Louis Veuillot
J’ai dessein de reprendre et de poursuivre cette série des Contemporains, interrompue pendant cinq ou six ans par des besognes à la fois
plus ambitieuses et, au fond, plus frivoles. Car c’est sans doute encore la forme de la
critique qui, à propos des personnes originales de notre temps ou des autres siècles,
permet le mieux d’exprimer ce qu’on croit avoir, touchant les objets les plus
intéressants et même les plus grands, d’idées générales et de sentiments
significatifs.
Vous me demanderez peut-être pourquoi j’ai choisi, cette fois, Louis Veuillot. J’ai, en
effet, un peu peur que toutes vos lumières sur lui ne se bornent à savoir qu’il fut un
grand journaliste, le plus violent, le plus éloquent et le plus spirituel des
« ultramontains », et qu’il a laissé une page curieuse sur Thérésa. Je pourrais vous
répondre simplement que je continue à me laisser apporter mes sujets par le hasard de
mes curiosités ou de mes souvenirs… (Hélas ! je sens que je glisse encore dans cette
« critique personnelle » qu’on m’a tant reprochée ; mais qu’y faire ?) Donc, les
premiers volumes que j’ai reçus comme « livres de prix », c’était Rome et
Lorette et les Pèlerinages de Suisse ; et ainsi j’eus de bonne
heure ce pli de considérer Veuillot comme un grand homme. Enfant et adolescent, j’ai
fréquenté des curés de campagne qui ne juraient que par lui, et pour qui le rédacteur en
chef de l’Univers était le Judas Macchabée de notre âge. Et, comme ils
l’aimaient et l’admiraient un peu en cachette de leur évêque, ce culte qu’ils me
faisaient partager avait pour moi l’attrait de quelque chose de vaguement défendu ; et
le Macchabée catholique m’apparaissait avec le prestige d’un héros réfractaire, d’un outlaw, suspect aux puissances établies. Innocente perversité ! J’avais
pour Veuillot d’autant plus de considération que je savais qu’il était redoutable à Mgr
Dupanloup, lequel m’avait « confirmé ». Ces impressions-là ne s’oublient point.
Mais au reste Louis Veuillot nous est tout à coup redevenu « actuel ». Naguère deux des
plus anciens rédacteurs de l’Univers se retiraient du journal, ne
pouvant prendre sur eux de conformer désormais leur conduite politique aux instructions
du pape Léon XIII. Ces instructions, M. Eugène Veuillot les avait pleinement acceptées.
Je me demandai alors : Qu’eût fait Louis Veuillot ? Et quelle serait aujourd’hui son
attitude ? Et c’est ainsi que je fus amené à mieux connaître son œuvre, que je n’avais
jusque-là qu’effleurée.
Cette œuvre est considérable : cinquante volumes presque tous fort compacts sans
compter les articles non recueillis et qui, je pense, formeraient une masse au moins
égale d’imprimé. De tout cela, je crois avoir exploré et retenu l’essentiel. Ce qui est
sûr, c’est que j’ai rarement vu plus immense labeur, ni plus rigoureuse unité d’esprit
et de doctrine dans des occasions plus variées, ni plus riche et plus robuste
tempérament d’écrivain. Et je l’ai aimé davantage, à mesure que j’ai compris quelle rare
et forte et originale espèce de chrétien il avait été.
Mais, pour me retrouver dans cette surabondance de documents, je suis bien forcé de
recourir à l’artifice des divisions et d’étudier tour à tour, dans Louis Veuillot, bien
qu’en réalité ils s’y confondent (aussi m’arrivera-t-il sans doute de les mêler un peu),
l’homme, le catholique et l’artiste.
Il était du peuple, du tout petit peuple ; né à Boynes, dans le Gâtinais, d’une mère
bourguignonne. Son père était ouvrier tonnelier et ne savait pas lire. Louis Veuillot
connut, dans son enfance, la vie humble, étroite, indigente. Comme beaucoup d’artisans
de la campagne, ses parents furent contraints par la misère de venir chercher un refuge
à Paris. Louis s’éleva tout seul. Écolier de la mutuelle, puis saute-ruisseau, sans
nulle éducation religieuse (il fit sa première communion comme la font les gamins de
Paris, et ses parents étaient de braves gens qui n’allaient pas à la messe), il se forma
principalement dans la rue et dans les cabinets de lecture, au hasard. Il fut un autodidacte, comme quelques-uns des plus originaux esprits de ce temps.
Il était sensible et fier, frémissant aux injustices, prêt à la révolte. « Dans mon
enfance, dit-il (1ère préface des Libres
Penseurs), quand certain patron de mon père venait lui intimer durement ses ordres,
mon coeur bondissait, j’éprouvais un frénétique désir d’écraser cet insolent. Je me
disais : « Qui l’a fait maître et mon père esclave ? mon père qui est bon, brave et
fort, et qui n’a fait de tort à personne ; tandis que celui-ci est chétif, méchant,
larron et de mauvaises mœurs. Mon père et cet homme, c’était tout ce que je voyais de la
société. » Rappelez-vous cette note.
Cependant, le don d’écrire était dans ce gavroche. Après la révolution de 1830, n’ayant
pas encore vingt ans, il est journaliste à Rouen, puis, à Périgueux, rédacteur en chef
d’un journal ministériel. Il y défendait le gouvernement du « juste-milieu » et y
servait la bourgeoisie qu’il haïssait instinctivement. Mais il fallait vivre. « Sans
aucune préparation, je devins journaliste. Je me trouvai de la Résistance : j’aurais été
tout aussi volontiers du Mouvement, et même plus volontiers. »
C’est lui le petit journaliste vivace, le gamin hardi et généreux dont il nous fait le
portrait dans son roman de l’Honnête Femme. À vingt-quatre ans, pour
avoir vu de près la basse cuisine politique, la sottise et la vanité des gens en place,
l’égoïsme et l’hypocrisie de ceux qui formaient alors le « pays légal », il commençait à
connaître les hommes, et il les méprisait parfaitement. Mais sa jeune misanthropie était
allègre et goûtait déjà ces joies de la bataille, dont jamais il ne sut se défendre.
« Quel plaisir de dauber sur ce troupeau de farceurs illustres et vénérés ! Croirait-on,
à les voir couverts de cheveux blancs, de croix d’honneur, de lunettes d’or, de toges et
d’habits brodés, fiers, bien nourris, maîtres de cette société qu’ils grugent…
croirait-on que leurs calculs sont dérangés, que leur sommeil est troublé par le bruit
du fouet dont ils ont eux-mêmes armé un pauvre petit diable sans nom, sans fortune et
sans talent !… Grosses outres gonflées de fourberie et d’usure, je saurai tirer de vous
quelque chose qui pourra suppléer au remords ! »
Il rougissait d’être un bourgeois payé par des bourgeois : il se souvenait avec
amertume de « cet infortuné peuple de ses frères qu’il avait quitté lâchement ». (Je
cite beaucoup, car il est très important de bien connaître le point d’où Veuillot est
parti.) « Là, continuait-il, j’ai mon père qu’on a usé comme une bête de somme, et ma
mère courbée sous le chagrin… Le hasard a voulu qu’un rayon de soleil réchauffât leurs
derniers jours. Je pouvais aussi bien n’être qu’un infirme de plus dans le grabat où la
faim nous aurait dévorés… Ah ! j’ai fait une action honteuse quand j’ai vendu ma voix
aux artisans des misères publiques, à ceux qui vivent des sueurs populaires et ne se
soucient pas de remédier aux tortures que leur égoïsme enfante et perpétue ! Allez chez
ces manufacturiers dont je suis ici l’organe : vous verrez dans leurs ateliers ce qu’on
y fait de la chair humaine. Si mon père pouvait comprendre sa situation, il refuserait
le pain dont je le nourris ; mieux vaudrait pour moi n’avoir ajouté qu’un cri de haine,
un gémissement à cette plainte éternelle que n’écoutent ni la terre ni les cieux. » Et
le petit journaliste ajoutait : « Ces pensées me jettent dans une espèce de délire ». Et
ailleurs, pour se débarbouiller des bourgeois, il se retourne vers le peuple, que nul
n’a aimé plus constamment que lui ; il croit découvrir chez les paysans « un fonds
d’idées saines et généreuses, le robuste instinct de la justice, de violentes
antipathies contre les mensonges du libéralisme, une vague attente de vengeance humaine
ou divine contre tous ces petits oppresseurs qui les trompent, les tyrannisent et les
humilient ». Et il les appelle contre « les messieurs », comme autrefois l’Église,
« effrayée des crimes de la civilisation, se tournait avec une sorte d’espérance vers
les barbares. »
Or, parmi toutes ces imprécations, le petit journaliste n’était pas content de lui. Il
menait exactement la vie qu’il reprochera plus tard avec tant d’âpreté à beaucoup
d’« honnêtes gens » de ses contemporains. Sans être fort débauché, il n’était point
chaste. Sans être formellement impie (dès cette époque il paraît avoir été assez retenu
dans ses discours touchant les choses de la religion), il était incroyant, et n’avait
pas mis les pieds dans une église depuis sa première communion. Mais du moins il n’était
nullement fier de son état moral, et il souffrait de ne savoir où il allait. Il était
inquiet, avec d’étranges accès de sensibilité. Son ironie ne lui était souvent qu’un
masque ou une attitude. «… Au sortir d’une conversation où j’aurai, par l’excès de mes
dédains, étonné des âmes éteintes, j’irai dévorer en pleurant quelque puéril récit
d’amour… Un son de voix, un regard, me jettent dans des chimères de tendresse et de
mélancolie d’où je ne puis plus sortir. Je ne sais rien à quoi ne morde cette rage
d’aimer. L’autre jour, en lisant Plutarque, j’étais épris de Cléopâtre. Jugez par là du
reste. »
Si je ne me trompe, Veuillot à vingt-quatre ans était, ou peu s’en faut (car tout
recommence), dans la disposition d’âme de ces jeunes gens d’aujourd’hui qui sont
inquiets de Dieu et de l’humanité et qui cherchent à la fois la vérité religieuse et la
solution des questions sociales, — à cette différence près que ces jeunes hommes dont je
parle sont beaucoup plus instruits que ne l’était alors Veuillot, qu’ils connaissent les
philosophes, qu’ils sont surveillés et arrêtés, après tout, par leur propre esprit
critique, et qu’il est à craindre que leur raison trop exercée ne leur permette jamais
de faire ce « saut dans le gouffre », qui est peut-être le saut dans la lumière.
À ce moment où le petit journaliste défendait à Périgueux le gouvernement des
satisfaits, tout en songeant à part lui qu’il faisait peut-être une besogne honteuse
s’il avait rencontré sur son chemin quelque théoricien du socialisme, imposant par sa
foi, ardent de langage, austère de mœurs et sacerdotal d’allures, comme il s’en est
trouvé, il n’est pas déraisonnable de supposer qu’il eût suivi cet apôtre en lui
disant : « C’est vous la vérité et la vie ». Il y avait certes, dans Veuillot, de quoi
fournir une carrière admirable de révolté. Comme il était courageux et batailleur, il
n’eût pas manqué une barricade et eût fait de la prison autant qu’aucun autre. Il eût
composé de merveilleux évangiles de l’avenir tout bouillonnants de la plus redoutable
éloquence et pénétrés de la plus tendre poésie. On le citerait aujourd’hui avec les
Leroux, les Proudhon, les Lamennais, et il serait le plus grand écrivain de la
révolution sociale.
Ou bien, simplement, les tourments sacrés de sa jeunesse se seraient peu à peu apaisés.
Et alors il eût été un honnête homme suivant le monde, un vague libéral résigné à un
ordre social où sa place n’eût point été mauvaise. Il n’eût été, enfin, qu’un
littérateur de premier ordre. Il eût pu donner encore plus largement carrière à son
esprit d’ironie et de dérision, car il eût eu moins de choses à respecter ; il eût écrit
d’excellents romans satiriques et réalistes ; il eût, fort aisément, mis Edmond About et
quelques autres dans sa poche ; il aurait été académicien ; il aurait mené une vie
commode ; il n’aurait eu, en fait d’ennemis, que sa portion congrue ; tout le monde
saurait aujourd’hui qu’il fut un des maîtres de la langue ; il commencerait à entrer
dans les anthologies qu’on fait pour les lycées, et une rue de Paris porterait son
nom.
Mais l’inquiétude du petit journaliste ne s’apaisa pas, et il ne rencontra point
l’apôtre qui l’eût pu conquérir à l’armée de la révolte. Il alla à Rome, et il s’y
convertit.
Comment cela se fit-il ? Dans toute conversion, il y a quelque chose qui nous
échappe et qu’il faut bien appeler, comme le font les convertis eux-mêmes, « l’action de
la grâce ». Tenons-nous en aux causes apparentes et aux caractères particuliers de la
conversion de Louis Veuillot.
Je remarque d’abord qu’elle sortit d’une angoisse morale plutôt qu’intellectuelle,
qu’elle n’eut rien de « métaphysique », qu’elle n’est nullement de la même espèce que la
conversion (à rebours) d’un Jouffroy ou que la conversion (relative) d’un Pascal.
Veuillot n’avait point le cerveau philosophique. C’était un pur sentimental. Il dit dans
sa correspondance : «… Quant à moi, j’ai le bonheur d’être complètement inepte en
philosophie, et je ne lis rien de tout ce qui se présente sous cette forme. »
Cette conversion ne fut non plus ni soudaine ni tragique. Veuillot n’eut pas, à
proprement parler, sa « nuit ». L’illumination qu’il eut à Rome ne fut que l’achèvement
d’un travail secret de plusieurs années.
Il avait un grand besoin de certitude. La profession de spectateur amusé n’était point
son fait. Il éprouva de bonne heure, de façon aiguë et persistante, ce que nous ne
sentons qu’à certaines minutes et mollement : le vide et l’inutilité de la vie d’un
journaliste, ou d’un littérateur, ou d’un bourgeois, qui n’est que cela. Faire des
besognes auxquelles on croit à moitié ou pas du tout ; écrire des livres où l’on ne met
point son âme, mais seulement quelques conjectures ou spéculations sur la vie ; obtenir
par là de petits succès ; cueillir en passant de petits plaisirs égoïstes ; vivre au
jour le jour ; comprendre ça et là quelques petites choses, mais ignorer en somme ce que
l’on est venu faire au monde ; vivre en se passant de la vérité ; vivre sans vouer sa
vie à une cause aussi humaine et générale que possible ; c’est-à-dire vivre comme nous
vivons presque tous… cela parut très vite misérable au jeune rédacteur en chef du Mémorial de Périgueux. Au temps même où il daubait les bourgeois
libres-penseurs de Chignac, il lui arrivait de faire sur lui-même un loyal retour. C’est
que le petit journaliste avait déjà une vie intérieure. « Ah ! s’écriait-il, je ris des
reproches qu’ils peuvent me faire : mais j’évite de descendre en moi-même, car c’est là
que je suis leur égal, et peut-être leur inférieur. Ils savent ce qu’ils veulent, et je
ne le sais pas ; et, si j’ai des troubles qu’ils ne connaissent pas, qui m’assure que je
ne suis pas traître à mon âme et à ma destinée, autant et plus qu’ils ne le sont
eux-mêmes au but final de la vie ? Mais quel est-il, ce but mystérieux,
invisible ? »
Il se convertit donc, premièrement, en haine de cette incertitude, parce que la
spéculation philosophique, dont il est d’ailleurs peu capable, ne lui suffit pas ; parce
qu’il lui faut une règle absolue de ses actes, et dont la sanction soit en dehors de
lui : bref, il se convertit pour avoir la paix de la conscience.
Ce besoin de paix intime se confondait avec un autre : le besoin d’être meilleur, de
mériter. Même avant d’être chrétien, il se sentait humilié de l’égoïsme, de l’inutilité
et de l’impureté de sa vie. Mystérieux phénomène moral : il avait des remords sans
croire pourtant qu’il fît des choses défendues ni qu’il transgressât une règle ; il
avait le sentiment du péché avant la connaissance et l’acceptation de la loi.
« Témoignage d’une âme naturellement chrétienne », selon l’immortel mot de Tertullien.
Même au temps de son « erreur », alors qu’il lui arrivait de s’échapper, comme les
autres, en facéties et impiétés d’estaminet, ses collaborateurs l’accusaient d’avoir,
comme journaliste, « du penchant pour les choses religieuses ». C’est son frère qui nous
le dit, et je n’ai aucune peine à le croire. Dès cette époque, il remarquait que les
exemplaires les plus complets et les plus assurés de vertu, ceux qui nous inspirent le
plus de confiance, nous sont offerts par des croyants au surnaturel, et qu’il n’y a rien
de meilleur ni de plus respectable qu’un bon prêtre ou qu’une religieuse sainte. Et
secrètement, peut-être à son insu, son sens pratique en tirait déjà des
conséquences.
Enfin, la troisième et, il faut le dire à son honneur, la plus déterminante raison de
sa conversion, ce fut la « charité du genre humain », ce fut l’amour du peuple, l’amour
des humbles, des souffrants, des ignorants, des opprimés. Les textes abondent et
surabondent chez lui, par où l’on pourrait le démontrer. Je veux du moins citer une page
capitale de la première préface des Libres Penseurs :
Mon père était mort à cinquante ans. C’était un simple ouvrier, sans lettres,
sans orgueil. Mille infortunes avaient traversé ses jours remplis de durs labeurs…
Personne, durant cinquante ans, ne s’était occupé de son âme… Il avait toujours eu des
maîtres pour lui vendre l’eau, le sel et l’air, pour lever la dîme de ses sueurs, pour
lui demander le sang de ses fils ; jamais un protecteur, jamais un guide… Au fond, que
lui avait dit la société ?… « Sois soumis et sois probe ; car, si tu te révoltes, on
te tuera ; si tu dérobes, on t’emprisonnera. Mais si tu souffres, nous n’y pouvons
rien ; et, si tu n’as pas de pain, va à l’hôpital et meurs, cela ne nous regarde
plus. » Voilà ce que la société lui avait dit, et pas autre chose… Elle n’a de pain
pour les pauvres qu’au Dépôt de mendicité ; des consolations et des respects, elle
n’en a nulle part…
Mon père avait donc travaillé, il avait souffert, et il était mort. Sur le bord de sa
fosse, je songeai aux tourments de sa vie, je les évoquai, je les vis tous, et je
comptai aussi les joies qu’aurait pu goûter, malgré sa condition servile, ce coeur
vraiment fait pour Dieu. Joies pures, joies profondes ! Le crime d’une société que
rien ne peut absoudre l’en avait privé. Une lueur de vérité funèbre me fit maudire,
non le travail, non la pauvreté, non la peine, mais la grande iniquité sociale,
l’impiété, par laquelle est ravie aux petits de ce monde la compensation que Dieu
voulut attacher à l’infériorité de leur sort. Et je sentis l’anathème éclater dans la
véhémence de ma douleur.
Oui, ce fut là ! Je commençais de connaître, de juger cette société, cette
civilisation, ces prétendus sages. Reniant Dieu, ils ont renié le pauvre, ils ont
fatalement abandonné son âme. Je me dis : — Cet édifice social est inique, il sera
détruit. J’étais chrétien déjà ; si je ne l’avais été, dès ce jour j’aurais appartenu
aux sociétés secrètes.
Jamais conversion religieuse ne fut, dans ses mobiles profonds, plus pitoyable aux
hommes, plus soucieuse des souffrants, plus « populaire ». Longtemps avant le coup de la
grâce, le catholicisme commençait d’apparaître à Veuillot comme le grand et seul remède
aux maux humains : aux troubles de l’âme par la certitude ; aux souffrances et aux
injustices sociales, soit par la charité chrétienne, soit par la sanction après la
mort.
Ce fut dans ces dispositions qu’il alla à Rome. C’est le lieu par excellence des
« retraites », celui où se nourrissent le mieux les rêves : rêves d’art, rêves de
volupté, rêves de perfection morale. L’atmosphère y est pleine de souvenirs et comme
saturée d’âme. J’ai dit que Veuillot était peut-être par-dessus tout un homme de
sentiment, un poète : la Rome catholique s’empara de lui tout entier, et avec une force
inouïe. Par la vertu des témoignages sensibles, des symboles qui y sont accumulés, et
dont il subissait la magie enveloppante, le catholicisme s’imposa à son esprit comme la
seule explication permanente et complète du monde et de la vie ; il y reconnut la vraie
panacée de l’universelle misère, le salut de l’ignorante humanité. L’enchantement
spirituel de ses sens acheva la transformation de son cœur : il eut d’ineffables
attendrissements, il pleura dans les églises. Dans nulle conversion il n’y eut plus
d’amour.
La vérité connue et embrassée, il ne la lâcha plus. Catholique, il voulut vivre
pleinement en catholique. Cela n’alla pas d’abord tout seul. Le « vieil homme »
résistait. Le nouveau converti eut quelques mois de profonde angoisse : il regrettait ce
qu’il voulait quitter. Il écrivait à son frère (Corresp., I, p.
25) :
Je suis horriblement triste, et du vieux fonds que tu me connais, et de ce qui
s’ajoute chaque jour, et enfin de la peur que me fait éprouver ce continuel
accroissement, quand je viens à y songer.
Il dit encore ceci, que l’on sent être très vrai :
C’est justement depuis ce moment-là (celui de sa conversion définitive) que je
souffre le plus. Le combat a réellement commencé à l’acte qui devait le finir : ce qui
était clair à mon esprit devient douteux ; ce que j’ai abandonné avec le plus de
facilité me devient cher.
Et ceci, d’une si belle et courageuse sincérité, et qui me paraît aller loin dans la
connaissance de notre misérable cœur :
… Évidemment cette lutte doit se terminer par le triomphe du bien ; mais elle est
longue et douloureuse en raison du mal qu’on a commis : car on n’a pas fait une faute,
si odieuse soit-elle, qu’on ne désire la faire encore, et faire pis. Chaque vice de la
vie passée laisse au coeur une racine immonde, qu’il faut en arracher avec des
tenailles ardentes. Cela semble une chose épouvantable d’être tenu à une vie honnête
et réglée par le grand devoir divin.
Et cependant, il se sent une force qu’il n’avait pas auparavant :
… Ces actes, ces fautes, ces plaisirs, pour lesquels on avait du mépris, on s’y
laissait entraîner : maintenant qu’ils inspirent un attrait horrible, qu’ils vous
donnent une soif d’enfer, vous n’y cédez pas. C’est la récompense : elle est lente,
elle est rare, elle est maudite parfois lorsqu’elle vient ; mais elle vient.
Ce trouble, ces « tentations hideuses », je ne jurerais pas que Veuillot en fût jamais
complètement affranchi. Jusqu’au bout, il aura, çà et là, des aveux sur sa misère
intime, pour lesquels nous l’aimerons peut-être plus encore que pour ses généreuses et
éblouissantes colères. Cet homme fut d’une étrange franchise et, contre l’opinion
commune, doux et humble de coeur. Il triompha du moins assez vite de ces premiers
assauts, plus redoutables, qui suivirent immédiatement son retour à Dieu, de la
séduction du péché encore tout proche, des mauvais souvenirs encore tout chauds dans le
sang de ses veines. Comment ? Comme il le devait : par la prière, la confession, la
communion, par la pratique obstinée de ce mystique « abêtissez-vous » de Pascal, dont il
a donné (Mélanges, I) le plus pénétrant, le plus admirable
.
Une des grandes sottises de ses ennemis fut assurément de l’avoir traité de tartufe.
Cela ne vaut pas la peine d’être réfuté, pour peu qu’on ait lu Veuillot et que l’on
sache lire. Sa conversion eut pour premier effet de lui faire payer ses dettes :
… Sais-tu jusqu’où vont les agréables restes de mon beau passé ? Sais-tu ce qui me
reste de tous mes essais de plaisirs, de mes rages, de mes colères, de tant de pleurs
versés et de temps perdu ? Je viens d’en faire le calcul : 5 000 francs de dettes,
dont 1 000 francs pressent et devraient être déjà payés. Des dettes oubliées se sont
réveillées au fond de ma conscience, et ma conversion n’eût-elle produit que cela,
nous devrions tous la bénir. (Lettres à son frère.)
Il se mit à être un très scrupuleux honnête homme. Il s’occupa tendrement de son frère
cadet, fit des livres pour constituer à ses deux sœurs une petite dot, ne se maria que
lorsqu’elles furent pourvues. Très aimé et employé de M. Guizot, secrétaire, en Algérie,
du maréchal Bugeaud, il ne tenait qu’à lui d’avoir une grande situation dans la presse
ministérielle. Mais il était de ceux qui ne s’arrêtent pas en chemin, qui ne font pas au
devoir sa part, qui vont jusqu’au devoir d’exception. Il repoussa les avantages offerts,
voulut se garder libre, et, puisqu’il était catholique et que son don particulier était
celui de l’écrivain, fonda un journal catholique : entreprise hasardeuse et qui eut de
difficiles commencements. Toujours il dédaigna la fortune. Sa vie, quand on l’embrasse,
est harmonieuse et belle, toute d’incroyable labeur et de sacrifices allègrement portés,
les uns publics, les autres secrets et que ses lettres révèlent ou laissent deviner.
Il fut un des grands catholiques de ce temps ; le plus grand peut-être, si l’on
considère la puissance et l’ardente et amoureuse combativité de son talent ; le plus
original, si l’on fait attention à l’absolue pureté de son catholicisme, rare et neuf
par cette pureté même et cette simplicité.
Il lui fut avantageux, en somme, de n’avoir reçu, dans son enfance, presque aucune
éducation religieuse ; d’avoir, en vrai gamin de Paris, fait sa première communion sans
y prendre garde et, ensuite, de n’y avoir plus songé. Les hommes qui ont eu une enfance
pieuse et qui se sont lentement détachés de la foi par l’insensible travail de leur
esprit avec qui conspirent, quelquefois, les exigences de leurs passions de vingt ans,
ceux-là ne se convertissent guère ou, s’ils se convertissent, ce n’est pas à vingt-cinq
ans, c’est généralement beaucoup plus tard, et c’est par un simple réveil de sentiments
qui, au surplus, n’ont jamais été, chez eux, tout à fait spontanés, mais qu’un
enseignement exprès avait déposés dans leurs cœurs d’enfants. Leur retour à la foi peut
avoir sa douceur et même son ardeur, mais ce ne saurait être le coup de foudre et
l’éblouissement du chemin de Damas. Veuillot, lui, ne retrouve pas la vérité : il la
découvre réellement, il la conquiert, et cela, par son propre effort et en plein
frémissement de jeunesse. Il ignorait le sens de la vie : un jour, il le connaît. Ce
n’est pas un ressouvenir, c’est une révélation. C’est pourquoi sa conversion a tous les
caractères du plus fervent enthousiasme.
Il est catholique naïvement sans respect humain, cela va sans dire, mais même sans
rien de cette retenue, de cette discrétion de bon ton qu’observent volontiers les
croyants « d’un certain monde » et qui fait qu’on peut les fréquenter longtemps sans
soupçonner qu’ils vont à la messe et qu’ils communient. Sa foi, pénétrant toute son âme,
est une foi de tous les instants, et il ne craint pas d’en donner des témoignages
familiers. Jusque dans ses articles, mais surtout dans ses lettres et dans ses romans,
dans ses recueils de petits contes et de « variétés », il ne rougit point d’avoir le
style « dévot », à la façon d’un curé de campagne. Il parle sans embarras de ses
pratiques religieuses, d’une messe qu’il a entendue, d’un chapelet qu’il a récité, d’une
communion qu’il a faite. Le maigre du vendredi joue un rôle important dans ses petits
récits d’édification. Sa foi, si souvent sublime de penser et de propos, est, dans le
détail journalier, humble et populaire. Et ne croyez pas qu’il outre à plaisir, et par
une sorte de défi aux esprits superbes, l’humilité et la simplicité du cœur : on
reconnaît, lorsqu’on l’a pratiqué un peu, qu’il est naturellement ainsi. Or il
est bien évident, d’abord, que, parmi les illustres catholiques laïques de ce siècle,
les Montalembert, les Falloux, les Ozanam, aucun n’a cet accent ; que ce sont gens bien
élevés, dont les discours pieux sentent leur homme du monde et se distinguent toujours
de ceux d’un desservant de village, d’un sacristain ou d’une Petite Sœur. Mais cette
bonhomie dévote, ces façons candides de frère lai, ce ton de piété plébéienne, je ne
pense même pas que vous les surpreniez jamais chez les prêtres célèbres qui furent les
contemporains de Veuillot, chez les Lacordaire, les Ravignan, les Dupanloup, ces
aristocrates de la foi.
Veuillot, lui, est bien peuple. Les catholiques considérables que je nommais tout à
l’heure, clercs ou laïques, appartenaient par leur naissance à la noblesse ou à la
bourgeoisie. Certes ils croyaient que le catholicisme est le salut de la société humaine
et, par conséquent, des pauvres ; mais ils semblaient préoccupés moins directement de
l’âme des pauvres que de celle des riches, et ils gardaient à ceux-ci, malgré leurs
vices et leur indignité, une sympathie et une considération involontaires. Ils aimaient
le peuple : mais ils le connaissaient à peine, ils ne l’avaient pas vu souffrir, ils
n’avaient pas souffert avec lui. Il fut infiniment profitable à Veuillot d’être né de
petits artisans, d’avoir été un pauvre petit gosse des rues, d’avoir vu son bonhomme de
père maltraité par les patrons, d’avoir assisté et participé aux durs chômages, aux
privations, aux angoisses pour le pain du lendemain. Il comprit mieux ainsi pourquoi le
peuple est ce qu’il est, que c’est lui, surtout, qui a besoin du Christ, et qu’il est
moins coupable que ses guides. Même féroce et impie, le peuple lui inspirera toujours
plus de pitié que de colère. Dans ce livre splendide : Paris sous les deux
sièges, il écrit, à propos des exécutions sommaires, contre lesquelles il
proteste (pour d’autres raisons que les députés de Paris) : «… Devant ces misérables, la
société… subit la conséquence horrible de rester sans pitié. Dieu, n’étant jamais sans
justice, n’est jamais sans pitié… Parmi les foules qu’il faut engouffrer aux géhennes
sociales, se trouvent beaucoup de ces publicains et de ces mérétrices qui entreront
avant leurs juges dans le royaume de Dieu. Les anges que Dieu commet à la visite des
fanges humaines ne l’ignorent point. Ils y ramassent des perles que peut-être ne
contiennent pas en pareil nombre les riches demeures, les cours et les palais… » Nul
catholicisme plus anti-bourgeois que celui de Veuillot.
Point d’ascétisme, sinon peut-être dans la partie la plus réservée de sa vie
intérieure. Il ne se fit pas uniquement catholique pour orner et sauver son âme, mais
pour servir le plus d’âmes possible, le bienfait qu’il avait reçu, et leur
donner la foi qui seule assure à tous la vie heureuse ou supportable, même en ce
monde-ci, en inspirant la bonté aux puissants autant que la patience aux déshérités. Ce
trait est fort remarquable chez Veuillot. C’est bien en vue de la vie éternelle, mais
c’est aussi, et très formellement, pour diminuer les douleurs de la vie présente (les
deux buts devant d’ailleurs être atteints par les mêmes voies) que Veuillot se soucie de
l’humanité, étant lui-même trop vivant, trop débordant d’énergie et trop épris de
l’action pour se désintéresser, à la façon des ascètes, de cette vie mortelle et
transitoire. La cité de Dieu dont il rêve, il ne la rejette pas tout entière par-delà la
mort. Pour lui, le temps de l’épreuve est déjà le commencement de la récompense. C’est
un saint très pratique par tempérament.
Peu de métaphysique, je l’ai dit. S’il en avait une, ce serait la métaphysique
imaginative de Joseph de Maistre, qu’il connaît bien et qui est un de ses oracles. C’est
avec le coeur qu’il croit. Il reçoit comme mystère ce qui est mystère. La Trinité en est
un, le péché originel en est un, et l’incarnation, et la rédemption, et l’eucharistie,
et la grâce. Cela va bien : il y a dans ces dogmes quelque chose à la fois
d’inconcevable et de fort émouvant. Mais vous savez qu’en ce siècle raisonneur il s’est
trouvé des prêtres ou des philosophes chrétiens, ou d’anciens élèves de l’École
polytechnique, pour expliquer couramment ce qui est, par nature, inexplicable. Il y a un
pseudo-rationalisme catholique. Que trois soient un ; que Dieu ait été homme ; que du
pain et du vin soient Dieu ; que Dieu soit juste et qu’il nous fasse porter la peine
d’une faute que nous n’avons pas commise ; que Dieu soit bon et que, prévoyant la
damnation de la majorité des hommes, il ait créé l’humanité ; que Dieu soit bon et que
l’enfer soit éternel, etc., on a vu des moines éloquents qui donnaient de ces choses des
interprétations philosophiques : et cela est étrange, car un mystère que l’on
comprendrait ne serait plus un mystère, et on ne rend pas raison de ce qui est au-dessus
de la raison. (Tout ce qu’on pourrait faire, ce serait de rechercher la formation
historique des dogmes et quels états d’esprit ont pu les engendrer : mais cela est
besogne d’incroyants.) Veuillot ne donna pas dans le travers de ces chrétiens qui
veulent faire au surnaturel sa part. Il accepte tout, il n’en trouve jamais assez.
L’Immaculée Conception, et tous les miracles modernes, et la Salette, et Lourdes, il
dévore tout. La liberté que l’Église laisse aux fidèles sur certains points douteux, il
la refuse, il n’en a que faire. Il n’a jamais été troublé le moins du monde de ce qui
indignait si fort un Proudhon ou un Michelet et, par exemple, de ce que suppose
d’arbitraire divin la théorie de la grâce. Bon et tendre comme il était, il parle à
l’occasion et sans vergogne de l’enfer, sur qui les prêtres « éclairés » glissent
volontiers. Il y plonge Voltaire et quelques autres avec une sainte allégresse. Sa foi
est intrépide, va jusqu’à lui donner l’apparence de sentiments qui sont peu dans son
caractère. Il lui arrive de renchérir sur le charbonnier.
Un des lieux communs de notre littérature lyrique et romanesque, c’est le « supplice du
doute ». À mon sens, c’est assez souvent une plaisanterie. Je ne crois que difficilement
à la douleur métaphysique. Du moins, j’ai connu des esprits, même éminents, qui ne
souffraient pas du tout de ne pas croire, et à qui il ne semblait point nécessaire, pour
vivre, de tenir l’explication du monde. Veuillot est aux antipodes de cette famille
d’esprits. Oui, le doute pour lui eût été bien réellement « un supplice ». L’intrépidité
de sa foi et même la hardiesse des jugements qu’elle lui inspire sur les affaires de ce
monde recouvre et suppose, à l’origine, l’horreur de l’incertitude et de la solitude,
l’impossibilité de durer dans la non-affirmation, l’impérieux besoin de support et de
magistère, en somme le frisson de je ne sais quelle peur irréductible, la peur du noir,
celle qui jette les mourants aux bras des prêtres. Il y a de la physiologie dans cette
peur-là : il y en avait dans la foi de Veuillot. Il n’aurait rien compris à ce
raisonnement que j’ai souvent fait en songeant à la mort : — « Oui, c’est le noir, c’est
l’inconnu. Mais s’il y a une destinée humaine par-delà la mort, quelle qu’elle doive
être pour moi, je serais fou de redouter un sort qui me sera forcément commun avec des
milliards d’individus de mon espèce. » Cela ne l’eût point rassuré. On le dirait hanté
de la crainte de n’être pas suffisamment orthodoxe. Il a comme la rage de s’en remettre
du plus de choses possible à l’autorité du représentant de Dieu ; et il semble qu’il se
soit surtout appliqué à concentrer dans le pape seul le privilège d’infaillibilité
autrefois épars dans l’Église entière, afin d’être plus tranquille.
J’ai entendu des croyants, qui avaient d’ailleurs l’âme très belle, dire à propos de
certaines difficultés du dogme : « J’aime mieux ne pas penser à ces choses-là. » Tel
Veuillot. Quand il était seul avec lui-même, il fermait les yeux.
Mais, s’il se jette dans la foi par le même mouvement de recours craintif que les
femmes et que les plus simples de ses frères, une fois assuré de ce refuge, il se
retrouve homme de pensée. Il comprend profondément le rôle social de l’Église et en quoi
ses dogmes correspondent aux besoins les plus intimes et les plus nobles de la nature
humaine. Sur ce qui est l’âme même du christianisme, il abonde non seulement en
sentiments, mais en idées. Lisez, dans le Parfum de Rome, le chapitre
sur les Indulgences :
Par la création de l’Église, les fidèles constituent un corps immense, prolongé dans
le ciel, sur la terre et dans les lieux de purification que nous appelons le
purgatoire. Triomphante, souffrante, militante, l’Église est une en ces trois états.
Jésus-Christ en est la tête. Ainsi se trouve accomplie l’unité des hommes avec Dieu et
des hommes les uns avec les autres… Le membre humain de l’Église conserve son
individualité. Portion du corps mystique de Jésus-Christ, il a tous les bénéfices de
la vie d’ensemble ; homme, il garde la prérogative, mêlée de péril et de gloire, de
l’être responsable et libre. Ainsi ce corps de l’Église nous apparaît divinement
humain… Le dogme des Indulgences n’est pas l’abri de la paresse : il est le dogme des
douces condescendances envers la fragilité humaine… Quand nos mains sont pures, elles
sont magnifiquement transformées ; elles deviennent le vase qui peut répandre à larges
ondes l’eau du rafraîchissement… Ainsi nous pouvons, par la prière et les bonnes
œuvres, descendre dans ce formidable purgatoire, etc.
Mais il faut lire tout le morceau. Cela est d’une théologie grandiose, et si humaine !
Vous y verrez ce qui se cache sous l’une des pratiques les plus exposées aux moqueries
des incrédules, sous les mômeries des bonnes femmes dévotes et sous le commerce des
scapulaires, des cierges et des affreuses petites images de sainteté… « Vous avez une
pointe de panthéisme, dit le pieux écrivain au symbolique Coquelet. Vos erreurs sont
souvent des vérités que vous n’entendez pas, et vous vous empoisonnez avec des sucs
divins. » Il cite alors à Coquelet un étonnant passage de saint Jean Damascène, et il
ajoute : « Quand vous voudrez du panthéisme que vous puissiez comprendre, vous savez où
il faut vous adresser. » Et je ne saurais vous dire si l’union de Dieu et de l’humanité
dans l’Église est en effet un panthéisme plus facile à « comprendre » que l’autre : mais
c’en est un ; et c’est de ce vin que les mystiques ont été ivres. Et, de même, la
théorie de la réversibilité des mérites, ce n’est autre chose, après tout, que du
communisme, le communisme des âmes, et c’est encore où Veuillot trouve de quoi contenter
ce sentiment et cet amour de la solidarité humaine qu’il avait au plus haut point. Car
sans doute il se peut que cette théorie des Indulgences heurte la conception de la
justice qui a prévalu dans la Révolution et dans la philosophie moderne, et que la mise
en commun des mérites et des grâces soit traitée avec dérision par ceux mêmes qui
appellent la mise en commun des biens matériels : mais les philosophes qui, comme
Proudhon, voient dans le catholicisme la religion de l’injustice, ne prennent pas garde
que l’injustice disparaît par le seul fait du consentement et du sacrifice volontaire de
ceux qui ont mérité davantage en faveur de ceux qui ont moins mérité ; qu’ainsi c’est
l’amour et le renoncement du fidèle qui crée la justice de son Dieu, et que, si la
matière, ici, est obscure, la pensée est belle et toute formée de charité.
La théorie des Indulgences, mystère qui implique tous les autres mystères chrétiens,
serait sans l’éternel enfer celle d’une sorte d’universel socialisme moral. Et c’est
ce qui enchante l’âme grande, affectueuse et « populaire » de Louis Veuillot. Pour lui,
la religion est bien essentiellement, selon l’étymologie, un lien lien des hommes entre
eux, et des hommes avec Dieu. Souvenons-nous qu’il a été un des premiers à dénoncer
l’individualisme :
Quand nous disons que la France a besoin de religion, nous disons absolument la même
chose que ceux qui disent qu’elle a besoin de concorde, d’union, de patriotisme, de
confiance, de moralité, etc. Il n’est pas difficile de comprendre qu’un pays où règne
l’individualisme n’est plus dans les conditions normales de la société, puisque la
société est l’union des esprits et des intérêts, et que l’individualisme est la
division poussée à l’infini… Tous pour chacun, chacun pour tous, voilà la société.
Chacun pour soi, et par conséquent chacun contre tous, voilà l’individualisme…
Edmond Schérer et d’autres ont dédaigneusement reproché à Louis Veuillot de manquer de
philosophie, de n’être point un « penseur ». Il est vrai qu’il s’était retranché, une
fois pour toutes, les libres spéculations sur l’origine du monde, sur le libre arbitre,
sur la matière et l’esprit, sur la destinée des hommes ou même simplement sur
l’histoire ; et j’ai confessé, tout à l’heure, qu’il n’avait pas le cerveau proprement
philosophique. Mais enfin, être un penseur, cela sans doute en vaut la peine quand on
est Descartes, Kant ou Hegel ; autrement, cela n’est ni si rare, ni si éblouissant.
Quand on ne peut pas être un penseur, il reste d’être « un homme ». Schérer était, si
vous y tenez, plus intelligent que Veuillot : il s’en faut que sa personne
intellectuelle, morale, littéraire, soit aussi intéressante. Il y a quelque chose
d’ chez l’auteur des Libres Penseurs et de Paris sous les deux sièges : c’est étant donné sa foi qui le lie et
l’emprisonne la puissance, la souplesse et quelquefois l’audace avec laquelle il
interprète tous les événements, grands et petits, selon cette foi. Cet homme, qui n’est
pas un philosophe, n’a que des sentiments d’un caractère universel. Au fond il ne se
soucie que de l’humanité et se soucie de toute l’humanité. Il ne lâche point la croix ;
mais, du pied de la croix, il a, sur tout ce qui passe, des vues d’une ampleur souvent
surprenante. Il n’a qu’une idée et dont il n’est pas l’inventeur, — mais génératrice
d’idées harmonieuses, à l’infini.
Cela est peut-être aussi beau et aussi rare que d’avoir beaucoup d’idées personnelles
qui se contrarient.
Étant l’espèce de catholique que j’ai dit, le rôle de Veuillot dans la société moderne,
telle qu’elle est, ne pouvait être que ce qu’il a été : un rôle de combat. On sait avec
quelle vigueur, quel courage et quelle persévérance, quel emportement et quel éclat il
l’a soutenu. La belle campagne ! Pendant plus de quarante ans, presque chaque jour, il
tient tête à ses ennemis, c’est-à-dire aux ennemis du catholicisme et, pareillement, à
ceux qui n’étaient pas catholiques de la même façon que lui ; bref, il tient tête à tout
le monde, ou à peu près, successivement.
Son premier adversaire, c’est, bien entendu, la classe qui s’est épanouie après la
Révolution et l’Empire, la bourgeoisie rationaliste et libre penseuse ; la bourgeoisie
riche, égoïste, jouisseuse, dure aux pauvres, qui a flatté le peuple pour conquérir le
pouvoir, mais qui n’aime pas le peuple ; qui l’a abaissé et dépravé en lui volant Dieu,
mais contre qui le peuple, inévitablement, se retournera un jour.
Nul n’a été plus dur pour l’esprit de la Révolution que ce fils de tonnelier, d’âme si
évidemment démocratique. C’est qu’en effet l’idéal de la Révolution est la constitution
de la société en dehors de la croyance à tout surnaturel, et même de la croyance en
Dieu. Veuillot y découvre et y déteste l’œuvre finale de l’incrédulité furieuse du
xviiie
siècle, œuvre de l’orgueil et de l’envie, et
aussi de ce pédantisme philosophique, ignorant des vraies conditions de la réalité
humaine, que Taine appellera l’esprit classique. Et l’on a l’étonnement de voir
Louis Veuillot, en plus d’une page, se rencontrer sur ce point et sauf la différence
des conclusions — avec Taine et avec Renan. De même, il constate que la Révolution a
surtout profité aux riches ; il cherche en vain ce qu’elle a fait pour les pauvres : et
l’on a la surprise de le voir se rencontrer là-dessus avec les plus décidés
révolutionnaires d’aujourd’hui.
Toutes les variétés de l’espèce libre penseuse l’exaspèrent : non seulement le libre
penseur militant, celui dont il a férocement tracé le type sous le nom de Coquelet et
qui ressemble déjà très exactement à M. Homais bien avant le roman de Flaubert, mais
encore et surtout le libre penseur douceâtre, qui a de la condescendance pour la
religion. Plus que le Siècle ou le Constitutionnel,
il exècre le Journal des Débats et la Revue des
Deux-Mondes. J’imagine qu’il se fût étrangement défié de nos néo-catholiques, de
ces gens qui font des gestes pieux et qui, mis au pied du mur, confesseraient qu’ils ne
croient même pas à la divinité du Christ. Il vous les eût mis dans le même sac que le
protestantisme, qu’il considère comme une pure hypocrisie, comme une forme hybride et
honteuse du rationalisme. Chose curieuse, c’est aux pasteurs protestants qu’il trouve
l’air béat et cafard de Basile ; et il les accable tout justement des mêmes railleries
que les libres penseurs vulgaires ont coutume d’adresser aux « curés ». — Bref, il ne
comprend pas ou refuse énergiquement de comprendre le sentiment religieux sans la foi,
et sans la foi catholique. Et c’est encore une des marques de cette dureté de logique,
qui eût pu faire tout aussi bien de lui, certaines circonstances étant données, un
sectaire du socialisme ou de l’anarchie, et qui, en tout cas, ne lui permettait pas de
s’en tenir à aucune de ces opinions qu’on appelle « modérées » et qui sont comme de faux
ménages (souvent commodes) d’idées et de sentiments contradictoires.
Il n’a, comme vous pensez bien, que mépris pour le parlementarisme, chose bourgeoise en
effet, et il en démontre avec une force extrême la vanité, les injustices et la
stérilité. Sur la sottise et le ridicule des bourgeois « dirigeants », des censitaires,
il éclate intarissablement en moqueries étincelantes, et, sur leurs vices et leur
malfaisance, en flamboyantes imprécations. Sur la presse impie et libertine, grave ou
plaisante chose bourgeoise encore sur notre littérature romanesque, sur nos arts, sur
nos divertissements, et sur ceux qui en vivent, il a tout dit. Il a des galeries de
portraits qui sont du La Bruyère au vitriol. Sauf erreur, les Libres
Penseurs et les Odeurs de Paris restent nos plus beaux livres
de satire sociale. Cela est plein de génie. On pourrait aisément de l’œuvre de
Veuillot plusieurs volumes de prose insurgée, que ne renieraient point les adversaires
les plus enragés de la « société capitaliste ». J’en avertis ici le directeur du
« supplément littéraire » des Temps nouveaux.
Il est vrai que, de ces morceaux choisis, il faudrait souvent retrancher les réflexions
préliminaires ou les conclusions. Veuillot n’a guère moins lutté contre le socialisme,
sous toutes ses formes, que contre ce qui s’est appelé le libéralisme bourgeois et qu’on
nomme aujourd’hui le radicalisme. Au fond, c’est à une conception toute matérialiste de
la société que tend la bourgeoisie incrédule. Or, cette conception est grosse de
conséquences. Pour servir ses ambitions, la bourgeoisie a ôté Dieu du coeur des
souffrants ; puis elle s’étonne qu’un jour les souffrants se révoltent contre elle. Et
pourtant les révolutionnaires inassouvis et furieux sont bien les fils des
révolutionnaires repus, devenus conservateurs de leur situation acquise et défenseurs de
l’ordre en tant qu’ils en bénéficient. Le dernier mot de la politique sans Dieu, c’est
le déchaînement de la brute qui a faim, et qui veut jouir, et qui ne sait pas autre
chose. Le bourgeois libre penseur engendre le nihiliste qui le mangera. En vain le
bourgeois opposera « les lois universelles imposées à l’humanité… la morale que la
nature nous a mise dans le coeur… le bon sens, la nécessité de la résignation
provisoire, la patrie, etc. ». Que pèsent ces mots pour qui ne croit plus qu’aux besoins
de son ventre et aux joies de sa haine ?
Cela est développé, avec la plus sombre éloquence, dans cet admirable dialogue : l’Esclave Vindex. Et certes je ne dis point que Veuillot soit avec
Vindex, le gueux révolté qui va jusqu’au bout de sa pensée, contre Spartacus, le
« radical » bien mis, qui a du linge et garde des principes : mais Vindex a vraiment,
dans ce pamphlet, des airs du Satan de Milton ; et il est certain qu’il y avait en
Veuillot un je ne sais quoi de caché, de secret, de dompté et d’étouffé par la foi, mais
qui, sous couleur de fiction littéraire, s’épanche, gronde et rugit avec une sinistre
allégresse dans les propos sauvages de l’esclave romain. À coup sûr, Veuillot préfère
encore Vindex à Spartacus, et Barrabas à Barras. « Je ne me pique d’aucune vertu,
fait-il dire à Vindex, et c’en est une au moins que j’ai de plus que
toi. » Ce que Veuillot a fait là, c’est la psychologie vivante du nihiliste. Et
ce qu’il a exprimé, on ne peut s’empêcher de croire qu’il le découvrait en lui-même, en
y descendant jusqu’au fond. J’ajoute tout de suite qu’en y descendant plus loin encore
et jusqu’au tréfonds, il y trouvait la foi au Christ et l’amour de la Croix. C’est égal,
j’en reviens à mon dire : quel bel insurgé eût été cet homme, s’il n’eût été
chrétien !
Il l’était, et si parfaitement, que ses adversaires les plus assidus furent d’autres
chrétiens, et qu’il reste plus illustre peut-être pour avoir lutté contre le
catholicisme libéral que pour avoir « tombé », durant quarante ans, la Révolution et le
rationalisme. Car les querelles de famille sont les plus âpres, et, quand ce sont des
frères égarés que l’on combat, le prix tout particulier qu’on attache à la victoire ne
permet plus, en conscience, de prendre aucun repos ni d’observer aucun ménagement.
Mais j’ai tort de railler. Dans cette longue et douloureuse bataille plus
quam civilia bella il me semble bien que c’est Veuillot, en principe, qui a
raison. Pour lui, être catholique, c’est l’être à toutes les minutes de sa vie et dans
toutes ses démarches sans exception. La foi n’est pas faite pour nous servir de règle
uniquement dans la conduite privée : nul ordre d’action ne demeure en dehors d’elle.
Comme elle est à l’homme une explication totale des choses et de lui-même, elle doit le
prendre et le gouverner tout entier. Certes il est permis à un bon catholique et il lui
est même recommandé d’être, s’il peut, un bon politique, de se servir avec habileté des
circonstances, voire de s’y plier dans l’intérêt de sa foi, mais à une condition : c’est
qu’il ne paraisse jamais réduire ou limiter le domaine où cette foi doit s’exercer et
qui est, par définition, universel, ni faire à ses adversaires l’abandon de ses propres
principes et se diriger d’après les leurs. L’Église étant, aux yeux de Veuillot, la
vérité et, par suite, l’empire du monde lui appartenant, l’esprit laïque, c’est-à-dire
l’esprit libéral, qui se défie d’elle et qui prétend la cantonner dans le secret des
temples ou du foyer domestique, apparaît nécessairement à Veuillot comme l’esprit
d’erreur.
La vérité est une, et c’est pur sophisme de distinguer l’esprit qui convient aux
prêtres et celui qui convient aux simples fidèles. On parle des droits de l’État, et de
les défendre contre l’Église, comme si l’Église n’était pas seule compétente pour
définir et fixer tous les droits, y compris ceux de l’État. Un doctrinaire, un
catholique libéral, un gallican, est un homme qui, renversant l’ordre des choses, remet
à l’État le soin de définir les droits de l’Église. Écoutez Veuillot qualifier
l’attitude du duc de Broglie en 1840, dans un des épisodes de la lutte entre l’Église et
l’Université : « Il n’y a rien de plus remarquable, dans le rapport de M. de Broglie,
que son dédain fastueux pour les réclamations de nos évêques. Malgré l’impartialité
qu’il étale, le noble pair n’a pu prendre sur lui de déguiser cette passion qu’il
éprouve au même degré que nos ministres en exercice, cette passion gouvernementale et
doctrinaire qui ne veut pas que les évêques s’occupent des affaires de l’Église et s’en
occupent publiquement d’une autre façon que le pouvoir ne le désire. » Et, trente ans
plus tard (car, là-dessus, Veuillot n’a jamais varié) : « Nous n’ignorons pas que, selon
la doctrine catholique libérale, la politique est une chose et la religion en est une
autre, et que tout homme a le droit de faire ou l’une ou l’autre de ces deux choses, ou
de faire l’une et l’autre à part, et même contradictoirement, mais n’a jamais le droit
de les confondre. Nous disons, nous, qu’aucun des hommes qui croient ainsi n’est du
nombre de ceux qui sauvent les peuples… »
Je me figure qu’ici encore son tempérament « peuple » se retrouve. Un gallican, un
doctrinaire, un catholique libéral, c’est d’abord, à ses yeux, un homme qui se trompe.
Mais c’est aussi, le plus souvent, un bourgeois riche et « bien pensant » — ce qui ne
veut nullement dire un vrai chrétien C’est un avocat, un politique de métier, un
jurisconsulte disputeur, plein d’orgueil et de défiance, peu fraternel aux hommes,
imprégné du vilain esprit laïque des légistes de l’ancienne monarchie ; — ou bien encore
un jeune homme élégant et un peu pédant, membre de la conférence Molé, d’existence
luxueuse, et pour qui la foi est si peu le tout de la vie que ses mœurs ne sont pas
chrétiennes, bref, quelque chose comme le Henri Mauperin des Goncourt ou enfin quelque
prêtre « éclairé » et tolérant, trop soigné dans sa mise, trop attentif à plaire, qui a
fini par voir dans l’Église une branche de l’administration et par se considérer
lui-même comme un fonctionnaire en soutane. J’imagine qu’involontairement (car les
idées, chez lui, se faisaient concrètes avec une singulière rapidité), il se
représentait le prêtre « libéral » sous les espèces de celui qu’il apostrophe dans les
Libres Penseurs, au chapitre des Tartufes : « Pour
Dieu ! monsieur l’abbé, ou ne dites plus la messe et ne portez plus ce titre d’abbé, ou
habillez-vous en prêtre, et vivez en prêtre… Malheur à vous, race fausse, prêtres
mondains, non seulement stériles, mais qui, par votre seul aspect, frappez souvent de
stérilité le travail des autres ! Malheur à vous, qui êtes un argument dans la bouche de
l’impie ! »
Les différences essentielles d’esprit ou de tempérament par où se séparent de nous les
autres hommes, nous les percevons avec plus de colère chez ceux qui professent
extérieurement les mêmes doctrines que nous. On enrage d’avoir raison contre ceux qui se
réclament de nos propres principes. Et c’est ainsi que, dans l’amer chapitre où il nous
raconte les métamorphoses de Tartufe depuis la fin du xviie
siècle jusqu’à nos jours, Veuillot n’hésite pas à faire finir
l’« imposteur » dans la peau d’un « catholique sincère, mais indépendant », c’est-à-dire
d’un catholique libéral.
Un épisode caractéristique de cette lutte fut la prise d’armes de Veuillot contre les
classiques païens. Il jugeait qu’un peuple baptisé devrait restreindre leur part dans
l’éducation de ses enfants, et agrandir celle des auteurs chrétiens. Il osait croire que
la pratique de Lucrèce, d’Horace et d’Ovide, de Cicéron, de Sénèque et de Tacite, n’est
peut-être pas ce qu’il y a de plus propre à former des âmes vraiment chrétiennes. Et, en
effet, si je consulte là-dessus ma propre expérience, je sens très bien que ce que les
classiques de l’antiquité ont insinué et laissé en moi, c’est, en somme, le goût d’une
sorte de naturalisme voluptueux, les principes d’un épicurisme ou d’un stoïcisme
également pleins de superbe, et des germes de vertus peut-être, mais de vertus où manque
entièrement l’humilité. Il est assurément singulier que, depuis la Renaissance, la
direction des jeunes esprits ait été presque exclusivement remise aux poètes et aux
philosophes qui ont ignoré le Christ. Il est étrange qu’aujourd’hui encore, et jusque
dans les petits séminaires, des enfants de quinze ans aient entre les mains la septième
églogue de Virgile et la deuxième. Les conséquences de cette anomalie, que personne
n’aperçoit, sont, je crois, incalculables. Il n’y a pas lieu de s’étonner que les
collèges des jésuites sous l’ancien régime aient produit tant de païens et de libres
penseurs, y compris Voltaire.
Or Veuillot, dans cette occasion, eut contre lui tout le monde, et notamment la plupart
des prêtres. Tant il avait raison, et plus encore qu’il ne croyait ! Tant il est vrai
que notre société n’est plus chrétienne que d’étiquette, et tant l’éducation par les
païens y pétrit le cerveau même de ceux qui sont préposés par état à la garde de la
vérité religieuse !
Comment eût-il pu s’entendre avec ces parlementaires, ces avocats, ces bourgeois, et
ces évêques demi-chrétiens qui craignaient, au fond, de passer pour des cléricaux ! Un
moment, il se rencontre avec eux pour revendiquer la liberté de l’enseignement ; mais il
est vite dégoûté par leurs concessions et leurs habiletés de politiques. Il demandait,
lui, tout ou rien. Après le coup d’État, il est contre eux, et pour l’Empire, en homme
aux yeux de qui l’intervention directe de la Providence dans les événements de ce monde
est une réalité vivante. Il est contre eux dans la question de l’infaillibilité du pape.
Et là encore je ne saurais dire à quel point, comme catholique, il me paraît être dans
le vrai. Les autres étaient si entêtés du régime parlementaire, qu’ils le voulaient même
dans l’Église ; préoccupés d’ailleurs de « garder une mesure », de demeurer des « hommes
d’aujourd’hui » jusque dans leur croyance. S’ils avaient osé, ils eussent confessé que
l’infaillibilité du pape offusquait leur raison. Que l’instinct de Veuillot était plus
sûr ! Il sentait que le dogme de l’infaillibilité aurait pour effet de grandir la
situation morale du pontife, de le mettre décidément au-dessus des souverains, de lui
rendre quelque chose de son rôle d’autrefois, de son rôle d’arbitre suprême entre les
rois et les peuples ; que ce dogme, qui semblait aux « libéraux » rétrograde et
gothique, ouvrirait à la papauté une ère de rajeunissement et de puissance
renouvelée.
Cela contentait en même temps, chez Veuillot, ce besoin de certitude qui était sa
maladie, en concentrant dans un seul homme le phénomène de la Révélation continue ; et
cela satisfaisait aussi ses instincts de démocratie spirituelle : il pensait que
rapprocher le pape de Dieu, c’était le rendre au peuple. Nous voyons qu’il ne s’est pas
trompé. S’il eût vécu, les façons de Léon XIII l’eussent d’abord un peu surpris ; il eût
regretté Pie IX, si bon, si généreux, et qui l’aimait tant. Mais l’Encyclique du nouveau pape sur la question ouvrière eût répondu à ses plus
chères pensées. Personne, au reste, mieux que M. Eugène Veuillot n’avait qualité pour
exprimer les sentiments posthumes, si je puis dire, du fondateur de l’Univers, et l’on sait quelle a été, dans ces derniers temps, la conduite de
M. Eugène Veuillot.
Jamais Louis Veuillot n’a lié le sort de la vérité éternelle à celui d’aucune puissance
passagère. Il a penché pour la monarchie, traditionnelle ou non, dans le temps et dans
la mesure où cette forme de gouvernement lui a paru plus favorable aux intérêts de la
religion. Mais il a été contre le régime de Juillet, et contre l’Empire, du jour où
l’Empire a trahi l’Église. Ce qu’il a combattu et haï dans la République, ce ne fut
jamais la République, mais l’impiété : et, quand il appelait de ses vœux Henri de
Bourbon, il n’exigeait point pour ce prince le titre de roi. Toutes ses variations
apparentes s’expliquent par l’immutabilité même de sa pensée. Sur Montalembert, Falloux,
Lacordaire, Dupanloup et sur l’empereur Napoléon III et sur beaucoup d’autres, vous le
trouverez, tour à tour, débordant de sympathie et d’amertume. Ce n’était pas Veuillot,
c’étaient eux qui avaient changé, ou c’étaient les circonstances qui lui montraient ces
hommes sous de nouveaux aspects. C’est donc être fort superficiel que de l’accuser de
versatilité, comme on a fait. Sa vie me semble, au contraire, admirable et presque
surnaturelle d’unité.
Une autre accusation qu’on ne lui a pas ménagée, c’est d’avoir été un polémiste non
seulement violent, mais brutal, mais grossier, mais outrageant, mais cynique. Cette
accusation retarde. Elle ferait sourire si l’on comparait la polémique de Veuillot à
celle qui s’étale aujourd’hui dans nos gazettes. Violent, certes, il l’était ; grossier
et injurieux, je n’y consens pas. Il connut l’ivresse de la bataille, et cette espèce
d’exaltation que donne l’impopularité aux âmes bien trempées : mais il n’a jamais
combattu dans les hommes que les idées dont ils étaient les représentants, et il ne les
a entrepris que sur ce qu’ils avaient livré eux-mêmes de leurs pensées et de leurs
personnes. Il a fait, de quelques-uns, de terribles silhouettes « publiques » : jamais
il ne les a offensés dans leur vie privée. Tout ce qu’on peut lui reprocher, c’est
d’avoir été trop porté à taxer de mauvaise foi ceux qu’il croyait dans l’erreur : mais
il est clair qu’en cela il était lui-même de bonne foi. Que s’il a pu lui échapper çà et
là quelque allusion désobligeante et gamine aux imperfections plastiques de ses
adversaires et à la forme de leur nez, ce sont là, avouons-le, de minces peccadilles, et
Dieu sait si l’on se privait de lui rappeler, à lui, qu’il n’était pas joli, joli, et
que la petite vérole lui avait quelque peu gâté le visage. Avant de reprocher à Veuillot
la violence de sa polémique, il faudrait voir comment il a été traité lui-même pendant
quarante ans. Et vous ne me ferez pas croire que c’est toujours lui qui a commencé.
Oui, ce fut un railleur et un peintre redoutable. Mais d’abord, beaucoup de ses
portraits (Greluche, Ravet, Tourtoirac, Barbouillon, Galvaudin, Pécora, le Narquois, le
Respectueux, etc., etc.) sont anonymes, s’élèvent à la généralité de types. Dans les
autres cas, lorsqu’il empoigne et se met à déshabiller, à tenailler, à désarticuler, à
démantibuler un homme, que ce soit Thiers, Girardin, Havet, Jourdan, Eugène Suë, Hugo et
les fils Hugo, Lamartine même, ou telle vieille barbe de 48, ou tel sinistre pantin du 4
septembre, ou le vieux Pyat, ou Edmond About, ou Henri Rochefort (ah ! les belles
exécutions ! et comme on est souvent avec lui ! et comme souvent il fouaille juste !),
vous ne le surprendrez jamais, je le répète, à se servir contre ses victimes d’autre
chose que leurs paroles et leurs actes publics, d’autre chose que ce qui le blesse et
l’outrage, lui, dans sa foi. Ses haines les plus féroces ne sont que l’envers de
l’amour, et ses colères sont celles de la charité. À le bien prendre, il n’a point de
haines personnelles, et ce n’est pas uniquement parce qu’il le dit que je le crois.
… Quant aux haines personnelles, je les ignore. Nul homme n’avancera dans la vie sans
connaître qu’il doit être indulgent envers les autres hommes… Combien plus aisément
s’apaisent les griefs particuliers ! J’étais d’ailleurs peu fait pour les ressentir,
et trente années de polémique ont anéanti en moi cette faculté dont la nature ne
m’avait que médiocrement pourvu. L’idée que je me fais de la haine est celle d’une
étrange bassesse par laquelle le haineux s’asservit stupidement au haï. Toute espèce
de haine me semble totalement ridicule, sauf une qui est totalement abominable : la
haine du bien.
Il a sur lui-même d’émouvants retours. Quand il parle de son œuvre, il a la modestie la
plus charmante, une modestie qui n’est plus guère de ce temps-ci, où la vanité
littéraire a perdu toute pudeur ; et quand il parle de sa personne, il a l’humilité la
plus vraie. J’en pourrais ici multiplier les témoignages. En voici un que je prends
véritablement au hasard :
… Non, je n’adresse point à Dieu… les coupables actions de grâces du pharisien. Je ne
me crois pas meilleur que cette foule qui rampe autour de moi, cherchant l’or et la
volupté. Les mêmes instincts sont dans mon âme ; ils me pressent, ils me tourmentent.
Lorsque, paisible, je regarde avec pitié le triste troupeau qui se rue, à travers la
fange, sur l’appât des convoitises humaines, tout à coup mon pied glisse, d’humiliants
désirs se soulèvent et me rappellent la boue dont je suis fait. Plusieurs, m’écoutant
parler, disent : « Celui-ci gagnera le ciel… » Et moi, je voudrais monter sur une
tour, et crier d’une telle voix que tous les chrétiens qui sont dans le monde puissent
l’entendre : « Oh ! mes frères, mes frères, priez pour moi, je vais périr ! » Mais, si
mon âme est faible, elle a du moins embrassé une loi forte ; si elle penche à de vils
désirs, elle aime pourtant une loi sainte et pure ; si je me rends coupable dans mon
coeur, du moins je ne veux point devenir la pierre où trébuche le pied de l’innocent.
Je ne suis point la voix qui gâte le peuple ; je condamne mes fautes et je ne cherche
pas, en les justifiant par d’abominables théories, à faire des complices et des
victimes…
Continuellement, chez lui, sous l’auteur on retrouve l’homme, et cela est un
charme.
Une autre séduction, pour nous, de son œuvre de polémiste, c’est que, catholicisme mis
à part, il montre souvent un esprit plus libre, plus « avancé », et — faisons-nous ce
compliment — plus rapproché du nôtre que ses adversaires habituels, les routiniers du
parlementarisme et de l’impiété bourgeoise. Tandis qu’il s’attache à la vérité
éternelle, maintes fois il rencontre la vérité de demain, la vérité généreuse et hardie.
Héraut d’une minorité vaincue d’avance, honnie, enserrée d’hostilités croissantes, son
rôle fut constamment un rôle de protestation, et son attitude générale est, comme nous
avons vu, celle de la révolte. Or, cela ne nous déplaît point. Ce catholique a passé sa
vie à combattre quantité de despotismes et d’hypocrisies, et nul n’a plus fréquemment ni
plus fortement parlé au nom de la liberté que ce « jésuite », ce « sacristain », ce
suppôt de la tyrannie de l’Église. Il a arraché beaucoup de masques, que sans doute on a
remis depuis, mais qui ne tiennent plus aussi bien. Il lui a été excellent d’être un
vaincu et, dans quelques circonstances, un persécuté : cela lui a donné beaucoup
d’idées, et de fort belles. Nombre de ses invectives sont reprises aujourd’hui par des
hommes très éloignés de lui par leur foi. Contre le régime de centralisation à outrance
issu de la Révolution et de l’Empire, contre l’esprit jacobin, la tyrannie de l’État, la
bureaucratie, les chinoiseries administratives, et contre ce qu’il y a, dans
l’individualisme moderne, de funeste à la démocratie même, il abonde en magnanimes
fureurs et en sarcasmes clairvoyants. On pourrait presque dire qu’il a répandu dans ses
articles et ses pamphlets ce que Taine devait ordonner en un corps de théorie dans les
derniers volumes de ses Origines de la France contemporaine.
Et Taine eût approuvé, dans son ensemble, le « projet de constitution » que Veuillot
écrivit un jour pendant le siège de Paris. À mon avis, Veuillot s’y révèle grand libéral
(au sens vrai de ce malheureux mot), bon philosophe, bon psychologue. Il considère la
France comme un organisme vivant et qui a un passé. Sa « solution » est exactement le
contraire de la solution jacobine et napoléonienne. Tout ce projet est à lire et à
méditer. En voici quelques paragraphes :
Le Régent convoquera une assemblée nationale constituante, élue par le suffrage
universel.
Les bases morales de la constitution seront la religion, la famille, la propriété, la
liberté.
Les bases politiques seront le suffrage universel, l’hérédité de la fonction suprême,
la division du territoire en grandes agglomérations territoriales correspondant aux
anciennes provinces.
Chaque province ou État s’administrera librement par ses élus, depuis la commune
jusqu’à la subdivision départementale et jusqu’à la division provinciale ou État.
La province aura sa magistrature, son budget, sa milice, son université ou ses
universités. Elle ne subira de contrôle que celui de l’assemblée générale, et sur les
seuls points qui intéresseraient l’unité nationale…
On est électeur à vingt-cinq ans, éligible à trente. Pour être électeur et éligible,
il faut être chef de famille. Le célibataire doit payer un cens, à moins d’exemption
prévue par la loi.
Le citoyen jouit de la liberté de tester.
Liberté d’association religieuse et civile…
Les corporations ouvrières existent de droit ; elles choisissent leurs officiers,
font leurs règlements et exercent leur police intérieure.
La commune et la corporation sont nécessairement propriétaires, et la loi les oblige
d’avoir, partie en fonds immobiliers, partie en rentes, au moins de quoi suffire à un
établissement hospitalier, selon leur importance, etc.
Il est très beau, ce projet. Je ne pense pas qu’aucune constitution puisse être plus
respectueuse de la dignité humaine, ni à la fois plus favorable au développement de
l’initiative individuelle et de la « vie en commun », ni mieux faite pour préparer la
solution pacifique et graduelle de la « question sociale ». Oui, je suis persuadé que ce
serait le salut… Seulement nous y tournons le dos. Un trop grand nombre d’entre nous ont
le virus jacobin dans les moelles. Et il n’est pas bien sûr que Dieu ait fait « les
nations guérissables ».
Êtes-vous curieux de connaître l’article de cette constitution qui concerne l’Église
catholique ? Veuillot lui accorde « toutes les latitudes du droit commun », le droit de
posséder, d’acquérir, d’hériter ; l’usage de son droit particulier, de ses tribunaux
intérieurs, la liberté de la charité, la liberté d’enseignement à tous les degrés ; le
droit de fonder des universités canoniques, une au moins par province. Il admet, il
désire la séparation de l’Église et de l’État. « Les propriétés de l’Église sont
soumises aux charges communes, et elle devra, dans un temps et moyennant les
dispositions transitoires nécessaires, subvenir aux dépenses du culte. »
En somme, il réclame pour l’Église « toute la liberté ». Pensait-il que l’Église est
aujourd’hui encore une si grande puissance morale que lui assurer toute la liberté c’est
presque lui assurer la domination ? Peut-être ; et c’est pour cela précisément qu’il n’a
jamais souhaité, même en rêve, ni gouvernement théocratique, ni religion d’État (il est
très net sur ce point), rien ne devant être plus fort que l’Église libre sous la loi commune. Toutefois, certains articles de son projet impliquent que
l’État a le devoir de reconnaître, sinon la vérité de la doctrine catholique, du moins
le caractère vénérable et bienfaisant de cette doctrine et de lui assurer le respect
public. Mais songez que ce traitement spécial au cas où il vous plairait d’y voir une
atteinte indirecte à la liberté de conscience c’est dans un projet tout idéal que
Veuillot le sollicite. Ne nous hâtons donc point de crier à la tyrannie cléricale.
Oh ! je connais bien le fond de sa pensée, et je sais que, dans son Icarie, le citoyen
serait moins « libre » que l’Église ; je veux dire qu’il n’aurait la pleine liberté ni
de l’« immoralité » ni de l’« impiété » publique. Je n’ignore pas que, si Louis Veuillot
eût vécu quelques années de plus, certaines pages qu’il m’est arrivé d’écrire eussent
pu, encore qu’assez innocentes, exciter son indignation. Il m’eût maltraité, comme tant
d’autres, moi qui l’aime tant (et je sens que je ne lui en aurais pas voulu). Les lois
de sa république ne nous permettraient pas d’écrire tout ce que nous voulons et nous
retrancheraient, par conséquent, un de nos plus chers plaisirs. Et cependant, quand j’y
réfléchis, je soupçonne que ce n’est pas peut-être ce qu’il y a de meilleur en moi qui
serait gêné par ces prohibitions. Et puis, par un sentiment que je conçois mal, j’ai
toujours été tenté d’accorder sur moi, à ceux dont la foi est absolue, des droits que je
ne me reconnais pas sur eux. À condition, bien entendu, qu’ils me laissent penser et
parler à ma guise dans mon privé. Heureusement, d’ailleurs, les personnes de foi absolue
n’ont pas toutes la même. Grâce à cela, nous sommes, nous, tranquilles. Pour le surplus,
je m’accommoderais assez de la république de Veuillot.
Sa Constitution est humaine. Si elle peut gêner sur quelques points les riches et les
lettrés, elle multiplie les supports, matériels et moraux, autour des humbles. Que
dis-je ? j’eusse accepté sa Constitution entière, pourvu qu’il fût chargé lui-même d’en
appliquer, en ce qui me concerne, les règles restrictives. Veuillot était bon,
Sainte-Beuve lui rend cette justice. Veuillot a parlé du peuple, en maints endroits,
avec la plus profonde tendresse, et de la dignité des pauvres avec la grâce de saint
François d’Assise. Tout l’essentiel des écrits évangéliques de MM. de Vogüé et Paul
Desjardins sur le summum bonum qui est le renoncement, vous le
découvrirez en feuilletant les Libres Penseurs, Çà et là et le Parfum de Rome. Il avait l’âme grande. Il faut lire, dans Çà et là (II, 217-267), le chapitre De la noblesse. Ses idées
sur ce qui fait la vraie « noblesse » de la vie sont d’une ravissante pureté et d’une
fierté tout héroïque. Il a l’âme ardemment française. Les pages que lui inspira la
guerre de Crimée sont de la plus haute et de la plus chaude éloquence. C’est peut-être
le seul moment de sa vie politique où il ait eu la joie de ne point se sentir isolé et
suspect et de pouvoir communier avec toute la France. Il a la haine atavique et
instinctive, mais aussi raisonnée et chrétienne, de l’Angleterre et de l’esprit anglais.
Car son patriotisme et sa foi ne font qu’un, et souvent sa foi a fait son patriotisme
singulièrement clairvoyant : contre la Prusse, contre l’Italie. Enfin, ce fut un
idéaliste exquis. Nul n’a mieux compris ni exprimé que c’est par l’âme que nous sommes
grands et que « c’est de là que nous nous relevons ». (Pascal.) Nul n’a embelli de plus
de dignité intime les soumissions volontaires aux indispensables hiérarchies extérieures
qu’il croyait établies ou consenties par Dieu pour le bien du monde. Sans illusion ni
sur les représentants ni sur le fondement humain de l’aristocratie, aussi impitoyable
aux « mauvais nobles » qu’aux « mauvais prêtres », c’est lui qui, à propos d’un domaine
dépecé par un gentilhomme de boulevard et de cabinets de nuit, écrit ces lignes, où se
révèle délicieusement la qualité de son âme :
Je ne peux prendre mon parti de ces décadences de la noblesse. C’était une
institution si belle, le pauvre petit peuple en avait si grand besoin ! Il me semble
que ce grand seigneur qui a vendu à la bande noire sa terre, son château, ses papiers
de famille, m’a trahi personnellement.
Je sens en moi une singulière pente, singulière du moins en ce temps. J’ai l’esprit
de roture comme je voudrais que les gentilshommes eussent l’esprit de noblesse. Si je
pouvais rétablir la noblesse, je le ferais tout de suite et je ne m’en mettrais pas.
Je voudrais travailler pour mon compte à rétablir la roture.
En vérité, j’ai joué un rôle de dupe, si je n’y regarde qu’avec l’œil de la raison
humaine. J’ai défendu le capital sans avoir eu jamais un sou d’économies, la propriété
sans posséder un pouce de terrain, l’aristocratie, et j’ai à peine pu rencontrer deux
aristocrates ; la royauté, dans un siècle qui n’a pas vu et ne verra pas un roi. J’ai
défendu tout cela par amour du peuple et de la liberté, et je suis en possession d’une
réputation d’ennemi du peuple et de la liberté, qui me fera « lanterner » à la
première bonne occasion. Cependant ma pensée est droite et logique : mais j’ai trop
cru au devoir, et j’en ai trop parlé.
C’est la seule chose qui me console, quand je considère, hélas ! tout ce que je n’ai
pas fait.
J’ai quelque idée que, si Veuillot vivait encore, il préférerait le moment où nous
sommes, malgré ses misères inouïes, à l’époque de la monarchie de Juillet ou aux dix
dernières années du second Empire. Il verrait avec espoir la fin prochaine de ce qu’il a
le plus haï, la fin du parlementarisme bourgeois et du catholicisme libéral, et de
malentendus et de mensonges également compromettants pour la liberté et pour la
religion. Plus menaçante, la situation actuelle lui paraîtrait plus nette. Il serait
content, comme Ajax, de combattre dans plus de lumière, fût-ce dans une lumière d’orage.
Il penserait que le rationalisme révolutionnaire, étant plus près de porter ses derniers
fruits, est plus près de se juger lui-même par là, et que de sa tragique banqueroute
peut sortir notre salut.
Certaines inquiétudes morales de ce temps lui sembleraient d’un heureux augure : il les
jugerait semées dans les esprits par une suprême « prévenance » de la bonté divine. Il
prendrait enfin son parti, sans trop le dire comme fait le Souverain Pontife tout le
premier de la destruction du pouvoir temporel, qu’il sentirait voulue de Dieu. Il
comprendrait que cette destruction et l’affaiblissement de ses liens avec le
gouvernement politique des peuples est moins pour l’Église une perte qu’un allègement ;
que le catholicisme reprend ainsi son vrai caractère, et que l’annonce de l’éternelle
« bonne nouvelle » en peut devenir plus libre et plus efficace. Il n’aurait pas de peine
à conformer son apostolat à ce nouvel état de choses ; et, en s’inquiétant avec une
charité grandissante de l’âme des petits et des ignorants, il n’aurait pas à changer son
attitude…
Voilà bien des raisons pour l’aimer. Mais, si vous lisez sa Correspondance, vous ne vous en défendrez plus du tout. Vos préjugés contre
l’homme, si vous en avez, tomberont. Cette correspondance me paraît être, avec celle de
Voltaire pour des raisons combien différentes la plus qu’ait laissée
un homme de lettres1. Là, vous le connaîtrez tel
qu’il est, et tout entier. Vous serez étonné de la prodigieuse activité de ce cerveau et
de la parfaite bonté de cette âme. Vous y goûterez autre chose qu’un plaisir
d’amusement, car l’homme, le chrétien et le publiciste ne se séparent guère chez
Louis Veuillot, et des idées d’importance et toute sa vie publique s’entrelacent, dans
ces causeries, aux détails de ménage et de pot-au-feu. Mais surtout les « lettres à sa
sœur » vous seront un délice. (Je voudrais mettre aussi à part les lettres à Olga de
Ségur, plus tard comtesse du Pitray.) Vous y aimerez tout : le naturel, la simplicité
des mœurs, la bonhomie, l’esprit, le comique, — ce comique invincible qui secouait sur
sa base mon bon maître Sarcey, un jour que j’étais chez lui et qu’il lisait le morceau
sur les douches ascendantes, à moins que ce ne fût la conversation avec le dentiste ; —
et les portraits et les paysages en trois coups de plume, et mille traits spontanés d’un
pittoresque intense ; et toutes les vertus que trahissent ces libres expansions, la
fierté, le désintéressement, l’indépendance, l’éloignement du monde, la douceur
patriarcale envers les serviteurs, et la charité, et les larges aumônes, et la
libéralité (« … N’oublie jamais qu’un chrétien doit être humble, mais magnifique. » À son Frère, I, page 284) ; et la grâce partout répandue, et, — comme il
ne visite guère en voyage que des chrétiens comme lui et des gens d’église ou de couvent
un sentiment difficile à comprendre pour les profanes, le sentiment d’une sorte de
franc-maçonnerie spirituelle, d’une sécurité sereine et très douce dans la communauté
des croyances. Vous estimerez la beauté simple de sa vie domestique, la profondeur de
ses affections familiales, et son immense labeur, et son courage allègre à le porter.
Vous penserez que celui-là fut un vaillant et un tendre. Et vous connaîtrez quelle forte
vie intérieure eut ce grand homme d’action ; vous verrez comment il porta la douleur (il
perdit en quelques années sa femme et trois filles, et une des deux autres se fit
religieuse), et vous jugerez comme moi que les lettres qu’il écrit sur ses filles mortes
et à sa fille cloîtrée sont de purs diamants de spiritualité, atteignent au sublime du
sentiment religieux et sont assurément parmi les plus incontestables chefs-d’œuvre de la
prose chrétienne, — et de la prose sans épithète. J’ose dire qu’aux heures douloureuses
il y eut, chez Louis Veuillot, de la « sainteté ».
Il y eut aussi de l’« humanité », et largement. Prenez à la fois le mot dans le
meilleur sens, et dans l’autre. Il faut pourtant bien que je finisse par avouer au
moins une fois que, dans l’échauffement de la lutte, Veuillot eut des violences, des
injustices, et des erreurs à demi volontaires sur la qualité morale des personnes contre
qui il combattait. Plus d’une fois il m’a désolé par la façon dont il traite des gens
pour qui j’ai de l’indulgence, de la sympathie, ou même du respect Mais il eut en même
temps des « faiblesses » charmantes. Une de celles dont je suis le plus touché, c’est
son amour pour la littérature. Il écrit un jour à sa sœur : « Tout pour Pierre (le
pape), rien pour Pétronille (la littérature). Seigneur ! vous savez si j’ai
aimé cette femme-là. »
Oh ! oui, il l’a aimée avec crainte, avec remords ; car il savait bien qu’aux yeux
d’un chrétien elle ne doit être qu’un instrument : mais, tremblant toujours de l’aimer
pour elle-même, il l’adorait avec d’autant plus de passion. Il lui arrivait à chaque
instant d’être séduit comme artiste par ce qu’il était tenu de réprouver comme
chrétien ; et de là de réelles angoisses.
Son goût, lorsqu’il reste spontané, est à la fois très large et très pur. Il a eu cette
chance que, n’ayant point fait d’études régulières, il a pu aborder les classiques d’une
âme libre et neuve et, par suite, les sentir du premier coup. Et, comme un grand nombre
d’entre eux sont plus ou moins pénétré d’esprit chrétien, il ne fut pas trop gêné
ensuite par ses croyances dans les jugements qu’il porte sur eux. Le chapitre de
critique, ensemble chrétienne et impressionniste, qui termine Çà et
là, est excellent et original. Veuillot nous y fait l’histoire de ses lectures. On
y voit en plein ses préférences instinctives. Il aime Corneille, et surtout le Cid, Racine, et surtout Phèdre ; plus tard, les
tragédies de Racine le faisaient pleurer, ce dont je lui sais particulièrement gré, et
il écrivit, dans les Odeurs de Paris, des pages singulièrement
pénétrantes sur Britannicus. Dans Saint-Simon, l’écrivain lui plaît, mais l’homme lui
est odieux. « … Certes ses Mémoires sont un beau pays, et plantureux à
merveille : mais il y a des fondrières et des bêtes venimeuses, et je n’aime pas à me
promener en compagnie de ce duc enragé … Tout le jour courbé comme le plus souple
courtisan, il éponge les souillures et les scandales ; il se sature et, le soir, il
dégorge en flots de lave… Il se cache, il fabrique ses prétendues histoires en secret
comme on fabrique de la fausse monnaie … On ne connaît aucun autre exemple d’une telle
force ni d’une telle lâcheté… » Lisez tout le morceau, qui est superbe, et où se révèle
une fois de plus une âme vraiment noble et bonne (j’y reviens toujours). — Il adore
Sévigné et lui passe tout. Chose remarquable, il aime peu Molière et son naturalisme ;
il le voit déjà comme le verra M. Brunetière. Il n’aime pas La Rochefoucauld (« c’est un
précieux peu aimable et peu sincère ») ; ni Montaigne. Il aurait plutôt un faible secret
pour Rabelais. Il témoigne plus de respect que d’affection à Pascal, dont la foi est
trop inquiète pour lui. Mais, Gil Blas est « le premier livre qui le
dégoûta de la littérature du XVIIIe siècle ». L’écrivain qu’il aima
le plus quand il commença à savoir lire, ce fut La Bruyère, et son style en demeura pour
toujours imprégné. Devenu chrétien, il fut plein de Bossuet. Vous entrevoyez ses
naturelles origines littéraires. Veuillot est un classique, d’« écriture » à la fois
traditionnelle et audacieuse.
Du XVIIIe siècle, il exècre, et comme chrétien et, par suite, comme
littérateur, à peu près tout, — sauf les romans de Mme Riccoboni.
Tout ce qu’il peut accorder à Voltaire, c’est que « sa prose est jolie ». Sur
Chateaubriand : « Il a tenu et mérité une grande place, mais ce n’est pas mon homme. Ce
n’est ni le chrétien, ni le gentilhomme, ni l’écrivain tels que je les aime ; c’est
presque l’homme de lettres tel que je le hais », etc.
Sur les écrivains du XIXe siècle il est partagé presque
douloureusement. Il n’en est presque pas un sur qui son jugement ne soit double, selon
les ouvrages, et aussi selon qu’il les juge davantage avec sa conscience ou avec son
goût. Je n’apporterai en exemple que ce qu’il dit de Sand et de Hugo. Il a, sur la
philosophie de George Sand, sur ses femmes émancipées et sur ses catins penseuses, des
railleries impayables et impitoyables :
… Il paraît à la comtesse, dès le second entretien, que cette infinie vague, dont le
sentiment la tourmente, prend des épaules et qu’elle sait à quoi s’en tenir …
Guillaume est taillé en valet de ferme ; et, je le jure, la comtesse Isidora
l’estimerait mince penseur s’il était fluet.
Mais, là même, il a des indulgences :
… C’est toujours George ; et, l’histoire commencée, je suis allé jusqu’au bout.
Daniel (Stern) ne me mènerait pas si loin.
Et, après avoir conté l’histoire de la courtisane Afra, qui devint chrétienne et fut
martyre :
Mets de côté ta passion, tes systèmes et tes livres, ô, George. J’en appelle à cette
meilleure part de toi-même, qui t’élève quelquefois au-dessus de tant de misères, j’en
appelle à ton génie, qui t’a permis souvent de voir, de sentir et d’admirer ce qui est
grand et beau, et pur. Que dis-tu de cette courtisane ? Ne trouves-tu pas, comme moi,
qu’elle vaut bien ton Isidora, et que la foi chrétienne s’entend à relever les âmes
encore mieux qu’Helvétius et Rousseau ?
Et ailleurs, et à diverses reprises, il déclare carrément : « Mme Sand est un grand
écrivain. »
De même, personne n’a sans doute, à l’occasion, déchiqueté Victor Hugo avec plus de
férocité. Mais, à considérer l’ensemble de ses appréciations, il lui rend justice.
N’est-ce pas Veuillot qui a dit que la Chanson des Rues et des Bois
est « le plus bel animal de la langue française » ? Il a parlé dignement, et des Contemplations, et de la première partie des Misérables. Et un jour, en 1870, s’étant remis à feuilleter l’œuvre de l’énorme
poète, il écrit magnifiquement :
M. Hugo a été « l’homme moderne » plus qu’aucun autre contemporain. Entre ceux qui
n’ont qu’un cerveau et ceux qui n’ont que des sens … il est l’homme vrai… On ne trouve
point cela chez Lamartine, qui est un orgue ; ni chez Musset ni est un oiseau …
M. Hugo est plein de feu, de sang et de larmes. Il se sent vivre et il se sent mourir
… Il prend l’énigme au sérieux ; il va au sphinx, il l’interroge parmi les débris de
ceux qui furent dévorés. Il a été vaincu… Quiconque voudra l’étudier le plaindra. Il
est plus vaincu que d’autres parce qu’il pouvait mieux vaincre. Les ossements qu’il a
laissés sont d’un géant.
Et vous comprendrez mieux la magnanimité de ce jugement, si vous vous souvenez du vers
abominable où Victor Hugo avait insulté Louis Veuillot dans sa mère.
Vers la fin du joli chapitre de critique de Çà et là, Veuillot, après
quelques jugements sévères sur la littérature de ce temps, rentre en soi :
Je ne crains pas que l’on m’ahonte en m’opposant à moi-même le peu que je vaux. Je
connais ma faiblesse. Si je n’aimais la vérité, je me condamnerais au silence ; mais
la vérité a encore sa force dans les plus humbles voix, et elle commande la hardiesse
aux plus humbles esprits. Sa lumière me remplit d’une aversion sans borne pour les
chefs-d’œuvre d’un art ou je ne suis qu’un pauvre vieil écolier, lorsque ces
chefs-d’œuvre n’ont pas la marque du vrai…
Cette aversion avait ses défaillances. Veuillot céda souvent à la tentation de
pardonner beaucoup au talent. Il aima Musset, il ne détesta point Gautier ; il adora
Sainte-Beuve, sans le dire tout à fait. Et que d’autres on sent qu’il n’ose pas aimer !
Je crois bien qu’il ne fut sans entrailles, même littéraires, que contre Renan. Et je
songe : « Quel pauvre être de volupté suis-je donc, moi, pour aimer à la fois, — et
peut-être également, — Renan et Veuillot ! »
Telle fut, chez le bon soldat de Pierre, la secrète morsure de passion pour
« Pétronille » qu’il glissa au plaisir et qu’il trouva le temps d’être lui-même, on le
sait, poète et romancier.
Ses vers (les Satires et les Couleuvres) sont
intéressants, souvent très beaux. Mais, quand ils le sont, c’est généralement à la façon
de très belle prose. C’était le caprice d’un esprit curieusement « traditionnaliste »
que de ressusciter ainsi la vieille satire en vers, après que le lyrisme romantique
avait ruiné les « petits genres » et que le journalisme les avait rendus inutiles.
Veuillot procède des versificateurs du XVIIe et du XVIIIe siècle, avec, seulement, une rime plus nourrie, un vocabulaire plus
riche, un peu plus d’images et, comme il était naturel, l’accent d’aujourd’hui.
Toutefois vous trouverez, du moins dans la première partie des Satires, un rien de pédantisme classique, trop de métaphores héritées des satires
littéraires de Boileau, trop de « sifflets » et le pli trop fréquent de renvoyer les
mauvais au auteurs sur les quais ou chez l’épicier. En revanche, — et cela surtout dans
les Couleuvres et dans les poésies du premier volume de Çà et là, — de beaux coups d’aile, un peu brefs ; quelques sonnets merveilleux
de relief et d’énergie incisive ; une abondance de verbes, ou de « vers dorés ». Que
dites-vous de ceux-ci (A un jeune homme) :
En somme, exception faite pour trois ou quatre pièces (la Pâle jeune Veuve
…, J’ai passé quarante ans, le Cyprès, et l’admirable Epitaphe), c’est plutôt dans sa prose que Veuillot est proprement poète,
souvent grand poète. Il est remarquable qu’une de ses meilleures pages en vers soit
celle où il définit la prose, page succulente et que Sainte-Beuve prisait si haut :
Ajoutez que Veuillot ne s’en faisait pas accroire. Il parle de sa manie rimante avec un
mélange de modestie à demi sincère et d’inquiétude tout à fait plaisante et
« gentille ».
Romancier, il était fort empêché et se chargeait lui-même de prohibitions et de
chaînes. D’abord, il n’avait aucune illusion sur l’amour. « Tout ce que j’ai pu observer
de cette fameuse passion de l’amour tant célébrée, me persuade que sa forme la plus
fréquente et la plus saisissable est la jalousie … L’amour est, au fond, un très vif
sentiment d’adoration pour soi-même … » Il croyait d’autre part que, si on lisait moins
de romans, il y aurait, heureusement, moins d’amoureux. Mais au reste il savait le
pouvoir contagieux de presque toutes les peintures des passions humaines. Ainsi, il se
retranchait volontairement la plus grande part de la matière ordinaire des romans et des
drames. Il se condamnait au roman chrétien, au roman d’édification.
Il est très vrai qu’un roman d’édification peut être sincère, émouvant, vivant.
Seulement, le public ne le croit pas ; beaucoup de chrétiens même s’en défient par
avance. Une des nombreuses étrangetés de ce temps, c’est que le catholicisme soit à peu
près absent de la littérature d’un peuple dont la très grande majorité professe encore,
s’il la pratique peu, la religion catholique. Mais le plus étonnant, c’est que ce fut
ainsi dès le XVIIe siècle, dès le XVIe, et même
avant.
Si, pour les neuf dixièmes des « fidèles », la foi n’était chose d’habitude et de
convenance, sans nulle action sur la vie morale, il devrait pourtant leur sembler
naturel que, dans une histoire de passion combattue, la prière, le chapelet, la messe,
la confession même tinssent une place notable. Car, pourquoi, je vous prie, la lutte
serait-elle moins intéressante et moins tragique entre le scrupule religieux et la
passion qu’entre la passion et, par exemple, les affections de famille ou le sentiment
philosophique du devoir ? Ne peut-il tenir autant d’émotion, de trouble, de douleur, de
faiblesse et d’effort, et de « drame » enfin, dans l’examen de conscience d’un
catholique tenté que dans le monologue d’Auguste ou dans celui d’Hermione ?
Veuillot le pensait, et il osa en courir l’aventure. L’Honnête femme
paraît un roman excessivement bizarre, tout simplement parce que c’est un roman
catholique. Ce n’est autre chose que l’histoire d’un Joseph dévot et d’une dame Putiphar
circonspecte, dans une petite ville de province. Joseph est toujours ridicule, quoi
qu’il fasse : jugez quand il se confesse ! Or, Valère se confesse afin de trouver, dans
l’absolution, la force-de résister aux entreprises d’une femme mariée. Le sacrement de
pénitence est le ressort principal de l’action ; le drame tourne sur ce mot : Absolvo te in nomine Patris. Cela se peut-il souffrir ? Sainte-Beuve
lui-même ne se tient pas de traiter Valère de dadais … Et cependant, si je ne m’abuse,
il y a peut-être, aujourd’hui encore, des âmes qui croient à la révélation, au péché, à
la grâce et à tout ce qui s’ensuit, et qui luttent, avec larmes et déchirement, contre
elles-mêmes, et qui cherchent le secours où Dieu leur a dit qu’elles le trouveraient.
Leur trouble, et leur angoisse, et leur courage, et leur espoir et, si vous voulez, leur
illusion sont ils donc en dehors de l’humanité ? Et, parce que vous n’avez pas leur foi,
vous sont elles plus incompréhensibles et plus étrangères que les âmes de l’antiquité
orientale ou hellénique ?
Il paraît que oui ; et je vous abandonne donc ce sacristain de Valère, qui, chaste
comme l’Hippolyte d’Euripide, est évidemment plus grotesque, étant catholique romain.
Mais, si cette figure vous offense, d’autres ont de quoi vous retenir. Lucile est un
type très vrai, et très finement étudié, de reine de petite ville et de coquette
hypocrite et prudente. Je l’appellerais Mme Tartufe, si elle n’était d’esprit laïque.
Dans la scène de la clairière, quand elle se déchaîne et laisse éclater, sincère enfin
et secouant sa fausse vertu, ce qu’il y a dans son coeur bourgeois de désir brutal,
d’égoïsme et de « concupiscence » toute crue (car c’est là, pour Veuillot, le résidu de
l’amour proprement « passionnel »), je vous assure que c’est très beau. Il est clair ici
que Lucile souffre, et l’auteur, malgré tout, a pitié d’elle. Veuillot a refait, et très
bien, la scène de Didon et d’Énée avant la grotte et avec une autre Rome à l’horizon.
N’importe, il y a dans cet entretien une flamme sombre et des motus
deordinati, et plus sans doute que l’écrivain ne l’a voulu. Nous avons beau
faire : nous ne détestons pas assez Lucile. Lui non plus peut-être. Il est rentré un
instant, bon gré mal gré, dans le roman profane. C’est que la Réalité est une grande
païenne …
Un autre endroit a de la grandeur : c’est lorsque le curé de Marsailles, ayant absous
Valère, s’agenouille à son tour ; se confesse à son pénitent, le remercie de
l’avertissement courageux qu’il a reçu de lui sur ses prudences de prêtre-fonctionnaire…
Mais vous trouverez que ce sublime-là sent trop la calotte, et vous préférerez sans
doute ce doux entremetteur d’abbé Constantin. Je ne vous signalerai donc plus que les
vifs croquis des notables de Chignac, tracés, je l’avoue, du temps de Paul de Kock, mais
vingt ans avant Madame Bovary. Et enfin, il y a Veuillot lui-même, « le petit
journaliste », que je vous ai présenté au commencement de cette étude.
Veuillot s’exprime modestement sur l’Honnête Femme :
Œuvre d’un jeune homme, d’un converti … ce livre appartient pleinement à la classe
des fruits verts. Il est gauche, prêcheur, rigoriste, involontairement entaché
d’imitation …
Oui ; et, avec cela, qu’il est curieux !
Mais le chef-d’œuvre, la merveille des merveilles, ce sont les quarante premières pages
de Çà et là : C’est l’histoire tout unie d’un mariage chrétien. Idylle
franchement pieuse, effrontément édifiante, et exquise cependant. Un jeune homme est
présenté par un bon prêtre chez de bonnes gens qui ont une fille à marier. Elle est
bonne, timide, pudique ; il est bon, sérieux, un peu inquiet. Il hésite, fait sa
demande, est agréé. Rien d’, sinon la rencontre de la sévérité du fond et
de la grâce infinie de la forme. Il s’en dégage une conception très belle, — puisque
c’est la conception chrétienne, — de l’amour et du mariage, et cette idée que l’amour
n’est pas du tout la passion, et cette autre idée que le mariage ne diffère pas
essentiellement d’une « prise d’habit » à deux, et que c’est par là qu’il est grand et
qu’il est doux. Vous serez surpris de certaines réflexions des deux fiancés : « Je vais
donc me marier, se dit Marianne. Voilà mon sort fixé, je ne serai pas religieuse. Que la
volonté de Dieu soit faite ! » Selon Silvestre, « le renoncement au monde ne devait
guère, en quelque façon, être moins absolu pour l’épouse chrétienne que pour la
religieuse. » D’autres remarques vont loin :
… On eût étonné Marianne en lui disant que l’instinct qui souffrait en elle n’était
autre que la fierté. Elle ne se trouvait pas entièrement libre en cette rencontre.
Mais rien ne l’avait amenée à réfléchir sur les préjudices que l’organisation présente
de la société apporte aux privilèges de l’âme, et, par un autre instinct plus parfait
dans son coeur et plus connu, elle se soumit humblement à ce qu’elle regardait comme
la condition nécessaire de la femme, qui lui ôte le droit de choisir et ne lui laisse
que tout juste celui de refuser.
Cette histoire est, quant au fond, précisément le contraire des romans de la bonne
Sand. Et cela reste suave, d’une onction mêlée de beaucoup d’esprit qui ne se cherche
pas, d’observation exacte, même de pittoresque. Nulle trace de fadeur dans ces
fiançailles si austères et si blanches.
C’est que Louis Veuillot est poète éminemment. Une bonne moitié du Parfum et de Çà et là en témoigne. Lisez, dans Çà
et là, les chapitres intitulés Dans la montagne, la Plage, et
la Campagne, la Musique et la Mer. Il était très
sensible à la musique, très amoureux de Mozart et de Beethowen. Sa pente était au rêve
mélancolique et tendre. Rêve toujours surveillé par sa conscience de chrétien ; car
c’est dangereux, la nature et la musique, et la mélancolie, et même la tendresse. Mais
souvent on devine que ses luttes et ses haines lui pesaient et que, sans cette
surveillance virile qu’il exerçait sur son âme, il eût aisément glissé à la
contemplation chantante, comme un simple poète lyrique, ou à l’indulgence universelle et
inactive, et à la douceur des larmes oisives, de celles dont on jouit comme d’une
volupté et qui ne purifient point. La poésie n’est pas toujours absente de son œuvre
même de polémiste. Du moins on la sent, par endroits, toute proche, et je pense que
Veuillot est le seul de nos grands journalistes de qui cela se puisse dire.
On sait et on convient qu’il fut un remarquable écrivain : est-on persuadé qu’il est de
tout premier rang, et par l’importance des idées qu’il a traduites, et par la perfection
de la forme ? Ce n’est point sans doute un méconnu ; mais il n’est pas connu tout
entier. Dans ce dur monde, on gagne, du moins un temps, à être du côté des plus forts ;
et Veuillot, catholique, fut de l’autre.
Entre les écrivains qui comptent, Veuillot me paraît celui qui est le mieux dans la
tradition de la langue, tout en restant un des plus libres, des plus personnels. Il
n’apprit le latin qu’à vingt-cinq ans mais il était nourri de la moelle de nos
classiques. Il est soucieux de pureté et même de purisme, jusqu’à faire volontiers la
leçon aux autres là-dessus, — mais d’un purisme large et dont les informations remontent
au moins jusqu’au xvie
siècle. Il est aussi préoccupé, et
presque à l’excès, de l’harmonie du style, très rigoureux sur ce point, sévère aux
cacophonies (cf. Odeurs de Paris, page 213). Sa prose est
impeccablement musicale ; et, quand il sortait de la polémique et écrivait pour son
plaisir, il aimait à cadencer sa pensée en des sortes de strophes attentivement rythmées
(Çà et là, deuxième volume ; le Parfum de Rome). Au
reste, une souplesse incroyable, une extrême diversité de ton et d’accent depuis la
manière concise, à petites phrases courtes et savoureuses, et depuis la façon liée,
serrée, pressante du style démonstratif, jusqu’au style largement périodique de
l’éloquence épandue, et jusqu’à la grâce inventée et non analysable de l’expression
proprement poétique…
Bref, il me semble avoir toute la gamme, et la grâce et la force ensemble, et toujours,
toujours le mouvement, et toujours aussi la belle transparence, la clarté lumineuse et
sereine. Je note seulement, dans la prose de ses dernières années, quelque abus de
l’antithèse et des facettes, du parallélisme verbal et même des allitérations, et aussi
un peu de trépidation et de halètement, un je ne sais quoi par où il rejoint Michelet…
Somme toute, je n’hésite pas un moment à le compter dans la demi-douzaine des très
grands prosateurs de ce siècle.
Et il en est le grand catholique ; pour un peu je dirais le seul. Il a dégagé le
catholicisme de tout ce qui n’est pas lui, s’étant gardé soit de le compromettre avec la
Révolution, soit de prétendre le ramener, comme d’autres « épureurs » de religion, au
christianisme des premiers temps. Veuillot l’a pris tel qu’il est, avec sa hiérarchie,
avec ses doctrines autoritaires en politique, même avec les us et traditions qui, pour
les inattentifs et les superficiels, paraissent s’éloigner de l’esprit de l’Évangile. Il
l’a pris, dis-je, tel que son développement historique l’a fait, parce que ce
développement est divin.
Lacordaire, Montalembert, Falloux, Dupanloup sont, auprès de Veuillot, des catholiques
à tendances hérésiarques. Ceux-là ont des faiblesses pour l’œuvre de la Révolution : ils
se figurent que l’égalité civile, la liberté politique, le régime parlementaire, le
suffrage universel sont, peu s’en faut, choses évangéliques. Veuillot, non : il ne pense
point que ces institutions soient nécessaires aux âmes ni excitatrices de la bonté
humaine, ni qu’elles soient même d’un secours sérieux pour l’amélioration matérielle du
sort des pauvres. Il est persuadé et a constamment tâché d’établir que la Révolution est
essentiellement rationaliste, c’est-à-dire impie, au surplus purement bourgeoise ;
qu’elle n’a profité qu’aux classes moyennes : curée pour celles-ci, mystification pour
le peuple ; et qu’elle a rendu la vie plus lourde aux petits en leur enlevant ce qui
était l’allégement et faisait la dignité de leur condition. La Révolution est, pour
Veuillot, la dernière des hérésies. Et c’est ainsi que, comme je l’ai déjà remarqué,
Veuillot, du moins par ses négations, est moins loin du socialisme, si énergiquement
qu’il l’ait combattu, que du libéralisme bourgeois.
Bref, il croit que la philosophie ne peut rien pour le bonheur, même terrestre, des
hommes (car le matérialisme les dispense de se contraindre, et le spiritualisme ne peut
que le leur conseiller, sans leur en apporter les moyens). Reste donc l’Église. Seule
elle peut « sauver » le monde, même selon la chair : car seule elle a qualité pour
enseigner à la fois au peuple la résignation, et le sacrifice à ceux qui sont au-dessus
du peuple.
Veuillot est un grand rêveur. Misanthrope à l’égard du présent, il est d’un optimisme
fou dans le passé et dans l’avenir.
Le passé, il le transfigure ; il voit le moyen âge et l’ancien régime comme il lui plaît
de les voir. Il ne doute point que le moyen âge n’ait connu la fraternité divine dans
l’inégalité apparente des conditions et n’ait presque réalisé l’unité morale nécessaire
au bonheur universel. Lui si doux, il absout dans les âges écoulés la répression de
l’hérésie, surtout parce que l’hérésie lui paraît attentatoire à cette indispensable
unité. Il oublie ou méconnaît les brutalités, les cruautés, les vices, l’affreuse
misère ; il oublie que les hommes, même alors, ne furent que des hommes.
Et c’est du même regard visionnaire qu’il considère l’avenir. Évidemment, si tous les
pauvres et si tous les riches étaient de vrais chrétiens, la question sociale serait
résolue du coup, et toutes les autres pareillement. Il n’y faudrait que deux petites
conditions : il faudrait que tous les hommes, dans l’univers entier, eussent la foi ; et
il faudrait que la foi communiquât forcément aux croyants la vertu et la
bonté. Ce poète est donc plein d’illusions, et, parfois, d’illusions « à
rebours ». S’il doit à l’intransigeance même de sa foi des vues profondes sur l’histoire
contemporaine et des clairvoyances terribles sur les personnes, il lui arrive aussi de
se tromper fâcheusement sur elles, de nous surfaire leur perversité, et de perdre, pour
ainsi parler, la notion du vrai humain. Il a eu, souvent, de la peine à comprendre que
l’on pût ne pas croire au surnaturel, et à son surnaturel à lui, sans être un démon
d’orgueil ou d’impureté. S’il avait vécu assez longtemps pour qu’un peu de ma prose
parvînt jusqu’à lui, j’aurais voulu, après quelque article où il m’aurait traité de
simple Galuchet, le prendre à part et lui dire :
- — Non, je vous jure, ce ne sont point « mes passions » qui m’ont ravi la foi : je
ne leur obéis pas toujours ; et, en tout cas, le prêtre m’absoudrait si j’avais la
volonté de mieux vivre. Et ce n’est pas non plus la « superbe de l’esprit ».
Sincèrement, je ne me sentirais pas diminué si je croyais ce que Pascal, Racine et
Bossuet ont cru. Je suis humble, ou j’y tâche. L’humilité est un sentiment très
philosophique : c’est l’acceptation de notre être comme il est, c’est-à-dire
nécessairement inférieur et incomplet. Je ne suis pas un « libre penseur », car c’est
une grande sottise de s’imaginer que l’on peut penser librement. Et notez bien que
vous, je vous comprends, je vous aime, je vous pardonne tout. Et j’aime les saints,
les prêtres, les religieuses — non par une affectation de « largeur d’esprit » ou par
une espèce de niaise et suffisante coquetterie morale. J’aime réellement presque tout
ce que vous défendez, et je le défendrais moi-même à l’occasion. Mais enfin, si je ne
puis aller au-delà de ce sentiment ?
Vous me direz : « Cherchez la vérité ; instruisez-vous. » Hélas ! tous vos arguments,
je les connais ; pendant les six années de catéchisme de persévérance qui ont suivi ma
première communion, j’ai entendu réfuter toutes les hérésies, sans compter les schismes.
Vous reprendrez : « Alors le mal est dans votre coeur et dans votre volonté. » Mais,
voyons, est-ce que, sérieusement, vous me regardez comme un méchant ? Comprenez donc un
peu ! La « grâce », je le vois bien, vous a fait une seconde nature, mais est-ce que
vous ne l’oubliez pas quelquefois ? Est-ce qu’il n’y a pas eu des moments où, loin de la
lutte, aux champs ou sur la grève, ou bercé par la musique, il vous semblait étrange que
vous fussiez Louis Veuillot, rédacteur en chef de l’Univers, voué,
dans un coin de la planète, à la tâche d’anathématiser des hommes comme vous à cause de
certaines affirmations, inconcevables et incontrôlables, sur le monde et la cause
première ; des moments où vous ne vous voyiez plus vous-même que de loin, où il vous
paraissait à la fois incompréhensible et doux de vivre ? Et est-ce qu’il n’y a pas eu
d’autres moments encore, des moments d’angoisse mortelle et d’universel dégoût, où vous
admettiez presque que l’on pût totalement désespérer et où vous n’étiez retenu dans
votre foi que par une habitude d’âme ?
Dans ces heures-là, heures d’humaine détente ou d’humaine détresse, est-ce que, ayant à
me juger, vous m’eussiez envoyé, vous, au feu éternel ? Considérez que je suis justement
dans l’état où fut, assez longtemps encore après votre conversion, votre frère Eugène
que vous aimiez tant, et qui, je suis tenté de le croire, se convertit, d’abord, un peu pour vous faire plaisir et pour que vous le laissiez tranquille.
Considérez aussi qu’un dixième ou un vingtième seulement des habitants de notre petit
astre sont guidés (et, parmi eux, combien y réfléchissent ?) par le symbole de Nicée et
les définitions du concile de Trente et que, depuis trois siècles, ce nombre va
décroissant. Considérez enfin que, selon votre orthodoxie même (est-ce que je me
trompe ?), Dieu a créé la plupart des hommes, non sans doute pour qu’ils fussent damnés,
c’est-à-dire éternellement méchants et malheureux, mais sachant qu’ils le seraient.
C’est là une idée si épouvantable… que, justement à cause de cela, on finit par se
tranquilliser.
Mais, par cela même qu’il y aura toujours, et forcément, des hommes comme moi — et de
bien pires — et en très grande quantité, — vous ferez sagement de renoncer, pour
aujourd’hui, à la partie terrestre de votre rêve. C’est ce que vous faites d’ailleurs
assez volontiers : maintes fois, à la façon des anarchistes, quoique dans une autre
pensée, vous prédisez, vous appelez de vos vœux le « chambardement général »… Le plus
probable cependant, c’est que la condition humaine s’améliorera peu à peu par la bonté,
mais par la bonté simplement humaine, et aussi par cette notion lentement répandue, que
l’intérêt de chacun se confond ou tend à se confondre avec l’intérêt de tous, et que
l’égoïsme est une duperie. Et le monde ira comme il pourra. Est-ce qu’on ne voit pas que
les sociétés même de brigands arrivent à s’organiser, à assurer à tous leurs membres une
vie supportable ? Nous avons des siècles devant nous. L’humanité pourra s’accorder dans
la résignation même à l’ignorance métaphysique, et dans le sentiment que votre solution,
à vous, est impossible. Seulement, nous profiterons de vos indications : nous serons
moins dupes de la « Déclaration des droits de l’homme » ; nous concevrons mieux que
c’est sur les cœurs qu’il faut agir et que l’apparente justice géométrique des lois
n’est rien si le désir de la justice et si la charité ne sont point en nous.
Les hommes ont horriblement souffert et ont été horriblement méchants, quoi que vous
disiez, même dans le temps où votre chimère d’une foi unique était le plus près d’être
une réalité. Alors ? Pourquoi n’essayerions-nous pas d’autre chose ? Vous seul êtes
logique, c’est entendu : mais, par exemple, pourquoi avez-vous raillé si durement ces
chrétiens qui, tout en partageant l’essentiel de vos croyances, en ont accommodé une
partie à l’œuvre purement humaine, toujours défaite et toujours recommençante, de
construction sociale qui se poursuivait autour d’eux ? On dirait que vous ne voulez nous
laisser le choix qu’entre le catholicisme universel (vous savez bien que ces deux mots
ne forment pas, hélas ! un pléonasme) — et l’anarchie, le « il n’y a rien ». N’est-ce
pas un peu imprudent ?
Mais aussi que cela est rare et fier ! Et que vous eûtes raison de vous entêter dans un
rêve qui vous a rendu, vous, si noble, si bon et si grand ! Je relis les vers que vous
écrivîtes, un jour, pour votre tombe :
Il voit ce qu’il a tant
rêvé. »
Laissez-nous embaumer votre mémoire, respectueusement, dans cette sublime épitaphe.
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