopée ; ils y répandent la chaleur & la vie. Qu’on se rappelle les adieux d’Hector & d’Andromaque, Priam aux piés d’Achille dans l’Iliade ; les amours de Didon, Euriale & Nisus, les regrets d’Evandre dans l’Enéide ; Armide & Clorinde dans le Tasse ; le conseil infernal, Adam & Eve dans Milton, &c. Qu’est-ce qui manque à la Henriade pour être le plus beau de tous les poëmes connus ? Quelle sagesse dans la composition ! quelle noblesse dans le dessein ! quels contrastes ! quel coloris ! quelle ordonnance ! quel poëme enfin que la Henriade, si le poëte eût connu toutes ses forces lorsqu’il en a formé le plan ; s’il y eût déployé la partie dominante de son talent & de son génie, le pathétique de Mérope & d’Alzire, l’art de l’intrigue & des situations ! En général, si la plûpart des poëmes manquent d’intérêt, c’est parce qu’il y a trop de récits & trop peu de scenes. Les poëmes où, par la disposition de la fable, les personnages se succedent comme les incidens, & disparoissent pour ne plus revenir ; ces poëmes qu’on peut appeller épisodiques, ne sont pas susceptibles d’intrigue : nous ne prétendons pas en condamner l’ordonnance, nous disons seulement que ce ne sont pas des tragédies en récit. Cette définition ne convient qu’aux poëmes dans lesquels des personnages permanens, annoncés dès l’exposition, peuvent occuper alternativement la scene, & par des combats de passion & d’intérêt, noüer & soûtenir l’action. Telle étoit la forme de l’Iliade & de la Pharsale, si les poëtes avoient eu l’art ou le dessein d’en profiter. L’Iliade a été plus que suffisamment analysée par les critiques de ces derniers tems ; mais prenons la Pharsale pour exemple de la négligence du poëte dans la contexture de l’intrigue. D’où vient qu’avec le plus beau sujet & le plus beau génie, Lucain n’a pas fait un beau poëme ? Est-ce pour avoir observé l’ordre des tems & l’exactitude des faits ? nous avons prévenu cette critique. Est ce pour n’avoir pas employé le merveilleux ? nous verrons dans la suite combien l’entremise des dieux est peu essentielle à l’épopée. Est-ce pour avoir manqué de peindre en poëte, ou les personnages ou les tableaux que lui présentoit son action ? les caracteres de Pompée & de César, de Brutus & de Caton, de Marcie & de Cornélie, d’Affranius, de Vultéïus, & de Scéva, sont saisis & dessinés avec une noblesse & une vigueur dont nous connoissons peu d’exemples. Le deuil de Rome à l’approche de César (erravit sine voce dolor), les proscriptions de Sylla, la forêt de Marseille & le combat sur mer, l’inondation du camp de Céfar, la réunion des deux armées, le camp de Pompée consumé par la soif, la mort de Vultéïus & des fiens, la tempête que César essuie, l’assaut soûtenu par Scéva, le charmé de la Thessalienne ; tous ces tableaux, & une infinité d’autres répandus dans ce poëme, ne sont peints quelquefois qu’avec trop de force, de hardiesse & de chaleur. Les discours répondent à la beauté des peintures ; & si dans l’un & l’autre genre Lucain passe quelquefois les bornes du grand & du vrai, ce n’est qu’après y avoir atteint ; & pour vouloir renchérir sur lui-même, le plus souvent le dernier vers est empoulé, & le précédent est sublime. Qu’on retranche de la Pharsale les hyperboles & les longueurs, défauts d’une imagination vive & féconde, correction qui n’exige qu’un trait de plume, il restera des beautés dignes des plus grands maitres, & que l’auteur des Horaces, de Cinna, de la mort de Pompée, ne trouvoit pas au-dessous de lui. Cependant avec tant de beautés la Pharsale n’est que l’ébauche d’un beau poëme, non-seulement par le style, qui en est inculte & raboteux, non-seulement par le défaut de variété dans les couleurs des tableaux, vice du sujet plûtôt que du poëte, mais sur-tout par le manque d’ordonnance & d’ensemble dans la partie dramatique. L’entretien de Caton avec Brutus, le mariage de Caton & de Marcie, les adieux de Cornélie & de Pompée, la capitulation d’Affranius avec César, l’entrevûe de Pompée & de Cornélie après la bataille, toutes ces scenes, à quelques longueurs près, sont si intéressantes & si nobles ! Pourquoi ne les avoir pas multipliées ? Pourquoi Caton, cet homme divin, si dignement annoncé au second livre, ne reparoît-il plus ? pourquoi ne voit-on pas Brutus en scene avec Céfar ? pourquoi Cornélie est-elle oubliée à Lesbos ? pourquoi Marcie ne va-t-elle pas l’y joindre, & Caton l’y retrouver en même tems que Pompée ? Quelle entrevûe ! quels sentimens ! quels adieux ! Le beau contraste de caracteres vertueux, si le poëte les eût rapprochés ! Ce n’est point à nous à tracer un tel plan, nous en sentons les difficultés ; mais nous écrivons ici pour les hommes de génie. Des caracteres. Nous ne nous étendrons point sur les caracteres, dans le dessein de traiter en son lieu cette partie du poëme dramatique (voyez Tragédie ) ; mais nous placerons ici quelques observations particulieres aux personnages de l’épopée. Rien n’est plus inutile, à notre avis, que le mêlange des êtres surnaturels avec les hommes : tout ce que le poëte peut se promettre, c’est de faire de grands hommes de ses dieux, en les habillant de nos pieces, suivant l’expression de Montagne. Et ne vaut-il pas mieux employer les efforts de la poésie à rapprocher les hommes des dieux, qu’à rapprocher les dieux des hommes ? Humana ad deos transtulerunt, dit Ciceron en parlant des Philosophes mythologues, divina mallem ad nos. Ce que j’y vois de plus certain, dit Pope au sujet des d’eux d’Homere, c’est qu’ayant à parler de la divinité sans la connoître, il en a pris une image dans l’homme : il contempla dans une onde inconstante & fangeuse l’astre qu’il y voyoit réfléchi. On peut nous opposer que l’imagination ne raisonne point ; que le merveilleux l’enivre ; qu’il emporte l’ame hors d’elle même, sans lui donner le tems de se replier sur les idées qui détruiroient l’illusion : tout cela est vrai, & c’est ce qui nous empêche de bannir le merveilleux de l’épopée ; c’est ce qui nous a engagé à l’admettre même dans la tragédie. Voyez Dénouement. Mais dans l’un & l’autre de ces poëmes il est encore moins raisonnable de l’exiger que de l’interdire. Voyez Merveilleux. Cependant comment suppléer aux personnages surnaturels dans l’épopée ? Par les vertus & les passions, non pas allégoriquement personnifiées (l’allégorie anime le physique & refroidit le moral), mais rendues sensibles par leurs effets, comme elles le sont dans la nature, & comme la tragédie les présente. L’épopée n’exige donc pour personnages que des hommes, & les mêmes hommes que la tragédie ; avec cette différence, que celle-ci demande plus d’unité dans les caracteres, comme étant resserrée dans un moindre espace de tems. Il n’est point de caractere simple. L’homme, dit Charon, est un sujet merveilleusement divers & ondoyant : cependant comme la tragédie n’est qu’un moment de la vie d’un homme, que dans ce moment même il est violemment agité d’un intérêt principal & d’une passion dominante, il doit, dans ce court espace, suivre une même impulsion, & n’essuyer que le flux & le reflux naturel à la passion qui le domine ; au lieu que l’action du poëme épique étant étendue à un plus long espace de tems, la passion a ses relâches, & l’intérêt ses diversions : c’est un champ libre & vaste pour l’inconstance & l’instabilité, qui est le plus commun & apparent vice de la nature humaine. (Charon). La sagesse & la vertu seules sont au-dessus des révolutions ; & c’est un genre de merveilleux qu’il est bon de réserver pour elles. Ainsi quoique chacun des personnages employés dans l’épopée doive avoir un fond de caractere & d’intérêt déterminé, les orages qui s’y élevent ne laissent pas quelquefois d’en troubler la surface & d’en dérober le fond. Mais il faut observer aussi qu’on ne change jamais sans cause d’inclination, de sentiment ou de dessein ; ces changemens ne s’operent, s’il est permis de le dire, qu’au moyen des contrepoids : tout l’art consiste à charger à propos la balance ; & ce genre de mécanisme exige une connoissance profonde de la nature. Voyez dans Britannicus avec quel art les contrepoids sont ménagés dans les scenes de Burrhus avec Néron, de Néron avec Narcisse ; & au contraire prenons le dernier livre de l’iliade. Achille a porté la vengeance de Patrocle jusqu’à la barbarie : Priam vient se jetter à ses piés pour lui demander le corps de son fils : Achille s’émeut, se laisse fléchir ; & jusque-là cette scene est sublime. Achille invite Priam à prendre du repos.
« Fils de Jupiter (lui répond le divin Priam) ne me forcez point à m’asseoir, pendant que mon cher Hector est étendu sur la terre sans sépulture »Quoi de plus pathétique & de moins offensant que cette réponse ! Qui croiroit que c’est à ces mots qu’Achille redevient furieux ? Il s’appaise de nouveau ; il fait laisser sur le chariot de Priam une tunique & deux voiles pour envelopper le corps, avant de le rendre à ce pere affligé : il le prend entre ses bras, le met sur un lit, & place ce lit sur le chariot. Alors il se met à jetter de grands cris ; & s’adressant à Patrocle,
« mon cher Patrocle, s’écrie-t-il, ne sois pas irrité contre moi ».Ce retour est encore admirable ; mais achevons.
« Mon cher Patrocle, ne sois pas irrité contre moi, si on te porte jusque dans les enfers la nouvelle que j’ai rendu le corps d’Hector à son pere ; car (on s’attend qu’il va dire, je n’ai pû résister aux larmes de ce pere infortuné ; mais non.) car il m’a apporté une rançon digne de moi ».Ces disparates prouvent que jamais on n’a moins connu l’héroisme que dans les tems appellés héroïques. Du style. Nous supposons dans le lecteur une idée juste des qualités du style en général : il peut consulter les articles Style, Elégance, Précision &c. Appliquons en peu de mots au style de l’épopée celles de ces qualités qui lui conviennent : les premieres sont la force, la précision, & l’élégance. La force & la précision sont inséparables ; mais c’est avec l’élégance qu’il est difficile de les concilier. Parmi les auteurs qui en écrivant se livrent à leur génie, ceux qui pensent le plus ne sont pas ceux qui écrivent le mieux ; leurs idées, qui se pressent & se foulent dans leur impétuosité, font que leurs expressions se serrent & se froissent : au contraire, ceux dont les idées moins tumultueuses se succedent & s’arrangent à leur aise, conservent dans leur style cette liante facilité ; leur imagination donne à leur plume le loisir d’être élégante. Du nombre des premiers sont Séneque, Tacite & Lucain, Corneille, Pascal & Bossuet ; du nombre des seconds, Cicéron, Tite-Live & Virgile, Racine, Malebranche & Fléchier. Un ouvrage plus élégant & moins pensé a communément plus de succès qu’un ouvrage plus pensé & moins élegant : la lecture du premier est agréable & facile ; la lecture du second est utile, mais fatigante : celui-ci est une mine d’or ; celui-là une feuille legere, mais artistement travaillée : on l’admire, on en joüit ; & qui va fouiller dans les mines ? Ceux même qui s’y enrichissent se gardent bien de les faire connoître. Combien d’auteurs célebres doivent leur fortune à d’obscurs écrivains qu’ils n’ont jamais daigné nommer ? On a dit qu’une pensée appartenoit à celui qui la rendoit le mieux : cela ressemble au droit du plus fort. Dans le fait, il est du moins vrai que l’homme de génie est souvent comme le ver à soie qui file pour l’ouvrier : Sic vos, non vobis.... Mais le soin qu’on prend de polir le style ne peut-il pas refroidir l’imagination & rallentir la pensée ? Non, lorsque le poëte se hâte d’abord de répandre ses idées dans toute leur rapidité, & ne donne à la correction que les intervalles du génie. Dans ce premier jet, l’expression se fond avec la pensée, & ne faisant plus qu’un même corps avec elle, ne laisse à la réflexion que des traits à rechercher & des contours à arrondir. Rien n’est plus vif ni plus élégant que les scenes passionnées de Racine ; c’est ainsi qu’il les a travaillées ; c’est ainsi sans doute qu’avoit commencé celui qui est mort à vingt-sept ans, & nous a laissé la Pharsale. L’harmonie & le coloris distinguent sur-tout le style de l’épopée. Il y a deux sortes d’harmonie dans le style, l’harmonie contrainte, & l’harmonie libre : l’harmonie contrainte, qui est celle des vers, résulte d’une division symmétrique & d’une mesure réguliere dans les sons. Bornons-nous au vers héroïque, le seul qui ait rapport à ce que nous voulons prouver. On sait que l’exametre des anciens étoit composé de six mesures à quatre tems : c’est d’après ce modele que supposant longues ou de deux tems toutes les syllabes de notre langue, on en a donné douze à notre vers alexandrin. Mais comme notre langue, quoique moins dactilique que le grec & le latin, ne laisse pas d’être mêlée de longues & de breves, & que le choix en est arbitraire dans les vers, il arrive qu’un vers a deux, trois, quatre, & jusqu’à huit tems de plus qu’un autre vers de la même mesure en apparence.
Ainsi le mêlange des syllabes breves & longues détruit dans nos vers la régularité de la mesure : or point de vers harmonieux sans ce mêlange ; d’où il suit que l’harmonie & la mesure sont incompatibles dans nos vers. Le choix des sons y est arbitraire : ce n’est donc pas encore ce choix qui rend nos vers préférables à la prose. Enfin la rime, qui peut causer un moment le plaisir de la surprise, ennuie & fatigue à la longue. Qu’est-ce donc qui peut nous attacher à une forme de vers qui n’a ni rythme ni mesure, & dont l’irréguliere symmétrie prive la pensée, le sentiment & l’expression des graces nobles de la liberté ? La prose a son harmonie ; & celle-ci, que nous appellons libre, se forme, non de tel ou de tel mêlange de sons régulierement divisés, mais d’un mêlange varié de syllabes faciles, pleines & sonores, tour-à-tour lentes & rapides, au gré de l’oreille, & dont les suspensions & les repos ne lui laissent rien à souhaiter. Là tous les nombres que l’oreille s’est choisis par prédilection, dactyle, spondée, iambe, &c. se succedent & s’allient avec une variété qui l’enchante & ne la fatigue jamais : la mesure précipitée ou soûtenue, interrompue ou remplie, suivant les mouvemens de l’ame, laisse au sentiment, d’intelligence avec l’oreille, choisir & marquer les divisions : c’est là que le trimetre, le tétrametre, le pentametre trouvent naturellement leur place ; car c’est une affectation puérile que d’éviter dans la prose la mesure d’un vers harmonieux, si ce n’est peut-être celle du vers héroïque, dont le retour continu est trop familier à notre oreille, pour qu’elle ne soit pas étonnée de trouver ce vers isolé au milieu des divisions irrégulieres de la prose. V. Elocution. Que l’harmonie imitative ait fait une des beautés des vers anciens, c’est ce qui n’est sensible pour nous que dans un très-petit nombre d’exemples ; quelquefois elle peint le physique :
quelquefois elle peint l’idée :
Mais rien n’est plus difficile ni plus rare que de donner à nos vers cette expression harmonique ; & si notre langue en est susceptible, ce n’est tout au plus que dans la prose, dont la liberté laisse au goût & à l’oreille du poëte le choix des termes & des tours : c’est peut-être ce qui manque à la prose nombreuse, mais monotone, du Télémaque. Cependant, s’il faut céder à l’habitude où nous sommes de voir des poëmes en vers, il y auroit un moyen d’en rompre la monotonie, & d’en rendre jusqu’à un certain point l’harmonie imitative : ce seroit d’y employer des vers de différente mesure, non pas mêlés au hasard, comme dans nos poésies libres, mais appliqués aux différens genres auxquels leur cadence est le plus analogue. Par exemple, le vers de dix syllabes, comme le plus simple, aux morceaux pathétiques ; le vers de douze aux morceaux tranquilles & majestueux ; les vers de huit aux harangues véhémentes ; les vers de sept, de six & cinq aux peintures les plus vives & les plus fortes. On trouve dans une épître de l’abbé de Chaulieu au chevalier de Bouillon, un exemple frappant de ce mêlange de différentes mesures.
Mais faudroit-il éviter le retour fatiguant de la rime redoublée, croiser les vers, & varier les repos avec un art d’autant plus difficile, qu’il n’a point de regles. Le coloris du style est une suite du coloris de l’imagination ; & comme il en est inséparable, nous avons crû devoir les réunir sous un même point de vûe. Le style de la tragédie est commun à toute la partie dramatique de l’épopée. Voyez Tragédie. Mais la partie épique permet, exige même des peintures plus fréquentes & plus vives : ou ces peintures présentent l’objet sous ses propres traits, & on les appelle descriptions ; ou elles le présentent révêtu de couleurs étrangeres, & on les appelle images. Les descriptions exigent non-seulement une imagination vive, forte & étendue, pour saisir à-la-fois l’ensemble & les détails d’un tableau vaste, mais encore un goût délicat & sûr pour choisir & les tableaux, & les parties de chaque tableau qui sont dignes du poëme héroïque. La chaleur des descriptions est la partie brillante & peut-être inimitable d’Homere ; c’est par-là qu’on a comparé son génie à l’essieu d’un char qui s’embrase par sa rapidité.... Ce feu, dit-on, n’a qu’à paroître dans les endroits où manque tout le reste, & fût-il environné d’absurdités, on ne le verra plus. (Prés. de l’Homere Angl. de Pope.) C’est par-là qu’Homere a fait tant de fanatiques parmi les savans, & tant d’enthousiastes parmi les hommes de génie : c’est par-là qu’on l’a regardé tantôt comme une source intarissable où s’abreuvoient les Poëtes,Que tant d’agitations,
tantôt comme l’avoit représenté le peintre Galathon, cujus vomitum alii poetoe adstantes absorbent. OElianus, l. XIII. Mais ce n’est point assez de bien peindre, il faut bien choisir ce qu’on peint : toute peinture vraie a sa beauté ; mais chaque beauté a sa place. Tout ce qui est bas, commun, incapable d’exciter la surprise, l’admiration, ou la curiosité d’un lecteur judicieux, est déplacé dans l’épopée. Il faut, dit-on, des peintures simples & familieres pour préparer l’imagination à se prêter au merveilleux ; oui sans doute : mais le simple & le familier ont leur intérêt & leur noblesse. Le repas d’Henri IV. chez le solitaire de Gersai, n’est pas moins naturel que le repas d’Enée sur la côte d’Afrique : cependant l’un est intéressant, & l’autre ne l’est pas. Pourquoi ? Parce que l’un renferme les idées accessoires d’une vie tranquille & pure, & l’autre ne présente que l’idée toute nue d’un repas de voyageurs. Les Poëtes doivent supposer tous les détails qui n’ont rien d’intéressant, & auxquels la réflexion du lecteur peut suppléer sans effort : ils seroient d’autant moins excusables de puiser dans ces sources stériles, que la Philosophie leur en a ouvert de très fécondes. Pope compare le génie d’Homere à un astre qui attire en son tourbillon tout ce qu’il trouve à la portée de ses mouvemens : & en effet Homere est de tous les Poëtes celui qui a le plus enrichi la poésie des connoissances de son siecle. Mais s’il revenoit aujourd’hui avec ce feu divin, quelles couleurs, quelles images ne tireroit-il pas des grands effets de la nature, si savamment développés, des grands effets de l’industrie humaine, que l’expérience & l’intérêt ont porté si loin depuis trois mille ans ? La gravitation des corps, la végétation des plantes, l’instinct des animaux, les développemens du feu, l’action de l’air, &c. les mécaniques, l’astronomie, la navigation, &c. voilà des mines à-peine ouvertes, où le génie peut s’enrichir : c’est de-là qu’il peut tirer des peintures dignes de remplir les intervalles d’une action héroïque : encore doit-il être avare de l’espace qu’elles occupent, & ne perdre jamais de vûe un spectateur impatient, qui veut être délassé sans être refroidi, & dont la curiosité se rebute par une longue attente, sur-tout lorsqu’il s’apperçoit qu’on le distrait hors de propes. C’est ce qui ne manqueroit pas d’arriver, si, par exemple, dans l’un des intervalles de l’action on employoit mille vers à ne décrire que des jeux (Enéide, l. V.). Le grand art de ménager les descriptions est donc de les présenter dans le cours de l’action principale, comme les passages les plus naturels, ou comme les moyens les plus simples. Art bien peu connu, ou bien négligé jusqu’à nous. Il nous reste à examiner la partie des images ; mais comme elles sont communes à tous les genres de poésie, & que la théorie en exige un détail approfondi, nous croyons devoir en faire un article séparé. Voyez Image. Nous n’avons pû donner ici que le sommaire d’un long traité ; les exemples sur-tout, qui appuient & développent si bien les principes, n’ont pû trouver place dans les bornes d’un article : mais en parcourant les Poëtes, un lecteur intelligent peut aisément y suppléer. D’ailleurs, comme nous l’avons dit dans l’article Critique , l’auteur qui, pour composer un poëme, a besoin d’une longue étude des préceptes, peut s’en épargner le travail. Cet article est de M. Marmontel .
« Phedre vient implorer la protection d’Hyppolite pour ses enfans, mais elle oublie à sa vûe le dessein qui l’amene. Le coeur plein de son amour, elle en laisse échapper quelques marques. Hyppolite lui parle de Thésée, Phedre croit le revoir dans son fils ; elle se sert de ce détour pour exprimer la passion qui la domine : Hyppolite rougit & veut se retirer ; Phedre le retient, cesse de dissimuler, & lui avoue en même tems la tendresse qu’elle a pour lui, & l’horreur qu’elle a d’elle-même ».Croiroit-on de bonne-foi trouver dans ses lecteurs une imagination assez vive pour suppléer aux détails qui font de cette esquisse un tableau admirable ? Croiroit-on les avoir mis à portée de donner à Racine les éloges qu’on lui auroit refusés en ne parlant de ce morceau qu’en simple historien ? Quand un journaliste fait à un auteur l’honneur de parler de lui, il lui doit les éloges qu’il mérite, il doit au public les critiques dont l’ouvrage est susceptible, il se doit à lui-même un usage honorable de l’emploi qui lui est confié : cet usage consiste à s’établir médiateur entre les auteurs & le public ; à éclairer poliment l’aveugle vanité des uns, & à rectifier les jugemens précipités de l’autre. C’est une tâche pénible & difficile ; mais avec des talens, de l’exércice & du zele, on peut faire beaucoup pour le progrès des Lettres, du goût & de la raison. Nous l’avons déjà dit, la partie du sentiment a beaucoup de connoisseurs, la partie de l’art en a peu, la partie de l’esprit en a trop. Nous entendons ici par esprit, cette espece de chicane qui analyse tout, & même ce qui ne doit pas être analysé. Si chacun de ces juges se renfermoit dans les bornes qui lui sont prescrites, tout seroit dans l’ordre : mais celui qui n’a que de l’esprit, trouve plat tout ce qui n’est que senti : celui qui n’est que sensible, trouve froid tout ce qui n’est que pensé ; & celui qui ne connoît que l’art, ne fait grace ni aux pensées ni aux sentimens, dès qu’on a péché contre les regles : voilà pour la plûpart des juges. Les auteurs de leur côté ne sont pas plus équitables ; ils traitent de bornés ceux qui n’ont pas été frappés de leurs idées, d’insensibles ceux qu’ils n’ont pas émûs, & de pédans ceux qui leur parlent des regles de l’art. Le journaliste est témoin de cette dissention, c’est à lui d’être le conciliateur. Il faut de l’autorité, dira-t-il, oüi sans doute ; mais il lui est facile d’en acquérir. Qu’il se donne la peine de faire quelques extraits, où il examine les caracteres & les moeurs en philosophe, le plan & la contexture de l’intrigue en homme de l’art, les détails & le style en homme de goût : à ces conditions, qu’il doit être en état de remplir, nous lui sommes garans de la confiance générale. Ce que nous venons de dire des ouvrages dramatiques, peut & doit s’appliquer à tous les genres de Littérature. Voyez Critique . Cet article est de M. Marmontel .
ne seroit dans Agnès qu’un trait de simplicité, si elle parloit à ses compagnes.
ne seroit qu’ingénu, si elle ne faisoit pas cet aveu à un homme qui doit s’en offenser. Il en est de même de
Par conséquent ce qui est compatible avec le caractere naïf dans tel tems, dans tel lieu, dans tel état, ne le seroit pas dans tel autre. Georgette est naïve autrement qu’Agnès ; Agnès autrement que ne doit l’être une jeune fille élevée à la cour, ou dans le monde : celle-ci peut dire & penser ingénuement des choses que l’éducation lui a rendues familieres, & qui paroîtroient refléchies & recherchées dans la premiere. Ceia posé, voyons ce qui constitue la naïveté dans la fable, & l’effet qu’elle y produit. La Mothe a observé que le succès constant & universel de la fable, venoit de ce que l’allégorie y ménageoit & flatoit l’amour-propre : rien n’est plus vrai, ni mieux senti ; mais cet art de ménager & de flater l’amour propre, au lieu de le blesser, n’est autre chose que l’éloquence naïve, l’éloquence d’Esope chez les anciens, & de Lafontaine chez les modernes. De toutes les prétentions des hommes, la plus générale & la plus décidée regarde la sagesse & les moeurs : rien n’est donc plus capable de les indisposer, que des préceptes de morale & de sagesse présentés directement. Nous ne parlerons point de la satyre ; le succès en est assûré : si elle en blesse un, elle en flate mille. Nous parlons d’une philosophie sévere, mais honnête, sans amertume & sans poison, qui n’insulte personne, & qui s’adresse à tous : c’est précisément de celle-là qu’on s’offense. Les Poëtes l’ont déguisée au théatre & dans l’épopée, sous l’allégorie d’une action, & ce ménagement l’a fait recevoir sans révolte : mais toute vérité ne peut pas avoir au théatre son tableau particulier ; chaque piece ne peut aboutir qu’à une moralité principale ; & les traits accessoires répandus dans le cours de l’action, passent trop rapidement pour ne pas s’effacer l’un l’autre : l’intérêt même les absorbe, & ne nous laisse pas la liberté d’y refléchir. D’ailleurs l’instruction théatrale exige un appareil qui n’est ni de tous les lieux, ni de tous les tems ; c’est un miroir public qu’on n’éleve qu’à grands frais & à force de machines. Il en est à-peu-près de même de l’épopée. On a donc voulu nous donner des glaces portatives aussi fideles & plus commodes, où chaque vérité isolée eût son image distincte ; & de-là l’invention des petits poëmes allégoriques. Dans ces tableaux, on pouvoit nous peindre à nos yeux sous trois symboles différens ; ou sous les traits de nos semblables, comme dans la fable du Savetier & du Financier, dans celle du Berger & du Roi, dans celle du Meunier & son fils, &c. ou sous le nom des êtres surnaturels & allégoriques, comme dans la fable d’Apollon & Borée, dans celle de la Discorde, dans les contes orientaux, & dans nos contes de fées ; ou sous la figure des animaux & des êtres matériels, que le poete fait agir & parler à notre maniere : c’est le genre le plus étendu, & peut-être le seul vrai genre de la fable, par la raison même qu’il est le plus dépourvû de vraissemblance à notre égard. Il s’agit de ménager la répugnance que chacun sent à être corrigé par son égal. On s’apprivoise aux leçons des morts, parce qu’on n’a rien à démêler avec eux, & qu’ils ne se prévaudront jamais de l’avantage qu’on leur donne : on se plie même aux maximes outrées des fanatiques & des enthousiastes, parce que l’imagination étonnée ou éblouie en fait une espece d’hommes à part. Mais le sage qui vit simplement & familierement avec nous, & qui sans chaleur & sans violence ne nous parle que le langage de la vérité & de la vertu, nous laisse toutes nos prétentions à l’égalité : c’est donc à lui à nous persuader par une illusion passagere qu’il est, non pas au-dessus de nous (il y auroit de l’imprudence à le tenter), mais au contraire si fort au-dessous, qu’on ne daigne pas même se piquer d’émulation à son égard, & qu’on reçoive les vérités qui semblent lui échapper, comme autant de traits de naïveté sans conséquence. Si cette observation est fondée, voilà le prestige de la fable rendu sensible, & l’art réduit à un point déterminé. Or nous allons voir que tout ce qui concourt à nous persuader la simplicité & la crédulité du poëte, rend la fable plus intéressante ; au lieu que tout ce qui nous fait douter de la bonne-foi de son récit, en affoiblit l’intérêt. Quintilien pensoit que les fables avoient surtout du pouvoir sur les esprits bruts & ignorans ; il parloit sans doute des fables où la vérité se cache sous une enveloppe grossiere : mais le goût, le sentiment & les graces que Lafontaine y a répandus, en ont fait la nourriture & les délices des esprits les plus délicats, les plus cultivés, & les plus profonds. Or l’intérêt qu’ils y prennent, n’est certainement pas le vain plaisir d’en pénétrer le sens. La beauté de cette allégorie est d’être simple & transparente, & il n’y a guere que les sots qui puissent s’applaudir d’en avoir percé le voile. Le mérite de prévoir la moralité que la Mothe veut qu’on ménage aux lecteurs, parmi lesquels il compte les sages eux-mêmes, se réduit donc à bien peu de chose : aussi Lafontaine, à l’exemple des anciens, ne s’est-il guere mis en peine de la donner à deviner ; il l’a placée tantôt au commencement, tantôt à la fin de la fable ; ce qui ne lui auroit pas été indifférent, s’il eût regardé la fable comme une énigme. Quelle est donc l’espece d’illusion qui rend la fable si séduisante ? On croit entendre un homme assez simple & assez crédule, pour repéter sérieusement les contes puérils qu’on lui a faits ; & c’est dans cet air de bonne-foi que consiste la naïveté du récit & du style. On reconnoît la bonne-foi d’un historien, à l’attention qu’il a de saisir & de marquer les circonstances, aux réflexions qu’il y mêle, à l’éloquence qu’il employe à exprimer ce qu’il sent ; c’est-là sur-tout ce qui met Lafontaine au-dessus de ses modeles. Esope raconte simplement, mais en peu de mots ; il semble repéter fidelement ce qu’on lui a dit : Phedre y met plus de délicatesse & d’élégance, mais aussi moins de vérité. On croiroit en effet que rien ne dût mieux caractériser la naïveté, qu’un style dénué d’ornemens ; cependant. Lafontaine a répandu dans le sien tous les thrésors de la Poésie, & il n’en est que plus naïf. Ces couleurs si variées & si brillantes sont elles-mêmes les traits dont la nature se peint dans les écrits de ce poëte, avec une simplicité merveilleuse. Ce prestige de l’art paroît d’abord inconcevable ; mais dès qu’on remonte à la cause, on n’est plus surpris de l’effet. Non-seulement Lafontaine a oüi dire ce qu’il raconte, mais il l’a vû ; il croit le voir encore. Ce n’est pas un poëte qui imagine, ce n’est pas un conteur qui plaisante ; c’est un témoin présent à l’action, & qui veut vous y rendre présent vous-même. Son érudition, son éloquence, sa philosophie, sa politique, tout ce qu’il a d’imagination, de mémoire, & de sentiment, il met tout en oeuvre de la meilleure foi du monde pour vous persuader ; & ce sont tous ces efforts, c’est le sérieux avec lequel il mêle les plus grandes choses avec les plus petites, c’est l’importance qu’il attache à des jeux d’enfans, c’est l’intérêt qu’il prend pour un lapin & une belette, qui font qu’on est tenté de s’écrier à chaque instant, le bon homme ! On le disoit de lui dans la société, son caractere n’a fait que passer dans ses fables. C’est du fond de ce caractere que sont émanés ces tours si naturels, ces expressions si naïves, ces images si fideles ; & quand la Mothe a dit, du fond de sa cervelle un trait naïf s’arrache, ce n’est certainement pas le travail de Lafontaine qu’il a peint. S’il raconte la guerre des vautours, son génie s’éleve. Il plut du sang ; cette image lui paroît encore foible. Il ajoûte pour exprimer la dépopulation :
La querelle de deux coqs pour une poule, lui rappelle ce que l’amour a produit de plus funeste :
Deux chevres se rencontrent sur un pont trop étroit pour y passer ensemble ; aucune des deux ne veut reculer : il s’imagine voir
Un renard est entré la nuit dans un poulailler :Avec Louis le Grand,Dans l’île de la Conference.
La Mothe a fait à notre avis une étrange méprise, en employant à tout propos, pour avoir l’air naturel, des expressions populaires & proverbiales : tantôt c’est Morphée qui fait litiere de pavots ; tantôt c’est la Lune qui est empêchée par les charmes d’une magicienne ; ici le lynx attendant le gibier, prépare ses dents à l’ouvrage ; là le jeune Achille est fort bien moriginé par Chiron. La Mothe avoit dit lui-même, mais prenons garde à la bassesse, trop voisine du familier. Qu’étoit-ce donc à son avis que faire litiere de pavots ? Lafontaine a toûjours le style de la chose :Peu s’en fallut que le soleil
Ce n’est jamais la qualité des personnages qui le décide. Jupiter n’est qu’un homme dans les choses familieres ; le moucheron est un héros lorsqu’il combat le lion : rien de plus philosophique & en même tems rien de plus naïf, que ces contrastes. Lafontaine est peut-être celui de tous les Poëtes qui passe d’un extrème à l’autre avec le plus de justesse & de rapidité. La Mothe a pris ces passages pour de la gaïté philosophique, & il les regarde comme une source du riant : mais Lafontaine n’a pas dessein qu’on imagine qu’il s’égaye à rapprocher le grand du petit ; il veut que l’on pense, au contraire, que le sérieux qu’il met aux petites choses, les lui fait mêler & confondre de bonne-foi avec les grandes ; & il réussit en effet à produire cette illusion. Par-là son style ne se soûtient jamais, ni dans le familier, ni dans l’héroïque. Si ses réflexions & ses peintures l’emportent vers l’un, ses sujets le ramenent à l’autre, & toûjours si à-propos, que le lecteur n’a pas le tems de desirer qu’il prenne l’essor, ou qu’il se modere. En lui, chaque idée réveille soudain l’image & le sentiment qui lui est propre ; on le voit dans ses peintures, dans son dialogue, dans ses harangues. Qu’on lise, pour ses peintures, la fable d’Apollon & de Borée, celle du Chêne & du Roseau ; pour le dialogue, celle de l’Agneau & du Loup, celle des compagnons d’Ulysse ; pour les monologues & les harangues, celle du Loup & des Bergers, celle du Berger & du Roi, celle de l’Homme & de la Couleuvre : modeles à-la-fois de philosophie & de poésie. On a dit souvent que l’une nuisoit à l’autre ; qu’on nous cite, ou parmi les anciens, ou parmi les modernes, quelque poëte plus riant, plus fécond, plus varié, plus gracieux & plus sublime, quelque philosophe plus profond & plus sage. Mais ni sa philosophie, ni sa poésie ne nuisent à sa naïveté : au contraire, plus il met de l’une & de l’autre dans ses récits, dans ses réflexions, dans ses peintures ; plus il semble persuadé, pénétré de ce qu’il raconte, & plus par conséquent il nous paroît simple & crédule. Le premier soin du fabuliste doit donc être de paroître persuadé ; le second, de rendre sa persuasion amusante ; le troisieme, de rendre cet amusement utile.
Nous venons de voir de quel artifice Lafontaine s’est servi pour paroître persuadé ; & nous n’avons plus que quelques réflexions à ajoûter sur ce qui détruit ou favorise cette espece d’illusion. Tous les caracteres d’esprit se concilient avec la naïveté, hors la finesse & l’affectation. D’où vient que Janot Lapin, Robin Mouton, Carpillon Fretin, la Gent-Trote-Menu, &c. ont tant de grace & de naturel ? d’où vient que don Jugement, dame Mémoire, & demoiselle Imagination, quoique très-bien caractérisés, sont si déplacés dans la fable ? Ceux-là sont du bon homme ; ceux-ci de l’homme d’esprit. On peut supposer tel pays ou tel siecle, dans lequel ces figures se concilieroient avec la naïveté : par exemple, si on avoit élevé des autels au Jugement, à l’Imagination, à la Mémoire, comme à la Paix, à la Sagesse, à la Justice, &c. les attributs de ces divinités seroient des idées populaires, & il n’y auroit aucune finesse, aucune affectation à dire, le dieu Jugement, la déesse Mémoire, la nymphe Imagination ; mais le premier qui s’avise de réaliser, de caractériser ces abstractions par des épithetes recherchées, paroît trop fin pour être naïf. Qu’on refléchisse à ces dénominations, don, dame, demoiselle ; il est certain que la premiere peint la lenteur, la gravité, le recueillement, la méditation, qui caractérisent le Jugement : que la seconde exprime la pompe, le faste & l’orgueil, qu’aime à étaler la Mémoire : que la troisieme réunit en un seul mot la vivacité, la legereté, le coloris, les graces, & si l’on veut le caprice & les écarts de l’imagination. Or peut-on se persuader que ce soit un homme naïf qui le premier ait vû & senti ces rapports & ces nuances ? Si Lafontaine employe des personnages allégoriques, ce n’est pas lui qui les invente : on est déjà familiarisé avec eux. La fortune, la mort, le tems, tout cela est reçû. Si quelquefois il en introduit de sa façon, c’est toûjours en homme simple ; c’est que-sique-non, frere de la Discorde ; c’est tien-&-mien, son pere, &c. La Mothe, au contraire, met toute la finesse qu’il peut à personnifier des êtres moraux & métaphysiques : Personnifions, dit-il, les vertus & les vices : animons, selon nos besoins, tous les êtres ; & d’après cette licence, il introduit la vertu, le talent, & la réputation, pour faire faire à celle-ci un jeu de mots à la fin de la fable. C’est encore pis, lorsque l’ignorance grosse d’enfant, accouche d’admiration, de demoiselle opinion, & qu’on fait venir l’orgueil & la paresse pour nommer l’enfant, qu’ils appellent la vérité. La Mothe a beau dire qu’il se trace un nouveau chemin ; ce chemin l’éloigne du but. Encore une fois le poëte doit joüer dans la fable le rôle d’un homme simple & crédule ; & celui qui personnifie des abstractions métaphysiques avec tant de subtilité, n’est pas le même qui nous dit sérieusement que Jean Lapin plaidant contre dame Belette, allégua la coûtume & l’usage. Mais comme la crédulité du poëte n’est jamais plus naïve, ni par conséquent plus amusante que dans des sujets dépourvûs de vraissemblance à notre égard, ces sujets vont beaucoup plus droit au but de l’apologue, que ceux qui sont naturels & dans l’ordre des possibles. La Mothe après avoir dit,
ajoûte :
Ce raisonnement du plus au moins n’est pas concevable dans un homme qui avoit l’esprit juste, & qui avoit long-tems refléchi sur la nature de l’apologue. La fable des deux Amis, le Paysan du Danube, Philemon & Baucis, ont leur charme & leur intérêt particulier : mais qu’on y prenne garde, ce n’est là ni le charme ni l’intérêt de l’apologue. Ce n’est point ce doux soûrire, cette complaisance intérieure qu’excite en nous Janot Lapin, la mouche du coche, &c. Dans les premieres, la simplicité du poëte n’est qu’ingénue & n’a rien de ridicule : dans les dernieres, elle est naïve & nous amuse à ses dépens. C’est ce qui nous a fait avancer au commencement de cet article, que les fables, où les animaux, les plantes, les êtres inanimés parlent & agissent à notre maniere, sont peut-être les seules qui méritent le nom de fables. Ce n’est pas que dans ces sujets même il n’y ait une sorte de vraissemblance à garder, mais elle est relative au poëte. Son caractere de naïveté une fois établi, nous devons trouver possible qu’il ajoûte foi à ce qu’il raconte ; & de-là vient la regle de suivre les moeurs ou réelles ou supposées. Son dessein n’est pas de nous persuader que le lion, l’âne & le renard ont parlé, mais d’en paroître persuadé lui-même ; & pour cela il faut qu’il observe les convenances, c’est-à-dire qu’il fasse parler & agir le lion, l’âne & le renard, chacun suivant le caractere & les intérêts qu’il est supposé leur attribuer : ainsi la regle de suivre les moeurs dans la fable, est une suite de ce principe, que tout y doit concourir à nous persuader la crédulité du poëte. Mais il faut que cette crédulité soit amusante, & c’est encore un des points où la Mothe s’est trompé ; on voit que dans ses fables il vise à être plaisant, & rien n’est si contraire au génie de ce poëme :
Lafontaine évite avec soin tout ce qui a l’air de la plaisanterie ; s’il lui en échappe quelque trait, il a grand soin de l’émousser :
Voilà une excellente épigramme, & le poëte s’en seroit tenu là, s’il avoit voulu être fin ; mais il vouloit être, ou plûtôt il étoit naïf : il a donc achevé,
De même dans ces vers qui terminent la fable du rat solitaire,
il ajoûte :
La finesse du style consiste à se laisser deviner ; la naïveté, à dire tout ce qu’on pense. Lafontaine nous fait rire, mais à ses dépens, & c’est sur lui-même qu’il fait tomber le ridicule. Quand pour rendre raison de la maigreur d’une belette, il observe qu’elle sortoit de maladie : quand pour expliquer comment un cerf ignoroit une maxime de Salomon, il nous avertit que ce cers n’étoit pas accoûtumé de lire : quand pour nous prouver l’expérience d’un vieux rat, & les dangers qu’il avoit courus, il remarque qu’il avoit même perdu sa queue à la bataille : quand pour nous peindre la bonne intelligence des chiens & des chats, il nous dit :
nous rions, mais de la naïveté du poëte, & c’est à ce piége si délicat que se prend notre vanité. L’oracle de Delphes avoit, dit-on, conseillé à Esope de prouver des vérités importantes par des contes ridicules. Esope auroit mal entendu l’oracle, si au lieu d’être risible il s’étoit piqué d’être plaisant. Cependant comme ce n’est pas uniquement à nous amuser, mais sur-tout à nous instruire, que la fable est destinée, l’illusion doit se terminer au développement de quelque vérité utile : nous disons au développement, & non pas à la preuve ; car il faut bien observer que la fable ne prouve rien. Quelque bien adapté que soit l’exemple à la moralité, l’exemple est un fait particulier, la moralité une maxime générale ; & l’on sait que du particulier au général il n’y a rien à conclure. Il faut donc que la moralité soit une vérité connue par elle-même, & à laquelle on n’ait besoin que de réfléchir pour en être persuadé. L’exemple contenu dans la fable, en est l’indication & non la preuve ; son but est d’avertir, & non de convaincre ; de diriger l’attention, & non d’entraîner le consentement ; de rendre enfin sensible à l’imagination ce qui est évident à la raison : mais pour cela il faut que l’exemple mene droit à la moralité, sans diversion, sans équivoque ; & c’est ce que les plus grands maîtres semblent avoir oublié quelquefois :
La Mothe l’a dit & l’a pratiqué, il ne le cede même à personne dans cette partie : comme elle dépend de la justesse & de la sagacité de l’esprit, & que la Mothe avoit supérieurement l’une & l’autre, le sens moral de ses fables est presque toûjours bien saisi, bien déduit, bien préparé. Nous en exceptons quelques-unes, comme celle de l’estomac, celle de l’araignée & du pelican. L’estomac patit de ses fautes, mais s’ensuit-il que chacun soit puni des siennes ? Le même auteur a fait voir le contraire dans la fable du chat & du rat. Entre le pélican & l’araignée, entre Codrus & Néron l’alternative est-elle si pressante qu’hésiter ce fût choisir ? & à la question, lequel des deux voulez-vous imiter ? n’est-on pas fondé à répondre, ni l’un ni l’autre ? Dans ces deux fables la moralité n’est vraie que par les circonstances, elle est fausse dès qu’on la donne pour un principe général. La Fontaine s’est plus négligé que la Mothe sur le choix de la moralité ; il semble quelquefois la chercher après avoir composé sa fable, soit qu’il affecte cette incertitude pour cacher jusqu’au bout le dessein qu’il avoit d’instruire ; soit qu’en effet il se soit livré d’abord à l’attrait d’un tableau favorable à peindre, bien sûr que d’un sujet moral il est facile de tirer une réflexion morale. Cependant sa conclusion n’est pas toûjours également heureuse ; le plus souvent profonde, lumineuse, intéressante, & amenée par un chemin de fleurs ; mais quelquefois aussi commune, fausse ou mal déduite. Par exemple, de ce qu’un gland, & non pas une citrouille, tombe sur le nez de Garo, s’ensuit-il que tout soit bien ?
Rien n’est plus vrai ; mais cela ne suit point de l’exemple de l’araignée & de l’hirondelle : car l’araignée, quoiqu’adroite & vigilante, ne laisse pas de mourir de faim. Ne seroit-ce point pour déguiser ce défaut de justesse, que dans les vers que nous avons cités, Lafontaine n’oppose que les petits à l’adroit, au vigilant & au fort ? S’il eût dit le foible, le négligent & le mal-adroit, on eût senti que les deux dernieres de ces qualités ne conviennent point à l’araignée. Dans la fable des poissons & du berger, il conseille aux rois d’user de violence : dans celle du loup déguisé en berger, il conclut,
Si ce sont-là des vérités, elles ne sont rien moins qu’utiles aux moeurs. En général, le respect de Lafontaine pour les anciens, ne lui a pas laissé la liberté du choix dans les sujets qu’il en a pris ; presque toutes ses beautés sont de lui, presque tous ses défauts sont des autres. Ajoûtons que ses défauts sont rares, & tous faciles à éviter, & que ses beautés sans nombre sont peut-être inimitables. Nous aurions beaucoup à dire sur sa versification, où les pédans n’ont sû relever que des négligences, & dont les beautés ravissent d’admiration les hommes de l’art les plus exercés, & les hommes de gout les plus délicats ; mais pour développer cette partie avec quelqu’étendue, nous renvoyons à l’article Vers . Du reste, sans aucun dessein de loüer ni de critiquer, ayant à rendre sensibles par des exemples les perfections & les défauts de l’art, nous croyons devoir puiser ces exemples dans les auteurs les plus estimables, pour deux raisons, leur célébrité & leur autorité, sans toutefois manquer dans nos critiques aux égards que nous leur devons ; & ces égards consistent à parler de leurs ouvrages avec une impartialité sérieuse & décente, sans fiel & sans dérision ; méprisables recours des esprits vuides & des ames basses. Nous avons reconnu dans la Mothe une invention ingénieuse, une composition réguliere, beaucoup de justesse & de sagacité. Nous avons profité de quelques-unes de ses réflexions sur la fable, & nous renvoyons encore le lecteur à son discours, comme à un morceau de poétique excellent à beaucoup d’égards. Mais avec la même sincérité nous avons crû devoir observer ses erreurs dans la théorie, & ses fautes dans la pratique, ou du moins ce qui nous a paru tel ; c’est au lecteur à nous juger. Comme Lafontaine a pris d’Esope, de Phedre, de Pilpay, &c. ce qu’ils ont de plus remarquable, & que deux exemples nous suffisoient pour développer nos principes, nous nous en sommes tenus aux deux fabulistes françois. Si l’on veut connoître plus particulierement les anciens qui se sont distingués dans ce genre de poésie, on peut consulter l’article Fabuliste . Article de M. Marmontel .
Le cinquieme acte de Rodogune a lui seul de quoi occuper tout la vie d’un peintre laborieux & fécond. Rappellons-nous ces momens :
Quelles situations ! quels caracteres ! quels contrastes ! Les talens vulgaires se persuadent que la fiction par excellence consiste à employer dans la composition les divinités de la fable, & que hors de la Mythologie, il n’y a point d’invention. Sur ce principe, ils couvrent leurs toiles de cuisses de Nymphes & d’épaules de Tritons. Mais que les hommes de génie se nourrissent de l’Histoire ; qu’ils étudient la vérité noble & touchante de la nature dans ses momens passionnés ; qu’au lieu de s’épuiser sur la froide continence de Scipion, ou sur le sommeil d’Alexandre, qui ne dit rien, ils recueillent, pour exprimer la mort de Socrate, le jugement de Brutus, la clemence d’Auguste, les traits sublimes & touchans qui doivent former ces tableaux ; ils seront surpris de se sentir élever au-dessus d’eux-mêmes, & plus surpris encore d’avoir consumé des années précieuses & de rares talens, à peindre des sujets stériles, tandis que mille objets, d’une fécondité merveilleuse & d’un intérêt universel, offroient à leur pinceau de quoi enflammer leur génie. Se peut-il, par exemple, que ce vers de Corneille :Je le ferai moi-même.
n’excite pas l’émulation de tous les peintres qui ont de l’ame ? Et pourquoi les peintres qui ont fait souvent une galerie de la vie d’un homme, n’en feroient-ils pas d’une seule action ? un tableau n’a qu’un moment, une action en a quelquefois cent où l’on verroit l’intérêt croître par gradation sur la toile. La scene de Cinna, que nous venons de citer, en est un exemple. On a senti dans tous les Arts combien peu intéressante devroit être l’imitation servile d’une nature défectueuse & commune ; mais on a trouvé plus facile de l’exagérer que de l’embellir ; & de-là le second genre de fiction que nous avons annoncé. L’exagération fait ce qu’on appelle le merveilleux de la plûpart des poëmes, & ne consiste guere que dans des additions arithmétiques, de masse, de force & de vîtesse. Ce sont les géans qui entassent les montagnes, Polipheme & Cacus qui roulent des rochers, Camille qui court sur la pointe des épis, &c. On voit que le génie le plus foible va renchérir aisément dans cette partie sur Homere & sur Virgile. Dès qu’on a secoüé le joug de la vraissemblance, & qu’on s’est affranchi de la regle des proportions, l’exagéré ne coûte plus rien. Mais si dans le physique il observe les gradations de la perspective, si dans le moral il observe les gradations des idées, si dans l’un & l’autre il présente les plus belles proportions de la nature idéale ou réelle, qu’il se propose d’imiter, il n’est plus distingué du parfait que par un mérite de plus, & alors ce n’est pas la nature exagérée, c’est la nature réduite à ses dimensions par le lointain. Ainsi les statues colossales d’Apollon, de jupiter, de Néron, &c. pouvoient être des ouvrages ou merveilleux ou méprisables ; merveilleux, si dans leur point de vûe ils rendoient la belle nature ; méprisables, s’ils n’avoient pour mérite que leur énorme grandeur. Mais c’est sur-tout dans le moral & dans son mélange avec le physique, qu’il est difficile de passer les bornes de la nature sans altérer les proportions. On a fait des dieux qui soûlevoient les flots, qui enchaînoient les vents, qui lançoient la foudre, qui ébranloient l’olympe d’un mouvement de leur sourcil, &c. tout cela étoit facile. Mais il a fallu proportionner des ames à ces corps, & c’est à quoi Homere & presque tous ceux qui l’ont suivi ont échoüé. Nous ne connoissons que le satan de Milton dont l’ame & le corps soient faits l’un pour l’autre : & comment observer constamment dans ces composés surnaturels la gradation des essences ? il est bien aisé à l’homme d’imaginer des corps plus étendus, plus forts, plus agiles que le sien. La nature lui en fournit les matériaux & les modeles ; encore lui est-il échappé bien des absurdités, même dans le merveilleux physique ; mais combien plus dans le moral ? L’homme ne connoît d’ame que la sienne ; il ne peut donner que ses facultés, ses sentimens & ses idées, ses passions, ses vices & ses vertus au colosse qu’il anime. Un ancien a dit d’Homere, au rapport de Strabon : il est le seul qui ait vû les dieux ou qui les ait fait voir. Mais, de bonne foi, les a-t-il entendus ou fait entendre ? or c’étoit-là le grand point ; & c’est ce défaut de proportion du physique au moral dans le merveilleux d’Homere, qui a donné tant d’avantage aux philosophes qui l’ont attaqué. On ne cesse de dire que la philosophie est un mauvais juge en fait de fiction ; comme si l’étude de la nature desséchoit l’esprit & refroidissoit l’ame. Qu’on ne confonde pas l’esprit métaphysique avec l’esprit philosophique ; le premier veut voir ses idées toutes nues, le second n’exige de la fiction que de les vêtir décemment. L’un réduit tout à la précision rigoureuse de l’analyse & de l’abstraction ; l’autre n’assujettit les arts qu’à leur vérité hypothétique. Il se met à leur place, il donne dans leur sens, il se pénetre de leur objet, & n’examine leurs moyens que relativement à leurs vûes. S’ils franchissent les bornes de la nature, il les franchit avec eux ; ce n’est que dans l’extravagant & l’absurde qu’il refuse de les suivre : il veut, pour parler le langage d’un philosophe (l’abbé Terrasson), que la fiction & le merveilleux suivent le fil de la nature ; c’est-à-dire, qu’ils agrandissent les proportions sans les altérer, qu’ils augmentent les forces sans déranger le méchanisme, qu’ils élevent les sentimens & qu’ils étendent les idées sans en renverser l’ordre, la progression ni les rapports. L’usage de l’esprit philosophique dans la poësie & dans les beaux arts, consiste à en bannir les disparates, les contrariétés, les dissonnances ; à vouloir que les peintres & les poëtes ne bâtissent pas en l’air des palais de marbre avec des voûtes massives, de lourdes colonnes, & des nuages pour bases ; à vouloir que le char qui enleve Hercule dans l’olympe, ne soit pas fait comme pour rouler sur des rochers ou dans la boue : que les diables, pour tenir leur conseil, ne se construisent pas un pandemonium, qu’ils ne fondent pas du canon pour tirer sur les anges, &c. & quand toutes ces absurdités auront été bannies de la poésie & de la peinture, le génie & l’art n’auront rien perdu. En un mot, l’esprit qui condamne ces fictions extravagantes, est le même qui observe, pénetre, développe la nature : cet esprit lumineux & profond n’est que l’esprit philosophique, le seul capable d’apprécier l’imitation, puisqu’il connoît seul le modele. Mais, nous dira-t-on, s’il n’est possible à l’homme de faire penser & parler ses dieux qu’en hommes, que reprocherez-vous aux poëtes ? d’avoir voulu faire des dieux, comme nous allons leur reprocher d’avoir voulu faire des monstres. Il n’est rien que les peintres & les poëtes n’ayent imaginé pour intéresser par la surprise ; & la même stérilité qui leur a fait exagérer la nature au lieu de l’embellir, la leur a fait défigurer en décomposant les especes. Mais ils n’ont pas été plus heureux à imiter ses erreurs qu’à étendre ses limites. La fiction qui produit le monstrueux, semble avoir eu la superstition pour principe, les écarts de la nature pour exemple, & l’allégorie pour objet. On croyoit aux sphinx, aux sirenes, aux satyres ; on voyoit que la nature elle-même confondoit quelquefois dans ses productions les formes & les facultés des especes différentes ; & en imitant ce mélange, on rendoit sensibles par une seule image les rapports de plusieurs idées. C’est du moins ainsi que les savans ont expliqué la fiction des sirenes, de la chimere, des centaures, &c, & de-là le genre monstrueux. Il est à présumer que les premiers hommes qui ont dompté les chevaux, ont donné l’idée des centaures ; que les hommes sauvages ont donné l’idée des satyres, les plongeurs l’idée des tritons, &c. Considéré comme symbole, ce genre de fiction a sa justesse & sa vraissemblance ; mais il a aussi ses difficultés, & l’imagination n’y est pas affranchie des regles des proportions & de l’ensemble, toûjours prises dans la nature. Il a donc fallu que dans l’assemblage monstrueux de deux especes, chacune d’elles eût sa beauté, sa régularité spécifique, & formât de plus avec l’autre un tout que l’imagination pût réaliser sans déranger les lois du mouvement & les procédés de la nature. Il a fallu proportionner les mobiles aux masses & les suppôts aux fardeaux ; que dans le centaure, par exemple, les épaules de l’homme fussent en proportion avec la croupe du cheval ; dans les sirenes, le dos du poisson avec le buste de la femme ; dans le sphinx, les aîles & les serres de l’aigle avec la tête de la femme & avec le corps du lion. On demande quelles doivent être ces proportions, & c’est peut-être le problème de dessein le plus difficile à résoudre. Il est certain que ces proportions ne sont point arbitraires, & que si dans le centaure du Guide, la partie de l’homme ou celle du cheval étoit plus forte ou plus foible, l’oeil ni l’imagination ne s’y reposeroit pas avec cette satisfaction pleine & tranquille que leur cause un ensemble régulier. Il n’est pas moins vrai que la régularité de cet ensemble ne consiste pas dans les grandeurs naturelles de chacune de ses parties. On seroit choqué de voir dans le sphinx la tête délicate, & le cou délié d’une femme sur le corps d’un énorme lion, c’est donc au peintre à rapprocher les proportions des deux especes. Mais quelle est pour les rapprocher la regle qu’il doit se prescrire ? celle qu’auroit suivie la nature elle-même, si elle eût formé ce composé ; & cette supposition demande une étude profonde & réfléchie, un oeil juste & bien exercé à saisir les rapports & à balancer les masses. Mais ce n’est pas seulement dans le choix des proportions que le peintre doit se mettre à la place de la nature ; c’est sur-tout dans la liaison des parties, dans leur correspondance mutuelle & dans leur action réciproque ; & c’est à quoi les plus grands peintres eux-mêmes semblent n’avoir jamais pensé. Qu’on examine les muscles du corps de Pegase, de la renommée & des amours, & qu’on y cherche les attaches & les mobiles des aîles. Qu’on observe la structure du centaure, on y verra deux poitrines, deux estomacs, deux places pour les intestins ; la nature l’auroit-elle ainsi fait ? le Guide entraîné par l’exemple n’a pas corrigé cette absurde composition dans l’enlevement de Dejanire, le chef-d’oeuvre de ce grand maître. Pour passer du monstrueux au fantastique, le déréglement de l’imagination, ou, si l’on veut, la débauche du génie n’a eu que la barriere des convenances à franchir. Le premier étoit le mélange des especes voisines ; le second est l’assemblage des genres les plus éloignés & des formes les plus disparates, sans progressions, sans proportions, & sans nuances. Lorsqu’Horace a dit :
il a crû avec raison former un composé bien ridicule, mais ce composé n’est encore que dans le genre monstrueux ; c’est bien pis dans le fantastique. On en voit mille exemples en sculpture & en peinture ; c’est une palme terminée en tête de cheval, c’est le corps d’une femme prolongé en console ou en pyramide ; c’est le cou d’une aigle replié en limaçon, c’est une tête de vieillard qui a pour barbe des feuilles d’achante ; c’est tout ce que le délire d’un malade lui fait voir de plus bisarre. Que les dessinateurs se soient égayés quelquefois à laisser aller leur crayon pour voir ce qui résulteroit d’un assemblage de traits jettés au hasard, on leur pardonne ce badinage ; on voit même ces caprices de l’art avec une sorte de curiosité, comme les accidens de la nature ; & en cela quelques poëtes de nos jours ont imité les dessinateurs & les peintres. Ils ont laissé couler leur plume sans se prescrire d’autres regles que celle de la versification & de la langue, ne comptant pour rien le bon sens ; c’est ce que les François ont appellé amphigouri. Mais ce que les poëtes n’ont jamais fait, & que les dessinateurs & les peintres n’ont pas dédaigné de faire, a été d’employer ce genre extravagant à la décoration des édifices les plus nobles. Nous n’en donnerons pour exemple que les desseins de Raphaël au vatican, où l’on voit une tête d’homme qui naît du milieu d’une fleur, un dauphin qui se termine en feuillage, un ours perché sur un parassol, un sphinx qui sort d’un rameau, un sanglier qui court sur des filets de pampre, &c. Ce genre n’a pas été inventé par les modernes, il étoit à la mode du tems de Vitruve, & voici comme il en fait le détail & la critique. lib. VII. v. Item candelabra, oedicularum sustinentia figuras ; supra fastigia earum surgentes ex rudicibus, cum volutis, coliculi teneri plures, habentes in se, sine ratione, sedentia sigilla ; nec minùs étiam ex coliculis flores, dimidia habentes ex se exeuntia sigilla, alia humanis, alia bestiarum capitibus similia : hæc autem, nec sunt, nec fieri possunt, nec fuerunt… ad hæc falsa ridentes homines, non reprehendunt, sed delectantur ; neque animadvertunt si quid eorum fieri potest, necne. Le grotesque de Calot n’est pas ce que nous avons entendu par le genre fantastique. Ce grand maître, en même tems qu’il donnoit des modeles de dessein d’une délicatesse, d’une correction, d’une élegance admirable, se joüoit ou dans le naturel ou dans le monstrueux à inventer des figures bisarres, mais régulieres. Ses démons sont dans la vraissemblance populaire, & ses nains dans l’ordre des possibles. C’est le Scarron du dessein. Voyez Grotesque, Burlesque , &c. Le goût des contrastes que Messonier a porté si loin & que ses copistes ont gâté, comme il arrive dans tous les arts, quand un homme ordinaire veut être le singe d’un homme original ; ce goût n’est pas moins éloigné du genre fantastique. Messonier en évitant sa symmétrie, a merveilleusement observé l’équilibre des masses, les proportions & les convenances. Ce sont les caprices de la nature qu’il a voulu peindre ; mais dans ses caprices mêmes il l’a imitée en beau. Voyez Symmétrie & Contraste . De ce que nous venons de dire des quatre genres de fiction que nous avons distingués, il résulte que le fantastique n’est supportable que dans un moment de folie, & qu’un artiste qui n’auroit que ce talent n’en auroit aucun ; que le monstrueux ne peut avoir que le mérite de l’allégorie, & qu’il a du côté de l’ensemble & de la correction du dessein, des difficultés qu’on ne peut vaincre qu’en oubliant les modeles de l’art & en se créant une nouvelle nature ; que l’exagéré n’est rien dans le physique seul, & que dans l’assemblage du physique & du moral, il tombe dans des disproportions choquantes & inévitables ; qu’en un mot la fiction qui se dirige au parfait, ou la fiction en beau, est le seul genre satisfaisant pour le goût, intéressant pour la raison, & digne d’exercer le génie. Sur la question si la fiction est essentielle à la poésie, voyez Didactique, Epopée, Image & Merveilleux . Cet article est de M. Marmontel.
Si la délicatesse est jointe à beaucoup de sensibilité, elle ressemble encore plus à la sagacité qu’à la finesse. La sagacité differe de la finesse, 1°. en ce qu’elle est dans le tact de l’esprit, comme la délicatesse est dans le tact de l’ame ; 2°. en ce que la finesse est superficielle, & la sagacité pénétrante : ce n’est point une pénétration progressive, mais soudaine, qui franchit le milieu des idées, & touche au but dès le premier pas. C’est le coup-d’oeil du grand Condé. Bossuet l’appelle illumination ; elle ressemble en effet à l’illumination dans les grandes choses. La ruse se distingue de la finesse, en ce qu’elle employe la fausseté. La ruse exige la finesse, pour s’envelopper plus adroitement, & pour rendre plus subtils les piéges de l’artifice & du mensonge. La finesse ne sert quelquefois qu’à découvrir & à rompre ces piéges ; car la ruse est toûjours offensive, & la finesse peut ne pas l’être. Un honnête homme peut être fin, mais il ne peut être rusé. Du reste, il est si facile & si dangereux de passer de l’un à l’autre, que peu d’honnêtes gens se piquent d’être fins. Le bon homme & le grand homme ont cela de commun, qu’ils ne peuvent se resoudre à l’être. L’astuce est une finesse pratique dans le mal, mais en petit : c’est la finesse qui nuit ou qui veut nuire. Dans l’astuce la finesse est jointe à la méchanceté, comme à la fausseté dans la ruse. Ce mot qui n’est plus d’usage, a pourtant sa nuance ; il mériteroit d’être conservé. La perfidie suppose plus que de la finesse ; c’est une fausseté noire & profonde qui employe des moyens plus puissans, qui meut des ressorts plus cachés que l’astuce & la ruse. Celles-ci pour être dirigées n’ont besoin que de la finesse, & la finesse suffit pour leur échapper ; mais pour observer & démasquer la perfidie, il faut la pénétration même. La perfidie est un abus de la confiance, fondée sur des garans inevitables, tels que l’humanité, la bonne-foi, l’autorité des lois, la reconnoissance, l’amitié, les droits du sang, &c. plus ces droits sont sacrés, plus la confiance est tranquille, & plus par conséquent la perfidie est à couvert. On se défie moins d’un concitoyen que d’un étranger, d’un ami que d’un concitoyen, &c. ainsi par degré la perfidie est plus atroce, à mesure que la confiance violée étoit mieux établie. Nous observons ces synonymes moins pour prévenir l’abus des termes dans la langue, que pour faire sentir l’abus des idées dans les moeurs : car il n’est pas sans exemple qu’un perfide qui a surpris ou arraché un secret pour le trahir, s’applaudisse d’avoir été fin. Cet article est de M. Marmontel .
De l’autre côté, comme le Scythe à Alexandre :
« Qu’avons-nous à démêler avec toi ? Jamais nous n’avons mis le pié dans ton pays. N’est-il pas permis à ceux qui vivent dans les bois d’ignorer qui tu es & d’où tu viens » ?N’y aura-t-il pas du-moins une classe d’hommes assez au-dessus du vulgaire, assez sages, assez courageux, assez éloquens, pour soûlever le monde contre ses oppresseurs, & lui rendre odieuse une gloire barbare ? Les gens de Lettres déterminent l’opinion d’un siecle à l’autre ; c’est par eux qu’elle est fixée & transmise ; en quoi ils peuvent être les arbitres de la gloire, & par conséquent les plus utiles des hommes ou les plus pernicieux.
Abandonnée au peuple, la vérité s’altere & s’obscurcit par la tradition ; elle s’y perd dans un déluge de fables. L’héroïque devient absurde en passant de bouche en bouche : d’abord on l’admire comme un prodige ; bien-tôt on le méprise comme un conte suranné, & l’on finit par l’oublier. La saine postérité ne croit des sicles reculés, que ce qu’il a plû aux écrivains célebres. Louis XII. disoit :
« Les Grecs ont fait peu de choses, mais ils ont ennobli le peu qu’ils ont fait par la sublimité de leur éloquence. Les François ont fait de grandes choses & en grand nombre ; mais ils n’ont pas sû les écrire. Les seuls Romains ont eu le double avantage de faire de grandes choses, & de les célébrer dignement ».C’est un roi qui reconnoit que la gloire des nations est dans les mains des gens de Lettres. Mais, il faut l’avoüer, ceux-ci ont trop souvent oublié la dignité de leur état ; & leurs éloges prostitués aux crimes heureux, ont fait de grands maux à la terre. Demandez à Virgile quel étoit le droit des Romains sur le reste des hommes, il vous répond hardiment, Parcere subjectis, & debellare superbos. Demandez à Solis ce qu’on doit penser de Cortès & de Montezuma, des Mexiquains & des Espagnols ; il vous répond que Cortès étoit un héros, & Montezuma un tyran ; que les Mexiquains étoient des barbares, & les Espagnols des gens de bien. En écrivant on adopte un personnage, une patrie ; & il semble qu’il n’y ait plus rien au monde, ou que tout soit fait pour eux seuls. La patrie d’un sage est la terre, son héros est le genre humain. Qu’un courtisan soit un flateur, son état l’excuse en quelque sorte & le rend moins dangereux. On doit se défier de son témoignage ; il n’est pas libre : mais qui oblige l’homme de Lettres à se trahir lui-même & ses semblables, la nature & la verité ? Ce n’est pas tant la crainte, l’intérêt, la bassesse, que l’ébloüissement, l’illusion, l’enthousiasme, qui ont porté les gens de Lettres à décerner la gloire aux forfaits éclatans. On est frappé d’une force d’esprit ou d’ame surprenante dans les grands crimes, comme dans les grandes vertus ; mais là, par les maux qu’elle cause ; ici, par les biens qu’elle fait : car cette force est dans le moral, ce que le feu est dans le physique, utile ou funeste comme lui, suivant ses effets pernicieux ou salutaires. Les imaginations vives n’en ont vû l’explosion que comme un développement prodigieux des ressorts de la nature, comme un tableau magnifique à peindre. En admirant la cause on a loüé les effets : ainsi les fléaux de la terre en sont devenus les héros. Les hommes nés pour la gloire, l’ont cherchée où l’opinion l’avoit mise. Alexandre avoit sans cesse devant les yeux la fable d’Achille ; Charles XII. l’histoire d’Alexandre : de-là cette émulation funeste qui de deux rois pleins de valeur & de talens, fit deux guerriers impitoyables. Le roman de Quinte-Curce a peut-être fait le malheur de la Suede ; le poëme d’Homere, les malheurs de l’Inde ; puisse l’histoire de Charles XII. ne perpétuer que ses vertus ! Le sage seul est bon poëte, disoient les Stoïciens. Ils avoient raison : sans un esprit droit & une ame pure, l’imagination n’est qu’une Circé, & l’harmonie qu’une sirene. Il en est de l’historien & de l’orateur comme du poëte : éclairés & vertueux, ce sont les organes de la justice, les flambeaux de la vérité : passionnés & corrompus, ce ne sont plus que les courtisans de la prospérité, les vils adulateurs du crime. Les Philosophes ont usé de leurs droits, & parlé de la gloire en maîtres.
« Savez-vous, dit Pline à Trajan, où réside la gloire véritable, la gloire immortelle d’un souverain ? Les arcs de triomphe, les statues, les temples même & les autels, sont démolis par le tems ; l’oubli les efface de la terre : mais la gloire d’un héros, qui supérieur à sa puissance illimitée, sait la dompter & y mettre un frein, cette gloire inaltérable fleurira même en vieillissant. En quoi ressembloit à Hercule ce jeune insensé qui prétendoit suivre ses traces, dit Seneque en parlant d’Alexandre, lui qui cherchoit la gloire sans en connoître ni la nature ni les limites, & qui n’avoit pour vertu qu’une heureuse témérité ? Hercule ne vainquit jamais pour lui-même ; il traversa le monde pour le venger, & non pour l’envahir. Qu’avoit-il besoin de conquêtes, ce héros, l’ennemi des méchans, le vengeur des bons, le pacificateur de la terre & des mers ? Mais Alexandre, enclin dès l’enfance à la rapine, fut le desolateur des nations, le fléau de ses amis & de ses ennemis. Il faisoit consister le souverain bien à se rendre redoutable à tous les hommes ; il oublioit que cet avantage lui étoit commun non-seulement avec les plus féroces, mais encore avec les plus lâches & les plus vils des animaux qui se font craindre par leur venin ».C’est ainsi que les hommes nés pour instruire & pour juger les autres hommes, devroient leur présenter sans cesse en opposition la valeur protectrice & la valeur destructive, pour leur apprendre à distinguer le culte de l’amour de celui de la crainte, qu’ils confondent le plus souvent. Il suffit, direz-vous, à l’ambitieux d’être craint ; la crainte lui tient lieu d’amour : il domine, ses voeux sont remplis. Mais l’ambitieux livré à lui-même, n’est plus qu’un homme foible & timide. Persuadez à ceux qui le servent qu’ils se perdent en le servant ; que ses ennemis sont leurs freres, & qu’il est leur bourreau commun. Rendez-le odieux à ceux-mêmes qui le rendent redoutable, que devient alors cet homme prodigieux devant qui tout devoit trembler ? Tamerlan, l’effroi de l’Asie, n’en sera plus que la fable ; quatre hommes suffisent pour l’enchaîner comme un furieux, pour le châtier comme un enfant. C’est à quoi seroit réduite la force & la gloire des conquérans, si l’on arrachoit au peuple le bandeau de l’illusion & les entraves de la crainte. Quelques-uns se sont crûs fort sages en mettant dans la balance, pour apprécier la gloire d’un vainqueur, ce qu’il devoit au hasard & à ses troupes, avec ce qu’il ne devoit qu’à lui seul. Il s’agit bien là de partager la gloire ! C’est la honte qu’il faut répandre, c’est l’horreur qu’il faut inspirer. Celui qui épouvante la terre, est pour elle un dieu infernal ou céleste ; on l’adorera si on ne l’abhorre : la superstition ne connoît point de milieu. Ce n’est pas lui qui a vaincu, direz-vous d’un conquérant : non, mais c’est lui qui a fait vaincre. N’est-ce rien que d’inspirer à une multitude d’hommes la résolution de combattre, de vaincre ou de mourir sous ses drapeaux ? Cet ascendant sur les esprits suffiroit lui seul à sa gloire. Ne cherchez donc pas à détruire le merveilleux des conquêtes, mais rendez ce merveilleux aussi détestable qu’il est funeste : c’est par-là qu’il faut l’avilir. Que la force & l’élévation d’une ame bienfaisante & généreuse, que l’activité d’un esprit supérieur, appliquée au bonheur du monde, soient les objets de vos hommages ; & de la même main qui élevera des autels au desintéressement, à la bonte, à l’humanité, à la clémence, que l’orgueil, l’ambition, la vengeance, la cupidité, la fureur, soient traînés au tribunal redoutable de l’incorruptible postérité : c’est alors que vous serez les Némésis de votre siecle, les Rhadamantes des vivans. Si les vivans vous intimident, qu’avez-vous à craindre des morts ? vous ne leur devez que l’éloge du bien ; le blâme du mal, vous le devez à la terre : l’opprobre attaché à leur nom réjaillira sur leurs imitateurs. Ceux-ci trembleront de subir à leur tour l’arrêt qui flétrit leurs modeles ; ils se verront dans l’avenir ; ils frémiront de leur mémoire. Mais à l’égard des vivans mêmes, quel parti doit prendre l’homme de Lettres, à la vûe des succès injustes & des crimes heureux ? S’élever contre, s’il en a la liberté & le courage ; se taire, s’il ne peut ou s’il n’ose rien de plus. Ce silence universel des gens de Lettres seroit lui-même un jugement terrible, si l’on étoit accoûtumé à les voir se réunir pour rendre un témoignage éclatant aux actions vraiment glorieuses. Que l’on suppose ce concert unanime, tel qu’il devroit être ; tous les Poëtes, tous les Historiens, tous les Orateurs se répondant des extrémités du monde, & prêtant à la renommée d’un bon roi, d’un héros bienfaisant, d’un vainqueur pacifique, des voix éloquentes, & sublimes pour répandre son nom & sa gloire dans l’univers ; que tout homme qui par ses talens & ses vertus aura bien mérité de sa patrie & de l’humanité, soit porté comme en triomphe dans les écrits de ses contemporains ; qu’il paroisse alors un homme injuste, violent, ambitieux, quelque puissant, quelqu’heureux qu’il soit, les organes de la gloire seront muets ; la terre entendra ce silence ; le tyran l’entendra lui-même, & il en sera confondu. Je suis condamné, dira-t-il, & pour graver ma honte en airain on n’attend plus que ma ruine. Quel respect n’imprimeroient pas le pinceau de la Poésie, le burin de l’Histoire, la foudre de l’Éloquence, dans des mains équitables & pures ? Le crayon foible, mais hardi, de l’Arétin, faisoit trembler les empereurs. La fausse gloire des conquérans n’est pas la seule qu’il faudroit convertir en opprobre ; mais les principes qui la condamnent s’appliquent naturellement à tout ce qui lui ressemble, & les bornes qui nous sont prescrites ne nous permettent que de donner à réfléchir sur les objets que nous parcourons. La vraie gloire a pour objets l’utile, l’honnête & le juste ; & c’est la seule qui soûtienne les regards de la vérité : ce qu’elle a de merveilleux, consiste dans des efforts de talent ou de vertu dirigés au bonheur des hommes. Nous avons observé qu’il sembloit y avoir une sorte de gloire accordée au merveilleux agréable ; mais ce n’est qu’une participation a la gloire attachée au merveilleux utile : telle est la gloire des beaux Arts. Les beaux Arts ont leur merveilleux : ce merveilleux a fait leur gloire. Le pouvoir de l’Eloquence, le prestige de la Poésie, le charme de la Musique, l’illusion de la Peinture, &c. ont du paroître des prodiges, dans les tems sur-tout où l’Eloquence changeoit la face des etats, où la Musique & la Poesie civilisoient les hommes, où la Sculpture & la Peinture imprimoient à la terre le respect & l’adoration. Ces effets merveilleux des Arts ont été nus au rang de ce que les hommes avoient produit de plus étonnant & de plus utile ; & l’éclatante célébrité qu’ils ont eue, a formé l’une des especes comprises sous le nom générique de gloire, soit que les hommes ayent compté leurs plaisirs au nombre de plus grands biens, & les Arts qui les causoient, au nombre des dons les plus précieux que le Ciel eut faits à la terre ; soit qu’ils n’ayent jamais crû pouvoir trop honorer ce qui avoit contribué à les rendre moins barbares ; & que les Arts considéres comme compagnons des vertus, ayent été jugés dignes d’en partager le triomphe, après en avoir secondé les travaux. Ce n’est même qu’à ce titre que les talens en général nous semblent avoir droit d’entres en société de gloire avec les vertus, & la société devient plus intime à mesure qu’ils concourent plus directement à la même fin. Cette fin est le bonheur du moude ; ainsi les talens qui contribuent le plus à rendre les hommes heureux, devroient naturellement avoir le plus de part à la gloire. Mais ce prix attaché aux talens doit être encore en raison de leur rareté & de leur utilité combinées. Ce qui n’est que difficile, ne mérite aucune attention ; ce qui est aisé, quoique utile, pour exercer un talent commun, n’attend qu’un salaire modique. Il suffit au laboureur de se nourrir de ses moissons. Ce qui est en même tems d’une grande importance & d’une extrème difficulté, demande des encouragemens proportionnés aux talens qu’on y employe. Le mérite du succès est en raison de l’utilité de l’entreprise, & de la rareté des moyens. Suivant cette regle, les talens appliqués aux beaux Arts, quoique peut-être les plus étonnans, ne sont pas les premiers admis au partage de la gloire. Avec moins de génie que Tacite & que Corneille, un ministre, un législateur seront placés au-dessus d’eux. Suivant cette regle encore, les mêmes talens ne sont pas toûjours egalement recommandables ; & leurs protecteurs, pour encourager les plus utiles, doivent consulter la disposition des esprits & la constitution des choses ; favoriser, par exemple, la Poésie dans des tems de barbarie & de ferocité, l’Éloquence dans des tems d’abattement & de desolation, la Philosophie dans des tems de superstition & de fanatisme. La premiere adoucira les moeurs, & rendra les ames flexibles ; la seconde relevera le courage des peuples, & leur inspirera ces résolutions vigoureuses qui triomphent des revers : la derniere dissipera les fantômes de l’erreur & de la crainte, & montrera aux hommes le précipice où ils se laissent conduire les mains liées & les yeux bandés. Mais comme ces effets ne sont pas exclusifs ; que les talens qui les operent se communiquent & se confondent ; que la Philosophie éclaire la Poésie qui l’embellit ; que l’Éloquence anime l’une & l’autre, & s’enrichit de leurs thresors, le parti le plu, avantageux seroit de les nourrir, de les exercer ensemble, pour les faire agir à-propos, tour-à-tour ou de concert, suivant les hommes, les lieux & les tems. Ce sont des moyens bien puissans & bien négligés, de conduire & de gouverner les peuples. La sagesse des anciennes républiques brilla sur-tout dans l’emploi des talens capables de persuader & d’émouvoir. Au contraire rien n’annonce plus la corruption & l’ivresse où les esprits sont plongés, que les honneurs extravagans accordés à des arts frivoles. Rome n’est plus qu’un objet de pitié, lorsqu’elle se divise en factions pour des pantomimes, lorsque l’exil de ces hommes perdus est une calamité, & leur retour un triomphe. La gloire, comme nous l’avons dit, doit être réservée aux coopérateurs du bien public ; & non-seulement les talens, mais les vertus elles mêmes n’ont droit d’y aspirer qu’à ce titre. L’action de Virginius immolant sa fille, est aussi forte & plus pure que celle de Brutus condamnant son fils ; cependant la derniere est glorieuse, la premiere ne l’est pas. Pourquoi ? Virginius ne sauvoit que l’honneur des siens, Brutus sauvoit l’honneur des lois & de la patrie. Il y avoit peut-être bien de l’orgueil dans l’action de Brutus, peut-être n’y avoit-il que de l’orgueil : il n’y avoit dans celle de Virginius que de l’honnêteté & du courage ; mais celui-ci faisoit tout pour sa famille, celui-là faisoit tout, ou sembloit faire tout pour Rome ; & Rome, qui n’a regardé l’action de Virginius que comme celle d’un honnête homme & d’un bon pere, a consacré l’action de Brutus comme celle d’un héros. Rien n’est plus juste que ce retour. Les grands sacrifices de l’intérêt personnel au bien public, demandent un effort qui éleve l’homme au-dessus de lui-même, & la gloire est le seul prix qui soit digne d’y être attaché. Qu’offrir à celui qui immole sa vie, comme Décius ; son honneur, comme Fabius ; son ressentiment, comme Camille ; ses enfans, comme Brutus & Manlius ? La vertu qui se suffit, est une vertu plus qu’humaine : il n’est donc ni prudent ni juste d’exiger que la vertu se suffise. Sa récompense doit être proportionnée au bien qu’elle opere, au sacrifice qui lui en coûte, aux talens personnels qui la secondent ; ou si les talens personnels lui manquent, au choix des talens étrangers qu’elle appelle à son secours : car ce choix dans un homme public renferme en lui tous les talens. L’homme public qui feroit tout par lui-même, feroit peu de choses. L’éloge que donne Horace à Auguste, Cum tot sustineas, & tanta negotia solus, signifie seulement que tout se faisoit en son nom, que tout le passoit sous ses yeux. Le don de régner avec gloire n’exige qu’un talent & qu’une vertu ; ils tiennent lieu de tout, & rien n’y supplée. Cette vertu, c’est d’aimer les hommes ; ce talent, c’est de les placer. Qu’un roi veuille courageusement le bien, qu’il y employe à-propos les talens & les vertus analogues ; ce qu’il fait par inspiration n’en est pas moins à lui, & la gloire qui lui en revient ne fait que remonter à sa source. Il ne faut pas croire que les talens & les vertus sublimes se donnent rendez-vous pour se trouver ensemble dans tel siecle & dans tel pays ; on doit supposer un aim int qui les attire, un souffle qui les développe, un esprit qui les anime, un centre d’activité qui les enchaîne autour de lui. C’est donc à juste titre qu’on attribue à un roi qui a sû régner, toute la gloire de son regne ; ce qu’il a inspiré, il l’a fait, & l’hommage lui en est dû. Voyez un roi qui par les liens de la confiance & de l’amour unit toutes les parties de son etat, en fait un corps dont il est l’ame, encourage la population & l’industrie, fait fleurir l’Agriculture & le Commerce ; excite, aiguillonne les Arts, rend les talens actifs & les vertus secondes : ce roi, sans coûter une larme à ses sujets, une goutte de sang à la terre, accumule au sein du repos un thrésor immense de gloire, & la moisson en appartient à la main qui l’a semée. Mais la gloire, comme la lumiere, se communique sans s’affoiblir : celle du souverain se repand sur la nation ; & chacun des grands hommes dont les travaux y contribuent, brille en particulier du rayon qui émane de lui. On a dit le grand Condé, le grand Colbert, le grand Corneille, comme on a dit Louis-le-Grand. Celui des sujets qui contribue & participe le plus à la gloire d’un regne heureux, c’est un ministre éclaire, laborieux, accessible, également dévoüé à l’état & au prince, qui s’oublie lui-même, & qui ne voit que le bien ; mais la gloire même de cet homme étonnant remonte au rei qui se l’attache. En effet, si l’utile & le merveilleux font la gloire, quoi de plus glorieux pour un prince, que la decouverte & le choix d’un si digne ami ? Dans la balance de la gloire doivent entrer avec le bien qu’on a fait, les difficultés qu’on a surmontées ; c’est l’avantage des fondateurs, tels que Lycurgue & le czar Pierre. Mais on doit aussi distraire du mérite du succès, tout ce qu’a fait la violence. Il est beau de prévoir, comme Lycurgue, qu’on humanisera un peuple feroce avec de la musique ; il n’y a aucun merite à imaginer, comme le czar, de se faire obéir à coups de sabre. La seule domination glorieuse est celle que les hommes préferent ou par raison ou par amour : imperatoriam majestatem armis decoratam, legibus oportet esse armatam, dit l’empereur Justinien. De tous ceux qui ont desolé la terre, il n’en est aucun qui, à l’en croire, n’en voulût assûrer le bonheur. Défiez-vous de quiconque prétend rendre les hommes plus heureux qu’ils ne veulent l’être ; c’est la chimere des usurpateurs, & le prétexte des tyrans. Celui qui fonde un empire pour lui-même, taille dans un peuple comme dans le marbre, sans en regretter les débris ; celui qui fonde un empire pour le peuple qui le compose, commence par rendre ce peuple flexible, & le modifie sans le briser. En général, la personnalité dans la cause publique, est un crime de lese-humanité. L’homme qui se sacrifie à lui seul le repos, le bonheur des hommes, est de tous les animaux le plus cruel & le plus vorace : tout doit s’unir pour l’accabler. Sur ce principe nous nous sommes élevés contre les auteurs de toute guerre injuste. Nous avons invité les dispensateurs de la gloire à couvrir d’opprobre les succès même des conquérans ambitieux ; mais nous sommes bien éloignés de disputer à la profession des armes la part qu’elle doit avoir à la gloire de l’état dont elle est le bouclier, & du throne dont elle est la barriere. Que celui qui sert son prince ou sa patrie soit armé pour la bonne ou pour la mauvaise cause, qu’il reçoive l’épée des mains de la justice ou des mains de l’ambition, il n’est ni juge ni garant des projets qu’il exécute ; sa gloire personnelle est sans tache, elle doit être proportionnée aux efforts qu’elle lui coûte. L’austérité de la discipline à laquelle il se soûmet, la rigueur des travaux qu’il s’impose, les dangers affreux qu’il va courir ; en un mot, les sacrifices multipliés de sa liberté, de son repos & de sa vie, ne peuvent être dignement payés que par la gloire. A cette gloire qui accompagne la valeur généreuse & pure, se joint encore la gloire des talens qui dans un grand capitaine éclairent, secondent & couronnent la valeur. Sous ce point de vûe, il n’est point de gloire comparable à celle des guerriers ; car celle même des législateurs exige peut-être plus de talens, mais beaucoup moins de sacrifices : leurs travaux sont à la vérité sans relâche, mais ils ne sont pas dangereux. En supposant donc le fléau de la guerre inévitable pour l’humanité, la profession des armes doit être la plus honorable, comme elle est la plus périlleuse. Il seroit dangereux sur-tout de lui donner une rivale dans des états exposés par leur situation à la jalousie & aux insultes de leurs voisins. C’est peu d’y honorer le mérite qui commande, il faut y honorer encore la valeur qui obéit. Il doit y avoir une masse de gloire pour le corps qui se distingue ; car si la gloire n’est pas l’objet de chaque soldat en particulier, elle est l’objet de la multitude réunie. Un légionnaire pense en homme, une légion pense en héros ; & ce qu’on appelle l’esprit du corps, ne peut avoir d’autre aliment, d’autre mobile que la gloire. On se plaint que notre histoire est froide & seche en comparaison de celle des Grecs & des Romains. La raison en est bien sensible. L’histoire ancienne est celle des hommes, l’histoire moderne est celle de deux ou trois hommes : un roi, un ministre, un général. Dans le régiment de Champagne, un officier demande, pour un coup de-main, douze hommes de bonne volonté : tout le corps reste immobile, & personne ne répond. Trois fois la même demande, & trois fois le même silence. Hé quoi, dit l’officier, l’on ne m’entend point ! L’on vous entend, s’écrie une voix ; mais qu’appellez-vous douze hommes de bonne volonté ? nous le sommes tous, vous n’avez qu’à choisir. La tranchée de Philisbourg étoit inondée, le soldat y marchoit dans l’eau plus qu’à demi-corps. Un très jeune officier, à qui son jeune âge ne permettoit pas d’y marcher de même, s’y faisoit porter de main en main. Un grenadier le présentoit à son camarade, afin qu’il le prît dans ses bras : mets-le sur mon dos, dit celui-ci ; du-moins s’il y a un coup de fusil à recevoir, je le lui épargnerai. Le militaire françois a mille traits de cette beauté, que Plutarque & Tacite auroient eu grand soin de recueillir. Nous les réléguons dans des mémoires particuliers, comme peu dignes de la majesté de l’histoire. Il faut espérer qu’un historien philosophe s’affranchira de ce préjugé. Toutes les conditions qui exigent des ames résolues aux grands sacrifices de l’intérêt personnel au bien public, doivent avoir pour encouragement la perspective, du-moins éloignée, de la gloire personnelle. On fait bien que les Philosophes, pour rendre la vertu inébranlable, l’ont préparée à se passer de tout : non vis esse justus sine gloriâ ; at, me herculè, saepè justus esse debebis cum infamiâ. Mais la vertu même ne se roidit que contre une honte passagere, & dans l’espoir d’une gloire à venir. Fabius se laisse insulter dans le camp d’Annibal & deshonorer dans Rome pendant le cours d’une campagne ; auroit-il pû se résoudre à mourir deshonoré, à l’être à jamais dans la mémoire des hommes ? N’attendons pas ces efforts de la foiblesse de notre nature ; la religion seule en est capable, & ses sacrifices même ne sont rien moins que desintéressés. Les plus humbles des hommes ne renoncent à une gloire périssable, qu’en échange d’une gloire immortelle. Ce fut l’espoir de cette immortalité qui soûtint Socrate & Caton. Un philosophe ancien disoit : comment veux-tu que je sois sensible au blame, si tu ne veux pas que je sois sensible a l’éloge ? A l’exemple de la Théologie, la Morale doit prémunir la vertu contre l’ingratitude & le mépris des hommes, en lui montrant dans le lointain des tems plus heureux & un monde plus juste.
« La gloire accompagne la vertu, comme son ombre, dit Seneque ; mais comme l’ombre d’un corps tantôt se précede, & tantôt le suit, de même la gloire tantôt devance la vertu & se présente la premiere, tantôt ne vient qu’à sa suite, lorsque l’envie s’est retirée ; & alors elle est d’autant plus grande qu’elle se montre plûtard ».C’est donc une philosophie aussi dangereuse que vaine, de combattre dans l’homme le pressentiment de la postérité & le desir de se survivre. Celui qui borne sa gloire au court espace de sa vie, est esclave de l’opinion & des égards : rebuté, si son siecle est injuste ; découragé, s’il est ingrat : impatient surtout de joüir, il veut recueillir ce qu’il seme ; il préfere une gloire précoce & passagere, à une gloire tardive & durable : il n’entreprendra rien de grand. Celui qui se transporte dans l’avenir & qui joüit de sa mémoire, travaillera pour tous les siecles, comme s’il étoit immortel : que ses contemporains lui refusent la gloire qu’il a méritée, leurs neveux l’en dédommagent ; car son imagination le rend présent à la postérité. C’est un beau songe, dira-t-on. Hé joüit-on jamais de sa gloire autrement qu’en songe ? Ce n’est pas le petit nombre de spectateurs qui vous environnent, qui forment le cri de la renommée. Votre réputation n’est glorieuse qu’autant qu’elle vous multiplie où vous n’êtes pas, où vous ne serez jamais. Pourquoi donc seroit il plus insensé d’étendre en idée son existence aux siecles à venir, qu’aux climats éloignés ? L’espace réel n’est pour vous qu’un point, comme la durée réelle. Si vous vous renfermez dans l’un ou l’autre, votre ame y va languir abattue, comme dans une étroite prison. Le desir d’éterniser sa gloire est un enthousiasme qui nous aggrandit, qui nous éleve au dessus de nous-mêmes & de notre siecle ; & quiconque le raisonne n’est pas digne de le sentir.
« Mépriser la gloire, dit Tacite, c’est mépriser les vertus qui y menent » :contempta famâ, virtutes contemnuntur. Article de M. Marmontel .
« Qui es-tu donc, pour mépriser les hommes ? & qui t’éleve au-dessus d’eux ? tes services, tes vertus ? Mais combien d’hommes obscurs plus vertueux que toi, plus laborieux, plus utiles ? Ta naissance ? on la respecte : on salue en toi l’ombre de tes ancêtres ; mais est ce à l’ombre à s’énorgueillir des hommages rendus au corps ? Tu aurois lieu de te glorifier, si l’on donnoit ton nom à tes ayeux, comme on donnoit au pere de Caton le nom de ce fils, la lumiere de Rome (Cic. off.). Mais quel orgueil peut t’inspirer un nom qui ne te doit rien, & que tu ne dois qu’au hasard ? La naissance excite l’émulation dans les grandes ames, & l’orgueil dans les petites. Ecoute des hommes qui pensoient noblement, & qui savoient apprétier les hommes. Point de rois qui n’ayent eu pour ayeux des esclaves ; point d’esclaves qui n’ayent eu des rois pour ayeux (Plat.). Personne n’est né pour notre gloire : ce qui fut avant nous n’est point à nous (Senec.). En un mot, la gloire des ancêtres se communique comme la flamme ; mais comme la flamme, elle s’éteint si elle manque de nourriture, & le mérite en est l’aliment. Consulte-toi, rentre en toi-même : nudum inspice, animum intuere, qualis quantusque sit, alieno an suo magnus (ibid.) ».Il n’y a que la véritable grandeur, nous dira-t-on, qui puisse soûtenir cette épreuve. La grandeur factice n’est imposante que par ses dehors. Hé bien, qu’elle ait un cortege fastueux & des moeurs simples, ce qu’elle aura de dominant sera de l’état, non de la personne. Mais un grand dont le faste est dans l’ame, nous insulte corps à corps. C’est l’homme qui dit à l’homme, tu rampes au-dessous de moi : ce n’est pas du haut de son rang, c’est du haut de son orgueil qu’il nous regarde & nous méprise. Mais ne faut-il pas un mérite supérieur pour conserver des moeurs simples dans un rang si élevé ? cela peut être, & cela prouve qu’il est très-difficile d’occuper décemment les grandeurs sans les remplir, & de n’être pas ridicule par-tout ou l’en est déplacé. Un grand, lorsqu’il est un grand homme, n’a recours ni à cette hauteur humiliante qui est le singe de la dignité, ni à ce faste imposant qui est le fantôme de la gloire, & qui ruine la haute noblesse par la contagion de l’exemple & l’émulation de la vanité. Aux yeux du peuple, aux yeux du sage, aux yeux de l’envie elle-même, il n’a qu’a se montrer tel qu’il est. Le respect le devance, la vénération l’environne. Sa vertu le couvre tout entier ; elle est son cortége & sa pompe. Sa grandeur a beau se ramasser en lui-même, & se dérober à nos hommages, nos hommages vont la chercher. Voyez Labruyere, du mérite personnel. Mais qu’il faut avoir un sentiment noble & pur de la véritable grandeur, pour ne pas craindre de l’avilir en la dépouillant de tout ce qui lui est étranger ! Qui d’entre les grands de notre âge voudroit etre surpris, comme Fabrice par les ambassadeurs de Pyrrhus, faisant cuire ses légumes ? Article de M. Marmontel .