Un papyrus découvert en Egypte, acheté par le Bristish Museum et publié en 1891 par
M. Kenyon, nous avait rendu sept mimes ou mimïambes
d’Hérondas. Un jeune professeur, M. Dalmeyda, vient de les traduire en français. Il a
illustré sa traduction d’une minutieuse et agréable étude où, — comme il est naturel, et
même inévitable, et par conséquent légitime, — il nous surfait peut-être par endroits
les mérites et l’originalité de son auteur. Mais, au reste, Hérondas, tel qu’il est,
vous amusera sûrement.
Tout recommence, vous ne l’ignorez point ; et comment tout ne recommencerait-il pas ?
Certains dialogues de la Vie parisienne, du Journal
ou de l’Echo de Paris vous donnent une idée fort exacte de ce que
furent les mimes grecs. Épicharme, Sophron, Hipponax et Hérondas
signent aujourd’hui : Gyp, Lavedan, Donnay et Courteline. Seulement, je ne vous cacherai
point que je leur trouve aujourd’hui beaucoup plus d’esprit qu’il y a deux mille
ans.
Or, sachez que les mimes d’Hérondas sont écrits en vers colïambes,
c’est-à-dire en vers trimètres ïambiques scazons, autrement dit en vers ïambiques
allongés d’une syllabe et, par conséquent, terminés par un spondée : vers très faciles à
faire, d’un bon gros rythme rapide et peu complique, et assez pareils, en somme, à de la
prose cadencée. Sachez aussi qu’Hérondas vécut probablement à la même époque que
Théocrite (troisième siècle avant l’ère chrétienne), et, selon toute apparence, dans
l’île de Cos. Sachez encore que les anciens faisaient cas de lui et qu’il est notamment
cite avec éloge par Pline le Jeune ; que nous n’avions jusqu’à présent, en fait de
mimes, que trois morceaux de Théocrite (entre autres les
Syracusaines), et que la découverte de quelques-uns des mimes d’Hérondas est donc
une aventure deux fois heureuse… Et maintenant vous êtes aussi savants que moi, si vous
ne l’étiez déjà auparavant.
La plus remarquable de ces saynètes, et de beaucoup, c’est le
Pornoboscos, en latin Leno, en français… mettons le Marchand d’esclaves. Cet industriel habite Cos, en qualité d’étranger
domicilié. Il demande justice contre un certain Thalès qui est venu de nuit forcer la
porte de sa maison, et a voulu lui enlever une de ses pensionnaires. Hérondas nous donne
le réquisitoire de l’honorable plaignant.
C’est un morceau de haut goût, violemment plaisant par le contraste que font la dignité
du langage, la majesté des arguments et l’élévation des pensées avec l’objet de la
plainte et la condition de l’orateur. C’est déjà le comique d’Un
Vénérable, de Richepin, ou de quelques-unes de ces chansons de café-concert où
sont peintes, avec une ironie si bienveillante, pour l’éjouissement des bourgeois
parisiens, les mœurs amoureuses des boulevards extérieurs.
Notre homme s’appelle Battaros. Son discours, imité des maîtres du barreau, est d’un
sérieux et d’une solennité imperturbables avec, çà et là, une subite précision de termes
et certaines familiarités de vocabulaire qui me rendent les citations assez difficiles.
La grande idée de justice plane sur toute cette noble harangue. Il semble qu’on voie
surgir, de chaque côté de l’orateur, les statues de bronze des Lois, des « justes
Lois », qui le protègent de leur glaive et de leur bras tendu. Si le crime de Thalès
demeure impuni, « c’en est fait de la sécurité de la ville, citoyens ; et cette liberté
dont vous êtes si fiers, Thalès va l’anéantir. » Voilà qui s’appelle « élargir une
cause. » Il invoque la loi de Chairondas sur les sévices ; il admire les beautés de ce
texte, puis, avec un dédain d’homme supérieur :
« C’est que Chairondas habitait une cité, Thalès ; mais toi, tu ignores ce que c’est
qu’une cité et comment une cité s’administre. » Ce Thalès est, en effet, un homme sans
domicile, — et sans lettres ni politesse : au lieu que lui, Battaros, est un homme bien
posé, bien élevé, et qui a des lumières…
« Bref, citoyens, reprend-il, j’ai été roué de coups ; la porte de ma maison a été
défoncée (et je paye le tiers du loyer), le linteau a été roussi… » Mais, segnius irritant animos, etc… Battaros se souvient tout à coup du procédé
pathétique recommandé par les rhéteurs anciens et dont Racine se servira dans les Plaideurs. II fait paraître sa pensionnaire Myrtalé, la victime de
Thalès : « Ici, Myrtalé, viens à ton tour, montre-toi, n’aie pas de honte : regarde les
juges que voici comme des pères ou des frères. » (Que dites-vous de ce dernier trait ?
Est-il beau 1) « Voyez-la, citoyens, comme elle est ravagée du haut en bas : il ne lui
reste plus un poil grâce à cet infâme qui l’a traînée et violentée. Ô Vieillesse, il te
doit un fier sacrifice : sans toi, il eût vomi tout son sang comme Philisteus à Samos…
Tu ris ? Eh bien ! oui, je suis un pornoboscos, je ne le nie pas.
Battaros est mon nom, mon aïeul était Sisymbros, mon père était Sisymbriscos, et tous
trafiquaient de ma marchandise… » Telle, dans la romance célèbre, « la famille Alphons’
du Gros-Caillou. »
Après ce mouvement de fierté filiale et professionnelle, la bonhomie a son tour :
« Voyons, Thalès, tu es amoureux de Myrtalé, n’est-ce pas ? Il n’y a pas de mal. Paye,
et tu l’auras, etc… » Puis, la péroraison : « Songez, citoyens, que vous jugez
aujourd’hui la cause, non de Battaros, le marchand d’esclaves, mais de tous les
étrangers domiciliés dans cette ville. » Et enfin, selon l’usage, l’évocation de toutes
les divinités locales : « Et, maintenant, montrez-vous les dignes fils de Cos et de
Mérops ; songez quelle fut la gloire de Thessalos et d’Héraklès, comment Asklépios vint
de Trikka dans celle île, et pourquoi Phœbé donna ici le jour à Latone. Rappelez-vous
toutes ces gloires, et que la justice guide votre arrêt ! »
Tout cela n’est point mal. Ce mime du Leno est, comme je vous disais,
le plus comique des sept. La « traduction » en est déjà plaisante. La « transposition »
complète, moderne et parisienne, telle que ta pourrait essayer un Courteline, en serait
sans doute impayable. Le Leno fait presque rire ; et
c’est là un effet que les œuvres de l’antiquité classique produisent bien rarement.
C’est que, de toutes ces petites scènes de comédie, le Leno est la
seule qui soit ironique, qui nous mette en joie par quelque chose qui n’est pas
directement exprimé dans le texte. Les autres mimes d’Hérondas sont simplement et
parfois assez platement « réalistes », et, comme vous savez, le réalisme pur exclut
l’ironie. Ils ne font rien entendre au-delà de ce qu’ils disent. L’observation y semble
exacte, mais inutile, sans nulle arrière-pensée qui lui donne du prix. Voyez l’Entremetteuse (mime I) et comparez la Macette de Régnier. Voyez Chez le cordonnier (mime VII). Vraiment « ça nous est égal. » Oserai-je
ajouter que j’en dis autant de ces fameuses Syracusaines de
Théocrite ? M. Dalmeyda me paraît admirer démesurément ce bavardage plausible, mais
parfaitement quelconque, de deux bourgeoises qui vont voir passer un cortège.
Je reconnais d’ailleurs que le réalisme qui ne signifie rien du tout est bien le vrai
réalisme. Et je crois que les anciens surtout l’ont connu Les modernes, peu ; car
toujours ils y ajoutent ou de l’ironie, ou de la misanthropie, ou du pessimisme, ou une
recherche morose du laid (G. Flaubert ou Zola). Le réalisme d’Hérondas est, sauf dans le
Leno, tout court, tout rond, tout naïf. Il a une sorte d’innocence
et de puérilité. Il lui arrive de nous montrer des choses abominables sans nul
étonnement et, par conséquent, sans insistance. L’impudeur des anciens est toujours
directe et tranquille. Elle va fort loin, mais elle détaille peu ; car tout lui semble
naturel. L’impureté moderne, avec ses détours, ses inquiétudes et ses feintes, a un bien
autre aiguillon.
J’ai rappelé, à propos des mimïambes d’Hérondas, les dialogues de la Vie
parisienne et de nos journaux « littéraires. » Il va sans dire que, si le genre
est le même, la matière et aussi l’art qui la façonne diffèrent étrangement.
Les personnages qu’Hérondas met en scène sont des hommes et des femmes, — des femmes
surtout, — de la classe moyenne d’une petite ville grecque d’il y a deux mille deux
cents ans et de la campagne environnante.
Mœurs assez simples, avec des dehors qui ont de l’élégance : bourgeois et ruraux
parlent une jolie langue ; et, dans les temples de cette petite ville, les paysannes
peuvent admirer des tableaux d’A-pelle et des statues ciselées par les propres fils de
Praxitèle (Au temple d’Asklépios, mime IV). Statues et tableaux
nullement solennels, rien n’étant moins académique que l’art grec : c’est un enfant qui
regarde une pomme, un autre qui étrangle une oie, un troisième qui fait griller des
viandes, et un taureau conduit au sacrifice par deux hommes « dont l’un a le nez camus,
l’autre le nez retroussé. »
Mais il apparaît (et les mimes d’Hérondas ont par là leur intérêt documentaire) que
cette délicieuse humanité grecque du temps des Philadelphie et des Evergète, à la fois
très artiste et assez près de la nature, nous dépassait notablement, quoi qu’on dise et
quelque ingénuité qu’elle y mit, en obscénité et en brutalité foncières. Cela est
d’autant plus frappant que l’excellent Hérondas n’a guère l’air d’un détracteur de
l’espèce humaine, et que son indifférence est pour le moins égale à celle de notre Alain
Lesage. — Lisez le Maître d’école (mime III). Une femme du peuple,
Métrotimé, vient trouver le maître d’école Lampriscos pour qu’il mette à la raison son
garnement de fils, Kottalos, dont elle lui raconte les méfaits. Lampriscos appelle
quatre écoliers (de bons sujets, sans doute, élevés au grade de moniteurs) ; il leur
donne l’ordre de charger Kottalos sur leurs épaules, et déchire le dos de l’enfant à
coups de nerf de bœuf. Quand il juge la correction suffisante : « Lâchez-le », dit-il ;
mais la mère : « Non, ne t’arrête pas, Lampriscos ; écorche-le jusqu’au coucher du
soleil. — Mais son corps est plus tacheté qu’une hydre. — Donne-lui encore une vingtaine
de coups, ça lui fera du bien. » C’est tout. Voilà certes une mère sans faiblesse. Et
voici une bourgeoise sans préjugés (la Jalouse, mime V). Bitinna a
pris pour amant un de ses esclaves. Mais elle soupçonne ce beau gars de lui être
infidèle et l’accuse en termes cyniques. Lui, se défend comme il peut, reproche à la
patronne de « lui boire son sang jour et nuit ». Sur quoi, la dame écumante et hurlante
fait attacher l’esclave, commande de serrer les cordes jusqu’à ce quelles entrent dans
la chair, dit qu’il recevra mille coups sur le dos et mille sur le ventre, et qu’il sera
marqué au poinçon après avoir été fustigé… A ce moment, une petite ser-vante quelle aime
lui demande la grâce du coupable, et, brusquement, Bitinna pardonne C’est tout. Hérondas
ne nous dit point quelle image s’est soudainement dressée dans la mémoire de cette
personne capricieuse et ardente, vraiment remarquable par la franchise entière de ses
impressions et de ses discours. — Et je ne puis même vous indiquer de quoi causent entre
elle les Deux Amies en visite (mime VI), car c’est pire encore que ce
que vous supposez… Et tout cela, si bonhomme, si tranquille, si peu étonné ou troublé,
si clairement de l’autre côté de la Croix !…
L’« à-propos » de M. Gaston-Alphonse Guérin est fort ingénieux ; d’une ingéniosité qui
sent peut-être un peu l’exercice scolaire, mais qui a fait tout de même grand plaisir.
Il y a là-dedans du centón, de trop visibles artifices pour amener des citations, pour
mêler à la trame du dialogue les propres vers du vieux poète. Mais on y sent une
émotion, un respect sincère. C’est comme qui dirait des vers latins écrits en français
avec du cœur.
Corneille, pauvre et malade, vit dans son modeste logement de la rue d’Argenteuil. Il a
auprès de lui deux anciens comédiens, Firmin et Catherine, qui, par affection, sont
devenus ses serviteurs, et qui, le soir, l’humble table desservie, charment leur veillée
en se remémorant les triomphes d’autrefois, et en se récitant des tirades de ce glorieux
Cid, où ils ont joué Rodrigue et Chimène. Et le vieux poète a aussi
son Antigone : une jeune nièce, Marie, fille de son frère Thomas, qui soigne le
vieillard et lui recopie ses manuscrits. Car Pierre Corneille, de plus en plus dévot
avec l’âge, est devenu grand traducteur d’hymnes et de psaumes ; et c’est dans ces exercices que son génie fatigué cherche encore
l’illusion de la production poétique, en même temps que son âme meurtrie y trouve un
religieux réconfort.
Or, ce soir-là, Boileau vient rendre visite à Corneille. Il s’étonne du dénûment du
grand homme et lui promet de faire rétablir sa pension par le roi.
Et vous savez que ceci n’est point une légende ; que Boileau indigné alla en effet
trouver Louis XIV, et offrit de sacrifier sa propre pension. « Action très véritable,
dit Louis Racine, que m’a racontée un témoin encore vivant ; on a eu tort de la révoquer
en doute, puisque Boursault, qui ne devait pas être disposé à louer Boileau, la rapporte
dans ses lettres. » (Mémoires sur la vie de Jean Racine. ) Ce Boileau
était décidément un brave homme.
Celui que M. Guérin nous a montré manque un peu de relief et d’accent ; mais
passons.
La scène qui suit est assurément la meilleure de ’ouvrage. L’auteur nous y entr’ouvre
le cœur douloureux du vieux poète. Pierre Corneille achève la traduction d’un psaume. Il
lit à sa nièce Marie les strophes qu’il vient d’écrire et qui expriment la vanité des
choses terrestres et que l’homme ne trouve son repos et sa joie qu’en Dieu… L’Angelus
sonne : le poète interrompt son travail, et prie. Il est calme et résigné ; mais sa
résignation est étrangement mélancolique. On devine dans ce cœur héroïque des plaies non
fermées.
Quelles plaies ? La première est, comme vous l’avez vu, la pauvreté.
À quoi en était réduit Corneille à soixante-treize ans (il faut dire qu’il avait élevé
quatre fils et deux filles), une lettre souvent citée d’un bourgeois rouennais nous
l’apprend : « J’ai vu hier M. Corneille, notre parent et ami… Nous sommes sortis
ensemble après le dîner et, en passant par la rue de la Parcheminerie, il est entré dans
une boutique pour faire raccommoder sa chaussure qui était décousue. Il s’est assis sur
une planche, et moi auprès de lui ; et, lorsque l’ouvrier eut refait, il lui a donné
trois pièces qu’il avait dans sa poche. J’ai pleuré qu’un si grand génie fût réduit à
cet excès de misère. »
Il est vrai que feu Emile Gaillard, qui a publié cette lettre dans le Précis analytique des travaux de l’Académie de Rouen (1834), ne nous dit point
où en est l’original, ni quel en est l’auteur, ni à qui elle est adressée ; que,
d’ailleurs, l’anecdote qu’elle raconte n’est point nécessairement significative d’une
réelle indigence et qu’elle pourrait, à la rigueur, indiquer seulement chez Pierre
Corneille une grande bonhomie et simplicité de mœurs. Mais nous avons d’autres preuves,
et nombreuses, et indiscutables, du dénûment de ses dernières années ; et ce dénûment
vaut la peine d’être expliqué.
Du temps de Hardy, on payait les pièces de théâtre quelques écus. « Hardy put vivre en
faisant huit cents pièces », dit Scudéry. Nous ne savons pas ce qu’on paya le Cid ; nous ne savons pas ce que gagna Thomas Corneille avec son Timocrate et Lasserre avec sa tragédie en prose de Thomas
Morus, deux des plus grands succès du siècle. Mais nous savons que l’Andromaque de Racine lui rapporta cent écus. Nous savons aussi que Corneille
reçut de la troupe de Molière deux mille livres pour Tite et Bérénice
et autant pour Attila, et que c’étaient là les plus gros prix.
Les poètes ne pouvaient donc pas vivre du théâtre. Trois ressources leur restaient :
une pension de Richelieu ou de Louis XIV ; la domesticité chez les grands ; les petites
pièces et les dédicaces.
Heureux ceux qui tournaient bien les quatrains et les madrigaux ! C’est par là que
Benserade se soutint jusqu’à l’âge de quatre-vingts ans. Mais les petits vers n’étaient
guère le fait de Corneille. Il ne pouvait donc compter que sur le placement des
dédicaces de ses pièces.
Vous savez que ces hommages se payaient : c’était convenu, c’était dans les mœurs du
temps. Quand Scudéry dédia son Alaric à la reine Christine, il savait
d’avance qu’il recevrait pour sa peine une chaîne d’or de mille pistoles.
Or, le bon Corneille a la main lourde dans la dédicace. Celle de Cinna, au financier Montauron, le Turcaret du temps, fut fâcheusement célèbre.
Corneille y comparait Montauron à l’empereur Auguste ; cela parut un peu fort. On en fit
un proverbe : « C’est une dédicace à la Montauron. » Tout fut à la Montauron, jusqu’aux
petits pains au lait… Très philosophe, Corneille, après la déconfiture du financier,
retira sa dédicace aussi tranquillement qu’il l’avait écrite.
Ce qui a tant choqué les contemporains laisse la postérité indifférente et ne fait
point descendre Corneille dans son estime. Il ne savait pas louer parce qu’il n’avait
pas d’esprit : il n’avait que la subtilité du Normand. Ou peut-être exagérait-il
quelquefois la louange pour qu’il parfit mieux qu’elle était à ses yeux de pure
convention.
Son impuissance à louer les autres éclate partout. En 1647, reçu à l’Académie à la
place de Maynard, il a recours, pour peindre sa reconnaissance, aux moyens les plus
étranges : il emploie le langage de Tartufe ; il parle d’« épanouissement du cœur », de
« liquéfaction intérieure. » Est-ce de l’ironie ? Elle serait bien lourde. En 1672, il
publie un poème sur les Victoires du roi, où il commence par injurier
les « Bataves » ; mais, vers la fin, par la volte-face la plus imprévue, il reproche aux
Hollandais leur mollesse, en vrai républicain : mouvement sublime en lui-même, absurde
en sa place.
A mesure que ses requêtes et placets vont se multipliant, Corneille, solliciteur, prend
un caractère de plus en plus triste. Il est des dédicaces où il tend la main. Il en est
d’autres où il vous désarme par la bonhomie suppliante de ses vers. Dans la belle épître
au Roi, de 1676, après avoir très noblement parlé des services de
deux de ses fils, il finit brusquement sur cette chute singulière :
(Il attendait de ce jésuite un canonicat. )
C’est que Corneille resta toujours un provincial. Au fond, cette lourdeur dans l’éloge
et cette gaucherie tiennent à « ce mélange d’humilité et d’orgueil, de timidité et
d’indépendance », dont parle Fontenelle. Il eût pu dire, comme le Damon de Boileau :
Mais enfin, quand la gêne se faisait sentir, il fallait bien recourir aux dédicaces et
aux épîtres : qui oserait le lui reprocher ?
Cette gêne, il la connut de bonne heure. Sans doute, il fit partie, avec L’Estoile,
Colletel, Rotrou, Boisrobert, de la petite brigade de poètes par qui
Richelieu faisait mettre en vers ses plans de tragédie. Mais Voltaire nous dit a qu’il
y était subordonné aux autres, qui lui étaient supérieurs par la fortune et la
faveur. »
L’Estoile avait le plus grand de tous les mérites : il acceptait docilement les plans
du cardinal et les suivait avec soumission. — Colletet était une espèce de bohème
bourgeois, connu pour ses amours ancillaires. Il avait parfois des velléités
d’indépendance. Dans l’une de ses descriptions on voyait
Le cardinal eût préféré « barboter », comme plus juste et plus expressif : Colletet
maintint « s’humecter », comme plus noble. Mais il ne chicanait sur un mot que pour
mieux faire apprécier sa soumission dans tout le reste, et c’est pourquoi il put épouser
sa troisième servante, qui lui donna la belle Claudine. — Rotrou était charmant : une
grande habitude du monde, une mine haute et fière. Joueur effréné, souvent endetté,
quand il avait de l’argent, il le jetait derrière les fagots de son grenier, pour
s’obliger à le venir ramasser pièce par pièce et le faire durer un peu plus longtemps.
Ami vrai et loyal, tout dévoué au génie de Corneille, grand admirateur du Cid malgré Richelieu, on aimait « ce garçon d’un si beau naturel », comme
l’appelle Chapelain. — Quant à Boisrobert, son grand art auprès de Richelieu fut de
s’insinuer, de se faire valoir, de se rendre nécessaire : sorte de Figaro sous la robe
de Basile. Beaucoup d’esprit, mais un esprit à la fois d’insolence et de bassesse. On
l’appelait « l’abbé Mondory », du nom d’un comédien à la mode.
On conçoit que Corneille ait fait pauvre figure parmi ses collaborateurs. Il n’était ni
amusant ni brillant, — ni docile. Quand on lui donna à versifier le troisième acte de la
comédie des Tuileries, il se mit en tête d’y faire des changements. Le
cardinal disait : « Il manque d’esprit de suite. »
Il en manquait en effet. Après sa querelle avec le cardinal, son peu de fortune le
force à rentrer à Rouen. Il se marie entre 1640 et 1642. Ses charges augmentent.
Fallait-il se faire domestique d’un grand ? Mais comment se serait-il fait agréer avec
son humeur timide et brusque ? Il vit tant mal que bien, des charges peu productives
qu’il exerce dans sa ville, des libéralités des Condé et des Séguier. « Je n’ai jamais
été homme à demander la charité, mais les présents des hommes riches et généreux me sont
agréables », écrit-il sans soupçonner peut-être le comique de la phrase.
En 1650, il fait argent de sa charge d’avocat. En 1658, la générosité de Fouquet et le
succès d’Œdipe le raniment. En 1662, désigné par Colbert à la
munificence royale, il eut une pension de deux mille livres. Que cette pension lui ait
été supprimée, on n’en peut malheureusement pas douter. Ce fut sans doute en 1674. On la
lui resservit en 1678. Mais après la mort de Colbert, en 1683, on ne la lui paya plus.
Sa pénurie devint telle qu’il vendit sa maison de Rouen. Louis XIV finit par lâcher deux
cents louis pour l’aider à mourir.
Et voilà, en abrégé, l’histoire financière de Corneille.
Sa vie fut une lutte contre la médiocrité ou la misère. Lutte morose. Un jour qu’on le
félicitait du succès de son œuvre : « Je suis, dit-il, soûl de gloire et affamé
d’argent. » (Défense du grand Corneille, par le P. Tournemine. ) Il
obtint quelquefois des sommes assez considérables, mais c’était vite englouti : il eût
fallu que sa pension fût régulière et augmentât avec ses charges, et qu’un ami s’occupât
de ses affaires. La vraie cause de sa pauvreté fut son incurie, son inexpérience, son
enfance inimaginable. (Cf. le cas, analogue en quelques points, de Dumas père et de
Balzac. ) Et ainsi s’expliquent son indifférence pour l’argent quand il en avait, sa
vivacité à en demander quand il n’en avait pas.
Deux ou trois fois cette vivacité a assez d’allure En 1665, comme on lui fait trop
attendre le payement de sa pension, il adresse au roi le sixain connu qui se termine par
ces trois vers :
Et puissent tous vos ans être de quinze
mois,
Dans un autre placet, en 1675, il dit au roi tout de gô
Ce qui est d’une assez belle hardiesse. Puisqu’il ne pouvait faire autrement que de
tendre la main, on aimerait qu’il l’eût plus souvent tendue de cette air-là…
Vous voulez savoir d’où me vient aujourd’hui tant d’érudition ? Je ne vous cacherai
point que j’ai trouvé ça (et si j’avais tout recueilli, j’aurais pu, de la pauvreté de
Corneille, faire la richesse de deux feuilletons) dans les vieilles notes prises par moi
il y a vingt ans au cours de mon excellent maître, M. de la Coulonche, pour qui mes
jeunes camarades se sont montrés naguère si incroyablement durs. Ils ont grand tort :
ils verront comme ça devient utile et commode, le cours de « Coulonche », quand on est
professeur de rhétorique.
Rien n’empêche, au reste, de rectifier ces notes. Et, par exemple, je demanderai à mon
maître si tout n’est que lourd artifice, et de parti pris, dans les dédicaces, placets
et remerciements de Corneille… J’ai relu son discours de réception à l’Académie. C’est
pesant, c’est baroque, c’est inepte : je crois que c’est sincère et qu’il y a mis son
cœur. Corneille semble réellement ravi d’être académicien et peut-être principalement
parce que c’est « une situation officielle. » Oui, il était fort candide. Cet homme, qui
passe pour avoir été le poète par excellence des grandeurs morales, subit de bonne heure
la fascination des grandeurs matérielles. C’est ce que la seconde moitié de son théâtre
nous montre en plein. Ses plus chères héroïnes ne veulent plus épouser que des rois, et
sacrifient continuellement leurs amants à ce grossier orgueil. On pourrait presque dire
que Corneille, poète tragique, ayant commencé par la manie de la grandeur, a fini par la
manie des grandeurs. On voit ce snobisme superbe croître avec son indigence. C’était
comme une revanche de son imagination sur l’étroitesse de sa vie privée. Plus il est mal
dans ses affaires, et plus il prend plaisir, dans son théâtre, à discuter le sort du
monde, à partager les empires, à peindre des orgueils absurdes et inhumains…
L’autre plaie du vieux poète (la première étant la pauvreté), c’est la douleur de
survivre à ses succès, de se voir passé de mode et remplacé par une génération
d’écrivains qui n’ont pas le cerveau fait comme lui. Presque tous les grands écrivains
qui ont oublié de mourir jeunes ont connu cela plus ou moins. Si Hugo échappa à cette
loi, c’est que, par un privilège inouï, ce fut entre cinquante et soixante ans qu’il eut
le plus de génie. Encore est-il que, avec tout ce génie, il demeura romantique alors que
les nouveaux venus ne l’étaient guère, et qu’il parut, dans le temps de la littérature
parnassienne et naturaliste, comme un prodigieux et sublime revenant. Et peut-être en
eût-il souffert quand même, s’il n’y avait eu, autour de sa vieillesse, comme une
entente publique pour le laisser jouir paisiblement de son énorme gloire… Mais vous
connaissez les dernières années de Lamartine, et l’on ne peut songer sans horreur au
petit vieillard suranné que serait peut-être aujourd’hui le divin Musset, s’il avait
vécu. Pour éviter cette tristesse de voir les générations neuves se retirer de lui, un
grand écrivain n’a que que deux partis à prendre : mourir vers la soixantaine ou
devenir, à cet âge, le plus détaché des philosophes. Un autre parti serait de vivre cent
ou cent cinquante ans, — le temps d’attendre les justes retours des jugements des
hommes.
L’épine au cœur de Corneille s’appelle Jean Racine. — Les analogies abondent entre
l’évolution littéraire du dix-septième siècle et l’évolution du nôtre. Vous savez
comment la littérature, héroïque et romanesque avec d’Urfé, Corneille et les grandes
précieuses, revint, vers 1660, à plus de vérité, et, par suite, d’objectivité et, par
conséquent, d’impersonnalité, avec Racine, Molière et Boileau. Tel, de notre temps, le
naturalisme succéda au lyrisme romantique.
On pourrait pousser le parallèle ; noter, par exemple, que, dans les pièces de
Corneille et de Rotrou, et dans les romans de Mlle de Scudéry d’une
part, — et dans les drames et romans de Hugo, de Sand et de Dumas d’autre part,
— presque tous les personnages se ressemblent entre eux, comme étant tous fils de la
pure imagination, et de l’imagination propre à toute une époque ; au lieu que la variété
commence avec la vérité, d’une part chez Racine et Molière, de l’autre chez nos
dramaturges et romanciers naturalistes…
Pauvre vieux Corneille ! Désempanachée, la littérature lui parut avilie. Il souffrit
d’autant plus de son abandon et de l’affaiblissement de son esprit. Ma veine, dit-il
dans une épître au Roi, de 1667.
Ces deux douleurs, pauvreté et délaissement, M. Alphonse Guérin a voulu que Corneille
en parût triompher, à force de piété et de foi. Mais le vieillard est mis à une plus
rude et suprême épreuve. Son fils Pierre, dangereusement blessé dans un assaut, vient de
mourir. Comment annoncer cette nouvelle au père ? Firmin et sa femme, pour l’y préparer,
lui récitent une scène d’Horace. (C’est une des distractions du
bonhomme de se faire redire des morceaux de son répertoire. ) Puis la gentille Marie
imagine une histoire, conte que le jeune officier, chargé d’un message secret par son
général, a été pris par l’ennemi ; qu’il pouvait sauver sa vie en livrant la dépêche.
Elle ajoute : a Que vouliez-vous qu’il fît ? » Le a Qu’il mourût ! » échappe aux lèvres
du père, qui, brisé par ce coup, s’affaisse et ne tarde point à expirer doucement. Sur
quoi, revient Boileau, trop tard, avec les deux cents louis du roi,
Il y a de bons vers dans cette petite pièce ; il y en a d’autres aussi. Les métaphores
et les images y sont un peu faciles. Puis je voudrais bien que, dans ces à-propos où
l’on met en scène des écrivains classiques, on ne s’éloignât pas trop de leur langue, on
s’abstînt du vocabulaire romantique ou parnassien… Ceci ne s’adresse pas seulement à
M. Guérin dont le début m’a paru distingué et intéressant.
Je vous ai dit que, feuilletant les « poésies diverses » de Pierre Corneille, j’y avais
noté un fort joli sujet « d’à-propos » pour quelque anniversaire du grand poète, et je
vous ai promis de revenir là-dessus. Je ne me flatte point que cette promesse vous ait
autrement excités. Mais, puisqu’il n’y a rien eu au théâtre cette semaine, pourquoi ne
la tiendrais-je pas ? et quel mal verriez-vous à nous arrêter un peu au dernier amour de
Corneille et au petit roman de son été de la Saint-Martin ?
C’était après Pertharite, dont vous savez le mauvais succès. Elle est
pourtant curieuse, cette tragédie ; c’est une des plus éperdument « cornéliennes » du
théâtre de Corneille. On y voit une mère, Rodelinde, et une très bonne mère, et qui aime
son fils, mais qui n’en imagine pas moins de le faire tuer par le roi Grimoald, afin de
rendre ce tyran odieux. Visiblement, Corneille trouve cette conduite admirable. On a
reproché à certains poètes et romanciers de notre temps de nous montrer de si beaux
scélérats ou des héros d’une vertu si indépendante et si hardie, et de nous les
développer avec tant de complaisance, que de pareilles imaginations risquent fort
d’altérer en nous la conscience morale et le sentiment du devoir. Eh bien ! je vous jure
que, si Corneille n’était pas vieux de deux siècles, et si on lisait tout son théâtre,
et si on savait le lire, ce bonhomme austère et naïf encourrait en plein le même
reproche.
Pourtant, Pertharite réussit mal. C’est que c’était déjà le déclin de
la période romanesque du dix-septième siècle, de celle qui est marquée, dans la
littérature et ailleurs, par le triomphe de l’héroïsme orgueilleux et des conceptions
particulières et du devoir : période que devait clore définitivement
l’avènement personnel du jeune roi Louis XIV. Déjà l’on pressentait, l’on attendait
Racine, qui, en effet, réintroduisit au théâtre la morale commune ou, pour l’appeler
d’un nom qui paraît plus noble, la morale universelle, — et cela sans jamais moraliser
directement ni paraître même se préoccuper de la morale…
Or il y a toujours eu, semble-t-il, une constante relation entre les mésaventures
publiques de Corneille et les progrès de sa piété. Le poète normand n’est point, en
cela, une exception. Quand les gens d’alors se trouvaient un peu trop ballottés dans
leurs affaires temporelles, régulièrement, ils diminuaient le câble, et se tenaient
ferme à l’ancre, qui était la foi chrétienne. Donc, après Pertharite,
Corneille était très dévot, et même d’une pratique minutieuse ; d’ailleurs marguillier
de sa paroisse, l’église de Saint-Sauveur à Rouen. Il avait commencé, pour faire plaisir
à ses amis les Pères jésuites, la traduction en vers de l’imitation de
Jésus-Christ ; il la continua avec ardeur.
Bientôt les Louanges de la Vierge, de saint Bonaventure, et l’Office de la Sainte Vierge, et les Sept Psaumes
pénitentiaux, et les Vêpres du Dimanche et les
Complies, et toutes les Hymnes du bréviaire romain y passèrent.
Il traduisait, traduisait, traduisait…
Sa traduction en vers de l’imitation n’est pas amusante, oh ! non.
Mais l’impression qu’elle donne est des plus étranges. Jamais, je ne pense, on ne vit
plus formidable écart entre l’esprit ou le tempérament d’un écrivain et celui de son
traducteur. J’ai toujours eu envie de mettre pour épigraphe à ce divin petit livre la
phrase de Quincey : « Ô juste, subtil et puissant opium !… tu possèdes les clefs du
paradis I » De cette sorte de népenthès mystique qu’insinue en nous,
goutte par goutte, verset par verset, le charme monotone de ces murmurantes leçons de
détachement, de déliement, d’oubli du monde, de vie solitaire en soi et en Dieu, rien
absolument n’est resté dans les vers drus, robustes, musclés et ronflants du superbe
poète. Ces vers mènent un bruit effroyable, ils forcent le lecteur à ouvrir la bouche
toute grande. Ce qui manque le plus à cette traduction pour être fidèle, c’est, si je
puis dire, le silence : car la musique de l’Imitation est comme un
silence modulé. Le contraste est presque blessant entre la discrétion de cette musique,
entre le repliement, le renoncement humble et doux de l’âme pieuse d’où elle s’exhale,
et l’orgueilleux tintamarre de rhétorique, l’expansion sonore, l’étalage carré des
strophes martelées par l’auteur de Cinna et de Rodogune. On dirait les soliloques et oraisons de Rodrigue, l’Imitation de Jésus-Christ par le Cid. Cela devait être : il y a, dans ce grand
diable de vers alexandrin, — tel du moins que le pratique Corneille, avec l’immuable
coup de gong de la césure et de la rime, et sans rien qui le détende, qui en varie la
coupe, qui en éteigne ou en amortisse le fracas trop symétrique, — je ne sais quoi qui
n’est pas contrit, qui n’est pas intime, et qui offense déjà en quelque façon la
modestie chrétienne.
Si vous en voulez des exemples, feuilletez vous-même, au hasard. Mais, comme je ne suis
pas ici pour faire du chagrin à Corneille, je choisirai, au contraire, quelques passages
où, sans arriver à l’onction, sa rhétorique espagnole reste pourtant assez respectueuse
du texte et, bien que cette traduction soit toujours une « amplification », n’altère pas
trop le caractère propre des délicieux versets latins. Ainsi, dans le chapitre Du chemin royal de la sainte croix :
Cela, pour « traduire » trois lignes du texte, sans plus.
Ces quatre vers « traduisent » quatre mots : Si libenter crucem
portas… Ce sont d’ailleurs de bons vers, bien nets, bien solides,
consciencieusement ; il n’y manque évidemment que ce qui surabonde dans
l’ardent et mystique dialogue en sonnets « mal faits », que M. Paul Verlaine eut un jour
avec le Crucifié. — Et voici maintenant quelques strophes, où sont amplifiés trois
versets du chapitre De l’amour de la solitude et du silence, de ce
chapitre que j’aime tant et qui est un si grand chef-d’œuvre de sagesse et de suavité.
Le saint auteur vient d’interdire aux religieux les sorties hors du cloître, à cause de
la « dispersion d’âme » et du trouble qu’on en rapporte :
Ainsi celle qu’on fait avec le plus de
joie
N’est-ce pas bien voir toutes choses
Que peux-tu voir ailleurs qui soit longtemps
durable ?
J’arrive enfin à mon sujet d’« à-propos » odéonien. Donc Corneille avait passé la
cinquantaine et ne songeait plus qu’à son salut. Il traduisait infatigablement des
psaumes, des hymnes, — et d’interminables poèmes latins de bons Pères jésuites sur les
victoires du roi ; et, depuis six ans, il avait entièrement renoncé au théâtre, lorsque
la troupe nomade de Molière vint à. Rouen. C’était en 1658, vers
Pâques, et elle y resta jusqu’au mois d’octobre.
Elle y joua plusieurs tragédies de Corneille, et notamment Nicomède.
L’auteur avait beau être marguillier et saint homme : il ne put s’empêcher d’y aller
voir. Et c’est ainsi qu’il fit la connaissance de Molière et de Mlle du Parc. Et voilà
les deux points sur lesquels devrait porter l’effort du poème odéonien.
La première rencontre de Corneille et de Molière au foyer des artistes (y en avait-il
un ?) du théâtre de Rouen, pendant un entr’acte de la représentation de Nicomède. N’y a-t-il pas là de quoi tenter l’ardeur généreuse d’un jeune homme
nourri de bonnes lettres ? Corneille a cinquante-trois ans, Molière en a trente-six.
Corneille est illustre, Molière à peu près inconnu ; toutefois il avait déjà fait l’Etourdi et le Dépit amoureux. Verriez-vous quelque
inconvénient à ce que le bonhomme Corneille devinât le génie de son jeune confrère et
lui dît tranquillement : « J’ai écrit Mélite et le
Menteur, tu écriras l’Ecole des Femmes et le
Misanthrope, c’est clair comme le jour, et tu fonderas la vraie comédie que je
n’ai pu que pressentir. »
Et le bon Molière montrerait à son illustre ami le respect le plus affectueux. (De
fait, il paraît l’avoir aimé beaucoup et fut excellent pour lui : il joua plusieurs des
dernières tragédies de Corneille, sans peut-être avoir de grandes illusions sur leur
valeur, et il les paya le plus largement qu’il put ; et enfin ce fut lui qui, en 1671,
demanda au vieux maître de l’aider à écrire Psyché. ) Donc, pour en
revenir à notre scénario, ce sympathique Molière dirait au grand homme les choses les
plus flatteuses et les plus réconfortantes, et il le supplierait de sortir de sa
retraite prématurée, de donner au public de nouveaux chefs-d’œuvre. Et Corneille
résisterait à ses prières et peut-être (qu’en pensez-vous ?) le « collerait »-il de
quelque verset traduit de l’Imitation.
Mais voici venir l’étoile de la troupe, celle qui joue, ce soir-là, le rôle de Laodice,
celle que ses camarades ont surnommée « Marquise », la belle et charmante Duparc.
Corneille lui ferait son compliment. Elle joindrait ses instances à celles de son
directeur ; elle dirait à Corneille : « Puisque je vous plais, faites-moi un rôle. » Et
Molière, pas bête, les laisserait tous deux ensemble. Et Marquise, alors, combattrait
par de gentilles paroles, et par de doux regards et d’enjôleuses mines, le découragement
du « cher maître », et aussi ses scrupules religieux. Elle serait coquette, décemment,
pour l’amour de l’art, et Corneille, peu à peu troublé (l’atmosphère du théâtre a
d’ailleurs fait son œuvre, et
Le vieux coursier a senti l’aiguillon),
finirait par promettre une tragédie pour la saison prochaine.
Je vous assure que les développements pourraient être jolis, encore que d’un agrément
un peu scolaire. Si je n’avais que vingt ans, j’écrirais ça.
Remarquez que j’invente à peine, que les choses ont dû se passer ainsi, et qu’en tout
cas, fort peu de temps après avoir rencontré Marquise, le pauvre Corneille inaugurait,
avec Œdipe, une nouvelle série de tragédies, pas bien bonnes, hélas !
qui pour la plupart réussirent mal, et dont il ressentit très cruellement l’insuccès. En
sorte que le surcroît d’amertume dont fut abreuvée sa vieillesse eut pour origine un
sourire de femme et quelques clins d’yeux.
En réalité, Corneille semble en avoir tenu très fort pour cette charmante Duparc,
— qui, vous vous en souvenez, fut extrêmement aimée aussi de Molière, de Racine, de
Thomas Corneille, de La Fontaine et de beaucoup d’autres. De cette tardive aventure de
cœur de Corneille, il nous reste cinq petites pièces de vers, tout à fait intéressantes.
Les sentiments de l’amoureux quinquagénaire furent complexes et, finalement, son
attitude originale. Il commença, hypocritement, par se railler lui-même. De la plume qui
venait de traduire l’Imitation, il écrivait avec désinvolture :
Iris, que pourriez-vous faire
Lisez toute cette petite Chanson, elle est d’une franchise drue et
gaillarde. Mlle Duparc dut répondre : « Hé ! hé ! qui sait ? » par
politesse, par bonté d’âme, et pour ne pas éloigner un soupirant qui lui faisait tant
d’honneur. J’imagine que Corneille, encouragé, poussa sa pointe. Sur quoi Marquise,
comme font les femmes en pareil cas, dut lui offrir son amitié, « une bonne amitié, bien
franche, bien sincère… » ; vous connaissez la phrase. Mais je suppose que Corneille
insista, et que c’est bien à la Duparc, — ici « Aminte », ailleurs « Iris », — que
s’adressaient certaines « stances » où il déclare tout de gô que l’amitié ne fait point
son affaire.
Je vous vois quand j’en ai l’
envie :
Il me faut pour
aimer quelque chose de plus
.
Et il ajoutait, avec quelque lourdeur :
Là-dessus, je le présume, explication et brouille. Corneille s’éloigne fièrement. Un
peu avant de quitter Rouen, Marquise le rappelle. Il se figure ou qu’elle va tomber dans
ses bras ou qu’elle va l’accabler de reproches. Ni l’un ni l’autre : elle est souriante,
paisible, indulgente, amicale… Le vieil amoureux n’en revient pas :
J’appelle cela des concetti mélancoliques. Le poète n’y sourit que par pudeur. Il
affecte de parler encore de ses cheveux gris, et il ajoute, — mauvais argument, c’est
sûr, mais touchant à force d’être mauvais :
Ne vous en peut jamais
assurer tant que moi
.
Il me paraît que, dans cette entrevue, Marquise offrit de nouveau son amitié à
Corneille et eut, cette fois, l’art de la lui faire accepter pour un temps. Elle dut lui
dire ce qu’on dit : « J’ai pour vous beaucoup de sympathie et d’estime, et je crois que
j’en mérite un peu. Estimez-moi, estimons-nous ; oh ! de l’estime la plus affectueuse,
la plus confiante, la plus tendre… » Marché conclu. Mais, quelques jours après sans
doute, Corneille écrivait le sonnet délicieux, vraiment ému sous l’air de badinage :
N’est-ce pas exquis ? Et voici le trait, la « pointe » finale, pointe de mots, mais
aussi pointe au cœur :
Puis, cette inquiétude grandit, et le désir, et la passion, et la colère. Etre le grand
Corneille, avoir écrit dix chefs-d œuvre, et ne pouvoir obtenir d’une coquine ce qu’elle
donne sans doute au moindre cabotin ! Cela est-il tolérable ?… Et de là les fameuses Stances à Marquise, si peu « galantes » et si belles, d’une fierté si
absurde et si noble, d’une brutalité si hautaine et d’un si grand tour… Je ne vous
rappellerai que le premier quatrain, et 1 avant-dernier.
Qu’autant que je l’aurai dit
.
A quoi l’innocente Marquise eût pu répondre « Hé ! Monsieur, qu’est-ce que cela me
fait ? Quand nous serons morts tous deux, que l’on sache ou non queje fus belle, mes
cendres légères n’en seront même pas remuées, — ni les vôtres. Votre silence ne saurait
m’être un châtiment, ni à vous une vengeance, puisque ni vous ni moi n’en verrons les
effets. Je suis une créature frivole et qui se contente d’une gloire viagère. Et puis,
quel rapport y a-t-il, je vous prie, entre ce que vous m’alléguez et ce qui fait qu’on
aime ? Prouvez-moi donc que, de ce que vous avez écrit le Cid,
Polyeucte et Nicomède, il s’ensuit que je dois vous aimer
d’amour ? Aime-t-on par respect ? par admiration ? Aime-t-on nécessairement par vanité ?
Heureusement non, car les hommes de génie auraient alors trop d’avantages sur les
autres, et cela serait tout à fait injuste. Ignorez-vous la nature de l’amour ? On le
croirait, car, dans votre dur théâtre, vous l’avez toujours subordonné à d’autres
sentiments, et notamment à l’ambition et à l’orgueil. Dans quatorze ans d’ici, votre
Pulchérie, exprimant tout votre idéal en amour, dira au jeune Léon :
Or cela, Monsieur, ce n’est pas l’amour ; et même ce n’est pas du tout celui que vous
dites avoir pour moi, mon pauvre ami… »
Regretterons-nous que, tout en pensant ainsi. Marquise n’ait point été assez bonne
fille pour faire plaisir à l’illustre marguillier de Saint-Sauveur ?… De nos jours, cela
eût paru tout simple, car il semble bien que la seule chose qui ait empêché la
comédienne et le grand homme de s’entendre, ce soit l’âge de celui-ci. Or, aujourd’hui,
cinquante-trois ans, ce ne serait plus un obstacle : c’est l’âge des jolis cheveux gris
en brosse et des moustaches plus noires que nature… Mais que vouliez-vous que le pauvre
homme espérât dans un temps où les mœurs étaient encore si primitives et si conformes à
la nature que Molière trouve Arnolphe ridicule parce qu’il s’avise d’aimer à
quarante-trois ans ?…
Donc, Corneille se résigna. Il refit des tragédies ; il connut « la série noire », et
l’abandon, et la pauvreté, et la gloire odieuse du jeune Racine. Il vieillit dans une
tristesse et une amertume intérieures, d’où la poésie lyrique personnelle eût pu
jaillir, — qui sait ? — cent cinquante ans avant Lamartine, si Corneille n’avait pas été
un chrétien très exact et très fervent. Mais, étant pieux, même dévot, l’expression des
sentiments qui l’agitaient et surtout de ceux qu’il voulait avoir lui semblait toute
trouvée d’avance : il se remit donc à traduire mécaniquement des hymnes et des psaumes.
Il a laissé de vingt à vingt-cinq mille vers traduits soit du latin liturgique, soit du
latin de l’Imitation. C’est un chiffre.
Comme on s’amuse parfois aux vieilles estampes de Callot, on peut trouver plaisir à ce
Don Japhet d’Arménie, que la Comédie-Française a eu le caprice de
nous rendre. Si vous êtes bienveillant, si vous savez vous mettre dans l’obligeante
disposition d’esprit des amateurs de curiosités et de bric-à-brac, vous goûterez cette
vieille chose, vous vous appliquerez même à vous la surfaire. Et vous serez ravi à la
fois par la simplicité toute rudimentaire et grossière des inventions facétieuses, et,
dans les bons endroits, par la fantaisie savante et vraiment « artiste », l’éclat, la
couleur déjà banvillesque de la forme dont ces inventions sont revêtues.
Oh ! non, le fond n’a rien de rare. C’est emprunté à Tirso de Molina. Ce sont
gentillesses de même force que celles de Lazarille de Tormes, si vous
voulez. C’est d’un comique épais et rude, et que Cluny même ou Déjazet dédaignerait. Don
Japhet d’Arménie, ancien fou de l’empereur Charles-Quint, est un Tartarin qu’on berne
fort lourdement. Il vient, en grande pompe, chez le commandeur de Consuègre pour lui
demander la main de sa nièce Léonore. Le commandeur, pour se divertir de cet original,
lui a préparé toute une série de « brimades » énormes. Quand don Japhet fait son entrée,
tout le monde se met à lui parler à la fois, et à tue-tête, sous prétexte de le
complimenter, et on lui tire un coup d’arquebuse à l’oreille. Alors, pour lui faire
croire qu’il est sourd, les gens font semblant de parler, ouvrent la bouche et remuent
les lèvres sans prononcer un mot. Sur quoi, don Japhet s’écrie :
Puis, tout à coup, les gens se remettent à parler réellement, en sorte qu’il croit
avoir recouvré l’ouïe.
Et le reste est à l’avenant. On lui fait entendre que l’empereur l’a nommé marquis ;
puis Léonore lui donne rendez-vous pour la nuit suivante sous son balcon. Il s’y rend,
muni d’une échelle de soie. Il est d’abord bâtonné dans l’ombre par deux inconnus. Puis,
lorsqu’il s’est hissé sur le balcon, Léonore rentre dans sa chambre et lui ferme sa
fenêtre au nez ; le commandeur et ses amis accourent ; ils feignent de le prendre pour
un voleur et de vouloir tirer sur lui. Don Japhet leur explique qu’il n’est pas un
voleur, mais un amant ; qu’au surplus il vient déjà d’être bâtonné ; et il ajoute fort
judicieusement :
On se rend à ce raisonnement ; mais on l’oblige du moins à ôter tous ses habits ; et,
quand il est en chemise, tout grelottant sur le balcon, une duègne lui vide sur la tête
un pot d’urine…
Je ne vous rappellerai pas les autres mésaventures de don Japhet : je pense vous avoir
suffisamment rafraîchi la mémoire sur la qualité de la fable comique. Mais, comme je
disais, la forme est souvent des plus savoureuses. En plus d’un endroit, les propos de
don Japhet d’Arménie égalent assurément, par la truculence et la gaieté pittoresque de
l’expression, par l’allégresse, la plénitude du rythme, et une sorte de sonorité
hilarante, les plus célèbres discours de don César de Bazan et les plus beaux passages
des Odes funambulesques. Je laisse le mirifique récit du mariage de
don Japhet avec la belle Azatèque, fille du cacique Uriquis, et son inimitable
apostrophe à ses laquais :
Mais que dites-vous encore de ce petit morceau ? Don Japhet surprend don Alphonse…
(tenez-vous absolument à ce que je vous explique pourquoi ce jeune seigneur s’est fait
valet du matamore ? Non, n’est-ce pas ?) ; don Japhet s’aperçoit donc que don Alphonse
fait sa cour à Léonore, et sa colère éclate en ces alexandrins dignes d’être mis auprès
des plus beaux du quatrième acte de Ruy Blas :
(Est-il étonnant, ce dernier distique !)
Elle n’est pas ennuyeuse, bien qu’elle n’ait ni queue ni tête, et qu’elle soit souvent
écrite à la diable, cette bouffonnerie du cul-de-jatte. Ce vieux type du matamore, du
tranche-montagne, contemporain des origines mêmes du théâtre, qui a commencé par
s’appeler miles gloriosus et qui a fini par s’appeler Tartarin de
Tarascon, est resté gai, invinciblement. C’est l’éternelle gaieté de la naïve hyperbole,
perceptible même aux tout petits enfants. Quand, des enfants parlant d’un gros chien,
l’un dit : « Il est haut comme une maison », et que le plus imaginatif ajoute : « Il est
haut comme la lune », ils sont très contents d’eux, et trouvent ces façons de s’exprimer
infiniment plaisantes. Ce comique-là est sûr, et si rafraîchissant ! Prises au sérieux,
ces imaginations-là ont créé l’épopée. Elles sont un témoignage du noble
inassouvissement qui est dans la nature humaine, une confirmation indirecte, vieille
comme l’humanité, de ce mot solennel du poète, que « l’homme est un dieu tombé qui se
souvient des cieux. » L’hyperbole lyrique tantôt exprime le héros latent et tantôt
raille, avec une ironie indulgente, le Tartarin que nous portons en nous Et c’est
pourquoi le personnage du matamore nous plaira toujours.
Mais, en outre, les don Japhet d’Arménie, les Artaban et autres spaccamonte qui ont
abondé chez nous dans la première moitié du dix septième siècle, ont une signification
et un intérêt historiques. Leur étrange pullulement répond à celui des merveilleux héros
de d’Urfé, de Corneille et de Mlle de Scudéry, et le succès de la caricature confirme,
ici, le succès de l’original. Toutes ces attitudes, ces allures, ces emphases, j’appelle
cela « le genre Louis XIII », qui est, en littérature, l’expression attardée déjà et le
prolongement de l’héroïsme du seizième siècle, de cet âge privilégié de l’orgueil et de
l’énergie humaine, de cet âge où apparurent les merveilles les plus étonnantes du libre
développement individuel. Cette ivresse de vie indomptable, cette superbe et ce panache,
l’époque de Louis XIII, s’en souvient encore (et quand je dis l’époque de Louis XIII,
j’entends aussi par là celle de la minorité de Louis XIV). Certes, les poètes de cette
époque-là sont inégaux et incomplets ; beaucoup débordent au hasard, et leur écoulement
est bourbeux ; ils manquent totalement de goût ; ils sont difficiles à lire. Mais on les
trouve parfois délicieusement déraisonnables. Ils ont de la sève, un je ne sais quoi
d’emporté et de fou. Plusieurs d’entre eux sont, d’ailleurs, de francs « originaux. » La
littérature de ce temps-là est pleine d’individus bizarres, de bohèmes effrénés, auprès
desquels les Musset même, les Balzac ou les Gautier semblent les plus réguliers des
bourgeois. Et, parmi leur platitude, leur pédantisme ingénu et leur galimatias, ils ont
tout à coup des poussées de verve franche, de belle fantaisie, de poésie éclatante et
libre, et, notamment, des morceaux pittoresques tels qu’on n’en retrouvera plus guère
l’équivalent lorsque Boileau, Racine et Louis XIV auront « pacifié » la littérature.
Seule, peut-être, l’anarchie littéraire de notre temps rendra possible, deux siècles
après, des libertés et des « bonheurs » analogues, quoique, à vrai dire, la littérature
d’aujourd’hui demeure peut-être moins folle, moins trouble, moins aventureuse, moins
indisciplinée que celle de cette benoîte époque de Louis XIII. Car ce dix-septième
siècle est, dans son ensemble, un des plus bizarres entre les siècles, en dépit de la
légende qui l’a défiguré en le momifiant.
J’ai relu Don Japhet d’Arménie dans un volume utile et curieux,
publié il y a quelques années par M. Tancrède Martel chez l’éditeur Savine, et qui
contient aussi les Visionnaires, de Desmarets de Saint-Sorlin ; la Sœur, de Rotrou ; le Pédant joué, de Cyrano de
Bergerac, et la Mère coquette, de Quinault. Je n’ai pu m’empêcher de
parcourir de nouveau cette baroque comédie des Visionnaire, que j’ai
toujours aimée. Encore un fou, ce Desmarets. Après une vie des moins édifiantes, il
donne dans la dévotion, puis dans la monomanie religieuse. En 1666, il se fait prophète.
Il part en guerre contre « la fausse Eglise des jansénistes. » Il déclare avoir la clef
de l’Apocalypse et annonce une armée de 144,000 hommes qui, sous la conduite de
Louis XIV, rétablira la vraie religion. Il affirme que Dieu lui-même lui a dicté les
derniers chants de son poème épique de Clovis. Et c’est enfin ce
toqué, qui, par son Traité des poètes grecs et latins, allume le
premier cette illustre « querelle des anciens et des modernes », reprise plus tard par
Perrault, puis par Fontenelle et La Motte, et qui est, pour ainsi parler, d’une
actualité éternelle.
Les personnages des Visionnaires, c’est Artabaze, capitan,
visionnaire de gloire ; Amidor, poète ronsardisant, visionnaire de beauté ; Filidan,
« amoureux en idée », visionnaire d’amour ; Phalante, « riche imaginaire », visionnaire
de décors opulents ; Mélisse, « amoureuse d’Alexandre le Grand » ; Hespérie, « qui croit
que chacun l’aime » et dont Molière a fait sa Bélise ; Sestiane, « amoureuse de la
comédie » ; Alcidon, père de Sestiane, d’Hespérie et de Mélisse, visionnaire par
bienveillance et sympathie, dont la manie consiste à abonder véhémentement dans le sens
de chacun de ses interlocuteurs et, par suite, à promettre successivement la main de ses
filles à tous ceux qui lui en font la demande. Bref, une mêlée de poètes « lyriques »
des deux sexes. L’excellent Banville devait, j’en suis sûr, goûter fort cette folle
comédie. Les vers colorés et bien sonnants, les vers d’artiste, y fourmillent. Artabaze
vaut presque le matamore de l’Illusion comique. « J’aurais, dit-il
quelque part, dépeuplé la terre de mortels. »
Et que dites-vous de cette vision ronsardienne d’une bacchanale :
ou de cette description d’une fin de tempête :
ou de ce cocasse échantillon de « désordre » poétique, lorsque Amidor se souvient de sa
première rencontre avec sa belle :
ou de cette strophe superlativement funambulesque :
Et ne sont-ils pas exquis, dans leur outrance souriante, ces vers d’Hespérie (la jeune
Bélise de Desmarets) :
Et ne sont-ce pas d’estimables rimes que celles de ces vers où la généreuse Mélisse se
figure les exploits de son amant Alexandre le Grand :
Citerai-je encore les jolis vers « faits de rien », les vers adorables on ne sait
pourquoi, comme celui-ci, de Phalante à sa maîtresse :
ou comme ceux-ci de l’oncle Lysandre, le seul personnage raisonnable de la pièce, et
dont le discours gracieux fait songer à celui du bon duc Laërte dans A quoi
rêvent les jeunes filles :
Mais, avant de quitter Desmarets de Saint-Sorlin, je veux vous dire encore une
découverte. C’est dans le rôle de Phalante, le riche imaginaire. Phalante énumère ses
richesses, décrit par le un château qu’il croit posséder, puis décrit le jardin,
qui est un jardin du genre pompeux et, pour finir, une fontaine monumentale : la
fontaine des Danaïdes. Or, il n’y a pas à dire, ce « projet de fontaine » est d’une
vraie beauté, et, d’ailleurs, s’il est sujet qui convienne à un monument de ce genre,
c’est bien le mythe des cinquante immortelles puiseuses de l’eau toujours fuyante. Et
voici la vision de Desmarets :
Sur les pentes de ce rocher, il groupe les cinquante figures blanches. En haut, trois
sœurs, penchant leurs cruches, les versent dans la tonne sans fond. En bas, l’une des
travailleuses puise de l’eau ; une autre a laissé tomber sa cruche et se plaint. Une
troisième monte, l’amphore sur l’épaule, et rencontre une de ses sœurs qui redescend, et
qui l’aide de la main à gravir la roche glissante… Cette montée et cette descente
entre-croisées des ouvrières de marbre ; cette noble série d’attitudes, à des moments
divers, de la femme qui puise ou qui porte ou qui verse de l’eau, et, parallèlement, ces
séries d’expressions qui vont de la douleur et de l’abattement à l’allégresse et à
l’espérance (« Mes sœurs, si nous recommencions ? » dit le sonnet de Sully-Prudhomme) ;
l’étroite adaptation de l’œuvre décorative à l’usage particulier du monument qu’elle
décore ; enfin le symbolisme de ce vieux mythe, par où se trouvent si vivement exprimés
la fuite et l’écoulement de tout et l’éternel circulus de la matière…
vraiment je ne crois pas qu’on ait jamais conçu plus magnifique plan de fontaine, et ce
serait une fière fantaisie à réaliser, si l’on pouvait, — en marbre ou même en carton,
— au milieu du Champ-de-Mars, lors de l’Exposition prochaine…
La Comédie-Française a joué Georges Dandin avec un vrai succès. Il
paraît que c’est la première fois que Georges Dandin a fait tant de
plaisir. Sarcey en a donné deux raisons. L’une, c’est que Georges
Dandin a été, cette fois, joué très gaiement. L’autre, c’est que, Georges Dandin étant presque une pièce du Théâtre Libre, le public se trouve
enfin, grâce à Antoine, mûr pour Georges Dandin.
De ces deux raisons, la seconde est la plus ingénieuse ; mais il me paraît bien que
c’est la première qui est la meilleure.
Oui, je sais, Georges Dandin, entre toutes les comédies de Molière, a
une réputation particulière d’amertume. C’est incroyable ce que les vers de Musset sur
cette mâle gaieté de Molière,
ont fait dire de sottises aux snobs que nous sommes tous. Il m’est arrivé, au temps où
j’étais crédule, d’écrire ces vers de professeur :
Oh ! là là, que d’affaires ! Je relis Georges Dandin, et je n’y
retrouve rien de tout cela. C’est une farce, à peu près improvisée, cela est visible,
sur un vieux sujet de fabliau ; une farce assez brutale, très directe, je dirais presque
simpliste, avec des ressouvenirs de la comédie italienne et de la parade de tréteaux.
Amère ? Oh ! Dieu, non. Il faudrait, pour qu’elle le fût, que nous pussions prendre un
peu les personnages au sérieux. Cela n’a pas plus de portée que le
Légataire, où l’on ne s’avise guère d’être « troublé » par l’immoralité de
Crispin ou l’infortune de Géronte.
L’une des caractéristiques de ces pièces qui sont proprement « pièces du
Théâtre-Libre » et dont on a voulu rapprocher Georges Dandin, c’est,
— outre la réalité minutieuse du milieu, qu’il ne faut point demander à cette farce de
place publique, — la continuité des « mots de nature » de l’espèce « cruelle. » Le
ragoût de ces mots consiste essentiellement en ceci, que la vilenie des âmes s’y trahit
sans se connaître elle-même, que l’égoïsme le plus affreux y parle naïvement le langage
du devoir, et que le vice même y garde les dehors et la sécurité de la vertu et y est
dupe de sa propre décence.
Or, Molière croyait que ce dont nos jeunes pessimistes ont fait à peu près la règle du
langage humain n’y est, en somme, que l’exception ; il lui semblait que les hommes ne
passent pas tout leur temps à être ignobles avec candeur, qu’ils reprennent haleine
quelquefois, et que, au surplus, cette contradiction ininterrompue entre l’immoralité
réelle des personnages et l’opinion qu’ils ont d’eux-mêmes serait fatigante à la longue,
finirait par paraître un peu artificielle et mécanique. Toutefois, de ces mots de nature
du genre « rosse », — comme mon maître Sarcey n’a pas craint de les baptiser, — Molière
en a jeté quelques-uns çà et là. Il y en a dans les rôles d’Agnès et d’Arnolphe ; il y
en a dans le rôle d’Harpagon. C’en est un, et excellent, que le mot de Charlotte : « Va,
va, Piarrot, ne te mets point en peine. Si je sis madame, je te ferai gagner queuque
chose, et tu apporteras du beurre et du fromage cheux nous. » Le plus beau de tous est
peut-être celui d’Orgon voulant donner une idée de ses progrès dans la perfection
chrétienne :
Lorsque cette gaillarde d’Henriette menace Trissotin de ce que vous savez, au cas où il
persisterait à l’épouser, et que notre cuistre exprime son indifférence philosophique
sur ce point, il fait du Théâtre Libre sans le savoir. Les mots de cette espèce sont
surtout nombreux dans le Malade imaginaire, la dernière pièce de
Molière. Visiblement, avec les années, il tournait à l’amertume. S’il eût vécu plus
longtemps, il eût été capable de faire du Georges Ancey.
Mais j’ai eu beau feuilleter Georges Dandin, je n’y ai pu rencontrer
un seul de ces mots qui ont essentiellement pour marque l’inconscience morale dans
l’ignominie L’inconscience y est bien ; l’ignominie, non, car la qualification serait
excessive même pour cette farceuse d’Angélique.
Les meilleurs mots sont peut-être ceux-ci, du pauvre Georges : « Oui, voilà qui est
bien, mes enfants seront gentilshommes, mais je serai cocu, si l’on n’y met ordre »,
et : « Dieu merci ! mon déshonneur est si clair, maintenant, que vous
n’en pourrez douter », et encore (ce qui est une variante de la même plaisanterie) : « Ô
ciel, seconde mon dessein, et m’accorde la grâce de faire voir aux gens que l’on me
déshonore. » Cela est drôle ; mais, dites-moi, bien sincèrement, est-ce que cela vous
serre le cœur ?
« Cruel », Georges Dandin l’est tout justement à la façon d’un drame
de chez Guignol. On berne Georges, on tape sur lui à grands coups de bâton, mais d’un
bâton qui est en feutre, pour le punir d’avoir fait un sot mariage. A vrai dire, ce
n’est pas sur Georges que l’on tape, mais sur M. de La Dandinière. Pour que la pièce fût
« cruelle » à la façon pédante dont on l’entend aujourd’hui, il faudrait d’abord nous
montrer la souffrance du mari plus que le châtiment du paysan vaniteux. Puis, son
déshonneur, qui n’est après tout qu’ébauché, devrait être effectif et complet. Ses
nobles beaux-parents eux-mêmes n’en pourraient douter : mais, considérant que leur
gendre n’est qu’un vilain et que l’amant d’Angélique est bon gentilhomme et de la
meilleure société, ils seraient amenés tout doucement à prendre le parti de leur fille,
et peut-être à couvrir et à favoriser ses petites distractions, — sans cesser d’émettre
des phrases sur les convenances et de se croire les plus honnêtes gens du monde. Et
Georges souffrirait d’abord de tout son cœur et protesterait de toutes ses forces ; et
l’on craindrait qu’il ne se porte à quelque extrémité fâcheuse. Mais il adviendrait
ensuite (comment et dans quelles conjonctures, ce serait affaire à l’auteur) que la
vanité du pauvre mari serait intéressée à ne se point brouiller avec sa femme ni avec
ses beaux-parents. Et alors, par un de ces lâches revirements dont la jeune école
pessimiste nous a développé tant de fois de si remarquables exemples, Georges se
résignerait peu à peu à n’envisager que les bénéfices de la situation. Il oublierait le
reste, il avouerait qu’il n’a rien vu, ou même il estimerait que ce qu’il a vu est sans
importance. Il dirait : « Vous l’avez voulu, Georges Dandin… et vous avez bien fait,
puisqu’au bout du compte vous voilà louvetier du roi et reçu chez les d’Escarbagnas. »
Et ce serait cruel, amer, coupant, pince-sans-rire et « rosse » ; ce serait enfin le Georges Dandin du Théâtre Libre ; mais il est vrai que ce ne serait plus
Georges Dandin.
La farce de Molière est donc fort innocente. Pourquoi avait-elle jusqu’ici tant
attristé et angoissé le public ? Sarcey penseque cela tenait au jeu de M. Got. M.Got
nous présentait, paraît-il, un Georges Dandin sérieux en diable, lamentable et tragique,
et qui renfonçait dans sa gorge les sanglots de Triboulet. Car, quand il arrive à M. Got
de se tromper, on peut dire de lui comme de M. de Bonald (et ce rapprochement
n’offensera point l’éminent comédien) : « Il se trompe avec une force ! » Mais j’estime
qu’il y avait une autre raison au malaise des spectateurs. Si Georges
Dandin est une atellane d’une férocité toute joviale et sans nul fiel, il y a
peut-être quelque monotonie et des redites un peu trop sensibles dans les manifestations
de cette férocité. Chacun des trois actes est, dans son lieu, une pièce entière, et ces
trois actes sont d’une construction identique. Je sais bien qu’il y a une sorte de crescendo dans les effets. Angélique, au premier acte, se contente de
protester avec un douloureux étonnement contre les accusations de son mari. Sur le point
d’être pincée, au deuxième acte, elle se tire d’affaire en feignant de congédier son
galant avec indignation. Au troisième acte, prise en flagrant délit d’escapade nocturne,
elle trouve moyen, non seulement de sortir de ce mauvais pas, mais de retourner
l’accusation contre son benêt de mari. Ainsi croissent d’un acte à l’autre le danger et
l’impudence d’Angélique, la fureur et l’infortune de Georges ; et voilà qui est bien.
Mais enfin c’est toujours la même situation ; les mêmes éléments se retrouvent
exactement dans la composition des trois tableaux : les confidences de Lubin, les
monologues de Georges Dandin, les roueries d’Angélique, de Clitandre et de la servante
Claudine, et la stupide obstination de M. et Mme de Sotenville. Et
tout cela ramené dans le même ordre. L’amende honorable de Georges à sa gourgandine de
femme (troisième acte) reproduit fidèlement l’amende honorable au galant (acte
premier) ; et s’il n’y a point d’amende honorable dans le second, c’est sans doute que
Molière n’a pas vu à qui Georges eût pu l’adresser cette fois. Et voilà tout de même
bien des symétries, et presque accablantes.
A Dieu ne plaise que, avec tout cela, j’aie l’air de faire peu de cas de Georges Dandin ! C’est, parmi les farces de Molière, une des plus savoureusement
écrites. Cela est plein, et dru, et coloré à souhait.
Les deux Sotenville sont merveilleux de relief. Ils sont à mettre à côté de la comtesse
d’Escarbagnas. Il est à remarquer que ces croquis de touche plus franchement
« réaliste » se multiplient dans la seconde partie de l’oeuvre de Molière. Ses dernières
farces contiennent en germe, et mieux qu’en germe, tout le théâtre de Dancourt qui fut,
comme vous savez, un peu le Meilhac du dix-huitième siècle. Au reste, est-il besoin de
dire une fois de plus que tout est dans Molière, et qu’il ne faut, pour l’y voir, qu’un
peu de bonne volonté ? Est-ce que les ne se sont pas avisés que l’acte
final du Mariage de Figaro, celui des quiproquos nocturnes sous les
marronniers, était une réminiscence du troisième acte de Georges
Dandin ? N’a-t-on pas dit que Georges Dandin était déjà un
premier crayon du Gendre de M. Poirier ? Et cela pourrait être vrai,
si la farce se passait ailleurs que dans la rue, si Molière nous introduisait seulement
un peu dans le ménage de Georges et d’Angélique et nous indiquait au moins, dans les
rapports habituels des deux époux, les effets de leur différence d’origine et
d’éducation. Mais, pendant qu’on y est, ne pourrait-on pas tout aussi bien dire
qu’Angélique Dandin est l’aïeule simpliste d’Emma Bovary ? « Pensez-vous, dit Angélique
à Clitandre, qu’on soit capable d’aimer de certains maris qu’il y a ? On les prend parce
qu’on ne peut s’en défendre… Mais on sait leur rendre justice, et l’on se moque fort de
les considérer au-delà de ce qu’ils méritent. » Sur quoi Clitandre, complétant et
précisant la pensée d’Angélique : « Ah ! qu’il faut avouer que celui qu’on vous a donné
était peu digne de l’honneur qu’il a reçu, et que c’est une étrange chose que
l’assemblage qu’on a fait d’une personne comme vous avec un homme comme lui ! » Eh !
mais ne voilà-t-il pas le résumé et comme le schéma du roman de la
femme incomprise et des premières histoires de la bonne Sand ? Ce même Clitandre disait
un peu auparavant : « Hélas ! de quel coup vous me percez l’âme lorsque vous parlez de
vous retirer ! Je songe qu’en me quittant vous allez trouver un mari. Cette pensée
m’assassine, et les privilèges qu’ont les maris sont des choses cruelles pour un amant
qui aime bien. » Ne voilà-t-il pas le schéma du roman de la jalousie
de l’amant, et cela ne ferait-il pas une épigraphe fort convenable pour Fanny ? Molière est tout plein de ces germes. Honorons-le.
Donc, Georges Dandin, en dépit de l’amertume qu’on y croyait voir, et
de la monotonie de construction de ses trois actes, a cette fois amusé le public : 1e parce que cette amertume n’y est pas, et 2e
parce que cette monotonie a été sauvée par la verve et la gaieté des comédiens.
Décidément Molière est admirable en ceci, que la matière qu’il offre à ses interprètes
est éminemment « plastique », je veux dire périssable, et qu’on en fait à peu près tout
ce qu’on veut. Ce qu’on est parvenu à faire de l’Armande des Femmes
savantes est étonnant !
Il me paraît évident que, dans la pensée de Molière, Armande est une pécore infiniment
déplaisante, sèche, envieuse, d’ailleurs ridicule d’un bout à l’autre de la pièce, — peu
jolie enfin et déjà fort montée en graine. Il indique en plusieurs endroits que, si elle
est pédante, dédaigneuse et romanesque par nature, il y a autre chose encore dans son
cas ; que son mépris des « réalités » de l’amour est celui d’une fille mûre qui, ayant
enfin écarté les amoureux par ses façons désobligeantes, est maintenant dévorée du désir
de trouver un mari et hantée, au fond, par l’image de ces « réalités » pour qui elle
professe tant d’horreur. A un moment, son rôle touche à l’odieux : c’est quand, affolée
de jalousie, elle s’applique à perdre Clitandre dans l’esprit de Philaminle par des
arguments d’une sournoiserie atroce :
Molière déteste Armande, cela est visible : il la fait « coller » à tout bout de champ,
et de la façon la plus mortifiante, par Henriette, par Clitandre, même par Chrysale. Il
la déteste, dis-je, parce qu’elle est « l’artifice », comme il aime Henriette, parce
qu’elle est « la nature. »
Ah ! oui, elle est « naturelle », celle-là ! Elle vous a sur les réalités du mariage
des notions d’une précision ! et elle vous en parle avec une tranquillité ! Mais j’ai
expliqué une fois, si je me souviens bien, à quel point l’âme de la bonne Henriette me
semblait manquer de « duvet. »
Il est donc arrivé que la bonne Henriette nous a quelque peu suffoqués, à la fin, par
son naturel et que, d’autre part, tout l’artificiel de la pauvre Armande a trouvé
insensiblement grâce à nos yeux. Nous lui avons passé un peu de pédanterie, et nous
n’avons point partagé la haine de Molière contre certains excès de spiritualité et de
pudeur, même équivoque et troublée. Lorsque Armande dit à Clitandre :
Nous avons souri sans doute, mais avec une espèce de sympathie ; ce romanesque nous a
semblé gentil et intéressant. Puis, quand nous avons vu la pauvre rêveuse repoussée par
Clitandre, nous ne nous en sommes point réjouis, car nous avons senti qu’elle souffrait,
réellement ; et, à cause de cela, nous l’avons presque aimée. Et il nous a plu de nous
la figurer jolie, distinguée, charmante dans ses affectations même ; et c’est ainsi que
Mlle Barlet l’a vue et réalisée.
Mlle Moreno est allée plus loin. Apparemment elle a songé : « Nous
adorons l’artifice, que Molière exécrait. Nous avons pour la pudeur un amour plein
d’impureté. Ce Molière était un païen ; nous sommes des chrétiens très pervers… Nous
aimons les « femmes savantes. » Mais la vraie « femme savante » d’aujourd’hui, c’est la
femme-artiste, ou mieux la femme-esthète, névrosée, ibsénienne, wagnérienne, décadente,
qui s’habille d’étoffes de chez Liberty, et qui pioche le type de la
Demoiselle bénie… » Et alors Mlle Moreno a fait cette chose
énorme : elle a joué Armande, comme si Armande était une figure de Botticelli !!!
Pourquoi a-t-on coutume d’appeler Bérénice une « élégie » divine ?
C’est, bel et bien, une divine tragédie. Il est vrai qu’elle est fort simple, et que
toutes les situations y sont uniquement provoquées par les sentiments des personnages,
et sans nulle intervention d’un hasard artificieux : ce dont nous ne nous plaindrons
point. Mais au reste tout y est en action ; chaque scène nous révèle, chez ces
personnages, un « état d’âme » qui ne nous avait pas encore été pleinement montré, et
les laisse dans une disposition en partie nouvelle ; le mouvement est continu, et
l’intérêt est des plus puissants qui soient, puisque ce qu’on nous raconte, c’est
l’histoire éternelle de la séparation des cœurs aimants… Oui, c’est bien un drame,
harmonieux délicieusement, infiniment douloureux.
Mais qui pourrait mieux parler de Bérénice que Racine lui-même ? Il
était de ces raies artistes qui savent exactement ce qu’ils font. « Ce qui me plut
davantage dans mon sujet, c’est, dit-il, que je le trouvai extrêmement simple. » Et plus
loin : « Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention.
Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de
rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge de poètes qui ne
sentaient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant
cinq actes les spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions,
de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. » Et enfin : « Ce n’est
point une nécessité qu’il y ait du sang et des morts dans une tragédie : il suffit que
l’action en soit grande, que les acteurs en soient héroïques, que les passions y soient
excitées, et que tout s’y ressente de cette tristesse majestueuse qui fait
tout le plaisir de la tragédie. »
C’est merveille de voir comment Bérénice est « faite », et comment
l’ordonnance la plus habile et la plus savante y paraît le développement naturel et
nécessaire de la situation une fois donnée.
A première vue, le sujet comportait, outre un ou deux monologues de Titus, deux scènes
seulement : la grande scène d’explication entre les deux amants, et la scène du
sacrifice. Racine, chose prodigieuse, a eu l’art de reculer la scène d’explication
jusqu’au quatrième acte Et elle est d’autant plus émouvante qu’il nous l’a fait attendre
davantage et que, lorsque les deux intéressés se rencontrent enfin, ils savent l’un et
l’autre de quoi il retourne, et ont été progressivement amenés par le poète au plus haut
point de douleur et d’angoisse. Comment s’y est-il pris pour nous rendre à la fois
poignants et vrais et ce retardement et cette longue préparation ? En connaissant bien
ses personnages ; en vivant lui-même, profondément, leur vie passionnelle ; en se
donnant leur âme, car il n’y a pas d’autre secret.
Il a compris que Titus, soit pitié, soit manque d’un affreux courage, devait avoir
presque tout de suite l’idée de faire annoncer son malheur à Bérénice par un
intermédiaire. D’où le personnage du roi Antiochus. Mais, par une inspiration
singulièrement heureuse, il a voulu qu’Antiochus fût amoureux de Bérénice. Et, ainsi,
non seulement le roi de Comagène sert à reculer le choc décisif entre les deux amants, à
accroître, par là, le tragique de ce heurt inévitable, si longtemps souhaité et redouté
des spectateurs ; non seulement il sert à nous faire connaître Bérénice et Titus en
recevant tour à tour leurs confidences ; mais, comme ces confidences le crucifient, il
nous émeut aussi par lui-même ; que dis-je ! nous remarquons qu’il est le plus à
plaindre des trois, puisqu’il aime, lui, sans être aimé ; et pourtant, comme il reste au
second plan, sa souffrance discrète ne va point jusqu’à détourner notre intérêt de ses
deux amis : elle nous aide seulement à mieux accepter la cruelle beauté du dénouement,
en nous faisant apercevoir, derrière la douleur de Titus et de Bérénice, une douleur
peut-être pire.
Dès lors, le drame se déroule tout seul, à ce qu’il semble.
Antiochus, persuadé que Titus, empereur, va épouser Bérénice, vient faire à celle-ci
ses adieux, et s’accorde, avant de partir pour jamais, la triste satisfaction de lui
avouer son amour. Et Bérénice veut être douce, et elle est cruelle malgré soi, parce
qu’elle aime l’autre et qu’elle croit toucher à son rêve. En vain Phénice, une fine
camériste, lui dit : « A votre place, Madame, j’aurais retenu ce garçon : car enfin… qui
sait ?… Titus ne s’est pas encore expliqué… » Mais Bérénice ne veut rien entendre, et
nous la plaignons, pauvre petite, d’être si confiante et si gaie. Et c’est le premier
acte.
A l’acte suivant, dans l’entretien de Titus et de son confident Paulin, Racine nous
expose avec une force et une précision extrêmes, les raisons accablantes qu’a le nouveau
César de sacrifier Bérénice et de se sacrifier lui-même. Il s’agit de choisir entre une
femme et l’empire du monde. L’« obstacle » ici est donc absolu, en dehors de toute
discussion. L’intérêt de Titus, s’il y pouvait songer, se confond avec le premier de ses
devoirs. Ce devoir est un peu plus fort, convenons-en, que celui qui peut arracher des
bras d’une grisette un étudiant que sa famille veut marier et établir, plus fort même
que le devoir au nom duquel le père Duval sépare Armand de Marguerite. Quoi qu’elle
pense ou croie penser dans le moment, Bérénice elle-même, dans six mois, ou dans un an,
ou dans dix ans, mésestimerait Titus d’avoir lâché Rome pour elle. Tout le long du drame
vous entendrez ce nom de Rome sonner au commencement des vers ou à la rime,
inexorablement. Il le fallait pour que Titus échappât à l’odieux. Titus n’est pas libre,
et nous savons dès maintenant ce qu’il ne fera pas. Reste à savoir ce qu’il souffrira.
— Il vient, il veut parler, et n’en a pas le courage. Il fuit sans avoir rien dit. C’est
très simple, et si douloureux ! Bérénice ne veut pas comprendre. « C’est sans doute,
songe-t-elle, qu’il pleure toujours son père mort ; ou peut-être a-t-il su l’amour
d’Antiochus et s’en est-il offensé ? » Mais la blessure est faite, et la malheureuse ne
croit déjà plus ce qu’elle dit.
Au troisième acte, Antiochus accomplit son triste message auprès de Bérénice. Admirable
scène : tous deux souffrent tant ! Il a bien, lui, au fond du cœur un peu d’espoir
honteux et inavoué ; mais il souffre, premièrement, de faire souffrir celle qu’il aime,
et, secondement, de savoir que, si elle souffre, c’est qu’elle aime un autre que lui. Et
quanta elle.., Ah ! quelle angoisse d’abord ! Puis, quand elle a reçu le coup, le beau
cri ! Toute sa colère se porte — naturellement — sur le mauvais messager. Elle lui
défend de jamais reparaître devant ses yeux… Mais déjà elle sent bien qu’il ne mentait
pas.
Au quatrième acte, la « scène à faire. » J’en connais peu qui contiennent autant de
douleur humaine. Des pleurs, — si brûlants ! des plaintes, — si mélodieuses et si
douces ! des cris, — si profonds ! Il est, lui, torturé d’être une victime qui paraît un
bourreau, et d’être obligé de dire des choses qui sont raisonnables et qui semblent
atroces. Bérénice s’est retirée, défaillante, dans sa chambre. Presque en même temps, on
vient dire à l’empereur qu’elle est mourante et l’appelle, — et que le Sénat est réuni
et l’attend. Le moment est solennel, et souverainement tragique. Il faut opter… Titus se
rend au Sénat…
Etant donné la noblesse d’âme et à la fois la violence de passion de nos trois martyrs
d’amour, il est certain qu’ils ne peuvent enfin sortir de là que par le sacrifice ou par
le suicide. Et c’est pourquoi Bérénice veut mourir ; Antiochus veut mourir ; Titus
lui-même veut mourir. Elle est bien obligée de reconnaître à ce signe que son amant
l’aime toujours, et elle puise dans cette certitude le courage du renoncement. Tous
trois feront leur devoir, et vivront. Il y a dans cette fin de Bérénice comme un grand mouvement ascensionnel, une contagion montante
d’héroïsme qui rappelle, malgré la différence de la matière, le dernier acte de Polyeucte, et qui est d’une suprême beauté, — et si triste ! et si
sereine pourtant !
Une remarque me vient. Les grandes amoureuses de Racine ne sont certes pas inférieures,
par l’ardeur et la démence de leur passion, aux autres « femmes damnées » du théâtre ou
du roman. Et cependant avez-vous fait attention que toutes les héroïnes raciniennes sont
chastes et, pour préciser, qu’aucune d’elles n’a été la « maîtresse », au sens où nous
l’entendons aujourd’hui, de l’homme qu’elle aime ? Racine dit de Bérénice : « Je ne l’ai
point poussée jusqu’à se tuer, comme Didon, parce que Bérénice n’ayant pas
ici avec Titus les derniers engagements que Didon avait avec Enée (auriez-vous
cru cela ?), elle n’est pas obligée, comme elle, de renoncer à la vie. » Ni Hermione, ni
Roxane, ni Phèdre n’ont matériellement péché ; et Eriphile a beau avoir été enlevée par
Achille et s’être pâmée dans ses bras ensanglantés, elle ne lui a pas appartenu (relisez
Iphigénie). C’est peut-être pour cela que toutes aiment si fort.
Mais je n’ai le temps de rechercher ni les raisons ni les conséquences de cet évident
parti pris de Racine.
Jamais, je crois, Mme Sarah Bernhardt ne fut plus parfaite, ni plus
puissante, ni plus adorable que dans le rôle de Phèdre, dimanche dernier, à la
Renaissance. Jamais femme ne parut plus belle aux yeux d’une foule assemblée, ni d’une
beauté à la fois plus plastique et plus « spirituelle. » Jamais artiste ne traduisit par
une mimique plus inventée et plus harmonieusement hardie, ni par une diction plus
noblement et plus simplement expressive et d’un charme ensemble plus poignant et plus
enveloppant, un plus douloureux martyre de passion. Pas une nuance de torture amoureuse
ou de désolation morale pour qui elle n’ait trouvé l’accent inattendu, et pourtant le
seul vrai. Oh ! l’admirable crucifiement ! Mme Sarah Bernhardt a été
égale à ce rôle souverain (c’est tout dire), et il semblait qu’elle nous le révélât.
Elle nous a donné une de ces impressions d’art par-delà lesquelles il n’y a rien…
Pour moi, je me disais, me rappelant un vers de Vigny :
Aime ce que jamais on ne verra deux fois
…
J’étais l’humble clerc chargé de l’homélie, de l’exhortation préparatoire à ces
sublimes Vêpres. Je me suis servi abondamment, je l’avoue, des pages nombreuses que j’ai
eu l’occasion d’écrire, depuis huit ans, sur le dieu Racine. Je ne retiendrai pour vous,
de cette conférence, que ce que ma tendresse pour le plus grand des poètes tragiques m’a
permis d’ajouter à mes impressions antérieures.
J’ai rappelé que la retraite de Racine après Phèdre était un fait
, peut-être unique dans l’histoire de la littérature, et j’ai cherché la
véritable raison de ce renoncement.
J’ai repoussé celle qu’on donne d’ordinaire. On dit que, si Racine se retira, ce fut
par dégoût de la haineuse cabale montée contre lui. Vous connaissez l’histoire : la Phèdre commandée à Pradon ; la duchesse de Bouillon retenant toutes les
loges pour les six premières représentations de l’une et de l’autre pièce, afin de faire
le vide autour de celle de Racine ; la guerre d’épigrammes qui s’ensuivit ; Racine et
Boileau menacés de la bastonnade par le duc de Nevers, et le grand Condé prenant ses
deux amis sous sa protection…
Oui, Racine dut être ulcéré. On sait de reste qu’il était étrangement sensible. Mais,
enfin, il avait connu de grands succès, quelques-uns très disputés, mais finalement
d’autant plus vifs. La tragédie de Pradon ne put se soutenir longtemps, malgré l’argent
de la duchesse, malgré la haine et l’envie ameutées. Racine n’avait qu’à persister : il
aurait fini par décourager ses ennemis. Comme disait Talleyrand, il ya un moyen de
vaincre les mauvaises chances, — ou même l’hostilité des hommes : c’est de durer plus
qu’elles. Cela est très vrai en littérature. Nous voyons que, de nos jours, des hommes
comme Victor Hugo, comme M. Alexandre Dumas, comme M..Emile Zola, ont désarmé l’envie et
même la critique, — rien qu’en durant.
On ne me fera donc pas croire que ce fut la cabale Bouillon-Nevers qui détermina Racine
à quitter le théâtre. Je le crois d’autant moins que, malgré tout, Phèdre ne tomba point.
Racine renonça à la tragédie parce que, ayant voulu faire une Phèdre chrétienne, il
s’aperçut qu’il l’avait faite trop charmante, et d’un charme trop dangereux. — Mais ceci
demande quelques mots d’explication.
Vous savez que Phèdre est inspirée de l’Hippolyte
porte-couronne. Dans la tragédie d’Euripide, qui pourrait s’intituler, très
sérieusement, Hippolyte vierge et martyr, c’est, comme l’indique le
titre, le fils de Thésée qui est le principal personnage. Hippolyte est initié à
l’orphisme, à cette religion secrète, qui enseignait et symbolisait en ses rites la
purification et le rachat par la douleur. C’est une sorte de jeune moine qui a consacré
sa virginité à la déesse Artémis (la Diane des Latins). Il lui offre des fleurs et des
couronnes, et lui adresse des prières qui rappellent de très près les cantiques qu’on
chante dans les catéchismes de persévérance. Vénus, qui a pour Diane les sentiments que
pourrait avoir le démon Astarté pour la Vierge Marie, se venge des dédains d’Hippolyte
en inspirant à Phèdre cette passion furieuse d’oii sortira la perte du jeune prince. Et
quand Hippolyte est ramené mourant, Diane lui apparaît, comme fait la Sainte Vierge à
ses serviteurs dans la Légende dorée ; elle le plaint, le console, lui
apporte presque les espérances de la vie éternelle. Dans le drame ainsi conçu, la
passion de Phèdre n’est qu’un « moyen. » Son rôle est peu développé, et le poète ne
craint pas de la rendre abominable : c’est elle qui dénonce elle-même Hippolyte par une
lettre qu’elle écrit à son mari avant de se pendre.
La conception de Racine est toute différente, presque contraire : c’est Phèdre qui est
son personnage central et favori, et voici comment il l’a d’abord vue.
Rappelez-vous que les autres grandes passionnées de Racine sont de pures païennes. On a
souvent remarqué qu’au dix-septième siècle la littérature laïque, prise dans son
ensemble, est beaucoup moins pénétrée de christianisme, — je ne dis pas d’orthodoxie,
— que celle d’aujourd’hui. Hermione, Roxane, Eriphile ne savent pas, ne se demandent pas
si elles sont coupables. Nous les aimons parce qu’elles sont belles, vraies, et qu’elles
souffrent. Mais il est certain qu’elles n’ont pas la notion du péché.
Or, à l’époque où il composa Phèdre, Racine commençait à se
rapprocher de ses anciens maîtres de Port-Royal. Travaillé de scrupules religieux, du
désir de vivre et d’écrire en chrétien, il voulut qu’une idée chrétienne ressortît de sa
tragédie. Pour cela, il réunit, dans le personnage de Phèdre, la passion la plus
criminelle par définition, et aussi la plus furieuse et la plus irrésistible, — et en
même temps la claire conscience de la culpabilité, du démérite, de la souillure, du
péché, — et enfin la crainte de Dieu, représenté par le Soleil en tant que Dieu
clairvoyant, et par Minos en tant que Dieu punisseur. Il entendait montrer que nous ne
pouvons rien, dans l’ordre du salut, sans la grâce de Dieu. C’était donc fortifier sa
thèse que de supposer Phèdre humainement honnête, de lui prêter toutes
les excuses, de multiplier autour d’elle les circonstances atténuantes, — bref, de ne
pas la faire odieuse. Car, plus il marquait la noblesse d’âme de la malheureuse dans
tout le reste, plus aussi il marquait, par là même, le caractère fatal de sa passion, et
plus il nous persuadait que nous avons en effet besoin d’un secours surnaturel pour
triompher des tentations mauvaises.
Ah ! qu’il y a donc réussi ! Et que sa Phèdre est peu odieuse ! Il l’aimait tant qu’il
n’a pu voir qu’elle dans sa pièce ; que, sur 1, 650 vers, il a voulu que 480 fussent
gémis, soupirés et criés par elle, et qu’il lui a subordonné tous les autres rôles, de
façon qu’ils ne fussent plus que des dépendances et comme des « fonctions » du sien.
C’est uniquement pour que Phèdre puisse passer par certains sentiments que Thésée n’est
qu’une brute crédule. C’est uniquement pour excuser Phèdre que Racine charge la
nourrice. Et, si vous cherchez pourquoi il a découronné de sa fleur d’oranger le
charmant Hippolyte d’Euripide, ne croyez pas la tradition qui lui fait répondre :
« Qu’auraient dit nos petits-maîtres de ce coquebin ? » Non, c’est encore, d’une part,
pour ajouter une note plus douloureuse que toutes les autres au monologue de Phèdre, et,
d’autre part, pour absoudre la pauvre femme du silence meurtrier qu’elle garde au
quatrième acte. Il fallait qu’elle fût jalouse pour nous paraître moins coupable et nous
faire encore plus pitié ; et, pour qu’elle fût jalouse, il fallait bien qu’Hippolyte fût
amoureux. Voilà tout, et tant pis pour lui !
Oh ! oui ! il l’a caressée, celle-là !… J’ai montré, un jour, dans le détail, que pas
un moment Phèdre ne consent au péché, et qu’il n’est aucun de ses discours ou de ses
actes qui ne soit nécessité par quelque circonstance extérieure, tantôt par un excès de
souffrance, tantôt par un accès de délire halluciné…
Si vraie, avec cela ! Tout est indiqué, même les effets physiologiques :
Tout y est, même les choses les plus difficiles à exprimer ; même ce que Phèdre sent,
dans les bras du père, en songeant au fils :
Tout y est, même cette manie qu’ont les femme » de trente ans, mères d’enfants déjà
grands, de faire des amalgames de leur amour maternel avec leur passion coupable, soit
pour la purifier, soit pour la justifier et l’élargir. Vous savez ce qu’elle » disent :
« … Nous élèverons mon fils ensemble… Je me figurerai que vous êtes son père… » Ecoutez
Phèdre :
Tout le roman de la femme de trente ans et par-delà est dans cette tragédie.
Si vraie, oui, ta pauvre Phèdre, — et, comme l’a compris Boileau, si parfaitement
innocente !
« Innocente ! » À mon avis, c’est cette impression-là qui a épouvanté Racine après
coup. Le poète a si bien atteint son but ; il est si évident que Phèdre succombe, non
par sa volonté, mais parce que Dieu lui refuse la grâce efficace, qu’elle nous semble
réellement irresponsable ; plus douloureuse seulement, et, par suite, plus sympathique,
par la conscience inutile qu’elle a de son péché.
Une singulière volupté se dégage de ce rôle. Nous sentons qu’une image hante cette
femme damnée une image dont elle jouit, malgré elle, avec d’autant plus d’intensité
qu’elle sait que ce plaisir non consenti la perd éternellement. Et ainsi, tandis qu’il
pensait nous démontrer la nécessité de la grâce, Racine n’est arrivé qu’à nous démontrer
la fatalité terrible et délicieuse de la passion.
Cela échappait au grand Arnauld. Il disait naïvement : « Il n’y a rien à reprendre au
caractère de Phèdre, puisque, par ce caractère, le poète nous donne cette grande leçon
que, lorsque, en punition des fautes précédentes, Dieu nous abandonne
à nous-mêmes et à la perversité de notre cœur, il n’est point d’excès où nous ne
puissions nous porter, même en les détestant. » Le malheur, c’est que nous ne voyons pas
du tout « en punition de quelles fautes précédentes » Phèdre est entraînée au péché ;
nous voyons seulement qu’elle y est entraînée, quoi qu’elle fasse. Et, dès lors, elle ne
nous inspire qu’une pitié amoureuse.
Arnauld parlait en théologien et sur la seule lecture de la pièce, il ne l’avait pas
vue. Mais sans doute, quand Racine vit Phèdre sous les espèces de la
Champmeslé, il conçut pour la première fois ce qu’il y a de contagieux dans la
représentation de l’amour-maladie, et aussi ce que la religion peut ajouter de piment
aux choses de l’amour. Il conçut que la notion même du péché peut devenir un élément de
volupté ; il entrevit de loin, je le crois, les perversions du sentiment religieux où
devaient se complaire certains néo-catholiques de nos jours, et, par exemple, un Barbey
d’Aurevilly, pour ne citer que celui-là. Et il en eut horreur. L’inquiétude que lui
inspira sa première tragédie chrétienne (ou janséniste) acheva de faire de lui un
chrétien. Il renonça, dis-je, au théâtre, à trente-huit ans et en pleine gloire, — parce
que Phèdre était décidément plus troublante qu’il ne l’avait pensé…
*
* *
Le très grand succès de la représentation d’Antigone à la
Comédie-Française a montré, et l’on ne saurait trop s’en réjouir, quelles prodigieuses
réserves de respect les journalistes, les critiques, les boulevardiers et les gens du
monde gardent dans leurs âmes, au fond dociles.
Je ne sais pas du tout quel feuilleton mon excellent maître Sarcey écrira sur la pièce.
Mais si Antigone était l’œuvre originale de quelque jeune écrivain
français, j’imagine qu’il eût dit :
« — L’auteur a commis une première faute très grave. Il n’a même pas pris la peine
d’indiquer ce que c’était, pour les anciens Grecs, que d’être privé de sépulture, et
qu’ils craignaient ce malheur comme les chrétiens craignent l’enfer. Il fallait
absolument nous expliquer cela, et y insister, et nous le bien enfoncer dans la tête.
Cela était essentiel. Faute de quoi, nous ne comprenons entièrement ni l’arrêt de Créon,
ni l’héroïsme d’Antigone… Le théâtre est l’art des préparations. »
Il est très vrai que ces explications étaient inutiles pour les contemporains de
Sophocle ; mais il semble, en effet, qu’elles n’eussent pas été de trop pour un public
français. Seulement, que voulez-vous ? le public de l’autre soir était si intelligent,
ou si respectueux, qu’il s’en est parfaitement passé.
L’illustre critique eût continué, j’en suis sûr :
- — « Et cet Hémon, qu’on voit apparaître subitement vers le milieu du drame ? D’où
vient-il, celui-là ? Il dit crânement ses vérités à Créon et sort pour aller se tuer
sur le corps de sa promise. Mais qu’est-ce que cela nous fait ? Ce jeune homme ne nous
a pas été présenté. C’est à peine si, à la fin du second acte, deux vers, deux vers
sans plus, nous ont appris qu’il devait épouser Antigone. Et nous ne savons seulement
pas si Antigone aime son fiancé. La jeune fille, avant d’aller à la mort, se lamente
sur sa virginité stérile ; mais elle ne nomme même pas Hémon. Si Juliette et Roméo ne
se rencontraient pas une seule fois avant l’acte du tombeau, quel intérêt
prendrions-nous à leurs amours ?… Ce débutant ignore même les éléments de son métier.
Je ne cesserai de le redire : les préparations, c’est tout le théâtre.
« Mais nous ne sommes pas au bout de nos surprises. A l’avant-dernière scène, quand
nous croyons la pièce finie, surgit un nouveau personnage, dont on ne nous avait point
parlé : la mère d’Hémon. Un messager lui annonce le suicide de son fils : sur quoi elle
lève les bras et sort sans rien dire. Au fait, ce qu’elle dirait nous toucherait peu. Il
eût fallu nous rendre auparavant témoins de sa tendresse et de ses angoisses
maternelles, nous la montrer recevant les confidences d’Hémon, s’interposant entre la
douleur du fils et la colère du père… Je ne crains pas de me répéter : tout le théâtre,
voyez-vous, est dans les préparations.
« Créon revient ; il gravit péniblement l’escalier du palais, en traînant le cadavre de
son fils. La porte s’ouvre, et il aperçoit, au fond du vestibule, le cadavre de sa
femme… Ce sont bien des horreurs à la fois. Toute cette scène tient plus de la
pantomime, — et quelle pantomime ! — que du drame. Ces jeunes gens s’imaginent qu’il
s’agit de frapper fort Il suffit de frapper juste, comme dit l’autre.
« Je ne m’attarderai pas à relever les invraisemblances morales dont fourmille la
pièce. Jusqu’à la fin du quatrième acte, Créon n’est qu’un croquemitaine odieux et
monotone. Or, tout à coup, sans aucune espèce de transition, — parce qu’un vieux
bonhomme de prêtre, faisant en cela son métier, lui a rappelé que les dieux punissent le
crime, — Créon se repent ; il se précipite, éploré, pour aller ensevelir Polynice et
délivrer Antigone… Je croyais pourtant que le servetur ad imum était
une règle assez fondée en raison. Mais, aux yeux des échauffés de la littérature, les
préceptes les plus éprouvés ne sont que vieilleries.
« Enfin, va pour cette conversion foudroyante de vieux tyran. Mais puisqu’il veut
réparer ses fautes, il devrait du moins aller tout de suite au plus pressé, c’est-à-dire
courir au tombeau où Antigone est enfermée. Au lieu de cela, il commence par rendre les
honneurs funèbres à Polynice, et laisse ainsi à Antigone le temps de se pendre. N’est-ce
pas absurde ?…
« Je ne parle pas des chœurs. Ils sont chantés à l’unisson, de manière queje n’ai pu en
entendre un traître mot. Alors ?
« Avec tout cela une certaine grandeur, je n’en disconviens pas, et du style. Mais ce
n’est pas du théâtre. »
Ces critiques si plausibles, que je prête généreusement à mon vénéré maître, qu’y
pourrais-je bien opposer ? Ceci, peut-être, que ni les mœurs grecques ne permettaient
sur le théâtre, ni la finesse des Athéniens ne réclamait la peinture préalable des
amours d’Antigone et d’Hémon ; puis, qu’il est des sentiments si connus, — amour de deux
fiancés, amour d’une mère, — que les démarches en peuvent être intelligibles et même
émouvantes sans tant de « préparations. » Pour ce qui regarde Créon, on répondrait que
l’âme des croquemitaines est une âme un peu enfantine et, par conséquent, sujette à de
rapides changements… Et, enfin, le fait est que, grâce au respect et à l’enthousiasme
préventif dont les Parisiens étaient munis l’autre soir, tout a été compris, tout a été
accepté, tout a été acclamé, même ce qu’on n’entendait pas.
Oh ! que le public avait raison ! Et que ce drame est admirable, en effet ! Qui ne
sentirait l’immortelle beauté de l’idée foncière d’Antigone :
A ceux qui sont dessus qu’à ceux qui sont dessous
.
Et surtout :
Car ce n’est pas la
loi d’aujourd’hui ni d’
hier,
Conflit de tous temps, et d’aujourd’hui même. Pour ne citer qu’un exemple, entre
beaucoup d’autres moins tragiques, ne fut-ce pas une humble Antigone que cette pauvre
ouvrière de la chapelle de
Châteauvilain tuée par un malheureux gendarme ? Et vous serait il échappé que Créon est
un jacobin, au même titre que Robespierre et Louis XIV ?… Demandez plutôt à M. l’abbé
Jérôme Coignard.
Que dire enfin de la magnificence du spectacle ? Cette beauté constructive, — plastique
et chorégraphique, — de la tragédie grecque, faite pour dérouler son harmonie grandiose
dans un vaste théâtre à ciel ouvert et sous les yeux de dix mille spectateurs, il en est
resté quelque chose, Ô en est resté beaucoup dans l’ingénieuse réduction que nous a
offerte la Comédie-Française. Quel décor nous devons à M. Marcel Jambon ! Et quelle
musique simple, expressive et grande, à M. Camille Saint-Saëns ! Qu’il est vivant, ce
chœur qui, selon l’usage de la tragédie grecque, est, au fond, le chœur des « mufles »,
si j’ose m’exprimer ainsi. Et que la traduction de MM. Meurice et Vacquerie est près
d’être parfaite ! Un peu laborieuse çà et là et, par un scrupule de fidélité, un peu
haletante et tourmentée d’inversions ; mais dans les grands morceaux, dans les chœurs,
et, chose plus difficile, dans les dialogues monostiques, à la fois si exacte et d’une
si robuste élégance ! Et quelle joie d’applaudir à ce très grand succès de deux des plus
« galants hommes » de la littérature contemporaine (je n’ai pas besoin de rappeler ici
leurs autres mérites) !
La conférence de M. Henri Chantavoine me paraît d’autant meilleure que nous avons, à
quinze jours de distance et sans nous être donné le mot, exprimé sur Casimir les mêmes
idées, ou à peu près, — Chantavoine avec plus d’esprit, moi avec plus d’ingénuité.
Chantavoine a rappelé, en commençant, que Casimir fut un fort brave homme, modeste,
timide, désintéresse, doué de toutes les vertus domestiques. Cela est quelque chose,
quoique Dumas ait remarqué, avec justesse, qu’il ne suffît pas d’« aimer sa mère » pour
être un bon dramaturge. Mais, si ça ne suffît pas, ça n’empêche pas non plus. Et il y a
tant d’hommes illustres, dont la vie est un peu embarrassante à conter, dont certaines
actions veulent être expliquées, excusées, pardonnées !… Nous sommes donc contents de
n’avoir rien de vilain à pardonner à Casimir. Sa vie fut une très belle, très pure et
très harmonieuse vie d’homme de lettres…
Chantavoine a loué ensuite le poète lyrique, patriote ardent, interprète de tout un
peuple à une heure solennelle, et si sincère et si vrai sous la rhétorique d’il y a
quatre-vingts ans ! Puis il nous a dit que Delavigne écrivit des tragédies originales,
sans être ni un néo-classique, ni un pseudo-romantique ; que l’auteur de Louis XI et des Enfants d’Edouard fut un peu à Augustin
Thierry ce que Victor Hugo fut à Michelet ; et j’ai trouvé la « proportion » ingénieuse.
Mais je sais surtout gré à Chantavoine d’avoir marqué la plus vive estime pour les
comédies de Casimir Delavigne et d’avoir, notamment, signalé la
Popularité comme une œuvre de premier ordre.
Après la conférence, on a joué Louis XI. La pièce a fait grand effet
et a été beaucoup applaudie. Elle le méritait. Car d’abord elle est amusante. L’auteur
la qualifie de tragédie, soit par malice et esprit de contradiction, soit par une
interprétation très libérale et très juste de ce mot de tragédie. En réalité, sa pièce a
tout le fourmillement, tout le mouvement extérieur et tous les éclatants contrastes des
vastes drames de Hugo (je ne dis pas le style, par où Hugo reste incomparable, c’est
entendu : celui de Delavigne n’est que clair, souple, exact, un peu court peut-être,
d’ailleurs assez coloré et parfois assez fort). Mais, en outre, le caractère de Louis XI
me paraît un des plus complexes et des plus profonds qu’on ait mis à la scène. Il
n’offre même que trop de nuances et de savantes oppositions. Quel incroyable et pourtant
très vivant mélange d’égoïsme féroce et de sentiment d’un devoir supérieur, de
superstition inepte et de haute intelligence, d’hypocrisie et de franchise, de faiblesse
et de force, de cruauté et de générosité, de grotesque et de grandiose ! Et quel bel
exemple de la justice des choses, de ce qu’on a appelé la justice immanente, que ce
vieil homme uniquement jugé et châtié par ses actes, que ce tyran soupçonneux torturé
par sa défiance même et par la crainte inéluctable de la mort !… Je sais peu de choses
aussi belles, au théâtre, que ce quatrième acte, où l’idée morale de l’œuvre éclate si
dramatiquement. Vous vous rappelez la confession du roi, et comment Nemours, venu pour
le tuer, mais ayant surpris l’aveu de ses remords et de ses tortures, trouve
soudainement une meilleure vengeance et, jetant son poignard, dit au vieux monstre
épouvanté : « Je me trompais ; ce qu’il me faut, ce n’est pas ta mort, c’est ta
vie. »
Remarquez que Louis XI a été écrit en 1827 ou 1828, que Marino Faliero a. été joué en 1829, c’est-à-dire la même année que Hernani, et que Louis XI et Marino Faliero
sont conçus suivant une poétique aussi libre que les drames même de Victor Hugo. Nous
n’en conclurons point que le bon, l’excellent Delavigne « fasse la pige » à l’énorme
poète. Mais nous dirons qu’il fallait donc bien que certaines idées de rénovation
dramatique fussent alors dans l’air ; que Casimir n’a pas été, comme on est trop tenté
de le croire, un esprit à la suite ; qu’il a fait autre chose que d’imiter avec prudence
et adresse les Hugo, les Vigny, les Dumas père, et qu’enfin il a eu sa part, et très
personnelle (la chronologie de ses œuvres le prouve) dans l’heureuse évolution du
théâtre aux environs de 1830.
Il s’en rendait lui-même très bien compte. Il écrivait tranquillement, en 1829, à
propos, de Marino Faliero :
« J’ai conçu l’espérance d’ouvrir une voie nouvelle (lui aussi, vous voyez !), où les
auteurs qui suivront mon exemple pourront désormais marcher avec plus de hardiesse et de
liberté… Deux systèmes partagent la littérature. Dans lequel des deux cet ouvrage a-t-il
été composé ? C’est ce que je ne déciderai pas, et ce qui d’ailleurs me
paraît de peu d’importance… L’histoire contemporaine a été fertile en leçons ; le
public y a puisé de nouveaux besoins : on doit beaucoup oser, si on veut les satisfaire.
L’audace ne me manquera pas pour remplir, autant qu’il est en moi, cette tâche
difficile. »
Puis, il remarquait que nos grands classiques ont tous innové dans leur temps, et il
ajoutait : « C’est, en quelque sorte, les imiter encore que de chercher à ne pas leur ressembler. »
Ne trouvez-vous point qu’il y ait là plus de philosophie, peut-être, et d’esprit
critique que dans la préface de Cromwell ?
Encore une fois, nous sommes devant le génie de Hugo comme des brins d’herbe aux pieds
d’un chêne, et Casimir lui-même n’est qu’un arbrisseau de bonne volonté… Il n’en est pas
moins vrai que la Fille du Cid est de 1839 et fort antérieure, par
conséquent, à la Légende des Siècles. Vous vous rappelez les beaux
poèmes sur le Cid dans la première Légende, et, dans la seconde,
l’avalanche de petits quatrains héroïques (il y en a bien une centaine) qui descend des
lèvres du vieux Campéador. Ce par quoi Hugo couronne l’héroïsme du grand chevalier,
c’est la bonté. Or, Delavigne l’avait déjà fait dans la Fille du
Cid.
Le Cid a un neveu, le très jeune Rodrigue, que sa mère mourante a voué à l’Eglise et
qui a été élevé dans un couvent. Mais le petit novice, qui n’a pas du tout la vocation
et qui, au surplus, adore sa cousine, a voulu partir pour la guerre avec son oncle. Il
s’est d’abord très bien conduit ; seulement, après avoir tué son premier Sarrazin, le
cœur lui a manqué, à ce pauvre petit ; la vue du sang lui a fait mal, et il s’est, peu
s’en faut, retiré de la mêlée. Il est écrasé de honte et n’ose aborder l’aïeul. Alors
lui, le grand Cid, dans sa divine indulgence, s’approche de l’enfant malheureux, et,
pour le consoler, sachant bien qu’au fond le petit a du cœur et qu’il prendra sa
revanche, il feint d’avoir, lui aussi, faibli dans le combat, et il s’en accuse en
grommelant… Et, peu à peu, l’enfant comprend le miséricordieux mensonge ; il
s’écrie :
Et le Cid, tenant l’enfant embrassé :
Et plus loin :
Lisez toute la scène : elle est vraiment émouvante et grande, et j’en dis autant de la
mort du Cid au dernier acte…
Mais non seulement Delavigne a eu son rôle original dans la révolution romantique ; il
a peut-être un plus rare mérite : il est le seul, je crois, entre Beaumarchais et
Augier, qui ait soutenu la dignité de la grande comédie. Et Chantavoine a très bien fait
d’insister sur ce point.
Je n’ai rien contre Scribe (je vous le jure, ô mon bon maître Sarcey !), je n’ai rien
du tout, sinon qu’il me laisse froid comme glace, et que ses trois cents vaudevilles
paraissent aujourd’hui aussi insignifiants qu’ils furent amusants. Casimir a fait, lui,
deux comédies au moins qui signifient quelque chose, qui ont de la substance et du
suc.
Il y en a dans l’Ecole des Vieillards, qui est de 1823. Je pense que
le bon Delavigne est le premier qui, dans la comédie du moins, ait trailé sans moquerie,
avec sympathie et respect, l’amour d’un « barbon. » (Je vous dis que ce Casimir est un
novateur effréné !) Le sujet était bien de ce siècle-ci : car vous savez que, de notre
temps, le sentiment public a prolongé de beaucoup, pour les hommes et même pour les
femmes, l’âge où il n’est pas encore ridicule d’être amoureux. Arnolphe, aux yeux de
Molière, est grotesque parce qu’il aime à quarante-trois ans ; mais quarante-trois ans,
aujourd’hui, c’est à peine la seconde jeunesse ! Eh bien, supposez qu’Arnolphe ait
soixante ans, et qu’il ne soit pas bête, et qu’il aime Agnès sans égoïsme, et qu’il
l’épouse, et qu’Agnès se laisse épouser très volontiers, et qu’elle ait pour Arnolphe
une très franche et très profonde affection : qu’arrivera-t-il ?… La pièce de Casimir
Delavigne est pleine de sens, parce que le drame surgit, ici, moins encore des travers,
vices ou passions des personnages que des choses elles-mêmes. Ce sont les choses toutes
seules, en dépit de la générosité et de la loyauté du vieux mari et de sa trop jeune
femme, qui punissent la touchante déraison de cette union disproportionnée. Et cette
comédie a des larmes : le vieux Danville souffre pour de bon ; il souffre tout autant
que souffrira, six ans plus tard, le vieux Gomez de Silva. Et toutefois nous sentons que
la jeune Hortense est lésée après tout, et que, elle aussi, elle esta plaindre. Et le
dénouement est mélancolique : car, s’il est heureux, il est exceptionnel et ne saurait
être définitif…
Vous connaissez ces vers sur le Havre, qu’on cite toujours pour s’en moquer :
Evidemment, ces vers sont ridicules si on les donne pour des vers lyriques, de
quelque Messénienne. On ignore, ou Von oublie, qu’ils se trouvent dans
la première scène de l’Ecole des Vieillards et qu’ils font partie d’un
dialogue familier où deux vieux bourgeois échangent leurs souvenirs. Dès lors, ces vers
restent assez plats, si vous voulez (et j’imagine que l’auteur le savait bien), mais ils
ne sont plus du tout ridicules : ils ont même du naturel, de la bonhomie et de la
prud’homie… Je ne veux pas, moi, qu’on blague Casimir !
J’arrive, avec Chantavoine, au chef-d’œuvre, — peu connu, — de Delavigne : la Popularité.
La Popularité n’est autre chose qu’une comédie vaste et drue de mœurs
politiques, à mettre à côté du Fils de Giboyer, des Effrontés et de Rabagas. Le sujet est grand, et si bien pris
dans le vif des choses du siècle qu’il reste rigoureusement actuel au bout de
cinquante-cinq ans. On y recueillerait, et par centaine, des vers excellents et sans
rides, saisissants par l’application directe qu’on en pourrait faire encore aux mœurs
présentes. Car les vanités, les égoïsmes, les appétits, les faiblesses, les lâchetés,
les perversions du sens moral dont la plupart des personnages de la pièce nous donnent
le spectacle, sont d’hier, d’aujourd’hui et de demain, et les dangereuses tentations
auxquelles est exposé Edouard Lindsey ne sont que les plus avouables de celles où nos
hommes politiques ont l’habitude de succomber. Combien en avons-nous vu qui étaient
d’honnêtes gens dans le privé (je ne parle point des autres) et qui, comme hommes
publics, glissaient par ambition, par faiblesse, par peur, — par peur surtout — à des
actions mauvaises ou douteuses ! Et que de mal cela nous a déjà fait !… Au fond, il
s’agit de savoir s’il y a deux morales : la morale chrétienne et la morale politique (on
dit qu’il y en a une troisième, qui serait la morale des affaires, mais qui tend de plus
en plus à se confondre avec la seconde). Quel sera le choix du généreux Edouard ?
Nous sommes en Angleterre, sous la dynastie d’Orange, à une époque où les Stuarts sont
encore menaçants. Le grand orateur Edouard Lindsey est en lutte contre le ministère, qui
vient de proposer une loi illibérale. Edouard jouit d’une immense, d’une enivrante
popularité, et il dépend de lui seul, à l’occasion des funérailles d’un vétéran de son
parti, de déchaîner la révolution. Or, tout d’un coup, il voit clair : le parti
révolutionnaire et le parti des Stuarts se sont rapprochés (nous connaissons ces
alliances) pour préparer ce soulèvement dont chacun d’eux espère profiter. La
révolution, ce sera sûrement la guerre civile, et ce sera ensuite l’anarchie ou le
despotisme… Le devoir de Lindsey est de reculer. Mais des deux côtés on le menace s’il
recule. Puis, les circonstances sont combinées de telle façon (je regrette de ne pouvoir
entrer dans le détail) que, s’il fait son devoir, il perd le meilleur de ses amis, il
perd une femme qu’il adore, et enfin il déshonore son propre père. L’ami, l’amoureux et
le fils se liguent en lui contre l’honnête homme. Et, d’autre part, il n’a qu’à laisser
faire et, d’eux-mêmes, les événements le portent à la dictature. La tentation est
terrible… Lindsey a le courage d’y résister.
Du coup, sa popularité croule ; il est couvert d’injures et traîné dans la boue ; il
reste seul, — avec son honneur.
Ce beau sujet est développé avec une ampleur et une éloquence singulières. La forme
est, ici, supérieure à celle même des comédies en vers d’Emile Augier. Je suis persuade
que la Popularité pourrait être reprise aujourd’hui avec un très grand
succès. Peut-être le public y trouverait-il çà et là un peu d’austérité, et jugerait-il
aussi que Lindsey résiste un peu trop aisément à la tentation. Mais les types dont
Lindsey est entouré n’ont pas cessé d’être vivants : c’est Mortins, le révolutionnaire
de tempérament, honnête, mais le jugement et la conscience obscurcis par la griserie de
joie et d’orgueil qui est dans la révolte ; c’est Thomas Goff, le bourgeois et le badaud
radical ; lady Strafford, la belle et un peu théâtrale conspiratrice ; Caverly, le
conservateur égoïste et sceptique ; lord Derby, l’aristocrate libéral par terreur ; et
c’est Godwin, un premier crayon très poussé déjà, — et plus noir, — de Giboyer. Ecoutez
ce fragment d’autobiographie du pamphlétaire et du forban de lettres :
Et voici maintenant des vers qui contiennent la morale politique de la pièce, et qui,
si je ne m’abuse, ne feraient point mauvaise figure dans un premier-Paris du Journal des Débats. Mortins vient de dire à Lindsey :
Et Lindsey répond, comme ferait André Heurteau :
Nous concluons, Chantavoine et moi, que Casimir Delavigne fut un homme de très grand
talent ; qu’il ouvrit les voies à Emile Augier ; qu’entre notre théâtre classique et les
parties supérieures du théâtre des trente-cinq dernières années, c’est lui, presque tout
seul, qui noue la chaîne ; qu’il est donc, dans le développement de notre littérature
dramatique, une utilité de premier ordre, et que cela semble dire peu,
mais que cela dit beaucoup.
Et songer que les comédiens, qui étaient allés au Havre réciter des morceaux de
Casimir, ont omis les Limbes, cette pure petite merveille ! J’en suis
encore indigné.
Louons l’adresse et la décision, la justesse de coup d’œil et la sûreté de main de
M. Emile Blavet, qui a su enfermer tout Monte-Cristo dans un drame de
dimensions amples, mais non point , enserrer dix volumes dans cinq actes,
ramener quarante-cinq tableaux à quinze et faire tenir quatre soirées dans une
seule.
Cet homme subtil doit très bien faire une malle…
Monte-Cristo est un des meilleurs contes qu’on ait jamais contés ;
c’est, par le sujet, un des plus universellement intelligibles, divertissants et
émouvants. Sous l’incroyable luxuriance des épisodes et des complications, l’idée est
toute simple, faite pour plaire, dans tous les temps, à toutes les humanités, blanche,
jaune ou noire, ignorante ou savante, — femmes, enfants, vieillards, valétudinaires.
C’est d’un intérêt aussi général peut-être et accessible à tous que Robinson Crusoé. Cette histoire d’un homme dont la solitude et la souffrance
développent l’intelligence et la valeur morale, puis qui reparaît en punisseur des
méchants et qui, se vengeant, venge aussi la justice…, pendant qu’elle se déroulait sur
la scène, je me disais que nos chers ancêtres indirects, les Ioniens d’il y a trois
mille ans, l’avaient déjà presque entendue, que le père Dumas s’était appelé Homère, et
que, en dépit de la vulgarité, — alerte d’ailleurs et plaisante, — de sa forme, Monte-Cristo ressemblait étrangement, dans le fond, à la divine Odyssée.
Le château d’If, ce fut, pour Ulysse, l’île des Lotophages, et l’île de Circé, et l’île
de Polyphème. Et certes, l’évasion d’Edmond Dantès est d’une surprenante ingéniosité ;
mais la façon dont Ulysse s’évade avec ses compagnons de l’antre du Cyclope n’est pas
non plus d’un sot. Oserai-je remarquer qu’Ulysse a sur Monte-Cristo l’avantage de la
bonhomie ? Il n’est point romantique pour un sou. Et quelle floraison naïve de propos
pittoresques ! « … Il y a là de grands béliers dont la toison touffue est de couleur
sombre. Sans bruit, je les réunis trois à trois avec de l’osier tendre… Celui du milieu
porte un homme ; les deux autres, marchant à ses côtés, doivent sauver mes compagnons…
Je réserve pour moi le bélier le plus fort, je le prends par le dos, je me roule dans la
toison de son ventre, et de mes mains je m’entortille solidement avec sa longue laine…
Aux premières lueurs du jour, le Cyclope pousse au pâturage les mâles de son troupeau ;
les femelles, qu’il n’a pu traire, les mamelles gonflées, bêlent dans leurs parcs. Leur
maître (vous vous rappelez qu’UIysse lui a crevé l’œil ?) effleure de ses mains au
passage le dos de tous les béliers, et l’insensé ne s’aperçoit pas que nous sommes
attachés sous leur poitrine touffue… » Cela ne vaut-il pas bien le sac mélodramatique de
Dantès ?
Une puissance cachée, qui n’est autre que la Providence, veille également sur le roi
d’Ithaque et sur le comte de Monte-Cristo : ici, sous les traits de l’abbé Faria, et,
là, sous les espèces de Pallas-Athènè. Et, comme Minerve donne à Ulysse la sagesse et la
force, l’énigmatique abbé livre à Dantès le trésor du cardinal Spada. Car il ne vous
échappera point que ce trésor peut être considéré comme une manière de symbole, comme le
signe matériel de la force accumulée par Dantès en quatorze ans de patiente méditation.
— Mercédès, comtesse de Morcerf, est une Pénélope qui, lassée d’attendre, se serait
décidée à épouser le violent Eurymaque ou l’orgueilleux Antinoos. — N’estimez-vous point
que le retour d’Ulysse, uniquement armé de son bon droit et de l’amitié d’une déesse, et
pénétrant en haillons dans son propre palais, est peut-être aussi tragique, et d’une
conception moins grossière, que la rentrée à Paris du mystérieux et fastueux comte, armé
d’inépuisables richesses ? Les neuf derniers chants de l’Odyssée sont
d’ailleurs une merveille d’ingénieuse combinaison dramatique, peut-être égale aux
meilleures inventions des Dumas et des Sue, et tout à fait surprenante chez un homme
dénué, comme le fut l’excellent aède ionien, du secours de l’écriture. — Comme Ulysse le
fidèle Eumée, Monte-Cristo récompense l’honnête Morel. Contre leurs ennemis, tous deux
sont implacables. Le roi d’Ithaque n’a pas même pitié des jolies servantes qui, faibles,
raillèrent Pénélope et furent douces aux prétendants. Savourez, je vous prie, ce petit
tableau : « … A ces mots, il assujettit au haut d’une colonne le câble d’un navire, et
l’étend tout autour du donjon, de sorte que les pieds des captives ne puissent toucher
la terre. Telles des grives se prennent au filet dans les buissons de l’enclos qu’elles
envahissent, et goûtent un triste repos : telles ces filles ont le cou serré dans des
lacets qui les font périr ignominieusement. Elles remuent un moment les pieds, pas
longtemps. » Mais, tandis que Dantès ne venge que lui-même, songez qu’Ulysse venge sa
femme, son fils et ses sujets. Et quelle émotion et quelle tendresse, finement graduées
et appropriées, dans ses rencontres successives avec son porcher, avec son fils, avec
son chien, avec sa femme, avec son père ! Est-ce me hasarder beaucoup que de trouver une
humanité plus franche, plus vraie, plus vivante dans le roi d’Ithaque et de l’âpre
Zacynthe que dans le comte de Monte-Cristo et autres îles chimériques ?
Savez-vous à quelle condition j’aimerais pleinement le héros de Dumas ? Je voudrais que
cet étroit justicier se lassât peu à peu de se faire justice. Il exercerait, contre les
plus triomphants de ses ennemis, ses premières représailles : puis, insensiblement, sa
vengeance même lui deviendrait amère, — ou même insipide ; il se sentirait horriblement
fatigué de haïr. Puis, à mesure qu’il connaîtrait la vie secrète des coupables, il
découvrirait qu’ils ont déjà, sans lui, reçu leur châtiment. Il s’apercevrait aussi que,
quoi qu’il fasse, il ne peut les punir sans frapper autour d’eux des créatures
innocentes. Il reculerait avec terreur devant l’impossibilité de prévoir et de limiter
les conséquences obscures et les contre-coups lointains de ses vengeances personnelles.
Il sentirait qu’il est terrible de s’arroger le rôle de Dieu. Puis, il apprendrait la
vie, qu’il ignorait, comme tout le monde, à vingt ans, et que quatorze années de prison
n’ont guère pu lui enseigner. Des faiblesses, des commencements de péché qu’il
surprendrait en lui-même achèveraient de l’incliner à l’indulgence. Il cesserait
d’étaler un insupportable orgueil. Pourtant, comme il est très puissant, il se donnerait
le plaisir, par des machinations savantes, d’amener ses ennemis à deux doigts de leur
perte et jusqu’au bord du châtiment ; mais, quand il les tiendrait dans sa main, dégoûté
et tranquille, il se contenterait de les appeler par leur vrai nom et de leur remémorer
leur infamie, et il leur pardonnerait avec mépris…
En somme, je crois bien que l’Odyssée, le premier en date des romans
du père Dumas, en reste aussi le meilleur. Mais que Monte-Cristo est
amusant !
Solness le Constructeur, la dernière œuvre de M. Ibsen, est comme qui
dirait la monographie dramatico-symbolique de l’écrivain et de l’artiste de génie,
observé à l’époque de sa maturité.
1e Généralement l’homme de génie est un inquiet. Assez souvent il
commence par être le croyant d’une religion positive. Puis son esprit s’émancipe, et il
ne croit plus qu’à l’« Humanité. « Ainsi firent Lamartine, Hugo et tant d’autres. Ou
bien il se repose simplement dans le nihilisme. Mais enfin, et quel que soit le sens de
son évolution, il « évolue. » On peut toujours distinguer dans son développement, ne
fût-ce que les trois « manières » attribuées si ingénieusement à Raphaël par l’excellent
Bouillet : il se cherche, — il se trouve, — il se dépasse…
Et c’est pourquoi, après avoir, dans sa période de foi, édifié des églises, Solness
construit, dans sa période d’humanitarisme, des maisons pour les hommes, et enfin, dans
l’âge de l’orgueil délirant, de hautes tours, du sommet desquelles il pourra, selon
l’aventure, interroger Dieu ou constater que le ciel est vide.
2e L’homme de génie est impropre aux affections de famille. Il y
aura toujours une chose qu’il préférera aune femme ou à des enfants : son art ou son
rêve ; à ce rêve il sacrifiera, invinciblement et ingénument, les cœurs dont il est
aimé. C’est ainsi : la faculté de traduire les choses dans des représentations plus
belles et plus expressives que les choses mêmes, cette faculté, chez celui quien est
éminemment doué, abolit presque la vulgaire puissance d’aimer des personnes :
Ceci est un très vieux lieu commun et qui prête aux effets de rhétorique ; mais, que
voulez-vous ? il y a des vérités déclamatoires.
Et c’est pourquoi Solness a sacrifié à son rêve, c’est-à-dire à lui-même, son foyer, sa
femme et ses enfants. Il habitait une vieille maison, que Mme Solness aimait à cause des souvenirs dont ses murs étaient pleins. Solness n’y
a pas précisément mis le feu ; mais, ayant remarqué à la cheminée une fissure
dangereuse, il a négligé de la boucher, espérant vaguement l’incendie. Et l’incendie, un
soir, a éclaté, et la vieille maison a été détruite, — telles les vieilles croyances de
Solness. Il l’a, dis-je, laissée brûler, pour le plaisir de la rebâtir plus belle. Et, à
la suite de l’émotion éprouvée, le lait de Mme Solness a tourné, et
les deux jumeaux qu’elle nourrissait sont morts. Depuis, la mère ne veut plus être
consolée, et l’on nous dit, sans nous l’expliquer, qu’elle ne peut plus avoir d’enfants.
Solness la voit souffrir, il sait qu’elle souffre par lui, et il n’a pas le courage de
faire ce qu’il faudrait pour lui rendre un peu de joie. — L’homme de génie a tué chez
lui, en quelque façon, l’époux et le père.
3e L’homme de génie, mûr, a la haine, non point de la jeunesse et
de l’amour, mais (vous sentez la nuance) de ceux qui sont jeunes et de ceux qui sont
amoureux. Car d’abord, les jeunes gens, c’est, pour lui, la « concurrence. » Ce sont eux
qui le remplaceront, qui font dire qu’il vieillit, que son œuvre « date » déjà. Il sent
ce qu’il y a de dédain dans leur déférence. L’épine au cœur d’Eschyle s’appelle
Sophocle ; au cœur de Corneille, Racine ; au cœur de Gormas, Rodrigue. — Et l’homme de
génie déteste aussi les amants : il ne leur pardonne pas d’avoir des joies qu’il n’a
jamais su goûter, lui, avec plénitude et simplicité, et dont il est exclu par
l’indomptable inquiétude de son âme et par son incapacité d’aimer autre chose que ce qui
est éternel… Est-ce que vous n’avez pas été exaspéré, quelquefois, par les allures, par
l’air d’insolente et niaise béatitude de deux jeunes mariés rencontrés en chemin de
fer ? Cette exaspération qui tient, chez nous, à une disposition accidentelle tient chez
l’homme de génie à un état d’esprit congénital. Il est l’exilé des joies communes.
Et c’est pourquoi Solness se montre si dur pour son élève Dagmar et pour sa petite
teneuse de livres Kaya. Il refuse d’examiner les dessins de Dagmar, craignant d’y
trouver du talent. Il ne veut pas que Dagmar travaille pour son compte, car il tremble
que ce disciple ne lui enlève sa clientèle. Il laisse mourir le père du jeune homme sans
la consolation de voir son fils établi. A tous les arguments, à toutes les supplications
il répond : « Je ne peux pas. » Il ne veut point que Dagmar épouse Kaya, parce qu’il a
peur qu’ils ne soient heureux. Et il rudoie, il bouscule la jeune fille, si douce, si
soumise, si absolument dévouée, parce qu’il lui envie obscurément la joie qu’elle a de
pouvoir adorer un grand homme et en aimer un petit. Il a la dureté des hommes trop
admirés, de ceux qui ont fait glousser et pâmer beaucoup de femmes, de ceux dont elles
se sont disputé les mouchoirs, les boutons ou les poils de barbe ; qui, traités comme
des dieux, se comportent en dieux et ne trouveraient point étrange de marcher dans la
rue sur une jonchée volontaire de corps féminins.
4e Toutefois, il y a presque toujours une femme par qui l’homme de
Rénie mûrissant se plaît spécialement à être adoré, qu’il n’aime pas précisément, mais
en qui il s’aime, et qui lui est le miroir choisi de son orgueil. Cela a été
magnifiquement exprimé par Lamartine dans une pièce des Harmonies :
le Mont-Blanc. Il vient de peindre l’âpre solitude de la haute
montagne et les tempêtes dont elle est battue, et de montrer, à ses pieds, la vallée
charmante où le lac recueille l’onde des glaciers. Et, s’adressant au mont sublime :
— « Comme toi, le génie s’isole pour resplendir, et les ouragans le flagellent comme
toi :
Et c’est pourquoi Solness, si dur à tout le monde accueille si doucement Hilda Wangel.
Hilda n’était qu’une petite fille quand Solness vint dans sa paroisse et attacha lui
même une couronne à la flèche du clocher construit par ses mains. Il lui apparut comme
un personnage surnaturel ; et Solness, jouant avec l’enfant rêveuse, lui promit de lui
donner, dans dix ans, un royaume. Les dix ans sont passés ; et Hilda, devenue une belle
jeune fille, vient réclamer son royaume avec une fantasque assurance. Solness lui sait
extrêmement gré de l’avoir cru capable de tenir une si promesse. Certes, il
la tiendra. Le royaume de Hilda ce sera le génie de son ami. Elle aura la gloire d’être
le lac unique sur qui le grand mont se penche et qui le reflète. Lac perfide ! Miroir
corrupteur ! Il est arrivé que le caprice d’une petite fille fit faire du chemin, sinon
à l’amour, du moins à l’orgueil de son grand homme. Une névrose de femme et cette autre
névrose, dit-on, qui est le génie, peuvent très bien, même sans que celui-ci soit
parfaitement compris par celle-là, conspirer à une même fin tragique… Et ceci me mène à
mon dernier point :
5e L’homme de génie, souvent, finit mal : par l’orgueil démentiel,
par l’érotomanie, par l’ennui sans bornes, par le suicide… Il se sent un monstre, mal
adapté désormais aux ordinaires conditions de la vie humaine. Ou bien, simplement,
méprisant la critique, il surabonde dans son propre sens, il rêve on ne sait quoi
d’énorme, il enfante des œuvres déséquilibrées et obscures, où il se répète en se
déformant, où ses anciens défauts s’exagèrent jusqu’à la manie. Après le
Cid, Pertharite ; après les Misérables, l’Homme qui rit ; après
Jocelyn, la Chute d’un ange. Et les critiques de l’école du bon sens
le comparent à Icare, qui eut le vertige et se cassa les reins. Le cercle d’adoration
qui l’isole du monde réel achève de lui en faire perdre la notion exacte ; et ce sont
ses fervents eux-mêmes qui le tuent en lui persuadant qu’il a les ailes surhumaines de
Dédale.
Et c’est pourquoi, voulant entièrement répondre à l’idée que la petite Hilda Wangel
s’est formée de lui, Solness, bien qu’alourdi par l’âge, promet de grimper jusqu’au
sommet de la tour qu’il vient de construire, et d’y attacher lui-même la couronne Il
monte au milieu de l’acclamation des foules, a le vertige, chancelle, tombe et
s’écrabouille.
(Comparez à Solness le livre original, chargé de pensée, fumeux
parfois, et d’une beauté sombre, de M. Léon Daudet : l’Astre
noir. )
Voilà ce que j’ai compris, pour ma part, au dernier drame de M. Ibsen… Ce drame
pourrait bien être, à lui aussi, sa dernière tour. — J’ignore quelle a été l’explication
du conférencier, M. Camille Mauclair, n’ayant entendu que les dernières phrases de son
oraison. Je sais seulement que M. Mauclair est un esprit ardent et combatif, et j’ai
connu, par son livre récent : Eleusis, causeries sur la
cité intérieure, qu’il avait une assez grande abondance d’idées, encore qu’un peu
confuses… — Je suis de plus en plus convaincu que ces jeunes gens, avec leur idéalisme
vague et leur fureur d’individualisme, ressuscitent tout bonnement la littérature
philosophique et romanesque d’il y a cinquante ans. (Relisez, s’il vous plaît, Spiridion, les Sept Cordes de la lyre, et l’insupportable mais très
significative Lélia. Je cite toujours George Sand, parce qu’elle eut
un merveilleux don de réceptivité, et que son œuvre est le vaste réservoir de toutes les
idées de son temps. ) Mais il est juste d’ajouter que nos jeunes écrivains apportent à
cette exhumation, peut-être inconsciente, une intransigeance de zèle qui rajeunit leurs
découvertes.
Pour en revenir à M. Ibsen, dont on ne saurait assez répéter que tout l’essentiel de sa
philosophie est dans George Sand, je pense qu’il lui advient ce qui est arrivé déjà à
d’aussi grands que lui ; que ses ouvrages sont de valeur inégale et que, si les Revenants, Maison de poupée et Rosmersholm sont peut-être
des chefs-d’œuvre, la Dame de la mer, Solness le constructeur sont
peut-être des pièces médiocres et, en tout cas, ne sont presque plus des œuvres
dramatiques. Puis, dans Solness, on ne voit vraiment pas assez à quoi
sert le symbole, et l’on voit trop par où il est gênant. Pourquoi Solness n’est-il pas ce qu’il représente : un écrivain, un savant, un
peintre, un sculpteur, un artiste de génie ? Que nous veut cet entrepreneur de
maçonnerie ? Je ne dis pas qu’on ne puisse mettre du génie dans la construction d’une
église de village, ou même d’une villa, ou d’une maison de rapport ; mais enfin ce ne
sont point là des ouvrages où le génie se fasse aisément reconnaître et ait beaucoup
d’occasions d’éclater J’entends bien que les bâtisses de Solness symbolisent les œuvres
de l’esprit ; mais à quoi bon les symboliser ? Cet outillage de petit architecte, ces
planches à dessin, ces équerres et ces lavis qui encombrent la scène rendent presque
grotesques les prétentions intellectuelles du héros. Et quand nous voyons ce
maître-maçon arborer le bouquet sur la bâtisse neuve, nous avons peine à nous
ressouvenir que c’est proprement Phaéton usurpant le char du Soleil.
Malgré tout, il est impossible, n’est-ce pas ? qu’un drame signé Ibsen soit sans
intérêt. Mme Solness et la petite Kaya sont d’exquises figures de
résignation, et la première scène entre Solness et Hilda est d’une poésie
ravissante.
Il n’est guère possible que vous soyez aussi ignorants que moi. Je vous livrerai
cependant, à tout hasard, quelques petites notes touchant Biœrnstierne Biœrnson. Je les
dois à l’obligeance de M. Bernardini-Sjœstadt, qui publie dans la Revue
hebdomadaire une série d’études consciencieuses et intéressantes sur la
littérature scandinave.
M. Biœrnstierne Biœrnson (ces deux noms signifient Front d’ours, fils
d’ours) se pique, en effet, d’être un ours. Il est beaucoup plus purement
Norvégien que son rival Ibsen. Séparatiste et puritain, il a dirigé avec beaucoup de
piété le théâtre de Bergen. Ibsen aussi fut directeur de théâtre. Evidemment, nous
n’avons pas à Paris d’impresarii de ce poil.
M. Biœrnson a quelque soupçon de son mérite, On lui prête ce propos : « Je suis roi
dans le royaume de l’esprit », et cet autre : « Il y a deux hommes en Europe qui ont du
génie : moi et Ibsen, en admettant qu’Ibsen en ait. » Il écrivit des drames et des
poèmes romantiques, et fut le Victor Hugo de la Norvège. Il écrivit des nouvelles
rustiques et édifiantes et fut le George Sand des fiords. Puis, un beau jour, le
critique danois Brandès, dont une des spécialités est d’initier le pôle aux nouveautés
françaises et qui paraît jouer, en Scandinavie, un rôle analogue à celui de la modiste
dans nos villes de province, révéla à M. Biœrnson la philosophie de Taine. Du coup,
M. Biœrnson devint positiviste, mais en gardant un tour d’esprit et des sentiments
puritains.
Car c’est ainsi qu’ils font tous, les écrivains de là-bas. Romantiques, naturalistes,
positivistes, révolutionnaires, il est également vrai que leurs œuvres nous donnent
l’impression du « déjà vu » et que pourtant l’accent nous en est entièrement nouveau.
C’est qu’ils sont toujours et quand même « religieux », et que nous ne le sommes plus
guère que par curiosité ou artifice.
Nous avons vu, l’an dernier, au Théâtre-Libre, Une Faillite. Là, le
puritanisme de l’auteur ne va qu’à demander plus de probité et de franchise dans les
affaires commerciales et les opérations financières. L’accent luthérien n’est sensible
que dans le rôle de la fille du banqueroutier. Mais Le Gant reprend
avec une intransigeance farouche et naïve une thèse chère à M. Dumas : que la chasteté
est aussi strictement obligatoire pour l’homme que pour la femme. Biœrnson ajoute : « La
femme a non seulement le droit, mais le devoir d’exiger de son époux
un passé aussi immaculé que celui qu’elle lui apporte. » Parce que le pauvre Alph eut
jadis une liaison (il y a longtemps de cela, et le bon jeune homme, à cette époque, ne
connaissait même pas sa future fiancée), la pure Svava lui jette son gant en pleine
figure. Puis, ayant su que son propre père eut autrefois une maîtresse, la vertueuse
fille lui reproche avec énergie son immoralité… Ainsi, l’attache trop forte à un devoir
peut nous en faire oublier d’autres. Le mot profond sur la « pudeur impudique » semble
fait pour cette Svava. Et une remarque de La Bruyère nous revient aussi : « Les dévots
ne connaissent de crime que l’incontinence. » Il paraît que le Gant
fit rompre en Norvège plus de cinq cents fiançailles.
M. Biœrnson, converti à Taine, suivit, voilà dix ou douze, ans, les cours de Charcot à
la Salpêtrière. D’où le drame : Au-dessus des forces humaines, qui
passe pour son chef-d’œuvre.
C’est une pièce infiniment curieuse, et dont tout le dernier acte m’a semblé
admirable.
Elle offre cette particularité d’être ironique dans sa « moralité » » et profondément
émouvante dans son développement. La pensée est impie et le drame est pieux. C’est un
thème positiviste traité par un esprit ardemment mystique. La négation du surnaturel est
dans la conclusion ; mais l’angoisse du surnaturel est répandue dans tout le reste. Le
sujet de la pièce est d’une nouveauté ingénue, et qui nous débarbouille des banalités de
nos guignols. Il ne s’agit point ici de la sempiternelle histoire de l’adultère ou de
l’argent, ni même d’un cas de conscience ou de la recherche humaine d’une règle de vie.
Ce n’est, à aucun degré, œuvre parisienne et digestive, à voir après un fort dîner. Il
faut écouter cela d’un esprit sérieux, consentir à un peu d’effort. Mais enfin je ne
vois pas pourquoi les drames de la conscience religieuse ne seraient pas aussi tragiques
et aussi féconds en émotions que, par exemple, les drames de la vie conjugale, pourquoi
l’anxiété de perdre Dieu serait un sentiment moins digne d’attention que l’ennui de
perdre une maîtresse, ni pourquoi enfin le pathétique serait moindre lorsqu’il y va d’un
intérêt éternel que lorsqu’il y va de l’intérêt d’un jour. Désir, inquiétude, terreur,
pitié, espérance et désespoir, joie et souffrance, tout cela ne se rencontre pas moins,
j’imagine, dans la lutte intérieure avec Dieu que dans quelque bourgeoise intrigue
d’ambition ou d’amour. Et tout ce qu’on peut répondre sans doute, c’est que les théâtres
de Paris nous ont peu familiarisés avec les drames du premier genre.
« On demande un miracle, un vrai miracle », tel pourrait être le sous-titre de la pièce
de Biœrnson.
On a dit que ce cri de Musset était puéril ; que la foi qui reposerait sur des preuves
tangibles, incontestables, ne serait plus la foi. Oui, ce cri n’est pas très
philosophique ; mais qu’il est humain !
Nous sommes loin, là-bas, dans un village reculé de Norvège. Le pasteur Sang guérit les
malades. Il les guérit de loin, en les avertissant qu’à telle heure il va prier et en
leur disant de prier avec lui. Nous connaissons cela : c’est la « suggestion à
distance. » La phtisie et le cancer y ont, jusqu’ici, résisté. Et ainsi le saint homme
croit faire des miracles, quand il ne fait que du charcotisme sans le savoir.
Lui qui guérit les étrangers, il ne peut cependant guérir sa femme Clara, qu’une
paralysie nerveuse tient au lit et qui n’a pas dormi depuis des mois. C’est que Clara,
tout en adorant son saint époux, n’a pas la foi. Et ses enfants aussi, Elie et Rachel,
l’ont perdue. Ils s’en confessent avec douleur à leur père. Mais Sang ne désespère
point. Il se rend à l’église, sonne la cloche, et se met en prières.
Tout à coup, un bruit effroyable retentit. La montagne qui dominait l’église s’est
éboulée ; mais, sur le point d’écraser l’humble temple, l’énorme avalanche se détourne
brusquement… Miracle ? On ne saura jamais. En même temps, Clara s’endort… Miracle ? Mais
Charcot et Richet vous diront que la commotion éprouvée par la malade peut expliquer ce
sommeil subit…
Et Sang continue à prier, seul dans l’église. Des pasteurs de la province se
rassemblent dans sa maison, discutant les « miracles » accomplis, attendant une
merveille plus décisive. Ils parlent en hommes de sens, en fonctionnaires, en croyants
teintés d’un honnête rationalisme… Alors un homme se présente, pâle, effaré, lamentable.
C’est le pasteur Bratt. Celui-là est une âme en peine. Il raconte ses souffrances, ses
tortures morales… Le monde, tel qu’il est, prouve si peu l’existence de Dieu ! Les
hommes sont si loin de lui ! Ah ! si Dieu voulait se révéler ! Et pourquoi ne ferait-il
pas, dans ce canton perdu du pays des neiges, ce qu’il a daigné faire autrefois dans un
coin du lumineux Orient ?… Ses discours expriment une détresse infinie ; son ardeur
anxieuse se communique peu à peu aux froids clergymen ; et tous, remués jusqu’aux
entrailles, s’agenouillent et prient… Dieu va-t-il se manifester ? L’attente est
étrangement tragique…
Or, voici que des alleluias se font entendre au dehors. Sang, qui a
senti que le miracle s’accomplissait, entre, extasié encore, et
suivi d’une procession de fidèles. Dans le même moment, Clara, la paralytique, ouvre la
porte de sa chambre et marche vers son mari, eu disant : « Ainsi, dans ta splendeur, tu
viens vers moi, mon bien-aimé. » Mais, aussitôt, elle glisse, et tombe, morte. Et Sang
se baisse sur elle ; il murmure : « Mais… ce n’est pas cela, … ce n’est pas cela, … ou
bien, … ou bien… ». Et il tombe sur le corps de Clara, en poussant un grand cri.
« Qu’a-t-il voulu dire ? » demande un des pasteurs. « Je n’en sais rien, dit un autre.
Mais il est mort. »
Miracle ? Hélas ! non : car Charcot, et Richet, et Bernheim vous expliqueraient ces
choses, et comment la malade a pu marcher un instant, et comment l’effort qu’il vient de
faire devait tuer le guérisseur. D’ailleurs ne fût-il pas tiré au clair par ces savants
hommes, ce miracle deux fois meurtrier resterait douteux ; et le pauvre pasteur Bratt
n’a pas fini de promener par les fiords son âme désolée. Et enfin, quand le miracle
serait sûr, Bratt recouvrerait-il la paix ? Exiger un miracle pour croire, c’est, comme
j’ai dit, ne plus croire ; et, d’autre part, un miracle, même dûment constaté, ne
déterminera à croire que ceux qui croyaient déjà. Car nous ne saurons jamais si nous
sommes en présence du « surnaturel
d, ou,
s
implement, de l’inconnu… Oh ! l’affreuse ironie de ce mélancolique
dénouement !
En somme, la pièce de Biœrnson est traversée des plus beaux cris que puisse faire
entendre le besoin de la certitude exaspéré jusqu’à la douleur. Il faut donc remercier
M. le comte Prozor et M. Lugné-Poë, et M. Hermann Bang, qui présida aux répétitions, de
nous avoir révélé cette œuvre candide et forte, pieusement impie, d’ironie et
d’enthousiasme à la fois.
La pièce traduite de l’allemand que le Théâtre-Libre nous a donnée l’autre jour est
d’une constitution particulière. Pas d’intrigue : ce n’est que l’histoire, en cinq
tableaux, d’une émeute ouvrière, d’une révolte de tisserands silésiens en 1848. Pas de
caractère développé : il y a une quarantaine de personnages, — sans compter ceux qui ne
parlent pas ; mais la plupart ne font qu’apparaître, jeter leur plainte ou leur menace,
et disparaître ; et de nouvelles têtes surgissent de l’ombre à chaque tableau. On
pourrait presque dire que l’unique personnage, c’est la foule des artisans miséreux :
personnage à mille têtes, anonyme et grouillant, aux voix confuses. C’est peut-être le
principal mérite de M. Gerhart Hauptmann de nous avoir donné, en plusieurs endroits, une
impression de multitude. Et il est vrai de diré aussi que M. Antoine a su, par la
perfection vivante d’une mise en scène à la fois très complexe et très sûre, aider
merveilleusement à cette impression.
Autre mérite de l’écrivain allemand : ces cinq tableaux de misère, de famine, de
désespoir et de révolte, il a eu l’art de les soutenir par la minutie des détails, et
surtout d’en graduer l’horreur : les noires peintures qu’il nous déroule avec une âpreté
patiente échappent en partie à la monotonie inévitable par la vertu du crescendo.
Enfin, son impartialité de peintre me paraît certaine. Quels que soient ses sentiments
secrets, il laisse parler les hommes et les choses. Ses misérables ne font point de
théories ; ils poussent des cris, ils disent seulement : « C’est trop ; il faut que ça
change. » M. Hauptmann n’oppose pas, systématiquement, à la vertu des pauvres la dureté
des riches. Le patron qu’il nous montre n’est ni bon ni méchant : il est ce que
seraient, selon toute probabilité, la plupart des ouvriers, s’ils devenaient subitement
patrons. Et, de même, lorsque l’auteur nous montre le soulèvement des pauvres, il ne
pallie en aucune façon la férocité, la stupidité, la bestialité de leurs fureurs
déchaînées. Il ne veut que nous faire pitié et peur, nous communiquer le sentiment de ce
qu’il y a d’incurable et de désespéré dans le mal social.
Je feuillette La Bruyère (c’est une de mes petites bibles) : « Il y a des misères sur
la terre qui saisissent le cœur : il manque à quelques-uns jusqu’aux aliments, ils
redoutent l’hiver, ils appréhendent de vivre. L’on mange ailleurs des fruits précoces ;
l’on force la terre et les saisons pour fournir à sa délicatesse ; de simples bourgeois,
seulement à cause qu’ils étaient riches, ont eu l’audace d’avaler en un seul morceau la
nourriture de cent familles, tienne qui voudra contre de si grandes extrémités, je ne
veux être, si je le puis, ni malheureux, ni heureux ; je me jette et me réfugie dans la
médiocrité. » (Chapitre Des Mens de fortune. ) — Ou bien : « Il faut
des saisies de terre et des enlèvements de meubles, des prisons et des supplices, je
l’avoue » (et Dieu sait si l’on pourrait allonger l’énumération !), « mais justice, lois
et besoins à part, ce m’est une chose toujours nouvelle de contempler avec quelle
férocité les hommes traitent d’autres hommes. » Et encore : « Il y a une espèce de honte
d’être heureux à la vue de certaines misères. » (Chapitre De
l’homme. ) Et je vous fais grâce du passage sur « les animaux farouches, mâles et
femelles, répandus dans la campagne. » — Eh bien, ces phrases d’un Bourgeois de France
d’il y a deux cents ans, ces phrases écrites par le précepteur du petit-fils du grand
Condé, expriment, en somme, assez exactement la disposition d’esprit où nous conduit et
où nous laisse le drame de l’auteur allemand. Si ce drame a pu être qualifié de
« socialiste » (il ne s’agit pas ici de théories, mais d’aspirations vagues et violentes
et peut-être, hélas ! irréalisables et contradictoires), c’est que l’observation naïve
de certaines souffrances est en effet la meilleure instigatrice de sentiments qui,
poussés par la réflexion et la logique, deviennent révolutionnaires le plus aisément du
monde. Dieu me garde d’imiter tels petits lettrés jouisseurs qui se sont fait, ou du
socialisme ou de l’anarchie, une carrière ! Il est déloyal et honteux d’afficher des
idées qui, si l’on en était réellement pénétré, vous imposeraient des sacrifices, des
renoncements et des vertus dont on est fort incapable. Mais la pitié est bonne, même
indignée, pourvu qu’elle soit humble, pourvu que nous tournions un peu de cette
indignation contre nous-même. Car alors les œuvres suivront peut-être, ou du moins un
petit commencement d’œuvres et d’efforts.
Il ne saurait donc être mauvais de nous rappeler que la grande majorité des hommes
souffre abominablement et injustement. Chacun ne peut parler que de ce qu’il a vu ; mais
ce qu’on devine derrière ce que l’on voit !… Il y a à Paris des milliers et des milliers
de femmes qui, leur ménage fait et leurs baillons lavés et raccommodés, cousent des sacs
ou des « confections » dix heures par jour pour gagner huit ou dix sous ; et quelle
nourriture ! et quels logis et quelle vie ! Et ce ne sont pas les plus malheureuses !
N’est-il pas odieux et n’est-il pas presque incroyable, notre planète étant donnée, avec
toutes ses ressources naturelles, que les hommes qui grouillent épars à sa surface ne
puissent, au bout de dix mille ans (je ne garantis pas le chiffre), vivre tous d’elle,
et qu’il y ait de si formidables inégalités de partage entre ses nourrissons ? Et que
faire ? Vous me trouveriez sans doute d’une étrange ingénuité, si j’accusais d’une
grande part de ces maux la civilisation industrielle, qui ne profite, tout compte fait,
qu’à une toute petite minorité ; dont les nécessités imposent à tant d’hommes une vie
proprement inhumaine (songez à l’existence des mineurs) ; qui a créé
enfin les grandes villes modernes, et ces monstrueuses agglomérations où l’on peut dire
que les hommes ne se connaissent pas entre eux, où la misère est
anonyme et cachée, où les classes sociales extrêmes sont plus réellement séparées les
unes des autres que les classes politiques de l’ancien régime ?… Enfin, je ne sais pas,
moi ; et peut-être que les économistes n’en savent pas davantage…
Et tout ça ne veut pas dire que je conseille de jouer les Tisserands
à l’Ambigu ou au Château-d’Eau. Devant de « sales riches », l’autre soir, cela n’avait
pas d’inconvénients. Je ne crois pas que cela leur ait fait beaucoup de bien : cela ne
pouvait toujours pas leur faire de mal.
Mais racontons le drame.
Quand je dis raconter… cela ne se raconte guère, puisque ce n’est qu’une juxtaposition
de détails multiples, d’où se doit dégager une impression totale. Au premier tableau,
nous voyons des ouvriers tisserands, des femmes, des enfants, assis sur des bancs,
chacun son rouleau d’étoffe entre les jambes, qui viennent toucher leur salaire à la
caisse de la fabrique de M. Dreissiger. On rogne le plus qu’on peut sur leur maigre
paye : on rend à quelques-uns leur ouvrage pour « malfaçon. » Les commis ont une dureté
indifférente de ronds de cuir, et il y a une espèce de contre-maître rageur, qui fait du
zèle, et qui semble se venger sur les ouvriers de n’être pas patron. Des réclamations
éclatent, et des discussions violentes. Un ouvrier surtout s’emporte. On lui a jeté par
terre les quelques pièces de sa paye, qu’il trouvait insuffisante : il exige que le
caissier les ramasse et les lui mette dans la main. On le chasse, mais non avant qu’il
ait dit ce qu’il avait sur le cœur. Et ceux qui attendent leur tour causent entre eux de
leurs peines et de leur misère ; et une petite fille se trouve mal, étant venue de très
loin sans manger.
Mais Dreissiger, le patron, survient en personne. Je vous rappelle que la chose se
passe il y aune cinquantaine d’années, au moment où les machines commencent à remplacer
les métiers à la main. Dreissiger, avec une bonhomie affectée, expose aux mécontents ses
embarras, et que la concurrence le ruine, et que les temps sont durs, et qu’il faut
pourtant bien qu’il vive, lui aussi ; il fait appel à leur bon sens, à leur bonne foi.
Puis, comme cela ne les empêche pas de maintenir, — oh ! timidement et humblement,
— leurs réclamations, alors le patron se fâche, arpente la salle à grands pas, devient
brutal et menaçant. Dans sa colère, il crie des choses qui seraient peut-être avouées
des économistes ou des hommes, même honnêtes, habitués aux affaires. Ah ! les lois
atroces de la « concurrence », et tout cet impitoyable et fatal mécanisme de ce qu’on a
appelé les « crises pléthoriques », quand l’excès de production, n’étant plus en
proportion de l’échange, amène en bas le chômage et la faim, en haut les spéculations
scélérates et les banqueroutes !… Enfin, il paraît qu’il n’y a rien à faire à cela, et
qu’au surplus il est un peu tard pour revenir à la civilisation d’Abraham ou
d’Eumée…
Ici, un trait charmant et triste. Tandis que le patron se démène, une pauvresse
remarque qu’il a sali sa redingote, et, humble par habitude : « Pardon, M. Dreissiger,
vous avez de la poussière… » Et, doucement, elle la secoue du bout de ses doigts
respectueux.
Le second tableau nous montre le taudis d’une famille de tisserands. Nous faisons
superficiellement (car les personnages passent comme des flots sur cette mer de
détresse, et Hugo compare les flots à des bouches, et les bouches, ici, sont pleines de
faim) ; nous faisons, dis-je, la connaissance du père Baumert, un vieux pauvre tordu
comme un cep, et de sa vieille femme impotente ; et nous entrevoyons, derrière les fils
tendus du métier à tisser, ses pâles filles, Emma et Bertha, pareilles à des araignées
faméliques… et je ne compte pas la marmaille. Une voisine vient pour emprunter une
poignée de farine ; mais les Baumert n’en ont pas. Ils avaient un chien, qu’ils ont tué
pour le manger, et qui cuit sur le petit poêle de fonte aux tuyaux disjoints, d’où se
répand dans le taudis une âcre fumée…
Mais voici un grand gars qui entre. C’est un fils ou un neveu ; il s’appelle Jœger, et
revient du service ; il explique qu’il n’était pas trop malheureux parce qu’il ne
connaissait qu’une chose : obéir, et qu’il avait d’ailleurs la chance d’être brosseur de
son capitaine. Et comme il a dix thalers dans sa poche, il paye à boire : une des mômes
rapporte une bouteille d’eau-de-vie ; chacun à son tour y boit à même, et Jœger s’en va,
poliment, appliquer le goulot aux lèvres de l’aïeule paralytique…
Les langues vont maintenant plus vite. Tout le monde convient qu’une pareille misère ne
peut durer. Par une évolution un peu rapide et, je crois, insuffisamment préparée,
Jœger, qui tout à l’heure semblait se vanter d’avoir su obéir quand il était au
régiment, nous révèle un insurgé que nous n’attendions pas ; soit que l’affreuse misère
des siens, qu’il avait peut-être oubliée, lui retourne subitement le cœur ; soit qu’il
voie dans la révolte une heureuse occasion d’essayer son prestige et d’employer ses
talents de beau parleur. On s’attable ; on mange la ratatouille de chien, et l’on
continue à boire. Jœger lit aux vieux la « Chanson du Linceul », — une rude chanson et
tapée, déclare le bonhomme ; une sombre et sinistre chanson que M. Gerhart Hauptmann a
empruntée à Henri Heine, et dont les trois refrains sonnent comme un triple glas :
Puis, pour les patrons et les contre maîtres :
Et, enfin, pour la « vieille Allemagne » :
La chanson lue et , ou la chante… Mais le vieux Baumert, les mains sur son
ventre, sort un instant. C’est que le ragoût de chien n’a pas pu passer. « Ah ! dit le
bonhomme en rentrant, c’est pas de chance tout de même. Pour une fois qu’on a quelque
chose de bou à manger, faut le rendre ! »
Troisième tableau : le cabaret. Eh oui ! le cabaret. Il est évident qu’ils feraient
mieux de donner toute leur paye à leur femme, et c’est très bien de conseiller aux
ouvriers les joies saines et pures de la famille et du foyer ; mais il faudrait que le
foyer fût moins sordide, moins étroit, moins étouffant, moins puant de vermine. Le
cabaret, c’est l’oubli et c’est le rêve… Et je ne nie pas que ce ne soit aussi
l’abrutissement, l’ivrognerie et souvent, dans la vapeur des alcools empoisonnés, la
fermentation contagieuse des idées fausses et violentes, des révoltes meurtrières — et
inutiles… Mais, n’est-ce pas ? tout le monde ne peut pas aller au café Riche.
Une partie de ce troisième tableau m’est restée assez confuse. Des ouvriers se
disputent avec un paysan, je ne sais plus trop pourquoi. Je n’ai pas trop bien compris
non plus le rôle de certain commis-voyageur, ou du moins j’ai oublié ce que j’y avais
compris. Je me rappelle seulement un épisode assez saisissant. Au fond du cabaret, un
ouvrier juif se lève avec des yeux de fou ou d’illuminé, et jette une citation de la
Bible, une phrase où Jéhovah maudit les riches. Les ouvriers le font taire, et ils ont
tort, car, s’il ne paraît pas précisément que la richesse des financiers
d’Israël soit faite pour hâter l’avènement de la justice sociale, il n’en est pas moins
vrai que le sentiment et le besoin de cette justice furent jadis profondément ancrés au
cœur de la race juive et que ce fut même sa « spécialité » dans l’histoire. Mais le
socialisme d’à présent est malheureusement fort impie, pour des raisons historiques que
je n’ai pas besoin de vous remémorer ; et qui lui parle de Dieu lui fait toujours
l’effet d’un calotin…
Et l’on chante la Chanson du Linceul. Des gendarmes viennent, qui l’interdisent. On
bouscule un peu les gendarmes et l’on reprend la chanson en chœur.
Le quatrième tableau nous transporte dans le salon de Dreissiger. La chanson terrible
gronde autour de la maison… Jœger, le chef des émeutiers, est arrêté et amené devant son
patron. Il raille et menace. Le pasteur Kitelhaus, qui se trouve là, essaye de lui dire
quelques bonnes paroles. Ce n’est pas un mauvais homme que ce pasteur ; il n’est que
banal, épais et d’âme endormie. C’est comme qui dirait un abbé Bournisien protestant.
« Ah ! dit-il à Jœger, malheureux enfant, tu ne te souviens donc pas des leçons que je
t’ai données pour ta première communion ? — Que si ! répond Jœger, ça m’a coûté assez
d’argent. — L’argent, l’argent… Quelle sottise ! » répond le pasteur empêtré. Et il
dévide quelques phrases d’exhortation religieuse… Un peu après, Jœger, emmené par le
commissaire, est délivré par ses camarades ; et bientôt, pendant que Dreissiger emporte
à la hâte son argent et ses papiers, la foule des insurgés envahit la maison. Hurlants,
armés de bâtons et de haches, saouls d’alcool et de haine (M. Hauptmann ne les flatte
point), ils sont épouvantables à voir. Le vieux Baumert, en haillons, monte sur une
table et gueule en se tapant sur le ventre : « Je n’ai pas l’air d’un prince… Eh bien !
dans mon ventre, il y a de la nourriture de prince ! » Et le pillage commence..
Le dernier tableau me paraît d’une grande beauté Le vieux tisserand Hilse semble un
échappé des romans de Tolstoï. Oh ! l’héroïque résignation et la sublime simplicité de
ce bonhomme ! Il croit à Dieu, à l’Evangile, à la justice future ; il croit, il espère,
et ne sort pas de là. Et il tient peut-être la solution du problème ; car il suffirait,
n’est-ce pas ? que tous, les patrons comme les ouvriers, et les ouvriers comme les
patrons, eussent seulement une parcelle de la foi du vieux Hilse, pour que la vie devînt
tolérable à tous ; et, d’autre, part, si la foi est une illusion, il est évident que,
morts, nous n’en saurons rien et que nous n’aurons donc jamais à nous repentir d’avoir
été dupes… Mais cette solution, c’est sans doute la dernière à laquelle l’humanité
viendra, si jamais elle y vient. (Et notez qu’il faudrait qu’elle y vînt tout entière ; sans cela, rien de fait. ) En attendant, Hilse est vénérable. Il
envoie ses petits enfants rendre une cuillère d’argent que leur ont donnée les
émeutiers. Il croit, il espère, il prie, pendant que sa fille Louise, mauvaise
chrétienne, vomit sur les riches et sur Dieu (car Dieu et les riches semblent complices
aux misérables) d’affreuses imprécations… Et la Chanson du Linceul gronde aux
alentours ; et l’émeute parcourt les rues du village ; et la troupe arrive, et tire sur
les insurgés ; et, comme le vieux Hilse s’est remis à son métier près de la fenêtre, il
est frappé au front par une balle perdue, et meurt sans pousser un cri… Sa vieille
femme, assise dans un coin, ne sait pas ce qui se passe, car elle est aveugle et sourde.
Et telle est la justice ici-bas.
Il y a dans ce drame bien des choses qui rappellent Germinal,
savez-vous ? Ce « savez-vous ? » n’est point pour vous suggérer une idée de
« contrefaçon. » Je ne veux voir là que des rencontres sans doute inévitables. Mais, je
ne sais comment, l’ensemble de la pièce m’a paru rendre un son moins allemand que
français ; et cela n’a rien qui puisse nous déplaire.
Encore trois petits drames de rêve, ou plutôt de réalité ramenée à une sorte d’imagerie
de rêve, et traduite par une sorte de balbutiement précieux et terrifié. Alladine et Palomides rappelle beaucoup Pelléas et Mélisande ;
Intérieur ne ressemble pas mal à l’Intruse et aux Aveugles, et la Mort de Tentagiles diffère peu,
dans le fond, de la Princesse Malène ou des Sept
Princesses.
Mais je serais assez tenté de mettre les trois nouveaux poèmes de M. Maeterlinck
au-dessus de ceux qu’il nous avait déjà donnés. Lui-même paraît savoir mieux ce qu’il a
fait ou voulu faire. Il appelle cela « trois petits drames pour marionnettes. » Puisse
ce judicieux avertissement nous épargner d’indiscrètes et forcément grossières
tentatives de représentation par de misérables comédiens en chair et en os ! M. Maurice
Maeterlinck s’est d’ailleurs débarrassé, dans ces trois songeries exquises et
douloureuses, de quelques-unes de ses manies, et, par exemple, de celle qui consistait à
faire répéter à ses personnages, comme à de tout petits enfants ou à des hydrocéphales,
dix ou vingt fois le même mot, sous forme de question, de réponse, ou de constatation
effarée… Il s’est retranché aussi, engrande partie, ce luxe inutile de symboles, tantôt
trop faciles et tantôt trop peu clairs, dont s’empêtraient ses premières inventions.
Ce qui reste, c’est quelque chose de très heureusement étrange et de très caressant, et
aussi de très poignant. Les impulsions secrètes, inconnues de nous-même, qui précèdent
et préparent les passions mortelles ; ce qu’il y a d’involontaire dans nos paroles, dans
nos gestes, dans nos regards ; les communications muettes de la pensée, d’une créature à
une autre ; les signes extérieurs qui parfois nous présagent, à notre insu, notre
destinée ; de mystérieux rapports soudainement dévoilés entre le monde des corps et le
monde moral ; la stupeur dont nous frappe quelquefois ce simple fait, que nous vivons, et comme cela est et incompréhensible ;
corollairement, la peur de la mort et aussi les pressentiments, les divinations, la peur
sans cause présente, la peur imprécise de quelque chose d’indéterminé ; certains
phénomènes de télépathie ; toute la partie de nous-même que nous ignorons et que nous ne
gouvernons point ; ce qui se passe dans les limbes de l’âme et qui est comme en deçà, de
la pleine existence psychologique ; ce qui affleure à peine à la surface de notre
« moi » ; nos ténèbres intérieures, et, pour le dire d’un mot, la vie inconsciente de
l’esprit (cherchez-en la définition dans Schopenhauer), voilà principalement ce que
M. Maurice Mælerlinck exprime en images abrégées et frissonnantes, par le moyen de
petits personnages simplifiés, lointains, « délocalisés », habitants de palais et de
forêts vagues, et qu’il nomme avec raison des « marionnettes », car, contrairement à
l’impérieuse et spécieuse théorie de M. Brunetière, ils ne font exactement que
« subir », supporter, trembler, et ils sont, ensemble ou tour à tour, invinciblement mus
par des désirs obscurs dont l’origine et la formation leur échappent, et totalement
accablés par les impressions qui leur viennent des choses environnantes. Oui,
M. Maeterlinck est le poète effrayé et subtil de l’inconscient, de ce qu’il y a de
non-moi dans le moi, dirait un métaphysicien, de ce qui est antérieur psychologiquement
et physiologiquement (pardon pour ces « deux adverbes joints ») aux sentiments et aux
actes où le drame et le roman trouvent leur matière accoutumée.
Des poèmes dont l’objet est si mystérieux se prêtent mal à l’analyse. Je vous dirai en
quelques mots l’histoire d’Alladine et de Palomides. Ce sont deux jolis et tendres
enfants, en proie, — qui dira pourquoi ? eux-mêmes n’en savent rien, — à l’amour qui ne
pardonne pas, un amour qui les grise, puis les brise, ainsi que de fragiles
marionnettes, comme s’ils étaient trop petits vraiment pour le contenir. Aliadme,
« petite esclave grecque venue du fond de l’Arcadie », était fiancée au vieux roi
Ablamore, et le jeune chevalier Palomides devait épouser la bonne Astolaine, fille du
roi. Mais, dès que Palomides et Alladine se sont rencontrés, ils s’aiment
silencieusement et désespérément. Alors le vieux roi les fait porter tous deux, les
mains liées et les yeux bandés, dans des grottes souterraines qui communiquent avec la
mer. Ils parviennent à défaire leur bandeau et leurs liens ; et ils s’embrassent
délicieusement ; et, cependant, la blême et glauque lumière que roulent les vagues
illumine la grotte, la fait ressembler à un palais magique ; et tandis
qu’ils jouissent de cette féerie et de leur amour, ils ont la peur atroce que cela ne
dure point. Et, en effet, la bonne Astolaine et les sœurs de Palomides viennent délivrer
les captifs en arrachant les pierres de la voûte, et la féerie s’évanouit sous la
lumière crue du soleil ; et le rêve se dissout au heurt brusqué de la réalité. En vain,
pour éviter ce malheur, les deux amants se sont laissés glisser dans l’eau. On les en
retire, on les soigne dans deux chambres séparées, car le médecin a dit qu’ils
mourraient s’ils se revoyaient, ou seulement s’ils s’entendaient parler. Mais ils se
parlent à travers les portes fermées. Ils se redisent leur amour, si tristement ! « Tu
songes à quelque chose, dit la voix de Palomides. — Ce n’étaient pas des pierreries,
là-bas, dans la grotte, dit la voix d’Alladine. — Et les fleurs n’étaient pas réelles.
— C’est la lumière qui n’a pas eu pitié… Je ne regrette plus les rayons du soleil.
— Alladine ! — Palomides ! » Un silence, puis tous deux meurent.
Le symbole est charmant, et il est clair. Celui de l’agneau qui suit partout Alladine,
et qui s’enfuit la première fois qu’elle voit Palomides, et qui, à la seconde rencontre
des amants, se noie dans le fossé du château, était peut-être inutile. — Mais, presque
partout, des traits d’une grâce bizarre ou d’un pittoresque inattendu. Ainsi, le vieux
roi se penchant vers Alladine endormie : « Je vais l’embrasser sans qu’elle s’en
aperçoive, en retenant ma pauvre barbe blanche. » M. Mæterlinck aime
les cheveux (vous vous rappelez ceux de Mélisande), les cheveux qui sont si beaux, et
par où nous continuons d’appartenir un peu au règne végétal, — comme nous appartenons au
règne animal par les racines du désir, — lequel, d’autre part, épuré et spiritualisé par
l’illusion, nous rapproche du règne angélique… C’est d’abord avec ses beaux cheveux que
la petite Alladine est bâillonnée et enchaînée par le roi Ablamore…
Je goûte aussi… comment dire ?… certains raccourcis d’expression dramatique tout à fait
saisissants. La première fois qu’Alladine voit Palomides, elle ne lui adresse pas la
parole ; mais elle se met à bavarder avec le vieux roi. Et le vieux roi lui dit : « Toi
qui ne parlais pas, comme tu parles ce soir ! » Quand la bonne Astolaine, ayant connu
que Palomides ne l’aime plus, vient dire à son père qu’elle s’était trompée sur ses
propres sentiments et qu’elle ne désire plus se marier, le vieillard s’approche d’elle à
pas lents, s’arrête, la regarde, et dit simplement : « Je te vois, Astolaine… » Et
elle ; « Mon père ! » Et elle sanglote en l’embrassant. Et lui : « Tu vois bien que
c’était inutile. » — Et quand Palomides explique à la bonne Astolaine qu’il l’adore
toujours, mais enfin qu’il aime la petite Alladine tout en sachant bien que celle-ci
« n’a qu’une âme d’enfant, d’une pauvre enfant sans force » et qu’il s’engage peut-être
dans un grand malheur, il trouve ceci qui me semble une merveille d’expression abrégée :
a Astolaine, je t’aime aussi… plus que celle que j’aime. »
Car, dans ce drame simplifié, les marionnettes supérieures assistent, pour ainsi
parler, à la fatalité qui les mène, et sentent les ficelles sombres qui les tirent. Et
cela est d’une mélancolie assoupissante et douce, d’ailleurs parfaitement malsaine.
« Ecoute, dit le vieil Ablamore à Alladine, j’étais venu pour te pardonner tout… Je
croyais que tu avais agi comme nous agissons presque tous, sans que rien de notre âme
intervienne. » Puis, quand il a surpris les deux amoureux et qu’il a déjà résolu de les
enfermer dans le souterrain : « Je ne vous en veux pas. Vous avez fait ce qui est
ordonné, et moi aussi. » Et, pareillement, la bonne Astolaine, consolant Palomides :
« Ne pleurez pas… Je sais qu’on ne fait pas ce que l’on voudrait faire… Il faut bien
qu’il y ait des lois plus puissantes que celles de nos âmes dont nous parlons
toujours. » Fatalisme languissant et tendre ; on dirait de l’Eschyle pour pupazzi malades.
Elle est adorable, cette petite Astolaine, qui, lorsqu’elle sait que son triste fiancé
ne la veut plus pour femme, l’embrasse en lui disant : « Je t’aime davantage, mon pauvre
Palomides. » Elle ajoute ce mot profond : « Je puis respirer avec moins d’inquiétude,
puisque je ne suis plus heureuse. » Mais je veux transcrire pour vous les phrase pures,
délicates et pieuses qui nous décrivent la bonté de cette petite princesse. « Hier soir,
dit le vieux roi à la faible Alladine, j’ai surpris le baiser que vous vous êtes donné
sous les fenêtres d’Astolaine. En ce moment, j’étais avec elle dans sa chambre. Elle a
une âme qui craint tant de troubler d’une larme ou d’un simple mouvement des paupières
le bonheur de tous ceux qui l’entourent, que je ne saurai jamais si elle a, comme moi,
surpris ce baiser misérable. »
Et Palomides, essayant de lui expliquer le charme surhumain qui est en elle : « Il y
eut des soirs où je vous quittais sans rien dire, et où j’allais pleurer d’admiration
dans un coin du palais, parce que vous aviez simplement levé les yeux, fait un petit
geste inconscient ou souri sans raison apparente, mais au moment où toutes les âmes
autour de vous le demandaient et voulaient être satisfaites. Il n’y a que vous qui
sachiez ces moments, parce que l’on dirait que vous êtes l’âme de tous… »
… Oui, tout cela me plaît extrêmement, et tout cela est, au fond, si bien dans la
tradition classique ! Imaginez des figures encore plus générales que celles de nos
tragédies, et encore moins « situées » dans le temps et dans l’espace ; mais, en
revanche, non séparées de cet univers physique où tout commence, où toutes les forces, y
compris nos passions, ont leur origine cachée, Imaginez que ces petites Ombres, si
largement représentatives, s’abstiennent de toute rhétorique discursive et ne prononcent
que les mots essentiels des drames humains ; des mots tels que :
ou : « Qui te l’a dit ? » ou :
ou : « Entre au couvent ! » ou « Etre ou ne pas être ! » ou : « Parle-lui, Hamlet ! »
ou : « Jamais le soleil ne verra ce demain », ou : « Nos mains sont de la même
couleur », ou : « J’ai tué le sommeil. » Supposez que ces Ombres prononcent ces mots
avec une sorte d’étonnement d’avoir à les prononcer et une vague épouvante de vivre ;
qu’elles se voient elles-mêmes comme des Ombres, en effet ; qu’elles se voient comme se
voit Macbeth au moment où il apprend la mort de sa femme : « Je suis un spectre qui
s’agite parmi des fantômes… La vie est un rêve conté par un homme en délire… » Supposez
enfin que ces Ombres nous soient surtout présentées non de face, mais à l’envers, non du
côté par où elles communiquent avec la société humaine, mais du côté par où elles
tiennent encore à la Vie inconsciente et communiquent avec ce grand réservoir de forces
obscures… et vous concevrez à peu près ce que M. Mæterlinck réalise quelquefois. Ses
poèmes dialogués sont de la quintessence de drame dans du rêve.
J’aurais bien voulu ne lui rien reprocher aujourd’hui. Car nous aimons aimer
entièrement, ou totalement haïr. Toutefois je dirai, — avec un vrai chagrin, — que
M. Maurice Mæterlinck abuse encore un peu de certains procédés trop faciles, comme de
personnifier des abstractions dans des images toutes petites et précises à l’excès. Dans
le même couplet, très court, Ablamore dit que « les jours lui semblent plus légers et
plus doux que des oiseaux inoffensifs dans les mains », et qu’Astolaine « a une âme que
l’on voit autour d’elle, qui vous prend dans ses bras comme un enfant qui souffre. »
— Au reste, les objets les plus divers amènent les mêmes comparaisons mièvres. Si les
jours ressemblent à des petits oiseaux, les os d’Alladine ressemblent à des petits
enfants : « J’ai entendu tes os gémir comme des petits enfants ; je ne t’ai pas fait
mal ? » lui dit le vieux roi, après lui avoir serré les bras un peu fort. Vous sentez
l’affectation et la monotonie.
… Et puis, le soupçon me vient que, simplifier à ce point la description des âmes,
c’est s’épargner bien du labeur ; que le « mystère », c’est, en un sens, chose infinie,
mais que c’est aussi, en littérature, chose simple comme bonjour, puisqu’il faut bien
qu’on se borne à le constater et que, si on le pénétrait, il ne serait plus le mystère ;
et que, tout de même, l’Ecole des femmes, Bajazet ou Monsieur Alphonse doivent être plus difficiles à écrire que Alladine et Palomides. Mais là n’est pas la question. J’ai senti un charme en
M. Maurice Mæterlinck, voilà tout. Entre son génie propre et celui de poètes même plus
grands que lui, nous perdrions notre temps à chercher une commune mesure.
Il n’y a point, à parler juste, de « mystère » dans Intérieur, point
d’obscures divinations, point de phénomènes télépathiques : et, à cause de cela, l’œuvre
me paraît encore supérieure à l’Intruse et aux Aveugles. Les conditions du petit drame sont toutes naturelles et vraies ; et
l’angoisse, une angoisse effroyable et grandissante, en sort toute seule.
C’est bien simple. La scène est un vieux jardin planté de saules. Au fond, une maison,
dont trois fenêtres du rez-de-chaussée sont éclairées. On aperçoit assez distinctement
une famille qui fait la veillée sous la lampe. Le père est assis au coin du feu. La
mère, un coude sur la table, regarde dans le vide. Deux jeunes filles, vêtues de blanc,
brodent, rêvent et sourient à la tranquillité de la chambre. Un enfant sommeille, la
tête sous le bras de la mère. « Il semble que lorsqu’un d’eux se lève, marche ou fait un
geste, ses mouvements sont graves, lents, rares et comme spiritualisés par la distance,
la lumière et le voile indécis des fenêtres. »
Or cette calme famille n’est pas au complet. La fille aînée, partie le matin pour un
voyage de quelques jours, s’est noyée dans un étang. Un étranger a retiré le cadavre. Il
vient, accompagné d’un vieillard ami de la famille, apporter la triste nouvelle.
Tous deux entrent avec précaution dans le jardin. Ils voient, par les fenêtres la
famille assemblée, si paisible et si confiante. Et alors ils n’osent plus, ils ne
peuvent plus entrer dans la maison…
Cependant, les gens du village apportent, à travers les prairies, le corps de la morte…
Et, dans la chambre familiale, la mère tricote, et le père suit des yeux le grand
balancier de l’horloge, et les deux sœurs se sont levées, et semblent regarder dehors…
Et le vieillard, pénétré d’épouvante, se livre à des réflexions : « Je ne sais pas
pourquoi tout ce qu’ils font m’apparaît si étrange et si grave… Ils attendent la nuit,
simplement, sous leur lampe, comme nous l’aurions attendue sous la nôtre ; et je crois
les voir du haut d’un autre monde, parce que je sais une petite vérité qu’ils ne savent
pas encore..Et rien ne serait arrivé que j’aurais peur à les voir si tranquilles… Ils
ont trop de confiance en ce monde… Ils sont là, séparés de l’ennemi par de pauvres
fenêtres. Ils croient que rien n’arrivera parce qu’ils ont fermé la porte et ils ne
savent pas qu’il arrive toujours quelque chose dans les âmes et que le monde ne finit
pas aux portes des maisons… Ils sont si sûrs de leur petite vie, et ils ne se doutent
pas que tant d’autres en savent davantage ; et que moi, pauvre vieux, je tiens ici, à
deux pas de leur porte, tout leur petit bonheur, comme un oiseau malade, entre mes
vieilles mains que je n’ose pas ouvrir… »
L’angoisse devient intolérable. A voir si tranquilles ces gens qui ne savent pas que
leur enfant est morte, une jeune fille dit ce mot admirable : « Oh ! qu’ils sont
malheureux ! » et : « Quelle patience ils ont ! » Enfin, le funèbre cortège arrive dans
le jardin sombre. Le vieillard s’est décidé à frapper à la porte de la maison. On le
voit, du dehors, entrer dans la chambre éclairée, on assiste à la conversation, à
l’annonce graduée de la mauvaise nouvelle, sans entendre les paroles.
A un moment, on voit la mère tressaillir et se lever ; et quelqu’un s’écrie :
« Oh ! la mère va comprendre !… »
Cela est extrêmement poignant, et cela est, au plus haut point, du théâtre (encore que
malaisé à mettre sur les planches). Nous ne sommes jamais plus angoissés que lorsque,
dans un drame, nous savons qu’il est arrivé malheur à un personnage, et que celui-ci
l’ignore, et que nous attendons qu’il le sache. (Tout le tragique d’Œdipe-Roi est dans cette attente. ) Or, ce cas dramatique,
M. Maeterlinck s’en est emparé, l’a rendu aussi général qu’il se pouvait, puis l’a
traduit aux yeux de la façon la plus concrète et la plus intense. A la minute où
j’écris, Intérieur me paraît une espèce de chef-d’œuvre.
La Mort de Tintagiles est encore un cas dramatique à la fois
généralisé et je voudrais pouvoir dire intensifié, mais avec plus de convention dans les
moyens. J’en remets l’étude à la semaine prochaine.
Je continue, je l’avoue, à subir le sortilège des petits drames de M. Maurice
Maeterlinck. La Mort de Tintagiles ne m’a pas moins pris qu’Alladine ou Intérieur.
Vanité des préceptes d’esthétique ! On cite toujours le vénérable axiome d’Horace :
Cela est vrai, et cela n’est pas vrai. Oui, souvent, ce qui est mis sous nos yeux nous
frappe plus que ce qui nous est raconté ; oui, l’action est d’ordinaire plus émouvante
que le récit. Mais ce qui dépasse infiniment en pathétique l’action racontée ou vue,
c’est l’action devinée. Victor Hugo a dit que rien n’est plus
intéressant qu’un mur derrière lequel il se passe quelque chose. Ce mur tragique est
dans tous les poèmes de M. Maeterlinck ; et, quand ce n’est pas un mur, c’est une
porte ; et, quand ce n’est pas une porte, c’est une fenêtre voilée de rideaux…
Dans la Mort de Tintagiles, il y a deux portes. Et, la première fois,
le petit prince est de ce côté-ci de la porte ; et, la seconde fois, il est de l’autre
côté. La Mort de Tintagiles, c’est simplement l’histoire de
l’assassinat d’un enfant royal, — par des mains qu’on ne voit pas.
Un autre axiome d’art théâtral sur lequel on s’accorde assez, c’est que, plus le lieu
de la scène, les événements antérieurs et le caractère, la vie passée, les mobiles et
les intérêts des personnages nous seront connus, et plus nous nous intéresserons au
drame. Or, non seulement le petit prince Tintagiles est étranglé par des mains
invisibles, mais Ceci se passe dans une île sans nom ; et nous ne savons pas non plus le
nom de la vieille reine qui a ordonné le meurtre de son petit-fils ; et nous ne la
voyons pas un instant, et nous ignorons pourquoi elle est à ce point défiante et
cruelle, et ce qu’elle peut avoir à craindre de ce petit enfant autour duquel nous
n’apercevons ni partisans ni conspirateurs. Voici tous les renseignements que nous donne
Ygraine, la sœur de Tintagiles, sur cette vieille femme mystérieuse : « Elle ne se
montre pas… Elle vit là, toute seule, dans sa tour… Elle est très vieille ; elle est la
mère de notre mère et elle veut régner seule… Ses ordres s’exécutent sans qu’on sache
comment… On dit qu’elle n’est pas belle et qu’elle devient énorme… » Et, ailleurs :
« Elle est là sur notre âme comme la pierre d’un tombeau, et pas un n’ose étendre le
bras… On ne sait pas sur quoi repose sa puissance… » Nous ignorons d’où vient
Tintagiles ; un navire est allé le chercher là où il était, par ordre de la vieille
reine. Et, des deux sœurs de l’enfant, nous savons uniquement qu’elles s’appellent
Ygraine et Bellengère, et que Ygraine est la plus courageuse, et que toutes deux ont de
très beaux cheveux (comme en avaient Mélisande et Alladine) et qu’elles aiment bien leur
petit frère, et qu’elles ont eu une jeunesse immobile et terrifiée : « Ma sœur et moi,
dit Ygraine, nous nous traînons ici depuis notre naissance, sans oser rien comprendre à
tout ce qui passe… Il régnait un tel silence qu’un fruit mûr qui tombait dans le parc
appelait les visages aux fenêtres… » Et nous ne savons rien non plus du vieil écuyer
Aglovale, sinon que c’est un très vieil écuyer, et qu’il a vu bien des choses, et sans
doute des choses terribles, mais qu’il ne s’en souvient plus. Et le danger même qui
menace le petit prince Tintagiles, nous ne l’apprenons que par des mots vagues et
chuchotés, des paroles de servantes, que Bellengère, égarée dans les corridors de la
tour, a surprises par une porte entr’ouverte…
Mais, d’abord, tout ce vague agrandit le drame, comme le crépuscule agrandit les formes
dans la campagne. — L’aventure de Tintagiles devient représentative de tous les meurtres
de jeunes princes royaux à travers l’histoire et la légende. Tintagiles fait songer à la
fois aux petits-fils de la reine Athalie, à l’adolescent Britannicus, aux fils de
Clotaire, aux enfants d’Edouard, à tous les petits princes qui gênaient une aïeule, une
belle-mère, un oncle ou un frère, et qui furent silencieusement empoisonnés, ou étouffés
entre deux matelas, ou poignardés entre deux portes. Et qu’avons-nous besoin d’être
informés par le de la politique et du caractère de la vieille reine qui tue
l’enfant Tintagiles ? Nous le connaissons bien, ce spectre absent, car c’est Athalie,
c’est Tibère, c’est Glocester, c’est Louis XI. Le pouvoir de la méchante aïeule, non
seulement sur les corps mais sur les consciences, reste plus mystérieux par cet
éloignement, et je sais gré à l’auteur de nous avoir en effet présenté cette puissance
comme un mystère. Il faut bien que l’énormité et l’esprit de suite dans le crime en
imposent même aux honnêtes gens, et que la volonté mauvaise ait, comme l’autre et plus
que l’autre, son magnétisme : car comment expliquerait-on le bonheur et la durée de
certains tyrans ? Il parle très bien, le vieil écuyer Aglovale : « Vous allez essayer de
vous défendre, dit-il à Ygraine… Nous avons essayé plus d’une fois… Ils ont tout essayé…
Mais au dernier moment ils ont perdu la force… Vous aussi, vous verrez… La reine
m’ordonnerait de monter jusqu’à elle ce soir même, je joindrais mes deux mains sans rien
dire, et mes pieds fatigués graviraient l’escalier, sans lenteur et sans hâte, bien que
je sache qu’on ne le descend pas les yeux ouverts… Je n’ai plus de courage contre
elle… »
Secondement, tout ce vague se tourne en terreur. — Notez, d’ailleurs, que, si le lieu
de la scène, le drame lui-même et les personnages sont aussi généralisés qu’il se
puisse, en revanche, les moyens matériels sont toujours d’une extrême précision, d’un
pittoresque naïf et familier de conte populaire. Ce sont inventions du même goût que la
clef de Barbe-Bleue, par exemple, ou la pantoufle de vair de Cendrillon. Après que les
servantes de la reine, venant chercher Tintagiles pour le faire mourir, ont échoué une
première fois, — car les deux sœurs et le vieil écuyer veillaient sur l’enfant, et la
porte, entr’ouverte par des mains invisibles, s’est refermée sous leur poussée,
— Ygraine et Bellengère ont mis leur petit frère entre elles deux, et l’ont lié de leurs
chevelures pour qu’on ne puisse l’enlever pendant leur sommeil. Et alors les servantes
rusées ont l’idée de couper avec des ciseaux les cheveux des deux sœurs, et elles
emportent Tintagiles, dormant toujours, et serrant les tresses coupées dans ses petites
mains.
Au tableau suivant, c’est bien simple. Il y a une grande porte de fer sous des voûtes
très sombres. Ygraine a monté de longs, longs escaliers, et suivi de longues, longues
galeries ; de temps en temps, elle découvrait sur une marche une boucle blonde (tels les
cailloux blancs du Petit-Poucet), et cela lui indiquait son chemin. Elle arrive devant
la porte de fer. Elle la tâte : « Oh ! elle est froide !…. : Elle est en fer uni, tout
uni, et n’a pas de serrure… Par où s’ouvre-t-elle ? Je ne vois pas de gonds… « Puis,
avec un grand cri : « Ah !… encore des boucles prises entre les battants !… Tintagiles !
Tintagiles !… » Alors, on entend frapper à petits coups de l’autre côté de la porte ;
c’est l’enfant. « Sœur Ygraine, ouvre vite !… Elle est là !… Elle n’a pas pu me retenir… Je /’ai frappée… J’ai couru… Vite ! vite !
Elle arrive. » Mais Ygraine se brise les ongles contre les battants
de fer. « N’aie pas peur, mon petit Tintagiles… C’est que je n’y vois pas… — Mais si,
dit l’enfant, je vois bien ta lumière… Il fait clair près de toi, sœur Ygraine… Ici, je
n’y vois plus… — Tu me vois ? Où est-ce que l’on voit ? Il n’y a pas de fente. — Si, si,
il y en a une… ici, ici… Mais elle est si petite !… On ne peut pas y passer une
aiguille… » Ygraine frappe la porte à grands coups, à l’aide de sa lampe d’argile, qui
s’éteint et se brise. « Hélas ! dit l’enfant, je ne vois plus la petite fente claire. »
Et en même temps il sent une main qui lui serre le cou. « Elle… elle
me prend à la gorge… Oh ! oh ! sœur Ygraine, viens ici… — Débats-toi, défends-toi,
déchire-la !… Je vais t’aider… embrasse-moi… au travers de la porte… ici… ici… — Ici…
ici ? dit l’enfant d’une voix toujours plus faible. — C’est ici, c’est ici que je donne
des baisers, tu l’entends ? Encore ! encore !… — J’en donne aussi… ici… sœur Ygraine !…
Oh !… » Et l’on entend la chute d’un petit corps derrière la porte ; et cela est
terrible, parce qu’on n’a rien vu, rien, ni l’enfant frissonnant de
peur, ni elle, celle qui n’est même pas nommée, la méchante vieille
dont la main centenaire est si lente à étrangler l’enfant qu’elle lui laisse le temps de
coller sa bouche sur le battant de fer.
Je n’ai gardé, je l’avoue, de la Belle au bois rêvant qu’une vision
incohérente et vague. Il y a un bois, et il y a une belle dame qui rêve, comme l’indique
le titre. Cette dame s’appelle la comtesse Magali. Il y a un lieutenant de spahis, un
beau gars en bottes rouges, en manteau rouge, avec une longue chéchia rouge, qui se
tient droite comme une casquette à triple pont, et il y a un vieil herboriseur en
chapeau de paille, en veston blanc doublé d’écarlate, et qui se nomme Pétrus. Il y a
aussi un jeune peintre à béret, à boucles blondes flottant dans le dos, et qui
s’intitule Sylvaïs, tout bonnement. Et il y a un chien rose et un chien bleu ; mais ces
deux chiens ne sont qu’un même chien, et ce chien appartient au jeune peintre, qui le
badigeonne, selon les minutes, de la couleur de son rêve, car sa spécialité est d’avoir
de la fantaisie. Le botaniste blanc et le lieutenant rouge font leur cour à la comtesse
Magali, sur qui chatoie une robe changeante, à la Loïe Fuller. Elle promet d’être à
celui des deux qui lui rapportera la fleur qu’elle aime. Quand ils sont partis, le jeune
peintre survient. Il persuade à la comtesse Magali de le suivre dans une grotte, d’où
elle sort peu après en disant : « J’ai perdu ma couronne. » Ce n’est donc que l’histoire
du troisième larron.
Je n’ai aucune opinion sur cette petite chose. Tout ce que je sais, c’est que j’ai vu
de M. Fernand Mazade dans le Gaulois, je crois, des sonnets délicats
et joliment tortillés… Mais, de la Belle au bois rêvant, je n’ai pas
entendu un vers sur dix. Ce n’est pas assez.
Et puis, outre queje n’entendais pas grand’chose, j’étais absorbé par une préoccupation
impérieuse : je cherchais à surprendre les rimés et, quand je croyais en avoir happé
une, à guetter l’autre… C’était difficile, et je n’y ai pas réussi plus de cinq ou six
fois, car les interprètes de M. Mazade affectaient une diction
indépendante. Les malheureux ne tenaient compte que du sens des phrases, ou plutôt de
leur construction grammaticale ; de la rime, jamais.
Du reste, le ces est commun chez nos acteurs.
Cela n’est pas trop sensible dans les pièces classiques, où les arrêts et, si vous
voulez, les « temps forts » de la période coïncident généralement avec la rime : là, ils
se contentent de manger les muettes, tant qu’ils en peuvent manger, et de faire des
alexandrins boiteux. Mais, dès que les vers sont un peu brisés, ils dévorent les rimés
aussi ; aucune ne demeure ; et, si des inversions un peu fortes ne l’avertissaient çà et
là, l’innocent bourgeois reprendrait son paletot sans s’être douté un instant que
« c’était des vers. »
Ai-je besoin de vous faire remarquer que cette pratique est profondément absurde, et
d’affirmer que dans les vers, quels qu’ils soient, classiques, romantiques, parnassiens,
funambulesques, symbolistes, il faut toujours faire sentir les rimés,
pour cette raison simple et lumineuse que, si les rimés n’avaient aucune importance, le
poète n’en aurait pas mis ? Cette règle est absolue, et ne souffre pas d’exceptions. Il
faut, dis-je, accentuer toujours la syllabe sonore qui est à la rime, et toujours la
faire suivre d’un silence, ne fût-ce que d’un silence d’un dixième de seconde, — et
cela, même et surtout quand la rime tombe sur une préposition, sur un pronom relatif,
sur un adjectif possessif, sur la plus légère et la plus fuyante des proclitiques, comme
il arrive dans les amusettes où s’exercent quelquefois les doux versificateurs. Car,
alors, justement, ils ont voulu que la rime devînt comique, en imposant au lecteur ou au
comédien une prononciation anormale et baroque, en le contraignant à mettre un accent
très fort sur des syllabes non accentuées et à donner, dans la phrase mélodique, une
extrême importance à des mots qui n’en ont aucune dans la phrase grammaticale. Je
prends, au hasard, dans les Odes funambulesques de Théodore de
Banville :
On doit fortement accentuer qui, cela ne fait pas l’ombre d’un
doute : d’abord, parce que c’est amusant et que cette irrégularité de prononciation a,
toute seule, la valeur d’une élégante plaisanterie, et puis, parce qu’elle affirme, avec
une outrance lyrique et dont le poète se divertit, que le rythme qui a, dans la rime,
son clou, son agrafe ou son coup d’aviron (pour reprendre les métaphores de
Sainte-Beuve), est l’essentiel dans les vers et importe vraiment beaucoup plus que le
sens ; que nous refusons délibérément d’« asservir la rime au joug de la raison », et
qu’elle a un charme propre et qui se suffit, comme on le voit par certaines chansons
populaires et par ces rondes d’enfants où il n’y a que des assonances et aucune idée
suivie… Oui, vous proclamez tout cela en élevant insolemment la voix, contre tout bon
sens, sur le modeste pronom relatif qu’il a plu à Banville de promouvoir à la dignité de
rime, en quoi il a voulu montrer que le bon poète est le monarque absolu des mots et
qu’il honore ceux qu’il veut : exaltavit humiles.
J’ai pris un cas extrême et d’une exagération joyeuse, pour que vous jugiez par là des
autres… Et si je voulais entreprendre les comédiens sur les syllabes muettes ou sur la
désinence des mots tels que sacrifi-er ou consolati-on ?… Combien en avons-nous entendu qui, dans le
distique suivant, faisaient le premier vers de onze syllabes elle deuxième de dix :
ou qui réduisaient à quatre syllabes l’hémistiche :
La prononciation de la prose est une chose ; la prononciation des vers en est une
autre : elle défend l’intégrité des vocables que le parler de la conversation met en
bouillie. Cette vérité n’a rien de rare. Pourtant, la plupart des acteurs ne paraissent
pas la soupçonner, et c’est horrible.
*
* *
Le rapide et sombre tableau que nous a présenté M. Hermann Heyermans dans Ahasvère est une vision plutôt qu’un drame. Nous sommes en Russie, dans une
maison de juifs pauvres, au lendemain d’un soulèvement populaire contre les Juifs. C’est
le soir du sabbat : toutes les chandelles sont allumées sur la table de famille. Le
vieux Karalyk, un bonhomme à lèvre rasée et à barbe de prophète, une barbe blanche qui
n’ondoie pas, mais qui tombe et pend tout droit comme un maigre écheveau de chanvre, et
sa femme, pâle et dure sous son serre-tête noir, attendent avec inquiétude leur fils,
Piotr, qui n’a pas reparu depuis la veille. Sur le haut poêle de briques, la grand’mère
est couchée : elle est folle depuis que les chrétiens, voilà trois ans, ont égorgé son
mari après lui avoir arraché la langue et crevé les yeux. De temps en temps, avec un
rire d’idiote, elle rampe vers une chandelle qui est accrochée au mur, un peu hors de la
portée de sa main, et qu’elle voudrait éteindre, pour s’amuser… Or, pendant une courte
absence de Karalyk, sa femme reçoit la visite du pope. Il est sordide, ivre
d’eau-de-vie, affreusement jovial, il annonce a la mère, entre deux hoquets, que son
fils s’est converti, et il ajoute qu’elle devrait bien en faire autant. La vieille
juive, indignée, mec l’ivrogne à la porte. Piotr arrive alors, c’est un petit hébreu
grêle, pâle et fin, avec de beaux yeux : une fille. Il avoue sa lâcheté, et que, la
veille, poursuivi à coups de pierres et s’étant réfugié dans une église, il s’est laissé
baptiser, craignant la mort.
La mère étouffe de honte et de douleur. Mais, avant tout, il faut cacher cette infamie
au père… Il rentre, le vieux Karalyk, et serre tendrement dans ses bras le fils
retrouvé. On se met à table ; le père ordonne à Piotr de réciter la prière ; mais les
rudes paroles hébraïques déchirent la gorge de l’apostat : il ne peut continuer, il
pâlit, il va défaillir.
A ce moment, l’un des officiers de cosaques envoyés pour rétablir l’ordre dans le pays
vient demander au vieux juif ses papiers et son permis de séjour. Le malheureux n’en a
pas. On l’expulse donc de sa maison, avec sa femme, « Et mon fils ? — Ton fils est en
règle, dit le cosaque : il est baptisé depuis hier. » Karalyk maudit le fils parjure, et
lance contre lui les imprécations dont Jéhovah accabla jadis Abiron, Dathan, Coré, Doëg
et Achitophel. Et Piotr et l’aïeule idiote restent seuls dans la maison vide.
J’attendais de ce tête-à-tête des choses tragiques. Je pensais que, une lueur de
connaissance se réveillant dans l’esprit de la folle, elle allait peut-être étrangler de
ses vieilles mains sèches son petit-fils renégat… Mais point : elle se contente, n’étant
plus surveillée, d’éteindre, en riant d’un rire imbécile et terrible, le flambeau
accroché près du poêle. Et si vous voulez que cette chandelle éteinte soit un symbole,
je ne m’y opposerai point.
Ahasvère n’est donc qu’un noir croquis. Le drame n’est pas assez
développé, ni les caractères et les sentiments des personnages, pour que nous en soyons
sérieusement émus. Mais la mise en scène est d’une tristesse et d’une horreur assez
saisissantes.
En tout cas, le sujet indiqué par M. Heyermans ne serait qu’un épisode accessoire du
drame que pourraient inspirer, à un auteur dramatique qui aurait quelque génie, la
situation et le rôle de la race juive dans le monde contemporain. Race singulière entre
toutes. Aucune n’a une plus belle histoire ni plus tragique. Aucune n’offre plus de
contrastes dans le temps : car, pastorale et guerrière, et foncièrement héroïque il y a
trois mille ans, vous savez à quels travaux elle s’applique principalement aujourd’hui.
Et, de même, aucune ne présente, à travers l’espace où elle est dispersée, des
contrastes plus forts. Car il y a d’abord les juifs de la haute finance internationale,
lès rois de l’or, plus puissants que les porte-sceptres ; il y a ce légendaire
« Rothschild », dont la destinée revêt, dans l’imagination du peuple, un caractère
presque fantastique, et qui, au fait, n’existe peut-être pas. Et il y a les jeunes
hommes névropathes, maladivement raffinés, qui ont tant contribué à inventer la
littérature et la peinture symbolistes et mystiques, — et l’anarchie : car les sémites
abondent, comme vous savez, dans les Revues décadentes et révolutionnaires. Joignez-y
plusieurs de nos vaudevillistes et humoristes les plus distingués, quelques-unes de nos
meilleures comédiennes, quelques-unes de nos mondaines et de nos « esthètes » les plus
accomplies. Mais il y a aussi les juifs d’Alger, les brocanteurs de la rue de la Lyre,
sordides avec leurs turbans, leurs braies de calicot et leurs bas bleus. Et il y a enfin
les juifs de Russie, ceux que les moujiks massacrent à certains jours, et que nous
devons donc saluer comme d’humbles martyrs. Bref, les conditions sociales les plus
extrêmes, puisque cela va de ce que nous connaissons de plus misérable à ce que nous
voyons de plus puissant ; et les extrémités morales les plus surprenantes, puisque cela
va du plus pur héroïsme religieux et du plus ardent amour de la justice, héritage du
vieil Israël (plusieurs des grands théoriciens socialistes ont été des juifs) à la
cupidité la plus inhumaine, à la vanité la plus féroce, à l’esprit de mercantilisme le
plus carthaginois. Et tout cela, cependant, depuis les colporteurs méprisés des moujiks
jusqu’aux rois de Paris et de Londres, tout cela, c’est la même race Renan ne voulait
pas qu’on dît cela ; il voulait qu’on dit seulement « la même religion », mais vraiment
il semble bien qu’il y ait quelque chose de plus) ; c’est, dis-je, la même race, et qui
a conscience de son unité, et qui garde jalousement cette conscience. A Paris du moins,
qui touche à un israélite touche à tous les autres, et qui se permet, au théâtre ou dans
le roman, de les traiter comme on traite d’autres collectivités : les Auvergnats, les
Marseillais ou les notaires, c’est-à-dire de les peindre, ou dans des types d’exception
et présentés comme tels, ou dans des types si généraux qu’ils n’atteignent plus
personne, celui-là, au fond, les a tous contre lui, je le sais. Nous expliquerons, si
vous voulez, par l’atavisme cette susceptibilité ombrageuse de gens dont les ancêtres
furent si longtemps et si atrocement persécutés. Et je n’y vois de remède que de plaire
à leurs femmes et d’épouser leurs filles. Ils ne sont sans doute « réductibles » que par
là. Et cela est admirable, en somme, et la déclaration que j’en fais est bien
désintéressée : les hommes sont si bêtes qu’on va encore, j’en suis sûr, me qualifier
d’antisémite.
Ah ! oui, il y aurait là un beau drame à faire. On reprendrait Shylock, on le
moderniserait ; on en ferait un roi de l’argent, et qui commettrait des crimes
grandioses pour avoir de l’argent, mais qui pourtant ne tiendrait pas précisément à
l’argent, qui ne verrait dans son énorme puissance qu’un moyen de venger la longue
souffrance de sa race en humiliant et en avilissant les chrétiens, — ce qui n’est pas
toujours très difficile, mon Dieu ! — et qui pourrait faire, en outre, ce rêve d’une
Jérusalem nouvelle que Dumas a indiqué dans la Femme de Claude. Et,
pour l’opposer à cet orgueilleux, ne pourrait-on tirer de quelque steppe ou de quelque
pouilleux Orient le plus misérable de ses coreligionnaires, quelque pauvre diable de
martyr qui serait un saint sans le savoir, et qui porterait en lui la vraie religion, la
religion universelle, la pure flamme de justice et de charité des vieux Prophètes. Ainsi
se rencontrerait ce qu’Israël eut de meilleur et ce qu’il a de pire, l’esprit de
l’antique Israël et l’esprit de l’Israël nouveau, tel qu’on dit que l’a fait le crime
des chrétiens, — crime depuis longtemps expié, s’il est vrai que le commerce de
l’argent, juif dans son origine, est devenu, par les excès de la spéculation, une des
plaies des sociétés modernes. Et il y aurait aussi, dans ce drame, un coulissier et un
journaliste, il y aurait une névrosée, et il y aurait, naturellement, quelque prince
d’Aurec… Mais, par exemple, je n’ai plus le temps de chercher ce qui pourrait bien se
passer entre tous ces gens-là… Enfin, vous me pardonnerez, une fois de plus, d’avoir
écrit au hasard, et comme on songe.
D’une voix grave et bien timbrée, d’un ton détaché, juste et froid, — comme un Phocéen
qui ne veut pas avouer, — M. Henry Fouquier nous a fait, sur le vieux vaudeville, sur
Bouffé et sur Déjazet, une conférence très spirituelle et très élégante, — et si jolie
que le calme orateur a eu jusqu’à trois « rappels », — comme une étoile.
Nous avons retrouvé, dans cet entretien, l’esprit souple, robuste et indulgent de ce
maître de la chronique. Il nous a dit à peu près : — Je ne comprends guère la querelle
qui divise les partisans du vaudeville et ses « tombeurs. » Il serait si facile de
s’entendre ! Le théâtre est tout. Je ne vois rien dans la pensée humaine qui n’ait
rencontré son expression scénique. Le théâtre, c’est la légende religieuse s’humanisant,
avec Eschyle et Sophocle ; c’est la philosophie, la fantaisie et la passion avec
Euripide ; c’est le journalisme, c’est la satire politique et sociale avec Aristophane ;
c’est toute l’humanité douloureuse et c’est le rêve avec Shakespeare ; c’est l’héroïsme
moral avec Corneille, la psychologie avec Racine, la peinture des mœurs avec Molière.
Mais c’est aussi tout simplement le rire innocent, pour rien, pour le plaisir.
Une des choses qui recommandent le vaudeville d’il y a cinquante ans, c’est
l’ingénuité, la bonhomie, la moralité sentimentale. Vous verrez cela tout à l’heure, au
premier acte de Boquillon à la recherche d’un père. Ce Boquillon est
un vieux garçon égoïste, douillet, ami de ses aises et qui déteste les enfants. Un soir,
il trouve dans sa chambre un poupon, qu’une main mystérieuse y a déposé. Il crie,
tempête, traite l’inopportun nouveau-né d’intrus, d’aventurier et de vagabond. Mais
l’enfant tend vers lui ses petites mains ; et Boquillon s’apaise, Boquillon payera les
mois de nourrice, et le sucre et le savon et la chandelle. Et, plus tard, quand il peut
croire que le poupon égaré est de lui, il en pleure de joie. Et peut-être, Mesdames,
sentirez-vous çà et là votre rire se mouiller un peu. C’est candide, c’est gentil, c’est
inoffensif, c’est modestement et humblement humain ; ça n’est pas cruel, ni amer, ni
pervers, ni orgueilleux, ni malfaisant, et ça n’est pas plus faux qu’autre chose.
Les personnages, vous les reconnaîtrez. C’est la petite bourgeoisie et le petit peuple
cordial du Paris d’autrefois ; ce sont les personnages de Paul de Kock, de ce Paul de
Kock qui plaisait tant à l’un des derniers Papes (je ne sais plus si c’était Grégoire
XVI ou Pie IX). Oh ! que ce Pape avait raison d’être indulgent à la gaieté sans
prétention, fût-elle un peu gauloise, et même à la galanterie tendre et joyeuse ! Ce
père des âmes espérait sans doute que ces ingénuités nous préserveraient des perversités
du naturalisme, et de sa dureté foncière, et de son obscénité morose…
Donc, autour de Boquillon, s’agitent quelques-unes des figures chères à l’historien de
Gustave le Mauvais Sujet : la portière (qui n’est pas encore
« concierge »), le rapin, l’Auvergnate, le gros bourgeois censitaire. Leur comique est
parfois bas, mais sain. Nulle recherche dans le dialogue. Ce sont les situations toutes
seules qui font rire.
M. Henry Fouquier a parlé ensuite de l’acteur Bouffé, qui joua Boquillon. Ce rôle fut
un des cent quatre-vingts qu’il « créa. » Il paraît qu’auprès de Potier, qui était la
Finesse ; d’Arnal, qui était la Diction ; de Geoffroy, qui était le Naturel, Bouffé fut
la Souplesse. Allons, tant mieux. Je n’y étais pas. M.Fouquier émet cette remarque que
les grands « comédiens de genre » de ce temps-là avaient un répertoire beaucoup plus
varié que ceux d’aujourd’hui ; que c’est une manie fâcheuse de faire toujours le même
rôle, sur mesure, pour le même acteur, et qu’il en résulte une grande monotonie dans le
vaudeville contemporain. C’est possible ; mais je soupçonne que la monotonie ne fut pas
absente non plus du vaudeville d’autrefois…
Tandis que M. Fouquier célébrait les mérites de Bouffé, je me rappelais ce lieu
commun : que la gloire des comédiens est la plus fragile et la plus vide de toutes,
puisqu’ils meurent tout entiers et qu’il ne reste vraiment d’eux que leur noM. Mais, en
y réfléchissant, je me disais que ce lieu commun a peut-être tort. Oui, sans doute, la
gloire des grands peintres et des grands statuaires, de qui les œuvres survivent, et
celle des grands écrivains que l’on continue de lire un peu, est plus solide et plus
réelle que celle des histrions. Mais la gloire des écrivains célèbres qu’on ne lit pas
(et c’est le plus grand nombre) ? En quoi, je vous prie, la gloire de Rachel ou de
Talma, ou d’Arnal et d’Alcide Tousez, est-elle moins consistante que celle du grand
Arnaud et de l’excellent Nicole ? ou de Ménandre et de Trogue Pompée ? ou même de Zeuxis
et d’Apelle ? ou même d’Alexandre et de Tamerlan ? Que reste-t-il des uns comme des
autres, si ce n’est un nom et le souvenir de l’action, totalement éteinte, qu’ils ont
exercée sur des générations disparues ? Et j’entrevois que, de plus en plus, les grands
comédiens et les autres hommes illustres s’égaliseront dans la vanité des renommées
posthumes, s’il est vrai que, vu l’encombrement, la postérité aura de moins en moins le
loisir de connaître les œuvres survivantes des morts. Et c’est là une sérieuse
consolation pour les ignorés… « Combien, dit La Bruyère, d’hommes admirables, et qui
avaient de très beaux génies, sont morts sans qu’on en ait parlé ! Combien vivent
encore, dont on ne parle point et dont on ne parlera jamais ! »
Sur Virginie Déjazet, M. Henry Fouquier a été délicieux. Déjazet est une des
apparitions féminines qui ont le plus longtemps diverti les hommes. Car elle débuta en
1806, et elle jouait encore en 1875. Cela fait soixante-dix ans de planches. Elle aurait
presque pu célébrer ses noces de diamant avec Momus. Elle eut, dit-on, au plus haut
point la grâce et l’esprit ; elle eut le génie de la chanson. Elle était très bonne ;
jamais le sou ; cinquante années de charges de famille supportées vaillamment. Elle aima
beaucoup ; moins souvent qu’on n’a dit, car on prête aux riches. Mûre, et jouant encore
les travestis (pauvre femme !), elle adora un comédien de vingt-cinq ans plus jeune
qu’elle, et nous voyons, par des lettres qu’a publiées son historiographe, M. Lecomte,
qu’elle fut infiniment moins ridicule que touchante dans cette posture délicate. Elle
était parfaitement naturelle : au premier tournant de vie trop mélancolique, elle se mit
à aimer Dieu. À soixante-deux ans, elle se fit baptiser (elle était née avant le
Concordat), et elle eut pour parrain son régisseur. Sa piété était confiante. Dans ses
dernières années, elle racontait un rêve qu’elle avait fait : « J’étais morte. J’entrai
dans le vestibule du Paradis ; j’y rencontrai mes bons amis d’autrefois. Ils ne se
gênèrent point, et, tout en causant, ils m’appelaient Virginie tout court. Je songeai :
« Me voilà bien compromise. » Mais le Père Eternel entra et, en me voyant, il laissa
échapper : « Virginie ! » Je me dis : « Lui aussi ! Je suis sauvée. »
L’Homme à l’oreille cassée a ce premier mérite, que c’est un conte,
et qui fait songer.
Nous devons tous faire les mêmes rêves, ou à peu près, car nous sommes tousles mêmes
êtres chétifs, et consumés de vains désirs ; bornés, éphémères, et dévorateur du temps
et de l’espace. Sûrement, vous vous êtes posé cette question : — Que sentiraient les
hommes d’autrefois, ceux qui sont morts depuis des siècles, si quelque prodige les
ramenait parmi nous ? Quelle tête feraient Euripide, Virgile, Dante, Racine, et quel
serait le son de leur voix ? Et quel effet produiraient-ils sur nous ?
Ou bien encore vous avez songé : — Tout ce que je puis espérer, c’est de vivre
quatre-vingts ans. Qu’est-ce que cela ? Et qu’aurai-je vu, s’il est vrai que l’humanité
doit durer encore des milliers et des milliers d’années ? Que sera-t-elle dans cent ans,
dans mille ans, dans trois mille ans ? Ô ironie ! Les choses passées, nous nous piquons
de les expliquer clairement ; nous démontrons que ce qui a été ne pouvait point ne pas
être ; nous démêlons avec assurance l’enchaînement fatal des causes et des effets, et
cela s’appelle la philosophie de l’histoire : et cependant nous sommes incapables de
prévoir quel sera l’état, je ne dis pas du monde, mais de la France, dans un
demi-siècle. Cette impuissance est affolante quand on se met à y penser. Certes je
consentirais à être « fauché dans ma fleur », — pour ce que j’en fais ! — à condition de
revivre chaque siècle pendant un an, pendant un trimestre, pendant un mois, afin de
voir, d’étape en étape, où en seront les choses humaines, et ce qu’auront fait les races
supérieures, et quelle sera la carte d’Europe, et ce qu’on saura, et comment on vivra,
après moi, dans les siècles des siècles… Vœu puéril et imprudent ! Car, ou ce serait
toujours la même chose, sauf quelques changements extérieurs, et alors à quoi bon
revenir ? Ou ce serait totalement différent de ce que j’aurais déjà vu, et alors je n’y
comprendrais rien du tout. Et, dans tous les cas, comme je reviendrais, chaque fois,
avec mon âme antérieure, de quoi aurais-je l’air, je vous prie, dans ce monde nouveau ?
Je n’y trouverais, pour répondre un peu à la mienne, que l’âme immuable des laboureurs
et des bergers, si toutefois il y en avait encore ; et ainsi la mélancolie de ces
renaissances serait affreuse. Chaque siècle, successivement, me traiterait
d’inconcevable baderne, et chaque siècle aurait raison… Et, néanmoins, je m’entête dans
mon vœu : car, si nous ne vivons pas par curiosité, pourquoi vivons-nous ? Peut-être,
d’ailleurs, ces réapparitions à travers les âges m’apporteraient-elles moins de
surprises — hélas ! — que je n’en attends.
Toutefois… — vous trouvez que j’oscille ? qu’est-ce que ça fait ? — il me semble qu’un
colonel du premier Empire, mort en 1813, et revenu au monde en 1886, c’est-à-dire
soixante-treize ans après, doit constater quelques petites modifications dans le train
des choses, et en concevoir quelque étonnement, surtout s’il ignore d’abord qu’il a
dormi pendant quinze lustres. — Les chemins de fer, le télégraphe, le téléphone et la
lumière électrique suffiraient à l’ébouriffer. Ajoutez les modifications survenues dans
les façons de penser, de sentir, de parler et d’écrire, et n’oubliez pas que ce colonel
est une âme éminemment simple. Les générations qui se suivent immédiatement sont déjà
peu intelligibles les unes aux autres : tout va si vite aujourd’hui ! Nous-mêmes, qui
avons autour de quarante ans, il y a des jeunes gens de trente ans qui nous considèrent
avec pitié et mépris, comme les types d’une humanité abolie, cependant que, de notre
côté, nous demeurons stupides à leurs discours et à leurs imaginations. On est toujours
« l’homme à l’oreille cassée » de quelqu’un. Jugez si l’héroïque et naïf et violemment
idéaliste colonel Fougas, retombant, après trois quarts de siècle, en pleine veulerie de
la troisième République, doit être épouffé, et s’il doit épouffer les autres ! Là est le
vif et philosophique intérêt du conte d’Emond About, et de l’adaptation dramatique que
MM. Decourcelle et Antony Mars en ont très adroitement tentée.
Donc, nous sommes d’abord en 1813, avant la bataille de Leipsig. Le colonel Fougas, un
héros de vingt-quatre ans, empanaché comme un guerrier de l’Iliade, à
l’âme enfantine, aux discours innocents et emphatiques (lauriers de Mars, myrtes de
Vénus, olivier de la Paix, torches de l’Hyménée, autels de l’Amitié, gloire, victoire,
amours, tambours), est appelé, par un ordre subit de l’empereur, aux frontières de la
Silésie, le jour même où il doit épouser Mlle Clémentine Blanchard. Il froisse, contre
les broderies d’or qui recouvrent son cœur vaillant, la tête blonde de sa fiancée à
gigots et, « sans murmurer », enfourche son grand cheval : « Pour l’empereur et pour la
France ! » Et c’est le premier tableau.
Or, les rotifères sont des petites bêtes, toutes petites, d’un dixième de millimètre
environ, qui, desséchées, ne sont point mortes, mais qu’on peut ranimer après autant
d’années qu’on veut, en les humectant d’une goutte d’eau. Le docteur Frantz Nibor, de
Prague, estime que cette opération peut être pratiquée avec succès sur les hommes et
cherche depuis longtemps un « sujet ». La Providence lui adresse le colonel Fougas,
condamné à mort par les Autrichiens. Le vieux savant lui offre une hospitalité de
quelques heures, l’endort avec un certain élixir qui le fait passer pour mort, et le
dessèche avec soin sous sa cloche pneumatique. Et c’est le deuxième tableau.
Soixante-treize ans après. — La Clémentine du premier acte a attendu son colonel
pendant dix ans ; puis elle s’est mariée ; elle est devenue mère, puis grand’mère et, ce
jour-là même, sa petite-fille, la Clémentine nº 3, doit épouser un brillant
ingénieur.
Le brillant ingénieur, voyageant en Autriche, y a déniché une momie chez un marchand de
bric-à-brac, et l’a rapportée en France. Cette momie, c’est le colonel Fougas. Un papier
épinglé à son uniforme révèle son état civil et la manière de le ressusciter. Il ne
s’agit que de le laisser tremper une heure ou deux dans de l’eau tiède.
Et, en effet, le digne guerrier, humecté avec précaution, se dilate et revit, comme une
rose de Jéricho. Il éternue, ouvre les yeux, et s’écrie : « Garçon ! l’Annuaire ! » et,
après divers étonnements, apercevant tout à coup la Clémentine nº 3 en toilette de
mariée, il croit que c’est sa Clémentine à lui, la traite en conséquence et se fait une
affaire avec le freluquet d’ingénieur…
La famille ne tarde pas à trouver cet ancêtre encombrant. Mais le terrible colonel
revoit sa vraie Clémentine, qui a présentement quatre-vingt-onze ans, puis son ancien
brosseur, « le petit Pascal », qui en a quatre-vingt-quinze. Il y a là d’aimables scènes
éA d’une fantaisie mélancolique… Enfin, le ressuscité s’endort ; la nature se rattrape
pendant son sommeil ; il a, en se réveillant, le corps, le poil et l’âme d’un homme de
quatre-vingt-dix-sept ans. Le voilà donc rentré dans la règle, réassorti à la Clémentine
n° 1. Décidément, c’est mieux ainsi. Une bouscule ni n’effare plus personne ; et,
apaisé, il bénit la Clémentine n° 3 et son fringant ingénieur… Et la morale, c’est que
le mieux pour nous est de vieillir en même temps que les camarades : ce à quoi nous
n’éprouvons généralement aucune difficulté.
Chicanerons-nous MM. Decourcelle et Mars ? Dirons-nous que deux actes d’exposition sur
trois, c’est beaucoup ? que le troisième acte se trouve, par là, un peu bien serré et
tassé ? et qu’un quatrième n’eût pas été de trop pour donner au colonel Fougas le temps
de s’y reconnaître et pour laisser un peu de champ à ses surprises et à ses
ahurissements ? Ceux que les auteurs lui ont prêtés sont, à vrai dire, un peu courts et
sommaires, et il y avait, je crois, autre chose à tirer des ignorances de ce revenant.
Peut-être aussi ce conte bleu demandait-il un peu de musique ; et peut-être… Mais
qu’importe ? La pièce, telle qu’elle est, n’est pas ennuyeuse un seul instant. Cela est
charmant aux yeux et, çà et là, glorieux et sonore aux oreilles. Ce colonel de
vingt-quatre ans, ces chaises à lyres, ces faisceaux d’armes sculptés dans les
boiseries, ce mobilier du vieil Horace, ce Léonidas aux Thermopyles qui décore la
pendule, ces femmes vêtues comme les Romaines de David, ces uniformes, ces boisseaux
empanachés, ces galons en pointe sur les cuisses, ces sabretaches ballant les jarrets
des héros… Ah ! l’empire et l’Empereur, comme nous en tenons encore ! Vous rappelez-vous
le premier chapitre de la Confession d’un enfant du siècle ? Ce
chapitre, nous l’avons tous dans les moelles. Rien, évidemment, n’est comparable à la
puissance de fascination et de suggestion que ce chapeau, ce profil de médaille et cette
redingote grise ont exercée sur les hommes. Et cela continue. Cet homme nous possède ;
nos pires et nos meilleurs instincts l’adorent, car il a fait connaître à nos aïeux,
dans toute leur plénitude, la vie brutale et la vie désintéressée, l’orgueil insolent
d’être matériellement les plus forts, et, en même temps, les joies du renoncement et du
sacrifice, et le sentiment de quelque chose de préférable à la vie même. Oh ! le grand
semeur d’illusions que ce fut ! Soit que l’éminent historien Henry Houssaye, avec une
sobriété et une précision enflammées, nous raconte, dans son 1815, le
miraculeux retour de l’île d’Elbe ; soit que l’éminent clown , au Nouveau-Cirque,
flageole des jambes en voyant aller et venir, sous la lune, montant la garde, la
silhouette familière et sublime du « Petit Caporal », nous frémissons intérieurement,
nous ne savons plus où nous en sommes. Et c’est parce que Son Ombre plane de nouveau sur
les planches où les colonels de Scribe exprimèrent tant de nobles sentiments qu’il faut
aller voir l’Homme à l’oreille cassée.
C’est une charmante pièce et, dans le fond, une assez petite pièce, mais une petite
pièce si bien aménagée, filée et distendue, quelle lient beaucoup de place, fait
beaucoup de bruit, nous amuse les yeux, et même l’esprit, durant deux ou trois heures
d’horloge : pareille à ces tissus diaphanes et chatoyants qui, déployés, peuvent faire toute une robe et qui, pourtant, passeraient à travers une bague
ou tiendraient dans le creux de la main. Un vaudeville historique, — ou anecdotique, — à
cinquante personnages, — ou figurants, — pittoresque, papillotant et somptueux.
Assurément, c’est une des moindres œuvres de l’illustre auteur de Patrie, de Fernande, de Rabagas et de Divorçons, une de celles où il est le plus visible qu’il a uniquement
songé à plaire ; mais c’est aussi une de celles où, dans maint endroit, il y a le plus
parfaitement réussi.
Et ne dites point que la plus grande partie de ce succès revient au costumier, au
décorateur et au metteur en scène. D’abord, le metteur en scène, c’est M. Sardou en
personne ; puis, si l’art du peintre ou du costumier a pu étaler ici, avec tant de
bonheur, tous ses prestiges, c’est qu’après tout la pièce s’y appropriait excellemment,
les appelait comme un complément nécessaire, était conçue de sorte que ces prestiges y
vinssent à propos et y fussent naturellement mêlés à la fable légère ; et c’est qu’enfin
le décorateur et le costumier n’étaient, dans toute la vérité du mot, que les
instruments de l’auteur. Jamais peut-être n’est plus clairement apparu ce qui distingue
M. Victorien Sardou entre tous les dramaturges. Pour les autres, du moins pour presque
tous, une pièce est finie quand ils en ont écrit la dernière phrase.
Mais non pour M. Sardou. Une pièce n’est pas pour lui un cahier de prose : c’est un
spectacle, et cela, dès le premier mot qu’il trace sur le papier. Très réellement, il
compose sa pièce autant avec ce qu’il n’écrit pas qu’avec ce qu’il écrit. Longtemps
avant la représentation, il ne la conçoit que « représentée ». Les gestes, les
mouvements, les groupements des acteurs, les décors, les costumes et les accessoires
sont, à ses yeux, des éléments intégrants de l’œuvre dramatique au même titre que le
dialogue, des moyens d’expression égaux en importance et en efficacité à la parole même,
et qui, au surplus, ne peuvent s’en séparer. Il imagine et emploie, pour traduire une
idée dramatique, les jeux de scène et les sensations visuelles concurremment avec les
mots, et cela sans effort. Pour lui, « faire une pièce », ce n’est pas seulement
l’écrire, mais c’est la voir, ou plus exactement, c’est en inventer et en prévoir le
spectacle entier. Je vous abandonne, d’ailleurs, sa philosophie et sa psychologie,
choses dont il se pique peu, — et même son style, qui a cependant la rapidité, la
précision et quelquefois la couleur, — et je crois qu’il y a des auteurs dramatiques
supérieurs à M. Sardou par le contenu de leurs œuvres, mais on pourrait dire de lui
qu’il est « le théâtre même », — un peu, et malgré l’énorme différence des objets, au
sens spécial où l’on dit, par exemple, que Lamartine n’est pas un poète, mais « la
poésie ».
Ceci étant bien entendu, j’aurai moins de scrupule à vous raconter sans gêne Madame Sans-Gêne.
Mme Sans-Gêne, c’est la belle Catherine, blanchisseuse, rue
Sainte-Anne. Le premier acte se passe dans sa boutique, le 10 août 1792. Des coups de
canon, de temps en temps, font sursauter tout un petit pensionnat de jolies
blanchisseuses d’opéra-comique. Une conversation de Catherine avec un de ses clients,
Fouché, — actuellement sans autre profession que celle d’orateur de club, et qui attend
que d’autres aient fait la Révolution afin de l’« organiser », — nous apprend que les
patriotes assiègent les Tuileries et que le sergent Lefebvre, — l’amoureux de Mme Sans-Gêne, — est avec eux… Or, à peine Catherine, restée seule,
a-t-elle mis ses volets, un jeune officier autrichien, le comte de Neipperg, blessé et
poursuivi, entre par la petite porte de la boutique et supplie la belle blanchisseuse de
le sauver. Catherine a bon cœur, et puis, n’est-ce pas ? en se battant pour
Marie-Antoinette, ce garçon défendait sa payse. Elle le cache donc dans sa propre
chambre. Au même moment, on frappe contre les volets : c’est Lefebvre avec des
camarades. Le brave sergent veut aller dans la chambre laver ses mains noires de
poudre : il s’étonne de la trouver fermée, a des soupçons, force la porte…, puis
reparaît en disant : « C’est vrai, il n’y a personne. Tu as voulu me donner une leçon. »
Mais, les camarades partis : « Pourquoi, demande-t-il à Catherine, ne m’as-tu pas dit
qu’il y avait là un mort ? » Sur quoi, Catherine a un mouvement de pitié si évidemment
innocente que Lefebvre est enfin rassuré. Le blessé n’est pas mort ; on le fera évader,
et Lefebvre ne sera plus jaloux…
Tout ce prologue est un bijou d’adresse et, vers la fin, d’émotion. Et puis, tout le
monde y est si gentil ! Catherine « blanchit » pour rien un petit lieutenant corse, qui
s’appelle d’un drôle de nom : Buonaparte, et qui vient d’être cassé de son grade. Et ce
Fouché ! Il nous fait si spirituellement les honneurs de sa piquante canaillerie ! Et
ces patriotes, qui viennent de massacrer, dix contre un la garde du roi et de mettre les
Tuileries à sac ont l’air de si braves cœurs !… Oh ! l’exquise idylle ! Dix-huit ou
vingt ans après. Le petit lieutenant est devenu l’empereur Napoléon et le gendre de
l’empereur d’Autriche. Catherine a épousé le sergent Lefebvre, qui est maintenant le
maréchal Lefebvre duc de Dantzig. Nous sommes au château de Compiègne ; et c’est la
duchesse de Dantzig doit recevoir la cour ce soir-là.
Chose surprenante ! cette femme qui n’est pas bête et qui montrera, tout le long de la
pièce la plus vive intelligence, n’a pu, devenue maréchale et duchesse, se défaire, même
un peu, de ses façons et de son langage de blanchisseuse mal embouchée Oui, je sais, la
maréchale Lefebvre est restée célèbre pour la familiarité populaire de son langage. Mais
on ne me fera pas croire que cette fille de Paris n’ait pu apprendre ce qu’apprendrait
en quelques mois la première venue des ouvrières de Montmartre ou des Batignolles, et
qu’elle n’ait pas acquis tout au moins, en vingt ans d’élévation progressive, le « comme
il faut » bourgeois d’une boutiquière aisée. On ne m’ôtera pas de l’idée que, lorsque la
maréchale Lefebvre disait : « C’est nous qui sont les princesses » ou : « Ça te la
coupe ! elle s’amusait, elle « faisait des blagues ». Au reste, on a dû lui en
prêter
J’aurais compris qu’à certains moments, par inadvertance, ou sous le coup d’une
impression vive, le fonds populaire, ou même faubourien, reparût sous la gaucherie d’une
correction incomplète ; et ces distractions, ou ces échappées de verve familière,
espacées et imprévues, n’en eussent été que plus plaisantes. Mais la commère qu’on nous
montre semble s’appliquer à accumuler sans trêve les plus niais pataquès. Nous assistons
d’abord à une réédition alourdie de la scène du Bourgeois gentilhomme avec son maître de
danse. Puis, lorsque les princesses sont entrées : « Excusez-moi d’être en retard,
Mesdames… C’est ma sacrée robe… C’est que, voyez-vous, j’ai voulu me mettre sur mon
trente et un… » Puis, le thé offert : « Vous êtes comme moi, n’est-ce pas ? C’te eau
chaude, ça ne vous dit rien… Vous préféreriez du rude ?… Si on prenait un vin chaud ?… »
Et, présentant des petits fours : « Voulez-vous une lichette ? » Etc., etc…, et des
ahurissements, et des roulements d’yeux effarés, et des emberlificotements dans sa
traîne… C’est Mme Gibou à la cour. C’est d’un comique si bas et si
offensant que je ne conçois point que M. Sardou ait daigné le ramasser. Et je ne me
plains même pas que cela soit archifaux et dépasse même la convention vaudevillesque :
je me plains que cette convention y soit dépassée sans profit, et même pour notre plus
vif déplaisir. Ce qui d’ailleurs n’empêchera pas cette fâcheuse maréchale Pipelet de
rappeler aux princesses, un peu plus loin, leurs origines et « les bienfaits de la
Révolution » dans un couplet de théâtre très soutenu et très travaillé…
Mais qu’importe ? Je dois reconnaître que ce comique de tréteaux a visiblement réjoui
une partie du public. Puis le spectacle est brillant, les femmes sont jolies, les
costumes somptueux, le décor et les meubles exquis. Ce style Empire avec sa raideur de
lignes, et ce qu’il y a d’ingénument académique dans le détail de son ornementation, a
vraiment, et tout compte fait, de la grandeur ; il me paraît même supérieur au style
Louis XIV, qui a surtout de la « pompe ». Un peu ridicule à le prendre par le ,
l’ameublement Empire donne, dans son ensemble, une impression de beauté et de fierté. Il
a l’aspect « héroïque »… Je me rappelle une page de Louis Veuillot dans ses délicieuses
Lettres à sa sœur : « J’occupe la chambre de Mme R… Il y a un lit qui égale presque en dimensions celui d’Epoisses. Il fut celui
de la maréchale ; et il est couvert d’ornements on ne peut plus cocasses et belliqueux :
des palmes, des lauriers dans des cornes impayables, des casques, des étoiles d’or, un
glaive. Tout cela est bête et massif au possible, mais respectable par la matière et par
l’idée. Ces rudes soldats de l’Empire jouissaient d’une sincérité militaire qui ne leur
permettait pas le ruolz, ni aucune autre supercherie. Il leur fallait du vrai et du
cher, des lames d’or sur des blocs de cuivre et sur des billes d’acajou. Quand le
maréchal fît son établissement, il y eut pour cinq à six cent mille francs de ciselures
et de dorures, et c’était une maison où l’on comptait. Ces vieux meubles n’ont pas
changé. Tout cela est neuf et brillant. En comparaison, les modernes font de la peine,
et, pour conclure, nous ne sommes que de la chiasse… Je parle des autres, bien
entendu. »
Mais, décidément, elle se tient trop mal, cette duchesse Gibou. Elle n’est plus
« possible ». Et c’est pourquoi l’empereur a fait mander le maréchal Lefebvre, et lui a
signifié qu’il eût à divorcer dans le plus bref délai. Lefebvre annonce la nouvelle à sa
femme. « Et qu’as-tu répondu ? demande la maréchale Sans-Gêne. — Qu’est-ce que tu aurais
répondu, toi ? dit le maréchal. — Que l’empereur peut tout, mais qu’il ne peut pas
m’ôter mon Lefebvre, ni séparer un brave homme et une brave femme qui s’aiment comme
nous nous aimons. — Eh bien, voilà justement ce que j’ai répondu. — Ah ! mon homme !
— Ah ! ma femme ! » La scène est jolie et cordiale, et a beaucoup plu.
Il est plein d’une rude et savoureuse bonhomie, cet excellent maréchal. Si toutefois
vous estimez que M. Victorien Sardou ne nous montre ici que la superficie des choses ;
qu’il eût été intéressant d’étudier un peu à fond le type du parvenu de l’Empire, de
l’homme du peuple devenu prince par son épée, mélange de simplicité, de brutalité et
d’idéalisme (car, pour le soldat de ce temps-là, la guerre fut réellement, pendant vingt
ans, un métier, — ce qui ne s’est pas revu depuis, — et il y eut en lui du condottiere
et de l’homme de proie, et aussi du troubadour, comme en témoigne la naïve et fastueuse
phraséologie du temps ; et tout cela ensemble faisait un héros), si vous regrettez que
l’auteur de Madame Sans-Gêne n’ait point essayé de nous peindre
« l’état d’âme » très spécial et très curieux d’un de ces protagonistes soudains de la
grande épopée, et les contre-coups et les retentissements d’une si invraisemblable
fortune dans une âme fruste et mal préparée, et les étonnements, et l’espèce d’assurance
éblouie devant une pareille destinée… je vous répéterai que M. Victorien Sardou ne l’a
pas voulu.
Oh ! que le troisième acte, presque tout entier, est charmant ! C’est assurément une
des choses les plus parfaites que M. Sardou ait écrites. Les remontrances de Napoléon à
ses sœurs, la princesse Caroline et la princesse Elisa ; leur attitude devant le chef de
la famille, devant celui qui les a faites tout ce qu’elles sont ; les deux princesses
« s’empoignant » tout à coup en patois corse, et le grand empereur leur imposant silence
dans le même patois ; cette remontée soudaine de canaillerie et de pouillerie
italiennes, ce lavage de linge sale en famille dans la solennité du décor et parmi
l’appareil de la pompe impériale… que tout cela est spirituellement et justement noté !
Et la scène suivante est supérieure encore.
Mme Sans-Gêne arrive, le dos rond sous l’orage prévu, très
tranquille au fond. Brutalement, avec une phraséologie un peu commune (on sait que,
parmi les innombrables personnages dont se composa le grand empereur, il y eut un
Prudhomme), il lui reproche de déshonorer la cour par ses incorrections. « Cela ne peut
pas durer, le divorce s’impose. » Elle répond, point trop troublée, comme Lefebvre avait
déjà répondu. L’empereur grommelle ; la maréchale continue à se défendre, et déclare
enfin que, si elle a relevé si vertement les deux princesses impériales, c’est
« qu’elles parlaient mal de l’armée ». Ici, comme dit mon bon maître Sarcey, « la scène
tourne ». L’empereur, intéressé et touché, interroge Mme Sans-Gêne ;
elle énumère ses campagnes et ses blessures (car elle fut vivandière). L’empereur sourit
peu à peu aux souvenirs que cette énumération lui rappelle. Il finit, entre deux prises
de tabac, par tirer l’oreille à la maréchale, comme à un grognard. La fine commère
s’enhardit de plus en plus. Le mouvement de la conversation l’amène à dire qu’elle a
connu l’empereur autrefois… il y a longtemps… quand il était sous-lieutenant, et qu’elle
le blanchissait pour l’amour de Dieu. Même il y a une note qu’il n’a jamais payée :
soixante francs, dont quarante pour le raccommodage du linge. Napoléon, amusé,
marchande ; mais elle n’en peut rien rabattre. « Enfin, que vous doit l’empereur ?
— Trois napoléons, sire. » L’empereur ne se tient plus de joie, il a un moment de vraie
simplicité et de vraie bonhomie, comme il devait en avoir quand il se
souvenait, quand, réfléchissant au miracle de sa stupéfiante destinée, il avait
l’impression que ce n’était pas lui, que c’était un autre, — et quand Madame Mère,
gardant sa tête au milieu de ces prodiges, disait : « Pourvou qué ça doure ! » Il y a là
une détente, un subit oubli du masque, qui nous ravit d’aise. Et puis, l’empereur
s’aperçoit que l’ancienne cantinière est encore diablement appétissante ; il la pousse
vers un canapé, demande la permission de baiser la cicatrice de son bras, veut aller
plus loin… « Pardon, sire ! je n’ai pas d’autre blessure. » La conquérant n’insiste
pas.
Le reste… eh bien ! le reste m’est égal. Et pourtant c’est la pièce elle-même, qui
s’est fait bien attendre.
Il est tard dans la nuit. L’empereur entend du bruit du côté des appartements de
l’impératrice Marie-Louise. Il fait éteindre les lumières… et le fidèle Roustan s’empare
du comte de Neipperg, qui allait pénétrer chez l’impératrice. De quoi Napoléon est deux
fois furieux, — comme mari et comme empereur. On a trouvé mauvais qu’il fût jaloux à la
façon des bourgeois. Mais que voulez-vous ? Si grand qu’il fût, il y avait cependant une
foule de choses, — et c’étaient les plus nombreuses, — qu’il sentait ou faisait comme un
bourgeois. Ce Napoléon en caleçon me paraît fort plausible. Il arrache à Neipperg ses
aiguilles ; Neipperg ose lever l’épée sur lui ; Napoléon donne l’ordre de le fusiller
rapidement et secrètement. Mme Sans-Gêne, moitié par perrichonisme
(vous vous rappelez qu’elle a sauvé Neipperg au prologue), moitié pour épargner un crime
à son maître, parvient à faire évader l’Autrichien, dont l’innocence est reconnue au
dénouement Le subtil Fouché repêche dans la bagarre son portefeuille de ministre de la
police, — et ceci nous amuse un instant. Mais, en dépit de très ingénieux détails, que
nous fait le reste ? C’est une habileté qui s’exerce dans le vide, qui ne plaît que par
elle-même ; et cela ne nous suffit point tout à fait.
Le drame méritoire de M. Charles Samson, Une page d’amour, nous a
montré, une fois de plus, que la physiologie n’est pas « chose de théâtre ».
Qu’est-ce que Une Page d’amour ? C’est un peu le roman, — assez
banal, — d’une jeune veuve qui s’ennuie, mais c’est surtout l’histoire d’une petite
fille de dix ans, qui tombe raide sur le carreau toutes les fois qu’un homme touche sa
maman.
Mais pourquoi cette petite fille tombe-t-elle sur le carreau ? Parce que sa grand’mère
était hystérique ; parce qu’elle-même est profondément détraquée, au point d’avoir à
tout bout de champ, et même quand aucune approche virile ne menace sa mère, des
évanouissements qui durent plusieurs heures, et parce que, à ce détraquement congénital,
s’ajoute la jalousie, une jalousie physique, mystérieuse dans ses causes, brutale dans
ses effets.
Brutale, — et muette, et par là d’autant plus pénible à considérer. La jalousie est
toujours un assez vilain sentiment. Il y a, dans cette mainmise d’une créature sur une
autre, je ne sais quoi d’insultant et de provocant, d’hostile à toute la communauté
humaine. Seulement, lorsque ce sentiment fâcheux se rencontre chez un être capable de
l’exprimer et de le définir, chez Othello ou chez Hermione, nous voyons clairement que
le jaloux, s’il torture, est lui-même torturé ; s’il nous répugne comme bourreau, il
nous intéresse comme victime ; et la jalousie devient alors matière de drame. Mais cette
petite Jeanne Grandchamp ne parle point : elle n’a pour langage que les caresses
frénétiques, la bouderie silencieuse, ou la pâmoison, surtout la pâmoison. Et, sans
doute, ce silence vaut mieux, car, si elle savait parler, que dirait-elle, cette
fillette malade et dont l’âme est pubère avant le corps chétif ? Donc, elle se contente
de tourner l’œil six fois (quelqu’un a compté), soit sur les planches, soit dans la
coulisse. Mais tout de même, outre que c’est pénible à voir ou à concevoir, c’est
peut-être un peu monotone.
Il fallait laisser la petite Jeanne à M. Zola. Il fallait d’autant plus se défier d’Une Page d’amour que, dans la pensée du maître, Une Page
d’amour est un roman chaste. Or, quand M. Zola se mêle d’être chaste, c’est
terrible. On le voit bien ici. On l’a vu pareillement dans le Bonheur des
dames et dans le Rêve. M. Zola ne nous laisse vraiment pas
assez ignorer les raisons physiologiques de la bonne santé morale de Denise et de
l’exaltation religieuse d’Angélique. N’est pas chaste qui veut. M.Zola est condamné à
l’impureté. Ses vierges sont des lis sanglants et trop visiblement soumis aux
lunaisons.
Et puis, dans cette idylle neurasthénique d’Une Page d’amour, il y a
une chose que M. Samson ne pouvait transporter dans sa pièce : il y a Paris ; il y a le
panorama de la grande ville vue des hauteurs du Trocadéro, à toutes les heures du jour,
par toutes les saisons et par tous les ciels Hélène Grandchamp est courageuse,
incertaine ou défaillante, selon la façon dont est éclairé le dôme des Invalides,
suivant que la façade de l’Ecole Militaire est gris sale ou gris-perle, suivant qu’à
l’horizon le Panthéon est mauve ou paraît en pain d’épice, et suivant que la Seine est
couleur d’émeraude, couleur de marne ou couleur d’étain. Ces descriptions, dont la
moindre déborde sur dix pages d’imprimé, sont restées fameuses. On les admire beaucoup,
sans toujours les avoir lues. Je crois que ce qu’on admire au fond, c’est l’étrange
effort dont elles témoignent.
Ç’a été l’une des plus grossières erreurs littéraires de ce temps, de confondre
l’énumération des parties avec la peinture, de croire que la juxtaposition interminable
de détails, même pittoresques, peut finalement « former tableau », nous rendre
sensibles, les vastes spectacles de l’univers physique. En réalité, une description
écrite ne se compose et ne s’ordonne dans notre esprit que si l’impression des premiers
traits dont elle est formée se prolonge et retentit assez en nous pour que nous les
puissions rejoindre aisément à ceux qui la complètent et la terminent. Bref, un morceau
descriptif ne vaut que si nous pouvons en retenir et en embrasser à la fois tous les
détails. Il faut que ces détails coexistent tous dans notre mémoire, comme ceux d’une
toile peinte coexistent sous notre regard. Cela devient presque impossible, quand la
description d’un objet déterminé comporte un quart d’heure de lecture. Plus elle
s’allonge, et plus elle s’obscurcit. Les traits particuliers s’effacent et s’oublient à
mesure qu’ils nous sont présentés ; et c’est ici qu’on peut dire que les arbres
empêchent de voir la forêt. Toute description qui dépasse cinquante lignes cesse d’être
clairement perceptible à un esprit de vigueur moyenne. On n’a plus alors qu’une série de
peintures partielles dont la succession fatigue et accable.
Il est vrai que, dans les livres de M. Zola, cet accablement même nous fait sentir, je
ne sais comment, la force du peintre. De cette énorme juxtaposition de détails, que leur
multiplicité même rend indistincts et confus, une lueur s’échappe çà et là, qui se
reflète sur les paragraphes compacts, ainsi qu’un éclair sur des pans de muraille ; et
le travail que M. Zola a fait sur les choses pour les décrire (car il choisit et résume,
après tout, malgré qu’il en ait), nous le refaisons nous-mêmes sur ses descriptions.
Mais revenons au drame de M. Charles Samson. Tout compte fait, il reste intéressant. Le
premier acte a un vrai charme d’intimité ; le second papillote agréablement : le
rendez-vous de la petite Mme Deberle avec Malignon dans le salon
rose est de bonne comédie ; et quand, au troisième acte, le docteur, apprenant la
maladie de la petite Jeanne, se retrouve subitement médecin et oublie qu’il est
amoureux, c’est là, à coup sûr, une très juste et saisissante indication, que je
voudrais seulement un peu plus poussée.
*
* *
Ce qui ressort le plus clairement de la représentation des Drames
sacrés, au Vaudeville, c’est que M. Eugène Morand est un élève très habile des
« quattrocentistes », M. Jusseaume un très ingénieux décorateur, et M. Albert Carré un
directeur très « artiste », ce que l’on savait déjà.
Je m’étais tu obstinément sur la Passion de la Bodinière et sur la
Passion de l’ancien Alcazar. Ce silence était une opinion. Il n’a
pas fallu moins que les artifices réunis de MM. Jusseaume, Morand, Carré et Charles
Gounod, pour endormir en moi de vieux scrupules très mystérieux, mais d’autant plus
tenaces que je n’en saurais rendre compte que par un assez grand effort de réflexion.
Ces scrupules survivants, cette gêne que me donne l’Évangile mis en vers parnassiens et
livré aux bouches d’interprètes éminemment profanes, il semble qu’une foi vive serait
seule capable de les justifier, et c’est pourquoi je ne les confesse qu’avec hésitation.
Cédé-je ici à de très anciennes impressions d’enfance et d’adolescence, restées intactes
au plus profond de moi-même, et peut-être à mon insu ? ou simplement à d’importuns
ressouvenirs du commandant Laripète et de Cadet-Bitard ? Soupçonnerais-je par hasard la
sincérité religieuse des heureux auteurs de Grisélidis ? Ce soupçon
est très probablement injuste ; mais j’avoue que, partout ailleurs qu’au Vaudeville,
j’aurais eu peine à m’en défendre.
Une chose encore qui, si je ne m’étais surveillé, eût contribué à me rendre suspecte la
piété de MM. Silvestre et Morand (à tort, je le reconnais, car on peut être pieux par
instinct et hérétique par ignorance), c’est le peu de sûreté de leur orthodoxie. Cela
apparaît dès le prologue, où Fra Angelico, dans son clair couvent de Fiesole,
s’applique, nous dit-il, à dérouler sur les murs « la légende du
Christ » ? La légende ? Je sais bien qu’on appelle la Vie des Saints « la Légende
dorée » et peut-être les auteurs s’en sont-ils souvenus. C’est égal, cet archaïsme
m’inquiète, et plus d’un détail me fait craindre ensuite que MM. Silvestre et Morand
n’aient eu la singulière étourderie d’employer ce mot de « légende » au sens courant et
vulgaire. M.Homais non plus n’hésiterait pas à dire : « la légende du Christ ».
Donc, les tableaux qu’on va nous montrer, ce sont les fresques animées de Fra Angelico.
Les pieux versificateurs ont parfois prêté à ce saint moine des idées qui le
surprendraient fort.
Au premier tableau, nous sommes à Nazareth, dans le jardin de la Vierge. Mlle Yahne apparaît, dans un tronc de figuier, à Mlle Thomsen, et lui annonce qu’elle enfantera le Sauveur. Voilà qui va bien.
Mais j’ai vraiment peur que, au tableau suivant, le mystère de la Nativité n’ait été
réduit à une historiette un peu étroite. Mlle Sanlaville est
désespérée d’avoir perdu son enfant. MM. André Michel et Peutat, déguisés en bergers,
essayent vainement de la remonter ; elle blasphème et accuse Dieu. Alors Peutat lui
dit : « Regarde ». La toile du fond s’éclaire, et Mlle Thomsen élève
une poupée articulée dont les bras et les mains marquées d’une petite tache rouge
s’étendent sur une croix lumineuse. D’où il appert que le Christ est spécialement venu
au monde pour consoler Mlle Sanlaville. Quelques-uns ont jugé que
cette conception manquait peut-être d’ampleur.
Puis, sur une terrasse florentine, c’est Hérodiade, son mari Antipas et quelques
seigneurs Renaissance. Hérodiade est charmée que sa fille ait obtenu du roi la
décapitation de Jean-Baptiste. Le bourreau apporte la tête sur un plat. Salomé le suit.
Elle explique (telle la Pauline de Polyeucte, mais c’est ici plus
imprévu) que la mort du saint lui a révélé la vérité et qu’elle s’en va faire pénitence
dans la solitude. MM. Morand et Silvestre ont une extrême facilité à convertir les gens.
(Nous eu verrons d’autres exemples. ) Ce sont de bien bonnes âmes. Ils interprètent la
loi de pardon avec une sentimentalité et une veulerie « bien parisiennes ».
Et, dès que la tête de Jean-Baptiste a été posée sur la table, crac 1 un ressort a
joué, et la tête s’est auréolée d’un cercle de lumière électrique…
Je voyais approcher avec terreur la scène de Jésus et de Madeleine. Je redoutais
quelque marivaudage romantique. Je me souvenais du vers ineffable de M. Armand
Silvestre :
Mais les auteurs se sont méfiés, de quoi je les félicite grandement. Madeleine,
entourée de seigneurs à toques florentines, se vante de mettre dans sa poche ce jeune
prophète galiléen, ennemi des jeux et des ris. Là-dessus, Mirelet fils, c’est-à-dire
M. Mayer (vous le rappelez-vous dans l’Ecole des veufs ?),
c’est-à-dire Jésus, cheveux roux et robe blanche, passe au fond du théâtre, suivi de ses
disciples. Il leur récite quelques paragraphes, — imparfaitement mis en vers français,
— de son Evangile. Madeleine écoute ; elle est toute saisie ; sans rien dire, elle
arrache sa couronne de roses et se précipite, extasiée, à la suite de Jésus. Cette scène
muette est de beaucoup la meilleure de l’ouvrage, soit dit sans nulle raillerie.
Un coin de Jérusalem, le jour des Rameaux. Trois belles personnes exécutent une danse
du ventre — d’ailleurs tempérée — dont l’objet est de nous ragaillardir. Puis Jésus
s’avance entre deux haies de curieux agitant des palmes. Il avise les enfants qui sont
là, et dit :
Ce « jusque » est un bien beau contresens. Un autre poète avait dit avant M. Armand
Silvestre :
ce qui était désobligeant pour les bruns et les châtains. Il se pourrait que le texte
de l’Evangile fût le meilleur.
Le décor du « Jardin des Oliviers », qu’il faut aller voir, me paraît le chef-d’œuvre
de M. Jusseaume. Il suffirait à faire pardonner à M. Morand quelques-uns des vers de
M. Silvestre. Mirelet fils, dans une lumière de bengale, y profère maintes choses
bardies, propres à étonner les théologiens. Il est dévoré de doutes. Il ne craint pas de
dire :
Il parle aussi, en charabia hugolesque, du « réveil auguste de l’Idée ». Nous avions
déjà vu, dans le Christ aux Oliviers, de Vigny, un Jésus-Hamlet, et
même quelque peu nihiliste. Le morceau, si j’ai bonne mémoire, n’était pas mauvais. Je
le relirai.
Après cet audacieux monologue, la généreuse hétérodoxie de MM. Silvestre et Morand ne
connaît plus d’obstacles. Ils suppriment carrément le baiser de Judas. Au moment où
M. Grand s’approche, M. Mayer lui dit : « J’ai à te parler ». Il éloigne les curieux et
reprend : « Pourquoi me trahis-tu ? » Judas répond, ou à peu près : « Parce que tu mens
et que je te hais », et il objecte le mal et la souffrance où l’univers est en proie.
Mayer réplique par l’annonce d’un monde que l’amour aura renouvelé. Il ajoute : « Et
maintenant, baise-moi ». Mais Judas n’ose plus, il est converti, comme l’a été tout à
l’heure Salomé, comme Barabbas le sera dans un instant. Evidemment, nos deux lyriques
sont « pour que tout aille bien ». Et c’est Jésus qui se livre lui-même aux soldats.
Pendant le jugement, Mlle Anglochère, déguisée en Vierge âgée,
converse avec Mlle Malvau (Marie Madeleine), derrière le palais du
procurateur romain.
La Vierge ouvre ses bras à la courtisane repentie, en disant ce vers, qui appartient à
l’espèce des beaux vers, très différents des bons :
(Ne cherchez pas quel secret rapport d’idées peut bien relier ces deux hémistiches dans
la pensée de Mlle Anglochère. ) Soudain, nouveau truc : la toile de
fond s’illumine et le paisible jardin de Nazareth apparaît rouge de sang.
Huitième tableau : Des arbres, qui ont vaguement des formes humaines, gourmandent le
bûcheron qui vient abattre du bois pour faire le gibet. Le bûcheron recule,
impressionné. Les deux vaillants poètes pousseraient-ils le désir de tout arranger et
l’humanité boulevardière jusqu’à supprimer le crucifiement ?
Non ; car voici, groupés sur les murailles de la ville, des curieux qui, de loin,
assistent au supplice… Reste maintenant à convertir Candé, je veux dire Barabbas, après
Salomé et Judas. Ça ne traîne pas. Au moment où, « tout étant consommé », le ciel, comme
dit Molière, s’habille en scaramouche (expression tout à fait convenable à un ciel de
théâtre), et se raye presque aussitôt de lueurs sanglantes, Candé, retourné, déclame un
article de la Libre Parole, à quoi il coud divers propos qui
rappellent ceux de Barabbas dans la Fin de Satan. Seulement, chez
Hugo, c’était plutôt mieux.
Dernière image : le tombeau de Jésus, creusé dans un roc. Mlle Malvau et M. Candé — non plus sous la souquenille de Barabbas, mais bien mis
et rasé de frais, ce qui signifie sans doute l’humanité régénérée, — se rencontrent près
du tombeau, et échangent quelques strophes. Puis Mirelet fils apparaît en habit de gala,
au haut du rocher, entre deux jeunes comédiennes qui balancent des encensoirs.
Mais pourquoi, à propos de l’Evangile, ces tableaux-là, et non pas d’autres ? Je n’en
sais absolument rien ; les auteurs non plus.
Un bon catholique me disait : « Il y manque un tableau essentiel : celui de Jésus
chassant les vendeurs du temple ». Heureusement pour le Vaudeville, les bons catholiques
se font rares. La religiosité de MM. Silvestre et Morand est tout à fait à la mesure des
femmes du monde, et pareillement des bourgeoises, et très exactement appropriée à leurs
besoins spirituels. Ce qui m’a offensé les laissera bien tranquilles et peut-être même
les édifiera. Elles viendront en foule à ces fantaisies sur l’Evangile, et feront ainsi
très agréablement leur semaine sainte ; car les vers des Drames sacrés
sont harmonieux et fleuris ; car elles aimeront ceux mêmes que j’ai cités et cet autre
qui me revient et que Candé crie à Mayer :
et tous les vers qui ressemblent à celui-là ; car les décors sont le délice des yeux ;
car la musique de M. Gounod est religieuse et belle ; car, si j’ai pu dire que ces
mysticailleries en christocale (pardon !) me rendraient voltairien et me feraient
trouver du charme à la Pucelle ou à la Guerre des
dieux, c’est une vivacité que je regrette.
On parle, du moins dans les contes, de certaines essences merveilleuses, tellement
pénétrantes qu’une goutte versée suffit à parfumer une chambre. C’est l’âme de milliers
et de milliers de roses enfermées dans un flacon. Supposez que l’on répande ce flacon
sur la poussière d’une place publique, et vous aurez une idée assez juste de ce qu’on a
fait de ce délicieux livre de Pêcheur d’Islande, en le transportant au
théâtre. Certes, un peu du roman de Pierre Loti a survécu, et, pour parler comme
l’ardente Desbordes-Valmore, on en peut encore respirer, dans la salle du Grand-Théâtre,
« l’odorant souvenir ». Mais ce n’est qu’un souvenir, en effet.
Après tout, c’est bien quelque chose. Même dans cette sorte de dispersion et
d’évaporation de ce qui faisait le charme du roman, nous avons continué dp sentir et
d’aimer l’âme de Pierre Loti. C’est une âme délicate et profonde, mélancolique et
sensuelle. C’est aussi une âme ombrageuse, je le sais. J’avais, il y a déjà sept ou huit
ans, (comme le temps passe !) tâché d’exprimer ma tendresse pour l’auteur du Mariage de Loti, du Roman d’un spahi et de Mon frère Yves, et je crois qu’il en avait été touché. Or, l’an dernier,
quand il fut nommé à l’Académie, j’écrivis sur lui, pour l’en féliciter, un article que
vous n’avez pas lu et qui parut dans le journal l’Eclair. J’y
développais cette idée, que Pierre Loti était le moins « académisable » des hommes,
attendu qu’il vivait à sa guise, qu’il n’avait nul souci du cant et de
la considération bourgeoise, qu’il aimait les déguisements « pour changer d’âme », et
qu’il était le plus candide, mais le plus décidé des nihilistes, donc très « mal
pensant ». J’en concluais que, si l’Académie l’avait choisi malgré tout cela, c’était
donc qu’elle l’avait choisi, chose inouïe, uniquement parce qu’elle l’avait lu et que
« sa grâce avait été la plus forte ». La chose, comme vous voyez, n’avait rien de
désobligeant pour le doux écrivain. Seulement, voilà ! l’article était » humoristique »
(genre déplorable) et peut-être m’étais-je laissé entraîner à quelque exagération dans
le développement des prémisses afin de rendre la conclusion plus frappante. Or,
M. Pierre Loti, à qui l’ironie est étrangère, m’en témoigna du chagrin. Et ainsi, pour
avoir voulu faire le plaisant, je perdis, hélas ! presque un ami… Mais, bah ! je suis
resté le sien, et cette sympathie, ne pouvant plus être que lointaine et toute
spirituelle, est désormais à l’abri des accidents et des variations…
J’aurais donc souhaité vivement retrouver dans le drame toute la poésie du roman. A
vrai dire, si elle n’y est pas demeurée toute, ce n’est la faute de personne. Pouvait-on
transporter sur les planches, exprimer, sous l’étroite et sèche forme du dialogue
continu, la grande tristesse laiteuse de la mer de brumes, la rencontre fantastique des
bateaux dans le brouillard, l’agonie du petit Silvestre dans sa cabine, de l’autre côté
de la terre, et la chétive silhouette de l’aïeule, décroissant sur la route solitaire,
après quelle vient d’apprendre, aux bureaux de la marine, la mort de son petit-fils
là-bas, là-bas ?… Et puis, voyez-vous, les comédiens peuvent nous représenter avec une
suffisante exactitude des hommes du monde, des bourgeois, ou même des paysans de la
banlieue, bref des hommes comme nous ; ils sont forcément moins heureux dans la
reproduction d’êtres vraiment primitifs et tout près encore de la nature. Si peut-être
ils nous en rendent à peu près l’image extérieure, ils n’en attrapent jamais l’accent ;
et, quelle que soit leur habileté, l’idylle sincère, simple et un peu rude tourne enfin,
par eux, soit au mélodrame, soit à l’opéra-comique.
Enumérons cependant les principaux « tableaux » de Pêcheur d’Islande.
Les décors du grand peintre Jambon « vaudraient le dérangement » à eux seuls. Ce
sont eux qui ont le plus retenu de la poésie du livre. Il y a là une placette de vieille
ville bretonne ! Et une apparition de village tassé et comme accroupi sous un ciel
d’automne balayé de grands vents ! Et des visions de bruyères et de landes et de
calvaires désolés au bord de l’Océan !… Les décors, ici, complètent le dialogue, en
approfondissent et en parachèvent la mélancolie pénétrante et si doucement monotone…
Au premier tableau, c’est jour de Pardon, à Paimpol. Nous y faisons connaissance de la
bonne petite Marie et de son fiancé, le bon petit Silvestre, qui doit bientôt partir
pour son service, et de la vieille Maon, fille, femme, sœur, mère et grand’mère de
marins, et de la belle Gaud, la fille la plus riche de Paimpol, une « demoiselle » qui a
vécu quelques années à Paris bien qu’elle continue à porter la coiffe bretonne, et enfin
du grand Yann, le beau géant timide, farouche, un peu brutal, pour qui la demoiselle
Gaud sent déjà quelque tendresse de cœur. Tout ce monde-là cause sur la place et tend
les maisons de draps blancs pour le passage de la procession. Elle passe enfin, la
procession, très pieuse, très bretonne, je crois, et très bien réglée. Je n’y vois à
reprendre que le suisse, qui semble un peu trop venir de la Madeleine ou de
Saint-Augustin.
Puis, c’est la fête du soir. Tandis qu’on danse dans la grange voisine et que, de temps
à autre, passent au fond de la scène des filles et des gars ingénument enlacés, la
demoiselle Gaud essaye d’apprivoiser le grand Yann. Et il est visible que le bon
colosse, qui aime au fond la jolie fille, se laisserait bientôt faire. Mais des
camarades surviennent, qui le plaisantent. Et alors, le beau marin de se fâcher, décrier
à tue-tête qu’il n’épousera jamais que la mer et de « lâcher » très impoliment la jolie
Gaud toute déconfite.
Au troisième tableau, nous sommes introduits dans la maison cordiale des parents de
Yann, où grouille une « touillée » d’enfants, d’une propreté invraisemblable. Yann et
Gaud s’y rencontrent une seconde fois ; et, comme cette entrevue n’aboutit pas plus que
la première, les lois inexorables du théâtre m’obligent à dire qu’il y en a peut-être
une de trop.
Heureusement, le père de Gaud a fait de mauvaises affaires. Il est, en outre, mourant
Le curé, précédé de quelques enfants de chœur, lui apporte les saintes huiles, et ça
fait encore une petite procession. Cependant la grand’mère Maon, appelée au bureau de la
marine, sort un moment. Quand elle rentre, elle est folle, et des gamins, la croyant
saoule, la poursuivent. C’est qu’elle vient d’apprendre la mort de son petit Silvestre.
Et Mme Marie Laurent arrache sa coiffe, secoue ses cheveux gris, et
exhale sa douleur d’une voix de spectre, vague, grêle, enfantine, — terrible. C’est
vraiment très bien fait. On a beaucoup applaudi la Niobé bretonne
Le pont d’un bateau dans la mer d’Islande. Mais où est la mer ? Où l’odeur du
brouillard marin ? Où le vent ? Où l’infini ?… Pourtant, il faut aller voir l’étonnante
tête de M. Calmettes en vieux loup de mer. On rencontre un autre bateau de pêche qui
apporte des lettres de France. Une de ces lettres annonce la mort de Silvestre, blessé
au Tonkin, mort pendant le retour en pleine mer des Indes. Les pêcheurs s’agenouillent ;
Yann commence à haute voix la récitation du Paier ; les sanglots
l’étouffent… Troisième scène pieuse. Je les aime bien, mais ça en fait beaucoup.
Le tableau suivant me paraît le meilleur. Après la mort de son père, Gaud, ruinée, est
venue demeurer, dans une humble maisonnette, avec la vieille Maon, qui est la grand’mère
de Yann. Pour nourrir l’aïeule tombée en enfance, et pour manger elle-même, elle va en
journée, comme couturière, chez les paysans. Et elle pense toujours à Yann, la pauvre
fille ; mais elle n’espère plus. Or, un jour que les enfants du village « jouent » à
injurier la folle après lui avoir tué un vieux chat qu’elle aimait, le grand Yann
survient, disperse ces polissons, et se trouve tout à coup face à face avec Gaud. La
coquette « demoiselle » d’autrefois n’a plus qu’une méchante petite robe ; elle est bien
pâle, elle est bien triste, et l’on voit que ses yeux, ses beaux yeux ont tant pleuré !
Le grand matelot la considère attentivement ; son cœur se fond, et alors…
Mais pourquoi si tard ? Pourquoi a-t-il attendu deux ans ? Et pourquoi l’a-t-il tant
fait souffrir inutilement, la charmante fille qu’il aime et dont il est aimé ? C’est
d’abord qu’il est fier, le grand gars : il trouvait la demoiselle trop riche pour lui,
et trop bien attifée. Puis, il est ombrageux, et il a eu peur des plaisanteries des
camarades. Et, enfin, « il a fait son têtu » ; il n’a pas voulu épouser Gaud, tout
simplement parce qu’il a dit qu’il ne l’épouserait pas. C’est une âme sérieuse et sans
agilité, aux mouvements profonds et lents, qui, une fois commencés, continuent et se
prolongent en lui, et quelquefois contre sa volonté. Longtemps après qu’il a consenti à
aimer Gaud et résolu de le lui dire, il persiste dans une attitude de refus et
d’entêtement farouche. Il a des susceptibilités de colosse, délicates dans leurs causes,
lourdes et tenaces dans leurs manifestations. Ce matelot fieffé a des évolutions
pesantes comme celles d’un monstre marin. Mais le fond de son âme est exquis et rare.
C’est uniquement la souffrance de Gaud, et sa pauvreté, et sa robe élimée, et sa coiffe
paysanne, et l’humilité héroïque de sa vie, qui donne au grand gars brutal et timide le
courage de lui confesser son amour.
Trop tard, hélas ! Et c’est ce qui fait la mélancolie unique de cette scène d’aveu.
Gaud, d’abord, défaille de joie au mot qu’elle attendait depuis deux ans et quelle
n’espérait plus. Mais qu’il a été long à venir, ce mot ! Quelque hâte qu’ils mettent à
se marier, ils ne pourront vivre ensemble plus de quatre ou cinq jours, car Yann sera
obligé de partir pour la mer d’Islande. Le sentiment de tant de bonheur perdu, et cela
par la faute du méchant garçon, et la mer qui le réclame, c’est-à-dire, peut-être, la
mort, tout cela répand sur cette conversation d’amour une tristesse indicible, et jamais
joie ne fut plus semblable au désespoir. L’angoisse de la séparation, peut-être
éternelle, est déjà dans la première rencontre de leurs cœurs. Ils sentent que leurs
quatre ou cinq jours de lune de miel ressembleront aux veillées funèbres de deux
condamnés. Et pourtant ils sont heureux ; car, au surplus, la joie peut-elle être
parfaite sans une secrète morsure de douleur ? et l’amour serait-il ce qu’il est sans
l’idée de la mort ? Il est clair que, grâce à la mer qui guette leur rapide et torturant
bonheur, ils se donneront des baisers incomparables. Au reste, puisque nous fuyons comme
l’onde, et puisque tout ce qui tombe dans le passé est pour nous comme s’il n’avait
jamais été, qu’importe d’avoir été heureux durant un jour, ou durant une année, ou
durant toute une vie ? On ne jouit jamais que d’une seconde à la fois ; et plus cet
instant est menacé, et plus la joie qu’il donne peut être intense. Donc la mort plane
sur les fronts unis de Yann et de Gaud, et le regret et la terreur les étreignent au
moment même où ils se disent leur amour, et c’est pour cela qu’ils sont heureux avec une
violence, heureux à pleurer, — et à faire pleurer, — et que leur funèbre
entretien d’amour est d’une beauté inexprimable.
Je passe rapidement sur les derniers tableaux, triomphe de M. Jambon, où le texte était
d’ailleurs peu nécessaire et où nous l’avons à peine entendu. Gaud et Yann se sont
mariés ; puis Yann est parti. Et déjà les autres Islandais sont de retour, mais Yann
n’est pas revenu. Et Gaud vient à la chapelle de Notre-Dame-de-la-Délivrance, et elle
lit, sur les plaques funéraires dont le porche est encombré, les noms de tous les
parents de Yann qui sont restés là-bas. Au dernier tableau, Gaud est à genoux devant le
calvaire, au bord de l’Océan Elle y passe les jours, abîmée dans sa douleur. Sa famille
vient la chercher ; le père de Yann lui dit qu’elle n’a plus qu’à prendre la coiffe des
veuves. Et Gaud tombe tout de son long au pied de la croix.
*
* *
Ce qu’il y de meilleur ou, si vous voulez, de moins banal, dans Flipote, c’est évidemment Mlle Anglochère. J’avais une peur
horrible de retomber dans Mme Cardinal, et alors j’ai imaginé
ceci :
Mlle Anglochère est une vieille fille, — je dis une vieille vierge,
— absolument honnête et respectable, mais d’esprit indépendant. Elle a été directrice de
pensionnat en province, a été couronnée par l’Académie pour des ouvrages d’éducation, et
s’est retirée, vers la quarantaine, avec de petites rentes.
À ce moment, son frère, garçon de bureau au ministère de l’instruction publique, est
mort en lui confiant sa fille (Flipote), et en la suppliant de ne pas quitter la jeune
personne tant que sa « position » ne serait pas faite. Mlle Anglochère est donc venue s’installer provisoirement à Paris. Elle n’a pu
empêcher sa nièce d’entrer au Conservatoire, puis de devenir la maîtresse d’un de ses
camarades, ce nigaud de Leplucheux, et enfin de l’épouser. Mais puisque Flipote a tant
fait que de mal tourner (et il est clair comme le jour que, son caprice de ménage et de
pot-au-feu passé, elle fera comme les autres et aura nécessairement des amants), la
vieille demoiselle veut du moins que sa nièce « ne tourne pas bêtement » Et le jour où
éclate la brouille — prévue — entre la comédienne et son mari, elle confie à un brave
homme, l’excellent baron des Œillettes, qui appartient à l’espèce des vieux messieurs
sensibles, le dépôt qu’elle avait elle-même reçu de son frère. Leplucheux n’était pas a
une situation » : le baron en est une. La tante l’aurait préférée régulière ; mais elle
n’avait pas le choix, elle a vu cela tout de suite… Enfin ! elle pourra retourner dans
son pays, planter ses choux.
Cette honorable demoiselle n’est donc pas une tante Cardinal : elle est, dans tout
ceci, entièrement désintéressée. Et, au surplus, elle est fort loin d’être inconsciente
à la façon de l’ineffable a mère d’actrice » de M. Ludovic Halévy. Toutefois, si son
ferme bon sens provincial a résisté au cabotinage ambiant et si elle méprise « cette
sale vie de théâtre », elle n’a peut-être pas aussi victorieusement résisté à
l’influence de cette facilité de mœurs qui est presque de règle dans ce milieu spécial.
A force de voir pratiquer l’amour libre, elle a fini par ne pas le trouver si
exorbitant ; elle s’y est habituée, et d’autant mieux peut-être qu’elle n’a pas été
mariée, qu’elle est, comme j’ai dit, une vieille vierge, et qu’elle ne se fait guère, de
cet amour, des représentations concrètes. Il m’a paru que le cas de M,
Ic Anglochère pouvait être un bon exemplaire de « moralité individuelle ». J’ai
cru qu’il pouvait être plaisant de prêter à cette personne irréprochable, un peu dévote
mais résolue et pratique, des actions douteuses, dont elle ne profite pas et dont, par
suite, elle ne saisit plus le contraste avec sa réelle et même un peu revé-che vertu, et
de les lui faire justement commettre par une sorte d’honnête et rude dégoût pour ce
monde sans morale où elle a été condamnée à vivre, et dont elle veut sortir à tout
prix..Assurément, Mlle Anglochère est celui de mes personnages
auquel je tiens le phis.
Quant à la pièce, elle est simple. Je vous assure toutefois que c’est bien une pièce,
avec exposition, nœud, péripétie et dénouement, et non, comme plusieurs se sont complu à
le dire, une poignée d’articles de la Vie parisienne. Elle est sortie,
sans trop d’effort, de la mise en œuvre combinée de trois remarques faciles à faire :
1e Nous avons pu constater maintes fois ce que coûte à une
comédienne d’avenir le sentiment touchant et absurde qui la fait s’empêtrer d’un cabot
qu’elle aime, et qu’elle traîne ensuite comme un boulet ; 2e il peut
arriver à un comédien, qui n’a été jusque-là qu’un imbécile, de devenir, en un soir, un
grand comédien. Ce n’est nullement par un effet de leur intelligence, mais en grande
partie par leurs ridicules physiques et par l’assurance même de leur stupidité (pourvu
qu’il s’y joigne un instinct de vérité et un don d’imitation de la vie) que certains de
nos bouffons les plus célèbres nous plongent dans de telles gaietés ; et 3e (cette observation-là est moins neuve encore que les deux premières) la vanité
professionnelle est, neuf fois sur dix, plus forte chez le comédien que tous les autres
sentiments, y compris l’amour et même l’amour « pour de bon ».
Ce cabotinage est l’atmosphère même de ma petite comédie. Et comme je suis juste et que
je sais fort bien que les comédiens n’ont point le monopole de la vanité, j’ai voulu que
personne n’y échappât, ni le directeur, ni le vieux monsieur, ni la petite fille
prodige, — ni l’auteur. C’est, chez tous (sauf chez la tante narquoise), une exagération
superficielle de la sensibilité, une habitude de mal proportionner les mots aux choses,
une rapidité à passer d’un sentiment à son contraire, une trépidation, un emprisonnement
agité de toute leur vie morale et intellectuelle entre le côté cour et le côté jardin…
J’espère avoir rendu quelque chose de la facticité et du mouvement endiablé de cette
vie-là. En tout cas, Flipote a été écrite dans la joie. Je voudrais
que cela se vit. De braves gens ont déclaré s’y être amusés.
(C’est égal, si j’avais ignoré, il y a huit jours, que Flipote n’est
pas une tragédie, je le saurais aujourd’hui, car on me l’a dit abondamment. )
Je vous préviens que les réflexions suivantes ne m’ont pas été inspirées par le drame
de M. Rzéwuski : Tibère à Caprée. Je ne l’ai pas encore vu au moment
où je les écris.
Mais j’ai entre les mains le Tibère de M. Ferdinand Dugué, et, avant
de l’ouvrir, je songe :
- — Je ne sais pas du tout ce qu’il y a là-dedans ; mais, puisque c’est un drame qui
se passe à Rome et sous l’Empire, et qu’il s’appelle Tibère, je suis
bien sûr d’y trouver… ce que j’y trouverais également s’il s’appelait Caligula, ou Claude, ou Néron, ou Vitellius, ou Domitien, ou Commode, ou Caracalla, ou Héliogabale, à
savoir :
1e Un chrétien ou une chrétienne ;
2e Un Gaulois ou une Gauloise, qui pressent les destinées de la
France, et entrevoit même la Révolution de 1789 et les désastres de 1870 ;
3e Tout un badigeon de couleur locale, à la façon de l’excellent
Dezobry dans Rome sous Auguste, impressions de voyage
d’un jeune Gaulois.
Et, là-dessus, je lis le Tibère de M. Dugué.
Ce drame est amusant ; il est, en quelques en droits, remarquable. Et les ingrédients
que j’énumérais tout à l’heure s’y rencontrent, en effet.
Il y a une chrétienne (déjà !) : Blandine, fille de Nerva. Nerva ayant conspiré, Tibère
s’empare de Blandine, et veut d’abord la déshonorer en la livrant à un esclave. Elle se
tire de ce mauvais pas. Tibère, alors, la condamne aux lions, parce qu’elle a blasphémé
les dieux de l’empire. Et, au quatrième acte, elle se venge du tyran en lui sauvant la
vie.
Il y a un roi Gaulois : l’esclave Procula, qui est, en réalité, le fils du roi Vindex.
Il aime Blandine ; c’est, lui qui la sauve de la honte, — un peu de la même manière que
Didyme préserve la vertu de Théodore dans la tragédie de Corneille, — et c’est lui qui
la sauve des lions, — en les égorgeant. C’est lui enfin qui, tenant en son pouvoir
Tibère, l’ennemi de sa race, l’épargne à la prière de la chrétienne Blandine.
Il y a aussi une Gauloise, et qui est même une druidesse : Kiomara. Jadis courtisane,
présentement empoisonneuse et sorcière, elle joue, auprès de Tibère, le rôle de
Lorenzaccio auprès du Médicis. Elle est l’âme damnée du tyran, en attendant l’heure de
l’assassiner ; et c’est elle qui, dans un souterrain romantique, devant une assemblée
imprévuede druides, livre Tibère à Procula, en qui elle a reconnu son propre frère.
Et la grandeur de la France est prédite non seulement par Procula et Kiomara, mais par
Blandine la Romaine : « Ma patrie désormais, dit-elle à la druidesse, c’est la vôtre. Je
suis prête à quitter sans regret la Rome avilie sous le joug des Césars, et je foulerai
avec bonheur cette terre gauloise qui porte dam ses flancs les germes de
l’avenir… »
Elle y est enfin, la terrible « couleur locale », la couleur empire romain. Je dois
dire qu’elle n’y est pas plus malhabilement plaquée que la couleur espagnole dans Ruy-Blas ou la couleur Renaissance daus Henri III et sa
Cour. Mais tout de même, c’est drôle quand on y pense. Lisez, je vous prie, ce
petit morceau. Caligula raconte à son oncle Tibère comment il passait son temps à
Rome :
« J’allais tous les jours à la porte Capène, ce rendez-vous élégant de l’opulence et de
la noblesse romaine ; c’est un coup d’œil fort brillant… Des sénateurs, drapés de
pourpre, se promènent en litière ; des chevaliers rentrent avec leur équipage de
chasse ; des officiers de la garde prétorienne font caracoler leurs chevaux arabes ;
dans les lourdes rhédas, attelées de mules, couvertes de lames d’or et de pierres
précieuses, sont étendues les matrones voilées, et avec elles se croise le léger cisium,
où la courtisane grecque, vêtue de robes splendides, conduit elle-même ses amants… »
Réfléchissez que c’est exactement, — mais là, exactement ! — comme si chez nous un
Parisien se mettait à dire, dans le courant de la conversation :
« J’allais tous les jours au bois de Boulogne, ce rendez-vous élégant de l’opulence et
de la noblesse parisienne ; c’est un coup d’œil fort brillant… Des messieurs, vêtus
d’une redingote ou d’une jaquette longue, se promènent dans des coupés ; des hommes de
sport conduisent leur mail ; des officiers de la garnison de Paris ou de Versailles font
caracoler leurs demi-sang ; dans les lourds landaus, attelés de mecklembourgeois et
peints en noir ou en tête-de-nègre, avec réchampi vert ou rouge, sont étendues des dames
qui ont des voilettes, et avec elles se croise le léger buggy où l’horizontale de haute
marque, vêtue de robes splendides, conduit elle-même ses amants… »
Non, mais supposez Paul Costard, si vous voulez, faisant cette petite description à son
beau-père. Voyez-vous la tête du vieux Labosse !
Eh bien, c’est ça, la « couleur locale » dans le théâtre romantique ; c’est ça, et pas
autre chose. C’est comme si les personnages, atteints d’un gâtisme particulier,
éprouvaient, à certains moments, le besoin irrésistible de nommer ou de se décrire les
uns aux autres les objets de l’usage le plus familier, et des choses auxquelles personne
ne fait jamais plus attention dans la vie réelle : tels les petits enfants, lorsqu’ils
commencent à parler, prennent plaisir à nommer par leurs noms, avec émerveillement, les
ustensiles dont ils se servent, et tout ce que rencontrent, autour d’eux, leurs yeux
encore frais. Oui, on dirait parfois que les personnages du drame romantique ont des
sensations d’enfants de trois ans, et qu’ils découvrent, stupéfaits et charmés, la
civilisation où ils vivent. Et la conclusion, c’est que, à cet égard comme à beaucoup
d’autres, la tragédie classique, en s’abstenant presque totalement de cette fameuse
couleur locale, est beaucoup plus près de la vérité. C’est une joie de ne trouver, dans
Britannicus, ni laticlave, ni rheda, ni lectisternium, ni murènes, ni escargots de Phlionte, ni coquillages du
lac Lucrin, ni l’inévitable plat de langues de rossignols… Et je n’y regrette point
davantage le christianisme ni la Gaule.
Le drame de M. Ferdinand Dugué n’en a pas moins, comme j’ai dit, de belles parties.
Tibère et surtout Caligula, sont nettement et vigoureusement dessinés, ont un puissant
relief de théâtre. Je ne ferai à la figure de Tibère qu’un seul reproche : c’est d’être
un peu croquemitaine. Il n’est pas assez distinct des autres méchants Césars. Ce monstre
soupçonneux, cruel et farceur, s’appelle Tibère : mais il pourrait presque aussi bien
s’appeler Domitien ou Néron.
Il est fâcheux que nous n’ayons, sur les premiers Césars, d’autres témoignages que
celui de Tacite, un ennemi implacable, — et un poète, — et celui de Suétone, un portier
sans discernement. Ils sont là une demi-douzaine d’empereurs qui nous apparaissent comme
des êtres d’une méchanceté vraiment surhumaine. Je pense qu’il en faut rabattre et que,
en réalité, leur qualité d’âme fut sensiblement approchante tantôt de celle d’un
Louis XI, tantôt de celle d’un Henri III ou d’un Charles IX, ce qui est déjà bien joli
dans le monstrueux.
Mais si je reproche au Tibère de M. Dugué une atrocité par trop monotone et tendue (car
enfin Tibère fut autre chose qu’un roi Gléglé), je n’ai rien à redire à son Caligula.
L’hypocrisie de ce jeune scélérat est admirable, devient une chose artistiquement belle.
Sentant que Tibère hait en lui son héritier, il feint d’être un bon jeune homme très
frivole, un peu idiot, et d’adorer son oncle. Pas un oubli, pas une distraction dans ce
rôle. En vain l’oncle, qui sait bien que ce n’est qu’un rôle, s’ingénie à trouver le
neveu en défaut. La lutte est du plus vif intérêt. Dans une scène dont la conduite est
singulièrement habile et qui, écrite seulement par Victor Hugo, serait admirable, ) e
vieil empereur dit à son neveu (je résume, bien entendu, ses discours) : « Mon ami,
connais-tu bien ma vie ? Ce n’est point Pison au Séjan, comme on l’a cru, c’est moi qui
ai fait tuer trois de tes frères ; c’est donc par moi que ta mère est morte de
désespoir… » Et, à chaque aveu, il épie le visage et l’attitude de Caligula, il guette
un frisson de douleur ou un mouvement de révolte ; mais le subtil adolescent ne bronche
pas. Tibère va jusqu’à lui faire honte de son insensibilité : « C’est mal de ne pas
regretter sa mère. — Je l’ai regrettée, dit Caligula, mais je me suis dit qu’elle m’eût
prouvé plus d’amour en supportant la vie… et d’ailleurs ne serais-je pas ingrat de me
plaindre, quand c’est vous qui remplacez toute ma famille ? — Enfin, dit fonde, je n’ai
plus d’autre héritier que toi. — Qu’en voulez-vous conclure ? dit le neveu. — J’en
conclus que tu dois mourir aussi, car tu me hais et tu conspires contre moi. » Alors
Caligula : « Je suis prêt ». Un esclave entre avec une épée. « Frappe, Narsès, dit le
doux jeune homme, frappe au cœur ! Il n’y en a jamais eu de plus dévoué, de plus
loyal !… J’atteste les dieux que je n’ai pas une faute, pas même une mauvaise pensée à
me reprocher contre Tibère ; la seule grâce que je leur demande, c’est de confondre un
jour la calomnie et d’éclairer mon bienfaiteur sur ce pauvre petit Caïus qui l’a tant
aimé ! »
La scène est amusante. Son seul défaut est même d’être amusante quand elle voudrait
être terrible. Le jeu de Tibère est trop visible : un enfant ne s’y laisserait pas
prendre Il fait à Caligula la partie trop belle. Dès lors, l’épreuve ne signifie plus
rien, et ce profond Tibère est un peu nigaud de ne pas s’en apercevoir. Tout cela,
c’est, si je-puis dire, de l’humanité de rampe et de la psychologie au blanc-gras.
Mais c’est très bien fait.
Et maintenant, pour en revenir à M. Stanislas Rzéwuski, s’il n’a mis, lui, dans son
drame, ni Gaule, ni christianisme, ni « couleur locale », j’en conclurai que ce Slave
charmant est un individu tout à fait . Nous verrons bien ce soir.
… J’en viens. Il n’y a pas de Gaulois dans Tibère à Caprée. Il y a
des chrétiens, et du christianisme à foison. Il y a de la « couleur locale », — sans
excès. Surtout il y a un grand effort, très noble, très méritoire et, finalement,
heureux, pour nous peindre un Tibère plausible, pour nous montrer que Tibère fut un
homme, un très intelligent et très méchant et très triste vieil homme, mais non point un
ogre, un monstre uniforme et sommaire.
Le drame, très touffu, n’est pas facile à résumer. Simplifions d’abord et expédions
vite les premiers tableaux. Tibère est à Caprée. A Rome, son favori Séjan conspire. Ce
Séjan est un ambitieux, gêné par son cœur et par quelque reste de préjugés. Il a
publiquement pour maîtresse Livie, la nièce de l’empereur. Couple tragique et torturé.
Pour être à Livie, Séjan a chassé sa femme, Lucienne. Pour être à Séjan, Livie a
empoisonné son mari, Drusus, le fils de Tibère. Mais elle soupçonne son amant d’aimer
encore Lucienne et de la revoir secrètement, et c’est pourquoi, dans un accès de
jalousie folle, elle va elle-même à Caprée dénoncer la conspiration.
Ah ! qu’il s’ennuie dans sa Caprée délicieuse aux douze palais, le vieux César !
M. Rzéwuski a fait de lui un nihiliste hypocondre qu’une hideuse expérience et le
parfait mépris de l’humanité, joints au vertige de la toute-puissance, et aussi à une
satiété affreuse qui n’exclut ni la peur de la mort ni la terreur de perdre ce dont il
est pourtant assouvi, ont rendu en partie monstrueux. Mais enfin il a aimé sa première
femme Agrippine, qu’Auguste l’a contraint jadis à répudier, et il garde la plaie de cet
amour. Il a aimé son fils Drusus. Et il aime Séjan.
Lorsque. Caligula lui dit : « Séjan conspire », Tibère ne le croit pas. Lorsque Livie
le lui répète, il ne la croit pas davantage. Mais elle donne des détails ; puis, pour
mieux perdre celui qu’elle a adoré et qu’elle hait à présent, elle ajoute : « C’est moi,
César, qui ai empoisonné votre fils Drusus ; Séjan le savait, Séjan fut mon complice. »
Le vieillard pousse un cri de douleur ; c’est le père, c’est l’ami trahi, autant
peut-être que le tyran menacé, qui va se montrer implacable, — oh ! atrocement.
Et c’est d’abord, à Rome, la séance du Sénat, la lecture imprévue de la verbosa et grandis epistola, et le retournement subit et furieux des patriciens
et de la plèbe. (Faustine nous avait appris déjà que M. Rzéwuski sait
faire parler et mouvoir les foules et qu’il en connaît l’âme mobile, aveugle et
violente. )
Séjan a donc été livré à la multitude,, avec recommandation de l’écharper
soigneusement, mais défense de lui donner le coup mortel. Tout sanglant, se tenant à
peine, le malheureux est amené devant Tibère. L’empereur lui dit : « Je te confierai à
des bourreaux adroits qui te feront très lentement mourir. Mais auparavant je torturerai
ton âme. Je posséderai, en ta présence, ta maîtresse Livie, que tu adores toujours, je
le sais. Puis je ferai mettre à mort ta chère fille Stella. Ne m’objecte point qu’elle
est vestale et que, ainsi, je commettrai un sacrilège ; car j’aurai soin, auparavant, de
la faire violer parle bourreau. » Alors Séjan, dont l’orgueil jusque-là n’avait point
fléchi, s’effondre en supplications désespérées. Il crie aux prétoriens qui le gardent ;
« Vous avez été mes amis. J’ai été bon pour vous. De grâce ! tuez-moi tout de suite ! »
Et, pris de pitié, l’un des soldats le frappe de son glaive. Tibère écume ; il promet au
généreux meurtrier des supplices inouis… Puis il regarde le cadavre de Séjan… Et il
pleure, se souvenant de l’avoir aimé, et il fait grâce au bon soldat.
Il était temps ; car, vraiment, nous avions notre ration d’horrible.
Cependant Livie a pu échapper aux gardes et se jeter dans la mer du haut de la
terrasse. L’empereur a laissé aller la petite Stella. Elle a été recueillie par des
chrétiens, en mémoire de sa mère Lucienne, qui était chrétienne aussi (je crois que j’ai
oublié de vous le dire). Mais, depuis l’effroyable jour, la pauvre enfant est folle, et
ne parle plus.
Un personnage mystérieux, qu’on appelle « l’Apôtre », rend à Stella la raison et la
parole à la fois par l’imposition des mains. Et l’Apôtre dit à la vierge : « Va, ma
fille, auprès de l’empereur mourant, et porte-lui la bonne nouvelle. Qui sait s’il ne
t’entendra point ? »
Or, Tibère se meurt, en effet, dans d’atroces souffrances, guetté par son bon neveu
Caligula Trasyllus, son médecin et philosophe familier, a la curiosité d’introduire
auprès du vieillard cette petite vierge étrange qui sait, affirme-t-elle, des paroles de
salut et des baumes guérisseurs. Et Stella explique à Tibère, naïvement et ardemment, la
religion du Christ rédempteur. M.Rzéwuski a bien senti que Tibère ne pouvait pas, ne
devait pas comprendre ; qu’il n’y avait aucun point de contact entre son âme compliquée,
pourrie et sombre, et l’âme simple et pure de la petite chrétienne, et que, si le Christ
récent put être révélé à de grands pécheurs, il ne put l’être qu’à des pécheurs qui
avaient conservé, jusque dans leurs fautes, ou de la simplicité, ou de la pureté, ou de
la bonté. Le César moribond « a des oreilles pour ne pas entendre ». Il accueille Stella
comme il recevrait un alchimiste possesseur de remèdes secrets. C’est entre lui et la
jeune fille le même malentendu, mais plus profond encore, qu’entre Louis XI et saint
François de Paule dans le drame de Casimir Delavigne. Toutefois, Tibère subit
l’influence apaisante de l’énigmatique et douce prédication de Stella ; ses souffrances
se calment ; peu à peu, il s’endort, pendant que l’enfant prie, agenouillée à son
côté…
Or, son médecin nous a dit que, s’il dormait seulement une heure, peut-être vivrait-il
encore un peu. Et c’est pourquoi Caligula, qui veille, poignarde Stella, puis se met à
étrangler son bon oncle. Le vieillard résiste, retrouve des forces au dernier moment,
étreint à son tour le jeune homme et l’épouvante par ses yeux de spectre et par la
froideur funèbre de sa peau : « Va, misérable, il y a longtemps que je te vois venir…
Oui, tu seras César, et je m’en réjouis, car, si je te hais, je hais encore plus les
hommes, et je suis charmé de leur laisser un maître qui me fera regretter… Mais tu seras
malheureux, parce que tu es lâche… et tu mourras… à trente ans… oui… à trente ans… » Et
le vieux César expire dans un spasme, en désespéré narquois.
Que vous dirai-je ? Il y a, dans ce Tibère à Caprée, un très beau
drame, — mais trop de choses autour. Les premiers tableaux sont chargés d’épisodes
inutiles, et qui ne sont pas tous clairs comme eau de roche ; le drame finit au
cinquième tableau, et les deux derniers forment, non point un dénouement, mais un
épilogue dont l’idée philosophique (il doit y en avoir une) reste incertaine. Les
personnages discourent interminablement, « hamlétisent », s’abandonnent, en pleine
action, à des considérations générales sur la vie et sur l’univers : c’est un mélange
de rhétorique de Conciones et d’évangélisme russe. Mais
c’est curieux ; mais il y a, en maint endroit, de la puissance ; mais Tibère est
vivant ; mais Caligula est vivant ; mais Séjan a l’air de vivre ; mais il suffirait
peut-être d’élaguer, de tailler, d’abattre tout au travers à pleins ciseaux pour que, du
coup, le drame parût valoir dix fois mieux ; et enfin cela mérite d’être vu.
Quant aux rencontres de M. Rzéwuski avec Ben Johnson, Arnault, Victor Séjour,
Marie-Joseph Chénier et M. Ferdinand Dugué, n’étaient-elles point inévitables ? Et
est-il bien utile d’en parler ?
Un drame pas tout neuf et un vaudeville pas tout frais, — vaudeville qui voudrait bien
se faire prendre pour une comédie de mœurs, — le tout cuisiné avec une adresse
divertissante encore, mais qui parfois semble un peu lasse, qui ne choisit vraiment pas
assez, et qui n’est pas exempte d’une sorte d’impudeur : telle est, en résumé, la
nouvelle pièce de M. Edouard Pailleron : Cabotins !
Voyons d’abord le drame :
Mlle Louise-Valentine (elle n’a pas d’autre nom) a été recueillie
jadis par M. de Laversée, ministre des beaux-arts, lequel la légua à son neveu, riche
amateur et niais important, marié déjà mûr à une jeune femme, et qui prémédite une
monographie de Murillo.
Valentine est une fille mal élevée, qui souffre de sa position fausse et qui a un très
bon cœur. Ce type est cher à M. Pailleron : la petite Suzanne, du Monde où
l’on s’ennuie, en est une variété ; Pepa Raimbaud, de la Souris, en est une autre. Et toutes sont les sœurs de la délicieuse Marcelle du
Demi-Monde.
Valentine a donc grandi, parmi les artistes, dans le salon de Mme de Laversée, où elle était un peu le joujou des habitués. Mal surveillée, elle
a fait des sottises. A dix-sept ans, elle s’est éprise d’un jeune peintre ; il y a eu
des lettres échangées, et des serments, et des baisers dans un coin du jardin, un soir
de bal. Puis, le jeune peintre a filé, en Amérique, je crois. L’aventure a été connue,
et la réputation de Valentine compromise…
Or, la voilà maintenant qui tombe amoureuse d’un jeune sculpteur pauvre, mais de grand
talent, Pierre Cardevent… Pierre, de son côté, l’ayant rencontrée au vernissage, a reçu
le coup de foudre. Un hasard les rapproche ; Valentine va poser chez Pierre, pour son
buste. Mais bientôt, à la froideur de l’accueil que lui fait la mère Cardevent, — une
vieille paysanne arlésienne d’Alphonse Daudet, — elle comprend que la bonne femme « sait
quelque chose » et ne consentira jamais à lui donner son fils. Et la pauvre fille n’ose
pas retourner à l’atélier de Pierre.
Elle n’a pas fini de souffrir. Mme de Laversée a vingt-six ans ;
Valentine en a dix-huit, elle est belle, elle est amusante, les hommes sont tout le
temps « après elle » ; c’est pourquoi Mme de Laversée la prend en
haine. D’autant plus que l’amant de la dame, le docteur Paul Astier, je veux dire
Saint-Marin, se met à en conter, lui aussi, à la jeune fille. Mme de
Laversée le surprend, un soir, aux pieds de Valentine, qui n’en peut mais, et les jette
tous deux à la porte.
L’abandonnée se réfugie alors, naïvement, chez son seul ami, le bon sculpteur
Cardevent, qui, la soupçonnant indigne, est travaillé du même mal que Bardanne auprès de
Denise ; ce dont la maman Cardevent se désole, comme Rose Mamaï dans l’Arlésienne… Toutefois la bonne femme, émue par le désespoir de Valentine, veut
bien l’emmener avec elle dans sa petite maison de Provence.
Pierre, vous n’en doutez point, viendra l’y rejoindre. Mais comment la mère et le fils
seront-ils amenés à croire qu’il n’y eut dans l’ancienne aventure de Valentine rien
d’irréparable ? Premièrement, elle le leur jure. Secondement, — car elle possède son
théâtre, elle pousse l’héroïsme jusqu’à dire à Pierre : « Je ne vous aime pas. » Sur
quoi la mère s’écrie : « Tu vois bien qu’elle ment ! » et ramène le garçon dans les bras
de Valentine.
Et je ne vous ai rien dit encore du vieux bohème Grigneux. C’est peut-être que son
histoire forme un autre drame dans le drame même. Grigneux est un raté sympathique, un
artiste qui comprend, mais qui ne sait pas exécuter ; qui est éloquent, — comme le
Chassagnol de Manette Salomon ; qui fut malheureux en ménage, — comme
le Taupin de Diane de Lys ; qui veille sur Pierre et voudrait le faire
profiter de son expérience, car il l’aime tendrement, — comme Mme Marie Laurent. Valentine, en effet, est née d’une maîtresse de piano qui,
mariée à Grigneux, l’abandonna pour suivre un amant, accoucha huit mois après, et
mourut. Grigneux, naturellement, adore toujours la morte, et il se morphinise pour
oublier… « Ta mère était une sainte ! » dit-il délicatement à Valentine, tant il est
pénétré du répertoire… Cette historiette, au surplus, ne sert absolument à rien dans
l’action, pas même à nous attendrir. Il est évident que, ne fût-il pas son père,
l’excellent Grigneux n’en interviendrait pas moins, comme il fait, en faveur de
Valentine. Et quand Grigneux n’interviendrait pas du tout, nous voyons bien que le
sculpteur amoureux et la jeune fille compromise mais généreuse s’épouseraient tout de
même.
Mais dans cette pièce des Cabotins, où sont donc les « cabotins » ?
Attendez ; voici le vaudeville après le drame et, après la Denise
adoucie, le Député de Bombignac atténué : drame et vaudeville ne se
tenant, d’ailleurs, que par le lien le plus lâche et le pilus artificiel.
La « Tomate » est une Société de jeunes gens, ligués pour « arriver » plus vite,
— comme dans la Camaraderie, — et qui ont coutume de se réunir dans
l’atelier de Pierre, où ils mènent grand bruit, — comme dans la Vie de
bohème, — et qu’ils ont surnommé la « Boîte à l’ail », parce qu’ils sont tous du
Midi, — comme les habitués de la pension d’étudiants au premier chapitre de Numa Roumestan. C’est le politicien Pégomas, — petit frère de Rabagas et de
Numa ; — c’est le médecin Saint-Marin, le romancier Larvejol, l’avocat Lovel, le peintre
Caracel, le substitut Brascommié.
« Cabotins ? » soit ; mais plutôt fumistes, petits fumistes. — C’était, certes, un beau
sujet que le cabotinage. Sujet d’aujourd’hui, et de tous les temps. Car si le cabotinage
paraît s’être développé de nos jours, c’est dans la mesure où s’est perfectionné
l’outillage de la publicité et de la réclame, ni plus ni moins. Nous ne saurions être,
dans le fond, plus cabotins que ne furent certains romantiques…
Ce beau sujet, l’auteur n’a pas su le préciser ni le circonscrire pour le mieux
étreindre. On sent qu’il ne faudrait pas lui demander une définition rigoureuse du mot
« cabotin ». Mme de Laversée, qui veut être dans les journaux, et ce
nigaud de Laversée, le « neveu de son oncle », et le docteur Saint-Marin, sont des
cabots si l’on veut, mais sont surtout autre chose. Quant aux cabots artistes et
écrivains, M. Pailleron ne les fait, ce me semble, ni assez féroces assez naïfs. Le
siècle de la publicité à outrance et de l’extrême badauderie devait être, par là même,
celui de la scélératesse lettrée et vaniteuse. Il y a, dans l’art jeune et les jeunes
Revues, des âmes gracieuses et divinement candides, mais aussi des âmes hargneuses,
envieuses, vilaines, mauvaises. Les auteurs des deux derniers attentats anarchistes
écrivaillaient des vers ; je ne serais pas surpris qu’ils aient vu, dans le « geste »
qu’ils ont fait, le plus rapide moyen d’arriver à la « grande notoriété » et de remplir
les journaux deleur nom, de leur portrait et de leurs poèmes autographiés. Une des très
nombreuses raisons qui m’empêchent de les confondre avec les premiers chrétiens (vous
savez que ce spirituel rapprochement est à la mode !) c’est qu’ils ne sont pas
modestes…
Voilà des cabotins sérieux !… J’ai dit que les pauvres petits cabots de M. Pailleron
manquaient aussi un peu trop de naïveté. Un jeune peintre dit à peu près : « Quand je
travaillais et quand j’essayais d’avoir du talent, personne ne faisait attention à
moi..Alors je me suis mis à barbouiller des peintures sans nom, j’ai fondé le Salon des
« à-partistes », et tout aussitôt j’ai été injurié, c’est-à-dire connu ». J’affirme que
jamais peintre luministe ou tachiste ni poète symboliste ou instrumentiste n’a pu tenir
de tels propos. Sauf de très rares exceptions, les jeunes rénovateurs de la poésie ou de
l’art sont leurs propres dupes, croient dur comme fer à ce qu’ils font, leur foi étant
d’ailleurs très compatible avec le charlatanisme. Si, ayant écrit Enceinte, comédie « rosse », ils la rebaptisent Sainte et la
transforment en légende pieuse, et s’ils passent du naturalisme au mysticisme, c’est le
plus souvent de la meilleure foi du monde, et c’est que, en effet, ces grands inventeurs
sont eux-mêmes des badauds et des snobs.
Au total, pas trace d’observation dans ces esquisses de cabots ; cela est croqué de
chic ; ce sont silhouettes purement vaudevillesques, si faiblement individuelles
qu’elles en deviennent indiscernables, que je crains de m’être embrouillé tout à l’heure
dans les Caracel, les Lovel et les Larvejol, et que je ne sais plus qui est le peintre,
qui le romancier, qui l’avocat et qui l’auteur dramatique. Pégomas est le seul dont on
se souvienne nettement.
Reprenons l’histoire de la « Tomate ». Le bon Pierre Cardevent ayant obtenu la grande
médaille du Salon, Mme de Laversée, qui aime à découvrir les jeunes
artistes après que le succès leur est venu, le visite dans son atelier et invite à
dîner, en bloc, toute la boîte à l’ail. (Je note ici, en passant, une figurine plus
« distincte » que les autres : le peintre Hugon, officier de la Légion d’honneur et
membre de l’Institut, vieux roublard, caressant avec la jeunesse. « Je suis lâche,
dit-il, pour n’être pas lâché. » Mot médiocre, réflexion juste. ) Cependant Rabagas,
c’est-à-dire Numa Roumestan, c’est-à-dire Pégomas, devenu secrétaire de cet imbécile de
Laversée, joue auprès de lui le rôle du député de
Bombignac. Chargé de préparer l’élection de Laversée dans la petite ville de Caligou,
il substitue sa candidature à celle de son idiot de patron. A vrai dire, c’est à peine
sa faute, mais plutôt celle de sa naturelle et incompressible éloquence. Nous le voyons
bien quand, dans l’atelier de Pierre, devant la statue de l’oncle Laversée, qui doit
être érigée prochainement sur la place de Caligou, Pégomas improvise tout à coup le
futur discours de Laversée jeune et s’épanche en phrases involontaires, dont le style
rappelle celui du conseiller Lieuvain au comice agricole d’Yonville, ou de Numa dans le
château de Bayard. Il est naturel que, éblouis par cet étonnant bagout, les électeurs
aient fait à Pégomas une douce violence : c’est ce qu’il explique à Laversée dans une
scène qui est une des meilleures de l’ouvrage.
La partie comique de ce dernier acte a beaucoup de mouvement et d’agrément. Tous nos
cabots se trouvent réunis dans la petite ville ensoleillée, le jour des élections. C’est
aussi ce jour-là que l’on inaugure la statue de feu Laversée et que le substitut
Brascommié fait ses débuts en Cour d’assises. « Je viens d’obtenir ma première tête ! »
s’écrie le bon jeune homme avec une allégresse canaque de fantoche sans conséquence.
Pégomas est élu député ; il garantit, en retour, à ce crétin de Laversée un fauteuil à
l’Institut. Tous nos fumistes triomphent.
Soyons équitable : le rôle de Pégomas est tout entier fort bien venu. Toutes les scènes
où il piaffe sont amusantes. Et un rôle meilleur encore, je veux dire plus étudié et
plus vrai, c’est le rôle antipathique de Mme de Laversée. Cette
sotte perruche mondaine est, dans le fond, une sensuelle et une passionnée. C’est bien
de toute sa chair qu’elle déteste son inepte mari et qu’elle aime son « petit féroce »
de beau médecin, et elle exprime cette passion en termes assez hardis et forts.
M.Pailleron n’a pas traduit non plus sans énergie la jalousie atroce, la souffrance
enragée de la femme de vingt-six ans qui voit une petite fille, recueillie par charité
et dont elle ne se méfiait point, lui prendre d’abord tous les hommes, — sans le
vouloir, ce qui est peut-être pire, — et lui prendre enfin son amant. L’explication
entre Mme de Laversée et Louise-Valentine est assurément la scène la
plus vraie, la plus a humaine » de la pièce. — Vous me direz que cela
non plus n’est pas neuf, que ce ne l’était déjà pas au temps de la querelle de Mme du Deffand et de Mlle de Lespinasse, et que
j’avais donc tort de signaler avec tant d’insistance les réminiscences qui abondent dans
Cabotins. — Eh ! oui, les plus vieilles histoires et les types les
plus connus peuvent être repris, cela va sans dire ; mais alors nous voulons que
l’auteur les marque d’une empreinte un peu neuve. Hormis l’épisode de Mme de Laversée et de Valentine, ce dont M. Pailleron nous fait ressouvenir est
par trop supérieur à ce qu’il nous présente ; et c’est de cela que je me plains. La
pièce porte presque partout, je ne sais comment, un air d’insincérité, de truquage dans
le « déjà vu » et, tranchons le mot, de vulgarité offensante parmi ses habiletés. Trop
visiblement, l’auteur ne s’est préoccupé que de l’« effet », et, souvent, de quel
effet ! sans nulle délicatesse sur les moyens. — Les rôles de Grigneux, de Pierre, de
Mme Cardevent, sont de pure rhétorique de théâtre, affreusement
convenue. L’auteur n’a songé qu’à « passer la rampe », comme disent les malins. Pas une
phrase qui nous donne la surprise et la subite émotion de nous sentir en face de
créatures réellement et naïvement vivantes, et non plus de simples pupazzi du vieux guignol tragique ou farce. « Passer la rampe », leurs propos
n’y ont pas grande difficulté, car ils ne viennent pas de loin, — oh non ! — et n’ont
donc pas un long chemin à faire. Rien, ici, qui rende le son d’une âme. — Quant aux
« mots », l’auteur en a peut-être inventé quelques-uns de jolis ; mais vous ne sauriez
croire ceux qu’il a osé ramasser. Voilà qui est plus horrible, à mes yeux, que tous les
défauts de composition.
Malgré tout, et quoique les Cabotins ne vaillent pas la Souris, qui ne valait pas le Monde où l’on s’ennuie, qui,
peut-être, ne valait pas l’Age ingrat, la chose ne vous ennuiera
point. Le public a ri ; il se peut même qu’il ait pleuré. En résumé, la soirée a été
bonne pour M. Pailleron.
Elle a été excellente pour MM. Dumas et Alphonse Daudet.
A la Comédie, excellente soirée pour la versification française, et pour la mélancolie,
et pour la gaieté, et même pour la poésie.
C’est un bien beau vieux mur que le vieux mur qui sépare les jardins du bonhomme
Bergamin et du bonhomme Pasquinot. Les lierres, vignes vierges, glycines et aristoloches
le tapissent et le fleurissent ; il est plein de trous qui sont des nids ; et de vieux
arbres se penchent au-dessus. Et sur sa crête viennent s’accouder tous les jours, d’un
côté, Percinet, fils du digne Pasquinot, et, de l’autre, Sylvette, fille de l’excellent
Bergamin. Ces gentils amoureux, qui s’habillent chez Watteau, sont crédules au
romanesque qui est, proprement, la poésie des jeunes filles, des adolescents et des
grosses dames. Ils sont enchantés de se voir en cachette, de s’aimer malgré leurs
parents, et de se dire : « Nous sommes comme Roméo et Juliette, et ton père est comme
Montaigu, et le mien est comme Capulet ». Et Sylvette ajoute : « Comment réconcilier les
deux vieillards ennemis, et les forcer de consentir à notre mariage ?… Bah ! c’est bien
simple… Suppose, mon cher Percinet, queje sois enlevée par un pirate ou par un grand
seigneur ; car ces choses arrivent communément… Je crie, tu parais, tu disperses mes
ravisseurs ; et mon père, témoin de ton héroïsme, ne peut te refuser ma main.
— Evidemment », dit Percinet.
Mais voici que s’approchent, chacun de son côté, les deux Gérontes. Prestement les
petits amoureux, l’un à droite et l’autre à gauche, dégringolent de la crête
hospitalière du vieux mur. Chacun des papas, avec de grandes imprécations contre le
voisin, renvoie à la maison sa progéniture indocile. Et, quand ils sont bien sûrs d’être
seuls, les deux bonshommes se hissent, à leur tour, et s’embrassent par-dessus la
muraille complaisante en s’appelant : « Cher ami ! »
C’est que Pasquinot et Bergamin sont, en effet, les meilleurs amis du monde. Mais,
désirant le mariage de leurs enfants et sachant les dégoûts biscornus de cet heureux âge
pour les choses trop unies et trop simples, ils ont jugé que le meilleur moyen de rendre
amoureux Percinet de Sylvette et Sylvette de Percinet était de faire semblant d’être
eux-mêmes brouillés à mort.
Il s’agit d’achever leur ouvrage, de faire en sorte que leur consentement au mariage de
Roméo et de Juliette soit d’une suffisante vraisemblance. Pour cela, le bonhomme
Pasquinot s’inspire des propos de Sylvette, surpris par lui tout à l’heure. Il commande
au spadassin Straforel un enlèvement pour rire. Un très bel enlèvement, un enlèvement
riche (car Straforel en a à tous les prix), un enlèvement de première classe, avec
chaise à porteurs capitonnée, deux nègres, six estafiers masqués, — et clair de lune
romantique. Tout se passe à souhait : Sylvette crie, Percinet accourt l’épée haute ; les
ruffians s’évaporent ; Straforel tombe transpercé ; Sylvette se jette dans les bras de
son sauveur ; le bonhomme Bergamin n’a pas le courage de l’en arracher ; il dit au jeune
héros : « Gardez-la », et tend la main à son vieil ennemi Pasquinot.
Vous croyez la pièce finie ? Non, Monsieur, elle commence. A l’acte suivant, le mur
mitoyen est abattu : les deux compères ont réalisé leur rêve, qui était de réunir leurs
propriétés et de vivre ensemble. Et les deux petits fiancés coulent leurs heures dans
une extase puérile. Sylvette est persuadée qu’il y avait au moins trente estafiers
autour de la chaise à porteurs, et que Percinet les a massacrés tous les trente, et
Percinet n’est pas très éloigné de le croire.
Mais, trop rapprochés maintenant par la vie commune, le bonhomme Pasquinot et le
bonhomme Bergamin se découvrent réciproquement des défauts insupportables ; ils se
disputent toute la journée, ils en viennent aux gros mots. Puis, ils sont agacés par la
niaise béatitude des deux amoureux, et par leur air de triomphe et de bravade. Et ils
finissent par leur dire : « Vous êtes deux petits nigauds et nous nous sommes moqués de
vous. A preuve, cette facture, d’ailleurs impayée, de Straforel ressuscité, où sont
marqués le détail et le prix de l’enlèvement de Sylvette. » Patatras ! Quelle chute ! La
désillusion de Sylvette et de Percinet les rend hargneux, presque méchants : ils
enragent, elle, de lui avoir trouvé du prestige, et lui, de n’en avoir plus. Et, comme
leurs dignes pères, ils échangent des mots désagréables.
Les voilà donc brouillés tous les quatre, jeunes et vieux, et tout est à recommencer.
Percinet s’en est allé on ne sait où ; les deux bonshommes sont rentrés chacun chez
soi ; ils font rebâtir leur mur mitoyen. Mais le maçon qui fait l’ouvrage est un faux
maçon. Ce n’est autre que le spadassin Straforel. Il n’a qu’un moyen de recouvrer sa
facture, c’est de refaire le mariage manqué, et, pour cela, de guérir les deux enfants
de leurs visions romanesques. Voyant donc Sylvette toujours rêveuse, et qui appelle de
« vraies » aventures, le faux maçon rejette sa longue blouse blanche, surgit en costume
d’aventurier espagnol, épouvante la jeune fille d’un amour désordonné et farouche, et
d’une perspective d’enlèvement pour de bon et de vie « hors la loi », traquée, sans le
sou, avec pain dur et eau des torrents, à la Hernani, et pas même une chaumière ; non,
une simple lente.
Du coup, Sylvette sent renaître dans son âme le goût du pot-au-feu.
Et, à ce moment, Percinet rentre au logis, fort éclopé. Il a voulu tâter, lui aussi, du
« vrai » romanesque. Il s’en est allé, je crois, à Paris, et cette existence
« poétique » dont il rêvait a consisté pour lui à se griser, à perdre son argent au jeu
ou chez les mauvaises femmes et, finalement, à mendier sur les routes et à crever de
faiM. Et alors Sylvette et Percinet connaissent qu’ils ont été bien sols, que ce qu’ils
prenaient pour poésie n’était que billevesées, inventions médiocres et mensonges de
théâtre ; qu’au surplus ils ne savaient pas aimer, puisqu’ils ne se voyaient amants que
sous certains costumes et dans certains rôles plus usés et d’une banalité plus cruelle
que les chansons des orgues de Barbarie ; qu’il n’y arien de commun, ou pas grand’chose,
entre la poésie et le romanesque, celui-ci n’étant qu’un arrangement convenu, et niais,
et menteur de la réalité, et la poésie étant la vérité elle-même profondément sentie, et
qu’enfin l’amour peut être délicieux et sublime dans les conditions de vie extérieure
les plus ordinaires et les plus modestes. Ils conçoivent tout cela, nos deux petits
amoureux en pâte tendre, et ils se pardonnent, et ils se rembrassent, et ils
réconcilient du même coup leurs dignes pères, lesquels, depuis qu’ils ne se voyaient
plus, éprouvaient l’impérieux besoin de se revoir…
Straforel sera payé, et le vieux mur ne sera pas rebâti.
Je ne vous dis pas que l’idée de cette comédie soit neuve de tout point ; mais
l’exécution en a paru supérieure. C’est très brillant, tout pétillant d’esprit et, par
endroit, tout éclatant d’une gaieté large et aisée. On vous prie de ne point confondre
cela avec la petite chose jolie, mais grêle, qu’est le traditionnel bijou odéonien. Il y
a, déjà, dans les Romanesques, de la maîtrise. L’alliance y est
naturelle et heureuse du comique et du lyrisme.
Autant que j’en puis juger à la simple audition, la versification est remarquable de
souplesse et d’adresse, avec tout plein de consonances imprévues et amusantes et de jeux
de rythme drôlement expressifs, mais sans vaines mièvreries livresques. Cela fait
songer, on l’a dit, à Regnard, à Musset (A quoi rêvent les jeunes
filles) et à Théodore de Banville ; mais cela fait surtout songer, au bout du
compte, que l’auteur est un habile homme qui s’inspire avec indépendance des maîtres du
rire et de la rime et qui sait nous donner à la fois, — chose devenue rare chez nous, où
la beauté semble la sœur de plus en plus inséparable de la tristesse, — une impression
de franche gaieté et de grâce plastique.
Et à présent que nous avons ri, goûtons la douceur, au moins égale, d’être tristes,
puisque, de nos langueurs, et de nos désirs insatisfaits, et du gonflement oppressé de
nos poitrines, et de nos larmes mêmes, l’art nous fait des voluptés.
*
* *
M. Georges Rodenbach, Flamand mélancolique et subtil, a su se faire, dans la poésie
contemporaine, un coin qui est bien à lui. Il est l’homme unius urbis,
l’envoûté d’une ville. Il est le poète de Bruges la Morte, de ses vieilles maisons aux
pignons dentelés, de ses canaux plats, de ses ciels humides, où s’égrènent d’éternels
carillons, de ses béguinages, où des femmes blanches travaillent à des ouvrages blancs ;
il est le poète des cloches, des cierges et des voiles de lin ; le poète des vieilles
chambres, des vieux meubles et des vieux miroirs, le poète de la
pluie, de l’ennui doux, du silence, du blanc et du gris.
Tout cela apparaissait déjà dans un de ses premiers volumes : la Jeunesse
blanche. Je n’ai pas les autres sous la main : je les ai sans doute laissés
là-bas, à la campagne ; car c’est surtout à la campagne que je lis des vers. Mais vous
trouverez dans la Jeunesse blanche la plupart des thèmes repris, avec
plus de maîtrise et aussi avec une plus morbide sensibilité et plus d’effort pour
exprimer l’inexprimable, dans ce doux livre chlorotique : le Règne du
silence, où les vers font comme un bruit de pas feutrés dans une chambre de
malade…
C’est d’abord la vie des vieilles chambres tout imprégnées de passé :
Le poète se souvient de ses couchers d’enfant :
Ces « lumières d’ambre », ne sont-ce pas celles de Rembrandt ? — Puis, c’est la vie des
vieux canaux :
Et la vie des vieux réverbères :
Et la vie de l’eau, de la pluie, des flaques, du brouillard. Oh ! l’admirable paysage
dans la bruine, par un soir d’automne :
Et la vie des cloches, jetant les sons à la volée, tantôt comme des fleurs, tantôt
comme des feuilles mortes, tantôt comme des poignées de terre pesante :
M. Georges Rodenbach est le poète qui s’est appliqué à saisir et à fixer le plus de
« correspondances » entre les sensations de l’ouïe et celles de la vue et à prêter aux
choses, surtout aux humbles et aux vieilles choses, la vie la plus minutieusement
humaine (cela va communément chez lui jusqu’à une sorte d’hallucination, un peu
laborieuse). Très peu d’hommes enfin ont eu au même degré que lui le don précieux de
s’amuser à être triste. Il est donc éminemment poète, si de percevoir une âme dans les
objets matériels, et la vie dans la mort, et le passé dans le présent, cela est une
grande part de la poésie, est presque la poésie même. Il procède directement de
Baudelaire ; mais c’est un baudelairien chaste et sans perversité ; il n’a emprunté au
poète des Fleurs du mal que sa piété, — et l’art d’établir des
échanges entre les divers ordres de sensations. Seulement il y raffine à l’excès ; il
lui arrive, dans le Règne du silence, de prêter tout de même un peu
trop d’humanité à ce qui n’en a que par métaphore et, vraiment, de trop entendre avec
ses yeux, de trop voir avec ses oreilles, et de glisser à un terrible gongorisme
sensitif. Et puis, on voudrait parfois le voir quitter Bruges et pousser du moins
jusqu’à Malines.
Je ne puis aujourd’hui que jeter ces indications à la hâte. Parlons du Voile. Je ne sais pas bien si le Voile est « du théâtre »,
mais je suis sûr que c’est de la poésie.
De la poésie silencieuse. Non seulement par le décor, par les costumes, et par les
cloches qu’on entend tinter de moment en moment, mais par la couleur et le son de ses
vers, M. Georges Rodenbach a su créer autour de son drame une atmosphère pieuse,
recueillie et blanche. Nous en sommes, peu à peu, tout enveloppés. Et, dès lors, nous
n’avons point de peine à comprendre la disposition d’âme du maître de ce calme logis, le
méditatif Jean, qui, ayant fait venir une béguine pour soigner sa vieille tante malade,
et vivant depuis des semaines auprès de cette jeune et douce et jolie sœur Gudule, a
conçu pour elle, — ou plutôt pour ce qu’il ignore d’elle et pour l’idée qu’il s’en forme
et qu’elle lui en suggère, bref, pour le mystère qui est en elle, — un je ne sais quel
sentiment qui est peut-être de l’amour, un amour où il y a du respect, de la tendresse
et de la curiosité, mais beaucoup plus de rêve que de désir.
Cependant, la curiosité de Jean se précise. Le voile de la sœur ne laisse exactement
voir que son visage couleur d’hostie. Mais ses cheveux, de quelle couleur sont-ils ?
Jean ne peut plus vivre sans connaître la couleur de ses cheveux. Blonds pâles ? blonds
fauves ? blonds cendrés ? noirs ou roux ? Après une conversation où il lui laisse
entendre, en paroles nuancées, qu’il a pour elle une amitié très vive (et l’on ne sait
si elle comprend, ni jusqu’où ; si elle en est émue, ni de quelle façon), il a le
courage de lui demander à elle-même quelle est la nuance de la mystérieuse chevelure… Et
la béguine, comprenant sans comprendre, répond : « Je ne sais pas ; car, quand je me
vêts, c’est avant le jour ; et quand je me dévêts, c’est au crépuscule ». Et, comme il
insiste, la servante de Dieu se défend et se retranche en quelques mots tranquilles et
froids qui semblent dresser entre elle et lui une grille serrée doublée d’un volet
sûr.
Mais la tante est au plus mal. Et, la tante morte, sœur Gudule doit quitter la maison.
Si Jean l’épousait ? Pourquoi pas ? Les béguines ne font point de vœux perpétuels. Il
saurait alors de quelle couleur ils sont.
Tout à coup, on vient l’avertir que la tante est trépassée ; et, au même instant,
paraît la sœur, qui, réveillée par la servante, n’a pas eu le temps de remettre son
béguin ni sa cornette. En voyant ses cheveux, Jean s’écrie : « Ce n’est plus elle ! » Il
ne l’aime plus : car, ce qu’il aimait, c’était le mystère de ses cheveux. Il ne songe
plus qu’à sa vieille tante morte, et laisse partir la sœur Gudule sur un froid adieu. Et
le cœur de Jean, et les choses autour de lui, retombent dans un silence que rythment,
par intervalles, les lourdes cloches de la paroisse voisine…
Les vers sont beaux, contournés et malaisés quelquefois, presque toujours pénétrants,
tout chargés de sens, et d’un sens rare, en même temps pittoresques et infiniment
mélancoliques. L’effet a été grand. Bien que le Voile soit assurément
de la poésie, il se pourrait que ce fut aussi « du théâtre ».
Je ne puis plus donner que quelques lignes au Bandeau de Psyché, de
M. Louis Marsolleau, et vraiment cela est injuste. — La petite Psyché voudrait bien le
voir enfin, cet Eros, dont elle reçoit les visites nocturnes, et dont les discours la
chatouillent si doucement. Et c’est pourquoi elle ôte le bandeau bienfaisant que le
prudent Eros lui avait attaché sur les yeux. Et alors elle constate que l’Amour est un
jeune homme comme les autres, ou à peu près, et, de dépit, elle consent à épouser le
financier vieux et laid, mais riche, que lui proposait sa mère. — Les vers sont d’un
ouvrier consommé, souples, fringants, avec quelque excès de recherche et de préciosité
verbale. Il s’y trouve de la drôlerie, de l’impertinence, de la sensualité et de la
blague, le tout un peu livresque et d’un sautillement qui ne franchit pas toujours la
rampe.
Bandeau de Psyché, voile païen ; voile de sœur Gudule, bandeau chrétien. L’amour ne vit
que d’illusion et de mensonge ; et ce qu’on aime, c’est l’idée qu’on se fait de l’objet
aimé. Oui, cela est vrai. Le contraire l’est aussi. On peut aimer, tout en connaissant
bien ce qu’on aime. Quand on est pris, bien pris et touché à fond, on peut néanmoins
saisir très nettement les défauts ou les infirmités de l’être chéri, et, comme on est
peiné de ne le voir point parfait et qu’on s’en irrite (non contre lui), cette pitié et
ce dépit redoublent encore notre tendresse. Nous voulons oublier et nous lui cachons ce
qui se rencontre chez lui de fâcheux, comme nous nous cachons à nous-mêmes nos propres
défauts, et ce soin délicat tient notre amour en haleine et nous le rend plus intime en
le faisant plus volontaire et plus méritoire… — Vous me direz que ce que nous aimons
alors, c’est notre bon cœur. Comment se tirer de là ?
Parmi la demi-douzaine de jeunes auteurs dramatiques sur lesquels nous pouvons compter,
M. Brieux a sa physionomie bien à part. Son théâtre est d’un très honnête homme. On y
sent partout une conscience droite, une belle et robuste candeur, et, — ce qui est en
train de devenir rare chez nous, — un tranquille et sûr discernement du bien et du mal.
Il a le bonheur de n’être ni boulevardier ni dilettante. Il connaît bien la province, et
ses personnages sont presque toujours des provinciaux. Il peint leurs mœurs avec une
exactitude paisible et minutieuse. Il a quelque chose de la simplicité ingénue du bon
Sedaine. Les comédies de M. Brieux sont, proprement, des « moralités ». O
muthos dêloï eti… L’histoire de Blanchette nous montre que « le
développement de l’instruction » a ses inconvénients ; qu’une fille de paysans, qui a
son brevet supérieur, et point de place, a tout ce qu’il faut pour devenir une
déclassée. L’histoire de Monsieur de Réboval nous enseigne qu’il ne
faut pas avoir deux ménages, que c’est très bien sans doute de « faire deux fois son
devoir », mais qu’il suffit peut-être de le faire une bonne fois, ce qui, du reste, est
généralement plus difficile, et qu’enfin le pharisaïsme, le respect des convenances,
n’est point la vertu. Et l’histoire de Rémoussin, dans l’Engrenage,
nous apprend que la politique est une grande pervertisseuse de conscience et aussi
que, « entre le suffrage universel et ses élus, il y a corruption mutuelle ». Ce sont
des pièces sans intrigue (sauf Monsieur de Réboval), composées de
détails significatifs mis bout à bout, conçues à la façon d’apologues démonstratifs. Et,
chose remarquable, ces « moralités » ne sont point froides ; elles sont vivantes.
Vivantes par la chaleur même du sentiment moral dont elles sont toutes imprégnées ;
vivantes par le réalisme direct et franc de l’exécution, et par la plus véridique
observation de l’humanité moyenne ; point d’inutiles curiosités de psychologie ou
d’expression ; des traits frappants de justesse, volontiers un peu gros ; un relief très
scénique ; un mouvement continu ; beaucoup de naturel ; et, au milieu de tout cela, je
le répète, la grâce salubre, partout sentie, d’une âme droite et bonne.
Et, maintenant, je vais vous dire l’aventure de Rémoussin, qui fut honnête homme, puis
homme politique et, finalement, redevint honnête homme. Je la résumerai assez
pauvrement, et je vous avertis qu’elle vaut surtout par mille détails que je ne puis
vous rapporter.
C’est une excellente créature que ce Rémoussin : ancien ouvrier, « fils de ses
œuvres », usinier probe, patron juste et charitable, et qui a associé ses ouvriers à ses
bénéfices. On lui demande de se présenter à la députation. Il résiste, d’abord, de très
bonne foi, puis il cède. Ses bons sentiments, — et quelques autres aussi d’une qualité
plus mêlée, — le jettent à la fois dans cette aventure. Il cède, un peu par faiblesse,
pour faire plaisir à sa femme, à sa fille et à son gendre, et parce que le sénateur
Moriu l’en supplie. Puis, son concurrent, un certain M. de Vaudray, est un « aristo »,
un réactionnaire égoïste et dur : c’est œuvre pie que de barrer le chemin à ce
gentillâtre. Enfin, il cède par générosité, par sentiment du devoir, pour servir le
peuple ; il se promet bien de « n’être pas comme les autres » ; il dit naïvement : « …
Le sang me bout, en voyant comment on perd son temps à la Chambre, comment on vote, … en
voyant la sottise et le cynisme de ces cinq cents inutiles !… Mais il ne s’en trouvera
donc pas un… qui montera à la tribune et leur dira : « Et la France, qu’est-ce que vous
en faites ? Et le « peuple qui crève de faim et que vous avez flatté, « quand donc
penserez-vous à lui ? » J’aurais voulu être celui-là. »
Une fois sa candidature posée, il entend bien ne la faire triompher que par des moyens
irréprochables. Il répudie la corruption électorale, les petits verres, la propagande
des agents louches, les polémiques calomnieuses, les faveurs injustes promises aux
électeurs influents, les professions de foi menteuses… Mais un candidat ne s’appartient
plus, et d’ailleurs le suffrage universel veut absolument être corrompu et trompé.
Toutes ces vilenies que Rémoussin réprouvait, on les pratique en son nom, malgré lui, et
bientôt lui-même y consent, s’y laisse glisser. Le voilà qui serre des mains
déshonorées ; le voilà qui ment, ou qui supporte qu’on mente pour lui. Lui qui tout à
l’heure prétendait réduire la polémique à la discussion des idées, un article injurieux
le fait sauter sur sa plume et répondre de la même encre. Le bruit s’est répandu que
Rémoussin est partisan du droit sur les blés. Or, c’est tout le contraire, et il
comptait le dire dans sa profession de foi. Mais la foule est là qui l’acclame. Il veut
la détromper, les acclamations couvrent sa voix… Et ainsi notre honnête homme sera nommé
pour avoir promis ce que sa conscience lui faisait un devoir de refuser.
Député, sa démoralisation va bon train. Il a voulu d’abord prononcer son grand
discours, dire ce qu’il avait sur le cœur ; mais, ingénu et gauche, d’ailleurs isolé
dans la Chambre, on s’est moqué de lui. Alors il est entré dans un groupe. Il est devenu
protectionniste enragé ; il a cru que c’était l’étude qui avait modifié son opinion, et
il n’a pas vu que c’était l’intérêt. Son second discours, sur les blés, a réussi, lui a
donné de l’importance et, par suite, des airs importants. Sa conscience s’élargit à
voir, autour de lui, la largeur des autres consciences.
Un incident achève de le désosser. Sa sotte de femme, à l’enterrement d’un amiral, a
giflé un agent de la paix. Le ministre de l’intérieur peut seul étouffer l’affaire. Or,
ce ministre, Rémoussin le considère comme une « crapule ». Il va pourtant le trouver,
car il le faut bien. Notre honnête homme revient enchanté, « Ch…armant ! Il a été
ch…armant ! » Rémoussin a rencontré là le fameux Balbigny, le publiciste incorruptible
qui insulte tous les matins le ministre dans son journal. « Si tu les avais vus se
serrer la main, s’appeler : Mon cher ami, se taper sur l’épaule !… » Cette rencontre a
tout à fait déniaisé Rémoussin. « Vois-tu, dit-il à sa femme, à mesure qu’on s’élève,
toutes les choses s’expliquent ; on s’aperçoit bien que la morale n’est pas la même pour
un petit usinier ou pour un homme de gouvernement. » Pauvre Rémoussin ! il s’exprime à
présent on « homme supérieur » ; cela veut dire qu’il est mûr pour les pires
faiblesses.
Et, cependant, il est gêné dans ses affaires. Son usine, qu’il a été obligé de confier
à son gendre, marche mal ; la vie est chère à Paris ; les vingt-cinq francs par jour ne
vont pas loin. Il ne sait même où trouver les cinq mille francs qu’il a promis jadis,
quand il était un simple brave homme, pour la fondation d’une crèche… C’est à ce moment
qu’entre le Tentateur, sous les espèces du marquis de Storn.
Storn représente la Compagnie du Simplon qui demande au gouvernement le rachat, pour
cent millions, des actions et des obligations qu’elle a émises. « Le chiffre n’a rien
d’exagéré… Voici nos livres, nos copies de lettres, nos marchés, voyez et jugez… » Il
parle d’un intérêt supérieur : « Nous voulons créer un lien de plus entre la France et
l’Italie… » Et il ouvre des registres, déploie des cartes, remet à Rémoussin « une
brochure qui répond d’avance à toutes les objections ». (La scène est impayable de
comique grave. ) Le bon Rémoussin est vite convaincu. Le marquis, en se retirant, dépose
une enveloppe sur le bureau. L’enveloppe contient un chèque de vingt-cinq mille francs.
Rémoussin se rebiffe, mais sa femme entre à ce moment : « Madame, dit le marquis,
M. Rémoussin nous refusait la permission de collaborer à ses œuvres de charité… ». Et,
peu à peu, les sophismes spécieux, approuvés par sa femme, — et ponctués de lourds
silences, — désagrègent ce qui reste de conscience à notre pauvre Rémoussin :
« Remarquez, Monsieur, que vous m’aviez promis votre concours avant que j’aie… Et puis,
est-ce qu’un avocat ne touche pas des honoraires ?… Je vous ai dit, Monsieur, qu’il
s’agit de charité… Tout le monde n’a pas vos scrupules… Consultez les talons de ce
carnet de chèques… » Puis, un silence, plus long que les autres… Le marquis sort,
lentement et cérémonieusement… Il a laissé l’enveloppe, sans rien dire, sur le coin de
la table…
Il continue, l’empoisonnement moral du faible Rémoussin : car toute mauvaise action
laisse en nous de mauvais sentiments, tout prêts à engendrer de nouvelles actions
mauvaises. La peur le rend lâche et dur. Il est revenu se terrer dans sa petite ville,
attendant avec angoisse les résultats de l’« enquête sur le Simplon ». Les ouvriers de
l’usine se sont mis en grève. On lui fait remarquer que leur situation n’est pas gaie :
« Eh bien ! et la mienne ? s’écrie Rémoussin… Ils m’embêtent, vous pourrez le leur dire
de ma part ». Et lui, l’ancien brave homme, l’ancien ami des pauvres gens, il ne parle
que de « coffrer les meneurs ». — « Si, au lieu d’avoir un gouvernement de carton… nous
avions un gouvernement vraiment digne de ce nom, un gouvernement fort… »
Il considère qu’un autre devoir, et capital, du gouvernement, c’est de le tirer
d’embarras, lui Rémoussin, de ne pas laisser « compromettre en sa personne la dignité du
Parlement ». — « Savez-vous où ça nous mènera, ça ? Ça nous mènera au mépris de toute
autorité, à l’oubli de tous les respects. » Heureusement il compte un peu sur
l’influence de « la cousine Bourdier ». La cousine Bourdier est une femme galante,
maîtresse d’un ministre, une femme que les Rémoussin « ne voyaient pas ». Ils la
tiennent maintenant en haute estime et n’ont plus d’espoir qu’en elle. Encore une petite
capitulation de conscience à ajouter aux autres.
Mais le sénateur Morin arrive, les jambes flageolantes et molles : il vient d’apprendre
qu’un journal du soir a publié la liste des « chéquards » du Simplon. « J’y suis, et
vous aussi. — C’est vous qui m’avez perdu, dit Rémoussin, vous êtes une canaille. — Si
vous croyez être un honnête homme ! réplique Morin. Laissez-moi donc tranquille : vous
êtes comme les autres ! » Et il met sous le nez du malheureux ses hypocrisies et ses
lâchetés, les mobiles secrets de ses actes, et toute l’histoire de ses perversions
successives. Et c’est alors comme une décisive secousse dans le tréfonds de la
conscience de Rémoussin. Il se réveille, il se reprend, il se voit comme il est ; et,
avec un grand effort, il se confesse : « Oui, là, vous avez raison, j’ai été lâche ». Et
sa confession, très belle, très sincère, très courageuse, se termine par un grand cri de
détresse, de repentir, d’humilité ; et cela sans phrases, sans mysticisme, sans
tolstoïsme, sans norvégerie, avec une simplicité parfaite et en style de brave homme…
Cela est émouvant, très émouvant
Dès lors Rémoussin sait ce qui lui reste à faire. Il sort ; il porte à un journal une
lettre où il avoue sa faute, et s’arrange pour restituer les vingt-cinq mille francs
qu’il a touchés. Or, pendant qu’il délivrait ainsi son âme, une dépêche annonce que le
gouvernement a arrêté l’enquête, envoyé un démenti à l’agence Havas, bref, que les
obligés du marquis de Storn n’ont plus rien à craindre. Et ainsi, l’acte par lequel le
bon Rémoussin s’est racheté devant Dieu le perd aux yeux du monde ; et, seul honnête en
cette affaire, il passera seul pour ne l’avoir pas été. « Si tu t’étais tenu tranquille,
lui dit judicieusement Mme Rémoussin, nous aurions vingt-cinq mille
francs de plus, et nous ne serions pas déshonorés. » Il subit les reproches insultants
de sa femme et de son gendre. Au dehors, le peuple crie, sur l’air des lampions :
« Rémoussin ! Le voleur ! Démission ! » Il leur jette avec dégoût, par la fenêtre, ses
insignes de député. Et cependant, Morin lavé, Morin triomphant, harangue la foule :
« Oui, mes amis, ce que je veux, c’est le bonheur du peuple, de ce peuple intelligent et
fier, etc. » Et la foule crie : « Vive Morin ! » Sur quoi Rémoussin, avec un accent où
l’on ne sait s’il y a plus d’amertume ou d’allégement intérieur : « Ah ! ah ! ils
crient : « Vive Morin ! »… Allons, c’est complet… Me voilà maintenant tout à fait
tranquille. »
L’œuvre est bonne. Elle nous rappelle clairement et fortement des choses que nous
savions, mais que nous ne saurons jamais assez. Oui, la politique, ailleurs encore que
dans une démocratie, mais dans une démocratie plus que partout, est une maîtresse de
mensonge, d’hypocrisie et de lâcheté. Oui, les conditions naturelles, inéluctables, d’un
régime de suffrage universel forcent le juste lui-même, dès qu’il entre dans cet
engrenage, à « pécher » bien plus de sept fois par jour. Et, si c’est une nécessité
qu’il y ait, comme on dit, deux morales, c’est donc une nécessité abominable, et qui
fait frémir quand on y songe. Oui, la société où nous vivons est telle qu’un homme comme
ce vieux corsaire paisible et gouailleur de sénateur Morin, qui, considéré en lui-même,
est, très sûrement, un gredin, est après tout, et non moins sûrement, un homme « de
moralité moyenne » ! Oui, dans cette vie que nous menons, où l’on n’a au fond pour
objectif que l’argent, la vanité et le plaisir, où jamais on ne rentre en soi pour se
juger et où, d’ailleurs, les principes manquent au nom desquels on se jugerait, la
notion du bien et du mal finit par s’abolir en nous, et presque aucun de nous ne sait
plus ce qu’il vaut moralement, ni ne se doute combien il vaut peu. Oui, il y a, à
l’heure qu’il est, parmi nos hommes publics (et parmi nous autres semblablement) de
gentils garçons et d’« honnêtes gens », parbleu ! qui ont commis de lâches et vilaines
actions, et qui n’en ont eu quelque soupçon, — peut-être, — que le jour où ils se virent
menacés au nom d’une morale abstraite (très mal connue et pratiquée des justiciers
eux-mêmes) ; mais qui, depuis, sont rentrés dans leur quiétude et ont tout oublié :
d’autant mieux qu’on a voulu que nous oubliions aussi, et que sans doute on a bien fait.
Oui, nous vivons tous dans l’ignorance de notre démérite et de notre indignité ; et
elles sont rares, bien rares, les secousses qui déchirent ces voiles de mensonge et
d’illusion, brisent ce filet d’intérêts, de vanités et d’habitudes dont nous sommes
enveloppés, nous mettent face à face avec notre âme véritable, nous en révèlent, comme
au bon Rémoussin, la hideur, et, d’un jet de clarté brusque, nous dessillent assez les
yeux sur les origines cachées, sur le sens et la valeur réelle de nos actes, pour que
nous comprenions le mot terrible de Joseph de Maistre : « J’ignore ce qu’est l’âme d’un
scélérat ; mais je crois savoir ce qu’est l’âme d’un honnête homme : c’est
affreux. »
Ce jet de clarté contraignant et bienfaisant, il est dans la vaillante et probe comédie
de M. Brieux. Qu’y pourrais-je donc bien reprendre ? Dirai-je que j’y aimerais,
quelquefois, un style plus ramassé et plus fort ? Que j’y voudrais les rôles
secondaires, et surtout ceux des femmes, moins effacés, moins « quelconques » (car il
n’y a là, en somme, que deux personnages : Rémoussin et Morin, son mauvais génie) ? Que
les défaillances de Rémoussin se succèdent avec une rapidité un peu monotone ? Ou que
son cas serait plus significatif, s’il était un peu plus intelligent ? Regretterai-je
enfin l’optimisme moral du dénouement ? Et affirmerai-je que, dans la réalité, les yeux
de Rémoussin ne s’ouvriraient pas et que, sauvé comme Morin, et condamné par cette
heureuse chance à ne jamais se repentir, il descendrait à la benoîte inconscience de ce
bon compère ? Non, je ne dis pas cela ; je souhaiterais seulement moins de soudaineté
dans je revirement moral de Rémoussin ; il me plairait qu’il fût averti de son état,
moins par les paroles brutales de Morin que par la tristesse et la désapprobation
silencieuse de quelque simple créature restée modestement fidèle à la loi évangélique
et, si vous le voulez, de sa fille Léonie… Mais qu’importent ces critiques, sur
lesquelles j’hésite au moment où je les exprime ? C’est le cas, ou jamais, de citer la
vieille sentence de La Bruyère : « Quand une lecture vous élève l’esprit, et qu’elle
vous inspire des sentiments nobles et courageux, ne cherchez pas une autre règle pour
juger de l’ouvrage : il est bon et fait de mains d’ouvrier. » Voilà un éloge que nous
n’avons pas l’occasion d’accorder souvent.
Je souhaitais de bon cœur un très grand succès à la Duchesse de
Montélimar. M.Albin Valabrègue est l’auteur de Durand et Durand
et de ce charmant Homme de paille, que quelque théâtre devrait bien
reprendre. Il a la verve abondante et drue et, parfois, l’inquiétude du mieux. Il y
avait une idée, et sérieuse, et belle, dans cette comédie malheureusement trop
imparfaite de la Femme, donnée au Vaudeville voilà deux ans. Et dans
la Duchesse de Montélimar, c’est une maladresse sans doute, mais
honorable, d’avoir voulu tout à coup s’élever, a certains moments, du ton du pur
vaudeville à celui de la satire sociale…
Malgré mes vœux, cette brave Duchesse n’avait pas totalement agréé au
public de la « première ».
J’apprends, avec plaisir, que le public des jours suivants s’est moins défendu ; qu’il
s’amuse très franchement à cette bouffonnerie aisée et bon enfant, et que le Gymnase
pourrait bien tenir un succès. L’action nous avait paru un peu simplette et prévue ; car
c’est tout uniment, comme vous savez, l’action du Bourgeois
gentilhomme (les rôles de M. et de Mme Jourdain étant
intervertis). On avait trouvé aussi que le revirement moral de la moitié des
personnages, à la fin du dernier acte, était faiblement motivé… Mais le dialogue est
souvent hilarant. La rentrée du fils de la maison, à neuf heures du matin, en habit, la
cravate blanche de travers, le plastron fripé, les mèches du front décollées, est d’une
belle couleur… Enfin, j’ai goûté les leçons de convenance, de haute vie et de « vie
noble », que la duchesse Bonnardel donne à son mari ( « Maintenant que vous voilà duc,
il faut prendre une maîtresse… Oui… dans le corps de ballet… C’est l’usage »), et celles
que le duc et la duchesse reçoivent tous deux de leur valet de chambre, un drôle qui fut
bachelier, mais qui a beaucoup appris depuis ce temps-là.
Certes, ce n’était pas une si mauvaise idée que de refaire le Bourgeois
gentilhomme, de le « remettre au point ». Voilà plus de cent ans que la noblesse
est morte comme classe politique et comme classe sociale ; et, pourtant, il n’y a pas à
dire, elle survit comme caste mondaine. Elle survit, par l’attachement respectable aux
traditions ou par la vanité de ceux qui en sont, mais plus encore par la vanité et la
bassesse d’âme de beaucoup de ceux qui n’en sont pas Chose admirable : depuis qu’on peut
en être comme on veut, en payant ou même sans payer, en d’autres termes, depuis que la
noblesse n’est rien, il y a toujours plus d’imbéciles ou qui veulent en être ou qui la
révèrent comme si elle était quelque chose. Même usurpée, ou achetée à beaux deniers
comptants, elle impressionne les fournisseurs et quantité d’autres citoyens.
La comédie du Bourgeois gentilhomme était donc d’autant mieux à
refaire que ce snobisme comporte aujourd’hui beaucoup plus de sottise encore que du
temps de Molière, où du moins la noblesse était une puissance publique, assurée et
concrète, impliquait des droits, des privilèges, un rôle, des devoirs, une éducation,
une vie spéciale. La malhonnêteté restant égale à prendre un nom et un titre qui ne vous
appartiennent pas, il y a certainement plus de niaiserie et d’infirmité morale dans le
cas de Mme Bonnardel que dans celui du bonhomme Jourdain. Et c’est
pourquoi je répète, avec plus de certitude, que le sujet de M. Valabrègue était
excellent.
Toutefois, il eût peut-être été bon, pour que la manie de nos entêtés de noblesse
apparût dans tout son jour, de nous la montrer s’épanouissant en pleine démocratie, et
de noter ce que le moment historique ajoute de violemment plaisant à leur pitoyable
vanité… On pourrait même nous présenter quelque bourgeois, démocrate et « fils de la
Révolution », dans sa vie publique ’et dans ses discours de forum — et joignant à son
nom patronymique le nom de quelque bicoque, ou s’attribuant le titre de quelque
grand’tante de sa femme, ou malade du désir de se muer en baron, fût-ce de la
principauté de Gérolstein, ou en comte, fût-ce du Pape ; et conciliant tout cela par un
miracle soit d’inconscience, soit d’hypocrisie, qui s’est déjà vu, je vous assure.
Et l’on pourrait encore, en face de cette noblesse achetée, nous faire voir, plus
méprisante et plus gourmée que celle de l’ancien régime ou du premier Empire, la
noblesse républicaine. Car nous jouissons déjà, n’en doutez pas, d’une aristocratie de
la Révolution. On remonte à la Convention, comme d’autres remontent aux Croisades.
D’avoir un aïeul qui a voté la mort de Louis XVI, c’est comme d’avoir un ancêtre qui
s’est distingué à Marignan. Et les effets moraux de ces souvenirs si opposés sont
sensiblement analogues. Ici et là, on vit de traditions. En vain, le temps passe,
renouvelant toutes choses, modifiant la « position » des questions politiques et
sociales : on demeure figé, ici, dans le jacobinisme étroit hérité du grand-père ; là,
dans le culte monarchique hérité des aïeux. Les familles de l’aristocratie républicaine
marient entre elles leurs enfants, commencent à se garder des mésalliances. On a vu des
petits-fils portés aux plus grandes charges par leur mérite sans doute (qui oserait le
nier ?), mais aussi par leur nom, — tout comme « sous les tyrans ». Beaucoup de ces
familles mènent une vie aussi fastueuse et mondaine que celle de ce faubourg
Saint-Germain, qui d’ailleurs n’est plus guère qu’une expression géographique. Bref, la
matière est toute prête pour une comédie de la noblesse jacobine et régicide…
J’exagère ? Entre nous, je crois que oui. Mais pas tant que vous vous le figurez.
Le premier acte de l’admirable farce de M. Georges Courteline (je dis « farce », et
l’auteur ne m’en voudra point, puisqu’on nomme ainsi le Médecin malgré
lui et même le Malade imaginaire) se passe dans le petit café
où Boubouroche fait tous les soirs sa partie de manille, avec quelques amis, employés ou
petits commerçants, en buvant des « distingués ». (Les « distingués sont, si j’ai bien
compris, ou des doubles bocs, ce qu’on appelle des « demis », — entendez des
demi-litres, — ou de simples bocks « soignés », autrement dit a bien tirés » et « sans
faux-col ». J’hésite entre ces deux interprétations). Ce café est, comme j’ai dit, un
tout petit café. Une douzaine de tables de marbre, pas plus. Sur les tables du milieu
traînent trois ou quatre journaux, mal fixés à leurs planchettes par des tringles dont
un bout s’échappe. Un seul garçon, vieux, à favoris blancs, feuillette dans un coin
l’Univers illustré. La caissière somnole entre ses carafons. A la
colonnette enveloppée de velours rouge, qui soutient le plafond couleur Isabelle, pend
un écriteau qui annonce de la choucroute et de la salade de museau de bœuf. L’atmosphère
est épaisse, tiède et cordiale. On doit être très bien là-dedans.
… M. François Coppée, dans une de ses chroniques du Journal, où il
exprime avec une élégante et généreuse bonhomie les sentiments d’une âme à la fois
délicate et populaire, — car Coppée est en train de « remplir son type » et de devenir
tout doucement le Béranger des dernières années de ce siècle,
donc le poète des Humbles contait dernièrement l’histoire d’un brave
homme à qui sa femme avait entrepris vainement de faire perdre « l’habitude du café ».
De guerre lasse, l’indulgente et ingénieuse ménagère machinait dans son petit logement
le simulacre d’un coin de brasserie : banquette de velours rouge, guéridon de marbre
blanc, porte-allumettes de grosse faïence, soucoupes en feutre ou en gros verre, jeux de
cartes, de dames et de jacquet, un peu de sciure de bois sur le plancher ; et elle
disait à son mari : « Tu auras ici les mêmes consommations qu’au café ; tu pourras
amener tes amis. Veux-tu essayer ? » Et le brave homme essayait. Mais bientôt il était
pris de tristesse et d’inquiétude. « Qu’as-tu ? lui demandait sa femme.
Eh oui, voilà ce qui lui manquait, à cet homme : la pompe à bière, le col d’écume
pareille à du lait, et aussi ce qui ne s’imite pas : l’odeur, l’atmosphère, les becs de
gaz, les glaces et les vitrages de la brasserie, les silhouettes des garçons, le bruit
des conversations et des dominos des autres clients ; la vague occupation des yeux et
des oreilles, qui, à la fois, trompe l’ennui et favorise les songeries ruminantes. Les
gens de petit logis et, encore mieux, ceux qui ont été sans gîte, connaissent bien cela,
et me comprendront. Là, autant que dans la campagne, quoique d’autre façon, on peut
goûter « les sombres plaisirs d’un cœur mélancolique ».
Toutefois, ce ne sont pas ces sombres plaisirs qu’y va chercher l’excellent
Boubouroche, car la brasserie offre également aux gens, suivant leur humeur, les
douceurs d’une solitude chaude et animée, ou celle d’une compagnie familière et sans
morgue. Chère aux faiseurs de vers, elle ne l’est pas moins aux joueurs de manille. Le
café d’« habitués », c’est le cercle des petites gens. Boubouroche y trouve surtout la
satisfaction de ses instincts de sociabilité. Sa bonté, très réelle, est une bonté de
pilier d’estaminet et de tarisseur de chopes. Célibataire, trente-huit ans, une dizaine
de mille francs de rente, je suppose, candide et sentimental, il aime serrer des mains,
offrir des « consommations », laisser puiser dans sa blague à tabac, et même, à
l’occasion, prêter cent sous à un camarade gêné. Ce gros homme paresseux et inutile est
charmant, quand même, de bienveillance adipeuse.
Et qu’il est beau à la manille ! Quel sérieux ! Quelle complaisance grave dans sa
maîtrise incontestée ! Au reste, il ne joue pas pour gagner, mais pour son amusement. Il
ne se fâche point que les deux joueurs qui ont perdu lui laissent le soin de « régler »
leurs absinthes. Resté seul avec son partenaire, il fait revenir deux « distingués » par
un geste d’habitude, et bientôt glisse aux confidences, et étale les richesses morales
d’un cœur sensible et d’un esprit sans détour. Il raconte comment, il y a huit ans, il
rencontra Adèle, et comment il osa se déclarer. « Et huit jours après, conclut l’ami
Potasse, tu la mettais dans ses meubles ? » Mais Boubouroche, blessé du terme et
rectifiant : « Huit jours après, Adèle et moi, nous associions nos deux existences, ce
qui n’est pas la même chose. — Peuh ! dit le sceptique Potasse, tu lui donnes de
l’argent. — Il ne manquerait plus que je lui en demande ! réplique Boubouroche. Je lui
donne, en effet, trois cents francs par mois et je lui paye son loyer, mais enfin je ne
l’entretiens pas. On n’entretient pas une femme parce qu’on fait son devoir d’honnête
homme en lui simplifiant, dans une certaine mesure, les complications de
l’existence..Mais, mon cher, je l’entretiens si peu que nous ne vivons pas ensemble ! »
Et, comme Potasse s’étonne : « Bien mieux ! Je n’ai même pas laclé de l’appartement 1
— Pourquoi ça ? — Parce qu’une honnête femme ne doit pas avoir d’amant, et qu’on n’est
pas « amant » tant qu’on n’a pas la clé. — Et qu’est-ce qu’on est alors ? demande
Potasse ahuri. — Je ne sais pas, répond Boubouroche, un peu embarrassé. On est… un
monsieur en visite. »
Tel est Boubouroche, fleur de chevalerie et de délicatesse, nourrie chaque matin de
vermouths-grenadine et d’amers Picon, pâte exquise repétrie chaque soir dans la bière de
Mars… Mais, tandis qu’il ouvrait son cœur, un vieux monsieur, tapi derrière le paravent
du journal le Temps, écoutait sa confession avec une vive
curiosité.
Potasse parti, le vieux monsieur s’avance vers Boubouroche et lui dit : x Monsieur,
Adèle vous trompe. » Boubouroche sursaute ; puis, poliment : « Asseyez-vous donc,
Monsieur… Voulez-vous prendre un distingué ? » Et au garçon : « Deux distingués, Amédée…
Expliquez-vous, Monsieur, je vous prie. » Et le vieux monsieur s’explique. Il habite sur
le même palier qu’Adèle, et, comme les immeubles d’aujourd’hui sont en plâtre et en
papier mâché, il entend tout ce qui se passe chez sa voisine… Il donne des détails. Tant
que Boubouroche, furieux, Après avoir réglé les consommations de la soirée |neuf francs
vingt), se rue hors du café en criant : « Nom d’un tonneau ! »
Or, le second acte de Boubouroche n’est autre those qu’une variation
sur un des plus vieux thèmes comiques. C’est l’éternelle histoire de la femme accusée et
convaincue de trahison, mais se tirant d’affaire à force d’audace et de mensonges, et
contraignant même sa victime à lui demander pardon ; bref, l’histoire de la lutte
pour parler comme Vigny (et vous pouvez aussi mettre à la place de « bonté » faiblesse,
sottise ou quelque chose de pire). C’est la grande scène du quatrième acte du Misanthrope. C’est la grande scène du second acte de Turcaret. Et vous la retrouverez dans le Roi Candaule, et vous
la retrouverez dans la Parisienne, et vous la retrouverez partout.
Mais que la « variation » de M. Georges Courteline est donc, dans presque tous ses
détails, imprévue, pittoresque et joyeuse 1 Elle se distingue par trois traits :
l’énormité d’évidence du délit, l’énormité d’impudence de la coupable, l’énormité de
candeur de la victime. Ces trois énormités sont folles : je ne jurerais pas qu’elles
soient invraisemblables. La farce de M. Courteline reste quelque chose d’humain, de très
humain, et dont la cocasserie repose sur un vieux fond solide, à chaux et à
sable, de bonne grosse vieille vérité traditionnelle.
Donc, nous sommes chez Adèle Le salon est modeste et décent ; au fond, un grand bahut
de chêne. Adèle fait de la tapisserie ; André, son amant de cœur, étendu sur une chaise
longue, lit un volume de vers, tout en fredonnant le Forgeron de la
paix, l’air favori de Boubouroche. Tout à coup, on sonne ; André bondit sur ses
pieds, court au bahut, l’ouvre et s’y blottit… Nous avons eu le temps de voir que
l’intérieur de ce bahut était ingénieusement aménagé : il y a une petite table, une
chaise, un oreiller pour les reins, une bougie allumée sur une planchette. C’est là
qu’André passe son temps en lectures utiles ou agréables, durant les visites de
Boubouroche.
Il entre comme un fou, Boubouroche. « Qu’y a-t-il ? demande Adèle. — Il y a que tu me
trompes ; que tu es la dernière des dernières, et que tu caches quelqu’un ici. » Mais
les dénégations, d’abord tranquilles, puis indignées, d’Adèle ont bientôt raison du
pauvre homme. Au bout de trois minutes, c’est lui qui demande pardon. Cela, c’est la
scène connue.
Ce serait fini, si Adèle n’abusait de son triomphe, « Je te pardonnerai, dit-elle, à
une condition : c’est que tu ne quittes cet appartement qu’après en avoir scruté,
fouillé l’une après l’autre chaque pièce…
Il y a un homme ici, c’est vrai. — Mais non » fait Boubouroche, goguenard. Adèle
insiste : « Ma parole d’honneur ! » Et indiquant du doigt le bahut où est André :
« Tiens ! il est là-dedans !… Va donc voir, je te dis qu’il est là-dedans ! » Et le bon
Boubouroche se tord de rire, tant il la trouve drôle,
Adèle, grisée, continue d’insister ; elle met la lampe dans la main de Boubouroche, le
pousse vers la porte de la chambre : « Je veux, entends-tu ? que tu visites tout…
jusqu’à la cave… Tiens, voilà la clé de la cave ».
Boubouroche, penaud, se dispose à obéir… Soudain, un courant d’air éteint la lampe. Et,
en même temps, la lumière de la bougie qui éclaire la cachette d’André se trahit par
deux rectangles enserrant de leurs lignes de feu les deux panneaux inférieurs du bahut.
Boubouroche court au meuble, l’ouvre tout grand, et recule en poussant un cri terrible :
car André lui est apparu, tranquille comme Baptiste, lisant paisiblement son volume de
vers à la lueur de son bougeoir.
Nullement troublé, André sort du meuble, son bougeoir à la main. En parfait « homme du
monde », il tend sa carte à Boubouroche idiotisé, et se retire, « très chic », après lui
avoir fait jurer qu’il ne touchera pas à un seul cheveu d’Adèle.
Et c’est ici qu’Adèle devient sublime.
« Quel est cet homme ? » demande Boubouroche. Et elle répond simplement, un peu
hautaine :
« Est-ce que je sais ? »
Et, après que Boubouroche l’a renversée sur la chaise longue pour l’étrangler, puis,
manquant de courage, est tombé à ses genoux en sanglotant, elle ajoute avec un
étonnement candide : « C’est donc sérieux ? Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que j’ai
fait ? »
Et, comme Boubouroche la prie de lui expliquer la présence de cet homme dans ce meuble,
elle a cette troisième réplique grandiose : « Je ne puis te répondre, parce que c’est un
secret de famille ».
Rien ne la fera parler : elle sacrifiera son honneur et sa vie, s’il le faut, pour
garder un secret d’où dépend l’honneur d’une autre femme. « Inutile de discuter : ce
sont là de ces sentiments féminins que les hommes ne peuvent pas comprendre.
Séparons-nous, nous n’avons plus que cela à faire. » Et vous devinez le reste : la
gravité mélancolique de l’adieu, et l’évocation attendrie du passé, et Boubouroche,
alors, qui ne veut plus partir….Et c’est ici que se place une quatrième parole d’Adèle,
d’une beauté incomparable. Après avoir forcé Boubouroche à dire qu’il lui pardonne : a
Eh bien, reprend-elle, je ne t’ai pas trompé. Tu me croiras peut-être, à présent queje
n’ai plus intérêt à mentir… Quand as-tu eu à te plaindre de moi ? etc. Et un tel passé
s’écroulerait ? etc… Et de tout ce qui fut noire amour, rien ne subsisterait en ta
mémoire, parce qu’une fatalité imbécile te fait trouver dans un bahut un homme… que tu ne connais même pas ? »
… Donc, Samson-Boubouroche est vaincu une fois de plus par Adèle-Dalila. Mais, tout à
coup, Boubouroche bondit et se précipite vers la porte. « Que vas-tu faire ? dit Adèle.
— Un compte à régler ; ne t’inquiète pas. » Il sort, laissant la porte ouverte. A cet
instant passe sur le palier, regagnant son domicile, le vieux monsieur du premier acte.
Boubouroche se jette sur lui et l’empoigne à la cravate en criant : « Et si je vous
cassais la figure, maintenant ?… Si je vous cassais la figure ? »
En somme, Boubouroche est un très remarquable épisode à ajouter aux
Jocrisses de l’amour. L’exagération des traits y paraît de même
qualité que celle des meilleures bouffonneries classiques. Boubouroche
n’est pas, à proprement parler, un vaudeville. Ce serait plutôt, par la simplicité et la
vérité du sujet et par je ne sais quel comique élémentaire et puissant, quelque chose
comme l’équivalent moderne des farces de Molière. Joignez qu’on y trouve assez souvent,
dans la forme, quelque chose comme l’équivalent du style « burlesque » du dix-septième
siècle. Je songe à des locutions comme celles-ci : « Oh ! vous pouvez mâcher de la gomme
à claquer et rouler des yeux comme un veau qu’on aurait mené voir Athalie… » ou encore : « L’écho des petits scandales d’au-dessous, d’au-dessus,
d’à côté, suintent à travers les murailles comme à travers de simples
gilets de flanelle », ou bien : « La pauvre enfant !… Elle n’a pas plus de sens qu’un
panier à bouteilles ». Une bonne partie de Boubouroche est écrite de
ce style. Et je ne dis point que cela soit d’un atticisme irréprochable ; je dis que
cela rappelle singulièrement la manière de Scarron ou de Cyrano de Bergerac. Et, enfin,
je ne sais comment et ces choses-là ne sont guère définissables, mais la bouffonnerie de
M. Courteline est toujours invinciblement gaie. Vous rappellerai-je Lidoire, le Train de 8 heures 47, et les dialogues de Jean La
Butte ?
Je laisse Boubouroche, qui est, dans presque tout le deuxième acte,
plus et mieux que « burlesque ». Mais savez-vous que nous assistons, depuis quelques
années, à une éclatante renaissance de littérature bouffonne ? Il serait intéressant de
l’étudier d’un peu près, de noter en quoi elle diffère de celle même d’il y a trente ou
quarante ans, de celle des Chavette et des Rochefort, et comment les récentes
conceptions ou manies littéraires, naturalisme, pessimisme, cruellisme, mysticisme même,
ont contribué (car tout se tient) à la modifier et à la compliquer… Nommerai-je
Grosclaude, Alphonse Allais, Georges Auriol, Willy, Jules Renard, Pierre Veber ? Je
remets à un autre jour de scruter les mystères de cette suprême et très « artistique »
transformation de la vieille gaieté française. Et je ne veux pas donner de rangs, et
j’ignore si Courteline est le premier de la bande ; mais je vois bien que sa gaieté est
la pins copieuse, la plus colorée, et, quoique souvent neuve dans ses formes, la mieux
rattachée à la tradition.
Si j’étais né dans quelque sinistre maison ouvrière de Charonne ou de la Villette ; si
la promiscuité du taudis de famille m’avait gâté dès ma petite enfance ; si l’école sans
catéchisme, et les fréquentations de boulevards extérieurs et de « fortifs », et les
bals où l’on boit des saladiers de vin rouge avaient achevé de me « déshumaniser » ; si
le régime de « Biribi » m’avait décidément rejeté en dehors de la société ; bref, si le
sort avait voulu que je fusse présentement le Desgrieux casqué de soie d’une Manon sans
faste, — et si toutefois j’avais recueilli, dans ma vie hasardeuse, quelques bribes de
littérature, il me semble que je me dirais :
- — « Les temps progressent ; le bourgeois n’est pas, au fond, si encroûté que je
l’avais cru… Jadis, sous l’ancien régime, mes confrères seuls de « la haute » étaient
supportés au théâtre ; ils s’appelaient Dorante ou Moncade ; on les surnommait le
« chevalier à la mode » ou l’« homme à bonnes fortunes » ; il fallait qu’ils eussent
les façons de la cour, qu’ils fussent jolis et qu’ils sentissent bon ; et leurs
« marmites » étaient comtesses ou marquises. Car, non plus que la nôtre, la
corporation des « gigolettes » n’était représentée que par son aristocratie. On ne les
souffrait sur les planches qu’avec des falbalas, de la poudre et des manières
distinguées. Et Dancourt, qui pourtant n’avait pas froid aux châsses, n’osait ni les
faire voir dans le vif de leur négoce, ni les appeler par leur vrai noM. Il ne les
exhibait que de profil, et les désignait par des périphrases ; il les qualifiait de
« coquettes de profession ».
« Mais, peu à peu, mes compagnes se sont installées sur la scène. On les y a vues
« truquer », carrément. Déjà, il y a quarante ans, la dame aux camélias portait
tranquillement à son corsage des fleurs qui étaient une enseigne, — et un renseignement.
Pendant longtemps encore, à vrai dire, les théâtres ne montrèrent que les « gonzesses »
pour gens riches. Puis on descendit d’un étage, et puis d’un autre. À l’heure qu’il est,
la « gigolette » pure a droit de cité dans le drame et dans la comédie. Et voilà que son
vrai nom s’étale sur deux affiches à la fois.
« Et moi aussi, j’ai eu mon tour. Les dramaturges s’en sont tenus d’abord à mes
collègues du grand monde, des cercles et des salons. Puis ils ont glissé insensiblement
jusqu’à moi. A la suite de Monsieur Alphonse, Alphonse tout court est entré, et Polyte,
et la Terreur de Grenelle, et le beau Charles. Le roman naturaliste et le café-concert
ont beaucoup aidé à cette heureuse révolution. On a compris mon âme. Des écrivains ont
célébré mes joies et mes tristesses, mes révoltes, mes haines, et ma sensibilité, et mon
ingénuité, et mon dévouement aux « camaros ». Ils ont insinué que, aimant parfois
jusqu’au meurtre, seul je savais encore aimer. Ils m’ont jugé pittoresque, beau à ma
façon, — et irresponsable, comme le loup lâché à travers la forêt. Ils ont découvert que
j’étais au fond un sentimental et que la pervenche, ignorée des riches, fleurissait
intacte dans mon cœur d’arsouille. Ils ont vu en moi une sorte d’outlaw,
qui a sa morale particulière. Je suis apparu à quelques-uns comme un être trop
fier pour se plier aux règles d’une société byzantine, comme un naïf chasseur des âges
héroïques, fourvoyé et mal à l’aise dans les cadres étroits des vieilles cités. Ma
brutalité, ma férocité, mon obscénité, mon ivrognerie, ma paresse et ma lâcheté enfin,
— que je ne secoue parfois que pour assassiner quelque fille qui a le sac (car il faut
vivre), pour assommer un pante au coin d’une rue, trois contre un, ou pour bien mourir
place de la Roquette (car les copains sont là et les journalistes prennent des notes),
— tous mes vices, en un mot, ont rencontré des indulgences et des excuses que je ne
demandais même pas. Bref, on me rend justice.
« Et désormais nous triomphons, mes sœurs et moi. La Lettre de
Saint-Lazare, la Marseillaise des petits joyeux et la prière
à Sainte-Galette ont fait le tour des salons un peu « artistes ».
Notre image éclate sur les murs et les palissades, pimpante, aimable, d’une canaillerie
élégante, le costume professionnel insensiblement tourné en travestissement
d’opéra-comique. Nous semblons très amusants. Les gens du « hije-lif » quand ils veulent
se distraire, nous empruntent nos frusques et s’essayent à nos airs.
« L’autre soir, à l’Ambigu, c’est nous qui avons eu le plus clair du succès. Lorsque la
sympathique Gigolette, une fille « à la coule », à sa sortie de Saint-Lazare, est
revenue au bastringue du père Trinquette et que les camarades lui ont fait fête, le
public est parfaitement entré dans l’esprit de ces réjouissances de famille. Un peu plus
tard, quand elle « raccroche » son propre père, qui revient, lui, du bagne, on a trouvé
la scène piquante ; et, quand elle grise le vieux et lui vole ses économies de Nouméa,
le public a bien vu que cette fille-là avait du sentiment, et il ne lui en a point
voulu, puisque, ce qu’elle en fait, c’est pour tirer d’embarras son petit homme même, on
n’a pas trop tenu rigueur au beau Charles, attendu que, s’il s’acharne à la poursuite de
la petite sœur, c’est qu’il l’aime pour de bon, le pauvre gars, et que, voyez-vous, le grand amour, c’est toujours respectable. Le public était d’ailleurs
très bien préparé à admettre les innocences et les vertus les plus paradoxales. L’auteur
lui avait présenté, au premier acte, un digne ouvrier dont la petite fille malade est
soignée par une demoiselle charitable, et qui viole la bonne demoiselle parce qu’il la
sait fiancée à un magistrat et que ça l’agace, et qui n’en est pas moins un brave homme,
sympathique dans tout le restant de la pièce. Vous me direz que, dans un mélodrame comme
celui-là, l’auteur ne songe qu’à combiner des événements et qu’il les
vide, pour ainsi parler, de leur contenu moral. C’est vrai… Mais je m’égare.
» Je ne retiens que ceci : nous avons plu, moi et mes sœurs, nous avons plu
énormément. Mais aussi, comme nos rôles étaient joués 1 C’était la vérité même. Les
artistes jolies, bien élevées, qui avaient consenti à se charger des rôles des petites
lazaristes, y apportaient tant d’intelligence et de bonne volonté qu’elles donnaient
l’impression de personnes qui n’imitent point, mais qui retrouvent. On eût dit qu’elles
se sentaient bien dans cette nouvelle peau, non pas contraintes, mais délivrées et
infiniment joyeuses. Déguisées ? Oh ! sans doute. Mais, malgré moi, je me rappelais le
vers de Ruy Rlas :
« Ô prestige du talent ! La scène grouillait de Polytes et de Phémies qui avaient
vraiment l’air de s’amuser et de vivre pour leur compte. Cela était si parfait que
l’artifice en était insaisissable. Pascal dit : « On est tout étonné et ravi quand,
« s’attendant de voir un auteur, on trouve un « homme. » Ainsi, je m’étais attendu à
voir des comédiens plus ou moins habiles, et j’avais tout à coup la sensation délicieuse
de reconnaître des gens de mon monde, des amis et des petites camarades que j’avais
perdus de vue, et que la police me rendait. J’en aurais pleuré de joie.
« Et partout, dans la salle, au bord des baignoires et des loges, il y avait des dames
très chic, et des bourgeoises, et des filles huppées qui étaient, elles aussi,
parfaitement heureuses. Elles avaient des yeux brillants, des mines friandes, des
figures qui avouaient. Elles avouaient qu’il n’y a plus que ça qui les amuse ; elles
avouaient leur secret parentage d’âme, — et de corps, — avec les humbles et sincères
créatures qui gigotaient de l’autre côté de la rampe. — Les femmes étaient charmées, les
hommes indulgents, et toute la salle communiait dans la crapule.
« Oui, il est des moments où la société avoue, où son hypocrisie
tombe, où elle confesse implicitement qu’entre la grande dame ou la bourgeoise adultère
et la femme galante qui sait se tenir, il n’y a que l’épaisseur d’un cheveu ; qu’il y a
tout juste le même intervalle imperceptible entre la professionnelle du premier rang et
celle du second, et ainsi de suite jusqu’à la fille de brasserie et jusqu’à la rôdeuse
des fortifications ; que toutes ont la même âme, et que les différences se réduisent à
des détails tout extérieurs d’habits et de rites ; que le beau Charles n’est après tout
qu’un boulevardier de la seconde enceinte, et qu’enfin la cité presque entière n’est
qu’une même chiennerie. Et les temps sont peut-être proches où sera promulgué le fameux
décret, qu’« il n’y a rien avec cette variante au second article, que tout
le monde est chargé de l’exécution du présent décret, c’est-à-dire que tout le
monde est autorisé à faire à sa guise. Et voilà pourquoi, dans les moments où il ne
cherche que son plaisir et est, par conséquent, sincère, peut-être à son insu, le
bourgeois oublie totalement de me mépriser, tant je l’amuse, et tant je réalise sans
doute je ne sais quel idéal, ignoré de lui-même, qu’il porte en lui. Ah ! oui, les
bourgeois sont bons. La première fois que j’en surinerai un, ce sera sans haine. »
Sérieusement, ne croyez-vous pas que, tout au fond, — et sauf la littérature dont je
lui ai fait cadeau, — Polyte doit raisonner ainsi et qu’il est même impossible que le
spectacle des beaux Charles de la fiction inspirent d’autres pensées aux beaux Charles
vivants, en chair et en arêtes ? Ah ! qu’on doit être fier d’être souteneur en passant
devant les colonnes Morris !
Gigolette a deux tableaux vraiment curieux : le duel au couteau de
Mlle Mallet et de Mlle Silviac, étonnant de
vérité, — et la romance des Blés d’or chantée par Mlle Mallet avec des cadences et des notes portées d’une impayable drôlerie, et
dont le refrain est gravement accompagné par les voix attendries des « petits joyeux »
et de leurs compagnes. Il y en a une qui, vers le milieu du second couplet, se met à
pleurer comme un veau… Vous vous rappelez, au grand dîner des Coupeau, l’effet de la
romance de Y Enfant du bon Dieu, « envoyée » par Mme Lerat : « … Clémence, très soûle, éclata brusquement en sanglots ; et, la
tête tombée au bord de la table, elle étouffait ses hoquets dans la nappe. Un silence
frissonnant régnait. Les dames avaient tiré leur mouchoir, s’essuyaient les yeux, la
face droite, en s’honorant de leur émotion. Les hommes, le front
penché, regardaient fixement devant eux, les paupières battantes… »
Le reste du drame est d’assez grosse nourriture, mais très habilement accommodée.
Anna Judic s’est remise tout bonnement à chanter des chansons. L’événement a montré
qu’elle ne pouvait rien faire de plus spirituel. Le fidèle « Tout-Paris » était là, et
rarement l’ai-je vu plus excité.
Les fumeurs en ont laissé leurs cigarettes inachevées, soit déférence, soit oubli, et,
dans les deux cas, c’est joliment flatteur pour la chanteuse. Son succès a été
triomphal.
Mme Judic a toujours, et malgré tout, ce visage exquis, d’une
expression si gentille et si douce. Elle a toujours cette voix d’un timbre si pur, et
comme cristallin. Et son charme est toujours le même, avec quelque chose de plus sûr, de
plus plein, de plus consommé. Ah ! ces roses d’automne !…
On connaît sa spécialité ; c’est celle des nuances, des sous-entendus, des paroles
murmurées, des regards ignorants accompagnant les sourires qui savent, ou des clins
d’yeux les soupirs, et, pour tout dire en un mot, de la décence dans la
polissonnerie. Oui, l’une et l’autre y sont ; je ne saurais vous expliquer par quel
mystère.
Elle nous a dit une de ses chansons d’autrefois. Ne me chatouillez
pas ! Le texte est, en vérité, une bien humble et assez niaise petite chose. Mais
si vous voyiez ce qu’elle en fait ! Premier couplet : c’est, je le suppose du moins, une
dame très bien, que chatouille un homme du meilleur monde. Deuxième couplet : une toute
petite fille chatouillée dans son petit lit par sa jeune maman. Troisième couplet : une
naïve bergère chatouillée, dans une meule de paille, par un vacher badin. Quatrième
couplet : une dame, soupçonnée de quelque importation frauduleuse, et dont les vêtements
sont explorés par la main impersonnelle de notre douane nationale. Il s’agit donc de
trouver des intonations, des cris, des rires, des gestes, des mines qui correspondent à
ces divers chatouillements, en tenant compte des différences d’âge, de condition sociale
et de circonstances. Je ne crains pas de dire que Mme Judic fait de
cela quatre petits poèmes de chatouillerie, parfaitement distincts, et dont chacun est
une merveille de justesse, de mesure et de vérité. Que voulez-vous ? La perfection
absolue fait toujours plaisir. De l’ouvrage « bien faite » à ce degré-là, c’est de
l’art. Materiem superat opus. Oh ! combien superat !
J’en dirai autant à propos de la Mousse, qui appartient au même genre
de chansons. Ici, c’est un peu le jeu innocent des « homonymes ». Et cela rappelle
aussi, par conséquent, le refrain à calembours du rondeau classique (ne pas confondre
avec le rondel). Le même mot, revenant à la fin de chaque couplet, est pris
successivement dans des tens différents, et suggère chaque fois quelque petite scène de
la vie familière, des sortes de quadri. Cela ne signifie rien, mais
cela peut avoir encore sa grâce quand le chansonnier sait son affaire, et surtout quand
l’interprète, — et c’est ici le cas, — a l’art d’achever et de faire vivre, en dépit de
l’insuffisance du texte, à laquelle le public ne prend plus garde, les pauvres croquis
du chansonnier. Et donc, dans cette chanson de la Mousse, la chanteuse
évoque, parmi les scènes de sa vie passée, celles oh « la mousse » eut son rôle. Premier
couplet : elle se revoit, petite fille, jouant à la lavandière ; et nous y sommes ; et
nous assistons aux jolies grimaces qu’elle faisait quand la mousse du savon lui
éclaboussait la figure, et nous avons une vision de chromo ou de ces
marbres italiens fignolés en trompe-l’œil pour l’ébahissement des bourgeois. Troisième
couplet : promenade à deux, dans les grands bois, où le pied des arbres est tapissé de
« mousse », une mousse sur laquelle on glisse (ohé ! ohé !). Et je ne sais quelles
paroles Mme Judic chantait ici ; mais elle les chantait de telle
façon qu’elles se muaient d’elles-mêmes, dans mon oreille, au couplet de Rose, et que c’étaient les vers de Hugo que j’entendais :
Quatrième couplet : la chanteuse nous conte ce qu’elle a vu dans la mousse » de son
premier verre de champagne : de belles robes, une série indéfinie de soupers dans des
cabinets très bas de plafond, avec des fenêtres tronquées qui s’ouvrent sur le
boulevard, parmi des messieurs mûrs dont la nuque forme un gros bourrelet au-dessus du
collet de leur habit noir (ô Forain !) et une voiture au mois, pour commencer. Et je
n’ai pas mentionné le second couplet, et je ne puis même vous en indiquer le contenu,
n’ayant point la plume dont se servit un jour Théophile Gautier pour exprimer un de ses
plus vifs regrets esthétiques… Je me permets cette allusion, d’abord parce qu’elle est
excessivement obscure et que vous n’y comprendrez rien ; puis, — au cas où vous auriez
prié M. de Spœllberch de Lovenjoul de vous débrouiller cette énigme, — pour que vous
puissiez vous faire quelque idée de l’indulgente bonhomie de la censure (je la compare à
cette digne Mme Lerat, de l’Assommoir, qui avait
la figure d’un gendarme, mais n’en avait pas la pudeur) ; et enfin pour que vous vous
étonniez moins, tout à l’heure, si j’hésite à partager complètement l’enthousiasme
vertueux dont la rentrée de Mme Judic a été l’occasion pour
quelques-uns de nos plus éminents moralistes boulevardiers.
Naturellement, l’aimable femme nous a chanté aussi une chanson « socialisse », de
l’excellent chansonnier Jules Jouy, qui en a écrit, je l’avoue, de plus originales.
C’est, sur un air de complainte populaire, l’histoire d’un pauvre homme qui vole un pain
chez un boulanger pour empêcher son enfant de mourir de faim, et que les juges
condamnent pour cela à un an de prison, mais à qui le Souverain Juge dit, là-haut : « Tu
as bien fait ». Sans doute ce ne sont là que chansons ; et, si d’aventure j’avais des
doutes sur la vraisemblance de la condamnation du pauvre homme (car, tout de même, il y
a des choses qui ne doivent plus guère se faire, depuis Jean Valjean…
Oui, j’entends bien, il s’en fait d’autres, mais pas celle-là, est-ce que je me
trompe ?) si, dis-je, ces doutes me venaient, je n’aurais pas la candeur deles exprimer.
Mais, voyez-vous, ce qui fait surtout tort aux compositions « littéraires » de ce genre,
à ces complaintes farouches ou pleurardes sur le pauv’-peuple, à tout ce tolstoïsme
canaille, et ce qui lui donne un air d’insincérité presque saugrenue, c’est le
« milieu » où cela se débite. Les gens qui sont venus là pour entendre des gaudrioles en
fumant leur cigare, sont si visiblement à mille lieues de ce que nous appellerons
« l’état d’âme évangélique » ! Au surplus, Mme Judic a les yeux trop
peu mortifiés, le minois trop souriant et la voix trop tendre pour lancer comme il faut
ces grosses humanitaireries-là. Sincères ou non, le mieux est de laisser ces
bruandailles à Bruand.
La Chanson d’Eviradnus allait mieux aux douces lèvres de la
caressante « diseuse ». Mais je ne puis approuver entièrement la musique qu’on a faite
pour cette glorieuse chanson. Oui, ils sont adorables, ces petits vers lyriques ; vous y
trouverez tour à tour de l’emportement et de la grâce, du pittoresque et de la
mièvrerie, et des « pointes » à la Gongora, ou, mieux, à la Shakespeare :
etc… Mais vous n’y découvrirez pas l’ombre de tendresse ou de mélancolie, — attendu que
Victor Hugo n’y en a point voulu mettre. Or, ce rêve chatoyant et tintinnabulant, le
musicien y a ajusté je ne sais quelle mélodie de romance passionnée, navrée et
soupirante ; du moins la mélodie a-t-elle pris ce caractère par la façon dont Mme Judic l’a distillée. Et il n’y a pas à dire, ce n’était pas cela,
mais pas cela du tout.
Eu résumé, ce qui semble le mieux son fait, c’est la chanson voluptueuse et coquine :
un libertinage élégant, gentil, — sournois, — sous un léger voile de sentimentalité. Là,
elle est sans rivale.
D’honnêtes gens disaient, en sortant, que nous allions devoir à Mme Judic ce bienfait, d’être enfin délivrés des chansons d’Alphonses et de
Gigolettes, et des complaintes de « fortifs » et de Saint-Lazare, et des casquettes à
trois-ponts, et des coups de surin sentimentaux, et de la « poésie » des boulevards
extérieurs, et qu’il n’était que temps, et que cette heureuse révolution allait élever
considérablement le niveau moral de nos plaisirs. La vertueuse allégresse de ces
observateurs, certes je la ressens, moi aussi ; mais je la modère en moi, et je la
précise. La question est de savoir ce qui, de l’obscénité voilée ou de l’ordure brutale,
est le plus « digne d’un grand peuple ». J’ai idée qu’au fond c’est kifkif. Peut-être même le genre Anna permet-il d’en insinuer de plus fortes que
le genre Yvette, ainsi qu’en témoigne le second couplet de la chanson de la Mousse. Car, en ces matières, rien n’est plus expressif que la périphrase.
Toutefois, et réflexion faite, je me range à l’opinion de nos moralistes. Et ma raison,
c’est que, — étant donné d’ailleurs que le monde est bien obligé d’aller comme il va et
que l’impureté foncière des divertissements urbains est une nécessité de nature, — un
reste d’hypocrisie publique devient sans doute la vertu de ceux qui n’en ont plus
d’autres.
J’ai eu le plaisir de retrouver la province au Cirque d’Eté. On y voit, d’ailleurs,
diverses jolies choses. Oh ! le bon petit âne, si brave, si adroit et si gai ! La scène
est d’un comique élémentaire et sûr. Le jovial bourricot poursuit à travers la piste
Auguste éperdu. Il le saisit avec les dents par le dos de son ample habit ; et les
affres d’Auguste, et sa dignité dérangée, nous donnent, un peu, l’espèce de plaisir que
nous prenons infailliblement à voir un personnage solennel dans une situation ridicule.
Mais le symbolique clown en habit noir, le Prudhomme du Cirque, est de ceux qu’on ne
démonte pas pour longtemps. « Il m’a giflé, mais je lui ai bien rivé son clou », comme
dit l’autre. A peine réfugié derrière la banquette, il faut voir de quel air Auguste se
redresse, croise ses bras sur sa poitrine et, — tandis que ses basques décousues pendent
lamentablement sur ses talons, — laisse tomber avec plus de mépris encore que de
rancune : « Sale bourrique ! sale bourrique ! » Il y a de très bons comédiens parmi ces
clowns.
Cette scène d’Auguste et de l’âne fait un plaisir sans mélange, parce qu’on n’y sent
nulle souffrance, soit de l’homme, soit de la bête. L’âne a vraiment l’air de s’amuser
pour son compte. Sans doute il a fallu lui donner des leçons et, j’en ai peur, le
morigéner quelque peu du bout de la cravache, pour le rendre si savant ; mais, enfin, on
n’a fait que perfectionner et régler, chez ce jeune baudet joueur, un « geste » tout
instinctif. On n’a pas forcé en lui la nature.
Hélas ! je n’en dirai pas autant des stupides exercices où nous voyons ensuite peiner
un pauvre joli cheval, sous le fouet menaçant d’une sèche écuyère, dont je ne sais pas,
dont je ne veux pas savoir le nom, et qui n’a d’autre mérite que d’être délicieusement
habillée en moujik d’étagère, houppelande de velours bleu sombre étranglée à la taille
et culottes bleu de ciel bouffantes au-dessus de bottes minuscules. Je m’insurge une
fois de plus contre cet abominable travail du « cheval dressé en liberté ». « En
liberté » est ici d’une cruelle ironie. Rien de plus disgracieux, d’abord, que ces
mouvements imposés au « noble animal », qui ne lui sont point conseillés par la nature,
et auxquels répugnent toutes ses habitudes : agenouillements, marche sur les pieds de
derrière, pendant que les pieds de devant battent gauchement le vide… Puis, ces
fâcheuses gentillesses supposent tant de coups, tant de souffrance muette, tant de
terreur, un si long martyre ! Au moins qu’on nous en épargne la pensée ; qu’on ne nous
présente la victime que lorsqu’elle sait parfaitement son rôle et quand elle le joue si
bien que l’effort n’y est presque plus sensible ! Mais le pauvre joli cheval de l’autre
jour savait mal son affaire. Son épouvante, visible dans ses yeux, ne combattait qu’à
demi le légitime désir qu’il avait de marcher sur ses quatre pattes ; et alors la
bourrelle aux culottes bleu tendre lui cinglait férocement le poitrail et les naseaux
d’un long fouet, tant qu’elle pouvait, à tour de bras. C’était apparemment une de ces
personnes qui ne dressent pas elles-mêmes leurs chevaux, à qui on les livre tout
éduqués, et qui, ne les connaissant point, ne peuvent rien obtenir d’eux que par la
rigueur, et les gâchent, et les abîment. Et peut être que je me trompe sur ce point.
Mais cette écuyère bleue, dont j’ignore le nom, reste pour moi « la méchante
écuyère ».
Elle savait du moins nous dérober ce qu’il y a de cruauté dans ce dressage d’une
malheureuse bête contre les vœux de la nature, la tragique petite centauresse, funeste
aux Lapithes dévorés de désirs, qui a tant fait parler d’elle ces jours derniers. J’ai
eu la curiosité de rechercher ce que je disais d’elle, il y a trois ans, quand elle
parut au Nouveau-Cirque Voici :
« … Nous avons vu une très originale et très prenante écuyère, Eugénie Weiss, baronne
de Rahden. Très mince et très souple : un fil noir ; une petite tête élégante et sèche,
une chevelure d’un blond pâle, relevée en casque, avec de longs accroche-cœurs qui
couvrent la moitié des joues et descendent jusqu’au bas des oreilles, et donnent à cette
figure pointue un air bizarre et inquiétant. Elle monte un grand cheval également
bizarre, pie comme on ne l’est pas, semé de vilaines taches pareilles à des ulcères, et
qui semble être en carton mouillé. C’est l’écuyère baudelairienne. Je
ne sais pas si ce qu’elle fait est difficile, mais c’est très saisissant. À un moment,
le grand cheval se lève tout droit, et la fine écuyère se renverse entièrement et pend
la tête en bas… Puis, quand onia rappelle, elle a une façon de saluer, très bizarre
aussi : un composé de la révérence féminine et du salut masculin. Allez voir cela. Bref,
elle est très fin de siècle. Je ne sais pas au juste ce que ça veut dire, mais elle
l’est. »
Il faut croire qu’il y avait, en effet, dans cette artificielle personne, comparable à
certaines figures de Félicien Rops, un charme assez étrange et assez fort,
correspondant, si vous voulez, à un sentiment que je vois fâcheusement développé chez
quelques-uns de nos contemporains et que je vous demande la permission d’appeler le
snobisme satanique… Car, depuis, deux hommes se sont d’abord battus au sabre pour elle ;
et, pour elle, finalement, l’un a tué l’autre d’un coup de revolver. Et vous savez que
cette aventure a follement excité l’imagination des Auvergnats et des officiers, leurs
hôtes, et que, lorsque la baronne de Rahden reparut sur la piste quelques jours après le
meurtre, on lui fit une ovation frénétique, — tout comme si le sang avait coulé sur
l’arène même, et comme si le grand cheval tacheté d’ulcères avait marché dedans.
Les moralistes parisiens se sont élevés, à cette occasion, et contre la rentrée
prématurée de l’artiste, et contre l’indécent enthousiasme des spectateurs. Les
moralistes parisiens s’étonnent de tout. Ils font continuellement des gestes vertueux,
— et même chrétiens. C’est toujours cela. Mais je ne puis m’empêcher de remarquer que ce
qui s’est passé l’autre soir à Clermont était très naturel et très humain, ce qui
d’ailleurs n’est pas nécessairement synonyme de ragoûtant Sur le premier point, je me
contenterai de rappeler une anecdote contée par Louis Veuillot dans les Odeurs de Paris : « Une actrice venait de perdre sa mère, qu’elle « adorait ».
On lui envoie du théâtre l’ordre de paraître à une répétition. Elle écrit une lettre
« touchante » pour obtenir quelques jours qu’elle voudrait donner à sa douleur. Le
directeur, furieux, la fait mettre à l’amende. « Est-ce qu’elle compte ne pas jouer,
dit-il, tant que sa mère sera morte ? ».
Le second point, c’est l’enthousiasme « inconvenant » des Arvernes. Leur excitation est
pourtant bien facile à comprendre. L’indiscrétion du public à l’endroit de ses amuseurs
est sans limites. On veut qu’ils nous livrent le plus possible, soit de leur corps, soit
de leur personne intime et privée. On a vu des salles en délire pour un morceau de peau
entrevu par hasard et auquel le programme du spectacle ne leur donnait pas droit. — Or
donc, lorsque la baronne de Rahden est rentrée dans l’arène, ce n’était plus, aux yeux
de la foule, l’écuyère habile, c’était une femme follement aimée par deux hommes dont on
savait les noms, pour qui ces deux hommes avaient voulu s’entr’égorger, et pour qui l’un
des deux était mort. Son cheval était suivi de deux spectres ; son mari et son amant
étaient entrés en même temps qu’elle, et l’on croyait voir des taches de sang sur son
amazone. Ces taches de sang étaient ici l’équivalent de ce que sont, dans des spectacles
plus spécialement folâtres, les morceaux de peau non promis par l’affiche. Toute la
salle déshabillait l’écuyère, plus complètement que les autres soirs. De là cette
joie.
Mais retournons au Cirque d’Été. Vient ensuite un peu de sorcellerie. Deux hommes et
une jeune fille sont assis sur une estrade, les yeux bandés. L’un des deux hommes tient
un morceau de craie, et il y a derrière lui un tableau noir ; l’autre porte une
mandoline ; la jeune fille ne porte rien. Le sorcier, un monsieur assez replet, en
culotte noire, l’aspect d’un Italien gras, dit à peu près aux spectateurs :
« Messieurs, je vais parcourir vos rangs. Vous me direz tout bas à l’oreille le nom du
personnage connu dont vous voudriez voir reproduire les traits sur ce tableau noir, et
le morceau de musique qu’il vous plairait d’entendre jouer sur cette mandoline. Vous me
direz aussi ce que vous désirez que fasse Mademoiselle. » Et, à chaque confidence reçue,
le sorcier, de loin, étend le bras vers le dessinateur, ou vers le mandoliniste, ou vers
la jeune fille ; et, tout aussitôt, le dessinateur esquisse à grands traits la figure
désignée ; le musicien exécute le morceau indiqué, et la demoiselle fait justement ce
qu’on souhaitait d’elle. Tout cela, les yeux bandés. Et ainsi, autant de fois qu’on
veut.
C’est très amusant et très bien fait. Mon Dieu, je veux bien croire au magnétisme, à la
communication de la pensée et de la volonté à distance et sans paroles, c’est-à-dire au
mystère. Mais combien j’aime mieux croire à un système de signes convenus entre le
montreur et ses complices, et combien je lui fais plus d’honneur en y croyant ! Système
infiniment ingénieux, totalement insaisissable aux spectateurs, et que je ne me charge
pas de vous dévoiler, — encore que l’éminent prestidigitateur Dicksonn nous ait donné,
l’an dernier, l’explication, renversante de simplicité, de certains sortilèges
analogues. Mais si je ne devine rien du « langage » employé par le sorcier du Cirque, je
constate du moins que les pensées qu’il peut avoir à signifier sont, en général, faciles
à prévoir. La science et l’imagination des spectateurs sont médiocres. Sans compter que
le sorcier qui les interroge peut quelquefois les aider sans en avoir
l’air, et leur suggérer, plus ou moins, quelques-unes des réponses qu’il attend. Et, en
effet, les souhaits du public, à la séance que j’ai vue, tournaient dans un cercle assez
restreint de choses connues et courantes. Les portraits demandés ont été ceux de
Gambetta, de Vercingétorix, de Louis XI, de Jules Ferry et de Richard Wagner. Pour la
musique, on a réclamé les airs les plus populaires de Carmen, de Zampa, de Faust, un morceau, au choix, de Lohengrin et de la Valkyrie, plus la
Marseillaise et Au clair de la lune. Enfin, un spectateur avait
souhaité que la jeune fille l’embrassât ; un autre qu’elle lui prît sa lorgnette ; un
troisième, qu’elle lui passât la main dans les cheveux ; un quatrième, qu’elle se
coiffât du képi du municipal. Ce sont là des fantaisies dont l’inattendu n’a rien
d’exorbitant. Ai-je besoin d’ajouter que les bandeaux, mollement appliqués sur les yeux,
ne coupent peut-être pas toute communication visuelle entre le « magnétiseur » et ses
« sujets » ? Et, encore une fois, je ne crois pas diminuer, par ces observations, la
gloire de l’artiste. Au contraire : c’est dans le cas où il serait réellement sorcier
qu’il n’y aurait nul mérite. C’est évidemment un spécialiste d’une rare intelligence. Je
voudrais bien vous dire son nom, mais je n’ai pu me procurer le programme.
Ensuite, nous avons vu quatre danseuses espagnoles. Elles m’ont paru extrêmement jolies
et d’un charme qui n’a rien du tout d’immatériel. Mais ce ne sont plus les violentes
danseuses de la dernière Exposition, encore toutes chaudes de leur Espagne. Les
costumes, d’abord, se sont modifiés. Plus de ces jaunes ni de ces rouges qui éclataient
si crûment aux yeux ; plus de ces lourdes roses écarlates piquées dans les cheveux
bleuâtres. Les Espagnoles du Cirque sont vêtues de couleurs tempérées, assorties avec un
goût délicat et sûr. Et leur danse aussi s’est modérée ; elle a perdu de la hardiesse de
ses torsions et de la dureté de son rythme qui semblait le rythme même de l’assaut
bestial. Bref, Paris a passé par là. Ce sont, si je puis dire, des Espagnoles
« adaptées ». Elles ont plus de grâce et moins de piment. Telle s’amollit et s’éteint à
demi, dans une traduction française, l’âpre couleur d’une comédie de Calderon. — Après
avoir dansé, elles chantent, — du nez. La voix proprement féminine, la délicieuse voix
de cristal, d’or ou d’argent, est, comme on sait, et sauf exceptions, chose du Nord.
Mais deux gymnastes noirs, deux faux négrillons, m’ont particulièrement ravi dans cette
soirée. Costume simple : des bretelles blanches, soutenant leurs blanches culottes,
coupaient joyeusement leur noirceur artificielle. Et ces deux nègres flânaient, les
mains dans leurs poches, le nez en l’air, avec l’indolence des bons bamboulas amis du
soleil. Ils semblaient rêver. Puis, tout à coup, comme par une poussée intérieure et
qu’on sentait irrésistible, c’était un saut de carpe, ou un bout de promenade sur les
mains, pour changer, ou, sur une longue table, un glissement rapide de reptile qui a vu
remuer les feuilles. Ou bien, ils saisissaient une chaise, se l’accrochaient au cou, et,
après d’éperdus tourbillonnements, retombaient assis sur cette chaise, tranquilles comme
Baptiste… Et ce qui était charmant, c’est que ces deux animaux agiles et noirs
semblaient, en se livrant à ces acrobaties silencieuses, continuer simplement et
traduire au dehors une songerie commencée et exprimer, par ces souples séries de
mouvements bizarres et harmonieux, leurs rêves de sapajous, aussi spontanément que nous
exprimons les nôtres par des paroles articulées. Ils donnaient l’impression que cette
folle gymnastique était leur langage naturel, qu’elle leur servait à manifester la joie
profonde de vivre et d’être chauffés par le bon soleil, et qu’ils enchaînaient les
culbutes comme d’autres chantent une romance, pour soulager leur cœur… Je n’ai jamais
mieux compris les vers de Victor Hugo, dans la Fête chez Thérèse, sur
les « rêveuses gambades » d’Arlequin. Et j’ai beaucoup aimé ces deux
poètes du saut périlleux, ces frères Zemganno noirs…
Enfin, le clou : la « danseuse serpentine équestre ». On étend sur l’arène un grand
voile noir ; on drape de noir la banquette qui entoure la piste, et par des échelles
noires, des hommes grimpent dans les frises pour y disposer des appareils de lumière
électrique diversement colorée. Puis, la nuit se fait, et, sur le cheval noir qui
tourne, pareil à un cheval de catafalque, tourne aussi le lumineux cyclone des étoffes
éployées (tels, ces petits tourbillons polychromes qu’on voit dans les planches des
traités d’astronomie), en zigzags, en spirale, en S, en vaguettes symétriques, en
fromage, en tulipe renversée, en ailes de Psyché, en ailes de chauve-souris, — avec un
corps de femme qu’on entrevoit au milieu, — le tout baigné tour à tour de jaune safran,
de rose auroral, de bleu de sulfate de cuivre, de mauve défaillant, de blanc fantomal,
et de toutes les teintes de l’arc-en-ciel… Seulement, voilà, on est trop près du
tourbillon ; on voit trop les bâtons à l’aide desquels l’écuyère élargit l’envergure de
son fantastique linceul, et le câble noir qui la rattache aux frises. C’eût été
spectacle d’hippodrome plutôt que de cirque. Ces réserves faites, la vision est
charmante. L’habileté de Mlle Hélène Gérard ne le cède guère, — et
dans des conditions beaucoup plus difficiles, — à la science de Mlle Loïe Fuller elle-même ; et l’on doit la féliciter de garder tant de grâce dans
un tel déploiement de force musculaire.
Voilà plusieurs étés que je ne vous ai parlé de cette excellente foire de Neuilly.
C’est sa faute : elle se renouvelle peu. Je ne puis vous entretenir éternellement des
jeux olympiques de la maison Marseille, un de nos derniers Salons ; ni des tableaux
vivants de chez Volpette, où triomphe l’art de David et de Girodet Trioson ; ni de la
métamorphose, parmi les fleurs, de la belle Galatée en squelette, exacte
« illustration » des vers de Baudelaire (Danse macabre) :
Donc, rien d’inédit, si ce n’est, peut-être, un « manège » énorme et flamboyant, à la
fois chevaux de bois et montagnes russes, et qui combine les plaisirs du tangage avec
ceux de la locomotion circulaire. Remarqué aussi de grandes poupées lumineuses en papier
de soie, pierrots et dames, éclairés par une chandelle intérieure, à la façon des
lanternes vénitiennes. Quoi encore ? Beaucoup de « danseuses serpentines » ; une d’elles
s’intitule avec bonne humeur : « Louise Foul’l’air. » Enfin, dans un petit manège
familial, l’orgue mécanique fait tourner les enfants aux sons de : Ma
gigolette, elle est perdue. Et voilà tout ce qu’il y a d’un peu neuf.
L’avenue s’étale, longue et plate ; le soleil se couche à l’horizon dans une poussière
d’or ; les baraques s’alignent, férocement peinturlurées, inégales, bossuées, avec des
airs de tentes ou de huttes ; d’âcres odeurs flottent ; des musiques stridentes
déchirent l’air… On n’est pas maître de ses associations d’idées : je crois entrer dans
un grand village nègre, un jour de fête.
Je vous dirai simplement ce que j’ai vu, sans grands . La notation de ce
qui est, même quand c’est n’importe quoi, a son intérêt, croyez-le bien. Ce fut, il y a
dix ans, celui des romans naturalistes. Homère constate régulièrement que la mer est
« poissonneuse » et ne nomme jamais une lie sans faire remarquer qu’elle est « entourée
d’eau. » Pourtant, ses contemporains le savaient déjà.
Voici d’abord, près de la grille de l’octroi, un groupe de musiciens ambulants : un
violon, une espèce de petit orgue portatif, tenu par un homme à longs cheveux et à
moustaches tombantes, l’air « artiste », peut-être un ancien prix du Conservatoire, et
une contrebasse que râcle une femme en camisole de coton bleu. Un vieux chapeau de
paille est accroché au manche de l’instrument. C’est un tableau pour Pelez. Ces gens
jouent et chantent avec des notes portées, — comme font les peintres en bâtiments, — des
romances de café-concert : Pauvres amoureux !… Amour et Pâquerette…
Des bonnes, des filles en cheveux, des gamins chantonnent l’air en même temps que les
artistes. Ils sont très graves, très pénétrés, comme à l’église. Ils me rappellent ceux
qui chantaient la complainte sur la mort de Victor Hugo, durant la nuit fantastique de
sa veillée funèbre…
Voici une petite boutique de ces cochons en pains d’épice sur lesquels sont écrits en
sucre rose des noms propres : « Jules, Ernest, Berthe, Adèle », ou encore : « Ma
belle-mère », et que l’on s’offre entre gens du monde. Un écriteau porte cet avis : « On
fait les noms à la minute. » Cela me donne l’idée d’étudier l’épigraphie de la
foire.
Au fronton d’une baraque, le « Grand Musée du Progrès », je lis cette inscription
déconcertante : « La métempsychose a lieu à toutes les explications (sic) ». Cela signifie-t-il peut-être : « Chaque séance de métempsychose est
accompagnée d’explications » ? Mystère.
Non loin, une pauvre petite baraque étroite et basse, de deux mètres de façade, la plus
minable, la plus lépreuse de toute l’avenue, porte ce mot en lettres énormes :
« Attractions !! » Rien de plus. C’est simple et grandiose. Quelles attractions ?
géante ? serpents ? veau à deux têtes ? ou la tour Eiffel dans une carafe ? Je ne le
saurai jamais, car l’« établissement » est fermé.
« Au Panopticum. — Le plus grand phénomène du siècle. — Kabowls boit
80 bocks en 15 minutes. » Cela se lit juste au-dessus d’un « tableau » qui représente le
naufrage du Vengeur. Et sur une pancarte : « Bocks bus depuis le
commencement de la foire : 9, 260. » Cela doit faire une moyenne de 600 bocks par
jour.
Je passe devant les « Sirènes vivantes, reines de l’Océan », et je m’arrête au
« Théâtre des artistes connerréens ». Connerréens ? qu’est-ce à dire ? Un cartouche nous
l’explique. Les artistes connerréens sont deux nains « natifs de Connerré, — Sarthe.
— Patrie ! » Un autre cartouche nous affirme qu’ils sont sujets français.
— Exhibition unique. — France.
Je retrouve ce 60uci patriotique dans le boniment qui nous annonce les hideuses
merveilles du « musée Dupuytren, de Paris, seul musée d’anatomie de France ne contenant
aucune pièce allemande ». Et j’y recueille ce morceau de style : « Puisque nous ne
pouvons saisir l’âme, essayons ou moins de connaître l’esprit de la chair. Essayons de
remonter aux sources constitutives de cette vie, qui tantôt se manifeste en nous par
l’expression presque inexprimable (sic) de mystérieuses jouissances
qui font délicieusement frissonner tout l’organisme, ou brusquement le font se tordre
pantelant sous l’action d’insaisissables souffrances qui font monter aux lèvres de la
créature les cris affolés de la douleur. »
N’est-ce pas que ça a l’air d’être écrit par « l’un de nos plus brillants
chroniqueurs » ? — « C’est envoyé ! » comme disait l’ordonnance du colonel, après avoir
vu Athalie.
Ceci n’est pas mal non plus : « Miss Yongka Papanax (?) — Elle !
— La mystique, la surprenante merveille. — L’inexplicable, la mystérieuse
Enigme.
Je suis entré, et certainement je « garderai le souvenir ». J’étais seul, tout seul ;
Miss Yongka Papa-nax, une fille en robe rouge, blonde, pas trop laide, mais fâcheusement
enrouée, me dit : « Ça ne fait rien, je travaillerai tout de même ». Elle ajouta :
« Avez-vous des allumettes ? » J’en avais. Elle me dit : « C’est pour allumer les
lampes ». Elle disparut derrière un rideau. Un instant après, le directeur de
l’établissement ouvrit le rideau, et je vis « la décapitée parlante ». Elle disait, je
crois : « Bonjour, Messieurs et dames ; j’ai seize ans et je suis née en Sicile ». Le
rideau tiré, elle rentra dans la salle, et me dit textuellement : « Et maintenant je
vais faire le tour de la société pour mes petits bénéfices ». Je vous
rappelle que j’assistais seul au spectacle, tel le roi Louis II… Je sortis un peu
mélancolique.
Autres inscriptions. Dans un diorama : « Vues réservées. Mœurs de
l’Orient » (diable !). « Les enfants ne sont pas admis. » — « Les Hommes de
bronze. 10 personnes vivantes entièrement métallisées » — « Juliano et
ses fauves. Le plus jeune dompteur de l’Europe. » — « Spectacle
prodigieux. Apprenez que !!! (les trois points d’exclamation ne sont pas de moi)
l’innovateur a choisi des natures de jeunes filles exceptionnelles pour donner plus
d’importance à son œuvre. » — Et cette annonce bon enfant : « Temple de la Gaîté. 1 sou
pour rire. Venez voir les plus beaux et les plus laids personnages de la nature. Ils
sont vivants. » (Il s’agit de petits tableaux automatiques. ) — Et cette annonce
scientifique : « Miss Warheda. Sciologie, ombremanie (sic) ». (Il
s’agit, je pense, de ces silhouettes que l’on forme avec les doigts derrière un
transparent. )
N’oublions pas une « nouveauté » : le Concert dahoméen, qui, d’ailleurs, ressemble
exactement aux concerts algériens, égyptiens, tunisiens et marocains. Deux ou trois
nègres, une mulâtresse assez jolie, une femme albinos, jeune avec des sourcils et des
cheveux blancs, très bizarre. Les autres Dahoméennes sont évidemment Montmartroises Une
d’elles, costumée en vague odalisque, danse le « chahut » et fait le grand écart,
exercices éminemment parisiens. Au reste, peut-être bien qu’elles en sont toutes, de
Paris, et même la mulâtresse ; et peut-être que les nègres en sont aussi. Avez-vous
remarqué la variété stupéfiante de l’ethnographie parisienne ? Tant de sangs se sont
mêlés dans la grand’ville, et venus de partout, et tant de femmes y ont « eu des
regards », que tous les types s’y rencontrent, je dis parmi les gens nés de Parisiens de
Paris. Vous rappellerai-je l’amie de Mlle la Goulue, cette étonnante
Japonaise de Montmartre, plus essentiellement Japonaise que Mme Chrysanthème elle-même, et que M. Téodor de Wyzewa a transportée, — si ce n’est
elle, c’est donc une autre, — dans ses délicieux et si adorablement sincères Récits d’un jeune homme ?
A la fin de la séance, un homme m’aborda, qui me parut être quelque chose comme le
régisseur. Je me disposai à lui remettre le prix de ma place ; mais il m’arrêta d’un
geste noble et courtois. Il m’avait vu, durant la représentation, écrire quelques notes
sur un carnet. Il me dit : « Vous êtes journaliste ? — Mais pas du tout. — Alors vous
êtes artiste ? — Non plus. » Et j’insistai pour payer ma place. Mais lui, avec une douce
fermeté : « Non, Monsieur. Nous tenons à faire plaisir aux personnes qui nous sont
sympathiques. — Alors, Monsieur, lui dis-je, il me reste à vous remercier. » Et, pendant
qu’il appelait « le directeur » qui jouait de la grosse caisse sur le devant de la
baraque et à qui il voulait absolument me présenter, je me dérobai rapidement. Ce fut
pure modestie. Mais, avec tout cela, je me trouve avoir eu « mes entrées » au Concert
dahoméen. En vous recommandant cet établissement distingué, je ne fais que payer ma
dette au parfait gentleman qui me traita avec tant d’obligeance.
Si l’on ne nous avait dit que les délicieuses marionnettes du sage Bouchor nous
donnaient leur dernier spectacle, je me serais permis quelques critiques, non sur le
poème, que j’aime et que j’admire sans réserve, mais sur quelques détails de la
représentation. J’aurais dit que l’accord n’est pas toujours parfait entre les paroles
et les gestes des ingénieuses poupées ; qu’on voit trop, d’ailleurs, que ce ne sont pas
elles qui parlent ; que, comme d’autres acteurs prennent leur voix dans leur poitrine ou
leur gorge, elles la prennent un peu trop tranquillement dans la coulisse, côté cour ou
côté jardin, à plusieurs mètres d’elles ; et qu’enfin, si MM. Bouchor, Richepin et
Ponchon ont tous trois, avec des timbres diversement agréables, une excellente diction,
et se font aisément entendre, on n’en saurait dire autant des autres lecteurs… Mais,
puisque les chères figurines, graves truchements des hommes et des dieux, vont nous
quitter, je ne me sens pas le cœur de leur faire des reproches,
Donc, M. Maurice Bouchor continue d’ l’âme des religions, c’est-à-dire de les
ramener, par des sollicitations délicates et de généreuses interprétations, à l’idée
chrétienne dont elles sont toutes, plus ou moins, des images et comme des approches. La
pensée qui est au fond de son nouveau poème, c’est que le secret du progrès et du
bonheur humains est dans lajustice par la pitié et le renoncement ; disons simplement :
par la charité. Quant au progrès particulier dont il s’agit dans les Mystères d’Eleusis, c’est, si je puis dire, la « moralisation » du dogme de
l’immortalité de l’âme. Cette œuvre s’accomplit par le changement du cœur de Hadès,
devenu capable d’amour ; par l’amour et la compassion de Perséphone, et par le sacrifice
miséricordieux de Dèmèter. Voici comment.
Tandis que les méchants souffrent dans les anciens Enfers (ce qui ne fait plaisir qu’au
grossier roi Hadès, car Minos lui-même est dégoûté de sa tâche d’impitoyable justicier),
les bons s’ennuient de leur pâle, monotone et immobile bonheur. Immobile ! c’est cela
surtout qui est insupportable et, au surplus, difficile à concevoir… Les morts gardent
éternellement leur Age. De là de douloureux mécomptes : ceux qui se sont aimés sur la
terre se rencontrent sans se « retrouver ».
Ecoutez la plainte de Myrto :
Ecoutez la plainte de Tellis, mort après sa mère :
« Toi
, dit-elle
, mon
filsI Oui
, je
sais que tu m’
aimes ; Mais
, après si longtemps
,
vous n’êtes plus les mêmes
.
(Mais je ne veux plus faire de citations, ou presque plus : tout y passerait, si je ne
me surveillais pas. )
Iacchos alors, le conducteur des Ames, annonce à ces ombres si tristement
« bienheureuses » un meilleur avenir. Elles le devront au triple avancement de Hadès, de
Perséphone et de Dèmèter dans la bonté. Hadès, errant un jour sur la terre, a enlevé et
emporté avec lui dans son royaume la vierge
Perséphone qui cueillait des fleurs. D’abord, il veut faire d’elle à sa guise : mais la
fière résistance et la pudeur de la jeune fille changent en amour son désir brutal. Ce
sentiment nouveau transforme tout le cœur du roi croquemitaine. Il consent à ne tenir
Perséphone que d’elle-même. Si elle se donne librement à lui, il ouvrira aux
mélancoliques élus les portes de l’Enfer, et les laissera émigrer dans les îles
Fortunées, où leur immortalité sera vraiment heureuse, étant vivante et active.
Leur sort est donc entre les mains de Perséphone, mais non pas d’elle seule. La vierge,
touchée enfin par l’amour de Hadès, se résignerait à être sa femme et à ne plus revoir
la lumière du ciel, puisque, de son sacrifice, doit sortir pour les hommes un si grand
bien, et puisqu’enfin elle ne déteste plus le roi des Enfers. Mais Dèmèter, outrée de
fureur et de désespoir, cherche partout sa fille. Le récit d’un navigateur lui apprend
que Perséphone fut enlevée par Hadès. Elle vient aux Enfers la réclamer à grands cris.
Hadès, se piquant de générosité, lui dit : « Prends-la », Mais Iacchos ajoute : « Si tu
l’emmènes, tu prives les pauvres hommes d’un grand avantage : tu les rends à
l’immortalité lamentable et immobile. Mais si tu renonces à ta fille, les hommes qui
furent vertueux te devront, après leur mort, une destinée plus juste ».
Dèmèter hésite. Le sacrifice qu’on lui demande est plus dur et plus complet que celui
de Perséphone, car celle-ci a son amour pour se consoler de la lumière perdue. Enfin, la
bonne déesse se décide à accepter l’arbitrage de Zeus.
Zeus est, dans la pensée du poète (Préface), « la plus haute
conscience du monde et comme l’incarnation de la loi morale ». Il siège entre la Justice
et la Pitié. Et, désignant cette sœur de la Justice à Dèmèter encore incertaine, le
maître des dieux et des hommes prononce ces « vers dorés » :
Et plus loin :
Déméter ne résiste plus ; elle accepte dans son cœur le sacrifice total :
Alors, Jupiter, pour la récompenser de son effort, n’en acceptant que la moitié :
« Chaque année, au commencement de l’hiver, tu laisseras ta fille descendre chez son
époux souterrain. Mais elle te reviendra au printemps. Chaque année, elle emportera avec
elle la beauté de la terre et sa joie, et, chaque année, elle les rapportera. Et, en
même temps qu’elle, sortiront de l’Enfer les âmes justes, pour aller, dans les îles
Fortunées, achever leur destin. Là, elles seront heureuses et de plus en plus parfaites
par l’effort ininterrompu. Si quelques-unes fléchissent, si elles glissent à la paresse
ou au regret des voluptés brutales de l’orgueil ou de la chair, elles redescendront sur
la terre, afin d’y recommencer l’épreuve. Mais celles qui auront triomphé de l’aveugle
matière, je les attirerai d’un souffle jusqu’à moi et je les mêlerai aux dieux. Je parle
ainsi, car moi-même, je vaux mieux aujourd’hui que je n’ai valu. Le poète Eschyle le
savait bien. L’effort, le progrès laborieux dans la bonté, c’est la loi des dieux aussi
bien que des hommes… »
Amen. — Tout de même nous n’avons pas de chance. Nous cherchons
invinciblement le bonheur ; et, finalement, les plus clairvoyants d’entre nous ne le
découvrent que dans une certaine quantité de souffrance acceptée. Car les plaisirs aigus
qui viennent des sens ou de la vanité ne durent pas, et se payent toujours après. Un
plaisir un peu plus sûr consiste dans le sentiment qu’on a du bon fonctionnement de sa
vie animale, dans un torpide bien-être physique accompagné de vague rêverie. Cela n’est
certes pas à dédaigner ; mais cela se dissipe aussi au bout de quelques heures, et si,
par impossible, cet état devait être éternel, nous trouverions bientôt que ça n’en vaut
plus la peine. Les magistrats et les aumôniers de prison nous disent que rien n’est
comparable, même de loin, au bonheur du condamné à mort apprenant que sa peine est
commuée. Mais, dès le lendemain, cette joie est évanouie ; et puis, c’est un de ces
hasards qui ne se rencontrent pas dans toutes les vies humaines. Reste ceci, que la
seule félicité durable, étant celle qui s’accroît en se renouvelant, est dans l’effort,
dans le sacrifice de soi aux autres, ou à ce que l’on considère comme la Volonté divine.
Et l’on arrive à cette bizarrerie : « L’homme heureux est celui qui, acceptant d’être
malheureux, ne l’est plus. » C’est absurde, et c’est vrai. (Toutefois, nous exceptons le
cas d’excessive torture physique, et quelques autres…) C’est vrai, dis-je, d’une vérité
inexplicable. Il faut supposer qu’il y a en nous, outre l’instinct égoïste, dont la
satisfaction est précaire et douteuse, et nous lasse, et, en tout cas, jamais ne nous
contente, un autre instinct, contraire à nous, tel pourtant que,
lorsque nous nous efforçons d’y obéir, nous nous sentons (c’est étrange) augmentés de
valeur, et il nous semble que notre existence devient quelque chose de moins
incompréhensible, de plus justifié. C’est je ne sais quoi qui, étant
en nous, n’est peut-être pas nous, et qui tend par nous, au mépris de notre plaisir
proche, à des fins supérieures à nous-mêmes, que nous entrevoyons, mais que nous serions
fort empêchés de définir avec exactitude. Il faut toujours revenir au mot de Pascal :
« Le cœur a ses raisons, etc… Je dis que le cœur aime l’être universel
naturellement, et soi-même naturellement, selon qu’il s’y adonne ; et il se
durcit contre l’un ou l’autre, à son choix… » Dans son admirable préface, à laquelle je
vous renvoie et qui aurait dû me dispenser de tous ces chétifs , M. Bouchor
nous dit : « J’ai suivi mon hypothèse » (immortalité bienheureuse par l’effort, donc
souffrante, et bienheureuse pourtant, ) « jusqu’à ses extrêmes conséquences. Aussi bien
est-il admissible que la constante pratique d’une vertu supérieure, sans détruire la
réalité du sacrifice, permette dy trouver une joie toujours plus vive, si la souffrance
d’autrui diminue en même temps que notre égoïsme. » Mais, si cette joie ne diminue pas
avec la « réalité du sacrifice », ce n’est donc pas sur le sacrifice qu’elle est
fondée ? Ou si le sacrifice, par sa persistance, tend à n’être plus douloureux, le jour
où il ne le sera plus du tout, ou bien encore le jour où, tout le monde étant heureux,
il n’y aura plus matière à sacrifice, nous retomberons donc dans cette béatitude
« immobile » que M. Bouchor répudie et dont il nous montre les âmes des justes
absolument excédées ? Ce jour-là, le cycle du bonheur étant parcouru, les basses
jouissances reprendront sans doute leur prix, et tout sera à recommencer ? Avouez qu’on
s’y perd. Rassurez-vous néanmoins. Ce détestable monde est bien jeune encore, et, aux
assoiffés de sacrifice, les forces manqueront, je pense, plus tôt que les occasions.
… N’allez pas croire, maintenant, que le drame de M. Maurice Bouchor ait rien
d’abstrait. D’abord, les dieux mêmes y ont des sentiments humains.
Zeus nous le dit avec une grâce charmante :
Puis, l’idée morale y est toujours enveloppée de beaux symboles. Le séjour de
Perséphone sous la terre, puis sa délivrance, expriment le sommeil des germes durant
l’hiver et leur essor au printemps ; et la floraison des plantes accompagne et exprime,
à son tour, la fuite heureuse des âmes, hors des limbes inertes, vers le pays de
l’immortalité active et épanouie. Et ce n’est pas sans raison que la déesse Terre a été
choisie pour être la bienfaitrice des hommes, même après leur mort, puisque ce sont, en
somme, leurs vertus qui leur permettront l’accès de la vie meilleure, et que ces vertus
leur ont été, avec le travail, enseignées par la Terre maternelle :
Enfin un petit drame humain est mêlé assez intimement à cette « Divine Comédie ». Le
laboureur Daïphante a perdu son fils Tellis, mort en voulant arracher des enfants à de
méchants pirates. Daïphante est un juste et un résigné. Bien que Dèmèter, dans un
premier mouvement de fureur, ait desséché les moissons des hommes afin de priver les
dieux de leurs offrandes, le bon Daïphante offre à la Mère désespérée une hospitalité
qu’elle accepte silencieusement. Et c’est, plus tard, un peu en souvenir de ce bienfait,
que Dèmèter consent à un sacrifice dont bénéficiera, avec les autres morts, le fils de
l’homme pieux qui la reçue dans son humble maison. Elle permet que Tellis, avant
d’émigrer aux îles Fortunées, apparaisse à son père et à sa fiancée et leur annonce la
« bonne nouvelle » : « Père, dit Tellis au vieux paysan, l’homme juste peut maintenant
espérer ; les choses que l’on dit sur la mort ne sont plus vraies — Qui donc a tout
changé ? » demande Daïphante à Tellis :
Les adieux de Tellis et de sa fiancée Lysilla sont exquis. Une question y est agitée :
a Retrouverons-nous nos aimés, après la mort, tels que nous les aurons connus ? Les
reconnaîtrons-nous ? » — Une autre question se poserait : « Les hommes qui ont vécu et
qui sont morts dans les siècles antérieurs au sacrifice de Dèmèter et quand Zeus n’était
pas encore parfaitement bon, ne se trouvent-ils pas incurablement lésés ? Et toute
explication évolutive de l’univers et de Dieu ne comporte-t-elle pas une part
d’irréductible iniquité ? » Et cette autre question encore : « Dans quelle mesure le
poème de M. Bouchor reproduit-il en effet les idées que symbolisaient les mystères
d’Eleusis ? » — Mais où tout cela nous entraînerait-il ?
A peine ai-je le temps de louer, en finissant, la délicieuse poésie agreste et rurale,
dont le second et le quatrième tableau du drame de M. Bouchor sont tout imprégnés Toute
la saveur et la couleur d’Hésiode et de Théocrite ont passé dans les dialogues du
patient et religieux Daïphante, de l’avare et jovial Lycophron, du bavard et industrieux
Eubule. Cela sent bon la terre et la vie naturelle. C’est d’une « prudhomie » large,
pittoresque, presque auguste. M.Bouchor a traduit là, avec un singulier bonheur, les
« lieux communs », — idées ou images, — de toute poésie primitive, soit authentique,
soit retrouvée par un effort de l’art. Ecoutez seulement ceci, qui est, je crois, de
Théocrite, et que M. Bouchor a fait sien. Daïphante parle de son fils :
Il faut bien s’arrêter… Mais que j’aime, après les discours qu’il vient de tenir à sa
fiancée sur les plus hauts objets, ce simple regret du fantôme de Tellis, le jeune
laboureur :
Supérieurs par l’effort de la pensée au drame de la Nativité, les Mystères d’Eleusis l’égalent au moins par la forme. Cela est d’une
pureté, d’une fluidité, d’une harmonie et d’une sérénité que nous ne rencontrons, à
cette heure, chez aucun autre poète. J’ajoute, au risque de faire de la peine à
M. Bouchor, que cela est bien fort pour des marionnettes ; qu’il y a là des idées et des
sentiments dont je crois que des acteurs, même très imparfaits, nous déroberaient une
moindre part que ces roides poupées. « Si j’étais la Comédie française… » ; mais je suis
sûr, bien sûr, que la Comédie française n’y songera pas.
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