Lamartine2
M. Émile Deschanel vient de publier sur Lamartine deux volumes qui sont, j’imagine, le
résumé de son cours du Collège de France. Ces deux volumes sont d’un vif agrément et,
par endroits, d’une chaleur de coeur communicative. La partie qui concerne le rôle et
l’évolution politiques du poète me paraît neuve, ou tout comme M. Félix Reyssié, avocat
à Mâcon, nous a décrit, avec une pieuse exactitude, la maison et le pays natal de son
illustre compatriote ; et son heureuse diligence a su rassembler, sur l’enfance et la
jeunesse de l’auteur des Méditations, des documents d’une réelle
saveur Le noble poète Charles de Pomairols, étudiant l’intelligence et l’art de
Lamartine, a défini avec la plus affectueuse pénétration cette âme un peu cousine de la
sienne Enfin, M. Anatole France, qui assurément n’ignore pas que les légendes ont leur
prix, mais qui, comme M. l’abbé Jérôme Coignard, ne s’en fait jamais accroire et n’aime
que les illusions qu’il lui plaît de se donner, nous a conté l’histoire de la véritable
Elvire, laquelle fut une petite femme obligeante et bonne, exaltée en amitié, un peu
bavarde dans ses lettres, un peu quémandeuse et tracassière, d’ailleurs d’une santé
déplorable et qui devait mal s’accommoder des promenades nocturnes sur l’eau ou des
courses dans les bois de Chaville au mois de mars…
Il y a des gens à qui les découvertes de cette espèce paraissent très inutiles ou un
peu affligeantes. Pourquoi ? M. Deschanel rappelle un passage de Sainte-Beuve :
« Lamartine est, de tous les poètes célèbres, celui qui se prête le moins à une
biographie exacte, à une chronologie minutieuse, aux petits faits et aux anecdotes
choisies… Il est permis, en parlant d’un tel homme, de s’attacher à l’esprit du temps
plutôt qu’aux détails vulgaires, qui, chez d’autres, pourraient être caractéristiques… »
De ce sentiment de Sainte-Beuve, M. de Vogüé nous donne, avec sa magnificence
habituelle, la raison philosophique : « En quoi votre décomposition par l’analyse
est-elle plus légitime que la création synthétique de la foule ? Dans une de ses poésies
écrites loin de Milly, Lamartine avait parlé par erreur d’un lierre qui tapissait le mur
de la maison ; il n’en existait point : par une inspiration délicate, sa mère planta le
lierre absent et fit du mensonge une vérité. La foule, aidée par le temps, agit comme
cette mère : elle achève l’œuvre du poète, elle fait des vérités de ses erreurs. Son
opération est normale, conforme au travail de la Nature, qui retouche constamment ses
œuvres, pour dégager les grandes lignes, pour les débarrasser du caduc et de
l’accessoire. Ce qui crée de la vie est supérieur à ce qui en détruit. » — « Nous
n’ôterons pas le lierre », dit gentiment M. Deschanel.
Mais il revendique ensuite le droit, sinon de l’ôter, au moins de l’écarter. Et, en
effet, tout le long de son étude, il l’écarte respectueusement, et il a bien
raison. Il a pu m’arriver à moi-même de répéter après d’autres, croyant exprimer
une opinion distinguée : « La légende est plus vraie que l’histoire. » J’ai peur
maintenant que ce ne soient là des mots. Nous devons certes tenir compte de la légende,
puisque la légende c’est l’idée que le plus grand nombre des hommes se sont faite ou ont
fini par se faire d’un personnage historique. Il est à croire que ce personnage avait du
moins en lui de quoi suggérer cette idée : et ainsi la légende exprime presque toujours
avec force les traits caractéristiques de l’homme qu’elle magnifie. Par suite, elle peut
être d’un grand secours pour retrouver et reconstituer ce qui fut le « vrai ». Mais
prétendre qu’elle est elle-même le vrai « supérieur », — comme s’il y avait plusieurs
vérités ne pensez-vous pas que c’est pure phraséologie ? Il suffit peut-être de dire
que la légende, étant de l’histoire simplifiée et achevée par le rêve, est généralement
plus belle que l’histoire, et que par là elle mérite notre respect. Vous ajouterez, si
vous voulez, qu’elle peut être bienfaisante, propagatrice de générosité, de foi, de
vertu, et qu’à ce titre également nous la devons révérer… Et encore, il y a légende et
légende. Il en est de plates et totalement insignifiantes ; il en est de funestes. Et il
y en a plusieurs, et contradictoires, sur les mêmes hommes et les mêmes événements. « Ce
qui crée de la vie (c’est-à-dire la légende) est supérieur, dites-vous, à ce qui en
détruit (c’est-à-dire à la critique). » Soit, n’ayons nul souci de la vérité, qui
pourtant, même humble et fragmentaire, même inquiétante et triste, me semblait désirable
et vénérable, uniquement parce qu’elle est la vérité. Mais, enfin, toute légende ne
« crée » pas « de la vie », et, d’autre part, toute critique n’en « détruit » pas.
Alors ?… Je comprends de moins en moins.
Pour en revenir à Lamartine, je crois bien que, quelques lézardes qu’on m’eût montrées
sous « le lierre », et quelques faiblesses que la critique m’eût révélées en lui sous le
déguisement de la légende, j’en eusse pris mon parti, puisque je l’aime. Que dis-je ! il
y aurait eu, dans mon amour, de la pitié, du pardon, du chagrin, un retour chrétien sur
moi-même : et ainsi, cette fois encore, la critique, loin de « détruire » de la vie, en
eût « créé », puisqu’elle eût provoqué en moi des mouvements profitables, en somme, à ma
vie morale. Mais il se trouve que la critique, appliquée à la personne de Lamartine, ne
compromet que fort peu sa légende, ou même (on pourrait aller jusque-là) la modifie et
la précise à son avantage.
Au surplus, qu’est-ce que la « légende » de Lamartine ? Celle, apparemment, qu’il a
arrangée lui-même dans ses Confidences et ses et que la foule a acceptée. L’image résumée qui s’en dégage
quoique d’ailleurs plus d’un endroit des Confidences y contredise un
peu c’est quelque chose d’assez ressemblant à la vignette de certaines éditions
anciennes des Méditations poétiques : un long poète sur un
promontoire, les cheveux dans le vent, une harpe à son côté… Ce Lamartine de la légende,
couvé sous les douze ailes croisées de sa sainte mère et de ses cinq anges de sœurs,
dolent, pieux, féminin, la harpe de David appuyée contre sa longue redingote, nous
offense presque par je ne sais quoi de trop suave, de trop angélisé, de fadement
théâtral. Si on voulait le mal prendre, ce serait tout justement le « grand dadais » qui
déplaisait si fort à Chateaubriand.
Les recherches de MM. Deschanel et Reyssié lui prêtent un tout autre relief ; et, par
conséquent, c’est ici l’histoire ou la critique qui « crée de la vie », et c’est la
légende qui « en détruit ».
Le futur chantre des Harmonies était un rustique, un vrai petit
Bourguignon. M. Émile Deschanel nous dit, dans une page colorée : « Il ne faut pas du
tout, comme on l’a fait, se figurer un enfant blond et mou, fait de roses et de miel. Il
est dru, et même assez rude, résistant, ayant du silex dans sa complexion, comme le
terroir de ses vignes ; prompt à s’exalter et prompt à s’abattre, d’un ressort puissant,
d’une trempe d’acier, avec des alternances de tristesse, encore impétueux dans ses
crises de pleurs et de sanglots enfantins ; difficile à manier et à conduire ; riche de
sève comme les ceps du Mâconnais : il en est un lui-même ; c’est là qu’il a pris terre
et ciel : tout son être physique et moral est né de ce Milly, y a jeté des racines
profondes, y a poussé en pleine terre de craie et en plein air, y a puisé tous les
aromes et tous les sucs de son génie poétique et oratoire. Milly ne fait qu’un avec
Lamartine. »
Et M. Félix Reyssié, opposant au portrait romantique « vague, impalpable », que le
Lamartine des Confidences nous trace du Lamartine enfant, certain
dessin au crayon qui nous le représente au naturel, à l’âge de huit ans : « C’est un bon
gros garçon joufflu, l’air étonné, la bouche bée, le nez en l’air, cheveux en
broussailles, l’air éveillé pourtant ; en somme, un beau gars de Milly qui a bien
employé son temps et se porte à merveille. » — Et, à ce propos, je vous recommande la
description que M. Reyssié nous fait de Milly, de Saint-Point et des environs, bref, de
la nature au milieu de laquelle grandit Lamartine : paysage de Sicile ou de Grèce
pendant l’été, de Norvège ou d’Écosse à partir de l’arrière-automne ; paysage aéré et
découvert, à grandes lignes, avec beaucoup de ciel ; dont les images emplirent pour
jamais les yeux du jeune rêveur et qui avec certains sites d’Italie, — forment le
« décor », toujours largement baigné d’air et découpé en vastes plans, des Harmonies et des Méditations. Ces pages de M. Félix Reyssié,
c’est de la géographie vivifiée par l’amour.
L’enfance, l’adolescence et la jeunesse de Lamartine jusqu’à vingt-huit ou trente ans
furent celles d’un hobereau assez pauvre, très vivace, même un peu rude, qui eut
beaucoup de temps pour s’ennuyer et rêver et qui se forma à peu près tout seul. Enfant,
il courait la montagne avec les petits paysans, une miche de pain et un fromage de
chèvre dans sa poche La première éducation qu’il reçut de sa mère ne paraît pas avoir
été tout à fait cette éducation molle, tendre, fondante, les yeux dans les yeux ou la
tête dans les plis de la jupe maternelle, dont il parle dans les Confidences. Voici, selon le Manuscrit de ma mère, l’emploi de
la journée : « La messe tous les jours à sept heures ; lecture de la Bible ; leçon de
grammaire ; lecture de l’histoire de France ou de l’histoire ancienne ; le soir, après
dîner, quelques vers des fables de La Fontaine ; puis la prière en commun accompagnée
d’une petite méditation improvisée à haute voix. » — À dix ans, on le met dans une
petite pension, à Lyon. Il s’y ennuie et, la seconde année, il s’en échappe. On le met
alors au collège de Belley, chez les Pères de la Foi. Il s’y trouve bien et y fait de
passables études, purement littéraires, et à l’ancienne mode.
Après le collège, il revient vivre à Milly, lisant au hasard, se promenant, chassant,
rêvant. Dans les intervalles du rêve, « il remplit de ses escapades amoureuses, nous dit
M. Deschanel, les pentes du Vergisson et du Solutré. Qu’on y applaudisse ou qu’on le
regrette, il était, comme le roi Henri, un vert galant. Le peu qui restait des belles de
ce temps-là dans les vallées du Mâconnais en savaient bien que dire, naguère encore. »
Il passe ses hivers à Mâcon ou à Lyon, sous prétexte d’y faire son droit, et y mène,
autant qu’il peut, joyeuse vie. Il apprend le violoncelle et la flûte ; il apprend
l’anglais et l’italien. Pour se distraire, il envoie des vers à l’Académie de Besançon,
à l’Athénée de Niort, à l’Athénée d’Avignon, aux Jeux floraux de Toulouse et ne
remporte aucun prix. Puis, il se fait recevoir membre de l’Académie de Saône-et-Loire
(je vous rappelle que ces choses se passent longtemps avant les chemins de fer et quand
les provinces avaient, plus qu’aujourd’hui, leur vie propre). Il compose, pour sa
réception, un discours sur l’Étude des littératures étrangères, qui
témoigne tout au moins d’une assez grande ouverture et liberté d’esprit.
Il va en Italie, loge à Naples, chez un de ses parents, directeur d’une manufacture de
tabacs, et y connaît la petite plieuse de cigarettes dont il fera Graziella. Parties
carrées sur le lac de Baïa avec l’ami Virieu Lamartine ayant sa Prociditane et Virieu
sa Sorrentine. Puis Alphonse revient à Milly, faute d’argent. Il s’ennuie, a des humeurs
noires. Il va à Paris, s’amuse, joue, fait des dettes que sa mère a bien de la peine à
payer. Nouveau retour à Milly, et, derechef, il rêve, s’ennuie, rime par-ci par-là,
jette sur le papier ce qui lui vient, tourmenté de désirs vagues, d’une ambition
indéfinie ; souvent malade du foie.
L’invasion, les Cent jours, Waterloo le secouent. Avant et après les Cent jours, il est
dans les gardes du corps Puis c’est, au lac du Bourget, sa rencontre avec Mme Charles,
celle qui sera Elvire et qui restera, en somme, son plus grand amour. Il est obligé de
passer une année loin d’elle, toujours faute d’argent ; puis elle meurt ; puis il est
lui-même très malade. Tout cela approfondit sa sensibilité ; il en résulte qu’il écrit,
pour la première fois, des vers originaux, des vers « lamartiniens ». Vers la même
époque, il est très répandu à Paris, dans le monde aristocratique ; des femmes
s’intéressent à lui ; des copies de ses vers circulent ; on commence à s’apercevoir
qu’il est quelqu’un. Et les premières Méditations paraissent en mars
1820, sans nom d’auteur : une mince plaquette contenant seulement vingt-quatre
pièces.
Voilà, en abrégé, la vie extérieure de Lamartine jusqu’à trente ans. Était-il donc si
inutile de la connaître ? Vie de campagnard et de solitaire, mais non pas d’Éliacin, car
ses solitudes sont coupées, tous les hivers, de « bordées » provinciales de fils de
famille. Pas une influence, pas une direction : c’est un sauvageon qui pousse à sa
fantaisie. Seulement, une correspondance assez copieuse avec deux ou trois amis intimes,
très abandonnée, très naïve, où il apparaît surtout qu’il a un fond d’âme très noble,
qu’il souffre de ne rien faire, de n’être rien « à son âge », et qu’il est toujours en
gésine de quelque chose, sans savoir au juste de quoi. J’estime qu’il faut bénir cette
oisiveté rêvasseuse et ce malaise qui le conduisirent jusqu’à la trentaine. Je suis
charmé qu’il n’ait pas été précoce. Jugez ce qu’il put accumuler en lui d’impressions,
de sentiments et d’idées. Il est excellent d’avoir vécu, ou même, simplement, de s’être
laissé vivre, avant d’écrire. C’est sans doute parce qu’il ne produisit rien jusqu’à
trente ans que Lamartine put improviser avec magnificence jusqu’à quatre-vingts. Musset,
qui écrivit d’admirables vers à dix-huit ans, était vidé à quarante. Hugo, qui, à quinze
ans, faisait des vers comme un homme, attendit vingt ans pour être pleinement lui-même,
pour nous donner avec les Contemplations, son vrai chef-d’œuvre
lyrique. Nous voyons que, presque toujours, les écrivains qui ont débuté sur le tard, La
Fontaine, Molière, Rousseau, Gustave Flaubert, Montaigne et Rabelais si vous voulez,
nous ont donné, du premier coup, les livres les plus rares, les plus pleins, les plus
savoureux. Ce pauvre Maupassant avait canoté, chassé, et regardé tranquillement autour
de lui jusqu’à la trentaine, avant de débuter par la merveille que l’on sait. — Ce qui
gonfle de sève ces exubérantes Harmonies, ce paradisiaque Jocelyn et cette inégale, monstrueuse et splendide Chute d’un
ange, ce sont peut-être les douze ans d’oisiveté inquiète où il se chercha
lui-même et où se forma en lui comme un vaste et secret réservoir de poésie inexprimée.
Il n’avait plus désormais qu’à laisser couler…
J’ai dit que le jeune gentilhomme campagnard dépeint par MM. Reyssié et Deschanel
n’avait rien de l’Éliacin que plusieurs s’étaient figuré. Il n’était pas fort tendre ;
il bousculait parfois ses petites sœurs. Toutefois, d’avoir été élevé par une très
pieuse et très douce femme et au milieu de cette « nichée de colombes » (comme
Royer-Collard appelle les sœurs de Lamartine), on pense bien qu’il lui en resta quelque
chose. Heureusement. Il en garda une grâce, mais superposée, si l’on peut dire, à une
très vigoureuse virilité. Tels ces héros de légende qui ont des airs de vierges, avec
des musculatures de guerriers ; tels ces archanges qui ressemblent à la fois à des
jeunes filles et à des hercules ; tel le beau « chevalier au cygne », ou tel le petit
Aymerillot, qui avait des yeux de pervenche et qui, on ne sait comment, « prit la
ville. » De cette douceur de caresses qui enveloppa son enfance et où, plus tard, le
grand diable venait sans doute s’abriter et se réchauffer sans déplaisir après chaque
escapade ; de cette « nourriture » féminine pour parler comme autrefois, — Lamartine
garda aussi le culte religieux de la femme, l’amour de la pureté, une répugnance à
l’ironie et une incapacité de la comprendre chez les autres, une invincible chasteté de
plume, une incroyable inhabileté à peindre le vice et le mal, inhabileté qui éclatera
presque plaisamment dans la Chute d’un ange…
MM. Deschanel et Reyssié nous apprennent encore ou nous rappellent, — que Lamartine
eut au plus haut point ce qu’on a nommé avec indulgence le « don de l’inexactitude »,
spécialement quand il parle de lui-même. (Beaucoup d’autres, si je ne m’abuse, et
notamment Chateaubriand et Victor Hugo, eurent le même don.) Continuellement Lamartine
se trompe sur son âge. Une fois, il se rajeunit de trois ans, parce qu’il lui semble
beau d’avoir été allaité par sa mère dans les prisons de la Terreur. Il a l’habitude
d’antidater ses pièces pour nous faire croire qu’il a eu du génie de très bonne heure.
Il raconte à tout bout de champ que tel de ses chefs-d’œuvre a été griffonné par lui, au
crayon, en marge d’un Pétrarque, ou bien oublié dans un volume de Dante, et
qu’heureusement un de ses amis s’en est aperçu et le lui a rapporté. Bref, il altère
très souvent la vérité pour se faire valoir. Il prend des poses. Et, certes, j’aimerais
mieux qu’il eût le respect de l’humble vérité ; mais je lui vois bien des excuses.
D’abord ses inexactitudes sont innocentes et sans malice. Puis, beaucoup sont
inconscientes : la preuve, c’est qu’il voulut publier ce Manuscrit de
sa mère, où il devait pourtant savoir que ses propres Confidences
étaient à chaque instant démenties ou redressées. Ces Confidences,
d’ailleurs, il nous laisse assez entendre qu’elles sont un peu « romancées », qu’il s’y
montre tel qu’il a été à peu près et tel qu’il aimerait avoir été tout à fait. Au
surplus, quand on rêve un grand rôle public et bienfaisant, n’est-il pas permis de se
présenter soi-même aux autres hommes de façon à agir le plus possible sur leur
imagination ? Que dis-je ! n’est-ce pas là une sorte de devoir ?
Et enfin « la vérité matérielle a très peu de prix pour l’Oriental ; il voit tout à
travers ses idées ». (Renan). Or, Lamartine est Oriental, comme la plupart des grands
chefs de peuples. Car les Lamartine ont, de père en fils, « la taille haute et mince,
l’œil noir, le nez aquilin, le cou-de-pied très élevé sur la plante cambrée… » La
tradition les fait sortir « d’un grand village du Mâconnais, colonie exclusivement arabe
jusqu’à nos jours ». (Ce village se trouve dans le département de l’Ain et s’appelle
Izernore.) Et, en 1572, on voit figurer un « Allamartine » dans les Mémoires de Condé. Dans « Allamartine », il y a « Allah », c’est clair comme le
jour. Donc Lamartine est Sarrazin d’origine. Parfaitement !
Il faut relire la préface des Méditations qu’il écrivit en 1849. Si
loin de sa jeunesse, il la revoyait à son gré et ordonnait magnifiquement ses souvenirs.
Cela commence ainsi : « L’homme se plaît à remonter à sa source ; le fleuve n’y remonte
pas. C’est que l’homme est une intelligence et que le fleuve est un élément. Le passé,
le présent, l’avenir, ne sont qu’un pour Dieu. L’homme est Dieu par la pensée… » Et cela
continue. Ah ! on n’était pas simple, il y a quarante-cinq ans.
Lamartine nous dit son enfance et sa jeunesse. Il nous explique un de ses premiers
jeux, que ses petites sœurs et lui appelaient la « musique des anges ». Ce jeu
consistait à plier une baguette d’osier en demi-cercle, à en rapprocher les extrémités
et à les lier par une corde, à nouer ensuite des cheveux d’inégale longueur aux deux
côtés de l’arc (sapristi ! ça ne devait pas être facile !) et à exposer cette petite
harpe au vent. Il paraît qu’il en sortait des sons délicieux. Généralement, le jeune
Alphonse employait à cet usage les cheveux de ses sœurs. Un jour, il eut l’idée d’y
employer les cheveux d’une grand’tante, — des cheveux « blanchis dans les cachots de la
Terreur », s’il vous plaît ! Et la musique des cheveux blancs fut, paraît-il, plus belle
encore que celle des cheveux blonds. « … Depuis ce jour, nous importunions souvent notre
tante pour qu’elle laissât dépouiller par nos mains son beau front… » Et il ajoute que
la destinée idéale pour un poète, ce serait de faire, dans sa jeunesse, des vers qui
rendraient le même son que les cheveux de sa sœur et, dans ses dernières années, des
vers qui chanteraient comme les cheveux de sa tante… Ah ! qu’il est bien
d’Izernore !
En attendant qu’il retrouve un jour, par une inspiration divine, la musique aérienne
des cheveux blonds (et ce seront les Méditations poétiques), il rêve,
il lit les poètes, particulièrement le Tasse et surtout Ossian, qu’il considère comme un
grand poète (il semble avoir voulu ignorer toute sa vie l’artifice de Macpherson). Puis,
au sortir du collège, il se met à écrire : « J’ébauchai plusieurs poèmes
épiques et j’écrivis en entier cinq ou six tragédies… J’écrivis
aussi un ou deux volumes d’élégies amoureuses, sur le mode de Tibulle,
du chevalier de Bertin et de Parny. » Deux pages plus loin, il nous dit : « Je passai
huit ans sans écrire un vers. » Or, comme il nous dit d’autre part,
dans le discours Des destinées de la poésie, qu’il jeta au feu « des
volumes de vers écrits dans les deux ou trois années qui précédèrent la publication des
Méditations » (soit de 1818 à 1820), il s’ensuit que les ébauches de
poèmes épiques, la demi-douzaine de tragédies et les deux volumes d’élégies amoureuses
ont dû nécessairement être écrits par lui de 1808 à 1810.
Il n’y a pas un mot de vrai dans cette chronologie. Il suffit, pour s’en persuader, de
consulter la propre correspondance de Lamartine, comme ont fait MM. Deschanel et
Reyssié ; mais notre fastueux Sarrasin voulait reculer le plus possible dans le passé
l’époque où il n’était pas encore original, et nous communiquer en même temps cette
impression que les Méditations s’élevèrent tout à coup comme un chant
céleste, absolument spontané, involontaire, inattendu, et sans lien apparent, même dans
le développement intellectuel de l’auteur, avec aucune autre poésie, quelle qu’elle
fût.
La vérité, c’est qu’il rima beaucoup et presque sans interruption, et comme on rimait
de son temps, jusqu’au jour où il écrivit les Méditations, et que la
moitié même des Méditations ressemble encore à ce qu’on rimait autour
de lui. La vérité, c’est qu’il a appris le métier, comme les camarades (de quoi nous
devons lui faire notre compliment), et qu’il a fait beaucoup plus d’études et
d’exercices préparatoires que le rossignol des nuits d’été. La vérité, enfin, vous la
trouverez dans ces excellentes observations de M. Émile Deschanel : « … Il finira
malheureusement par se faire improvisateur dans la seconde moitié de sa vie d’écrivain ;
mais son talent n’a pas été du tout improvisé. Cet art suprême devenu invisible s’est
cherché fort longtemps. Nous allons l’observer se formant peu à peu pendant une dizaine
d’années, de la dix-huitième environ à la vingt-huitième, avant d’éclore. C’est au prix
de ce long travail obscur que le poète deviendra enfin maître de sa forme, au point
qu’elle ne lui demandera plus aucun effort… »
Ces vers de Lamartine sont de 1808.
Il s’agit du jardin des Tuileries. Ces vers sont de 1813. Lamartine imite Gresset,
Pezay, Dorat, Bertin, Parny. Il retarde notoirement sur Fontanes et Chênedollé. Entre
1812 et 1818, il écrit (ou ébauche) six tragédies : Saül, Médée, Zoraïde,
Brunehaut, Mérovée, César ou la Veille de Pharsale. Il imite Voltaire et
Alfieri ; il retarde sur Népomucène Lemercier. Puis il entreprend un Clovis, épopée chrétienne en vingt chants. Il imite, de loin, Chateaubriand. Il
imite aussi Chapelain et Desmarets de Saint-Sorlin. Mais, à partir de 1816, il s’est mis
à écrire, un peu au hasard, des « élégies » qu’il qualifie lui-même de « bagatelles »,
de juvenilia ludibria. La plupart devaient être médiocres : mais les
Méditations étaient au moins en germe dans quelques-unes. « Il a
travaillé dix ans le métier, conclut M. Deschanel ; mais le souffle intérieur le
pousse : ces petites feuilles volantes, crayonnées en marchant dans le sentier pierreux
qui monte de Milly au sommet du Craz, — péchés de jeunesse, à ce qu’il croit, — lui
donnent l’absolution de Saül et de Clovis, et
l’envoient tout droit à un ciel nouveau, qu’il rencontre, comme Christophe Colomb
l’Amérique, sans s’en douter. »
Revenons à la légende Lamartine chante. Le monde tressaille à cet hymne d’un poète
inconnu et, soudain, tous les cœurs sont à lui. (Voir la Préface et
les Destinées de la poésie.)
Dans la réalité, le succès des Méditations fut très habilement
préparé, et de très loin. Depuis plusieurs années, Lamartine était fort répandu dans les
salons aristocratiques. Des dames s’intéressaient très vivement à lui. Il dit quelque
part : « La bonté de Mme de Sainte-Aulaire m’illustrait d’espérance ». Un moment, il eut
l’idée de publier son volume par souscriptions : il était sûr de cinq cents
souscripteurs, tous du « monde ». Aujourd’hui encore, « le monde » ou ce qui en reste
peut beaucoup pour le succès d’un écrivain : jugez de ce qu’il pouvait à cette époque.
Cette haute société royaliste et spiritualiste depuis la Révolution avait son grand
écrivain, Chateaubriand, et son philosophe, Bonald. Elle éprouvait le besoin d’avoir son
poète. Seul, un poète manquait à ce beau mouvement de renaissance religieuse. De toute
force, il fallait qu’il vînt. On sentit que cet élu était Lamartine… Les Méditations furent donc admirablement « lancées ». Il se trouvait par bonheur
que ce beau jeune homme avait en effet du génie, qu’il en avait même autant qu’on en
puisse avoir. Je crois que « ça se serait su » tôt ou tard. Mais, sans la complicité du
très brillant « faubourg » d’alors, Lamartine eût fort bien pu attendre la gloire encore
quelques années.
Ainsi se réduit, dans la destinée de Lamartine, la part du « surnaturel ». Ne vous en
plaignez pas : car, même ramenée au « naturel », il y reste encore assez de mystérieux
Je viens de relire des vers de Chênedollé et de Fontanes, très purs, très harmonieux,
très beaux enfin, je vous le jure, et que j’aimerais à vous citer. Il s’en faut parfois
de très peu, de l’épaisseur d’un cheveu d’un cheveu blond des petites sœurs que ce ne
soient déjà les Méditations. Mais ce ne les sont pas. Pourquoi ?
… J’ai un remords. J’ai eu l’air d’excuser Lamartine des inexactitudes de sa mémoire.
J’ai paru croire qu’elles étaient du moins à demi volontaires, et qu’elles s’absolvaient
uniquement par l’innocence du sentiment qui les avait dictées. Après y avoir réfléchi,
il me semble que peut-être Lamartine n’a même pas besoin de cette excuse, non plus que
Rousseau dans ses Confessions ou Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe. Tous ces souvenirs ont été rédigés de longues années
après les événements. Or la mémoire, même la plus sûre et la plus tenace, est toujours
fuyante par quelque endroit, et en même temps invinciblement créatrice. Je sens que je
serais fort empêché, à l’heure qu’il est, de raconter avec fidélité les choses de mon
enfance et de ma jeunesse et les faits même où j’ai été le plus directement et le plus
douloureusement intéressé. Sur les dates et les détails matériels, je sens bien que je
broncherais à chaque instant ; et quant aux sentiments éprouvés jadis, ils ne me
reviendraient qu’effacés ou voilés par la distance, ou au contraire profondément
modifiés et façonnés par les efforts même que j’ai pu faire, dans l’intervalle, pour les
saisir et les fixer, et par le plaisir ou la tristesse que m’ont apportés ces
évocations. Tantôt, on se souvient avec complaisance, et l’on substitue, à ce qu’on a
senti ou pensé, ce qu’on aimerait avoir pensé ou senti ; on se voit invinciblement en
plus beau : et c’est le cas ordinaire. Tantôt, par une affectation de sincérité, où il y
a de la bravade, et qui est donc encore une forme de l’orgueil, on se prête des postures
et des pensées plus humiliantes et plus désobligeantes encore que celles qu’on eut en
réalité : et c’est souvent le cas de Jean-Jacques Rousseau.
Bref, tout acte de la mémoire altère son objet. En dehors des dates et de certaines
apparences extérieures, nulle certitude sur le passé. Personne n’est seulement capable
d’écrire avec vérité sa propre histoire. Il arrive même que, de très bonne foi, nous
donnions successivement, du même événement de notre vie, des versions différentes.
Irons-nous, après cela, chicaner Lamartine sur la chronologie de ses œuvres ou sur celle
de ses sentiments ? La plupart de ses erreurs consistent, en somme, à antidater les
manifestations particulièrement honorables de son génie et de son âme, à se voir déjà
semblable, dans le passé, à ce qu’il est dans le présent. Il nous raconte ce qu’il a cru
vrai au moment où il le racontait ; mais pouvait-il nous raconter autre chose ?
J’ai oublié de vous parler du mariage de Lamartine. Les circonstances de ce mariage lui
font grand honneur, encore que notre légèreté y puisse trouver matière à raillerie et
qu’on ait dit qu’il s’était marié « par pénitence » (on l’a bien dit de Racine !). Ce
fut le mariage d’un idéaliste et d’un chrétien ; mariage non de passion, mais de haute
raison, de tendresse et d’estime. On sent, je ne saurais trop dire à quoi, que Julie
eût-elle été libre, il n’eût pas épousé Julie. La chanter, à la bonne heure. Il épousa,
après d’assez longues fiançailles cachées, une Anglaise du même âge que lui, pas très
jolie mais avec de beaux yeux pourtant, de beaux cheveux et une belle taille, et qui,
enfin, l’adorait. Tous deux se conduisirent avec générosité ; car Maria-Anna Birsch, qui
était protestante, abjura en secret pour pouvoir être à son grand homme ; et lui, c’est
après la publication des Méditations et quand déjà la gloire lui était
venue, soudaine et enivrante, qu’il épousa cette fille médiocrement belle et
médiocrement riche. Je veux vous mettre sous les yeux et si vous la connaissez déjà,
vous en serez quitte pour la relire une curieuse lettre de Lamartine à son ami Aymon de
Virieu, où il apparaît et bien d’autres endroits de sa correspondance nous le
confirment que ce poète, d’un lyrisme si épandu, n’en eut pas moins une très forte vie
intérieure et que son christianisme somptueux ne s’exhalait pas tout en paroles.
« Je te dirai le fin mot, à toi seul : c’est par religion que je veux absolument me
marier… Il faut enfin ordonner sévèrement son inutile existence, selon les lois
établies, divines ou humaines ; et, d’après ma doctrine, les humaines sont divines. Le
temps s’écoule, les années se chassent, la vie s’en va : profitons de ce qui en reste ;
donnons-nous un but fixe pour l’emploi de cette seconde moitié, et que ce but soit le
plus élevé possible, c’est-à-dire le désir de nous rendre agréables à Dieu, hors duquel
rien n’est rien. Pour cela, enchâssons-nous dans l’ordre établi avant nous tout autour
de nous ; appuyons-nous sur les sentiers qu’ont suivis nos pères ; et, s’ils ne nous
suffisent pas totalement, implorons de Dieu lui-même la force et la nourriture qui nous
conviennent spécialement ; faisons-lui, pour l’amour de lui, le sacrifice de quelques
répugnances de l’esprit, pour qu’il nous fasse trouver la paix de l’âme et la vérité
intérieure, qu’il nous donnera à la juste dose que nous pouvons supporter ici-bas… »
Peu de temps après son mariage, il écrivait :
« J’aime décidément ma femme, à force de l’estimer et de l’admirer. Je suis content,
absolument content d’elle, de toutes ses qualités, même de son physique. Je remercie
Dieu. » N’est-ce pas charmant, cette absence de romanesque chez l’auteur de Raphaël Maria-Anna Birsch paraît avoir été une créature excellente. Ce fut
elle qui voulut que sa fille portât le nom de l’idéale amoureuse du Lac. Le père trouva cela tout naturel : « Julia, ce fut le nom qu’un souvenir
d’amour donna à notre fille. » Maria-Anna fut bonne au poète, fidèle à toutes ses
fortunes, plus tendrement fidèle encore à sa chute, à ses revers et à sa pauvreté qu’à
sa gloire…
Mais il faut bien que j’arrive enfin aux poésies de Lamartine. J’ai retardé autant que
j’ai pu — et vous vous en êtes aperçus sans doute — ce moment fatal. Et me voilà bien
embarrassé. L’instant est venu de réfléchir, et de faire effort. De ce que j’aime
infiniment Lamartine, j’avais conclu qu’il me serait facile et agréable de parler de ses
vers. Mais je suis comme ces amoureux qui, pour être trop pleins de leur objet, ne
peuvent plus du tout exprimer leur amour. Et comment, d’ailleurs, aurais-je la
prétention d’ajouter quoi que ce soit aux analyses et définitions que MM. Émile Faguet,
Ferdinand Brunetière, Charles de Pomairols, Émile Deschanel et Paul Bourget ont essayées
de la poésie lamartinienne ? Et qu’ont-ils ajouté eux-mêmes d’essentiel à ce jugement
synthétique de Sainte-Beuve, qui dit tout : « Lamartine, en peignant la nature à grands
traits et par masses, en s’attachant aux vastes bruits, aux grandes herbes, aux larges
feuillages, et en jetant au milieu de cette scène indéfinie et sous ces horizons
immenses tout ce qu’il y a de plus vrai, de plus tendre et de plus religieux dans la
mélancolie humaine, a obtenu du premier coup des effets d’une simplicité sublime et a
fait une fois pour toutes ce qui n’était qu’une fois possible. »
J’ai dit qu’en feuilletant Fontanes et Chênedollé, on rencontrait des vers si
harmonieux et si purs qu’il était assez difficile de dire en quoi ils différaient des
vers de Lamartine. Et pourtant ils en diffèrent. Je relis le Vallon et
je sens bien tout à coup que les vers y abondent qui n’avaient pas encore
été faits :
Et cette merveilleuse strophe où se trouve formulé si exactement (car Lamartine est
précis quand il veut), et formulé pour toujours, le « sentiment de la nature », tel
qu’il s’épanchera sans fin dans la poésie de notre siècle :
Certes, Chênedollé, ce timide et cet incomplet, d’ailleurs si intéressant, et Fontanes
lui-même, ce beau fonctionnaire, avaient eu, en réaction contre l’âge précédent, leurs
minutes d’inquiétude religieuse, et aussi leurs attendrissements sous la lune ou devant
le soleil couchant ; une grâce assouplissait çà et là leurs vers habiles et prudents ;
et tous deux avaient ce mérite d’être des façons de poètes raciniens. Mais, ici, il y a
la source et le flot, l’harmonie large et continue, une spontanéité, une facilité
divine, et une beauté simple d’images ce « sentier des tombeaux », ce « voyageur assis
aux portes de la ville » images grandes, non détaillées, non situées dans le temps, et
qui font songer aux fresques d’un Puvis de Chavannes. Et nous verrons ce qui s’y joint
plus tard, quelle hardiesse et quelle franchise imperturbable d’expression, quelle
énergie sereine et non tendue, et souvent, si l’on peut dire, quel mauvais goût
splendide— et toujours aisé : car, en dépit des lambeaux de phraséologie classique qu’il
laisse parfois négligemment flotter sur les nappes étalées de son verbe, Lamartine est,
à coup sûr, le plus libre, le plus aventureux, le moins scolaire et le moins académique
des grands écrivains…
Qu’apportait-il donc ? Ou qu’avait-il retrouvé ? Trois choses, dont les deux premières
au moins paraissent aujourd’hui surannées, faute peut-être d’être comprises : l’amour
platonique, un spiritualisme ardent, et l’amour religieux de la nature.
1º L’amour platonique Le fâcheux esprit gaulois s’en est beaucoup
égayé. La théorie de Platon sur l’amour n’a pourtant rien de ridicule, il s’en faut. En
somme, elle repose sur l’expérience. Montaigne a beau dire, en parlant de La Boétie :
« Je l’aimais parce que c’était lui ». Cette délicieuse tautologie « explique » pourquoi
l’on aime, mais non pas pourquoi l’on s’est mis à aimer. On commence d’aimer une
personne parce qu’on croit voir en elle une conformité à un certain idéal que l’on
portait en soi, et qui déjà la dépasse. Le débauché lui-même, qu’aime-t-il, au bout du
compte, sinon une « idée » de plaisir dont il cherche la réalisation ? L’amour de don
Juan, c’est donc encore l’amour platonique. Nous aimons toujours, pour ainsi dire,
par-delà ceux et celles que nous aimons ; et la preuve, c’est que nous ne les aimons
jamais tels qu’ils sont, ni tels qu’ils apparaissent aux autres hommes, mais tels qu’il
nous plaît de nous les représenter. Il y a longtemps, un de mes amis définissait l’amour
platonique, au moins par un de ses effets, dans ces vers grêles et secs, pas du tout
lamartiniens, mais qui disent ce qu’ils veulent dire :
Je ne
sais pas
(car tout le jour
Si c’est elle ou si c’est mon
rêve
Et que j’ai
mis entre elle et moi
.
Mais voilà que la chère
belle
Est-elle ce que je la fais
?…
Bref, l’amour platonique, c’est l’amour humain, c’est l’amour sans épithète, mais
considéré dans son mouvement naturel d’ascension mouvement si justement observé, après
et d’après Platon, par le saint auteur de l’Imitation de
Jésus-Christ : « L’amour tend toujours en haut… Il n’y a rien au
ciel et sur la terre de plus doux que l’amour, rien de plus fort, de plus élevé… parce que l’amour est né de Dieu, et qu’il ne peut trouver de repos qu’en
Dieu, en s’élevant au-dessus de toutes les choses créées. » (Imit., Liv. III, chap. V.) Y a-t-il donc là de quoi tant « se gondoler » ?
2º Le spiritualisme . — Comme l’amour platonique, le spiritualisme
est un peu tombé dans le décri. Le positivisme, l’évolutionnisme ou même le pessimisme
et le néo-kantisme, qui sont pourtant encore du spiritualisme, et en plein ont bien
meilleur air, semblent impliquer plus de liberté et d’étendue d’esprit. C’est qu’on
songe toujours au spiritualisme officiel, insincère, figé, mort, de Victor Cousin et des
Manuels de philosophie. Mais Lamartine n’a rien de commun, ou pas grand’chose, avec
Adolphe Garnier ou Damiron. Pensez que, avant de devenir la philosophie du baccalauréat,
le spiritualisme fut la philosophie du Phédon et du Banquet et celle du Songe de Scipion. Pris en lui-même, le
spiritualisme est la plus généreuse explication de l’univers, celle qui contient le plus
d’amour, celle qui donne au monde le plus beau sens…
3º Le sentiment de la nature Cela encore ne nous est plus du tout
nouveau. Ce ne l’était même pas en 1820, et je ne vous dirai donc point que c’est
Lamartine qui l’a inventé. Il est vrai que ce n’est pas non plus Chateaubriand, que ce
n’est pas non plus Bernardin de Saint-Pierre, que ce n’est pas non plus Jean-Jacques
Rousseau, que ce n’est pas non plus Fénelon, que ce n’est pas non plus La Fontaine, que
ce n’est pas non plus Ronsard. Bref, ce n’est personne. Mais, tout de même, on peut
assurer que ce sentiment délicieux, un peu languissant et endormi auparavant, ou qui ne
s’était guère exprimé que sous des formes indirectes et imitées des anciens, s’est
décidément réveillé et développé chez nous vers le dernier tiers du dix-huitième siècle,
et qu’alors seulement nous avons appris à bien voir l’univers physique
et à connaître entièrement combien la terre est belle, douce, mystérieuse et divine. Cet
amour de la nature, nous le respirons à présent dès l’enfance, dans les premiers vers
que nous épelons ; il fait désormais partie des sentiments essentiels et constitutifs de
l’homme moderne ; et je suis tenté de croire que, parmi les causes qui nous ont rendus
si différents des hommes d’autrefois, il faut tenir grand compte de celle-là.
Non, sans doute, Lamartine n’est pas le premier en date de nos grands « peintres de la
nature ». Mais il est resté, je crois, le plus aisé et le plus large, le plus naïvement
ému, le plus spontané. Je trouve souvent, je l’avoue, plus de précision et de force que
de grâce dans les descriptions de Rousseau, qui d’ailleurs eut à créer, en partie, le
vocabulaire du genre et comme son outillage verbal. Il y a, parfois, bien de la
sensiblerie et de l’enfantillage chez Bernardin. Les merveilleux paysages de
Chateaubriand sentent volontiers le décor, l’arrangement théâtral. Ces grands artistes
font « poser » la nature devant eux ; Lamartine, non. Il ne s’en sépare point : il s’y
baigne. C’est que, plus longtemps et plus assidûment que les autres, il a vécu près de
la terre d’une vie intimement et profondément agreste.
Je vous prie de relire, dans la Préface des Méditations écrite en
1849, le récit d’une de ses excursions d’enfant, avec son père, à travers la montagne,
et la visite au vieux gentilhomme qui vivait dans une si jolie maisonnette de curé et
qui copiait ses vers sur de si beaux cahiers et de savourer la couleur et l’accent du
morceau. Lamartine mourut vigneron, grand vigneron, hanté par des rêves de vendanges
démesurées Au lieu qu’il faut presque aller jusqu’aux Feuilles
d’Automne pour trouver, chez Victor Hugo, une vue directe de la nature, la terre,
les eaux et les feuillages murmurent, chantent, fleurissent, ondoient et surabondent à
toutes les pages de l’œuvre poétique de Lamartine, depuis les
Méditations jusqu’à l’évangélique Histoire d’une servante, en
passant par Jocelyn et la Chute d’un ange. Les
autres, Chateaubriand, Hugo, Michelet, peuvent être de grands amoureux des spectacles de
la terre : Lamartine, lui, est réellement un « rustique » comme George Sand.
Voulez-vous savoir où, dans quelles circonstances et dans quelle posture il traça,
sans le savoir, le premier crayon de ce qui devait être le Lac ?
C’était en 1814 ; il était garde du corps du roi Louis XVIII, et fut envoyé en garnison
à Beauvais. Aux heures de loisir, il s’en allait errer autour de la ville en faisant des
vers. « Hier, écrit-il à son ami Virieu, je découvris, assez loin de la ville, un petit
sentier ombragé par deux buissons bien parfumés. Il me conduisit au milieu des vignes,
qui sont parsemées de cerisiers. Je me couchai sous leur ombre fraîche et épaisse ;
j’ôtai mon épée et mes bottes : l’une me servit de pupitre et l’autre d’oreiller. Je
sentais dans mes cheveux un vent doux et frais. Je n’entendais rien que les bruits qui
me plaisent, quelques sons mourants de la cloche des vêpres, le sourd bourdonnement des
insectes pendant la chaleur et les rappeaux (rappels) d’une caille cachée dans un blé
voisin. »
C’est là, c’est dans cette attitude que le jeune cavalier griffonna la première
esquisse de l’immortelle élégie. Le Lac ébauché sous un cerisier, dans
une vigne, sur une botte de gendarme… Que la réalité a parfois d’imprévu et de
bonhomie ! Ainsi, conception « platonique » de l’amour, spiritualisme ardent,
amour de la nature, voilà ce que Lamartine semblait rapporter aux hommes, ce dont il
faisait de suaves mélanges, et ce qu’on eût dit qu’il inventait à force de fervente
candeur. Les beaux rêves et les doux sentiments ! encore qu’ils aient été si souvent
déshonorés, soit par une simulation intéressée, soit par une forme banale de Jeux
floraux, et que trop de jeunes filles ou de vieux messieurs se soient figuré que, pour
écrire des vers lamartiniens, il suffisait d’avoir une belle âme Tout ce que l’âme
humaine a conçu de plus pur à travers les âges, la fleur de spiritualité des plus nobles
races et des plus beaux siècles, le monothéisme dramatique, passionné — et majestueux —
de la poésie juive ; le rêve que faisait Platon d’un monde harmonieux par l’Idée, où les
divers ordres de réalités sont assimilables à des ombres et à des reflets gradués de la
pensée divine et, parallèlement, le rêve de l’ascension naturelle de l’âme par l’amour ;
le mysticisme amoureux de Dante et de Pétrarque ; la grâce fluide et épurée, la piété
soupirante et le semi-molinisme si tendre de Fénelon, et sa sensualité d’ange ; les
cantiques de Jean Racine, d’un si grand charme de virginité, avec ce lyrisme d’on ne
sait quels célestes « catéchismes de persévérance » ; même l’onction lentement
murmurante de l’Imitation de Jésus-Christ, et même, d’autre part, ce
que l’élégante poésie érotique du siècle dernier avait, çà et là, de plus léger, de plus
fuyant et de moins charnel, tout cela, en vérité, se retrouve, se confond, s’achève et
s’épanouit dans la poésie lumineuse et ailée d’Alphonse de Lamartine. Il ne serait
peut-être pas absurde de dire que notre littérature classique, qui, sauf une petite part
du dix-septième siècle et une part notable du dix-huitième, avait été chrétienne, eut en
lui, sur le tard, son poète lyrique. Lamartine complète et ferme une ère ce qui ne
l’empêche point, nous le verrons, d’en ouvrir une autre.
Je n’entrerai pas dans le détail des Méditations. Je sens que je
glisserais tout de suite aux notules admiratives, aux exclamations dont les professeurs
d’autrefois garnissaient le bas des pages de leurs éditions d’écrivains classiques. Mais
je sais particulièrement gré à M. Émile Deschanel d’avoir daigné revenir, en deux ou
trois chapitres, à quelques-uns des meilleurs usages de l’ancienne critique scolaire.
Aujourd’hui, en effet, la critique est, le plus souvent, une muse un peu dédaigneuse,
uniquement préoccupée d’idées générales, qui considère les livres de très haut et qui
n’en retient que ce qui peut servir d’argument à telle théorie esthétique ou s’adapter à
telle interprétation évolutionniste d’une période littéraire. Cette critique-là est du
plus sérieux et du plus profond intérêt ; mais elle n’implique nullement et l’on
pourrait presque dire qu’elle exclut la lecture lente, paresseuse et voluptueuse, la
lecture qui savoure, qui se récrie et qui annote, la lecture à la façon des bons
humanistes du temps passé.
M. Deschanel ne craint point de donner dans ces doctes baguenauderies oh !
discrètement et de faire, çà et là, le professeur. Il ne rougit point d’analyser
certaines pièces, de les apprécier en elles-mêmes, d’y rechercher les « imitations »
volontaires et involontaires, de les classer enfin par ordre de mérite. Et pourquoi en
aurait-il honte ? Avant d’assigner aux œuvres leur place dans l’histoire du
développement des idées ou des formes littéraires, il n’est peut-être pas superflu de
s’assurer que ces œuvres « existent », d’en expliquer et d’en démontrer, s’il se peut,
l’excellence ; et ainsi le bon professeur de rhétorique prépare modestement les voies au
critique transcendant. Aujourd’hui que Lamartine et Hugo entrent dans les programmes du
baccalauréat et de la licence, il faut bien commencer à faire pour eux ce qu’on fait
depuis deux cents ans pour Corneille, Racine et Molière. Au surplus, le des
textes, même un peu ingénument admiratif ou un peu minutieusement grammatical, n’est
point un exercice sans agrément. J’aime ces petites besognes, à la fois nobles par leur
objet et commodes à l’esprit par le peu d’effort qu’elles exigent. M. Deschanel a donc
bien fait de s’y livrer par divertissement. Je l’en remercie. C’est très bon, à un
certain âge, de se croire redescendu ou remonté en rhétorique. Cette bonne vieille
critique à la façon de La Harpe et, ma foi, aussi de Voltaire, où cette chose un peu
surannée et ancien régime, « le goût », a le principal rôle. Sainte-Beuve lui-même n’a
point dédaigné de s’y amuser deux ou trois fois et, si je ne me trompe, jusque dans les
Nouveaux Lundis… Comme La Harpe, comme l’abbé Batteux ou comme
M. de Féletz, M. Deschanel s’attarde à de bons petits « rapprochements ». Le vers de
Lamartine :
lui rappelle incontinent celui de Racine :
Il ne peut rencontrer la strophe du Lac :
sans éprouver le besoin de nous réciter, tout de suite après, la strophe de La Jeune Captive :
Il nous conte, à un endroit, que Lamartine, pour échapper à la mélancolie, s’était mis
au travail manuel, au métier de et de tourneur : tout aussitôt, ce mot de
« tourneur » lui rappelle le vers d’Horace : Et male tornatos, etc….
Une strophe du Chant d’amour sur les mouvements harmonieux d’une jeune
femme entraîne la citation d’un distique de Tibulle. Ces deux vers de la Réponse à Némésis :
amènent, au bas de la page, ce vers des Bucoliques :
et ainsi de suite. Ces rapprochements ne servent à rien ; et de tous les vers
cités par M. Deschanel à propos de ceux de Lamartine, il n’en est peut-être pas un seul
auquel Lamartine ait songé ; mais, comme dit l’autre, « ça fait toujours plaisir ». Je
me souviens d’une anecdote que contait Ernest Bersot. Il avait passé tout un après-midi
à causer littérature avec Saint-Marc-Girardin et Nisard ; et l’on avait fait des
citations, et chacun y était allé de son latin et même de son grec : « C’est égal, dit
Saint-Marc-Girardin en prenant congé de ses compagnons, nous sommes là trois pédants qui
nous sommes joliment amusés ! »
Donc, encore une fois, M. Deschanel a parfaitement raison de se souvenir qu’il fut
professeur de rhétorique. Je lui ferai néanmoins quelques légers reproches. Il distingue
très justement, dans les Méditations, trois groupes de pièces : les
pièces entièrement neuves, telles que l’Isolement, le Lac, le Vallon, le
Soir, l’Automne ; les odes à l’ancienne mode, telles que l’Enthousiasme et le Génie ; et enfin les « morceaux en vers
alexandrins sur des sujets philosophiques », tels que l’Homme, la
Prière et l’Immortalité. Oserai-je dire qu’il me paraît un peu
sévère pour les deux derniers groupes ? Même dans les Odes je trouve,
outre cette fluidité de diction qui est propre à Lamartine, une largeur de mouvement et
comme une ampleur de geste qui ne se rencontraient guère dans J.-B. Rousseau, Pompignan
et Lebrun. Et quant aux pièces philosophiques, il n’y a pas à dire, c’est tout autre
chose que les « discours » de Voltaire. Et je ne parle plus seulement des vers, aussi
magnifiquement épandus chez l’amant d’Elvire qu’ils sont d’ordinaire courts et grêles
chez l’ami de Mme du Châtelet : je parle du sentiment. Le déisme de Voltaire ne contient
pas une parcelle d’amour de Dieu : Lamartine en déborde. Il est (Racine mis à part) le
premier et est resté, je crois, le seul de nos grands poètes qui ait profondément
ressenti et exprimé cet amour-là. Toute son œuvre, du commencement à la fin, en est
pénétrée. Il est essentiellement pieux. M. Charles de Pomairols dit fort bien :
« Lamartine nous semble le déiste le plus ému qui fut jamais, le seul peut-être chez qui
la raison ait pu alimenter une adoration aussi fervente. Preuve manifeste de sa profonde
sensibilité ! On se dit avec étonnement qu’elle devait être bien puissante, pour se
maintenir si religieuse dans une philosophie d’ordinaire si dépouillée. »
C’est avec l’abondante splendeur de l’imagination cette ardeur du sentiment religieux
qui sauve de la sécheresse et de la banalité les discours déistes de Lamartine, et qui
les empêche d’être des dissertations. Et, de même, au Carpe diem des
Horace et des Parny, ajoutez le sentiment religieux ; et, si vous avez du génie, vous
écrirez le Lac. Non que le nom de Dieu soit ici prononcé ; mais, par
le seul mouvement ascensionnel de l’amour et du désir, par l’évocation, dès le début, de
la « nuit éternelle » et de l’« océan des âges », par la soif d’étendre son être, de le
« relier » à l’univers (relligio) et de rattacher l’éphémère à
l’éternel, la traditionnelle élégie épicurienne se trouve agrandie jusqu’aux
étoiles…
M. Émile Deschanel parle dignement du Crucifix, de Bonaparte, du Poète mourant : mais pourquoi ne nomme-t-il même
pas la pièce qui ouvre les Nouvelles Méditations et qui est intitulée
le Passé ? C’est une de celles que je relis le plus volontiers. Je
ne dis point que ce soit une des plus surprenantes que Lamartine ait écrites. Mais
c’est, je crois, une des plus parfaitement caractéristiques du lyrisme de ses deux
premiers recueils. Cela est délicieusement chantant et ailé. Rappelez-vous ces
« départs » de phrases musicales :
Arrêtons-nous sur la colline…
Puis :
Repassons nos jours, si tu l’oses…
Puis :
Et enfin :
Il me semble que ces strophes s’élancent ou plutôt se détachent comme
d’un coup d’aile blanche, presque silencieux. Celles de Victor Hugo s’arrachent d’un effort puissant, et l’aile qui les soulève est musclée, on le
dirait, comme une aile d’aigle. Mais les vers de Lamartine glissent sans secousse dans
un air léger.
La courbe et la molle cadence du vol, l’essor et le mouvement en haut, voilà, bien
décidément, l’un des signes les plus constants de cette poésie. La convenance est donc
entière entre la forme et le fond. Cette belle philosophie platonicienne qui fait de
l’univers un système de symboles ascendants, Lamartine l’exprime par des mots et des
images qui toujours, toujours montent. M. Charles de Pomairols a étudié avec une rare et
amoureuse pénétration la « spiritualité » du style de Lamartine. On ne dira pas mieux
sur ce sujet, et je ne saurais donc mieux faire que de vous citer quelques-unes des
observations de l’inquiet et souffrant poète des Rêves et Pensées sur
l’heureux et glorieux poète des Harmonies.
« Souvent traditionnelles, générales comme il convient à un esprit philosophique,
effacées quelquefois par l’usage, peu nourries, toujours délicates, les comparaisons
interviennent dans son style poétique non pas comme d’insistantes et serviles copies de
la réalité, mais comme les allusions légères d’un esprit qui plane sur la nature. »
M. de Pomairols observe aussi que, dans l’immense champ des images, « Lamartine choisit
spontanément
parce que, occupé avant tout de l’âme, il se plaît à retrouver au dehors les attributs
de légèreté, de souplesse, de transparence de l’élément spirituel. » Et encore : « C’est
l’élément liquide qui fournit à Lamartine le plus grand nombre de ses images… Tous les
phénomènes qu’offre la fluidité, aisance, transparence, reflets du ciel, murmures
harmonieux, défaut de saveur peut-être, manque de limites et de formes arrêtées, tous
ces caractères de la fluidité se confondent avec les attributs de l’imagination
lamartinienne. » Et voici, entre beaucoup d’autres, un exemple bien joliment choisi et
, à l’appui de ces remarques : « Il est des êtres, semble-t-il, pour qui l’idée
de pesanteur n’est pas à craindre, comme la jeune fille. Voyez pourtant comme Lamartine
l’allège encore par l’image :
« Comme il s’élève en deux vers sur l’échelle diaphane : un pas, un flot, le jour ! »
« Le but secret et le résultat de toutes ces images, c’est l’allègement de la
sensation. »
Avec tout cela, les réflexions de M. de Pomairols, si justes dans leur généralité, nous
donnent peut-être l’idée d’une poésie par trop immatérielle, inconsistante jusqu’à
l’évanouissement. Ces remarques, qui lui ont été surtout inspirées par les
Harmonies, ont besoin, je crois, d’être complétées. D’autre part, M. Émile
Deschanel met, assez nettement, les Harmonies au-dessous des Méditations. Je voudrais vous dire pourquoi je ne puis être de cet
avis.
Les Harmonies de Lamartine me paraissent être, avec les
Contemplations de Victor Hugo, le plus magnifique débordement de poésie lyrique
qui soit dans notre langue. Si différents de forme et d’inspiration, les deux recueils
ont pourtant quelque rapport par leur objet. C’est, ici et là, la plus haute et la plus
large poésie qui soit ; ce sont deux âmes de poètes en plein contact avec l’immense
nature et l’humanité. Mais, de ces deux imaginations souveraines, l’une nous ravit par
sa spontanéité et sa grandeur, l’autre nous étonne par son énormité et sa violence.
L’une, nous enchante d’« harmonies », l’autre nous éblouit d’antithèses. Lamartine
disait que « les ombres n’ajoutent rien à la lumière ». Lumière et ombre, c’est toute
l’esthétique de Hugo. Ici, triomphe la sereine liberté d’une écriture qui semble
improvisée ; là, le plus prodigieux effort d’expression plastique qui fut jamais. Les Harmonies semblent presque toutes conçues dans quelque paysage
élyséen, au bord d’une mer méridionale, et les Contemplations, dans
quelque forêt sinistre ou devant un océan livide d’éclairs. Et c’est comme si l’œil de
Lamartine ne voyait les objets qu’à travers un voile diaphane qui en émousse et en
agrandit les contours, et comme si, au contraire, leurs saillies subitement démesurées
heurtaient l’œil visionnaire de Victor Hugo. Et la philosophie des Contemplations est donc le manichéisme, c’est-à-dire le monde ramené
provisoirement à une antithèse ; et la philosophie des Harmonies,
c’est le platonisme, ou le monde ramené dès maintenant à l’unité par l’amour ; et ainsi
se répondent les Novissima Verba et Ce que dit la bouche
d’ombre.
Je voudrais étudier les Harmonies avec un peu de méthode. La vieille
distinction, artificielle, mais commode, de la forme et du fond m’y servira. Et si je
commence par la forme, c’est que j’éprouve le besoin de m’inscrire tout de suite en faux
contre un jugement de M. Deschanel. « … Jamais, dit-il, la virtuosité ne fit
éclater plus de maestria et de verve ; mais les brillantes variations des Harmonies religieuses ressemblent plus souvent à celles d’un improvisateur
italien qu’aux chants célestes d’un Palestrina. Je me figure le diplomate poète, à
Florence, dans ce milieu cosmopolite, passant ses soirées à la Pergola « entre des abbés
et des filles », comme Hercule entre la Vertu et la Volupté ; le lendemain, improvisant
ses vers dans les jardins de Boboli ou aux Cascine, l’oreille encore pleine des
fioritures du ténor ou de la « prima donna » : quelque chose de leur manière rossinienne
s’y glissa malgré lui, à son insu. On sait à quel point Rossini est païen tout pur,
jusque dans ses Messes et dans ses Stabat. Pour un
Italien, l’opéra et la messe ne diffèrent pas sensiblement. Cimarosa, comme Rossini,
charmait Lamartine dans sa jeunesse. Il le chantait à pleine poitrine. Génies
mélodiques, analogues au sien par la veine heureuse et la grâce. Non moins grande,
j’imagine, devait être son affinité avec Bellini qui, lui aussi, était un féministe, et
en mourut jeune, comme Mozart… »
Oui, cela est spirituel ; mais cela est à mille lieues de ce que je sens, à mille
lieues de l’impression que je viens de recevoir, une fois de plus, de la lecture totale
des Harmonies. Il m’est impossible de souffrir que, discrètement et
sans y toucher, on rapproche ainsi Lamartine d’un improvisateur napolitain, d’un
« ténor », d’une « prima donna » et de ces « féministes » qui, d’avoir été féministes,
moururent jeunes. En tous cas, Lamartine n’est pas de ceux qui en meurent, puisqu’il
mourut, lui, à près de quatre-vingts ans. Je ne puis non plus comprendre qu’on voie en
lui un « païen » à la façon de Rossini. Puis ces mots de « maestria » et de « verve »,
appliqués à Lamartine, me font peine : ils me semblent le rapetisser étrangement. Et,
pour tout dire, je suis bien fâché qu’un livre qui renferme ces chefs-d’œuvre : Bénédiction de Dieu dans la solitude, Pensée des morts, l’Occident, l’Infini
dans les Cieux, le Chêne, l’Humanité, la Vie cachée, Éternité de la nature et brièveté
de l’homme, Milly, le Cri de l’âme, Hymne au Christ, la Retraite, Hymne de la mort,
Souvenir à la princesse d’Orange, le Premier Regret, Novissima Verba et Les Révolutions, paraisse susciter finalement dans l’esprit de
M. Deschanel l’image d’un abbé Liszt « pour qui Jéhovah n’est qu’un thème sur lequel il
brode des fugues ».
Il est vrai que M. Deschanel ajoute : « Par moments ». Oh ! que cette restriction était
nécessaire ! La vérité, c’est que, de même que Hugo remplit parfois les intervalles de
son inspiration par des exercices de sa forte rhétorique plastique, il peut arriver
aussi que Lamartine s’abandonne à son innocente rhétorique musicale. On trouverait, dans
les Harmonies, jusqu’à trois ou quatre « cavatines » un peu faciles.
Je peux vous dire où : c’est dans l’Hymne de la nuit, dans l’Hymne du matin et dans Encore un hymne. Nulle part
ailleurs, je vous assure. Le reste du temps, la surabondance de la forme n’est
visiblement que l’effet du trop-plein de l’inspiration. Et en tout cas, dans les rares
passages qui ont suggéré à M. Deschanel de si damnables observations, il serait beaucoup
plus juste d’accuser Lamartine de nonchalance que de « virtuosité. »
Pour moi, je l’avoue, j’aime ces nonchalances, pêle-mêle avec le reste. Oui, Lamartine
est le seul de nos poètes qui ait presque constamment improvisé, dans le sens presque
rigoureux du mot. Quand il nous conte qu’il écrivit en un jour les six cents vers de Novissima Verba, je crois qu’il se vante à peine. Vous savez le jugement
de Musset sur Jocelyn (dans la première version de Il ne
faut jurer de rien) : « Il y a du génie, du talent et de la facilité ». Cette
gentille épigramme se peut tourner en suprême louange. Cela veut dire que Lamartine
réalise le mieux l’idée que les anciens hommes se faisaient du poète (enthéios, kouphone ti kaï ptéréone, etc…). Lui-même a déclaré avec insistance
qu’il n’a jamais fait de vers que pour soulager son coeur, et que faire des vers n’est
pas un métier. Et je sais bien tout ce qu’on peut dire là contre ; mettons que le cas de
Lamartine est et restera probablement unique dans la poésie moderne. Toujours est-il
que, Lamartine ayant eu par bonheur « du génie », sa « facilité » est un charme à quoi
rien ne ressemble. Non, rien peut-être n’égale l’ivresse sereine de cet essor sans heurt
et sans arrêt, comme en plein éther. On glisse d’un mouvement que sa continuité même
accroît ; on n’a pas, comme chez Victor Hugo, des soubresauts sur de certaines saillies
et arêtes de l’expression, et l’on ne se cogne pas aux numéros qui divisent l’ode en
compartiments. L’admirable période de Hugo, beaucoup plus savante, beaucoup mieux faite,
exactement « carrée », pour parler comme les Traités de rhétorique, et où les incidentes
et les subordonnées sont toujours comprises entre le verbe et le complément direct de la
proposition principale (en sorte que la chute en est toujours nette, précise et pleine),
ressemble vraiment à quelque bâtisse solide et régulière, palais, forteresse ou prison.
La période lamartinienne, plus vaste encore ou, pour mieux dire, plus allongée, presque
sans coupes ni enjambements, par conséquent uniforme dans son cours avec sa profusion
de participes présents, et ses si et ses quand
éternellement reproduits et qui, se terminant presque toujours sur une énumération, ne
s’arrête que lorsque l’imagination du poète a épuisé les objets énumérables, est une
vague immense, aux plis symétriques et souples, qui monte, se gonfle et expire, « où le
ciel est bercé », et qui nous berce.
Voilà bien des métaphores, d’ailleurs faciles et que je n’ai pas inventées. En voici
une autre. Dans ce large flot traînent, assez souvent, de vieilles algues. J’entends par
là certaines queues d’expressions un peu connues, certains lambeaux de la phraséologie
d’avant les romantiques, phraséologie qu’ils ont, d’ailleurs, simplement remplacée par
une autre. Oui, il y a, chez Lamartine, quelque chose d’assez analogue à ces vers
« faits d’avance » qui reviennent de temps en temps chez Homère ou chez les poètes des
Chansons de gestes, chez ceux qui se servaient peu de la plume et de l’encrier, ou qui
même ne s’en servaient pas du tout, et pour cause. Mais tout cela, fuyantes traces de
rhétoriques périmées, incorrections naïves, témérités de syntaxe, est emporté d’un si
vaste mouvement que, dans les endroits (rares en somme) où l’expression défaille, on se
contente de la beauté toujours intacte du rythme, et qu’on ne veut voir, dans ces
généreuses négligences, qu’un témoignage candide de la glorieuse spontanéité de cette
poésie, tantôt fleuve et tantôt torrent. Torrent ? non, mais souffle du ciel, zéphyre
aux grandes ondes aériennes : j’entends le fort Zéphyre des poètes anciens, chargé de
germes et d’odeurs et qui, partout où il passe, promène de beaux frissons où se joue la
lumière…
Car, tandis qu’on accorde à Lamartine l’abondance et la grâce, on semble lui refuser la
force et le pittoresque, ou plutôt on ne songe plus à se demander s’il les a. Il les a
pourtant, et au plus haut degré.
M. Charles de Pomairols dit très bien : « Cette force, presque tous les hymnes des Harmonies en sont la manifestation. Et d’où viendrait cette abondance
inépuisable qu’on ne peut s’empêcher de remarquer dans le nombre de ses ouvrages, dans
l’étendue de ses périodes, dans ses strophes immenses, dans ses rimes multipliées, d’où
viendrait une si remarquable richesse, si elle n’était pas un épanchement de la force ?…
Au surplus, on peut, dans l’œuvre de Lamartine, dégager et mettre en lumière des
passages, des confidences, qui sont la révélation expresse de cette qualité de force
insuffisamment reconnue, etc… »
Il est cependant une preuve que M. de Pomairols oublie. Lamartine est le seul des
grands poètes de ce siècle qui ait pu oser le vers libre dans la poésie lyrique (je
néglige à dessein quelques pièces des Odes et Ballades). Cela est un
grand signe pour lui. La strophe à forme fixe est la plus commode des gênes. On sait que
rien n’est plus facile à faire qu’un sonnet passable. C’est un grand avantage pour le
poète que le rythme de ses vers lui soit imposé d’avance : il n’a qu’à le remplir pour
donner l’illusion du mouvement, et quelquefois de l’inspiration. Mais, dans le vers
libre, le mouvement est imprimé et le rythme est créé par l’inspiration même, et la
défaillance de celle-ci est tout aussitôt trahie par le fléchissement de celui-là.
Pousser sans faiblesse, comme Lamartine le fait souvent, des pages entières et des
masses énormes de vers libres, aller ainsi droit devant soi, au hasard, et trouver son
rythme à mesure, cela suppose une puissance inouïe de sensations et de
sentiments, un involontaire et invincible débordement de l’âme, bref, cet état
que notre poète exprime, précisément en vers libres, dans une de ses Harmonies :
Et de quelle « force », en effet, pleine, soutenue, infatigable, prodigieuse, sont
soulevés et lancés des poèmes tels que l’ode Contre la peine de mort,
l’Éternité de la nature, la Marseillaise de la paix, le Toast du banquet
celtique ; les Laboureurs dans Jocelyn, le Choeur des
Cèdres dans la Chute d’un ange, et la Vigne et la
Maison !
Et notez que Lamartine n’a pas seulement la force expansive, mais aussi, quand il veut,
la force de concentration. Ce flot épandu se ramasse, au besoin, dans un jet rapide et
net. Le poète des mélancolies et des langueurs a, dès qu’il lui plaît, des vers
« forts », des sentences robustes et concises, à la façon de Corneille ; et c’est alors
comme une pluie retentissante de médailles d’airain… Voyez, par exemple, dans les Premières Méditations, une pièce que le poète y ajouta en 1842 : Ressouvenir du lac Léman. Il répond à son ami Huber Saladin qui s’était
plaint, un jour, que la Suisse lui fût une trop petite patrie :
Et plus loin :
Voilà comme cette longue main féminine et languissante sait frapper les vers. Et cela
continue. Le poète allègue les gloires de la Suisse, et l’âme de Rousseau, que cette
nature a nourrie et formée. Il ajoute que le souvenir de ses premières félicités suivit
Jean-Jacques dans l’ombre des villes :
Vers splendides, qui me sont un acheminement à vous parler du « pittoresque » de
Lamartine.
Lamartine voit la nature comme le grand peintre Puvis de Chavannes (j’ai déjà fait ce
rapprochement, qui me paraît inévitable). Il la domine et la simplifie, de manière à
produire, à l’ordinaire, une impression de grandeur, de sérénité et d’allègement
spirituel. Les Harmonies sont, pour la plupart, des paysages qui
prient. Les formes y sont ordonnées par groupes, sous le ciel libre, comme pour un
chœur, pour un hymne en commun. Donc, pas de « coins » ni de curiosités
descriptives. Mais Lamartine n’en est pas moins un rustique ; il a vu, il a touché les
choses de la campagne. Il peint par très larges touches, mais avec une réelle
connaissance de son objet, et souvent avec une familiarité, une naïveté du plus grand
air. Et de là, très souvent, des traits d’un pittoresque aisé et délicieux, très ingénu,
très franc, souvent très hardi sans y tâcher.
Ces traits abondent dans la pièce des Méditations dont je vous
parlais tout à l’heure :
Mais, pour nous en tenir aux Harmonies, quelle moisson l’on y ferait
d’images neuves et vraies ! Cueillons à l’aventure :
Ou bien, en parlant des nuages, « lambeaux de nuit… déchirés par l’aile de
l’aurore » :
Et, toujours feuilletant :
Sur une plage :
Sur les heures :
… Impressions matinales :
Impressions de midi :
Impression nocturne :
Mettez ici quelques centaines d’etc…
Si j’entends bien (mais qui en est sûr ?) les jeunes poètes d’aujourd’hui, surtout ceux
qu’on appelle les « symbolistes », il me semble que Lamartine doit leur plaire
infiniment, et qu’il a souvent fait par instinct ce qu’ils veulent faire avec
préméditation.
Ils se plaignent, si je ne me trompe, que, chez la plupart de nos poètes et même chez
quelques-uns des plus grands, la poésie ressemble plus à un beau discours qu’à un
chant ; ils se plaignent qu’elle soit plus éloquente que suggestive, qu’elle ait des
reliefs trop nets et des contours trop arrêtés, et qu’enfin nos vers français aient un
peu trop constamment le genre de beauté des vers latins, de ces vers trop sonores, au
rythme trop marqué et trop énergique et qu’un Virgile seul a pu amollir quelquefois,
rythme qui commande presque la précision dans les mots et dans les images et qui exclut
la demi-teinte, la pénombre et l’ondoiement.
Or, il est certain que Victor Hugo, par exemple comme Lucain, comme Juvénal, comme
Claudien, encore qu’avec beaucoup plus de génie fatigue assez souvent et accable
l’esprit par un éclat trop dur, par des saillies trop vigoureusement éclairées, par trop
de perfection dans l’agencement du style, trop de justesse dans les jointures des
phrases, trop d’exactitude dans les comparaisons, trop d’ordre et de symétrie dans la
composition des morceaux, trop de « beautés » d’un caractère un peu étroitement
« littéraire » et prévu par les Traités de rhétorique ; et qu’enfin, il y a trop de
Boileau dans Victor Hugo, même dans le prodigieux versificateur des Contemplations et de la Légende des siècles. Lamartine est
certes beaucoup moins savant, beaucoup moins précis, moins fécond en images achevées et sensiblement inférieur par l’invention verbale : et pourtant, avec
leurs rimes non cherchées, la monotonie de leurs coupes, la fluidité, l’allongement
indéfini de leurs périodes, leurs négligences et leurs à peu près d’expression, en dépit
même des restes de phraséologie surannée qu’ils charrient çà et là dans leurs plis, les
vers de Lamartine me semblent plus souvent approcher de ce qui serait « la poésie
pure ».
Comment cela L’essence de la poésie ce en dehors de quoi elle ne se distingue plus
de la prose que par certaines cadences de mots c’est peut-être le sentiment continu de
correspondances secrètes, soit entre les objets de nos divers sens, formes, couleurs,
sons et parfums, soit entre les phénomènes de l’univers physique et ceux du monde moral,
ou encore entre les aspects de la nature et les fonctions de l’humanité. Or, ces
correspondances, il me paraît bien que Victor Hugo en perçoit sans doute de plus
imprévues, et qu’il les exprime plus complètement ; mais je crois que Lamartine en suggère un plus grand nombre, et avec moins d’effort. Et comme il se
contente de les indiquer, le signe, chez lui, ne se détache pas tout à fait de la chose
signifiée, mais il en est tout imprégné encore ; ce sont, grâce à je ne sais quelle
délicieuse indécision de termes, des passages aisés de l’idée à l’image et, presque dans
le même moment, des retours de l’image à l’idée : en sorte que (presque toujours) cette
poésie exprime simultanément l’âme et les choses, et est donc la plus
large, la plus compréhensive et, au fond, la plus riche qu’on puisse concevoir.
J’ai peur que tout ceci ne vous paraisse pas très clair. Il faudrait trouver quelque
exemple, qui valût pour des milliers de cas Je vous rappelle d’abord que, dans la
« comparaison », le poète exprime les deux objets que son imagination rapproche ; que la
« métaphore » est une comparaison dont le second terme est seul exprimé ; que
l’« allégorie » n’est qu’une métaphore prolongée et que le « symbole » n’est peut-être
qu’une allégorie plus libre et plus flottante. Ceci posé, je crois que la meilleure
métaphore, et la plus vivante, est celle où l’objet sous-entendu reste le plus présent,
le mieux mêlé à l’image par laquelle on l’évoque en nous à condition que cette image
n’en soit point elle-même effacée ou affaiblie.
C’est cet effacement que l’on peut constater dans la bonne vieille allégorie ou
« métaphore prolongée » de Mme Deshoulières (Dans ces prés fleuris,
etc.). C’est ingénieux, mais cela ne contient pas une parcelle de poésie. Pourquoi ?
C’est que pas un instant nous ne voyons un troupeau, des prés, un
berger, mais bien les filles de cette dame, et le roi à qui elle les recommande. Le
terme inexprimé de la comparaison a mangé l’autre. Par contre, il arrive fort souvent,
chez Victor Hugo, que l’image ait un tel relief, une telle précision, et qu’elle vive si
bien par elle-même, et comme détachée de ce qu’elle exprime, que nous ne voyons plus
qu’elle (de quoi, d’ailleurs, nous ne nous plaignons pas trop), et que nous avons besoin
de quelque effort pour en ressaisir la signification. Mais, comme j’ai dit, les images
de Lamartine restent d’ordinaire inachevées et transparentes ; elles fondent et se
dissolvent à mesure qu’elles surgissent : et de là leur charme singulier.
L’exemple caractéristique qu’il me fallait, le voici. C’est dans une pièce adressée à
Mme Victor Hugo « en souvenir de ses noces » (Recueillements
poétiques).
Ceci, je m’en aperçois maintenant, est une « comparaison » proprement dite, plutôt
qu’une « métaphore », mais peu importe pour ma démonstration. Remarquez-vous comme les
deux termes de la comparaison sont intimement liés ; comme ils se pénètrent l’un
l’autre ; comme le premier demeure présent dans le second ; comme le mot « nuits » vient
rappeler, dans le dernier vers, le mot « nuptial » du vers précédent ; comme cette
expression adorable est un peu fuyante et vague : « chaîne des nuits », corrige ce qu’il
y aurait de trop précis et de puéril dans la vision d’une chaîne formée d’anneaux de
mariage, et sauve ainsi le poète de tout gongorisme ; comme l’idée de la ressemblance
matérielle de l’anneau d’une chaîne avec une bague est seulement suggérée et s’évanouit aussitôt ; comme on passe mollement de l’image de la
bague à l’image de la chaîne et de celle-ci à l’idée de la « succession » indéfinie des
nuits amoureuses, et comme tout cela est fondu, fluide, indéterminé dans les mots, et
quelle grâce et quelle suavité dans l’impression totale. Et ne serait-ce pas un peu cela
que cherchent aujourd’hui les plus inquiets de nos jeunes poètes ?
Un des procédés qui contribuent le plus à donner à la poésie de Lamartine cet on ne
sait quoi de fluide, d’aérien, d’angélisé, c’est ce que nous appellerons, si vous le
voulez bien, la comparaison ascendante. Je crois, sans en être absolument sûr, que
Victor Hugo a plutôt l’habitude de comparer les choses de l’âme et de l’esprit à celles
de la matière. Au contraire, Lamartine ; tous les objets qu’il touche de son verbe, c’est
pour les élever en dignité. Il tire la vie de l’élément vers la vie de la plante et de
l’animal, l’animal et la plante vers l’homme, l’homme vers Dieu. Il pousse tout
l’univers visible sur l’échelle de Jacob. Les exemples, ici, foisonnent à chaque page.
Je vous en donnerai quelques-uns, beaucoup moins pour votre instruction que pour mon
délassement :
À une source :
Ou bien :
(Ceci est, je crois bien, une comparaison « descendante », mais si peu !) Le
Mont-Blanc cache à l’ombre de ses vastes flancs une vallée et un doux lac, où il se
mire. Tel l’homme de génie ; il est isolé et battu de la tempête :
Lisez toute cette petite pièce : le Mont-Blanc. Vous verrez que, d’un
bout à l’autre, l’idée et l’image s’y entrelacent mollement, mais inextricablement.
Nous sommes bien loin des vieilles pratiques traditionnelles :
Les classiques mettent d’un côté l’objet comparé, de l’autre côté l’objet auquel ils le
comparent et une cloison entre les deux. (Victor Hugo fait encore souvent ainsi, et je
ne dis point que Lamartine ne le fasse jamais.) Et cela n’est pas, sans doute, le
contraire de la poésie ; mais ce n’est pas non plus la poésie même. La poésie même,
c’est, bien décidément, la concomitance du sentiment et de sa représentation concrète,
et la pénétration de celle-ci par celui-là. Et, sauf erreur, c’est bien ce qu’on appelle
le symbolisme, et c’est ce que Lamartine offre presque à chaque instant.
Du premier coup, il avait trouvé cela. Déjà, dans la Prière (Premières Méditations), les traits dont se compose la description de la
campagne à l’heure du couchant évoquent d’eux-mêmes la vision d’un temple, et la nature
prie avant même que le poète se soit mis à prier Dans le Passé (Nouvelles Méditations), vous vous rappelez le premier vers :
Cette colline est une vraie colline, d’où le poète revoit à ses pieds le théâtre de sa
jeunesse ; mais c’est en même temps le sommet de l’âge mûr, l’arête qui sépare les deux
versants de la vie, et cela, sans que ces correspondances soient formellement énoncées .
— Dans la Retraite (Harmonies), la pénétration des
images par l’idée est plus intime et plus profonde encore. Cela vous ennuiera-t-il
beaucoup que je vous cite quelques-unes des dernières strophes, si connues ? Le poète
vient de nous dire que « sa fenêtre est tournée vers le champ des tombeaux », où l’herbe
couvre le sommeil des morts ; que « plus d’une fleur nuance ce voile » et que, là, tout
parle d’espérance et de réveil. Il continue :
Les choses, ici, sont vraiment translucides et comme imbibées de lumière. Tous les
traits sont bien empruntés à un cimetière de village : mais la transmutation est instantanée, du pigeon qui, de la maison voisine, vient picorer sur les
tombes en la colombe de l’arche ; du soleil qui s’éteint (pour renaître) derrière les
cyprès, au soleil éternel qui se lève de l’autre côté de la mort ; et l’on ne sait si
cette forme sombre agenouillée sur une pierre « aux longs rayons du soir » est en effet
une veuve qui prie, ou la vague statue de l’Âme espérante… Et, encore une fois, que
cherchent donc les jeunes symbolistes, si ce n’est cela ? Lisez enfin l’Occident (dans les Harmonies). Voilà la merveille des
merveilles, l’exemplaire idéal de la poésie symbolique. Lamartine décrit simplement un
coucher de soleil :
Et alors il semble que tout soit attiré vers cette porte et aille s’y
engouffrer :
Et de l’Image immense, sans effort et comme si tombait seulement un dernier voile
diaphane, l’Idée surgit :
Dites
, si vous
savez, où donc allons-nous tous
?…
Au reste, les Harmonies tout entières (et j’arrive ainsi à l’étude du
« fond ») ne sont qu’un long et opulent symbole, puisque nul tableau n’y est peint pour
lui-même et que toutes les choses décrites y sont représentatives de
quelque chose qui les dépasse, soit de la grandeur et de la bonté divines, soit des
sentiments que l’homme doit avoir pour Dieu.
M. Deschanel écrit : « Les idées de Lamartine sont inconsistantes ; elles flottent à
tous les vents du siècle. Il mêle l’Ancienne et la Nouvelle Loi. Dieu est pour lui,
tantôt le Jéhovah biblique, tantôt le Christ, tantôt l’Esprit-Saint, avec toutes sortes
de métamorphoses ; tantôt le Dieu du Vicaire savoyard, à moitié
rationaliste ; tantôt l’Âme de la Nature, et la Nature elle-même, confondues ; de sorte
qu’on l’accusa de panthéisme, non sans apparence. »
Cela est très bien dit. Seulement, où M. Deschanel semble mettre un reproche, je
mettrais une louange. L’éminent professeur dit encore mieux, un peu plus loin : « Les
Harmonies parcourent au hasard, si l’on ose dire, toute la gamme des
concepts sur l’idée de Dieu. C’est moins le panthéisme philosophique que le panthéisme
lyrique. »
Ici, je souscris pleinement, je ne repousse que ces deux mots : « au hasard ». Ces
« psaumes modernes », comme Lamartine avait voulu les nommer, sont en effet un vaste
cantique au Divin perçu et considéré successivement dans toutes ses manifestations et
tous ses modes ; mais ils suivent, si je ne m’abuse, une espèce d’ordre logique, naturel
et ascendant.
1º C’est d’abord le développement, en quatre ou cinq magnifiques symphonies, de ce
délicieux psaume énumératif de François d’Assise, où l’âme légère et si douce de ce
saint de plein air invite toutes les créatures à louer Dieu avec, peut-être, des
réminiscences de ces charmantes hymnes du Bréviaire romain, pour Matines, pour Laudes, pour Vêpres, etc., où
le rapport de chaque prière avec l’heure du jour est si gracieusement indiqué, et où
l’on dirait que pénètre un peu de la nature, comme un rayon de soleil qui vient tomber
sur le tabernacle, ou comme une branche de feuillage aperçue par le vitrail
entr’ouvert :
(Cf. les Hymnes traduites par Jean Racine.)
Et c’est encore, si vous voulez, le bon vieil argument d’école, l’innocente « preuve de
l’existence de Dieu par le spectacle de la nature », harmonieusement développée déjà par
Fénelon, Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, reprise, renouvelée, rendue splendide
par l’imagination d’un grand poète. Ce que vaut cette preuve philosophiquement, je n’ai
pas à le rechercher. La valeur, très variable, en est proportionnelle à la puissance
d’émotion qui est en chacun de nous et à notre aptitude à jouir du beau dans l’univers
physique. C’est une de ces preuves de pur sentiment, qui sont les plus faibles ou les
plus fortes selon les cas.
M. Deschanel voit de l’« artifice » (I, page 204) dans ces effusions. Moi, pas, c’est
tout ce que j’ai à dire. À mon avis, Lamartine est peut-être le seul poète qu’il ne
faille jamais accuser d’artifice de nonchalance ou de maladresse, ou de naïveté, oui,
si l’on veut.
2º Beaucoup de ces hymnes sont, sans doute, des hymnes déistes et, par conséquent, dans
la pensée du poète, nullement contradictoires au dogme chrétien. Mais il arrive ceci,
que le déisme de Lamartine prend souvent, à son insu, l’accent proprement panthéistique.
C’est que, en dépit de son acte de foi préalable en un Dieu personnel et distinct de la
création, Lamartine a bien, en présence de l’univers physique, la même disposition
sentimentale et éprouve bientôt la même espèce d’ivresse que les panthéistes décidés.
Concevoir les phénomènes sensibles comme des signes de la puissance, de la grandeur et
de la bonté de Dieu, ou croire que ces phénomènes sont des modes d’existence de la
divinité même, ce n’est sans doute pas, philosophiquement la même chose ; mais, s’il
s’agit de glorifier Dieu ici par ce qu’on appelle ses œuvres, là par ce qu’on appelle
ses manifestations et ses divers aspects, — ce seront nécessairement les mêmes
développements, ce sera l’énumération des mêmes objets, des mêmes images. Entre ces deux
conceptions métaphysiques pourtant si différentes, il n’y aura plus guère que
l’épaisseur d’une métaphore.
Le déisme abstrait et glacé chez d’autres est, chez lui, ardent, vivant, luxuriant.
Il sépare Dieu du monde dans sa pensée, jamais dans son imagination, jamais dans sa
prière. Prier, c’est pour lui, le plus souvent, communier avec le symbolique univers et
jouir avec exaltation de la beauté des choses.
J’ai fait une découverte, en feuilletant l’Histoire de la littérature
hindoue, du poète excellent et de l’irréprochable bouddhiste Jean Lahor. C’est
que la moitié des Harmonies de Lamartine sont tout simplement des
hymnes védiques. Non qu’il ait imité les Védas ; il est même fort
probable qu’il ne les connaissait point au moment où il écrivait les Harmonies. Cet homme d’Orient (vous vous souvenez qu’il croyait fermement à ses
origines orientales) a retrouvé cela tout seul.
Il serait curieux de noter la ressemblance, non seulement de sentiment, mais, çà et là,
d’expression entre les hymnes de Lamartine et ceux des antiques brahmanes. Dans l’Hymne de la nuit je lis cette strophe :
Ainsi, dans le Rig-Véda : «De sa splendeur, il remplit
l’air… De cette même clarté, Dieu purifiant et protecteur, tu couvres la terre,
tu inondes le ciel, l’air immense, faisant les jours et les nuits, et contemplant tout
ce qui existe… »
Dans l’Hymne du soir :
Ainsi, dans la Prière de Parasasa et de Mukukanda : « Je viens à toi…
aspirant à une plénitude de félicité, aspirant à l’extinction de moi-même, à mon
absorption en toi. » Dans le Golfe de Gênes :
Ainsi, dans le Rig-Véda : « Ô Varuna, le vent, c’est ton souffle
agitant les airs… En toi repose l’immensité de la terre et du ciel. Ô Varuna, tous les
mondes sont en toi. Tes clartés heureuses voient se développer autour d’elles les belles
formes du ciel et de la terre… »
Dans l’Infini, dans les cieux :
Ainsi, dans l’Isa Upanishad : « Il est loin et près de toutes choses…
L’homme qui sait voir tous les Êtres dans ce suprême Esprit, et ce suprême Esprit dans
tous les Êtres, ne peut dès lors rien dédaigner… »
Dans Pourquoi mon âme est-elle triste ?
Ainsi, dans le Mahabharata : « De même que des millions d’étincelles
jaillissent d’un feu brûlant, de même les âmes sortent de l’être immuable et y
retournent… »
Je sais bien que, tout de même, ce n’est pas exactement la même chose. Nulle part
(jusqu’à présent du moins) Lamartine n’identifie explicitement Dieu et la Nature. S’il
lui arrive de dire tour à tour, comme les poètes hindous : « Dieu est dans l’univers »
et « l’Univers est en Dieu », il recule toutefois devant cette affirmation que
« l’Univers est Dieu », et s’en tient à celle-ci, que l’univers est la langue, le verbe
de Dieu. Mais nous sommes ici, j’en ai peur, dans une région de rêve où les mots n’ont
plus un sens bien précis… Dire que le monde est la parole de Dieu, ce n’est peut-être
déjà plus distinguer nettement l’un de l’autre ; et nous nous demandons, et Lamartine se
demande lui-même ce que peut bien être Dieu en dehors de sa parole qui est le monde, et
si Dieu serait encore concevable, cette parole supprimée. Le poète nous
dit :
Il énumère ici tous les phénomènes de l’univers physique, et conclut : « — Cette langue
parle de toi,
Autrement dit : « Sans la nature qui est son verbe, et qui exprime, semble-t-il, une
volonté aimante et bienfaisante, nous ne saurions rien de Dieu. » Or, de là à songer :
« Ce verbe, c’est Dieu, puisque, sans lui, Dieu serait pour nous comme s’il n’était
pas », y a-t-il si loin Et, d’autre part, lorsque les poètes hindous écrivent :
« Écume, vagues, tous les aspects, toutes les apparences de la mer ne
diffèrent pas de la mer : nulle différence non plus entre l’univers et Brahma », ou
lorsqu’ils font dire à Dieu : « Je suis dans les eaux la saveur, la
lumière dans la lune et le soleil, le son dans
l’air, la force masculine dans les hommes, le parfum pur dans la terre, la splendeur dans le feu, etc. », n’avouent-ils
pas implicitement que Dieu n’est point, proprement, l’eau, la lune, le soleil, l’air,
les hommes, la terre, le feu, mais qu’il se manifeste sous ces « apparences » ; et que
le feu, la terre, l’air, le soleil, l’eau, la race humaine sont les signes, les
symboles, la parole de Dieu ? Ne se rencontrent-ils pas enfin, par un détour, avec le
poète des Harmonies ? Ainsi se réconcilient, dans le vague, les
métaphysiques.
Que si les bons Hindous font parfois un pas vers Lamartine, plus souvent c’est
Lamartine qui fait un pas vers eux. À de certains moments, ébloui par la splendeur du
monde, il oublie la distinction prudente entre le signe et l’Être signifié, et adore
expressément, sans doute par inadvertance, la Nature-Dieu. Il s’écrie dans l’Hymne du matin :
Ailleurs, le rôle que Lamartine prête à l’Esprit-Saint ne paraît pas extrêmement
différent de celui de Vishnou : « Gloire à toi, dit la Prière de
Parasasa, tout-puissant Seigneur, ô Vishnou, âme de l’univers… » Et
Lamartine :
Et plus loin :
Et encore (car, tandis que j’y suis, je m’en voudrai de ne point vous citer cette
strophe admirable) :
Mais ce que les Harmonies lamartiniennes ont en commun avec les
hymnes du Rig-Véda, c’est, plus encore que certaines conceptions
métaphysiques, la poésie, la couleur, l’abondance, la magnificence, l’accent… Oui, je
trouve dans les Harmonies quelque chose qui n’est pas chez les poètes
grecs, qui n’est pas dans Jean-Jacques, qui n’est pas dans Chateaubriand, qui n’est pas
dans George Sand ni dans Victor Hugo : une sorte d’ébriété sacrée au spectacle et au
contact de l’immense univers. Hugo lui-même, visionnaire, reste beaucoup plus séparé des
objets qu’il décrit et des visions, le plus souvent terribles, où il les déforme. L’âme
de Lamartine, autant que cela est concevable, se dissout délicieusement dans les choses…
Il peut dire avec vérité :
Il est dans cet état de ravissement et d’allégresse divine où nous sommes tous entrés
quelquefois, surtout parmi des paysages vastes et découverts, qui évoquaient en nous
l’image de l’immensité et la beauté totale et la figure même de la planète, sur la
montagne ou au bord de la mer lumineuse ; quand nous descendions, dans l’air léger,
presque délivrés du sentiment de la pesanteur, vers les vallées doucement bruissantes de
l’invisible sonnerie des troupeaux ; ou quand nous marchions l’été, dans une grande
plaine, par un grand soleil, tout enveloppés de rayons et d’odeurs végétales. Dans ces
moments-là, on est à ce point envahi de sensations puissantes et suaves qu’on serait
fort incapable de faire nettement le départ des effets et de la cause et d’abstraire
Dieu de tout ce « divin » où l’on est plongé, et qu’on ne discerne plus bien si Dieu est
dans la nature, ou si la nature est Dieu. Sentir se confond, alors, avec adorer. Ce
ravissement, d’ailleurs, nous ne saurions le traduire (à supposer que nous en eussions
le talent) qu’en le faisant cesser par la même. Sully-Prud’homme le définit en analyste,
avec un art exquis et laborieux, dans la pièce des Stances et Poèmes
intitulée : Pan. Lamartine, lui, l’exprime sans effort, ou plutôt il
le « chante », il l’exhale, il l’épanche en paroles splendides, et qui semblent
involontaires. Et, je le répète, cela ne s’était point vu depuis les poètes de l’Inde
antique.
Quelquefois son extase balbutie ; on dirait que les mots vont lui manquer Tu
comprends, vient-il de dire à Dieu, l’hymne silencieux des astres :
Ainsi le brahmane : « Quand je pense que cet être lumineux est dans mon coeur, les
oreilles me tintent, mes yeux se troublent, mon âme s’égare… Que dois-je dire ? et que
puis-je penser ? » Mais bientôt le torrent repart et les mots se précipitent.
Écoutez ce Cri de l’âme :
Vous sentez bien qu’il crie ici : « Jéhovah » comme ses lointains ancêtres eussent
crié: « Vishnou », et que les deux cris ont le même sens Et, par exemple, vous
trouverez le même souffle, le même mouvement, les mêmes images, le même son et, j’y
reviens, la même « ivresse » dans l’Hymne de Cutsa (vous savez que
Cutsa est le nom de l’Aurore) et dans l’Hymne du matin :
J’ai cité tout à l’heure un peu pêle-mêle, pour les rapprocher des cantiques de notre
poète, des prières hindoues d’époques et même d’inspirations un peu diverses. Je précise
maintenant : c’est aux plus anciennes hymnes à celles où le panthéisme n’est qu’en
germe et n’a pas encore enfanté le pessimisme bouddhique que ressemblent
particulièrement certaines Harmonies. Et cette poésie, védique ou
lamartinienne, est sans doute la plus grande et la plus glorieuse que les hommes aient
entendue.
Cette poésie-là, c’est bien, en effet, l’apparition chantante de l’univers dans une
âme.
3º Mais sous le Lamartine hindou que nous venons de voir, sous le brahmane ébloui par
les phénomènes et prêt à se fondre en eux, l’Occidental, le chrétien, le Bourguignon
veille, et tout à coup se ressaisit et oppose son « moi » retrouvé à l’univers délicieux
et accablant. Cette reprise se fait, notamment, dans l’ode incomparable : Éternité de la nature, brièveté de l’homme.
« L’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau
pensant. » (Ce n’est pas ma faute si cette phrase, si belle, est vieille de deux cent
trente ans, ou à peu près.) Le cantique de Lamartine exprime, avec une splendeur devant
quoi tout pâlit, une idée analogue. Analogue seulement. Pascal disait : « Il ne faut pas
que l’univers entier s’arme pour l’écraser. Une vapeur, une goutte d’eau suffit pour le
tuer. Mais quand l’univers l’écraserait, l’homme serait encore plus noble que ce qui le
tue, parce qu’il sait qu’il meurt et l’avantage que l’univers a sur lui. L’univers n’en
sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. » Lamartine ajoute à cela
quelque chose. Il ne dit pas seulement à la Nature : « Toi, tu ne sais pas ; moi, je
sais. » Il lui dit : « Toi, tu ne connais et tu n’aimes pas Dieu (sinon dans les vers
des poètes et par un jeu de métaphores dont j’ai moi-même quelquefois abusé) ; moi, je
l’aime. » Et, après avoir, dans des strophes impétueuses, salué l’immensité de l’océan,
de la terre, des astres et du ciel ; après s’être vu petit, si petit ! dans l’espace, et
si éphémère dans le temps, perdu dans l’humanité totale comme l’est une goutte d’eau
dans la mer, et comme l’humanité l’est elle-même dans l’infini des mondes, le poète….
Non, j’ai beau faire, je ne puis me tenir de copier encore pour moi, non pour vous la
fin de cet hymne sublime, un des chefs-d’œuvre du verbe humain :
Il fut
! voilà tout
. Bientôt même
,
Et j’ai vu dans ce point de l’être
Lamartine écrit dans son : « C’est un chant ou plutôt un
cri de pieux enthousiasme échappé de mon âme à Florence, en 1828. C’est une des poésies
de ma jeunesse qui me rappelle le plus à moi-même le modèle idéal du lyrisme dont
j’aurais voulu approcher. »
Ainsi l’auteur des Harmonies parcourt, d’un mouvement naturel, toutes
les façons de concevoir et d’aimer Dieu. J’ai indiqué la façon catholique d’un
catholicisme où le dogme n’est pas serré de très près, mais où persistent l’accent des
hymnes liturgiques, l’odeur de l’encens, le recueillement du sanctuaire, un charme très
doux d’oraison pieuse. (La Lampe du Temple ou l’Âme présente à Dieu ;
Hymne du soir dans les Temples.) — Puis nous avons vu le déisme du
poète, par la nature des arguments qui l’appuient et par l’espèce d’ivresse amoureuse
dont il est envahi en les développant (ces arguments étant les spectacles même de
l’univers sensible), aboutir à une disposition d’âme proprement panthéistique Enfin,
cet enchantement secoué, voici reparaître le spiritualisme ardent et pur des Méditations (le Tombeau d’une mère, Hymne de la mort).
Dans ce vaste soliloque : Novissima Verba, le poète, près de
désespérer, se réfugie, parmi la fuite, la vanité et le néant du tout, dans la seule
certitude de la conscience morale, et rencontre, pour la définir, des images qui
semblent d’exactes transpositions des formules kantiennes :
Et un peu plus loin, devançant, cette fois, les meilleures formules de
Renan :
D’autres pièces traduisent et enseignent la religion en esprit et en vérité, ce que
nous avons appelé le néo-christianisme, et qui est en effet l’Évangile encore, mais
appliqué à un état de civilisation fort différent de celui où vécurent les pêcheurs et
les vagabonds de Galilée. La Pensée des morts, d’une si mélancolique
tendresse, dit la perpétuité du lien entre les morts et les vivants et somme Dieu d’être
clément au nom même de sa justice et de sa grandeur. L’exhortation Aux
chrétiens dans les temps d’épreuves, l’Hymne à l’Esprit-Saint,
l’Hymne au Christ, les Révolutions dégagent le
sens véritable de l’Évangile, s’indignent des emplois où les politiques ont abaissé la
sainte parole, affirment le progrès humain par la bonté et le sacrifice, et la croyance
à un dessein divin dans le gouvernement du monde et dans l’économie de l’histoire… Et
ces choses avaient été dites, je crois ; et l’on s’est mis, depuis dix ans, à en répéter
quelques-unes, mais non pas mieux ni plus clairement, ni plus magnifiquement, parce que
cela est impossible.
Au surplus, nous retrouverons ces pensées, avec des développements nouveaux et plus
hardis peut-être, dans Jocelyn, dans la Chute d’un
ange et dans les Recueillements.
Je ne voudrais point trop ressasser des choses que vous savez aussi bien que moi. Ce
que les Harmonies sont aux Contemplations, l’énorme
épopée dont la Chute et Jocelyn forment des
« chants » détachés le devait être à la Légende des siècles. Et comme
on voit, dans la Légende, l’humanité s’élever peu à peu à une morale
plus pure, ainsi sans doute devait s’épurer, dans ses vies successives à travers les
siècles, l’âme déchue dont le premier nom est Cédar, et le dernier, Jocelyn. Et je ne
m’exagère point l’originalité de ces conceptions. Mais c’est qu’au fond il n’y a qu’un
seul sujet de « divine comédie ». Le rêve généreux de la pauvre humanité est toujours le
même depuis trois mille ans, et plus ; et ce dont il s’agit dans les vieux poèmes de
l’Inde et dans les mystères d’Eleusis, c’est déjà la purification et le progrès par la
douleur acceptée.
Je ne vous conterai pas la fable de Jocelyn ; je ne vous rappellerai
pas son charme puissant, ni la profondeur de quelques-uns de ses sanglots, ni l’Idylle
chaste, et pourtant enivrée, des deux enfants dans l’Alpe vierge, ni la sérénité et
l’ineffable beauté morale des derniers tableaux. Je ne retiens que l’essentiel. Jocelyn, c’est l’idéal du sacrifice réalisé dans un homme. Tout, dans
l’affabulation du poème, est subordonné à cette pensée ; et par là s’expliquent et se
justifient les épisodes même qui ont le plus heurté les critiques et que tous, sans
exception, ont condamnés.
Ils ont du moins fait grâce à la première immolation de Jocelyn. Ils ont supporté que
Jocelyn entrât au séminaire pour permettre à sa sœur d’épouser celui qu’elle aime.
Vocation fausse et contrainte ? Non pas. C’est par un acte de charité particulière que
Jocelyn se détermine au sacerdoce, qui est, selon Lamartine, le ministère de la charité
universelle. Le prêtre est, à ses yeux, l’homme qui souffre et expie pour les autres. Le
besoin d’accomplir un premier sacrifice induit Jocelyn à devenir, professionnellement,
« l’homme de sacrifice ». Dès le moment où il a consenti à s’immoler au bonheur de sa
sœur, il commençait déjà à être prêtre : en entrant au séminaire, il
n’a fait que poursuivre sa marche. Tout cela est parfaitement logique et harmonieux.
Mais bientôt voici l’obstacle : une année passée dans une vallée des Alpes avec un
jeune garçon qui se trouve être une jeune fille. L’amour d’une personne et, au bout du
compte, l’amour charnel, va donc détourner Jocelyn de sa vocation qui est l’amour de
tous les hommes dans l’amour de Dieu ? Vous ne le voudriez pas ! Et, en effet, cet
obstacle, il le franchit. Et les critiques dont je parlais sont désolés qu’il le
franchisse et indignés surtout des raisons occasionnelles par où il se décide à le
franchir.
Écoutez ici M. Émile Deschanel : « … La fonte des neiges a rouvert les chemins :
Jocelyn est mandé à Grenoble pour assister un vieil évêque son protecteur qui, en
prison, se prépare au martyre. À la veille du grand voyage, il veut se pourvoir du saint
viatique, qu’un prêtre seul peut lui offrir. Il faut donc que Jocelyn devienne prêtre.
En vain Jocelyn lui révèle sa vive amitié pour Laurence ; l’évêque le presse de renoncer
à cette affection terrestre et d’être tout à l’Église. Jocelyn cède : il est ordonné
prêtre par l’évêque dans son cachot, afin de pouvoir à son tour lui donner les derniers
sacrements et une mort sainte. Adolescent, il s’est immolé à sa sœur : il s’immole
maintenant à son vieil évêque.
« Pour lui-même, il en a le droit, et on peut nommer cela, si l’on veut, « la
perfection héroïque » (le mot est de M. Émile Ollivier) ; mais Laurence, a-t-il donc le
droit de la sacrifier aussi « Ô poète imprudent ! s’écrie le pasteur Vinet, quel
fantôme vous élevez à la place du catholicisme ? Jocelyn devient prêtre afin de pouvoir
donner l’absolution… Personne n’oserait dire qu’un homme pieux perd son titre à
l’héritage céleste parce que, contre sa volonté et son vœu, il serait mort loin des
consolations de l’Église… Le fanatisme est beau en poésie, mais le poète ne doit pas
laisser lieu de penser qu’il épouse les emportements du zèle aveugle et amer. C’est, à
mes yeux, le tort de M. de Lamartine en cet endroit. »
« Mais laissons de côté l’argument religieux, voyons les choses humainement. Si le
sacrifice de Jocelyn en faveur de sa sœur est d’une beauté parfaite, le second, son
obéissance aveugle à l’évêque, est bien discutable. Qu’a donc fait la malheureuse
Laurence pour être immolée aussi, avec Jocelyn et par lui ? C’est à cela pourtant que
tient tout le poème ; c’est le postulat nécessaire afin que Jocelyn, devenu prêtre, ne
puisse plus l’épouser. Eh bien ! cela n’est pas plus vraisemblable qu’orthodoxe. Et ce
n’est pas la même sorte d’invraisemblance que celle du long tête-à-tête angélique de
toute une année dans la solitude ; invraisemblance résultant de l’idéalité seule : ici
c’est une accumulation de circonstances inadmissibles, sans aucun bénéfice d’idéal.
Jocelyn n’est-il pas responsable des conséquences funestes de sa docilité
excessive ?… »
Bref, ni M. Deschanel, ni le pasteur Vinet, ni les autres, ne peuvent digérer l’évêque.
Moi, je trouve que l’évêque a entièrement raison dans ce qu’il exige de Jocelyn, sinon
peut-être dans tous les arguments qu’il emploie pour l’obtenir. Les discours du saint
vieillard sont irréprochablement justes, beaux et humains, si l’on en considère
l’esprit : on n’en peut contester, çà et là, que la lettre, et encore ! J’ai peur que
M. Deschanel et même l’austère Vinet n’aient été dupes, ici, d’une fâcheuse et un peu
banale sensiblerie romanesque. Le « doux » Lamartine a su, lui, énergiquement s’en
défendre. Et comme il a bien fait ! Car enfin supposez que Jocelyn résiste aux
objurgations de son évêque et que, dans le temps même où la persécution ensanglante
l’Église à laquelle il avait promis de se dévouer, ce séminariste aille retrouver sa
bonne amie. Il l’épouse ; ils sont heureux. Notre défroqué est un mari d’autant plus
ardent que son tempérament a été plus longtemps comprimé. Ils s’adorent. Et puis ?… Et
puis, au bout de quelques années, ils s’aiment plus paisiblement. Ils ont des enfants.
Ils ont de petits plaisirs, de petits intérêts, de petites préoccupations quelquefois
de petites querelles de ménage. Ils ressemblent à tout le monde. (Rien même ne nous
garantit que Laurence ne fera pas Jocelyn cocu, mais écartons cette hypothèse.) Puis ils
vieillissent, établissent leurs enfants ; Jocelyn a des rhumatismes et Laurence des
gastralgies ; ils se soignent ; ils font des bésigues ; un jour ils meurent. Oh ! mon
Dieu, tout cela est très bien, et la plupart des hommes ne rêvent point une autre
destinée. Mais est-ce cela que vous voulez, brillant Deschanel et austère Vinet ? Et
trouvez-vous cela très intéressant ?… Soit. Mais alors avouez que votre Jocelyn a eu
bien tort de se donner tant de mal et d’aspirer si haut ; que ce n’était pas la peine de
sanctifier son adolescence par un si beau sacrifice, puis de connaître la chasteté
paradoxale de l’union de deux âmes dans une solitude paradisiaque, pour aboutir à ce
petit ménage bourgeois — (voyez-vous les anciennes soutanes du mari utilisées par la
femme en jupons de dessous ?) — et qu’enfin l’histoire ne valait plus guère la peine
d’être contée, ou plutôt qu’il ne reste rien, rien du tout, de ce qui devait être le
poème du sacrifice idéal.
La pensée de Lamartine n’est jamais fade ni basse. Il est le poète de l’amour, oui,
mais de l’amour « qui tend toujours en haut » (le Banquet,
l’Imitation) ; et c’est pourquoi il a toujours conçu quelque chose de supérieur aux
amours permises sans doute, belles quelquefois, mais toujours forcément égoïstes et
médiocrement profitables à la communauté humaine d’un jeune homme et d’une jeune femme.
Il lui est même arrivé (Graziella) de mettre quelque dureté dans
l’aveu de ce sentiment. Jamais il n’a donné, comme Hugo, Musset ou Sand, dans la
glorification romantique de l’amour fatal, de l’amour-possession, de celui qui fait tout
oublier, Dieu, les hommes, la patrie Jocelyn dans la montagne, c’est Énée à Carthage, à
cela près que sa tâche est plus large encore et plus sainte que celle du chef phrygien ;
qu’il s’est d’ailleurs moins compromis ; que la grotte des Aigles est restée plus
innocente que la grotte de Didon, et qu’enfin les circonstances feraient sa renonciation
plus lâche que n’eût été celle du pieux Énée… En somme, l’évêque ne fait qu’adjurer
Jocelyn d’être fidèle à lui-même, fidèle à sa vocation sacerdotale. Au surplus,
mettez-vous à la place de ce vieillard qui va être guillotiné demain, qui voit les
choses d’ici-bas, non seulement à travers sa foi, mais du seuil de la mort et de
l’éternité et comme de la fenêtre d’un autre monde ; et jugez quelle misère doit lui
paraître la petite aventure alpestre du jeune lévite. Ou plutôt écoutez-le : il parle
fort bien, avec une éloquence âpre, ardente, impérieuse, une éloquence d’outre-tombe
déjà, qui remet joliment les choses en place et en rétablit, avec certitude, la vraie
perspective.
Et, quand Jocelyn a sangloté qu’il aime Laurence :
(Sont-ils beaux, ces deux vers !)
Mais ce qui choque surtout Vinet et M. Deschanel, c’est l’argument suprême auquel le
vieux martyr a recours. « Il n’a, disent-ils, nul besoin, pour mourir absous, d’être
confessé par Jocelyn et de recevoir de ses mains la communion, ni, par conséquent, de
contraindre au sacerdoce le clerc récalcitrant. L’espèce de violence morale qu’il lui
fait n’est pas seulement odieuse : elle est inutile, au jugement même de l’orthodoxie
catholique. »
Ils ont mal lu. L’évêque ne dit pas à Jocelyn : « Sauvez mon âme, qui serait perdue
sans vous », mais : « Accordez à mon âme une dernière consolation. » Nous sommes ici
avec des croyants. La communion à l’heure de la mort n’est sans doute pas, aux yeux de
l’évêque, une condition indispensable de son salut éternel : mais elle serait pour lui
une immense joie ; et, comme ses membres mutilés ne lui permettent pas de se la procurer
tout seul, il l’implore de son disciple aimé. Il la lui demande ainsi qu’une sublime
aumône. Et (admirez une fois de plus l’harmonie du développement moral de Jocelyn), de
même qu’il était entré au séminaire par un acte de charité humaine, c’est par un acte
d’humaine charité que le jeune clerc consent à recevoir l’onction sacerdotale.
- — Mais, direz-vous, l’évêque abuse ici de la tendresse de coeur de Jocelyn, et il
y a vraiment de l’indiscrétion dans le dernier argument qu’il lui pousse
Parfaitement. Et après ?
- — Mais ce vieillard est bien imprudent. En contraignant Jocelyn, il s’expose à
donner à l’Église un prêtre douteux, et qui sera malheureux ou coupable.
— Vous
oubliez toujours que cet évêque et ce séminariste sont d’autres croyants que vous ou
moi. L’évêque est convaincu qu’il y a, dans le sacrement de l’ordre, une « grâce » qui
changera l’âme du nouveau prêtre, qui lui communiquera la force de résister aux
tentations et de tenir ses engagements sacerdotaux. Et, même humainement, ce vieux
saint ne raisonne point si mal. Ce qu’il veut, c’est mettre entre Laurence et Jocelyn
l’irréparable, sachant bien, d’ailleurs, qu’il y a des âmes (et Jocelyn en est une)
qui ne lésinent point avec le devoir, qui finissent par chérir celui-là surtout
qu’elles n’ont pas choisi librement, car elles le sentent d’autant plus impérieux
qu’il exige d’elles un plus grand sacrifice. Il est sûr, le rude apôtre, de servir les
desseins de la Providence en imposant à cette âme évidemment élue un acte de charité
qui l’engagera à tout jamais dans le ministère de la charité universelle. Il est sûr
que Jocelyn se trompait sur lui-même ; d’un geste infaillible, il ramène ce prédestiné
dans le chemin du renoncement, qui est son vrai chemin. Il prend cela sur lui, ou
plutôt il ne fait que transmettre à Jocelyn l’ordre de Dieu :
Et la suite, qui est l’histoire des douleurs, mais aussi de la charité grandissante et,
finalement, de la sainteté de Jocelyn, prouve bien que le vieil évêque avait raison et
qu’il fut, dans sa violence inspirée, bon aiguilleur de cette destinée hésitante.
La douleur pouvait être, pour cette adolescente, un ferment de vertu comme elle le
devient pour son chaste amoureux. Supprimer le rôle de l’évêque, ce serait ôter de
l’histoire de Jocelyn la douleur et, par suite, la sainteté. Encore une fois, le
voudriez-vous ? Si j’insiste, c’est que l’épisode qui a été le plus blâmé par tous les
critiques sans exception est justement le plus indispensable à l’intelligence du poème,
et comme le nœud de ce merveilleux drame moral.
Enfin, que Jocelyn « abandonne » son amie, cela n’est vrai qu’en un sens. Il ne
l’abandonne point, puisqu’il l’aimera toujours, qu’il fera pénitence pour elle, qu’elle
sera présente à toutes ses pensées et à tous ses actes, que le sacrifice dont elle a été
l’occasion le fera capable de tous les autres sacrifices, et que Laurence, après avoir
été la pierre d’achoppement de sa sainteté, en sera l’intime aiguillon. Et nous
assisterons à l’une des plus belles « ascensions d’amour », platoniciennes et
chrétiennes, à l’une des plus belles transformations de l’amour d’une créature en amour
des hommes et en amour de Dieu (les trois se confondant en un seul) que jamais poète ait
conçues et décrites :
Et enfin :
Mais pour
aimer en vous
, avec vous et pour vous
,
Fécondité merveilleuse de la douleur. Oui, c’est bien sa blessure qui fait le coeur de
Jocelyn si profond, si large et si tendre. Chez les âmes élues, la puissance d’aimer
engendre la souffrance, qui en est le signe et la mesure ; et la souffrance, à son tour,
agrandit et exalte la puissance d’aimer : de sorte qu’elles ne se peuvent bientôt emplir
et satisfaire qu’en prenant à leur compte, par la charité, toutes les souffrances des
autres… Dans les derniers épisodes du poème, Jocelyn nous offre le spectacle d’une âme
entièrement et uniquement aimante aimante parce qu’elle est douloureuse, et douloureuse
d’être aimante… Et ce spectacle n’a rien d’abstrait, puisque cette âme se présente sous
les espèces charmantes d’un prêtre de campagne, caché dans un village alpestre, vivant
parmi les enfants et les paysans, au milieu d’une nature rude et magnifique. Cette âme
est située dans l’espace : elle est située aussi dans le temps et dans l’histoire.
Jocelyn fait songer un peu seulement un peu à Rousseau, à Bernardin,
à René, au vicaire de Wakefield, aux solitaires de George Sand. Ils transparaissent
vaguement en lui, mais de très loin, et purifiés. Le curé de Valnège n’a gardé d’eux
tous que ce que chacun eut de meilleur. Ce n’est point un prêtre romantique hanté par
des souvenirs charnels. Et ce n’est pas non plus un prêtre philosophe. Il demeure, dans
ses rêveries même, « un bon curé »3, qui croit aux mystères
qu’il célèbre sur son humble autel, mais qui paraît hardi çà et là, parce qu’il comprend
très bien l’Évangile et le avec candeur. Il atteint, vers la fin, à la paix, à
la sérénité dans la douleur même, ayant vaincu son mal, non pas en l’oubliant, mais en
le faisant servir à sa sanctification. Cette histoire d’une âme, le poète la résume dans
cette image splendide :
Parlerai-je du style de Jocelyn ? Mais qu’aurais-je à vous en dire
qui n’ait été dit vingt fois ? C’est un épanchement de paroles rythmées,
toujours ample et libre, souvent hasardeux. Il y a des longueurs, des répétitions, des
impropriétés, des incorrections, des négligences, des nonchalances. Mais pas une page où
n’éclate quelque merveille d’invention verbale. Le ton va du réalisme le plus familier
et le plus franc à la plus lyrique sublimité. Par la luxuriance continue, et la
surabondance de l’expression, et l’hyperbole volontiers presque enfantine, ce style,
plus encore que celui des Harmonies, se rapproche de l’antique poésie
hindoue.
Voici, par exemple, des vers, dont je n’ose dire qu’ils sont les plus mauvais du livre,
car je les prends au hasard :
Comptez : cela fait cinq verbes et huit substantifs, là où un seul substantif et un
seul verbe suffiraient : mais aussi cela donne l’idée d’un rideau de lierre tout à fait
sérieux Tous les sentiments simples, amour du village et de la maison, tendresse
maternelle, piété filiale, amitié pour les bêtes, tristesse du retour dans la maison
natale qui a changé de maître, etc… ; et les spectacles les plus généraux de l’univers
physique, printemps, hiver, soir, matin, lac, plaine, montagne… ; et les travaux de la
vie pastorale et agricole, tout cela y est décrit avec une ampleur, une naïve opulence
d’expression, qui trois mille ans après l’Odyssée, et malgré tout ce
qu’il a passé d’eau sous les ponts, sent, je ne sais comment, son poète primitif, et
fait surtout songer (j’y reviens) aux descriptions de Valmiki et des bons brahmanes
Tout y est magnifié. Quand on pleure dans Jocelyn (et l’on y pleure
souvent), c’est, comme dans les antiques épopées, une pluie, un torrent de
pleurs :
Que ne suis-je plus savant ! Ce caractère hindou de la poésie lamartinienne, je vous le
rendrais clair jusqu’à l’évidence par des rapprochements ingénieux. J’en suis réduit à
vous affirmer la justesse de mon impression. N’ayant même pas le Ramayana sous la main, tout ce que je puis faire, c’est de rapprocher pour vous
un trop court morceau (cité par Jean Lahor) du Mahabharata et une page
de Jocelyn.
Voici le passage du poème hindou : « Dushmanta était entré dans un bois ravissant,
plein d’oiseaux chanteurs, dont les arbres fleuris toujours répandaient une fraîcheur
délicieuse, et, secoués par le vent, couvrirent le rajah d’une pluie de fleurs. Sur les
ramilles, que le poids des fleurs inclinait, bourdonnaient les abeilles avides ; et dans
les lignes habitaient les Ghandarvas, les Apsaras et des troupes de singes, ivres de
joie. Un vent frais, doux, parfumé, jouait dans les branches et disséminait le pollen.
Des tigres familiers bondissaient au milieu des gazelles sur les bords d’une rivière
sainte, parsemée d’îles, séjour des serpents et des éléphants enfiévrés d’amour, rivière
aux eaux limpides, toute couverte d’oiseaux, et qui embrassait cet ermitage, comme la
mère aimante de tous ces êtres animés. » Et voici, très abrégée, la « réplique »
lamartinienne :
De l’auteur du Mahabharata et du poète bourguignon, c’est évidemment
ce dernier qui déborde le plus largement. Son printemps est d’une divine intempérance…
Les visions de Hugo sont certes aussi abondantes, et son vocabulaire est, en outre,
beaucoup plus riche mais ces visions, Hugo les domine, il les fait saillir par des
oppositions, ou il les aligne, comme des soldats, en rangs profonds ; il les dispose, il
les gouverne, il les régente ; en somme, il applique à ces masses, si vastes qu’elles
soient, le compas latin et le compas même de Boileau. Mais Lamartine a l’inexpérience
sublime des premiers poètes qui se sont enivrés de l’univers. Des phrases indéfinies, et
dont les contours flottent et ondulent ; pas d’arêtes, pas d’antithèses ; une syntaxe
molle, fluide, à peine correcte si l’on y regarde de près ; la plus élémentaire
juxtaposition des détails ; tout au même plan ; un afflux de sensations à peine
ordonnées… Lamartine, je le répète, est le moins classique et le plus vraiment primitif
de nos grands poètes. Et tous, pourtant, à certaines minutes, s’effacent devant lui.
La Chute d’un ange est la plus étrange aventure qu’un poète ait
courue chez nous. Car Lamartine s’y contente de rêver tout haut et d’écrire à mesure,
n’importe comment. C’est le plus inégal des poèmes, le plus baroque, le plus fou, le
plus puéril, le plus ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit, — et le plus suave
et le plus inspiré et le plus grand, selon les heures.
Le poète a un double objet : nous conter l’une des incarnations expiatoires du
« héros » de ce vaste poème qui devait s’appeler les Visions et nous
décrire une des périodes de l’histoire de l’humanité, la période antédiluvienne.
Cette première expiation de Cédar paraît assez complète : car il souffre vraiment tout
ce qu’il peut souffrir dans son corps et dans son âme et comme époux, et comme père,
et comme membre d’une société humaine. Mais cette souffrance, d’ailleurs démesurée et,
si je puis dire, gigantesque, il n’en comprend pas la vertu purificatrice, il ne
l’accepte pas ; il maudit à la fin la terre et Dieu même ; il se réfugie dans le suicide.
Et c’est pourquoi il devra, sous une autre forme, recommencer l’épreuve. Le poète nous
annonce qu’il la recommencera neuf fois, avant que son âme devienne l’âme parfaite et
sublime de Jocelyn.
Quant à la conception que le poète s’est formée de l’humanité antédiluvienne, tous les
critiques ont répété, plus ou moins, qu’elle était incohérente, antihistorique,
enfantine, saugrenue. Mais j’avoue qu’elle me paraît, à moi, d’une philosophie peut-être
profonde, et d’une extrême vraisemblance morale.
Lamartine a rapproché, a rendu contemporains l’un de l’autre, deux états de société
radicalement différents en apparence :
D’un côté, des tribus de pasteurs nomades, chez qui se dessinent les premiers
linéaments de la civilisation. Ces pasteurs adorent des dieux particuliers de tribus,
des fétiches. Ils honorent la famille et les ombres des parents morts ; et la tribu se
gouverne par des lois assez douces, qu’appliquent sagement des Conseils de vieillards :
mais elle est défiante, terrible contre les étrangers, et contre ceux de ses membres qui
ne partagent pas ses craintes haineuses. Les tribus sont ennemies entre elles, se
pillent, s’enlèvent leurs femmes et leurs enfants pour les faire esclaves. Nul coeur
d’homme n’y est plus large que la tribu elle-même. À peine de très vagues germes de
« charité du genre humain » Néanmoins, les mœurs ont de la grâce dans leur rudesse
naïve ; ces pasteurs et ces chasseurs ont quelque sentiment de la beauté des choses,
s’expriment par des images ingénues et fleuries… En somme, Lamartine n’a fait que
simplifier, ramener tout près de ses origines et comme renfoncer vers un passé plus
lointain l’état social dont l’Odyssée et les Travaux et
les Jours nous présentent encore les traits essentiels. Et l’on a confessé que
les peintures de Lamartine avaient, ici, de la grandeur et de la poésie et étaient, en
outre, suffisamment plausibles.
De l’autre côté et dans le même temps, ne l’oubliez pas une ville énorme, si
prodigieuse par ses édifices que nous serions incapables, aujourd’hui, d’en construire
une pareille. Une corruption de mœurs si abominablement raffinée, qu’elle rappelle et
dépasse de beaucoup tout ce que nous savons des plaisirs des anciens rois de Perse et
des empereurs romains ou byzantins. Au service de cette corruption, des arts mécaniques
tellement avancés que cette société antérieure au déluge connaît, non seulement
l’artillerie, mais les ballons dirigeables. Et le secret de ces inventions est aux mains
d’une aristocratie très intelligente, très voluptueuse et très méchante, dont les
membres sont des géants, des titans, et se disent eux-mêmes des dieux, et qui gouverne
par la terreur, exploite et opprime affreusement tout un peuple réduit en esclavage.
Qu’est-ce à dire ?… Vous vous souvenez du rêve de Renan dans les Dialogues
philosophiques. « … Je fais parfois un mauvais rêve, c’est qu’une autorité
pourrait bien un jour avoir à sa disposition l’enfer, non un enfer chimérique, de
l’existence duquel on n’a pas de preuve, mais un enfer réel… Les tyrans positivistes
dont nous parlons se feraient peu de scrupule d’entretenir dans quelque canton perdu de
l’Asie un noyau de Bachkirs ou de Kalmouks, machines obéissantes dégagées des
répugnances morales et prêtes à toutes les férocités… Les forces de l’humanité seraient
ainsi concentrées en un très petit nombre de mains et deviendraient la propriété d’une
Ligue capable de disposer même de l’existence de la planète et de terroriser par cette
menace le monde tout entier. Le jour, en effet, où quelques privilégiés de la raison
posséderaient le moyen de détruire la planète, leur souveraineté serait créée ; ces
privilégiés régneraient par la terreur absolue, puisqu’ils auraient en leur main
l’existence de tous ; on peut presque dire qu’ils seraient dieux et qu’alors l’état
théologique rêvé par le poète pour l’humanité primitive serait une réalité. Primus in orbe deos fecit timor. »
Renan, il est vrai, suppose que ces tyrans seraient bons. Il le suppose parce que cela
lui fait plaisir, et bien que la nature même des moyens de compression qu’il leur prête
et le fait même de tourner la science en instrument de domination et de terreur soient
peut-être contradictoires à l’idée de bonté. Mais supposons que, par un malheur, les
« tyrans positivistes » de Renan ne soient pas bons ; et nous aurons tout justement les
hommes-dieux savants et méchants (« science sans conscience est la ruine de l’âme »)
conçus par Lamartine trente-cinq ans avant que les Dialogues
philosophiques ne fussent écrits.
Or, on a trouvé absurde que ce rêve affreux de civilisation uniquement industrielle et
urbaine, de panmécanisme et d’aristocratie scientifique, renvoyé par Renan à un très
lointain avenir, Lamartine l’eût placé aux premiers âges de l’humanité. Et je dis, moi,
que c’est là un anachronisme admirable, tout plein du plus beau sens moral, et plus vrai
que la réalité même et que l’histoire.
Car, par ce renversement des temps, par cette juxtaposition hardie d’une société
ignorante et à demi sauvage et d’une société très civilisée et très savante, mais
horriblement injuste et impitoyable, Lamartine nous signifie que celle-ci a beau devoir
être séparée, historiquement, de celle-là par des siècles et des siècles, elle en est
moralement toute proche ; que ces deux sociétés, l’une très primitive et l’autre très
« avancée », mais l’une et l’autre sans Dieu, ne sont que deux formes de la même
barbarie et que, des deux, c’est la seconde qui est la pire. Il exprime par là que ce
qui est décoré du nom de progrès par l’illusion de quelques positivistes et de la
plupart de nos politiciens, le progrès des sciences, et particulièrement de la physique,
de la chimie et de la mécanique appliquées à l’industrie, n’a rien à voir ni avec le
progrès moral, ni même avec le progrès du bien-être pour le plus grand nombre et qu’il
n’est donc pas le progrès. Remarquez que cette vision monstrueuse de la ville de
Balbeck, c’est tout simplement le tableau grossi de la suprême cité industrielle ; que
les tyrans-dieux y sont comme des « patrons » qui auraient traversé avec succès la crise
révolutionnaire et socialiste et qui, par la science, seraient venus à bout, une fois
pour toutes, des prolétaires. Il semble bien, en effet, que le dernier mot d’une
civilisation purement matérialiste, ce soit, logiquement, l’oppression scientifique des
faibles par les forts. La science toute seule, l’accroissement du pouvoir sur la nature,
sans un accroissement équivalent de l’esprit de charité et de renoncement, n’a rien qui
puisse atténuer chez les hommes les instincts égoïstes de l’humanité première : il
n’apporte point au progrès de l’humanité un élément nouveau ; il met seulement, chez les
mieux doués et les plus intelligents, au service de ces instincts, de nouveaux
instruments par où s’aggrave encore l’antique et fatale inégalité. Il laisse l’humanité
toujours aussi « animale », et non pas plus heureuse ; il n’est, en réalité, qu’un
piétinement, sinon un recul.
Cela, nous l’entrevoyons, et dès aujourd’hui. Il serait tout à fait impossible de
démontrer que les applications de la science aux commodités de la vie nous aient
vraiment faits plus heureux. Si les chemins de fer, le télégraphe et les inventions du
même ordre m’étaient retirées, j’en sentirais une petite privation parce que je les ai
connues ; mais si je les avais toujours ignorées ?… Et d’autre part il est évident que
ce sont les progrès de l’industrie, parallèles à ceux de la science, qui ont créé les
grandes villes modernes, qui ont compliqué les « questions sociales », qui en ont même
fait surgir de nouvelles, et qui en même temps empêchent de les résoudre : car c’est
seulement dans les médiocres agglomérations, où les hommes se peuvent tous approcher et
connaître, que la répartition des biens et des maux a quelque chance de devenir un peu
plus conforme à la justice. Mais, au contraire, le progrès industriel, par la formation
de ces cités énormes où l’exercice de la fraternité est si difficile même aux gens de
bonne volonté, par l’isolement croissant des classes, par la nature des travaux imposés
à certaines catégories d’ouvriers, par l’incertitude du pain quotidien, les hasards du
chômage, les jeux de la surproduction et de la spéculation ; enfin, en diminuant chez
eux, par l’appât d’un rêve tout matériel et tout grossier, la résignation, mais non
point la possibilité de souffrir, a amené et dans le monde des formes de misère
sans doute inconnues autrefois.
C’est l’aboutissement de tout cela qui apparaît dans l’odieuse Balbeck de la Chute d’un ange. Si c’est là que l’humanité doit en venir, elle n’aura rien
gagné du tout à peiner durant des milliers et des milliers d’années. Autant valait pour
elle ne pas se mettre en route. Et donc, en faisant la suprême barbarie industrielle et
chimiste contemporaine de la barbarie originelle, à laquelle il l’estime même fort
inférieure, Lamartine, par un trait de génie, l’a remise à sa vraie place.
Le progrès, s’il se fait, se fera par l’amour, par la charité agissante, par l’empire
de l’homme sur soi plutôt que sur la nature, par l’effort de préférer les autres à soi,
et par une foi qui nous rende capable de cet effort. Ce ne sont point
les rois de Balbeck en dépit de leur chimie ou de leur physique plus perfectionnée que
la nôtre c’est le vieillard Adonaï, et c’est, un peu, Cédar et Daïdha qui portent en
eux l’avenir. Tel est le sens du poème.
Ce que seraient les derniers hommes d’une civilisation sans charité (c’est-à-dire, pour
lui, d’une civilisation sans Dieu), Lamartine l’a conçu avec une logique audacieuse et
candide. Ils ne feraient servir toute leur science qu’à la sensation égoïste. Or, la
sensation égoïste par excellence, c’est la luxure. Ils seront donc infiniment luxurieux.
Mais il paraît (bien que j’aie peine, pour mon compte, à comprendre ces choses)
qu’étant, de sa nature, inassouvissable, la luxure, par la poursuite désespérée de la
sensation qui se dérobe, devient inévitablement cruelle. Témoins les Cléopâtre, les
Néron, les Marguerite de Bourgogne et les de Sade. Les tyrans-dieux seront donc des
sadiques. Il faut nous les montrer tels. Pauvre Lamartine ! Dans quelle aventure
s’est-il engagé là !
Oh ! cette fête des géants ! Les jardins suspendus de Sémiramis, et la Maison d’or de
Néron, et les douze palais et les baignoires de Caprée, et les parfums, et la musique,
et les vins précieux, et les mets de Lucullus ou de Trimalcion, qu’est-ce que cela ? Ils
ont inventé de bien autres délices. Un de leurs raffinements consiste dans la
substitution méthodique de la femme vivante et nue aux décors architecturaux et même au
mobilier des appartements. Car non seulement les tyrans-dieux ont trouvé ceci,
d’enrouler en spirale autour des colonnes, de grouper en cercle sous les chapiteaux et
de dérouler en guirlandes le long des frises d’innombrables corps sans voiles ; mais
c’est une jonchée de corps vivants et dévêtus qui leur sert de tapis ; ce sont des
« toisons de jeunes filles » qui leur servent de coussins, et ce sont des corps
assouplis de belles esclaves qui leur tiennent lieu de tables, de fauteuils, de chaises
longues, de pupitres et de chancelières :
Si vous prenez la peine de feuilleter Tacite et Suétone, vous verrez que c’est là un
développement de certaines idées de Néron Mais vous remarquerez d’abord que les
femmes-meubles des tyrans-dieux seraient fort incommodes ; que rien ne vaut un rocking-chair pour être bien assis, et que la volupté n’est donc pas la
même chose que le confortable Puis, ces tableaux d’orgies démesurées, ces jonchées de
nudités sur des nudités et ce qu’elles suggèrent si l’on y arrête son esprit, toutes ces
images, qui, exprimées par un écrivain sensuel fût-il médiocre finiraient assurément
par émouvoir vos sens, vous serez surpris que, en dépit de la bonne volonté de
Lamartine, et du pullulement et de la minutie des détails juxtaposés (qui rappellent,
ici, Théophile de Viaud ou Saint-Amand bien plus encore que les poètes indous), elles
demeurent si froides et vous laissent si parfaitement tranquille.
C’est sans doute que Lamartine, écrivain, est chaste invinciblement. Les nudités
abondent dans la Chute d’un ange : mais la sévère Mme de Lamartine
avait bien tort d’en vouloir ôter, quand elle recopiait les manuscrits de son mari. Car
elles ne sont pas plus troublantes en vérité que les descriptions de la nature
végétative, fleurs, fruits, feuillages, eaux souples ; ou, si elles le sont à la longue,
elles le sont exactement de la même façon.
Et, par exemple, dans la « Première Vision », la description du corps de Daïdha
endormie n’a pas moins de soixante-dix vers ; chacune des parties de ce corps les bras,
le cou, les mains, les doigts, les épaules, les cheveux, le sein, la hanche, le visage,
les yeux, les paupières, le nez, la bouche, etc. nous est dépeinte avec une minutie
d’artiste primitif : mais, de ces soixante-dix vers, le grain de poivre est absent, et
le je ne sais quoi de brûlant, d’âcre et d’impur, qu’un Parny ou un Mendès rencontre
sans y faire effort… Quand le poète nous dit :
nous voyons la narine moins que la rose. Quand il nous dit :
les dents et les lèvres nous sont moins présentes que ce fruit éclaté et que ce lis qui
s’entr’ouvre ; et, quand nous lisons ces vers :
nous songeons bien un peu qu’il s’agit des bras et des jambes d’une belle enfant ; mais
nous sommes, surtout induits en une vision de blés verts et, par-delà, de plaines
fécondes et d’ondoyantes végétations qu’enfle la poussée du Printemps divin…
Bref, chaque partie du corps de Daïdha semble rentrer et se fondre, par l’intermédiaire
des comparaisons trop développées, dans la nature ambiante. Lamartine nous peint ce
corps de jeune fille, comme il peindrait le corps symbolique d’un dieu, la forme d’Indra
ou de Bouddha, représentative de l’Univers lui-même. Un peu plus, et Daïdha, toujours
grandissante, ou plutôt insensiblement dévorée par les images qu’a évoquées sa beauté,
dissoute d’ailleurs dans le clair de lune qui l’enveloppe, deviendrait Pan, se muerait
au Grand-Tout, comme le Satyre de Victor Hugo. Dans tout cela, nulle volupté précise,
rien de l’émotion spéciale que peut donner le spectacle d’une nudité féminine : le poète
est saisi, devant cette chair de jeune fille, de la même ivresse vague et sacrée qu’en
présence de la mer infinie, des beaux promontoires, des forêts profondes ou des
montagnes qui sont l’ossature de la planète…
Mais revenons aux tyrans-dieux. Pas plus que la chasteté de Lamartine ne sait rendre
émouvante leur luxure, sa douceur ne parvient, en nous montrant leur cruauté, à nous
faire frissonner d’horreur.
Non qu’il n’ait très justement senti le lien mystérieux et fatal qui unit la cruauté à
la luxure. Tous les érotomanes célèbres ont été, je crois, de méchants hommes. Chez les
bêtes, l’amour ressemble souvent à une fureur, est un bond sur une proie, s’accompagne
de griffes enfoncées dans la chair. Les anciens le savaient, que l’amour n’est pas bon,
et qu’il contient, « virtuellement », le goût de faire souffrir. Et c’est d’après eux
que l’excellent mythologue Théodore de Banville, dans ses Exilés,
ayant conté « l’éducation de l’Amour » dans une forêt, parmi les fauves, termine
ainsi :
Il est difficile d’expliquer ces choses, mais on les conçoit pourtant. On conçoit que
la recherche contradictoire d’on ne sait quel infini dans la sensation égoïste arrive à
« déshumaniser » ceux qui s’y abandonnent tout entiers. Chaque tentative que fait
l’amour des sens pour s’assouvir aboutit forcément à une déception qui l’exaspère. La
possibilité de l’assouvissement recule à mesure que les expériences se multiplient. Et
plus leur fureur croît, et plus la sensation s’émousse : et de là une rage par laquelle
le désir de sentir se confond enfin avec le désir de détruire. Or, à l’homme atteint de
cette démence, la joie de la destruction est surtout sensible par la souffrance des
autres, quand cette souffrance est son œuvre, et quand il la leur inflige précisément en
poursuivant sa violente chimère de volupté. Joignez que, les sensations douloureuses
étant beaucoup moins fugitives que les sensations agréables, l’homme dont nous parlons,
en faisant de la souffrance d’autrui le signe et la condition de son plaisir, s’assure
de celui-ci par celle-là ; et que ce plaisir emprunte en quelque façon à cette douleur
sa réalité et sa durée. « Ils souffrent, donc je jouis. » Il y a là comme un phénomène
d’aimantation, le voisinage de la sensation atroce, dont il est certain, réveillant chez
le misérable fou le pouvoir de sentir voluptueusement. Ou encore, puisque les minutes
aiguës que poursuit ce damné sont de celles où les nerfs vibrent comme dans un supplice,
il se substitue, par l’imagination et par une sorte de monstrueuse sympathie, à la
victime qu’il torture, et parvient à sentir du moins quelque chose en se figurant que
c’est lui-même qui est supplicié… Et puis, je ne sais plus ; je suis trop gêné par la
nécessité d’user de périphrases ; et il y a des choses que j’entrevois et que je n’ose
pas dire… Bref, c’est cela le « sadisme ».
… Pour nous donner quelque idée des plaisirs cruels des tyrans-dieux, Lamartine s’est
encore inspiré de certaines indications de Tacite et de Suétone touchant les fantaisies
de l’empereur Néron. Néron, vous vous en souvenez, s’amusait à faire représenter, « pour
de bon » et sans nul artifice, les fables les plus obscènes ou les plus sanglantes de la
mythologie. Un jour, on réalisa devant lui l’aventure de Pasiphaé puis celle d’Icare.
(Suétone : Néron, XII) « Icare, à son premier essor, tomba près du lit
sur lequel était assis Néron, et le couvrit de sang. »
À vrai dire, c’est une assez belle invention de souffrances, de souffrances brutales et
extrêmes, que la tragédie en tableaux vivants, en tableaux réels, dont les tyrans-dieux
s’offrent le régal. Écoutez et frémissez si le coeur vous en dit.
La scène est une cour de prison. Par des lucarnes adroitement dissimulées, les géants,
« de leurs lits de roses », peuvent tout voir sans être vus. Tel, « Néron regardait les
jeux par de petites ouvertures. » (Suétone.) Les personnages du drame sont un
jeune homme, Isnel, une jeune femme, Ichmé, et un enfant de six mois, leur
fils.
Ichmé est assise, avec son enfant, dans la cour de la prison, qu’une haute tour domine.
En levant les yeux, elle aperçoit Isnel au sommet de la tour. Joie des deux amants. Une
corde se trouve nouée aux créneaux ; Isnel la déroule, descend auprès de son aimée.
Baisers, transports… Ichmé lui dit : « Sauve d’abord l’enfant ! » Isnel prend le
nourrisson et remonte par la corde. Mais tout à coup la corde, secouée du haut de la
tour par des bourreaux embusqués, oscille épouvantablement et heurte contre les
murailles Isnel et son cher fardeau. Comme ça, très longtemps, sous les yeux
d’Ichmé.
Puis la corde redevient immobile. Et alors des bourreaux entrent dans la cour, et, l’un
après l’autre, « souillent Ichmé de baisers odieux ». Comme ça, très longtemps, sous les
yeux d’Isnel.
Et c’est le premier tableau.
La malheureuse Ichmé s’est évanouie. Quand elle reprend ses sens, des bruits
inaccoutumés viennent, par un soupirail, de la loge souterraine où sont les lions. Des
voix crient : « Isnel, l’enfant ou toi ! Nos bêtes ont faim. Jette-leur ton enfant, ou
deviens toi-même leur pâture. Choisis ! » Ichmé entend le bruit d’un corps qui tombe.
Est-ce l’enfant ? Est-ce le père ? Un faible vagissement lui fait croire que c’est
l’enfant. Bruit d’os broyés. Ichmé se tord de désespoir et « brise ses dents » sur les
barreaux de fer. Et c’est le second acte.
Mais Isnel qu’en réalité on a laissé s’évader et qui est allé déposer l’enfant dans un
asile qu’il croit sûr revient, par la corde à noeuds, pour sauver la mère. Elle lui
crie : « Misérable ! tu as tué notre enfant ! et tu vis ! » Elle brandit sur lui ses
chaînes, et l’assomme d’un seul coup. Puis elle s’ouvre une veine, je ne sais trop
comment.
Or, tandis qu’elle agonise, des torches illuminent la cour, et les bourreaux rapportent
à Ichmé son enfant vivant :
Tel est ce mélo-mimodrame sanglant et sincère en trois actes. Assurément un
psychologue, comme Edgard Poë, aurait pu produire des combinaisons de souffrance morale
et physique plus compliquées et plus profondes. Même, malgré leur naïf étalage d’horreur
matérielle, les « situations » imaginées par Lamartine n’égalent pas en subtile cruauté
telles situations de Théodora ou de la Tosca ; car
M. Sardou a été plusieurs fois, au théâtre, le roi de l’angoisse et de la torture. En
somme, Ichmé éprouve la peur intense, mais toute simple, et venant d’un objet présent et
déterminé. Puis, la douleur des êtres qu’elle chérit ne dépend point d’elle ; et enfin
elle ne connaît pas, comme la Tosca ou Théodora, « la terreur du choix »… L’histoire
d’Ichmé et d’Isnel, avec ses cris et sa pluie de sang, ressemble à quelque rouge
croquemitainerie, sent presque l’enluminure populaire des images de supplices.
Tout cela cependant, chair meurtrie, sang qui coule, hurlements, sanglots, douleur
élémentaire de la femme devant qui sont martyrisés son époux et son enfant, tout cela
pourrait encore ébranler nos nerfs, comme les ébranlent tels tableaux des cruels
peintres espagnols, ou les vastes, exactes et lancinantes descriptions de tortures
physiques où se complaît Flaubert l’impassible dans Salammbô : les
quatre cents mercenaires contraints de s’entr’égorger, le sacrifice à Moloch, l’armée
mourant de faim dans le défilé de la Hache, et le supplice de Mathô. (Il serait facile
de noter, en passant, plus d’une ressemblance entre la civilisation de Balbeck et celle
de Carthage.) — Mais le fait est que, je ne sais comment, l’aventure horrifique d’Isnel
et d’Ichmé ne nous émeut guère ; pas plus que ne nous émeuvent les autres atrocités qui
s’étalent dans la dernière partie de la Chute d’un ange, et pas plus
que ne parviennent à nous intéresser je veux dire à nous paraître vivants Nemphed,
Arasfiel, Sérandyb, ces monstres de méchanceté que le poète innocent peine tant à nous
décrire Et j’avoue sans doute que la petite pièce jouée devant les tyrans-dieux par des
tragédiens sans le savoir n’est point un proverbe de paravent, et que ce mélodrame
sommaire, corsé d’une boucherie de cirque, est même un spécimen assez plausible de ce
que deviendrait le théâtre dans une société en proie, si je puis dire, à l’extrême
civilisation industrielle et matérialiste. Que dis-je ! ces jeux d’arène, ce drame
brutal, ces tableaux vivants et ces exhibitions toutes crues, je crains bien que notre
théâtre ne s’y achemine tous les jours… Mais, je le répète, les cruautés lamartiniennes
ne nous hérissent pas plus que les luxures lamartiniennes ne nous avaient troublés. La Chute d’un ange nous offre un très singulier exemple de l’impuissance
d’un grand poète à peindre soit la laideur morale, soit l’horreur physique, comme si ces
sujets lui avaient été interdits par Dieu, et comme s’il avait été créé uniquement pour
exprimer ce qui est pur, ce qui est beau, ce qui resplendit et ce qui s’élève, pour dire
la magnificence de la planète et traduire la prière et le rêve de l’humanité répandue à
sa surface…
Avec tout cela, ce bizarre poème est très grand. J’aime à m’y plonger à l’aventure. Les
pages les plus mêlées et les plus bourbeuses roulent, parmi les algues et les graviers,
des perles rares. Cela pullule de vers spontanés, tels que Lui seul en
sut écrire. J’ouvre au hasard (je vous le jure !) et je tombe sur la traversée aérienne
de Cédar et Daïdha. Le beau voyage ! Les belles visions de nuit, d’aurore et de
crépuscule ! La belle « carte en relief » et les beaux paysages à vol d’aigle ! Je cite
un peu, pour votre plaisir et pour mon repos :
… Le navire ailé reconnut sa route :
Autres merveilles, et plus soutenues : la prodigieuse description de la terre avant le
déluge ; le chœur des cèdres, les mœurs des tribus nomades, le culte des ancêtres et les
discours des vivants aux morts ; les amours de Daïdha et de Cédar ; leur fuite dans la
forêt vierge ; le défilé des peuples devant les géants, fresque lamentable, fourmillante
et démesurée, mais piquée de détails violemment réalistes ; fresque symbolique et qui
fait songer à l’éternelle et vaine procession de l’humanité douloureuse sous les yeux
d’un Dieu méchant :
tout le rôle de Lackmi, qui est la figure la plus vivante du poème, sa passion humble
et furieuse, ses discours ardents, sa ruse, sa mort amoureuse ; la suprême malédiction
jetée par Cédar au monde et à Dieu ;
Et surtout, surtout, le Fragment du Livre primitif !
Je n’ai voulu vous soumettre, touchant la Chute d’un ange, que
quelques impressions qui me fussent à peu près personnelles (encore m’abusé-je
peut-être). Mais si vous en désirez une critique plus complète, et intelligente, et
précise, et généreuse, je vous renverrai simplement au livre de M. Charles de Pomairols
(pages 169-225). Car je ne saurais que répéter soit les pénétrantes objections, soit les
pieux éloges de ce juge excellent, poète lui-même et philosophe.
Je vous rappellerai aussi le jugement de Leconte de Lisle, jugement très significatif
et très précieux, si vous songez à quel point la négligence de Lamartine, et sa
surabondance désordonnée, et la facilité de sa mélancolie et de ses larmes devaient
offenser un artiste aussi soucieux de la perfection de la forme et de l’objectivité de
la poésie que l’auteur des Poèmes barbares.
« M. de Lamartine, écrivait Leconte de Lisle en 1864, a fait mieux que les Méditations et que Jocelyn, mieux que les Harmonies : il a écrit la Chute d’un ange. Mon sentiment à ce
sujet est celui du petit nombre, je le sais. La critique, d’ordinaire si élogieuse, a
rudement traité ce poème, et le public lettré ne l’a point lu ou l’a condamné. La
critique et le public sont des juges mal informés. Les conceptions les plus hardies, les
images les plus éclatantes, les vers les plus mâles, le sentiment le plus large de la
nature extérieure, toutes les vraies richesses intellectuelles du poète sont contenues
dans la Chute d’un ange. Les lacunes, les négligences de style, les
incorrections de langue y abondent, car les forces de l’artiste ne suffisent pas
toujours à sa tâche ; mais les parties admirables qui s’y rencontrent sont de premier
ordre. »
Je voudrais, pour terminer, dire quelques mots de la philosophie de Lamartine. Nous
l’avons rencontrée, éparse, dans les Méditations, dans les Harmonies, dans Jocelyn. Mais le Livre
primitif (dans la Chute d’un ange) et certaines pièces des Recueillements nous l’offrent plus ramassée, et c’est donc là qu’il faut
la considérer ; d’autant mieux que nous y trouvons la pensée de Lamartine à
quarante-huit ans (1838), et qu’il n’y a pas apparence qu’elle ait beaucoup varié
depuis.
Il s’agit d’abord de définir Dieu. Pour la première fois, dans le Fragment
du Livre primitif, dissipant les équivoques de ce christianisme sentimental dont
on ne savait trop s’il enveloppait ou s’il excluait le dogme, Lamartine s’affirme
nettement rationaliste et nie la révélation :
Tout le morceau, qui est considérable (632 vers), demeure fidèle à ce caractère. Le
poète devait pourtant être tenté de faire prédire la venue du Christ, Fils de Dieu, par
le vieux sage du mont Carmel. La prédiction eût pu être éloquente et magnifique.
Lamartine, vingt ans auparavant, n’y eût sans doute pas résisté. Ici, il s’est abstenu.
Et je ne prétends point sans doute que cela l’empêchera plus tard d’être repris par le
charme ouaté d’une foi imprécise et d’adorer de nouveau dans le Christ, aux heures
d’attendrissement, une divinité métaphorique et mal définie. Et ce n’est pas non plus
d’avoir pensé de cette façon dans le Livre primitif que j’ai à le
louer, mais d’avoir dit, ce jour-là, le fond de sa pensée et de n’avoir pas confondu ce
qu’il pensait avec ce qu’il pouvait se ressouvenir d’avoir cru et aimé.
C’est donc à la raison de définir Dieu. Vous vous doutez que cela n’est pas facile. Ni
le déisme ne nous satisfait, ni le panthéisme. Il ne reste alors qu’à fondre ces deux
conceptions opposées dans une espèce d’idéalisme ou, un peu plus exactement, de
pansymbolisme, qui ne pourra jamais être bien clair.
Lamartine croirait volontiers à un Dieu personnel ; et même il y croit. Mais un Dieu
personnel, ce n’est, forcément, que l’homme agrandi. Le déisme n’est que l’expression la
moins déraisonnable de l’anthropomorphisme. Vous savez les difficultés que présentent et
la Création, et la Providence, et l’existence d’un Être suprême doué de facultés et de
sentiments humains dont on a seulement retiré la limite par une opération bien malaisée
à concevoir et que, au surplus, on oublie toujours de refaire quand on songe à lui. Ce
qu’on voit invinciblement, c’est un très bon vieillard à barbe blanche ou un tragique
jeune homme à cheveux roux. Ces images emprisonnent la pensée spéculative qui les
suggéra ; et le signe résorbe la chose signifiée…
Le panthéisme, lui, est très beau. C’est l’expression la plus enivrante de
l’anthropomorphisme duquel on ne sort pas. Le déisme érigeait au-dessus de tout une âme
humaine distendue et unique ; le panthéisme infuse l’âme humaine dans tout. En réalité,
c’est le monde mis en métaphores ; une prosopopée universelle. Mais Spinoza lui-même a
bien de la peine à en tirer une loi morale qui oblige… Et puis, au fond, on n’est pas
bien sûr de comprendre. Sully-Prudhomme confesse un « scrupule » dans un sonnet des Épreuves Vous êtes ignorants comme moi, plus encore, dit il aux
astres ; la raison de vos lois vous échappe. Tu ne sais rien non plus, rose ; ni vous,
zéphyrs, fleurs ;
Et il conclut :
Que faire donc ? Maintenir un Dieu personnel, afin d’échapper à l’obscurité du
panthéisme et aux difficultés qu’on trouve à fonder sur le panthéisme une morale ; mais
ne point séparer l’existence de Dieu de celle du monde, afin d’éviter que ce Dieu ne se
rétrécisse en une personne humaine ; par suite, regarder le monde comme co-éternel à
Dieu, concevoir la création comme continue et toujours actuelle, car elle est pour nous
la condition même de l’existence de Dieu ; considérer enfin l’univers et la vie à tous
ses degrés, depuis la vie inorganique jusqu’à la pensée humaine, comme un système de
signes de plus en plus clairs et conscients et comme la parole même de l’Être divin :
parole balbutiante et ignorante chez les créatures inférieures, mais qui, chez l’homme,
commence à savoir ce qu’elle dit… À quoi il faut ajouter ce corollaire : — Si Dieu
n’existe qu’à la condition d’agir, de créer, en retour les choses n’existent qu’en tant
qu’elles signifient Dieu et dans la mesure où elles le signifient ; autrement dit, elles
n’existent qu’en tant qu’elles sont pensées par l’homme, puis qu’elles n’ont de sens que
dans son cerveau. Et c’est ainsi que, de cette sorte de fusion du déisme et du
panthéisme, résulte l’idéalisme pur.
Tout cela est exprimé dans des vers moins clairs sans doute que des vers de Boileau,
mais cependant aussi précis qu’ils le pouvaient être, et où il faut admirer le plus
grand effort qu’ait sans doute fait la poésie pour énoncer des conceptions
métaphysiques. (Je n’y vois à comparer que certaines pages de
Sully-Prudhomme :)
Sur l’impossibilité de concevoir Dieu séparé du monde, Lamartine avait d’abord
écrit :
Ému par les reproches des chrétiens et des purs déistes, il voulut bien remplacer ces
vers par ceux-ci :
Il ne daigna pas s’apercevoir que, dans cette seconde version, le dernier vers
contredit absolument l’avant-dernier. Ou plutôt je crois qu’il s’en aperçut, et j’en
conclus me souvenant d’ailleurs de certains autres vers que c’était la première
version qui rendait sa vraie pensée.
Au surplus, un poème d’une souveraine beauté, pittoresque, morale et lyrique fort
inconnu ; et que personne ne cite jamais le Désert, que vous
trouverez à la suite des Recueillements, dans les Épîtres
et Poésies diverses, et qui, daté de 1856, est donc la dernière grande pièce qui
soit sortie de la main de Lamartine, nous offre un décisif de cette partie
du Livre primitif.
Dans le Désert, le poète fait ainsi parler Dieu :
Si je n’étais pas tout
, je ne serais plus rien
.
Sur quoi, pris d’un vieux scrupule chrétien dans une période embrouillée, inachevée
peut-être, et dont il n’est presque pas possible de saisir la construction grammaticale
il s’efforce de distinguer entre « le Tout » des panthéistes, « ce second chaos… où
Dieu s’évapore… où le bien n’est plus bien, où le mal n’est plus mal », et « le Tout »
orthodoxe, « centre-Dieu de l’âme universelle »… Mais enfin, il reconnaît qu’il n’y voit
goutte ; et il s’en tire par ce que j’appellerai une loyale défaite. Il fait dire à
Dieu :
Et il répond :
Et je dis
: « C’est bien toi
, car je ne te vois pas
! »
En d’autres termes, il renonce à comprendre ; il se récuse avec un geste
sublime… Revenons au Livre primitif. Donc, l’homme est le fils
de Dieu et l’interprète de la création ; mais il y a, dans la création, des choses qui
ne sont vraiment pas commodes à interpréter. Nous rencontrons ici le problème de
l’existence du mal :
Lamartine répond comme il peut, ni mieux ni plus mal que ceux qui ont répondu avant
lui. Le Seigneur, dit-il, emporta l’âme du sage
Et il paraît que le sage comprit instantanément. Il comprit la partie par le
tout :
Allons, tant mieux. Le malheur, c’est que c’est seulement d’en bas que nous pouvons,
nous, voir l’œuvre de Dieu. Et alors nous concevons sans doute l’utilité de certaines
douleurs, et qu’elles sont la condition de l’effort, qui est la condition du mérite.
Ainsi s’explique une partie du mal physique. Mais, cette opération faite, il reste tout
de même un terrible déchet de douleurs inutiles, et qui n’expient rien et qui ne peuvent
être productrices d’aucune bonté. C’est un étrange mystère que la souffrance des petits
enfants, pour ne parler que de celle-là. Même, les chevaux de fiacre suffiraient à
ruiner les raisonnements de l’optimisme Et enfin, que dirons-nous de l’énorme portion
du mal moral que l’épreuve du mal physique ne suffit pas à transmuer en bien ? Les
méchants qui persistent, les méchants qui doivent demeurer impénitents pourquoi
vivent-ils ?…
Ici encore, Lamartine répond ce qu’il peut. Personne ne demeurera éternellement
méchant. L’épreuve n’est limitée, pour chacun de nous, ni à une seule vie d’homme, ni à
une seule planète. Le rêve que les anciens Indous ont rêvé pour excuser Dieu, le rêve
que Platon a refait dans le Phédon d’une série d’existences par où les
âmes, plus ou moins vite, s’épurent et remontent à Dieu, ce rêve que Victor Hugo
développera à son tour dans Ce que dit la bouche d’ombre, Lamartine
l’indique ici en quelques vers. Il n’avait point à y insister davantage, puisque ce rêve
moral est le fond même et comme la trame ininterrompue de la série d’épopées que
devaient former les Visions, et puisque Jocelyn n’est que la dernière
incarnation de Cédar, lentement purifié et sanctifié.
Comme les âmes individuelles, ainsi progressent, malgré les arrêts et les retours, par
une force « mystérieuse » (il faut se résigner, en ces matières, à abuser de cette
épithète), les collectivités et l’humanité elle-même. Cette force divine immanente au
monde, c’est celle qu’adoraient les stoïciens (Mens agitat molem… Spiritus
intus alit), et c’est aussi quelque chose d’analogue à la force que reconnaît,
par un postulat nécessaire, la doctrine de l’évolution, à ce je ne sais quoi qui, dans
les minéraux, veut s’agréger ou se cristalliser ; qui, dans le règne
végétal ou animal, veut vivre et croître, s’adapte aux milieux pour en
tirer le plus de vie possible, assouplit et achève les types, et les transmet
perfectionnés…
Nul poète, nul philosophe, nul historien n’a mieux senti que Lamartine, ni plus
superbement exprimé la marche évolutive de l’histoire. Nul, non pas même Renan, n’a
mieux dit les sourds instincts dont le travail, pareil à celui des germes, prépare les
transformations des peuples, ni les désirs dont les masses humaines sont émues longtemps
avant que ces désirs ne deviennent des pensées par où la réalité sera repétrie… Écoutez
ces strophes d’Utopie :
A déjà fait ce que je vois
!…
Suit une vision des derniers âges. Ce n’est, en somme, que la description lyrique de la
société idéale dont la formation est racontée, étape par étape, dans les strophes des
Laboureurs, et dont le code est formulé dans le Livre
primitif : revenons donc à celui-ci.
Déisme ou panthéisme, double projection de l’âme humaine agrandie, planante au-dessus
du monde pour le gouverner, ou immanente au monde même pour en développer lentement les
formes, ces deux conceptions de Dieu ne sont pas neuves ; elles sont écloses
d’elles-mêmes dans l’esprit des premiers hommes qui ont su penser ; et les derniers
venus, même quand ils s’appelaient Descartes, Spinoza et Kant, sont demeurés emprisonnés
entre elles deux. Tout ce qu’on a pu faire, ç’a été, tantôt d’aller de l’une à l’autre,
et tantôt de les concilier en apparence, grâce aux fuyantes équivoques et aux duperies
des mots.
Déjà, il y a deux mille quatre cents ans, Euripide faisait dire à l’un de ses
personnages : « Prions Jupiter, quel qu’il soit, nécessité de la nature, ou
esprit des hommes. » (Les Troyennes, vers 893.) Ces deux
définitions de Dieu profondes dans leur simplicité, car elles vont à l’essentiel et
dissipent les prestiges des systèmes philosophiques ces définitions que le délicieux
poète grec laisse tomber avec un ironique détachement, Lamartine n’a fait que les
embrasser tour à tour ou même à la fois de toute la force de sa pensée et de son
imagination… Et que pouvait-il davantage ?
Après le Dieu personnel, créateur et extérieur au monde ; après le Dieu immanent, le
Dieu évolutionniste, ressort de l’histoire et du progrès humain, reste « Dieu sensible
au cœur », Dieu postulat de la morale, le Dieu solide et pratique. C’est ce Dieu-là dont
Lamartine suppose la loi enfin obéie par tous les hommes dans l’idéale cité d’Utopie. Et c’est cette loi dont il énumère les préceptes dans la
dernière partie du Livre primitif : code d’une majesté ingénue, où les
devoirs éternels de l’homme semblent gravés sur des stèles immémoriales par quelque
législateur de l’âge d’or, et que M. de Pomairols résume ainsi, fort exactement :
« Faites prier par les plus doux et par les poètes ; ceux-ci achèveront l’image de
Dieu… Tu ne mangeras pas de chair ; tu ne boiras ni vin, ni suc de pavots ; fuis
l’ivresse. Respecte ton père… Allie-toi à une seule femme et qui ne soit pas de ta
famille, afin que la tendresse humaine s’étende… Ne vous séparez pas en tribus, en
nations… Possédez, aimez et cultivez la terre ; elle est inépuisable à transformer par
l’homme ses éléments en pensée… Chaque fois qu’un homme naîtra, vous lui donnerez une
part de terre… Ne bâtissez point de villes, habitez les campagnes… N’amassez pas
d’avance… Vivez en paix avec les animaux, n’imposez point de mors à leur bouche ; ceux
qui sont cruels s’adouciront… N’élevez pas au-dessus de vous de juge ni de roi, ils se
feraient tyrans… N’ayez ni loi ni tribunal pour punir. »
Oui, c’est un rêve ; mais c’est le grand rêve humain ; je dirai presque le seul. Ce fut
le rêve du Bouddha et de Jésus. Et c’est, présentement, le rêve de Léon Tolstoï, pour ne
nommer que lui. Seulement, nous en sommes loin, très loin… Lamartine est de ceux qui ont
le plus fortement cru et le plus répété que la civilisation industrielle est la grande
erreur, le grand péché de l’humanité. Il a la haine des villes. Oh ! dans ce Désert, la belle ivresse de solitude, de liberté et
d’orgueil !
Au désert, l’homme soulève en marchant « les serviles anneaux de
l’imitation ».
Pareillement Ibsen : « Il n’est de grand que celui qui est seul. » Ainsi il semblerait
que par moments, en haine de tout ce qui offusque dans le présent sa vision de charité
universelle, Lamartine fût près de se réfugier dans le culte du moi (en sorte que nul
sentiment d’un caractère religieux ne lui demeurât étranger) s’il n’était, avant tout,
invinciblement, celui qui aime et qui se répand. Et c’est pourquoi, aux cris de
solitaire orgueil du Désert répondent les strophes d’Utopie, ardemment aimantes :
Qui
sent dans ce qui vit et vit dans ce qu’elle
aime ;
Tant qu’enfin la superbe intellectuelle du Désert et la charité d’Utopie se réconcilient dans cette image :
Commencez-vous à sentir la profondeur et l’étendue de cette âme ? Peut-être est-ce dans
les Recueillements (et j’y comprends les Poésies
diverses) qu’elle apparaît le plus en plein J’estime, d’ailleurs, que ce recueil
n’est pas mis à son vrai rang. Je ne dis point que les Harmonies ne
forment pas un ensemble plus lié, et plus harmonieux en effet. Mais rien, dans les Harmonies même, ne dépasse le Cantique sur la mort de la
duchesse de Broglie, Utopie, la Cloche du village, la Femme, la Marseillaise de la paix, la Réponse à Némésis, le Désert, la Vigne et la
Maison, les vers À M. de Virieu après la mort d’un ami commun.
Dans cet assemblage de poèmes, qui ne fut ni prémédité ni « composé », le génie du plus
spontané des poètes éclate plus spontanément que jamais. Au milieu de ses travaux
d’historien, des plus grandes affaires publiques et des soucis privés, tout à coup, et
parfois sous un choc très léger, remontait de son coeur la source de poésie. Ce sont
éminemment « pièces de circonstances », comme Goethe voulait que fussent toujours les
poèmes lyriques. Pièces d’humbles circonstances, souvent. Il est curieux, il est
touchant de voir que quelques-uns des plus somptueux morceaux des Recueillements sont adressés à des êtres excellents, j’imagine, mais assez
obscurs : M. Wap, M. Guillemardet, M. Bouchard, ou Mlle Antoinette Carré, jeune ouvrière
de Dijon.. Mais, bien que les pièces de ce volume aient été, entre toutes, écrites sans
labeur, uniquement pour soulager l’âme du poète, et que la disposition d’esprit propre à
l’homme de lettres professionnel et la préoccupation du métier en soient plus absentes
encore que de Jocelyn ou de la Chute, jamais, je
crois, la forme de Lamartine n’a été plus drue, plus chaude, plus colorée, ni certains
passages un peu nonchalants mis à part plus savante que dans les Recueillements (la rime même s’est enrichie, et l’ancienne fluidité des images,
fréquemment, s’est concrétée) ; soit qu’il subît en quelque mesure, sciemment ou non,
l’influence de Victor Hugo ; soit plutôt qu’il fût dans l’âge de la maturité pleine et
des sensations d’autant plus fortes qu’on sait que la puissance de sentir décroîtra
demain Et d’autre part, bien que nul dessein préconçu ne relie entre eux ces morceaux,
tous ensemble se trouvent principalement exprimer les deux sentiments contrastés de
l’arrière-saison des grandes âmes : la tristesse de leur vie individuelle, chaque jour
plus isolée, et, dans le même moment, leur foi dans la Vie ; bref, l’éternelle
mélancolie et l’éternel espoir. Les vraies « Feuilles d’automne », ce sont les Recueillements : le soleil de l’avenir humain y brille, pour le poète, à
travers les feuillages jaunis de son automne, au bout des sentiers jonchés de ses
illusions et de ses deuils…
L’éternelle mélancolie et l’éternel espoir… Mais pourquoi un critique impérieux et
inventif, dialecticien de la même façon que d’autres sont poètes, et qui produit des
théories comme un rosier porte des roses, a-t-il dit et même démontré que la poésie
romantique et la poésie personnelle, c’est tout un ; que ce qui distingue, en gros, les
romantiques des parnassiens, c’est que les premiers, monstres de vanité, se jugeaient si
intéressants et si particuliers qu’ils ne nous parlaient que d’eux-mêmes et de leurs
petites affaires, au lieu que les seconds se sont appliqués à peindre ce qui leur était
extérieur, et qu’ainsi « l’évolution de la poésie lyrique » en ce siècle, c’est, en
somme, le passage de la poésie subjective à la poésie objective Je crois pourtant
n’avoir presque jamais rencontré, ni dans Chateaubriand, ni dans Lamartine, Hugo ou
Vigny, ni même dans Musset, rien de personnel qui ne soit en même temps général ; et je
le pourrais prouver très facilement, si c’était ici le lieu. Je vois en eux des âmes
grandes ou ardentes, mais simples. Aucun d’eux ne me paraît, proprement, un raffiné.
Mais c’est chez Baudelaire, chez Sully-Prudhomme, chez le Coppée des premiers recueils,
même chez Leconte de Lisle, que je trouverais le « moi » jaloux et amoureux de ses
particularités, l’attitude cherchée et entretenue, la croyance et la complaisance de
l’artiste en la rareté de ses sentiments et de ses souffrances ; bref, l’égotisme de la
poésie et se trahissant parfois, comme chez Leconte de Lisle, par la superstition même
de l’objectivité la poésie subjective. Et cela encore, si c’était le lieu, se
prouverait avec aisance Pour Lamartine, en tout cas, le reproche de subjectivisme est
étrange ; ou bien, alors, je ne sais pas quel poète y échapperait. Je ne vois rien qui
soit plus vraiment de tout le monde et à tout le monde sauf le degré et sauf la forme
que les sentiments exprimés par Lamartine dans tous ses livres, depuis le
Lac et L’Isolement, qui sont ses premiers chefs-d’œuvre,
jusqu’à la Vigne et la Maison, qui est à peu près son dernier. Son Lac
est bien notre lac à tous, et sa Vigne et sa Maison sont les nôtres ; et nôtres, encore
plus, toutes ses prières (les Harmonies) et nôtre, l’expiation de
Jocelyn et de Cédar. Si jamais poète fut pareil aux divins Oiseaux d’Aristophane, qui
« ne roulaient que des pensées éternelles », c’est bien lui.
Il fut suave et puissant. Puissant surtout, peut-être. Ne vous en tenez pas, sur son
compte, à l’image de doux archange plaintif qu’ont suggérée jadis à ses contemporains
certaines langueurs de ses premières poésies. Chanter comme on respire, cela est
exquis ; mais soutenir cet exercice comme il le fit, cela est fort. L’idée même qu’il
avait de la poésie, ou plus exactement, de la place que la production de la poésie
écrite peut tenir et doit accepter dans une existence normale, est d’un homme qui
sentait bouillonner en lui toutes les énergies et qui prétendait vivre tout entier. Je
ne vois, pour ma part, nulle affectation vaniteuse, mais l’expression d’une pensée
réfléchie et virile et le franc aveu d’une nature robuste et superbement équilibrée,
dans ce passage, souvent raillé, de la Lettre qui sert de préface aux
Recueillements : « Quand donc l’année politique a fini…, ma vie de
poète recommence pour quelques jours. Vous savez mieux que personne qu’elle n’a jamais
été qu’un douzième tout au plus de ma vie réelle. Le public croit que j’ai passé trente
années de ma vie à aligner des rimes et à contempler les étoiles ; je n’y ai pas employé
trente mois, et la poésie a été pour moi ce qu’est la prière, le plus beau
et le plus intense des actes de la pensée, mais le plus court et celui qui dérobe
le moins de temps au travail du jour… Je n’ai fait des vers que comme vous chantez en
marchant, quand vous êtes seul et débordant de force, dans les routes
solitaires de vos bois… »
Cette impression de puissance, Lamartine la donnait à tous ceux qui l’ont approché.
Dans sa vie rustique, il avait l’allure et le geste d’un chef de clan, d’un conducteur
de tribu, bon et fort. Dans ses amours, très nombreuses, il n’avait rien du tout de
languissant. Le formidable travail de sa vieillesse n’était point d’un anémié. Les
imaginations féminines s’obstinèrent assez longtemps à voir en lui une colombe
gémissante. Or, il ressemblait physiquement, vers la fin, à un vieil aigle, et c’était
la véritable figure de son âme.
Il fut un des plus fiers exemplaires de notre race ; un demi-dieu. Arrivé au bout de
cette longue et aventureuse étude, c’est tout ce que je trouve à dire de lui. Car, de
ramasser dans une seule formule les traits que j’ai notés chemin faisant, c’est à quoi
je renonce ; soit que l’effort m’en paraisse trop grand ; soit crainte d’altérer ces
traits par l’assemblage même que j’en essayerais ; soit peur de répéter encore des
choses déjà dites plusieurs fois Et, quant à le « situer » dans notre histoire
littéraire, à dire d’où il sort et ce qui procède de lui, la difficulté que j’y pressens
m’avertit que je ferais là une besogne purement spécieuse et que, si peut-être tous les
grands poètes sont « à part », Lamartine est lui-même à part d’eux tous. Il ne semble
point que son œuvre marque un moment nécessaire (ou qui soit démontré tel après coup)
dans le développement de notre lyrisme. Elle n’est point un anneau dans une chaîne. Car,
si je vois bien qu’il y eut d’abord en lui quelque chose de Bernardin de Saint-Pierre et
de Chateaubriand, et qu’un peu de la Chute d’un ange a pu passer dans
la Légende des siècles et dans les Poèmes barbares,
je suis plus sûr encore que, si Lamartine procède de quelqu’un, c’est, comme je l’ai dit
à satiété, des anciens poètes hindous, et qu’après Lamartine il n’y eut pas de
lamartiniens, sinon négligeables ou ridicules. Donc, il domine notre histoire poétique ;
il ne s’y accroche ou ne s’y emboîte qu’imparfaitement. Il a donné à toute la poésie
lyrique de ce siècle la secousse initiale, mais de haut. Il se rattache à une tradition
beaucoup plus lointaine que Victor Hugo. Celui-ci, homme de lettres accompli, est comme
la perfection et l’aboutissement du génie latin. Plus que gréco-latin, l’oriental
Lamartine, nullement scribe de cabinet, est proprement un poète arya. Sa poésie est,
pour ainsi parler, contemporaine de trente siècles d’humanité indo-européenne ; et les
solitaires de l’antique Gange,
l’eussent encore mieux comprise que ne firent les salons de la Restauration. Il est,
dans son fonds et dans son tréfonds, le poète religieux ; autrement dit le Poète,
puisque la poésie, reliant le visible à l’invisible et la fantasmagorie du monde au rêve
de Dieu, est religion dans son essence. Il se connaissait bien. « J’ai usé, dit-il dans
le Tailleur de Saint-Point, mes yeux et ma langue à lire, à écrire
et à parler de Dieu dans toutes les fois et dans toutes les langues. »
Et c’est pourquoi attendu qu’en outre il fut, avec une évidence fulgurante, un homme de
génie je ne dis pas qu’il soit, (car on n’est jamais sûr de ces choses-là), mais que je
le sens (à l’heure qu’il est) le plus grand des poètes.
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