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… M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit,
grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation
avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement ; et
ainsi de suite. Toute une philosophie de l’histoire littéraire et, à la fois, toute une
esthétique et toute une éthique sont visiblement impliquées dans les moindres de ses
jugements. Don merveilleux ! Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous
les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne
le classe, et pour l’éternité. J’admire de bon coeur la majesté d’une telle critique. Si
tel de ses jugements particuliers paraît « étroit », comme on dit, ce n’est que par une
illusion ou un abus de mots : car toute une conception de l’esprit humain et de la
destinée humaine tient dans l’ampleur sous-entendue de ses considérants. Oui, cela est
beau. Mais en voici le rachat. Quelle tristesse ce doit être de ne plus pouvoir ouvrir un
livre sans se souvenir de tous les autres et sans l’y comparer ! Juger toujours, c’est
peut-être ne jamais jouir. Je ne serais pas étonné que M. Brunetière fût devenu réellement
incapable de « lire pour son plaisir ». Il craindrait d’être dupe, il croirait même
commettre un péché. Là est notre revanche à nous. Cela nous est égal de nous tromper en
aimant ce qui nous plaît ou nous amuse, et d’avoir à sourire demain de nos admirations
d’aujourd’hui. Consentant au plaisir, nous consentons à l’erreur. Mais d’abord nos erreurs
sont sans conséquence ; elles ne sont pas liées entre elles ; elles ne portent que sur des
cas particuliers : au lieu que si, d’aventure, M. Brunetière se trompait, ce serait
effroyable ; car, outre que son erreur aurait été sans plaisir, elle serait sans recours
ni remède ; elle serait totale et irréparable ; ce serait un écroulement de tout lui-même.
Or, il ne se trompe point, sans doute : mais enfin qui le jurerait Et ne dites pas non
plus que la critique personnelle, la critique impressionniste, la critique voluptueuse,
comme vous voudrez l’appeler, est bien pauvre vraiment et bien mesquine comparée à l’autre
critique, à celle qui fait entrer le ressouvenir des siècles dans chacune de ses
appréciations. Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste,
mais c’est laisser ce reste s’évoquer librement en nous, au hasard charmant de la
mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production
humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports, n’en point choisir et
presser un aux dépens des autres, respecter le charme propre du livre que l’on tient et
lui permettre d’agir en nous… Et comme, au bout du compte, ce qui constitue ce charme, ce
sont toujours des réminiscences de choses senties et que nous reconnaissons ; comme notre sensibilité est un grand mystère, que nous ne sommes
sensibles que parce que nous sommes au milieu du temps et de l’espace, et que l’origine de
chacune de nos impressions se perd dans l’infini des causes et dans le plus impénétrable
passé, on peut dire que l’univers nous est aussi présent dans nos naïves lectures qu’il
l’est au critique-juge dans ses défiantes enquêtes.
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… Il est, pour le moins, deux façons d’entendre la critique des œuvres littéraires.
Dans le premier cas, on cherche si l’œuvre est conforme aux lois provisoirement
« nécessaires » du genre auquel elle appartient, ou simplement aux exigences ou habitudes
de l’esprit et du goût latins, et, d’autres fois, si elle est conforme aux intérêts de la
moralité publique et de la conservation sociale. Ou bien, quand l’œuvre est d’importance
et qu’on veut « élever ses vues », on s’efforce de la situer historiquement dans une série
de productions écrites ; ou bien, on recherche quel moment elle marque dans le
développement, la dégénérescence ou la transformation d’un genre les genres littéraires
étant considérés comme un je ne sais quoi de vivant et d’organique, qui existerait
indépendamment des œuvres particulières et des cerveaux où elles ont été conçues… Cette
critique-là, qui n’est qu’une idéologie, exclut presque entièrement la volupté qui naît du
contact plein, naïf, et comme abandonné, avec l’œuvre d’art. Elle nous demande, en outre,
de continuels actes de foi. Et elle suppose, chez ceux qui la pratiquent, une grande
superbe intellectuelle, une extrême surveillance de soi, et comme une terreur de jouir
d’autre chose que des démarches, jeux et prouesses dialectiques de son propre esprit. On
m’a rapporté que l’écrivain incroyablement vivace et impétueux qui représente chez nous
cette école critique disait un jour à un confrère suspect d’indolence, d’ingénuité et
d’épicuréisme littéraire : « Vous louez toujours ce qui vous plaît. Moi, jamais ». Dur
renoncement apparent !… J’ajoute que cette critique ascétique et raisonneuse, difficile à
exercer supérieurement, est de ces emplois qui supportent le mieux une médiocrité
honorable.
L’autre critique consiste à définir et expliquer les impressions que nous recevons des
œuvres d’art. Elle est modeste ; toutefois, ne la croyez pas forcément insignifiante. Les
raisons qu’on donne d’une impression particulière impliquent toujours des idées générales.
On ne la peut motiver sans motiver à la fois tout un ordre d’impressions analogues. Et,
sans doute, le critique « impressionniste » semble ne décrire que sa propre sensibilité,
physique, intellectuelle et morale, dans son contact avec l’œuvre à définir ; mais, en
réalité, il se trouve être l’interprète de toutes les sensibilités pareilles à la sienne.
Et ainsi il n’y a pas de « critique individualiste ». Celle qu’on appelle ainsi, au lieu
de classer les ouvrages, classe les lecteurs (ou les auditeurs). Mais ne voyez-vous pas
que classer ceux-ci, c’est, au bout du compte, distribuer en groupes et juger ceux-là, et
qu’ainsi la critique subjective arrive finalement au même but que l’objective, par une
voie plus humble, plus couverte et peut-être moins aventureuse, puisqu’on est beaucoup
moins sûr de ses jugements que de ses impressions ?