Quelques « billets du matin. »
Paris, 24 avril 1889.
MA CHÈRE COUSINE,
J’ai voulu voir lundi, à l’Odéon, une des dernières représentations des Erinnyes. C’est très curieux. On goûte, en deux heures, des sensations extrêmes ;
car on peut dire qu’il y a un abîme entre la musique de Massenet et les vers de Leconte de
Lisle. C’est une tuerie préhistorique, accompagnée de flûtes voluptueuses, subtiles et
tendres. Le drame est beaucoup plus farouche que l’Orestie. Au siècle
dernier, les bons traducteurs, Letourneur ou Brumoy, accommodaient Shakespeare et Eschyle
à la française et demandaient grâce pour ce qu’ils leur laissaient de grossièreté et de
sauvagerie. Aujourd’hui, on retranche à Eschyle son humanité et sa charité, et, si l’on
pouvait, on ajouterait à Shakespeare des obscénités et des calembours. Et peut-être est-ce
une autre façon de ne pas comprendre.
C’est un homme assez singulier que Leconte de Lisle M. de Lisle, comme l’appellent ses
disciples Je vous ai fait lire les Poèmes barbares, ma chère cousine ;
et, quoique cette poésie soit peu faite pour plaire aux femmes, vous en avez aimé la
splendeur pure et froide, la philosophie si simple, si triste, si pleinement désenchantée.
Et sans doute vous vous êtes figuré là-dessus M. de Lisle comme un bouddhiste fourvoyé
chez nous, imperturbable de sérénité, et pour toujours revenu des mensonges de Maya.
Mais on n’en revient jamais tout à fait, vous le savez, ô ma cousine ! vous qui êtes un
des plus gracieux parmi ces mensonges. M. de Lisle (heureusement pour lui) est encore
dupe, comme nous, de l’universelle Illusion. Avec son masque olympien aux traits précis et
un peu durs, il n’est qu’un homme, et par suite, quelquefois, un enfant (de la façon dont
le sont les grands poètes, bien entendu). Et cela est très amusant à constater.
Ce bouddhiste est, sur un point au moins, l’homme le plus convaincu et le plus
intraitable. Il a, en poésie, les théories les plus hautes et les plus étroites. À ses
yeux, votre Musset, Madame, ce rimeur sans dignité qui pleure et se confesse devant tout
le monde, est bon pour les bonnetiers. M. de Lisle est, si je puis dire, passionnément
impassible.
Des gens qui le connaissent bien m’affirment que ce poète hautain, ce prêtre du néant,
est d’ailleurs très candide, très doux, un peu timide et ombrageux, sensible enfin — lui,
ce fakir à quelques-unes des vanités innocentes par lesquelles l’éternelle Maya nous
déçoit. Il ne lui a pas été indifférent, voilà deux ans, d’entrer à l’Académie. Au fait,
pourquoi n’en aurait-il pas été content ? Les mandarinats sont justement faits pour les
artistes qui, comme lui, ne peuvent être connus de la foule…
Mais tout d’abord il dissimula ses sentiments ; Cunacépa et la Vision de Brahma l’obligeaient à l’impassibilité. La première fois qu’il
fut convoqué à l’Institut, il dit : « Je n’irai point. Qu’irais-je faire, je vous prie,
parmi ces vaudevillistes et ces professeurs ? » Mais le jeudi suivant, il y alla. Il
revint enchanté, ayant fait des découvertes : « Mais ils sont très polis ! Mais ils sont
charmants ! Mon Dieu, il est évident que ce Nisard est intellectuellement le dernier des
hommes. Mais il est gentil, très gentil, je vous assure. » Et, à partir de ce jour-là,
M. de Lisle fut le plus régulier des académiciens. Voilà du moins ce que l’on m’a conté,
et peut-être le conteur y mettait-il un peu d’innocente malice.
M. de Lisle eut raison. Être un bon académicien, cela n’empêche point le monde d’être
mauvais et la mort bienfaisante, mais cela aide à passer le temps. Et, puisque tout est
vanité, nos contradictions sont sans conséquence. Et maintenant, ma cousine, si vous
voulez me faire plaisir, relisez le Manchy et la Ravine
Saint-Gilles.
Paris, 25 avril.
« Nous mourons tous inconnus. » Je crois, ma chère cousine, que ce mot est de Balzac.
C’est un des plus vrais qu’on ait écrits. Ainsi, vous, je vous ai vue naître ; je vous ai
fait jouer toute petite ; nous sommes de vieux et intimes amis, et vous m’avez souvent
fait l’honneur de me prendre pour confident. Eh bien, je ne suis pas du tout sûr de vous
connaître ; il y a continuellement des choses de vous que je n’avais pas prévues et qui me
déconcertent. Et peut-être est-ce ce qui reste en vous d’inconnu qui m’attache si
incurablement à vous…
M. Barbey d’Aurevilly vient de rendre à Dieu son âme généreuse et sonore de catholique,
de chouan, de dandy, de romantique et de mousquetaire. Or il meurt, après avoir écrit de
quoi faire quarante volumes, illustre et inconnu. Il meurt inconnu, après un demi-siècle
de conversations empanachées.
Car, d’abord, on ne saura jamais à quel âge il est mort, et s’il est né en 1807 ou en
1811. On ne saura jamais ce qu’il a fait pendant vingt ans de sa vie, de 1830 à 1850. Il
ne l’a dit à personne. Plusieurs prétendent qu’il tint à cette époque un magasin de
chasubles dans la rue Saint-Sulpice. Mais les preuves font défaut.
Enfin, on ne saura jamais si cet homme mystérieux soutenait un rôle (très noble et très
innocent, d’ailleurs), ou s’il fut sincère, ni dans quelle mesure il le fut et ce qui se
mêlait de gageure à sa sincérité ou de candeur à sa comédie.
Il emporte avec lui ces trois secrets.
Les chroniqueurs vont rappeler ses mots. En voulez-vous quelques-uns ? Je vous avertis
qu’ils perdent à être écrits. Ils valaient beaucoup par la voix, l’accent, le sang-froid,
la majesté du personnage.
Un ami le rencontre un matin, corseté et la taille cambrée suivant son habitude :
Il répondit :
Une fois, Barbey d’Aurevilly racontait qu’il avait connu dans sa jeunesse l’abbé de la
Croix-Jugan (le héros de l’Ensorcelée). L’abbé commandait alors je ne
sais quelle milice royale ; il était épouvantable à voir, le visage labouré de cicatrices
et les deux mâchoires soudées l’une à l’autre, en sorte qu’il ne pouvait parler.
Une autre fois, M. d’Aurevilly dînait en ville. Quand le domestique lui offrit la
poularde rôtie, il en prit un morceau avec ses doigts et le déposa sur la nappe. Il avait
cru, ne voyant plus très clair, que c’était du pain qu’on lui présentait. Lorsqu’il
reconnut sa méprise, il n’eut pas un moment de gêne ni d’hésitation, et dit
simplement :
Encore une, voulez-vous ?
Un soir d’été, Barbey d’Aurevilly se promenait avec Bourget aux Champs-Élysées ; ils
abordèrent par amusement une jeune personne qui se trouva être une écuyère du cirque, et
M. d’Aurevilly lui tint aussitôt des propos éblouissants et bizarres. La petite femme
trouva ce vieux si « rigolo » que, pour marquer sa joie, elle le saisit à bras-le-corps,
le souleva (car elle était robuste et râblée), le secoua en l’air comme un polichinelle
cassé, puis le reposa à terre en s’esclaffant. M. d’Aurevilly ne se troubla point pour si
peu de chose ; mais fort tranquillement et d’un air de dignité indulgente :
Paris, 28 avril.
M. Henry Becque publie, en deux volumes, son théâtre complet. Je viens de relire les Corbeaux. Je n’ai nullement retrouvé, dans cette comédie du maître, la
brutalité voulue ni la puérile férocité de ses élèves. La pièce est triste, mais
l’observation y est autrement équitable que dans les pessimisteries (si j’ose risquer ce
vocable) du Théâtre Libre. Songez que dans les Corbeaux, sur treize
personnages il y en a sept qui sont « sympathiques ». C’est là une jolie proportion ; et
plût au ciel qu’elle fût la même dans la vie réelle ! La petite Marie Vigneron est un type
de jeune fille tout à fait admirable. Enfin, si le second acte est forcément un peu aride,
le premier est un très cordial tableau d’intérieur bourgeois, et le quatrième contient des
scènes d’une émotion piquante. Le public a trouvé, il y a sept ans, que quatre femmes en
noir, toujours en scène, pendant trois actes entiers, avec des hommes d’affaires et des
hommes de loi pareillement en noir, cela faisait beaucoup de noir. Peut-être en
prendrait-il son parti, maintenant qu’on lui a dit sur tous les tons que la pièce était
originale et belle. J’aimerais beaucoup revoir une reprise des Corbeaux.
Tandis que je m’attendrissais sur les petites Vigneron, je songeais à toutes leurs sœurs
de misère, à toutes les pianistes et institutrices sans emploi qui pullulent sur le pavé
de Paris. Et je me suis rappelé un petit fait, terriblement éloquent, dont j’ai été
presque témoin et qu’il faut que je vous conte :
Dernièrement une dame de ma connaissance, qui a une petite fille de santé chétive et trop
délicate pour suivre des cours au dehors, fait mettre cet avis dans le Figaro : « On demande institutrice pour donner leçons de français dans une
famille ». Il s’en présenta, en huit jours, plus de trois cents. Il y en
avait, chaque matin, plein le salon, plein l’antichambre, et jusque dans l’escalier, qui
attendaient leur tour. La dame, un peu Yankee, se contentait de regarder leurs diplômes et
de leur demander leur prix. Une idée lui était venue : adjuger l’éducation de sa petite
fille à la moins exigeante. Elle trouva enfin une pauvre créature qui, pour huit heures de
travail par jour, réduisait ses prétentions à soixante francs par mois, sans la nourriture
ni le logement. — Ah ! les tristes dessous de notre délicieuse civilisation !
Paris, 30 avril
Cc billet, ma cousine, sera plus futile encore et plus inutile que les autres. Est-ce le
printemps qui m’incite à vous envoyer des vers ? Mais il faut absolument que je vous dise
trois sonnets que je sais depuis peu. Ils ont ce mérite d’être monosyllabiques. Chacun
d’eux n’est pas plus long qu’un seul vers de feu Lorgeril
L’un de ces sonnets est dû à la patiente collaboration de François Coppée et de Paul
Bourget. Il est intitulé : Profession de foi de Paul Bert. (Je n’ai pas
besoin d’ajouter que cette innocente plaisanterie a été imaginée avant la belle et triste
mort de notre premier gouverneur civil du Tonkin.)
Peu
(Ce dernier vers signifie, je pense : « Voilà ma proposition fondamentale, le thème que je soumets à vos méditations. Ne vous étonnez point, ma cousine,
qu’une poésie aussi condensée exige parfois un bout de .)
Le second quatrain conseille l’usage de la crémation :
(Crème, du verbe « crémer » pour « brûler ». Feu
fieu : enfant mort.)
Passons aux tercets :
Les deux premiers vers expriment le mépris des rois (Roi ! Quoi ?
c’est-à-dire : « Un roi ? Qu’est-ce que c’est que ça ? ») Les deux vers suivants
expriment le dédain des arts. (Louvre ? Rien ! c’est-à-dire : « Le musée
du Louvre ? Ce n’est rien, ça n’a aucun intérêt. ») Enfin, les deux derniers vers
recommandent la vivisection.
Relisez maintenant tout le sonnet. Vous verrez qu’il est clair comme eau de roche et
plein de choses.
En voici un autre dont j’ignore l’auteur. Il est d’un genre moins sévère. Une petite
fille est à table. Une mouche vole autour de la cuiller à soupe. Alors l’enfant d’un air
de défi ironique :
A
La
Ma
Vous devinez aisément, par ces trois derniers vers, que la mouche s’est posée au coin de
la bouche de la petite fille. Celle-ci la menace :
Je
Te
Et elle essaye de la prendre en se donnant une tape sur la joue :
Mais la mouche s’est envolée. L’enfant exprime son étonnement et son dépit par cette
exclamation familière :
Puis elle la poursuit et finit par l’écrabouiller du plat de sa menotte :
Rassemblez, je vous prie, les morceaux, et lisez d’affilée. C’est toute une comédie
charmante, pleine de naturel et de vie. Je l’ai entendu réciter, avec beaucoup de
conviction, par une enfant de trois ans, fille d’un poète philosophe. C’était infiniment
plus drôle qu’une fable de Florian.
Après le sonnet didactique et le sonnet dramatique, voulez-vous un sonnet élégiaque ?
Savourez-moi ce poème d’amour maternel.
La jeune mère s’adresse d’abord à la nourrice :
Qu’on
Son
Puis à l’enfant :
Mon
Bon
Puis à une dame :
Trois
(C’est-à-dire : « Il a trois mois, madame. »)
Et enfin :
Sois
Celui-là est de Léon Valade. Il est absolument parfait.
Pardonnez-moi, ma grave cousine, de m’attarder ainsi sur des amusettes de mandarins
affaiblis. C’est sans doute la douceur paresseuse d’avril qui me souffle ces
enfantillages. Je tâcherai d’être plus sérieux demain.
Paris, 1er mai.
J’ai visité le musée de la Révolution, organisé avec beaucoup d’art et de méthode par
l’excellent peintre Fernand Calmettes, qui est, par surcroît, un érudit et un écrivain.
(Au fait, ce Calmettes-là, ma cousine, est justement l’auteur d’un livre qui vous a plu,
qui est intitulé : Brave Fille, est qui est d’un brave homme.)
Je suis sorti de cette visite avec une petite fièvre. Il n’y a pas à dire, rien n’est
prenant comme la Révolution. Elle vous souffle une sorte d’ivresse sombre, plus forte que
la raison et que la pitié. Je me souviens que, tout enfant, je lisais l’histoire de la
Révolution française dans deux beaux volumes dorés de M. Poujoulat, rédacteur à la Gazette de France. L’auteur, bien entendu, flétrissait tout le temps les
révolutionnaires, et de la façon la plus énergique. Eh bien, malgré cela, son récit me
grisait. La grandeur théâtrale des faits, le tragique et le pompeux de l’époque, les mots
à la Plutarque, le mépris contagieux de la mort, la vie intense et furieuse… tout cela me
montait au cerveau comme un vin brutal… Pour rendre la Révolution haïssable aux jeunes
âmes, c’est bien de la flétrir, mais il ne faudrait pas la raconter. J’étais, à quatorze
ans, un enfant doux et pieux, mais résolument jacobin et terroriste, pour avoir lu
M. Poujoulat.
J’ai, depuis, changé de sentiment. Les robins féroces et de médiocre intelligence qui ont
fait la Terreur ne m’ont plus inspiré que de l’horreur et du mépris. J’ai même douté
quelquefois des « bienfaits de la Révolution » ; je me suis diverti à être amoureux de
Marie-Antoinette, et il m’est, je crois, arrivé de dire que j’aimerais mieux être privé
des joies de l’égalité civile et politique et qu’on n’eût pas coupé la tête d’André
Chénier. (Il est vrai qu’il serait mort tout de même, à l’heure qu’il est.)
Or, en sortant du musée de Calmettes, je ne sais plus bien où j’en suis. La chemisette et
la culotte du pauvre petit Louis XVII m’ont ému ; les têtes de Marat et de Robespierre,
moulées après leur mort, et celle de Danton, crayonnée par David, ressemblent vraiment un
peu trop aux têtes d’assassins qui sont exposées rue de l’Ecole-de-Médecine… Mais Camille
Desmoulins a un visage charmant ; Saint-Just ressemble à Maurice Barrès, que j’aime
beaucoup ; et je me suis attendri sur les bibelots de Lucile Desmoulins et sur le beau
gilet qu’elle brodait pour Camille et qu’il n’eut pas le temps de porter. Tous ces tueurs
ont pour eux d’avoir été tués à leur tour… Je pense à la dernière nuit de Robespierre,
couché sur une table, la mâchoire fracassée, et au cri terrible qu’il poussa quand on lui
retira sa mentonnière avant de le guillotiner. Je ne suis pas, sans doute, comme le doux
Michelet qui avait infiniment plus de pitié des bourreaux que des victimes. Je n’ai plus
d’idées très nettes ; mais je songe que tous ces gens-là étaient des hommes et que c’est
là, comme dit un ancien, « une dure condition », et ma pitié tombe dans le tas.
En tous cas, il est sûr qu’en dépit des vices privés et des crimes publics, jamais les
hommes, non pas même peut-être dans le haut moyen âge, n’ont été plus sincères, plus
naïfs, plus éloignés du dilettantisme. Il est certain aussi qu’on ne s’est jamais tant
amusé que pendant la Révolution : toute l’imagerie populaire du temps en témoigne. La
Révolution fut une vaste mascarade, ici solennelle et tragique, là carnavalesque et
sensuelle. Elle fut terrible et joyeuse, comme quelque énorme mélodrame de l’Ambigu. La
Liberté (si toutefois ce fut la Liberté) naquit chez nous, dans des flots de sang, avec
une gaieté folle…
Et savez-vous bien, ma chère cousine, que la toilette des femmes aux environs de 93 est
tout simplement délicieuse ?
Paris, 2 mai.
Je viens de feuilleter, ma chère cousine, le second volume de la correspondance de
Gustave Flaubert. C’est excessivement amusant. Lisez-le. Je sais que vous aimez Flaubert
et que certaines pages de cet impassible vous ont émue : la mort d’Emma Bovary ; ses
promenades à Tostes, « jusqu’à la hêtrée de Banneville, avec sa chienne Djali ; la visite
des femmes voilées aux tombeaux des martyrs chrétiens, dans la Tentation de
saint Antoine…
C’est égal, si l’on nous avait demandé quelle a dû être la femme que Flaubert a le plus
aimée dans sa vie, nous aurions répondu : C’était peut-être une duchesse, peut-être une
bourgeoise, ou une vachère
normande, ou une religieuse, mais jamais, au grand jamais, il ne nous
serait venu en pensée que ce fût
un bas-bleu, et de la pire espèce : à savoir Mme Louise Collet, née
Révoil, aimée aussi de Villemain, et lauréate de l’Académie française pour des vers
classico-romantiques, nuance Casimir Delavigne. La très longue liaison de Flaubert avec
cette personne me paraît être une des meilleures facéties de l’ironique Providence qui
nous gouverne. Mme Collet envoyait à l’auteur de Salammbô des petits
contes gaulois, en vers de dix syllabes, dans la manière d’Andrieux. Et Flaubert les
lisait, et il lui soumettait des corrections. Au lieu de ce vers :
il lui propose celui-ci :
sans s’apercevoir qu’il lait un vers faux.
Au commencement de chacune de ses lettres, Flaubert raconte qu’il vient d’écrire en huit
jours deux pages de la Bovary, et cela, en passant les nuits, et avec
des efforts de damné, suant, geignant, se
décarcassant, et parfois « tombant de fatigue sur son divan, y restant
hébété dans un marais intérieur d’ennui ».
Cette façon de travailler est bien étrange. Avouerai-je ma naïveté ? J’ai beaucoup de
peine à comprendre qu’on puisse mettre réellement huit Jours et huit nuits à écrire
cinquante ou soixante lignes. Ce degré de difficulté dans le travail me paraît
inconcevable, surnaturel, fantastique. Bref, j’ai de la méfiance. J’en ai surtout quand je
considère avec quelle aisance Flaubert écrivait à ses amis, en une matinée, des lettres de
vingt pages, qui sont déjà vraiment d’un style très poussé.
Je me méfie d’autant plus que j’ai un peu connu dans ses dernières années, cet homme
excellent, d’une candide et délicieuse bonté. Plusieurs fois j’ai passé à Croisset une
après-midi tout entière : car, pour peu qu’on lui plût, il vous gardait, il ne vous
laissait plus partir. On causait littérature. Il avait, en ces matières, des sentiments
tranchés et des idées confuses. Il affirmait posséder à fond son Rabelais et son
Chateaubriand. Mais je m’aperçus que, chaque fois, il en citait les mêmes phrases. J’ai
des raisons de croire qu’il ne connaissait que celles-là. Il était théâtral et plein
d’illusions.
Avec cela, je le soupçonne d’avoir été très flâneur, très paresseux, quoi qu’il dise.
Bouquiner au hasard à travers sa bibliothèque, s’étendre sur son divan et y fumer
d’innombrables petites pipes, en songeant vaguement à la page commencée et en ruminant des
épithètes, c’est là ce qu’il appelait « travailler comme un nègre ».
Il a donc pu lui arriver, d’une part, d’exagérer ses angoisses, son acharnement
douloureux sur les mots et les syllabes ; car il y avait du Tartarin chez lui, comme chez
beaucoup de Normands. Et, d’un autre côté, je suis persuadé qu’il prenait souvent le rêve,
la vague poursuite d’une idée parmi la fumée du tabac, pour un travail réel. Ainsi
s’explique que, n’ayant pas autre chose à faire et vivant dans une solitude presque
complète, il ait pu passer cinq ou six ans sur chacun de ses livres. Il est très vrai
qu’ils n’en valent que mieux. Et c’est bien pour avoir été faits lentement, mais non,
comme il le croyait, sur un chevalet de torture et parmi des sueurs d’agonie.
Paris, 5 mai.
On est très bien à Paris en ce moment, ma chère cousine. Il n’y a jamais eu, je crois,
tant de frissons délicieux dans l’air, ni, partout répandue, une telle joie de vivre.
C’est que nous jouissons à la fois de l’éclosion de deux printemps.
Le premier, c’est le printemps de Dieu, le printemps annuel (ou à peu près). Il ne nous a
pas oubliés cette fois, et vous savez que le printemps, quand d’aventure il y en a un, est
charmant à Paris La végétation y est en avance de huit jours sur celle des bords de la
Loire, je l’ai souvent constaté. Joignez qu’il y a beaucoup plus d’arbres sur nos
boulevards qu’à la campagne. Et nous avons le bois de
Boulogne où je sais des coins exquis, même un cimetière rustique,
l’ancien cimetière de Boulogne, touffu et désordonné comme une petite forêt vierge, et qui
ressemble à un cimetière de lakiste. Et je ne parle pas du noble et glorieux paysage des
Champs-Elysées, le soir, quand le ciel est d’or derrière l’Arc de Triomphe.
L’autre printemps, l’autre éclosion vivante est au Champ de Mars. Car ç’a été, dans ces
derniers temps, comme une poussée et comme un épanouissement rapide et vertigineux des
merveilles du travail humain. La tour Eiffel, tant calomniée à l’origine, condamnée par
des membres de l’Institut au nom du spiritualisme et de la croyance à l’immortalité de
l’Ame, n’a eu qu’à grandir pour faire taire ses illustres blasphémateurs. A mesure qu’elle
montait, elle devenait belle ; et comment ne l’aurait-elle pas été, puisque la forme et
les proportions en étaient commandées par des lois nécessaires et éternelles ? Et la
galerie des machines, égale en majesté aux cathédrales gothiques (car elle réalise
absolument l’autre type extrême de la beauté architecturale) ! Et les squares et les
jardins, surgis, on le dirait, dans l’espace d’une nuit ! Et partout, cette fantastique
activité de ruche joyeuse ! Pourtant, vous vous en souvenez, elle n’a guère été
encouragée, cette pauvre Exposition. Elle avait contre elle l’Europe, et elle n’avait pas
toute la France pour elle… Eh bien, ils verront !… Ah ! le brave peuple, si gentil, si
courageux, si ingénieux, si plein de ressources imprévues et inépuisables, si digne de
n’être pas malheureux !… Je suis aujourd’hui fertile en exclamations, ma chère cousine. Je
vous le disais bien : le floréal des arbres et du soleil, et cet autre floréal, un peu
fiévreux, de l’industrie des hommes, nous font une double griserie, légère et douce, et
qui nous rend extrêmement aimables et expansifs…
À Monsieur Ernest Renan.
Paris, 7 mai.
CHER MAÎTRE, L’examen de conscience, très recommandé par les philosophes, et excellent
pour les individus, doit l’être aussi pour les peuples. Pourquoi ne feriez-vous pas, à
l’occasion du Centenaire de la révolution française, l’examen de conscience du
dix-neuvième siècle ? Vous seul peut-être avez un génie assez souple, une science assez
vaste, assez d’aisance à manier les idées générales pour tenter d’établir le bilan de nos
gains et de nos pertes pendant cette période si intéressante de l’histoire du monde, et
pour dire ce que nous avons fait et où nous en sommes. Et nous vous écouterions, je vous
assure, avec la plus ardente et la plus respectueuse curiosité. Je sais bien que cet
examen de conscience, vous l’avez fait dernièrement dans votre réponse à M. Jules
Claretie. Mais vous fûtes ce jour-là étrangement mélancolique et sombre. Nous en
appelons ! Les choses ont au moins deux faces : vous nous l’avez souvent enseigné. Après
nous avoir dit ce que nous devons regretter et ce que nous devons craindre, dites-nous, de
grâce, ce dont nous pouvons nous réjouir et ce que nous pouvons espérer. Mais auparavant,
allez voir la nouvelle Exposition. Elle est grande et belle ; elle impose par son
immensité, elle éblouit par sa splendeur : c’est un des plus prestigieux efforts du
travail humain qu’on ait vus depuis fort longtemps. Et, en outre, elle est charmante.
Celle de 1878 était un peu sévère, ennuyeuse et guindée, ainsi qu’il convenait, si peu
d’années après la défaite. Mais celle-ci a un caractère de gentillesse et d’élégance,
quelque chose d’hospitalier, de joyeux et, si vous voulez, de très agréablement forain. Or
cette fête, qui reste aimable et gracieuse dans son énormité, c’est pourtant bien la fête
de cette démocratie industrielle pour laquelle vous n’avez jamais manifesté beaucoup de
tendresse. Ne pourriez-vous vous demander à ce propos si vos inquiétudes avaient raison et
s’il n’y aurait pas une beauté et une noblesse de vie compatibles avec l’état social qui
vous a, plus d’une fois, inspiré tant de méfiance ? Puis vous considérerez ceci, qu’on
s’amuse encore chez nous plus que partout ailleurs, et que c’est bien quelque chose. Les
étrangers continuent de venir à Paris, depuis que Paris est la capitale d’une vaste
république démocratique. Je ne dis point que cela nous empêche d’être malades. À coup sûr,
un peu plus d’union, de modération, de bon sens, un plus vif sentiment de la nécessité du
respect et de la discipline nous vaudrait mieux que notre talent d’amuseurs. Mais enfin ce
talent est-il si méprisable ? Notre gaieté et notre belle humeur ne supposent-elles pas
des qualités excellentes : le don de sympathie, l’activité et la souplesse de l’esprit, et
peut-être même une singulière énergie secrète ? Et cette gaieté n’a-t-elle pas ses bons
côtés ? N’est-ce pas elle qui, depuis tantôt vingt ans, nous a presque entièrement épargné
les violences de la rue, les brutalités des mouvements populaires ? Ne trouvez-vous pas
qu’une certaine ironie très salutaire, un certain détachement philosophique a gagné
jusqu’à la foule et qu’il y a déjà chez elle un tout petit commencement de renanisme ?
Enfin, notre prétendue frivolité peut ici merveilleusement servir nos intérêts. Faisons de
l’Exposition un immense Éden et des Folies-Bergères démesurées. Rendons-la si amusante, si
amusante, que les étrangers s’en retournent épuisés, comme après une orgie. Amollissons
les autres peuples, nos hôtes, et gorgeons-les de délices. Ne serait-il pas piquant, et de
bonne guerre, de leur donner les vices qu’ils croient que nous avons ?… Si vous vouliez
nous éclairer sur ces points, mon cher maître, nous vous en serions bien reconnaissants.
Et si votre diagnostic n’était pas trop défavorable, nous reprendrions courage, et cela
même nous aiderait à guérir.
Paris, 8 mai.
Je vais vous rapporter, aussi exactement que possible, une histoire que M. Renan conta
l’autre jour. Mais ce que je ne saurais vous rendre, c’est l’accent, le geste, l’onction,
la bonhomie du conteur. « C’était, nous dit-il, pendant un voyage en Syrie. J’appris qu’il
y avait, dans un couvent, une religieuse qui faisait des miracles. Elle avait surtout un
talent pour les exorcismes. Je voulus la voir, car la thaumaturgie
m’intéressait alors au plus haut point.
« On me présenta à cette pieuse femme comme un malade possédé de très méchants esprits.
Les choses marchèrent à merveille ; elle m’exorcisa avec le plus grand succès ; mais
peut-être fûmes-nous dupes l’un et l’autre de notre bonne volonté.
« Elle était assez belle, et elle avait l’air d’une personne tout à fait sainte. Je ne
sais jusqu’où s’étendait réellement sa puissance, mais je remarquai que, dans les salles
où elle entrait, un parfum délicieux, une odeur d’encens se répandait aussitôt autour
d’elle, et toute l’atmosphère en était imprégnée, quoiqu’on ne vit ni encensoir, ni
brûle-parfums. Cette particularité, dont je me gardai bien de chercher les causes, me
charma. Je me rappelai Élisabeth de Hongrie et les corps, tout embaumés d’innocence, des
vierges de la Légende dorée.
« Or, quelques années après, je ne sais comment ni à la suite de quels événements, le
couvent fut démoli, et l’on découvrit, dans l’épaisseur des murs, tout un système de
conduits pareils à ceux de nos calorifères. Les parfums préparés dans les sous-sols du
monastère étaient ainsi amenés dans les salles où se montrait l’exquise thaumaturge.
« Je fus désolé de cette découverte. »
Et le grand idéaliste ajouta : « Ne démolissons jamais ! Les démolitions mettent à nu les
tuyaux qui amènent l’encens. »
N’est-ce pas un joli conte symbolique ? Et que d’applications on en pourrait faire !
Paris, 10 mai.
M. Ernest Renan m’a fait le grand honneur de m’écrire la lettre suivante.
Paris, 9 mai.
CHER AMI, Certes, j’aurais voulu répondre à l’invitation de votre billet du matin
d’avant-hier. Mais c’est vraiment pour moi que le Christ a dit : Spiritus
quidem promptus est, caro vero infirma. Un retour de mes misères habituelles m’a
jusqu’ici empêché de voir cette chère Exposition, que je bénis puisqu’elle semble amener
dans les choses humaines un peu de joie, d’oubli, de cordialité, de sympathie. J’en vis la
préparation, il y a quelques semaines, des hauteurs du Trocadéro ; cela me fit l’effet de
la Villa Adriana, d’une de ces fêtes du temps d’Adrien, brillantes, un
peu composites, éclectiques à l’excès, mais que nous aimons comme les derniers sourires
d’un monde finissant. Même en supposant que l’Exposition de 1889 doive être la dernière
occasion qu’auront les hommes de se réunir pour se livrer à la gaieté et s’amuser
d’enfantillages, cette pensée mélancolique ne serait pas de nature à nous la rendre moins
poétique et moins suggestive.
Et puis, après tout, qui sait l’avenir ? Vous me supposez plus pessimiste que je ne le
suis. Oui, je suis effrayé de voir une tradition aussi grandiose que celle de la royauté
française remise à un souverain aussi borné, aussi étourdi, aussi accessible à la
calomnie, aussi facile à surprendre que le peuple représenté par le suffrage universel.
Mais je ne nie pas que l’heure présente n’ait ses avantages et ses douceurs. La liberté
est plus grande qu’elle ne l’a jamais été dans notre pays, peut-être dans aucun pays du
monde. Les critiques exagérées qu’on adresse au régime actuel viennent d’esprits qui ne
connaissent pas le passé et ne se doutent pas de ce qu’amènerait l’avenir qu’ils
appellent. Pourvu que cela dure !… Voilà la seule réserve que nous mettons à notre
contentement. S’il ne s’agissait que de nos chétives personnes, nous aurions le droit
d’être imprévoyants, hasardeux, téméraires. Mais il s’agit de la France, de son existence,
de ses destinées. Au verso de la page du Temps, où je voyais ces
consolantes descriptions de fêtes, ce beau discours de M. Carnot, je lisais, sous la
rubrique Saint-Ouen :
MM. le général Boulanger. . . 1.043 Élu
Naquet, boulangiste. . . 981 Élu
Laguerre, boulangiste. . . 981 Élu
Déroulède, boulangiste. . 979 Élu
Quelques personnes à qui j’en ai fait la remarque m’ont dit que Saint-Ouen n’est pas un
point très éclairé. C’est possible, mais je crains qu’il n’y ait en France une foule de
cantons qui, du moins en politique, ne soient pas beaucoup plus éclairés que
Saint-Ouen.
Voilà pourquoi, par moments, je ne peux m’empêcher de voir, entre les rayons de ce beau
soleil couchant, un nuage sombre frangé d’or d’où pourrait bien sortir un rokh qui emporterait tout. Enfin, continuons d’espérer en la raison, et croyez à
ma vive amitié.
ERNEST RENAN.
Paris, 13 mai.
Hélas ! ma chère cousine, j’allais l’oublier : voilà déjà cinq jours qu’on a célébré dans
notre bonne ville d’Orléans la fête de la Pucelle. Cette procession du 8 mai est un de mes
plus somptueux souvenirs d’enfance. Les tours de Sainte-Croix, éclairées au feu de
Bengale, le feu d’artifice sur le fleuve, la veille au soir ; puis ces interminables
panathénées orléanaises, avec des gendarmes, des soldats, des magistrats rouges, des robes
blanches, et des bannières ! des bannières ! cela me semblait d’une extrême magnificence.
On disait chaque année : « La procession a eu tant de mètres de plus que celle de l’an
dernier ! » Et, comme les habitants mettaient leur amour-propre à ce qu’elle fût aussi
longue que possible, tout ce qui portait un képi, un galon, le plus vague semblant
d’uniforme, se joignait au cortège, en sorte qu’une bonne moitié de la ville défilait
devant l’autre. Et puis, à cette époque lointaine, il y avait un printemps tous les ans,
et il faisait toujours beau ce jour-là… Y étiez-vous mercredi dernier, ma cousine ?
Avez-vous eu l’heureuse candeur de faire le voyage ? Et est-ce aussi beau que quand nous
étions petits ?
Je crois bien que l’histoire de Jeanne d’Arc est la première qui m’ait été contée (même
avant les contes de Perrault), comme la Mort de Jeanne d’Arc, de Casimir
Delavigne, est la première « fable » que j’aie apprise, et comme la Jeanne d’Arc équestre
de la place du Martroi est peut-être la plus ancienne vision que j’aie gardée dans ma
mémoire. Cette Jeanne d’Arc-là est absurde, j’en ai peur : elle a le profil grec, une
manière de casque en pointe, et son cheval n’est pas un cheval : c’est un coursier. Mais
je la trouvais tout à fait noble et imposante.
Il y avait aussi la Jeanne de la princesse Marie, dans la cour de l’Hôtel-de-Ville : une
petite Pucelle bien douce et bien pieuse, qui serre contre son cœur la garde de son épée
en guise de crucifix. Et il y avait enfin, au bout du pont de la Loire, sur une place qui
s’appelle, je crois, la place des Tourelles, une Jeanne d’Arc guerrière, tumultueuse, les
draperies envolées, fouettées, tordues et tirebouchonnées comme dans un tableau de
Jouvenet. Le souvenir de cette Pucelle en spirale et de ces violentes draperies reste
encore lié, pour moi, à l’image d’une place nue, balayée par un grand vent
d’arrière-automne, et d’où l’on voit, de l’autre côté d’un large fleuve clapotant et
froid, deux tours dominant, sous le ciel blême, l’allongement d’une ville toute grise.
Je me suis rappelé toutes ces statues de notre bonne libératrice en voyant, au Salon, la
Jeanne d’Arc de Dubois et la Jeanne d’Arc de Frémiet (qui est celle de la place des
Pyramides, un peu retouchée). Et j’ai songé à un vers de Hugo sur les deux statuaires du
temple de Jérusalem (cela est, je crois, dans la Légende des
siècles) :
L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel.
Car, sur un vigoureux cheval de ferme, M. Frémiet a mis une fille d’un type populaire et
rustique, le front dur et serré, l’air profondément sérieux et convaincu, raide dans son
armure et dans sa foi : tout simplement une paysanne de grand cœur, telle qu’a dû être la
vraie Jeanne. M. Paul Dubois, lui, a délicatement posé à califourchon, sur un grand diable
de cheval trop large pour elle, une fillette de douze ans, une communiante au visage
angélique qui, dans sa main trop petite, tient son épée droite comme elle tiendrait un
lis. Tel, cet Aymerillot, qui avait de longs cheveux blonds et l’air d’une petite fille et
qui, on ne sait comment, « prit la ville. »
Elles sont très belles, ces deux statues, et je ne sais plus laquelle je préfère. Et avec
tout cela, ce n’est point encore la Jeanne d’Arc que je voudrais. Pour que son effigie
répondît entièrement à l’idée que nous nous faisons de la sainte bergère, il me semble
qu’il faudrait façonner quelque figure franchement irréelle et hiératique, imiter, avec le
plus de sincérité possible, les bons imaginiers du moyen âge. L’écueil, c’est que cette
ingénuité retrouvée paraîtrait sans doute pleine d’affectation… (Je songe avec horreur à
la « moyenâgerie » des tapisseries au petit point pour les fauteuils et les poufs…) Nous
venons sans doute trop tard pour bien sculpter les saintes, car pour cela il faut être
naïf ; et quand nous le sommes, on ne nous croit plus.
Paris, 14 mai.
J’étais hier, ma chère cousine, à la répétition générale d’Esclarmonde,
qui se donnait secrètement, en très petit comité et devant les seuls amis intimes de
l’auteur, c’est-à-dire devant deux mille personnes.
Je suis si peu musicien que, si je m’avisais d’avoir une opinion sur l’œuvre nouvelle de
Massenet, vous me ririez au nez et vous me diriez, comme Loulou à Stendhal : « Ta
parole ? » Oui, c’est vrai, j’ai l’ouïe grossière et peu exercée. Il me faut, pour que je
sois content ou seulement pour que je comprenne, des mélodies très claires, des harmonies
peu compliquées et un rythme loyalement marqué. (J’ai un faible pour la musique militaire
et je ne déteste pas l’orgue de Barbarie.) Mais, dès que les rapports entre les sons
successifs ou entre les sons simultanés cessent d’être très simples, très unis, très
faciles à saisir, je n’y suis plus, je n’entends plus que du bruit.
Cela encore ne serait rien. Les plaisirs que l’on conçoit à peine, on souffre peu d’en
être privé. Mais il y a une chose horrible que je vais vous confesser. Ce que je supporte
le mieux en musique, ou même ce que j’aime, ce sont, j’en ai peur, les poncifs les plus
misérables et les plus plates banalités. Il n’y a pas à dire, j’aime la romance, la
romance roucouleuse et geignarde, chère aux peintres en bâtiments. Je me mis
à pleurer comme on pleure à vingt ans…, Oiseaux légers, messagers des zéphyrs…, Pauvres
feuilles, valsez…, voilà ce qui me ravit et me met du vague à l’âme. Je suis sûr
qu’il y a des gens que je considère comme des imbéciles, précisément parce qu’ils ont en
littérature les goûts que j’ai en musique. Et cette pensée est bien mortifiante.
Ce qui me console, c’est que, très évidemment, beaucoup de prétendus amateurs sont dans
mon cas, qui ne l’avouent point.
Au moins, ma cousine, puis-je vous apprendre que le livret d’Esclarmonde est tout à fait poétique et gracieux. C’est encore un peu l’histoire
de Lohengrin, de Sigurd et, par-delà, de Psyché et d’Éros. Nous ne sommes heureux qu’à la
condition d’ignorer, de n’être point curieux, de respecter le mystère des joies qui nous
sont offertes. Cette idée mélancolique (et qui se retrouve dans l’histoire même d’Adam et
d’Ève) est familière à tous les poètes des civilisations primitives. Dans Esclarmonde, il y a plus. Le chevalier Roland est puni, non pour avoir voulu
connaître sa nocturne et fuyante amie, non pour avoir dit sa joie aux hommes, mais pour
l’avoir révélée à un prêtre, en confession.
Moralité Le bonheur est si fragile (étant chose exceptionnelle, invraisemblable,
inouïe), qu’on risque de le perdre rien qu’en en parlant. Si donc tu es heureux, ne le dis
à personne, pas même à Dieu !
Voilà ce que m’ont appris les souples mélodies de Massenet, longues et caressantes comme
des vagues ou comme des femmes…
Paris, 15 mai.
Elle est exquise, cette Exposition !
J’ai dîné, l’autre soir, sur une terrasse, au bord d’un étang où nagent des canards, au
pied de la tour Eiffel et presque sous l’arc, démesuré que dessine un cordon lumineux.
Plus haut, d’autres lumières entourent la première plate-forme, puis la seconde ; et, plus
haut encore, très haut, luit une couronne de feu qu’on dirait suspendue dans l’air. Si
l’on se retourne un peu, on voit le dôme central, ce merveilleux dôme de faïence et d’or,
d’un or roux, somptueux et chaud, encerclé, lui aussi, de lignes lumineuses. Et, de tous
les côtés, on entrevoit d’autres architectures, bizarres et jolies, dômes, galeries et
tourelles du pays bleu ; et là-bas, sous l’écartement des jambes colossales de la tour, les
minarets du Trocadéro dressés sur le ciel rose du couchant…
C’est fantastique et délicieux. Et l’impression est d’autant plus voluptueuse qu’il s’y
mêle un rien de mélancolie, l’idée que cette féerie est éphémère, que ce paradis ne sera
plus, l’an prochain, qu’un champ de manœuvres, et que nous croirons avoir rêvé…
Et les fontaines lumineuses !
Tous les émerveillements dont vous étiez saisie, étant toute petite fille, devant les
feux d’artifice des foires et des fêtes nationales, vous les retrouverez, quoique vous
soyez maintenant une grande personne sérieuse, renseignée et un peu rétive aux
admirations, vous les retrouverez, je vous le jure, devant ces fontaines du royaume des
fées. Cela est proprement indescriptible. De hautes gerbes de pierreries liquides, de
poussière de diamant et, tout autour, des fusées plus courtes, qui tantôt grandissent,
forment avec le jet central une sorte de cône éblouissant, et tantôt s’abaissent et
semblent s’épanouir en fleurs de flammes, en tulipes surnaturelles. Et dans ces
jaillissements et ces ruissellements splendides, toutes les couleurs flamboient : rouge,
rose, bleu, vert, violet, mauve, soufre, tout cela d’un éclat ! ou d’une suavité ! Je ne
dis point de mal des aurores boréales ni des couchers de soleil sur les glaciers (je n’en
ai d’ailleurs jamais vu) ; mais soyez sûre, ma cousine, que, s’ils tiennent plus de place
sous le ciel, ils ne sauraient égaler par l’intensité et la variété des couleurs les
météores artificiels que je viens de vous décrire si pauvrement… Notez que les
fantasmagories de la grande fontaine sont répétées par d’autres fontaines plus petites,
tout le long du bassin. Représentez-vous maintenant, autour de ce lac miraculeux, un grand
cercle sombre de foule pressée, où courent des frémissements d’admiration, et, çà et là,
des traînées d’applaudissements. On est gagné par la contagion de cet enthousiasme, on
fait « ah ! » et l’on reste la bouche ouverte comme les petits enfants ; on est
parfaitement heureux.
Paris, 18 mai.
J’ai traversé les salons et les galeries de l’Élysée ; j’ai fendu lentement, avec
patience, le flot des habits noirs, des uniformes, des épaules nues et des nuques
(quelques-unes jolies) ; j’ai rencontré et salué une douzaine de figures de connaissance ;
j’ai pris un verre d’orangeade et je suis allé me coucher.
C’est ainsi, ma cousine, que j’ai témoigné jeudi, entre onze heures et minuit, de mon
dévouement à nos institutions.
Il faut admirer M. Carnot. Songez à la vie qu’il mène. Il visite, préside, inaugure,
encourage de sa présence tout ce qui peut être encouragé, inauguré, présidé ou visité. Il
n’est pas de jour où il ne soit exposé aux regards des autres hommes, obligé de garder
interminablement une attitude à la fois digne et bienveillante, souriante et grave.
L’autre soir, pendant plus de deux heures, il a souri et donné des poignées de main, sans
bouger de place. Il fait cela très bien. (Est-ce que cela l’amuse ? Pense-t-il à quelque
chose durant ces cérémonies ? Roule-t-il des projets pour notre bonheur ? Compose-t-il des
sonnets ?…)
Il faut l’admirer, vous dis-je, bien que la royauté constitutionnelle, même l’empire
démocratique et enfin la République aient fort réduit cette partie des devoirs d’un chef
d’État qui consiste à se laisser voir. Combien, par exemple, la tâche est plus douce pour
M. Carnot que pour son prédécesseur indirect le roi Louis XIV ! Dire que, pendant soixante
ans, celui-là s’est levé, s’est couché, a pris tous ses repas selon certains rites et
devant témoins ! Dire qu’il n’a jamais eu la joie de déjeuner tout seul
dans un restaurant du boulevard ou de dîner dans une guinguette au bord de la Seine ! Dire
qu’il a passé la meilleure partie de ses jours périssables à se montrer, et cela malgré la
fatigue, la maladie, les migraines, les coliques et la fistule que vous savez, et qu’il
n’a jamais eu un instant de défaillance ! Ah ! la rude parade royale ! Croyez que pour la
soutenir ainsi, il fallait de l’héroïsme, tout simplement.
Je sais bien que, si on s’en rapporte à Saint-Simon, le roi imposait aux autres une
parade plus impitoyable encore ; que, les jours de Marly, quand les
courtisans et les dames s’étaient empiffrés (le roi exigeait qu’on s’empiffrât), il
n’admettait pas qu’ils quittassent un seul moment dans la journée les carrosses et le
cortège ni qu’ils se conduisissent autrement que comme de purs esprits. Au lieu que lui
descendait fort bien de voiture et se postait royalement, devant tout le monde, au bord de
la route… Et puis, s’il est ennuyeux, à première vue, de ne pouvoir faire un mouvement qui
n’ait des témoins, il est peut-être agréable de penser que le moindre de nos mouvements
est aux yeux des autres êtres une chose considérable…
C’est là, malgré tout, une volupté que j’ai peine à concevoir, moi qui, après le plaisir
d’être avec vous, ma cousine, n’en sais pas de plus grand que d’être seul chez moi ou
dans la rue.
Paris, 24 mai.
MA CHÈRE COUSINE,
On vous a déjà parlé, dans vingt journaux, des petites danseuses javanaises ; on vous a
décrit leur costume ; on vous a dit ce qu’il y a d’étrange, de noble, de lent, de
mystérieux, et de religieux, et de voluptueux, et de je ne sais quoi encore dans leur
danse. Moi, une chose surtout m’a frappé : c’est que leur souplesse n’est pas de même
espèce que celle de nos danseuses ou de nos gymnastes. Elle est, si je puis dire, plus
intérieure et se trahit au dehors par des déplacements de lignes beaucoup plus lents et
plus doux. Leurs bras fluets et ronds, couleur de vieil or, se déroulent ou se replient à
la façon de reptiles, et comme s’ils étaient annelés. De même leurs mains et leurs doigts,
qu’elles renversent et qu’elles écarquillent sans l’ombre d’effort, ont une flexibilité
qui exclut toute idée d’ossature ou même d’articulation. Quand elles veulent, leurs
avant-bras tournent sur leurs coudes dans tous les sens et se plient en arrière aussi bien
qu’en avant. Leurs mouvements ne semblent pas se faire, comme les nôtres, par des systèmes
de leviers ; mais on dirait que des ondulations continues et presque insensibles
parcourent leurs membres… Outre cette intime souplesse, elles ont, du serpent, la peau
serrée et parfaitement lisse, le glissement muet, la somptuosité des couleurs. Je suis sûr
que, si on touchait leur peau du bout du doigt, on les sentirait élastiques et froides
comme le python de Salammbô. Volontiers j’adresserais à l’une d’elles, à la plus grande, à
celle qui a quinze ans (car je ne suis pas dépravé), les strophes de Baudelaire, au rythme
si joliment boiteux :
En sortant du village javanais, je rencontre une bouquetière… Vous savez, ma cousine,
qu’on a fourré partout la tour Eiffel ; on en a fait des presse-papiers, des épingles à
cravate, des encriers et des pipes. Mais voici qui est plus inattendu. Cette bouquetière
vend des roses et des boutons de rose artificiels, où brille une goutte de rosée, en
verre : et dans cette goutte de rosée il y a la tour Eiffel ! On l’y distingue en y
appliquant l’œil et en tâtonnant un peu.
Paris, 27 mai.
Je vous félicite de tout cœur, ma chère cousine, du succès de votre chien Frimousse,
premier prix des caniches. Je suis allé le voir à l’Exposition des chiens. Je crois qu’il
m’a reconnu ; du moins il passait son gros nez et ses deux grosses pattes à travers les
barreaux, dans une intention visiblement bienveillante, tandis que ses yeux semblaient
d’or rouge, à l’ombre de son épaisse toison noire. Et, quand je me suis éloigné, il s’est
mis à hurler de la façon la plus touchante.
Le soir, selon vos ordres, je l’ai fait sortir et je l’ai promené moi-même. Je veux, ici,
vous avouer une faiblesse. Autrefois, vous vous rappelez ? j’aimais bien Frimousse, parce
qu’il était à vous ; mais ses aboiements et aussi la pétulance et la brusquerie de ses
manières m’étaient souvent insupportables. Or, il était, hier soir, plus bruyant et plus
agité encore que de coutume, et je ne me suis pas fâché un instant. Au contraire, je me
disais : « Ah ! le gaillard ! En voilà un qui ne s’ennuie pas d’être au monde ! » D’où me
venait ce sentiment nouveau ? Il n’y a pas à s’y tromper : Frimousse m’inspirait de la
considération à cause de son premier prix. J’aurais voulu faire savoir à tous les passants
que ce chien, mon chien, était officiellement le
premier caniche de France…
Ce Frimousse est donc un bien bon chien. Et les autres chiens ne sont pas de mauvais
chiens non plus. Il y en a, à cette exposition, qui sont si malheureux d’être séparés de
ceux qu’ils aiment, qui montrent si naïvement leur douleur, et dont la plainte est si
désespérée et si sincère ! Et ils ont de si honnêtes figures ! J’ai souvent affecté de
préférer aux chiens les chats discrets et silencieux. Depuis Gautier et Baudelaire, c’est
là un goût tout à fait distingué… Mais pourtant, avouons-le, il y a, chez les chiens, une
ingénuité, une cordialité, une ardeur de tendresse, une façon de se dresser vers vous en
vous donnant tout leur cœur, à laquelle il est impossible de ne pas se rendre. On aime les
chats comme on aime des objets — ou des dieux : on aime les chiens presque comme des
hommes.
Les gens qui viennent visiter l’Exposition des chiens me plaisent aussi beaucoup. Je sais
qu’il y a, parmi eux, quantité de gens de cercles qui ne pratiquent la campagne qu’un mois
ou deux chaque année, et encore dans les conditions les plus artificielles ; mais je
reconnais aussi, au passage, de vrais gentilshommes ruraux, des propriétaires terriens
dont la vue me rafraîchit, me fait rêver de vie rustique, de chasses en Sologne, de
déjeuners dans les vastes cuisines des fermes isolées. Et, rentré chez moi, je feuillette
vite l’Homme libre, de Maurice Barrès, pour y retrouver une phrase qui
m’a ravi à la première lecture. La voici : « J’adore la terre, les vastes champs d’un seul
tenant et dont je serais propriétaire ; écraser du talon une motte en lançant un petit jet
de salive, les deux mains à fond dans les poches, voilà une sensation saine et
orgueilleuse. »
Paris, 30 mai.
MA CHÈRE COUSINE,
L’Intermédiaire des chercheurs m’a posé la question suivante : « Quels
sont les vingt volumes que vous choisiriez si vous étiez obligé de passer le reste de
votre vie avec une bibliothèque réduite à ce nombre de volumes ? » Voici la liste que j’ai
dressée, après quelques hésitations :
1. La Bible.
2. Homère.
3. Eschyle.
4. Virgile.
5. Tacite.
6. L’Imitation de Jésus-Christ.
7. Un volume de Shakespeare.
8. Don Quichotte.
9. Rabelais.
10. Montaigne.
11. Un volume de Molière.
12. Un volume de Racine.
13. Les Pensées de Pascal.
14. L’Éthique de Spinosa.
15. Les Contes de Voltaire.
16. Un volume de poésie de Lamartine.
17. Un volume de poésie de Victor Hugo.
18. Le théâtre d’Alfred de Musset.
19. Un volume de Michelet.
20. Un volume de Renan.
Mais je n’ai pas envoyé cette liste, car je me suis aperçu qu’elle n’était pas sincère.
Sans m’en rendre compte, je l’avais dressée, non pour moi seul, mais pour le public, et
j’y exprimais des préférences « convenables », plutôt que d’intimes prédilections.
Or il ne s’agit pas ici de choisir les vingt plus beaux livres qui aient été écrits, mais
ceux avec qui il me plairait le plus de « passer le reste de ma vie »… Voyons, de bonne
foi, est-ce que j’éprouve si souvent que cela le besoin de lire la Bible, Homère, Eschyle,
etc. ? J’ai bonne envie, ma cousine, de rayer mes dix premiers numéros. J’y substituerai
les livres que je lis vraiment et d’où me vient presque toute ma substance intellectuelle
et morale. Je mettrai là du Sainte-Beuve et du Taine, Adolphe, le Dominique de Fromentin, les Pensées de Marc-Aurèle, un
peu de Kant, un peu de Schopenhauer ; puis un volume de Sully Prudhomme, les poésies de
Henri Heine, celles de Vigny, peut-être les Fleurs du mal ; un roman de
Balzac, Madame Bovary et l’Éducation sentimentale, un
roman de Zola, un roman de Daudet ; le Crime d’amour de Bourget,
quelques contes de Maupassant, Aziyadé ou bien le Mariage
de Loti ; quelques comédies de Marivaux et de Meilhac, le Silvestre
Bonnard d’Anatole France…
Mais je m’arrête : cela fait déjà beaucoup plus de vingt volumes. Ma foi, tant pis ! je
raye toute ma première liste, et je n’y laisse guère que Racine et Renan.
Et n’allez pas vous récrier, ni me prendre pour un esprit dépourvu de sérieux. J’ai l’air
de ne garder que les contemporains ; mais, en réalité, je garde les anciens aussi, puisque
nos meilleurs livres, les plus savoureux et les plus rares, sont forcément ceux qui
contiennent et résument (en y ajoutant encore) toute la culture humaine, toute la somme de
sensations, de sentiments et de pensées accumulés dans les livres depuis Homère, et
puisque ceux d’à présent sortent de ceux d’autrefois et en sont la suprême floraison…
Mais je suis bien bon de me donner tant de mal. Les vingt volumes que je préfère
aujourd’hui, les préférerai-je dans vingt ans ? ou seulement dans six mois ? D’ailleurs,
j’en préfère bien plus de vingt ! Ah ! que ce monsieur me gêne avec sa question !
Paris, 31 mai.
J’ai remarqué dans un kiosque de journaux, entre autres eiffeliana, un
« document » qui m’a touché par sa niaiserie généreuse et compliquée. C’est la Tour Eiffel construite en 300 vers. Entendez par là un poème dont les
trois cents vers sont typographiquement disposés de manière à reproduire la forme de la
tour. Voici les premiers vers de ce poème métallurgique, ceux qui dessinent la
lanterne :
EIFFEL, TITAN, EIFFEL
Le ton se soutient. Voici quatre vers qui figurent sur un des côtés de la première
plate-forme :
Mais pourquoi railler ? Il est évident que le brave homme qui a écrit cette poésie
saugrenue et turriforme a été profondément et véhémentement ému par le colosse de fonte.
Il y a vu le triomphe de la science, de 89, de la démocratie, la fin de la souffrance et
de la misère, la fraternité universelle… C’est là un sentiment tout à fait respectable. Il
me paraît qu’il y a quelque chose de religieux dans l’admiration que la tour inspire à la
foule. Le peuple comprend que cet énorme édifice est l’expression la plus concrète, la
plus sensible, de toute une période du développement humain. Il a raison. Cette tour qui
est inutile, et qui, cependant, est construite comme une machine utile et n’admet aucun ornement superflu, cette tour est bien le monument
symbolique du plus récent état de civilisation, le Parthénon de fer d’une société
démocratique et industrielle. Elle sera un jour aussi sacrée et plus significative encore
(car elle sera unique) que les cathédrales gothiques et que les temples en ruine de
l’Acropole.
Soyons peuple, ma cousine ; ayons l’espérance et la foi.
Paris, 4 juin.
MA CHÈRE COUSINE,
J’ai eu ces jours-ci une grande tristesse. Un des meilleurs, et des mieux doués parmi
ceux de mes amis qui sont plus jeunes que moi, Jules Tellier, vient de mourir. Très
apprécié et très aimé dans le petit monde des poètes, il n’était pas encore très connu du
public, bien qu’il écrivît depuis un an, au Parti national, de très
élégantes et pénétrantes chroniques sur les choses littéraires. Mais ce ne fut jamais un
régulier. Personne n’a plus mal gouverné sa vie, ou plutôt ne l’a moins gouvernée. Et
personne, je crois, n’a été plus naturellement ni plus profondément mélancolique et
inquiet. Il était né vaincu d’avance ; et j’ai toujours été persuadé qu’il mourrait
jeune.
Il y a quatre ou cinq ans, il avait publié, sous la couverture de « l’homme qui bêche »,
un mince recueil de vers intitulé les Brumes. Je retrouve ce volume
ignoré. Il est imprimé sur du papier à chandelle et ne paye pas de mine, mais il contient
une douzaine de pièces exquises et tristes que je voudrais toutes vous citer. Je vais du
moins en copier une pour vous, qui est d’une notation subtile et vraie.
Autrefois
, quand j’avais un
cœur,
Aujourd’hui je n’ai plus d’
idées
Laissez-moi vous copier aussi la Chanson sur un thème chinois :
La pensée et le désir de la mort reviennent presque à chaque page. Maintenant que Tellier
n’est plus, cette préoccupation me frappe étrangement. Voici quelques vers de son Prélude :
Je sais, moi, que ce ne sont point là jeux de rimes, que Tellier était aussi sincère
qu’on peut l’être en parlant ainsi. Voilà son vœu accompli. Il eut la plus haute
intelligence, et la plus aiguë : il était poète et écrivain à un degré éminent ; il était
capable de traduire le songe de la vie de façon à embellir la vie des autres hommes et il
est mort. La Nature est une grande gâcheuse. C’est qu’elle a l’éternité devant elle et
qu’elle ne sait pas à quoi elle travaille. Ma cousine, ayez une pensée compatissante et
une prière pour cette pauvre âme.
G…, 7 juin.
MA CHÈRE COUSINE,
Chaque année, à la même époque, c’est-à-dire un peu avant la fenaison, j’éprouve le
besoin de revoir la campagne de chez moi, de faire une grande promenade à travers les prés
qui s’étendent entre la Loire et le « ru », sous le soleil, dans l’odeur des foins. Cette
promenade annuelle, il me serait extrêmement dur d’y renoncer. Je l’ai faite hier, tantôt
par les sentiers que noient les hautes herbes pleines de taches jaunes et violettes,
tantôt le long du ruisseau bordé de saules dont l’argent léger miroite et frissonne. Et je
suis arrivé à un tout petit village qui trempe ses pieds dans l’eau ; et j’ai pris de la
bière, tout seul, dans un cabaret qui s’intitule avec emphase Café de la
gare, bien qu’il soit à deux lieues de la plus proche station du chemin de fer.
J’étais heureux, je ne pensais à rien. Tout ce qui m’agite tant à Paris, je l’avais
oublié. Les vipères que j’ai comme tout le monde dans le cœur, vanité littéraire,
ambition, jalousie, soucis, désirs et passions de toute sorte, s’étaient parfaitement
assoupies. Je sentais que la vie aux champs, la vie tout près de la terre, c’est là le
vrai, et que notre civilisation urbaine et industrielle n’est peut-être qu’une effroyable
erreur de l’humanité occidentale.
J’avais besoin de cette heure d’apaisement : car, la veille, en débarquant dans mon
chef-lieu de canton, j’avais eu une grande colère. Les beaux arbres qui s’élevaient à la
porte de la petite ville venaient d’être coupés par les soins d’une édilité dont j’aime
mieux ne pas qualifier la conduite. On ne doit jamais abattre ses arbres, sinon dans les
cas d’absolue nécessité et quand il est bien prouvé qu’ils ont atteint depuis longtemps le
maximum de leur développement possible, et qu’ils ne peuvent plus que
dépérir. Et encore.
Je vais vous dire, à ce propos, un des plus violents sentiments de haine que j’aie
éprouvés dans ma vie. Vous savez que mon pays est charmant ; que l’eau y jaillit de partout
en ruisselets délicieux ; que les teintes du ciel, de la prairie et des feuillages y sont
fines et toujours un peu pâles, comme dans un paysage élyséen de Puvis de Chavannes ; et
qu’enfin, à défaut de grands bois, il y a des arbres en quantité, par bandes ou par
bouquets. Mais autrefois il y en avait bien davantage, et c’était encore plus beau. Or,
j’eus la douleur de constater, voilà quelques années, pendant mes vacances, qu’on en avait
abattu des rangées entières dans les prés qui bordent la Loire. Je n’avais jamais songé à
demander qui en était le propriétaire. J’appris que c’était un monsieur qui vivait à
Paris ; je sus qu’il y faisait la fête et que c’était pour la continuer qu’il découronnait
les rives de mon fleuve.
Je me mis à haïr cet homme. Longtemps le misérable poursuivit son œuvre impie : chaque
année, de loin, sans se montrer, le lâche me volait de nouveaux arbres, de nouveaux coins
de verdure. Je me représentais la parure chaste et sacrée de la terre gaspillée en
débauches lugubres, dévorée là-bas par l’imbécile troupeau des maquillées ; et
j’enrageais !… Si j’avais été poète, j’aurais mis cela en vers, ce qui m’eût soulagé. Très
sérieusement, cet homme que je n’avais jamais vu, et qui n’est peut-être pas un méchant
garçon, est un de ceux à qui j’ai souhaité le plus de mal. Et je ne sais pas encore, à
l’heure qu’il est, si je lui ai pardonné.
G…, 10 juin.
MA CHÈRE COUSINE,
Je viens de lire le discours de M. de Vogüé et celui de M. Rousse. L’un de ces deux
discours est fort beau. Mais j’ai vu, dans l’un et dans l’autre, que la périphrase sévit
toujours à l’Académie, et qu’elle va même couramment jusqu’à la devinette. C’est une rage,
dans cette boîte-là, de ne jamais appeler les gens par leur nom. On pourrait en faire un
jeu pour les heures de pluie à la campagne : le jeu des charades académiques.
En voici quelques échantillons :
«… Il fut grand-maître de l’Université, il est votre confrère ; son nom est devenu dans
notre pays le synonyme des meilleures vertus, etc… »
Qui est-ce, ma cousine ?
Je ne vous dissimulerai pas que c’est M. Duruy. Mais il me semble que ce n’est pas très
aimable pour M. Jules Simon. Car lui aussi est académicien et ancien ministre de
l’instruction publique ; et si ce n’est pas lui qui est désigné ici, c’est donc qu’on ne
trouve pas que son nom, à lui, est « synonyme des meilleures vertus » ? Voilà qui est bien
malhonnête !
Je poursuis :
« M. Nisard inaugurait un genre… Il nous était réservé de le voir renouveler par un ami
de Cicéron, un commensal de la maison d’Horace. »
Ça, c’est M. Boissier. J’aime mieux vous le dire tout de suite, car enfin une paysanne
exquise comme vous êtes, et qui n’a jamais tenu de salon littéraire, n’est vraiment pas
obligée, à ce jeu-là, de deviner à tous coups.
Et quel est « le Français qui a donné le modèle et fait le présent à l’Angleterre d’une
histoire organique, baignant de toutes parts dans la vie nationale » ?
Ça, c’est M. Taine.
Je passe au discours de M. Rousse :
Quel est le « grand citoyen » qui, après la guerre, « rassemblait à la hâte les épaves de
nos désastres ? »
Je crois, ma cousine, que vous serez assez forte, ici, pour nommer M. Thiers.
Et quel est « le nom écrit par la France sur le seuil de deux mers » ?
Réponse : M. de Lesseps.
Et « le nom écrit par la Russie, à Samarcande, sur la limite de deux mondes » ?
Réponse : le général Annenkof.
Et quel est « l’écrivain charmant, causeur spirituel et tranquille, qui se repose
aujourd’hui, dans ses souvenirs, des odyssées scandinaves de sa jeunesse » ?
Réponse : M. Marmier.
Et quel est « le grand écrivain qui vit dans l’intimité des petits prophètes » ?
Réponse : M. Renan.
À vrai dire, « petits prophètes » ne répond à rien, et est mis là, j’en ai peur,
uniquement pour faire avec « grand écrivain » une élégante antithèse.
Non, voyez-vous, pour les grâces et les gentillesses du discours, pour la noblesse des
périphrases et pour la finesse capillaire des allusions, pour toute cette rhétorique à la
Thomas, c’est encore M. Rousse qui a le pompon. Savourez-moi ceci (pour dire que
M. de Vogüé, ayant épousé une Russe, a été amené à s’occuper beaucoup de la Russie dans
ses livres) :
« Un hasard de chancellerie vous y a conduit (en Russie). Votre cœur y a fixé votre vie ;
votre esprit y a suivi votre cœur. »
Hein ! est-ce « envoyé » ?
Encore une devinette, pour finir :
« Il y a dans Paris une docte et illustre maison, amie sévère des lettres, dont
l’hospitalité prudente ne s’ouvre qu’à de rares élus. Il faut être déjà célèbre pour y
venir chercher la célébrité. De loin en loin, un heureux hasard y laisse entrer
furtivement un nouveau venu. Puis la porte se referme en silence :
Et tout rentre au sérail dans l’ordre accoutumé. »
Et ça continue sur ce ton ! Nous apprenons que, fort heureusement, M. de Vogüé avait
rapporté d’Orient le talisman d’Aladin, les paroles magiques qui font tomber les portes
des harems et des palais enchantés, qu’à sa voix les dragons de la fable se sont évanouis
en fumée, etc.
Quelle peut bien être cette maison, ma cousine ? J’avais d’abord songé à la Revue des Deux-Mondes. Mais M. Rousse n’aurait jamais eu le mauvais goût de la
comparer à un « sérail ». Au reste, il nous dit qu’elle ne s’ouvre qu’à de rares élus ;
cela non plus ne saurait s’appliquer à la Revue des Deux-Mondes, car,
s’il n’y a pas plus de trois mois qu’elle s’est avisée de l’existence de Loti et de
Maupassant, et si elle ferme soigneusement sa porte à Alphonse Daudet, à Bourget et à
France, elle l’a toujours ouverte à deux battants aux Tartempions qui avaient de
l’assurance, de l’entregent, des opinions convenables, une position ou un parentage.
Vous voyez bien que ce n’est pas la Revue des Deux-Mondes.
Mais alors, encore une fois, quelle peut bien être cette maison mystérieuse que M. Rousse
compare à un « harem » où, « de loin en loin », entre « furtivement un
nouveau venu » et dont « la porte se referme en silence » ?…
? ? ?
G…, 11 juin.
Où en étais-je hier, ma cousine ? (Car le « piéton » attendait ma lettre et m’a obligé de
la finir brusquement.) J’étais, je crois, en train de songer : « Ah ! fi, monsieur
Rousse ! on ne parle pas de ces choses-là devant les dames ! » Mais je voulais faire
encore une réflexion. Avez-vous remarqué que dans ces discours académiques (à part de très
rares exceptions), ce sont toujours les mêmes qui sont cités, ou désignés à notre
admiration par des périphrases ? On rend tout le temps hommage à M. Pasteur, à M. Renan, à
M. Taine ou à M. Dumas. Il n’y en a que pour ceux-là ; jamais rien pour MM. X… ou Y… Cela
est désobligeant à la longue, et ces pauvres gens doivent se dire : « Comme ça, nous ne
sommes, nous, que de fichues bêtes ? » Ne pourrait-on pas s’arranger pour que les
politesses et les égards fussent répartis avec une inégalité moins choquante ? N’oublions
pas, messieurs, que l’Académie est un salon !
À propos d’Académie, je vais vous dire une découverte littéraire que j’ai faite tout
dernièrement. C’est une poésie beauceronne, et je vous assure que cela est rare, les vers
du pays de Beauce ! Donc, on croit, en ce pays-là, que le meilleur moyen de préserver les
granges et les greniers des rats et des souris — de la « varmine », comme ils disent —
c’est d’y jeter, au milieu du tas de foin, une dent de herse trouvée dans les
champs. Cette condition est essentielle ; et il faut aussi que celui qui fait la
trouvaille chante, en la ramassant, ces quatre vers :
Voilà qui vous indique, ma cousine, le degré de poésie où peuvent se hausser les cerveaux
entre Chartres, Étampes et Orléans. Cela rappelle assez exactement les petites formules
magiques usitées chez les paysans romains, et dont on trouve, si je ne me trompe, des
exemples dans les fragments de Varron ou du vieux Caton. Ils sont rudes et secs, ces
petits vers beaucerons, et plats comme la terre où ils sont nés ; mais, à part le second
vers qui est visiblement pour la rime, ils disent bien ce qu’ils veulent dire. Que
voulez-vous ? Nous ne sommes pas des félibres, nous autres !
Paris, le 13 juin.
Vous voulez, ma cousine, que je vous parle des Indiens du colonel Cody ? Eh bien, voici.
L’amphithéâtre a la forme d’un fer à cheval ; les deux extrémités sont reliées par un
immense décor, qui s’entr’ouvre pour jeter dans l’arène le flot des cavaliers. C’est une
construction en bois, remarquable par sa hardiesse pratique, par une simplicité et une
précision tout américaines. Le dessous des gradins forme d’interminables galeries
tournantes, où il est amusant de se promener, avec le piétinement de la foule sur sa
tête.
L’amphithéâtre est immense. Je crois qu’il pourrait contenir huit ou dix mille
spectateurs. C’est apparemment ce que nous avons vu jusqu’ici de plus approchant, par les
dimensions, des cirques romains. Cependant il ne faut pas trop nous en faire accroire.
Nous ne verrons rien de comparable à ces deux théâtres demi-circulaires de Pison, qui
d’abord se tournaient le dos (on donnait la comédie dans l’un et, dans l’autre, des jeux
de gladiateurs), et qui ensuite pivotaient sur eux-mêmes et rejoignaient leurs extrémités,
de manière à former un cercle parfait. Et alors l’arène s’emplissait d’eau pour un combat
naval. C’était évidemment autre chose que la piscine de poche du Nouveau-Cirque.
Enfin, tel qu’il est, le cirque de Buffalo Bill n’est point mal. Il paraît deux ou trois
fois aussi grand que l’Hippodrome. Le soir, c’est fort beau. Le ciel, d’un bleu sombre,
est pareil à une coupole solide qui s’appuierait au décor du fond. Inégalement éclairées
par la lumière électrique, des bandes de pionniers mexicains, de cavaliers gardeurs de
bœufs, de Peaux-Rouges vêtus d’oripeaux éclatants et que leurs chevelures flottantes font
ressembler à de vieilles femmes, chevauchent éperdument, se précipitent, se heurtent,
échangent des coups de fusil, prennent au lasso des chevaux sauvages, exécutent des danses
bizarres. Ces formes aux couleurs crues, qui sautent, rampent et bondissent dans la
lumière bleuâtre, ont quelque chose de violemment fantastique… Je songe, avec un peu de
surprise, que ce sont là les Indiens d’Atala et des Natchez ; que Chactas fut l’un d’eux, et que c’est par eux que le pittoresque et
l’exotisme sont entrés dans notre littérature… J’imagine pourtant qu’ils sont meilleurs à
voir là-bas, dans leur cadre naturel. Ils ont, ici, je ne sais quoi de forain. J’avais
tort de parler des Indiens de Chateaubriand : ce sont tout au plus ceux de Gustave
Aymard…
Partout, en ce moment, on nous montre des échantillons des peuples « estranges ». Ils
nous amusent. Je me demande parfois si nous, nous les intéressons. Pas beaucoup,
j’imagine. Même, nous ne les étonnons guère. J’ai constaté qu’en Algérie les indigènes
regardaient nos chemins de fer et toutes nos inventions avec une parfaite indifférence.
Les ayant dépassés, nous pouvons, nous, les comprendre ; et comprendre est un grand
plaisir. Mais notre vie reste pour eux lettre close ; elle n’est, à leurs yeux, qu’une
suite d’images assez ternes, auxquelles ils n’attachent aucune signification…
Je suis content que des fragments si divers de l’immense humanité soient en ce moment
rassemblés à Paris. C’est très probablement ce qui s’est vu de mieux depuis les temps de
l’ancienne Rome. Après les grandes guerres africaines et asiatiques, les cortèges qui
suivaient le triomphateur, prisonniers et captives dans leur costume national, les animaux
et les plantes des pays lointains, et les produits de leur industrie et de leur art
entassés sur des chariots, tout cela formait de véritables expositions ambulantes. Et
c’étaient, pendant des mois, dans les théâtres et sur les places, des exhibitions de
toutes sortes de curiosités exotiques. (Lisez, ma cousine, Tite-Live et Horace.) Mais les
spectacles que la guerre procurait aux citoyens romains, c’est la paix qui nous les donne.
L’exposition universelle est plus innocente que les triomphes de Paul-Émile ou de Jules
César. Et, tout de même, je la crois encore plus belle et plus variée.
Paris, 17 juin.
J’ai fait hier, prudemment, un tour de promenade en voiture entre l’heure du départ
général pour le Grand Prix et l’heure du retour. J’ai noté pour vous, ma cousine, une
impression amusante. Il y a, dans le spectacle si varié de ce joli Paris, des changements
à vue aussi instantanés que ceux des théâtres de féeries. Quand je suis parti, grand
soleil, toilettes claires, voitures découvertes ; partout une joie, un étincellement. En
une minute, le ciel s’assombrit, la pluie tombe ; en une demi-minute, les capotes des
voitures s’abaissent, les toilettes roses et blanches disparaissent sous des caoutchoucs
sombres, et, des deux côtés de l’avenue, depuis la place de la Concorde jusqu’à l’entrée
du Bois, on ne voit qu’une toiture ininterrompue de milliers et de milliers de parapluies.
Puis, le soleil revient, et crac ! plus de capotes, plus de caoutchoucs, plus de
parapluies : et revoilà les femmes pareilles à des fleurs… L’exécution de ce double
mouvement d’ensemble a été étourdissante de rapidité, je dirais presque de précision et
cela sur une longueur de six ou huit kilomètres.
Une double foule, comme toujours : celle des regardés et celle des regardants. Il y avait
des gens (combien ? je ne sais ; peut-être cinquante mille) qui étaient assis, à une
heure, sur les trottoirs des Champs-Élysées, de l’avenue du Bois et de l’avenue des
Acacias, qui y étaient encore à six heures, et qui, pendant tout ce temps-là, ont regardé
passer des voitures. C’est incroyable, ce que l’homme peut déployer de courage, de
patience et de résignation … pour s’amuser !
Et que dites-vous du cheval vainqueur ? Un cheval qui s’appelle Vasistas (un nom de domestique de vaudeville pour le Palais-Royal ou les
Variétés !), un pauvre diable d’outsider qu’on donnait à 66 au départ, et qui arrive bon
premier, on ne sait comment, on ne sait pourquoi, avec son vilain nom comme un parvenu de
la politique ! On en ferait un apologue. Si votre vieux voisin fait toujours des fables
pour l’Académie des muses tourangelles, proposez-lui ce sujet-là de ma part.
Paris, 18 juin.
M. Raphaël Bischoffsheim, que vous connaissez sûrement de nom, ma cousine, est un homme
très aimable et très doux, qui n’a pas de plus grandes joies que de bâtir des
observatoires, d’offrir des télescopes aux astronomes, de fonder des prix de gymnastique
et d’inviter à déjeuner — ou à dîner — ses amis, qui sont nombreux. C’est ainsi qu’hier
nous déjeunions au village javanais, devant l’estrade des danseuses. Voir glisser
lentement ces petites filles dorées, tout en mangeant des choses de là-bas, très épicées
et de saveur bizarre, cela fait, je vous assure, un très agréable composé de
sensations.
Après la danse, les danseuses sont descendues de leurs planches et sont venues boire, à
côté de nous, du sirop de grenadine. De près, et quand elles ne sont plus dans l’exercice
de leurs solennelles fonctions, elles sont gaies à la façon de tout petits enfants, et
leur rire est plein d’innocence et de gentillesse. Ce sont de charmantes petites bêtes ;
on dirait les sapajous sacrés d’un temple très lointain… En réalité, il n’y en a qu’une
qui me semble vraiment jolie et qui contente mes yeux d’Occidental. Et j’ai appris que
c’est aussi la seule qui ait été honorée, là-bas, des faveurs du maître, et qui porte, à
cause de cela, un casque en or ciselé. Les autres n’ont que des casques en cuivre.
On m’a dit que ces jeunes personnes ne s’ennuyaient pas du tout et qu’elles se
parisianisaient grand train. Elles vous disent couramment : « Bonjour, monsieur, ça va
bien ? » en tendant leur fine patte jaune. Chose singulière, elles ont l’« assent » !
Elles prononcent : «Ça va bieïn ? » Il est vrai que les îles de la
Sonde, c’est encore le Midi, té !
Plusieurs fois elles sont allées en représentation dans des salons parisiens. Une fois
qu’on leur demandait comment elles trouvaient les dames françaises, une d’elles a
répondu : « Elles ont de belles robes, mais le nez trop long. »
Nos nez leur paraissent prodigieusement comiques. Aussi les poupées de leur guignol
(qu’on voit au fond de l’estrade) ont-elles toutes des nez démesurés. Ces petites filles,
en prenant leur sirop, avaient devant elles des têtes d’hommes tout à fait considérables :
le docteur Charcot, le général Annenkof, Meissonier, Meilhac, etc. Eh bien, il est de
toute évidence qu’elles les regardaient comme nous regardons les singes du Jardin des
Plantes. Je crois pourtant que Meilhac trouvait un peu grâce à leurs yeux, sans doute à
cause de sa moustache de Tartare, ou peut-être parce qu’elles sentaient que cet homme-là
les aime. Une d’elles lui a même dit : « Bonjour, Meilhac ! » mais je crains bien qu’on ne
lui ait soufflé. Resteront-elles à Paris, ces gamines de Java ? Qui sait si dans vingt ou
trente ans nous ne retrouverons pas l’une d’elles sous un bonnet d’ouvreuse, ou gérante
d’un family-hotel ?
Paris, 24 juin.
J’ai fait hier, ma cousine, pendant ma promenade dominicale, une découverte. C’est, au
bord de la route de Versailles, route fort civilisée et chère aux vélocipédistes— entre
Saint-Cloud et Suresnes — un verger ; mais un verger comme ceux de chez nous, un verger
rustique et naïf, avec des arbres plantés au hasard, des cerisiers surtout, de jolis
cerisiers trapus et courts, arrondis en dômes par le poids des innombrables fruits rouges
qui tirent les branches vers la terre. Et, chose plus surprenante encore, ce verger est
ouvert aux passants : ni mur ni palissade. Il faut évidemment que le propriétaire soit une
belle âme, très candide, très insouciante ou très généreuse. J’ai pensé que je me
conformerais aux intentions de ce sage en cueillant quelques-unes de ses cerises.
Pourtant, par un reste de scrupule, j’ai mis un sou au pied du cerisier.
Cette rencontre, très imprévue dans ces parages, d’un coin de campagne vraiment libre et
ingénu, m’a rappelé un écriteau aperçu dernièrement boulevard des Invalides : Pâturage de la vacherie X… Et sans doute, ce pâturage n’est qu’un terrain vague
entouré de planches, où l’herbe pousse comme elle peut sur les plâtras et les matériaux de
démolition ; mais enfin il y a là des vaches, et un petit vacher (je les ai vus, entre
deux becs de gaz, à deux pas d’un bureau d’omnibus) !
En continuant ma promenade, j’ai passé devant l’église de Suresnes, et les chants qui en
sortaient m’ont averti que c’était la Fête-Dieu. Tout de suite j’ai pensé aux Fêtes-Dieu
d’autrefois… Vous rappelez-vous les reposoirs qu’on faisait chez nous, et comme c’était
amusant ? Une année, les hommes du bourg, qui n’étaient pourtant guère dévots, voulurent
se signaler. Ils s’avisèrent de placer horizontalement, sur un pivot, une énorme roue de
charrette, sur laquelle on construisit l’autel. Au moment donc où le curé éleva
l’ostensoir, l’autel se mit à tourner et envoya sa bénédiction aux quatre points
cardinaux, c’est à savoir vers Orléans, vers Blois, vers la Beauce et vers la Sologne.
Cette année-là, ma cousine, vous étiez une des deux petites filles qui faisaient les deux
anges en prière sur le reposoir tournant ; et moi je représentais le petit saint
Jean-Baptiste et je conduisais devant le dais un petit mouton vivant ! J’étais frisé comme
le mouton, j’étais beau ; on me regardait ; et jamais je ne commis plus complètement, dans
mon cœur, le péché d’orgueil… Mais, à présent, ce n’est plus du tout cela, les Fêtes-Dieu
de mon pays ! De méchants reposoirs de rien du tout ! C’est devenu égal à tout le monde.
Les pompiers et la musique ne vont plus à la procession. Ah ! ma cousine, nous vivons dans
des temps sévères.
Paris, 25 juin.
C’est grand dommage, ma cousine, que le bâtiment du ministère de la guerre, à
l’Exposition, soit d’une architecture aussi banale et inexpressive. Cela pourrait être une
gare, une préfecture, un casino, ou n’importe quoi. J’aurais voulu une bâtisse austère et
un peu lourde, une simplicité, une nudité de lignes qui rappelât les forteresses et les
constructions militaires. C’était pourtant bien facile à trouver.
Je dois dire qu’une fois entré on n’a plus d’objections. D’abord, parce qu’on est un peu
abasourdi. On l’est à cause de la foule, qui est ici plus serrée et plus curieuse que
partout ailleurs. Et puis, comme dit le roi lombard dans la Chanson de geste : « Que de
fer ! que de fer ! » Au rez-de-chaussée, des canons de toutes les tailles (il y en a qui
ont de singuliers allongements de cou) ; des engins et des mécaniques de toute sorte,
auxquelles on ne comprend rien, sinon qu’elles sont faites pour tuer le plus d’hommes
possible. C’est propre, soigné, luisant, comme de la coutellerie ou de la quincaillerie
anglaise ; et cette précision de forme et cette netteté froide de métal (si éloignées de
la bonhomie et des à peu près de construction des arbalètes de siège ou des antiques
catapultes) donnent, en effet, l’impression de quelque chose d’infaillible et
d’inévitable, qui tue mathématiquement, sans nulle intervention des muscles humains, de
ces faibles muscles dont l’effort est variable et peut dévier. On voit ensuite les
instruments mystérieux dont se servent les officiers du génie, et les plans en relief des
villes fortes de France, et toutes les manières de bâtir les ponts ; bref, de très jolis
joujoux militaires. Puis, des cartes géographiques, des fusils et des uniformes de toutes
les époques, et des instruments de musique, et des gamelles, et des godillots à
l’infini…
Tout cela c’est, si je puis dire, la partie analytique de cette exposition. Mais voici la
synthèse, et, après le démontage de la machine pièce par pièce, la machine vivante. Voici
une immense image d’Épinal : des soldats de toutes armes, en cire, dans un campement
algérien, très bien posés et groupés, très amusants à voir. Puis des souvenirs
d’autrefois : statues ou bustes de l’empereur, portraits de ses maréchaux, drapeaux
français de la Révolution ou du premier Empire… Et alors, on a beau savoir que la guerre
est impie, absurde, abominable ; que les armées permanentes volent chaque année, aux
peuples d’Occident, une somme incalculable de travail et de richesse, et que ce palais où
l’on se promène est proprement le temple du Meurtre et de la Destruction ; on a beau se
dire tout cela : comme, après tout, les peuples se battent depuis quelque dix mille ans —
et peut-être parce qu’on sent confusément que la guerre est ce qui donne à l’énergie
humaine et au courage, père des autres vertus, leur plein développement — on est ému
jusqu’aux entrailles, un petit souffle froid vous passe dans les cheveux … et tenez, par
exemple, ce guidon de la garde impériale, où sont inscrits les noms de toutes les
capitales de l’Europe, ce carré de soie pâlie fait un plaisir à regarder, mais un
plaisir !… Et l’on redescend, ayant mangé du tambour et bu de la cymbale, comme disait la
vieille chanson des Mystères d’Éleusis.
Paris, 25 juin.
C’est presque toujours une chose infiniment mélancolique, ma cousine, qu’une
« représentation à bénéfice ». Les camarades qui ont été obligés de promettre leur
concours ont l’air d’être traînés à l’abattoir. Tous arrivent en retard, le programme est
bouleversé, les entr’actes durent une heure, et ça finit à deux heures du matin. Et, comme
ce sont les artistes qui choisissent leurs morceaux … on est exposé à entendre des choses
un peu pénibles.
Je ne dis point cela, ma cousine, pour le « bénéfice » de Mlle Tessandier, auquel j’ai eu
la bonne fortune d’assister hier soir, à l’Odéon. L’excellente comédienne jouait un acte
de Severo Torelli. J’ai eu plaisir à revoir ses yeux, pareils à deux
taches d’encre, dans sa longue tête d’Espagnole de Bordeaux, et sa tignasse de reine
sauvage. Quelqu’un a dit la Bénédiction de Coppée, à moins que ce ne fût
la Grève des Forgerons. Un baryton n’a pas hésité à nous chanter :
(Il prononçait : « L’univers-z-et-Dieu ».) Enfin, M. Mounet Sully nous a dit Oceano nox, tour à tour avec des hurlements d’acteur annamite et des plaintes
douces de tout petit enfant qui fait sa dentition.
L’excellent tragédien est rasé depuis Alain Chartier. Il est encore
beau, si vous voulez, mais d’une beauté moins humiliante pour nous. J’imagine qu’en
sortant hier de l’Odéon telle jeune fille qui jusque-là avait obstinément refusé un
« parti avantageux », a dû dire à ses parents : « J’ai réfléchi, je ferai ce que vous
voudrez. » Ses parents n’y ont rien compris ; mais je connais, moi, son secret. Celui
qu’elle aimait n’est plus, car elle aimait Mounet barbu ; et Mounet rasé, ce n’est plus
Mounet…
Paris, 27 juin.
Vous me demandez, à propos du Disciple, si je connais Paul Bourget.
Mais oui, ma cousine, je le vois assez souvent et je l’aime beaucoup Et comment
est-il ? — À peu près le contraire de ce que le public veut qu’il soit. Parce que Bourget
s’est quelquefois occupé des femmes, et parce que, les « passions de l’amour » ne pouvant
avoir tout leur développement que dans un monde oisif et riche, il s’est plu, dit-on, à
nous décrire les élégances extérieures de ce monde-là, beaucoup se représentent l’auteur
de Cruelle Énigme sous les espèces d’un délicieux jeune homme paré,
coquet, affecté, efféminé et languide…
Eh bien ! ce n’est pas ça du tout, ma cousine mais, là, pas du tout ! Je vous le dis,
parce que je le sais : il n’est pas d’esprit plus sérieux ni plus mâle que Bourget. Cet
efféminé travaille dix ou douze heures par jour. Ce dandy a une conscience et des
préoccupations de prêtre. Pas une lettre d’adolescent en peine à laquelle il ne réponde
gravement et longuement (et je vous assure, ma cousine, qu’il faut pour cela un fier
courage). Ce mondain raffiné sait, quand le devoir commande, secouer cette tyrannie : la
peur du ridicule. Il l’a bien prouvé dans sa préface du Disciple. Ce
languissant est dévoré de curiosité et d’inquiétude ; c’est, avec Maupassant, celui de nos
écrivains qui voyage le plus et qui s’accommode le mieux de la solitude absolue. Enfin, si
vous passez son œuvre en revue, si vous considérez l’austérité de quelques-uns de ses
sujets, la probité scrupuleuse de l’exécution, l’effort continuel vers quelque chose de
nouveau (sans nul souci du public qui aime qu’on recommence les mêmes choses), vous
sentirez peut-être ce que tout cela suppose de volonté et d’énergie patiente.
Oui, vous dis-je, Bourget est un Auvergnat comme Pascal. Il a d’ailleurs le nez, il a le
menton volontaire, le menton romain des hommes de sa province… Pourtant, ma cousine, je ne
voudrais pas le faire plus Auvergnat qu’il n’est, et je tiens à vous dire que sa force est
très enveloppée de grâce. Le poète des Aveux (si vous voulez lui être
très agréable, parlez-lui de ses vers) a une extrême gentillesse de façons, beaucoup
d’esprit, et du plus jaillissant (lui qui n’en met presque jamais dans ses livres), un
visible désir de plaire, et, dans sa voix imperceptiblement et joliment nasillarde,
quelque chose de doux, de caressant et, volontiers, d’un peu plaintif. Ajoutez une
sensibilité excessive, un besoin de bienveillance autour de lui, un art merveilleux et
déplorable de se faire souffrir avec rien ou pas grand’chose… Disons donc, si vous le
voulez bien, qu’il a, avec une intelligence et une volonté viriles, des nerfs un peu
féminins. C’est là une combinaison très distinguée.
Mais, je vous le répète, pas du tout « romancier des dames » ! Un peu « esthète », oui,
c’est tout ce que je puis vous accorder. Au fond, un montagnard pensif. Parfaitement ! Le
malheur, c’est qu’à Paris on vous juge sur quelques traits qui ont d’abord frappé et qui
font oublier les autres, et en voilà pour votre vie ! Si vous croyez, par exemple, que
l’on connaît Renan, que l’on se fait une idée juste de sa personne et de son caractère ?…
Mais à une autre fois, ma cousine.
Paris, 1er juillet.
Ma cousine, le président de la République recevait hier, dans l’après-midi, un ou deux
milliers de bourgeois de Paris ou de la province.
Il y a deux cents ans, une « fête à la cour », c’était, dans le palais de Versailles, un
ballet mythologique du genre « pompeux », où le roi, les seigneurs et les grandes dames
jouaient leur rôle. Aujourd’hui, une fête à la cour, ce n’est qu’une garden-party dans le petit parc bourgeois de l’Élysée. M. Dumas ni M. Sardou
n’écrivent pas de ballets pour M. Carnot et ses « courtisans ». Rien qui rappelle Mélicerte ou l’Île des plaisirs. On ne voit point M. Carnot, costumé en
Neptune, danser un pas, puis chanter, comme au premier intermède des Amants
magnifiques, des vers dans le goût de ceux-ci :
ni le général Brugère, costumé en Éole, et l’excellent colonel Lichtenstein, déguisé en
Triton, reprendre en chœur :
Je vous assure, ma cousine, que je constate sans amertume ces petites différences. Car le
spectacle était charmant, hier, dans le jardin du président. Il faudrait la phrase
papillotante d’Alphonse Daudet pour vous dire les taches claires des toilettes dans les
allées tournantes, sous les grands vieux arbres et, sur la molle descente de la pelouse
vers un petit étang à canards, la gaieté des tentes rayées de rouge, d’où les musiques
s’envolent par bouffées ; et, çà et là, parmi le sombre des redingotes et des jaquettes et
le chiffonnage joli des robes printanières, la majesté soudaine d’un grand burnous
blanc…
G…, 2 juillet.
Je suppose, ma cousine, qu’un jeune homme soit amoureux de vous. Vous ne le connaissez
que de vue et il ne vous a pas été présenté. Mais vous le rencontrez partout sur votre
chemin. Il vit sous vos fenêtres. Quand vous sortez, il vous guette au coin de la rue.
Bien qu’il ne soit qu’un mécréant, chaque fois que vous entrez à l’église, il est là,
derrière votre chaise, et pendant que vous priez, vous sentez son regard sur votre nuque
penchée…
Cela dure depuis huit ou dix mois. Je suppose que tout ce manège ne vous ait pas
exaspérée, qu’il ait, au contraire, piqué votre curiosité, que vous vous soyez peu à peu
intéressée à ce garçon bizarre et que, sur sa prière, vous ayez permis à des amis communs
de vous le présenter. Je suppose enfin que, la veille du jour où l’on doit vous l’amener,
un hasard fasse tomber entre vos mains le carnet mystérieux où ce jeune homme a noté ses
impressions quotidiennes et toute l’histoire de cette passion. Ce sont des vers. Vous vous
dites, avant de les lire, qu’ils sont probablement mauvais, mais que, puisqu’il vous
adore, ce sont apparemment des vers fort amoureux. Vous courez aux dernières pages pour
voir tout de suite où en est ce pauvre garçon … et vous tombez d’abord sur ceci :
Vous songez là-dessus : « Eh ! là là, monsieur, qui vous dit qu’on soit si pressée de
vous croire ?… D’ailleurs, on ne vous force pas, et l’on ne vous demande rien. » Vous
tournez deux ou trois pages ; vous arrivez à une assez longue pièce datée du jour même où
votre soupirant a su qu’il serait reçu chez vous, et vous lisez ces jolis petits vers
octosyllabiques :
Tous les
mots qu’elle me dira
Etc.
Vous vous dites : « Ainsi, ce sont là les vers d’amour de ce monsieur ? Ce n’était pas la
peine de tant se fatiguer sous mon balcon. Ah ! la singulière façon d’aimer ! »
Oui, ma cousine, la singulière façon ! C’est celle de M. Georges de Porto-Riche (l’auteur
de la Chance de Françoise), dans un petit livre mélancolique, élégant et
sec, avec un rien de brutalité au fond : Bonheur manqué. Le poète se
figure aimer, soigne et cultive cet amour, séduit et subjugue une femme de bien, se fait
souffrir, la fait pleurer et la plante là en lui disant des choses désagréables tout cela
sans lui avoir jamais adressé la parole et sans l’avoir effleurée du bout du doigt.
N’est-ce pas admirable ?
Mais voilà ! nous sommes, comme vous savez, des « cérébraux ». Et nous sommes aussi des
«égotistes », ce qui revient à peu près au même. Ce petit livre est bien d’aujourd’hui,
hélas ! C’est comme qui dirait l’Intermezzo de Robert Greslou (oh !
avant la période criminelle). Je vous l’envoie, cependant d’abord parce qu’il est très
distingué et puis pour vous mettre en garde contre l’amour des hommes de lettres,
principalement de ceux qui ont entre vingt-cinq et trente-cinq ans. J’ai le devoir de vous
avertir, ô ma sage cousine, en ma qualité de vieux parent.
Paris, 3 juillet.
J’ai fait hier soir, ma cousine, un tour à la foire de Neuilly. Rien de bien nouveau. Je
constate que les baraques où la statue de Galathée se change en une jolie créature
vivante, puis en un squelette qui disparaît dans un buisson de roses, se sont fort
multipliées. On en rencontre une tous les vingt pas. Je dois dire pourtant que la
« baraque-mère » (celle dont l’imprésario porte un nom hongrois ou polonais) garde sa
supériorité. On y voit une mulâtresse fort piquante qui répond au nom de Zora qui y
répond même avec beaucoup d’empressement et d’aménité.
Au reste, c’est toujours la même chose. Partout, les infâmes musées anatomiques, les
chevaux de bois mus par la vapeur et les manèges de vélocipèdes, d’aérostats et de
transatlantiques nous rappellent, jusque dans ce lieu qui devrait être consacré aux
divertissements naïfs, que nous sommes dans le siècle de la science et de l’industrie.
Seules, quelques femmes géantes et quelques somnambules représentent encore
l’ingénuité des foires du bon vieux temps.
J’ai eu le regret de ne point retrouver Mlle Emma, la dompteuse de puces, à qui j’avais
pris l’an dernier une interview des plus instructives. Cette aimable fille aurait-elle été
dévorée par ses pensionnaires ?
Heureusement, Marseille est toujours là, et Marseille continue d’être à la mode. Son
public est, à peu de chose près, celui des mardis de la Comédie Française et des
réceptions de l’Académie… On s’amuse d’autant plus qu’on finit par connaître intimement
les artistes, « les hommes les plus forts du dix-neuvième siècle », comme dit l’enseigne :
Monsieur Gaston, l’hercule en maillot noir, tout à fait distingué et sympathique,
l’éternel Bamboula, et ce grand diable qui a si mauvais caractère et qui, lorsque les
autres « travaillent », passe son temps à crier : « Il a touché ! » pour taquiner le
public et animer la séance.
On se passionne, on crie : « Oui, oui !— Non, non ! » Hier, comme le grand diable (j’ai
oublié son nom) recommençait sa plaisanterie habituelle, Marseille, de son balcon, a
réclamé le silence et a laissé tomber ces paroles : « Ici, y a que le public et moi qu’est
juge ! »
Généralement, c’est pour « l’amateur », pour « l’homme du monde » que l’on prend parti,
comme s’il était un des nôtres et comme s’il nous représentait, nous les profanes. Cette
fois, l’homme du monde était sec comme un clou et noir comme une taupe ; il portait ces
mots tatoués sur la poitrine : « République française », et un portrait de femme (quelque
marquise !) sur un de ses biceps. Il glissait comme une anguille entre les bras de son
adversaire et a si bien lassé le gros homme qu’il a fini par le faire « toucher ». Nous ne
nous tenions pas de joie. Bravo, l’amateur !
C’est un spectacle très attachant, je vous assure. Je ne parle pas seulement du plaisir
que donnent aux yeux le jeu magnifique des muscles sous la peau, la beauté des lignes
mouvantes, l’imprévu des raccourcis michelangélesques. Mais peut-être que cette lutte
corps à corps, qui est (sauf la convention de la « main plate ») la lutte primitive, celle
de l’âge de la pierre, plaît au vieil anthropoïde qui vit dans chacun de nous. Je trouve,
sans bien savoir pourquoi, ces combats entre deux hommes beaucoup plus intéressants que
les luttes entre l’homme et l’animal (par exemple, les courses de taureaux). Les anciens
étaient de cet avis : ils ne voyaient rien au-dessus des combats de gladiateurs. On y
reviendra.
G…, 4 juillet.
Ce matin, ma cousine, en fouillant dans une vieille armoire où dorment de vieux livres,
j’ai mis la main sur un almanach révolutionnaire. Le bouquin est intitulé : « Annuaire du
cultivateur pour la troisième année de la République, présenté le 30 pluviôse de l’an IIe
à la Convention nationale, par G. Romme, représentant du peuple. »
J’ai relevé, dans la préface, une phrase exquise : « L’année présente est la 1795e pour
les peuples esclaves, c’est la troisième de la République française. Depuis 1564, par ordre d’un roi fanatique et cruel, Charles IX, l’année commençait au
1er janvier, onze jours après le solstice d’hiver, etc… » Il
fallait, en effet, être bien cruel et bien fanatique pour faire commencer l’année ce
jour-là !
Je feuillette ce vénérable almanach. Il n’y a pas à dire, les noms des mois sont
délicieux et bien commodes pour les poètes, à qui ils fournissent de jolies rimes. C’est
une joie que d’accoupler pluviôse et grandiose, idéal
et floréal, chimère et brumaire, rayon d’or et messidor. Les noms de fleurs, de légumes et d’arbres, qui marquent chaque
jour du mois avec un nom d’animal à chaque quintidi et, à chaque décadi, un nom d’instrument agricole — tout cela ne me déplaît pas non
plus. Ce calendrier sent bon la terre et la vie rustique. Si, après le grand dérangement
révolutionnaire, on n’avait plus rien dérangé, j’aurais ainsi daté ma lettre : « Sextidi
16 messidor » ; et ce serait aujourd’hui la fête du Tabac. (C’eût été hier celle du
Chamois, et ce serait demain celle de la Groseille.) Cette manière de dater ne manquait
point de grâce.
Pourtant, je préfère peut-être encore celle à laquelle nous sommes revenus, parce qu’elle
nous rattache aux siècles passés et qu’elle marque chacune de nos fugitives journées de
quelque souvenir des anciens hommes. « Jeudi 4 juillet », cela veut dire : « Jour de
Jupiter, quatrième jour du mois de Jules César » (de ce Jules César dont Paul Bourget fait
le premier des dilettantes). Et, près du souvenir antique, voici le souvenir chrétien. Je
consulte l’almanach de cette année, et, au lieu de la fête du Tabac, je trouve celle de
sainte Berthe…
Qui cela, sainte Berthe ? Serait-ce la reine Berthe aux grands pieds ? Pour me
renseigner, je tire de la vieille armoire un autre vieux livre : « Les Vies
des saints pour tous les jours de l’année, par le R. P. Ribadeneira, traduction
française, revue par l’abbé E. Daras. » Je cherche à la date du 4 juillet. Pas de sainte
Berthe pour un sou, mais une sainte beaucoup plus inattendue : sainte Godolène ! Va pour
sainte Godolène ! Elle vivait au onzième siècle et était née à Boulogne-sur-mer.
L’excellent Ribadeneira commence son pieux récit en ces termes :
« Les peines du mariage sont si grandes, et son fardeau si lourd, qu’il est impossible de
les supporter sans le secours de la grâce divine ; et quand le mari est grossier, cruel et
plus brutal qu’humain, c’est un joug intolérable à une femme. Et comme, à cause de nos
péchés, nous voyons arriver tous les jours de semblables inconvénients, je veux, pour la
consolation des femmes mariées, écrire la Vie et le martyre de sainte Godolène, qui fut
mariée et martyrisée par son mari. »
Cette histoire de sainte Godolène, je vous la dirai demain, ma cousine, pour votre
édification.
G…, 5 juillet.
Donc, ma cousine, Godolène, ou Gudelaine, ou Gudule (comme il vous plaira de l’appeler),
était « belle de corps et d’esprit ». Un gentilhomme flamand, Bertulf, la demanda en
mariage à cause de sa beauté. Mais il la prit en grippe le jour même de la noce. Il faut
dire qu’il y fut incité par sa mère, qui avait désapprouvé ce mariage. Car la belle-mère
de l’époque carlovingienne ressemblait déjà à celle de nos vaudevilles et de nos chansons
de café-concert. Puis, Bertulf enferma sa femme, sous la garde d’un valet brutal, qui
avait ordre de ne lui donner qu’un petit morceau de pain par jour. Mais « elle sustentait
son âme d’oraison ». Finalement, il la fit étrangler et jeter à l’eau par deux
domestiques. Après quoi il se convertit, instantanément. « Il fit pénitence et mourut au
monastère de Saint-Vinoce. » On garda, dans un couvent de filles de l’ordre de saint
Benoît, un peu du sang que Gudelaine, étranglée, avait rendu par le nez et par la bouche ;
et, comme Gudelaine avait été patiente et douce dans les épreuves, ce sang faisait des
miracles tant qu’on voulait. C’est tout.
Je feuillette le gros livre, en regrettant que ce ne soit qu’une pauvre réduction de
l’immense et paradisiaque Légende dorée. Voici le pendant de l’histoire
de Gudelaine. C’est celle de saint Gengoul, gentilhomme bourguignon du huitième siècle,
qui fut assassiné par l’amant de sa femme. Le pieux hagiographe nous dit : « Étant parvenu
à l’âge viril, Gengoul épousa une femme de non moindre qualité que lui, mais fort
différente de mœurs ; ce que Notre-Seigneur permit afin que sa patience fût éprouvée. »
Elle le fut. Et encore : « Il s’adonnait souvent à la chasse pour éviter l’oisiveté. »
Cela paraît être un des plus beaux traits de sa vie.
Il y a là une quantité de saints et de saintes des temps mérovingiens et carlovingiens,
qui meurent assassinés. Toutes ces « vies de saints » donnent l’idée d’une humanité
naïve et beaucoup plus violente, semble-t-il, que ne fut jamais
l’humanité latine ou grecque, même aux époques primitives.
De jolies fleurs d’ingénuité çà et là. Sainte Marie l’Égyptienne y est couramment appelée
« la sainte pécheresse ». Je note cette phrase en passant : « Elle confessa à Zozime
qu’elle avait passé vingt-sept ans en toutes sortes de lascivetés, non pour or ni pour
argent, ou pour autre récompense que ce fût, mais pour satisfaire à sa sensualité. » Elle
eût donc été moins criminelle, aux yeux du saint narrateur, si ses vices lui avaient
rapporté quelque chose ?
Une anecdote charmante, pour finir. Je l’emprunte à la Vie de saint Macaire
d’Alexandrie :
« Une fois, on offrit à saint Macaire des raisins d’une grosseur et d’une beauté
singulières. Le saint, voulant se mortifier, les envoya à un frère qui était malade.
Celui-ci, par le même motif, les fit passer à un autre frère. Ces raisins parcoururent
ainsi toutes les cellules du désert, jusqu’à ce qu’un religieux, ignorant qui les avait
donnés le premier, les renvoyât à Macaire. Celui-ci, admirant la retenue de ses frères, en
loua Dieu et dit : « Je n’y toucherai pas non plus. »
Vous trouverez, ma cousine, que mon billet manque étrangement d’« actualité » ? C’est
que, blotti dans l’herbe et dans les feuilles, je suis aussi loin de Paris que si je
vivais dans la cellule de Macaire, au désert d’Égypte. Ce Macaire avait commencé par être
confiseur et par « vendre des dragées » à Alexandrie. Ainsi j’ai essayé de vendre à mes
contemporains de fades confiseries, telles que petits contes, petites chroniques, petits
feuilletons et autres riens : et voilà que, retiré du monde comme Macaire, je sens
présentement que tout est vain, hormis de regarder couler l’eau et de sommeiller à
l’ombre. J’en suis, dis-je, persuadé pour quelques jours encore.
Paris, 10 juillet.
Danse du ventre au café tunisien, danse du ventre au café algérien, danse du ventre au
théâtre égyptien, danse du ventre en face. Que de ventres à cette Exposition, que de
ventres !
Elle est vilaine, cette danse. Si seulement elle était voluptueuse ! Mais point. Ce n’est
qu’un paquet d’entrailles que l’on secoue en mesure. Les filles qui font cela (et qui sont
médiocrement belles) le font avec une indifférence parfaite, comme elles rameraient des
choux. Est-ce bien la même danse que j’ai vue là-bas, à Laghouat, dans une chambre de six
mètres carrés, et qui m’est restée comme une vision de rêve ? Non, non, cela n’est pas
possible. Almée Farida, almée Adila, ayez un peu plus l’air de vous souvenir que vous êtes
des almées, et songez à tout ce que ce nom magique représente pour des bourgeois
d’Occident !
Avec quelle lenteur et de quel air d’immense ennui, à ce théâtre égyptien, les deux
Druses du mont Liban promènent dans l’air leurs grands sabres courbes et les cognent sur
leurs petits boucliers ! Et comme il a l’air de s’ennuyer aussi, le nègre du Kordofan ! Il
a beau porter un miroir dans ses cheveux crépus et secouer, avec un bruit de cailloux, sa
ceinture composée de pieds de chèvre : comme il est banal ! comme il est négligeable ! je
dirais presque : comme il est pâle, ce nègre !
Oh ! je ne conteste point l’authenticité de provenance de ces diverses exhibitions. Mais
tout ce pauvre exotisme transporté hors de son cadre naturel devient grossièrement forain
ou, qui pis est, tout à fait insignifiant. On trompe le public, on lui travestit et on lui
rapetisse l’univers en lui laissant croire qu’une douzaine de baraques de la foire au pain
d’épice peuvent contenir et reproduire aux yeux l’infinie variété de la face du monde. Et
il sort de ces spectacles un peu plus mal renseigné que s’il n’avait rien vu.
Je dois dire pourtant que l’homme qui montre « des singes du Soudan et des serpents du
désert libyen » n’est pas ennuyeux. C’est, paraît-il, « l’Arabe Gouma, psylle de la secte
des Raffaï ». Je le croirais plutôt de celle des ruffians, car il a l’air d’un simple
voyou du Caire. Il commande à son singe savant en tirant sur son collier, d’un coup rude
et sec, et qui doit faire grand mal à la petite bête. Le singe fait les tours que font les
singes, puis on lui livre un serpent, un pauvre diable de serpent, qu’il fait sauter en
l’air et avec lequel il s’amuse. Mais où il n’a plus l’air de s’amuser, c’est quand le
montreur lui enroule le reptile autour de la queue et l’oblige à marcher avec cet
ornement. Ainsi l’homme torture le singe, le singe torture le serpent, et l’homme torture
le singe avec le serpent. On rapporte de là une assez rare impression de brutalité ; c’est
comme un joli raccourci de la cruauté universelle…
Paris, 11 juillet.
Paris s’amuse, ma cousine. Tous les soirs, du Gymnase jusqu’au Trocadéro, par les rues et
les places où le gaz et l’électricité mêlent leurs lumières d’or et d’argent et où
s’entrecroisent sans fin les milliers de lanternes des voitures, c’est un fourmillement,
un grouillement énorme de gens qui vont à leur plaisir. C’est vraiment aujourd’hui que
Paris a l’air d’une ville qui se damne. Il devait y avoir quelque chose de cette douce
folie et de cette aimable fièvre dans la bonne ville de Ninive quand le prophète Jonas y
entra… Je vous avouerai même que lorsqu’on jouit comme moi de ces délices depuis tantôt
trois mois, on a par moment de fortes envies de s’en aller quelque part où l’on s’amuse
moins.
Toutefois, j’ai été très content de voir, celle nuit, le bal des exposants au palais de
l’Industrie. Je ne parle point de la réelle splendeur du décor : la fête était surtout
amusante par ses proportions et par la variété inouïe des têtes
assemblées. C’est, à coup sûr, la réunion d’hommes et de femmes la plus bariolée que j’aie
jamais vue. Je m’étais assis avec un ami dans un coin ; nous regardions passer, nous
disions : « Voici un Anglais, un Américain du Nord, un Américain du Sud, un pasteur
norvégien, une jeune « esthète », un marchand de vins de Bordeaux, une doctoresse russe,
un pianiste hongrois, un conseiller municipal de Paris, etc., etc… » Joignez à cela les
Chinois, les Japonais, les Arabes et toute une procession de nègres plus noirs que nos
habits…
Station chez Ledoyen pour prolonger le plaisir bizarre de contrarier la bonne nature et
pour nous donner la joie de manger, de boire, de regarder, d’échanger d’inutiles paroles à
l’heure où « la nuit bienveillante » comme l’appelaient les Grecs, conseille aux hommes de
dormir.
Quand nous sortons du restaurant, l’aube chaste baise déjà le front de Paris. L’heure est
singulière : c’est l’heure blafarde. Les choses ont des teintes qu’on ne leur connaissait
pas. Les arbres des Champs-Elysées sont d’un vert blessant. Le ciel est rose, d’un rose
vif, derrière la Madeleine. Les lumières errantes des fiacres font le jour plus blême et
plus froid. Dans la rue Royale, les façades de certaines maisons ont un éclat dur ; et
l’on voit, loin, très loin, à des centaines de mètres, marcher des blancheurs crues. Ce
sont les plastrons de chemise de messieurs qui reviennent, comme nous, de la fête.
J’aurais voulu vous rendre mieux mes impressions, ma cousine ; mais j’ai trop peu dormi,
et je sommeille encore en vous écrivant.
A M. le vicomte Eugène Melchior de Vogüe.
Paris, 13 juillet.
Je viens de lire, monsieur, les pages fort éloquentes que vous avez écrites, dans la Revue des Deux-Mondes, sur l’Exposition et sur la tour Eiffel. Vous avez
l’imagination fastueuse, avec quelque chose, parfois, d’un peu concerté. Le labarum que vous voyez au Sommet de la tour, formé par l’entrecroisement des jets
de lumière électrique, est à coup sûr une image expressive, mais non point sans apprêt.
Cela rappelle les ibis que Chateaubriand place si ingénieusement sur les colonnes
solitaires, ou le lézard du Colisée, qui, dans les vers de Lamartine, vient cacher si à
propos le nom d’un empereur romain.
Mais vos nobles artifices ne vous empêchent pas d’être profondément sincère. Vous êtes
une âme sérieuse et inquiète. Nul n’a mieux vu ni constaté plus douloureusement que vous
la grande misère de ce temps : indifférence, dilettantisme, impuissance à croire. Il y a
de l’apôtre en vous. Vous nous avez révélé la beauté spirituelle du roman russe, et vous
nous avez fait honte de notre littérature de mandarins. Vous avez mis à la mode l’âme
slave et l’évangile, et, depuis quelques années, vous ne pouvez plus écrire une page sans
nous parler d’éveil moral et de rénovation. Vous exercez une fonction parmi nous : vous
êtes celui qui dit qu’il faut aimer et qu’il faut croire.
Or, je vous confesserai mon embarras. J’entends bien que nous devons aimer les hommes ;
mais que faut-il croire ? Il est nécessaire que nous le sachions pour que notre amour soit
efficace, pour qu’il soit autre chose qu’une pitié inerte et une indulgence détachée… Ce
qu’il faut croire, c’est apparemment ce que vous croyez. Si donc je l’osais, je vous
dirais :
Etes-vous catholique ? j’entends catholique pratiquant (je ne saurais l’entendre d’une
autre façon). Ou bien êtes-vous déiste, comme l’étaient, au siècle dernier, la plupart des
hommes qui ont fait la Révolution ? Croyez-vous à un Dieu personnel, à l’immortalité de
l’Ame, aux peines et aux récompenses après la mort ? Etes-vous royaliste ? républicain ?
socialiste ?… Bref, si je ne me retenais, j’aurais l’indiscrétion de vous demander votre
credo. Peut-être nous l’avez-vous donné déjà, mais épars, flottant,
pas assez grossier, si je puis dire. Je voudrais, lorsque je répète avec vous :
« Croyons ! Soyons des hommes de foi ! » savoir exactement de quoi il s’agit. Et, sans
doute, la demande que je vous fais serait de la dernière impertinence si elle s’adressait
à l’homme privé ; mais il me semble qu’on a le droit de l’adresser à un écrivain qui se
trouve être aujourd’hui, par la noblesse de ses préoccupations morales et par l’habitude
qu’il a prise de les exprimer publiquement, une façon de conducteur d’âmes…
Paris, 15 juillet.
S’il avait fait, le 14 juillet 1789, le même temps qu’hier, il est probable, ma cousine,
qu’on n’aurait pas pris la Bastille ce jour-là, car la pluie est ce qu’il y a de plus
contraire aux émeutes et même aux révolutions. Eh ! je sais bien qu’on eût pris la
Bastille un peu plus tard ; mais peut-être, alors, eût-elle été mieux défendue, peut-être
le peuple se fût-il contenté qu’on la « désaffectât » ; et ainsi nous aurions encore, au
bout de la rue Saint-Antoine, le plus pittoresque des monuments historiques et le plus
beau des donjons de mélodrame…
Donc le ciel a été fort maussade et tous mes projets de réjouissance ont été submergés
par cette pluie réactionnaire.
J’aurais voulu dîner au moulin de la Galette. L’an dernier, j’avais passé toute mon
après-midi à parcourir Montmartre, depuis l’église du Sacré-Cœur, qui ressemble,
inachevée, à une massive forteresse byzantine, jusqu’aux jolies ruelles bordées de
jardinets, qu’on découvre sur l’autre versant de la colline. Puis j’avais dîné presque
seul, près du moulin ; dont le vent faisait craquer la membrure comme celle d’un vieux
bateau par le mauvais temps. C’est de là qu’il faut voir la nuit tomber sur Paris et
s’allumer peu à peu les traînées d’illuminations. Mais cette année la pluie m’a effrayé
et, après quelques oscillations, j’ai fini par me trouver assis dans un coin paisible et
élégant, mais par suite peu intéressant ce jour-là, d’un restaurant des
Champs-Elysées.
Secondement, j’aurais voulu voir le feu d’artifice. Pourquoi pas ? Je n’en ai point vu
depuis ma petite enfance, sinon partiellement et de très loin. Je rêvais d’en voir un
sérieusement, d’aussi près que possible, et du commencement jusqu’à la fin. Mais pour cela
j’aurais été obligé d’attendre longtemps, debout, dans la foule. J’y ai renoncé. C’est
toujours ainsi. Il faut, pour prendre sa part des divertissements populaires, une force
d’Ame que je n’ai pas. La foule est admirable de douceur et de résignation gaie. Elle
passe des journées dans une attente et dans une immobilité fatigante pour un plaisir d’une
demi-heure. Ses joies (comme la plupart de ses travaux) impliquent un don d’
patience…
N’ayant donc pas les vertus qu’il faut pour bien voir un feu d’artifice, j’ai repris mon
long vagabondage à travers les rues. Un attrait mystérieux m’a conduit au Chat-Noir. Je
pense que c’est l’endroit de Paris où l’on a fait le plus de bruit la nuit dernière. Un
orchestre sauvage y faisait danser la population sur la chaussée. J’ai trouvé là le
chansonnier Jouy, les humoristes Allais et Auriol, Tinchant, Dézamy et beaucoup d’autres
occupés à taper sur des choses sonores… Cela m’a paru fort désagréable au premier moment ;
puis, je m’y suis fait. Même, au bout de cinq minutes, j’étais parfaitement heureux. Il
n’y a encore, voyez-vous, que les joies simples.
Paris, 17 juillet.
Sans doute, ma cousine, elle serait superbe, leur Exposition, si on pouvait la voir.
Mais, bien que j’y sois allé une vingtaine de fois, je ne puis dire encore que je l’aie
vue ; et il est probable qu’e je ne la verrai jamais.
Pourquoi ?
Parce qu’il y a trop de monde.
J’ai fait de loyaux efforts, l’autre jour, pour voir du moins un des villages nègres de
l’esplanade des Invalides. J’ai dû y renoncer. On fait la queue pendant des heures avant
d’entrer ; il y faut une patience de fakir.
Heureusement, j’ai découvert en dehors de l’Exposition, plus loin que le
Trocadéro, un autre village nègre, un amour de petit village nègre, où personne ne va et
où j’ai pu visiter tranquillement mes frères noirs.
Ils ne sont pas laids du tout, la peau d’un grain serré, d’un beau noir
de bronze florentin, les mouvements souples et nobles. Ce qu’ils savent suffit à orner
leur vie, à la rendre commode et gaie. On les voit tresser des nattes et toutes sortes
d’objets en paille ou en jonc, tisser des étoffes solides et diversement colorées, forger
le fer, ciseler des anneaux et des bracelets d’or et d’argent. Pendant ce temps-là, les
femmes, l’air innocent et modeste, préparent le dîner. Une d’elles jette dans une marmite
de terre, où chauffe de la graisse, des poignées de farine dont ses mains noires et ses
bras restent tout poudrés ; elle fait un roux. Il y a là une fillette de douze ans, Mlle Dédé, qui est une petite merveille de gentillesse noire.
Le monsieur qui a fait venir du Gabon ces nègres délicieux me conduit obligeamment au
premier étage d’une baraque en planches, où sont leurs dortoirs. Là, je vois une négresse
allaitant un négrillon de huit jours, encore presque blanc, joli comme un ange, très
éveillé déjà. Un matin, à dix heures et demie, elle a été prise des premières douleurs ;
une heure après, elle était accouchée et, à une heure et demie, elle redescendait dans la
cour comme si de rien n’était.
Les corps de ces excellents nègres fonctionnent aussi aisément que ceux des animaux. Il
est certain qu’ils souffrent beaucoup moins que nous dans leur chair et dans leur âme.
Leur pays, là-bas, est fertile et beau ; ils y vivent doucement, sans excès de travail. Et
je vous répète que ce ne sont point des brutes : ils sont doux ; leurs femmes sont
chastes ; ils ont, comme les autres hommes, leurs dieux, qui sont de bons petits dieux,
des fétiches, des poupées qu’ils prient, et qui les exaucent quand cela se rencontre…. Il
y a comme cela, paraît-il, dans celle mystérieuse Afrique, des peuples innombrables, pas
plus méchants que nous, qui jouissent paisiblement de l’air du ciel et des fruits de la
terre, qui vivent dans un état de paresseuse demi-civilisation agricole et pastorale, et
qui depuis sept mille ans n’avaient point fait parler d’eux. Nous sommes, sans vanité,
plus intelligents ; mais, puisque tout est vain, qui osera dire que ces nègres sans
prétention n’ont pas résolu mieux que nous le problème de la vie ?
Comme je sortais du hameau noir, j’ai vu, près de la porte, une femme du peuple qui
exhortait un petit garçon, un enfant de trois ou quatre ans, à embrasser un négrillon du
même âge. Le petit nègre était autrement joli et robuste que le petit blanc. Le petit
blanc sera ouvrier, travaillera du matin au soir, mènera la dure vie du prolétaire dans
une civilisation industrielle, lira de mauvais journaux, aura des idées fausses et
incomplètes …. Et ainsi, songeant à ce que deviendraient ces deux petits, c’est du petit
blanc que j’ai eu pitié.
Paris, 18 juillet.
MA COUSINE,
J’ai pu hier soir, par le hasard d’une rencontre pénétrer dans les coulisses de
l’Eden-Théâtre. Les coulisses du théâtre ! aller dans les coulisses ! Il semble à beaucoup
de provinciaux, et de Parisiens aussi, que ce soit un privilège tout à fait enviable et
qu’on y voie des choses… mais des choses !… Je n’y ai rien vu que de fort honnête, ma
cousine ; mais il est certain que le spectacle est bizarre et amusant, surtout à l’Eden,
où la troupe et la figuration sont plus nombreuses que dans n’importe quel autre
théâtre.
On se promène entre les hauts châssis comme dans des défilés de montagnes, sur un
plancher peu sûr, abondant en trappes, dans une lumière blafarde, fausse, indéfinissable,
qui vient on ne sait d’où. On est dans le royaume de l’artificiel et de la poussière. Je
me rappelle, dans un coin, un escalier sombre oh ! fort modeste étroit, avec des
marches en bois, poudreuses et grises. Mais cet escalier est l’échelle de Jacob ou la
descente de l’Olympe. Interminablement on en voit dégringoler, pêle-mêle, des femmes qui
sont des fées, des déesses, des bergères, des nymphes, des amazones, des nixes ou des
anges ; des hommes qui sont des rois, des dieux, des héros, des magiciens, des
troubadours, des chevaliers ou des ondins ; et des gamines de dix à douze ans, qui
représentent les Amours, maillots roses, frimousses innocentes et maquillées — déjà sous
la perruque d’étoupe, de petits arcs couverts de papier doré… Etrange, dans ce coin de
grenier, cette avalanche lumineuse de créatures surnaturelles.
Quand je dis surnaturelles… il ne faut peut-être pas les voir de trop près : la plupart
de ces danseuses transalpines sont courtaudes et basses sur jambes ; beaucoup sont d’une
médiocre beauté, et, comme vous pensez bien, leurs oripeaux sont d’une soie douteuse et
d’un or imité. Mais, si l’on passe des coulisses dans la salle, leurs jambes s’allongent
comme par miracle ; leur sourire, ce sourire impersonnel et blanc de ballerines, les fait
toutes jolies, et elles apparaissent vêtues de brocart et de pierres précieuses. Et tous
ces corps brefs semblent élégants, sans doute parce que, de ces innombrables formes
féminines, qui se meuvent parallèlement et dont les défauts se compensent, l’œil
involontairement une forme moyenne, qui a des chances d’être à peu près parfaite. Joignez
que la lumière de la rampe affine les contours qu’elle dévore, et ne laisse voir, des
visages, que les bouches sanglantes et les yeux luisants.
De nouveau, je passe de l’autre côté des décors. Les exquises et fantastiques créatures
que je viens d’admirer répandent des ruisseaux de sueur ; leur fard coule, et leurs
perruques pendent, défrisées… Cela n’empêche point quelques-unes d’entre elles de répéter
des jetés-battus devant les glaces de leurs loges ou des petits foyers. Elles ont le
diable au corps. Presque toutes dansent pour leur plaisir, dansent avec fureur. La danse
est leur vie et leur tout. On ne peut faire un pas sans marcher sur des petites filles qui
« piochent » des entre-chats. Car il faut, dans ce métier-là, commencer de bonne heure et
travailler tous les jours. Il faut entretenir ses jambes comme un pianiste entretient ses
doigts. Être danseuse, cela prend la vie aussi complètement que d’être littérateur, plus
que d’être commerçant. J’ai vu clairement, en traversant cette ruche italienne, que
l’« art de Terpsichore » est un métier de chien, et d’autant plus passionnant.
L’Eden a repris, comme vous savez, ce ballet d’Excelsior, qui eut tant
de succès il y a quelques années. C’est à coup sûr une idée que d’avoir
voulu exprimer par des mouvements de jambes la victoire du Progrès sur l’Obscurantisme et
de M. Homais sur les fils de Loyola. Mais qu’importe ? Ce ballet exprime tout aussi bien,
si l’on veut, Apollon vainqueur de Typhon, ou Ormuz d’Arimann. Il est, d’ailleurs, énorme
et somptueux ; il tient de la féerie et de la manœuvre militaire. On m’a dit qu’il était
classique en Italie et que, lorsqu’on y va racoler des danseuses, toutes, sans exception,
vous récitent d’abord, avec leurs pieds, la polka d’Excelsior. C’est
leur songe d’Athalie ou leur récit de Théramène…
Paris, 22 juillet.
MA COUSINE,
J’aime beaucoup la conversation des médecins, et surtout des chirurgiens, quand ils sont
gens de mérite. Ils vous content des détails de maladies et d’opérations qui vous font
frémir d’une curiosité effrayée. Ils connaissent bien les hommes, car ils les voient
justement dans les circonstances où les hommes se montrent le mieux tels qu’ils sont.
Enfin, le continuel spectacle des pires misères, joint à cette connaissance de l’humanité,
leur inspire une philosophie mélancolique et haute, quelquefois brutale et négative, avec
une grande pitié au fond…
Ayant donc rencontré l’autre jour le docteur Félizet, que vous connaissez certainement de
nom, j’ai causé avec lui tant que j’ai pu, et voici quelques-unes de ses histoires.
En 1870, Félizet était major dans l’armée de Metz. Les ambulances étaient pleines de
blessés ; il y avait de terribles opérations à faire et en grand nombre, et l’on n’avait
plus de chloroforme. On envoya un parlementaire en demander aux Allemands. Ils firent
attendre leur réponse quatre jours, et cette réponse fut qu’ils ne pouvaient, aux termes
de leurs règlements de guerre, laisser pénétrer du chloroforme dans une place assiégée, le
chloroforme étant un dérivé de l’alcool (sic).
Il restait à Félizet un petit flacon du précieux liquide. Il pensa que le plus simple et
le plus juste était de ne faire aucun choix parmi les blessés à opérer, mais d’endormir,
s’ils le demandaient, les premiers qui lui seraient adressés par le hasard.
Ce fut d’abord un petit soldat qui avait une main fracassée. Il fallait lui couper
l’avant-bras.
« Ah ! monsieur le major, dit l’homme, vous me ferez respirer quelque chose pour
m’endormir, n’est-ce pas ? — Mais, dit le docteur, nous n’en avons plus guère, et il y a
des camarades encore plus mal arrangés que vous, et à qui il faudra faire des opérations
plus compliquées. Si vous étiez bien courageux… — Oh ! non, je suis trop faible, j’ai
perdu trop de sang, je ne peux pas … monsieur le major, je vous en prie… — Eh bien, mon
garçon, puisque vous le voulez, on vous endormira. »
Mais, pendant que le docteur fait ses préparatifs, le petit soldat réfléchit et, tout à
coup : « Nom d’une pipe ! c’est tout de même trop mufle d’être lâche comme ça !… Ne
m’endormez pas, monsieur le major ; ça serait honteux ! »
Voici maintenant un mot d’officier. C’est un capitaine horriblement blessé ; l’opération
doit être longue. « Capitaine, dit Félizet, nous allons vous endormir. » Alors l’autre :
« Monsieur le major, il faut garder ça pour ceux qui ne sont pas gradés. »
Paris, 23 juillet.
MA COUSINE,
Cela a commencé, il y a cinq ou six ans, par les bascules automatiques. On met deux sous
dans une fente de tirelire, on monte sur une plaque de fonte, et une aiguille, qui, tourne
dans un cadran, marque votre poids en kilogrammes.
Cela a continué par les dynamomètres automatiques. Même procédé. Les deux sous jetés dans
le tronc, vous tirez une poignée, et une aiguille vous renseigne sur votre force
musculaire. C’est comme qui dirait une « tête de Turc » scientifique.
Puis sont venus les électriseurs automatiques. On glisse ses deux sous, on saisit une
poignée de métal, et l’on ressent aussitôt des secousses désagréables dans le poignet et
dans l’avant-bras.
Puis les distributeurs automatiques. À l’origine, ils ne distribuaient guère que du
chocolat. Mais ils ont été très perfectionnés dans ces derniers temps. À l’heure qu’il
est, on obtient à volonté du sucre d’orge, des bonbons acidulés, de la parfumerie, des
épingles, des pelotons de fil, du savon, du papier à cigarettes, etc.
Puis, les dioramas automatiques. On y voit des images qui représentent les « actualités »
les plus intéressantes et, régulièrement, le dernier crime ou la dernière exécution
capitale. Tout à l’heure encore j’ai vu, pour mes deux sous, la catastrophe de
Saint-Étienne, un dîner sur la seconde plate-forme de la tour Eiffel, la fête de la
Raison, le crime d’Auteuil, et le général Légitime assiégé dans Haïti !
Enfin (car, vivant beaucoup dans la rue, j’ai suivi de près toute cette évolution) voici
les dégustateurs automatiques. Il y en a tout un système fort complet dans la rue Royale.
En jetant un décime dans la tirelire et en tenant un verre sous un robinet, on a de la
bière, ou du bydof (qui est du bitter russe) ou de la limonade, ou du vin blanc, ou du vin
rouge. Tout cela pas trop mauvais ; j’ai goûté de tout. Mais il est certain que cet
établissement ressemble aussi peu que possible à un cabaret de Téniers.
On ne s’arrêtera pas en si beau chemin. Il est probable que, dans quelques années, des
machines silencieuses mettront entre les mains des passants toutes les choses nécessaires
ou utiles à la vie, depuis une tranche de rosbif jusqu’à une paire de chaussettes, sans
l’intervention d’aucun marchand, d’aucun commis, d’aucune demoiselle de comptoir. Ils
commencent à m’épouvanter, les progrès de cette civilisation industrielle dont nous
goûtons les bienfaits ingénieux. Bientôt tout se fera par des machines, et nous croirons
vivre dans un roman de Jules Verne. Ce « panmécanisme » sera commode, mais triste.
Heureusement, tant que j’aurai une cousine en Touraine, avec des prairies « naturelles »
autour de sa maison, je saurai où me réfugier.
Paris, 25 juillet.
À Mlle X…, élève du Conservatoire de musique et de
déclamation.
MADEMOISELLE,
Vous avez remporté hier un premier accessit de tragédie et un second prix de comédie : je
vous en fais bien mon compliment.
Quand votre père, employé au ministère de l’instruction publique, mourut, il y a trois
ans, vous laissant seule avec votre mère, c’est vous qui eûtes cette idée d’entrer au
Conservatoire. Ah ! que vous eûtes raison de préférer à des carrières plus difficiles et
plus aventureuses la profession paisible et bourgeoise de comédienne ! Fille d’un
fonctionnaire, vous avez voulu être fonctionnaire. Vous l’êtes.
Formée dans un établissement de l’État, vous allez être engagée à l’Odéon, qui est un
théâtre de l’État. Là, vous jouerez des pièces classiques ; et, le jeudi, vous ferez œuvre
de pédagogie officielle en récitant Racine et Molière devant les collégiens. Quand vous
commencerez à avoir du talent, vous entrerez à la Comédie-Française, qui est le premier
théâtre de l’État. Vous y entrerez avec respect. Vous y jouerez des pièces d’académiciens
et vous ne tarderez pas à être nommée sociétaire à demi-part.
Vous serez une employée très régulière et très appréciée. Rien des passions violentes que
vous simulerez tous les soirs, en vous conformant honnêtement aux « traditions » de chaque
rôle, n’aura troublé un instant votre vie réelle. À ce moment-là, vous aurez vingt-cinq
ans. Un avocat estimé et un financier fort riche demanderont votre main. Vous leur
préférerez, comme infiniment plus sérieux, un de vos graves camarades, sociétaire à part
entière, professeur au Conservatoire et chevalier de la Légion d’honneur. Vous-même vous
serez décorée des palmes académiques et officiellement chargée d’un cours de déclamation
dans un lycée de jeunes filles.
Vos deux honorabilités s’associeront, et ce sera tout à fait imposant. Vous serez cités
comme un ménage modèle. Les bourgeois dissolus chez qui vous daignerez parfois venir tous
deux (jamais l’un sans l’autre) dire de la prose ou des vers, vanteront votre union et vos
vertus domestiques. Vous aurez des enfants, et vous leur choisirez pour parrains des
membres de l’Institut. L’aîné, de caractère sérieux, voudra être comédien comme vous. Les
deux cadets, plus frivoles et d’humeur un peu bohème, voudront entrer, l’un à l’École
polytechnique, l’autre à l’École normale. Vous laisserez faire ces petits fous…
Et, vos deux pensions de retraite réglées, vous vieillirez, dignes et gras, chargés
d’honneurs, opulents et considérés, dans votre petit hôtel de l’avenue de Villiers. Car
ils sont loin, les temps du chariot de Thespis ou de la roulotte du Roman
comique. Encore une fois, tous mes compliments, Mademoiselle.
Paris, 26 juillet.
À Sa Majesté le tsar de toutes les Russies.
SIRE,
Le roi de Grèce est venu nous voir ; nous l’avons reçu de notre mieux, et il n’a pas paru
s’ennuyer ici. Nous attendons maintenant notre ancien hôte le shah de Perse et nous lui
préparons de fort belles fêtes.
Je sais très bien que vous, vous ne viendrez pas. Mais si vous pouviez venir !…
Il y a un siècle et demi, nous eûmes la visite de votre illustre aïeul Pierre le Grand.
Il eut beaucoup de succès à Paris. On recueillait ses mots ; les « philosophes » chantaient
ses louanges, et l’académicien Thomas écrivit en son honneur un poème épique, la Pétréide.
La Russie n’était alors qu’un État naissant. La France était puissante encore ; son
hégémonie intellectuelle était incontestée dans toute l’Europe. Votre aïeule Catherine
nous admira et nous aima. Elle fut charmante pour nos hommes de lettres.
Aujourd’hui la Russie est à la veille d’être le plus puissant empire du monde. Et il se
trouve que c’est nous, maintenant, qui subissons l’influence du génie de votre race. C’est
notre vieille littérature qui demande des leçons à la vôtre, et c’est nous qui vous
aimons.
La Russie est étrangement à la mode chez nous. On fourre jusque dans les chansons de
cafés-concerts des couplets russophiles que la foule applaudit violemment. Et certes cette
sympathie bruyante des badauds parisiens pour la Russie monarchique et mystique fait un
peu sourire ; mais n’est-ce pas touchant aussi cette coquetterie naïve, et si mal
informée, d’un pauvre peuple que presque tous ses voisins détestent et qui, dans sa
détresse morale, se met à aimer, même sans les connaître beaucoup, ceux qui du moins ne le
haïssent pas ? Si j’étais le tsar, j’en serais tout attendri. Et je vous assure que cette
sympathie ne vient pas uniquement d’une communauté d’intérêts ou de haines. Il y a autre
chose malgré tout, un lien d’âmes que vous expliquera M. de Vogüé.
Si donc vous venez, sire, ah ! je vous promets une belle entrée à Paris et des
acclamations comme vous n’en aurez pas souvent entendues ! Mais vous ne viendrez pas,
quoique vous en ayez peut-être envie au fond. C’est bien dommage.
G…, 30 juillet.
Puisque vous êtes mélancolique à vos heures, ma cousine, laissez-moi vous dire deux
impressions assez singulières de solitude et de silence que j’ai eues ces deux derniers
jours.
J’ai eu la première dans un endroit où l’on ne songerait guère à aller la chercher. C’est
le soir, dans un recoin de l’Exposition des colonies, entre dix et onze heures. La foule
est au Champ-de-Mars, à la Tour, aux fontaines lumineuses. Ici, à l’Esplanade, tout se
tait. En choisissant bien sa place, on voit, à la clarté bleuâtre des lampes électriques,
toutes sortes d’édifices bizarres se renverser, très nets, dans un petit étang. Un vrai
paysage de potiche ! De temps en temps des silhouettes d’Arabes, de nègres, d’hommes
jaunes, glissent silencieusement. On se croirait perdu, seul, tout seul, dans un pays
magique, dans une ville de féerie…
Le lendemain, comme j’allais voir des parents que j’ai en Beauce, j’ai attendu longtemps
un train dans une petite gare, sur une ligne « d’utilité locale ». Oh ! la détresse de
cette maisonnette solitaire, dans l’immense plaine, au soleil couchant, le jardinet près
de la voie et, à droite et à gauche, les rails qui fuient, luisants sous la pâle lumière
oblique, et se rejoignent à l’horizon !… Ce jour qui tombe, ce chemin droit, tout droit,
qui vient de là-bas et qui va là-bas, tout exprime avec une force et une simplicité
merveilleuse l’idée de passage et de fuite. Et alors j’ai eu plaisir à songer que l’homme,
demi-employé, demi-paysan, qui roulait mes colis, avait quelque part, au village voisin,
un toit, un lit, une soupe qui l’attendaient, un foyer indigent, mais stable et attaché au
sol… Ne vous est-il jamais arrivé, ma cousine, quand vous voyagez la nuit, d’être tout
attendrie en apercevant, par la portière, les fenêtres éclairées de quelque pauvre maison,
un coin d’intérieur, des têtes autour d’une lampe, et d’en avoir tout à coup le cœur serré
de regret et de tristesse ? Tant il est vrai que nous portons en nous un égal et
contradictoire besoin de mouvement et de repos, et que, lorsque nous avons l’un, nous
souhaitons l’autre. Et tant pis si ce que je vous dis là n’est pas neuf. C’est qu’en effet
notre misère est vieille comme le monde.
Paris, 31 juillet.
MA COUSINE,
Je suis rentré à Paris, hier, et j’ai eu bien de la peine à regagner ma rue, à cause de
la foule qui attendait le shah de Perse. Il y avait des gens entassés jusque sur le pont
de l’Europe. Ceux-là voulaient, faute de mieux, voir le train où était le shah ! Comment
espéraient-ils reconnaître ce train ? Et en quoi ce train, surtout vu d’en haut,
pouvait-il bien différer des autres trains ? Je ne sais ; mais soyez sûre que, le soir,
ils ont tous raconté qu’ils avaient vu le shah de Perse et que, ce matin, ils croient
l’avoir vu.
M. Carnot a souhaité la bienvenue à ce souverain des Mille et une
Nuits. Que lui a-t-il dit ? Ceci, j’imagine :
Tout cela doit vous disposer en notre faveur. Vous êtes d’ailleurs un homme d’un esprit
lucide et modéré. Vous n’êtes point comme ce fou mélancolique de Xerxès, votre
prédécesseur très indirect, qui faisait donner le fouet à la mer et qui, voyant défiler
son innombrable armée, se mettait à pleurer en songeant que pas un de ces hommes ne
vivrait dans cent ans. Vous avez déjà pris sur nous, principalement sur l’extérieur de
notre vie et sur les commodités de notre civilisation, des notes remarquables de précision
et de netteté. Je voudrais que vous fissiez effort, cette fois, pour pénétrer, s’il se
pouvait, jusqu’à notre âme, et pour la comparer à celle des autres peuples que vous venez
de voir. Je serais curieux de savoir si, dans votre esprit, nous perdrions à la
comparaison. Je vous prie seulement de ne pas trop vous arrêter à notre état politique et
de ne pas nous juger sur ce que vous pourrez en apercevoir. Nous sommes, voyez-vous, dans
une période de transition — comme toujours, d’ailleurs. Pendant que vous vous instruirez
ici, nous ne ferions peut-être pas mal d’envoyer en Perse quelques-uns de nos politiciens.
Vous emporterez de chez nous des lampes nouveau modèle, des téléphones et des articles de
Paris. Peut-être qu’ils apprendraient là-bas l’amour du repos, le dégoût des vaines
agitations, et qu’à leur retour ils sauraient mettre, dans la conduite des affaires et le
gouvernement des hommes, un peu de la sérénité, de la bonhomie, de la sagesse ferme, mais
détachée et souriante, des bons vizirs de vos légendes. Si cet échange se pouvait faire,
c’est nous, sire, qui vous serions redevables.
Paris, 7 août.
Il va sans dire qu’elle était fort brillante, la soirée d’hier à l’Opéra. Mais je vous le
dis en secret, ma cousine, je ne suis pas très sûr que le shah s’y soit amusé. Et je ne
crois pas, en effet, qu’une représentation de ce genre soit ce qu’il y a de plus propre à
éblouir ou à divertir un monarque d’Orient, un roi Mage.
Comme spectacle, cela doit lui sembler médiocre, car il a mieux chez lui. Il est certain
que son palais et ses jardins de Téhéran et la multitude bariolée de ses serviteurs et de
ses femmes lui offrent des tableaux beaucoup plus riches et plus éclatants que la salle de
l’Opéra, même avec toutes les chandelles allumées et des habits verts d’académiciens dans
les loges. L’Orient est, pour nous-mêmes, pour nos poètes et nos peintres, le pays
somptueux et pittoresque par excellence. Ce ne sont donc pas nos pauvres « splendeurs »
qui peuvent étonner le roi des rois. Ce qui peut lui inspirer pour nous quelque
considération, c’est la galerie des Machines, c’est la Tour, ce sont nos usines et, si
vous voulez, les magasins du Bon-Marché et du Louvre. Mais ce n’est point l’Opéra.
Le divertissement a dû lui paraître à peu près nul. Sans doute il a pris quelque plaisir
aux ballets. Encore a-t-il trouvé, j’en ai peur, que les danseuses étaient trop loin de
lui, et que leurs mouvements étaient trop rapides. Il y avait de l’impatience et du
découragement dans la façon dont il manœuvrait sa lorgnette. Quant aux scènes chantées …
d’abord, il n’y a rien compris (moi non plus, du reste) ; puis je crains bien que les
personnages, le roi trop petit, la Chimène trop grande, le Rodrigue trop gras, criant et
gesticulant avec fureur sur le bord de la scène, ne lui aient paru absolument ridicules.
J’imagine qu’ils ont produit sur lui (avec moins d’horreur peut-être et plus d’ennui) le
même effet que les acteurs annamites ont produit sur moi l’autre jour.
Si le shah m’avait fait l’honneur de me prendre pour guide, je l’aurais conduit à l’Eden
et aux Folies-Bergère ; au café-concert, pour y entendre Paulus ; au bal de
l’Élysée-Montmartre, aux Halles à quatre heures du matin, etc. Je l’aurais fait dîner au
café Anglais, au bouillon Duval, et chez trois ou quatre de mes amis, de conditions
sociales différentes… Mais il s’en ira, comme les autres fois, n’ayant vu de Paris qu’un
vain décor. Sa présence officielle suffit à altérer profondément le caractère des
spectacles auxquels il assiste. Si on nous lâchait huit jours dans Téhéran, nous
connaîtrions mieux Téhéran que le shah ne connaît Paris après trois voyages. Plaignons les
rois, ma cousine. Ils n’ont qu’une vision du monde arrangée, et les choses ne sont pas
sincères pour eux.
G…, 13 août.
MA COUSINE,
La saison est venue où les bourgeois de Paris se répandent dans les villas, chalets,
pavillons et cottages et le plus grand nombre dans les hôtels autour des casinos. Ils
appellent cela être en villégiature. Mais c’est la ville à la campagne ou au bord de la
mer : ce n’est point la campagne.
D’autres voyagent. Ils prennent des trains ; ils transportent avec eux des colis : ils
traversent des pays qu’ils n’ont jamais vus ou qu’ils ont oubliés, et qu’ils ne reverront
guère. C’est un plaisir sans doute : ce n’est point le repos.
À mesure que je vieillis, ma cousine, je trouve que c’est un avantage d’un prix
inestimable que d’avoir quelque part un village à soi, un village où l’on a passé son
enfance et où l’on n’a jamais cessé de faire, tous les ans, de longs séjours ; où la
figure de la terre vous est connue dans ses moindres détails, vous est familière et amie.
Le peu que j’ai de sagesse, de douceur d’âme et de modération, je le dois à ceci, qu’avant
d’être un homme de lettres (hélas !) qui exerce son métier à Paris, je suis un paysan qui
a son clocher, sa maison et sa prairie. Car, dans ces conditions-là, la campagne c’est
vraiment le refuge et l’asile. L’air qu’on y respire est un baume aux blessures qu’on
rapporte d’ailleurs, un infaillible antidote aux poisons du cœur et de l’esprit.
À peine suis-je dans ce petit coin ombreux, que je me sens enveloppé d’une profonde paix.
Paris est si loin ! Ce qui, à Paris, me semblait considérable, ce qui me troublait et me
faisait mal, ce qui me remplissait de convoitise, de regrets ou de rancune, ah ! comme
tout cela est oublié ! Car ce qui exaspère les plaisirs ou les chagrins de la vanité,
c’est d’être mêlé aux hommes qui estiment et qui poursuivent les mêmes biens que vous.
Mais comme la solitude vous apaise, et comme elle vous délie ! Même les autres douleurs,
les douleurs plus intimes et plus profondes, quand d’aventure on en a, s’engourdissent et
s’ensommeillent ; on ne sent plus qu’une petite morsure secrète, de temps à autre, un sourd
memento de souffrance. Ainsi rapproché de la terre antique et de la
vie des choses, sentant tout autour de soi l’action imperturbable des forces éternelles,
on est moins tenté de s’en faire accroire sur l’importance d’une vie humaine, fût-ce une
vie de journaliste. Mes chances de douleur se trouvent ici réduites de plus de moitié. Je
vous assure, ma cousine, que je suis presque invulnérable derrière mes peupliers.
Ce n’est pas tout. J’ai le jugement bien meilleur et l’esprit bien plus large qu’à Paris.
Rien de plus étroit que le point de vue d’un chroniqueur du boulevard ou d’un homme
politique. Ici, je vois de tout près et je conçois clairement un genre de vie absolument
différent de celui que je mène huit ou dix mois de l’année. Je m’aperçois que des choses
qui passionnent là-bas nos politiciens n’intéressent en aucune façon mes voisins les
paysans ; je songe qu’ils sont comme cela vingt-cinq millions en France, … et alors
j’apprécie mieux, pour ses artifices stupéfiants, la beauté du régime parlementaire. Puis,
je constate que je vis, et fort bien, d’une vie purement rustique, n’usant que sobrement
du chemin de fer, du télégraphe, même de la poste (encore pourrais-je m’en passer) ; et
sans doute je ne cesse pas pour cela d’admirer les prodiges de notre civilisation
industrielle : mais, comme je sais aussi ce qu’elle coûte, je me demande si nous ne sommes
pas en train de faire fausse route et si les plus sûres conditions du bonheur pour
l’humanité ne se trouveraient pas dans une civilisation presque uniquement agricole et
rurale. Je songe à ce qu’est la pauvreté à Paris. Certes, la misère existe à la campagne ;
mais les pauvres y ont le grand air, l’espace, du pain toujours, du bois ramassé
l’hiver…
Je dois à la campagne d’autres enseignements. Il serait bien difficile de nourrir ici un
amour-propre littéraire démesuré. Le nom du père Dumas et celui de Victor Hugo y sont
connus de quelques-uns ; c’est tout. Peut-être le nom de M. Émile Richebourg n’y est-il
pas tout à fait ignoré, à cause des feuilletons du Petit Journal. Encore
je ne sais, car ceux qui les lisent ne font aucune attention au nom de l’auteur. Quant à
moi, ma cousine… Un vieux vigneron me demandait l’autre jour : « Alors t’écris ? — Dame !
oui Et tu gagnes ta vie ? — Tout de même. » J’ai bien vu que le mot « écrire » ne
représentait pour lui qu’un travail de copiste. Mais ceux même qui comprennent (en gros)
ce que c’est que la profession d’écrivain en font peu de cas et mettent n’importe quelle
fonction publique fort au-dessus. Lorsque je quittai l’Université, une vieille amie, à qui
je tâchais d’expliquer ce que j’allais faire à Paris, me répondit : « Tu diras tout ce que
tu voudras, j’aimais mieux ce que t’étais avant. Je trouvais ça plus grandiose ! »
C’est pourquoi, ma cousine, je voudrais être un grand propriétaire terrien. Car
j’occuperais alors dans la pensée de quelques milliers de paysans une place infiniment
plus honorable que celle du plus illustre écrivain. Et puisque la gloire consiste dans ce
que les autres hommes pensent de nous, la mienne, plus restreinte, serait assurément plus
réelle, plus sensible, que celle de M. Zola ou de M. de Montépin. J’en jouirais plus
qu’ils ne jouissent de la leur. Et j’aurais aussi les plaisirs du commandement, de la
domination directe. Ma gloire me serait, si je puis dire, plus présente.
Achetons de la terre, ma cousine, et plaignons les pauvres citadins.
G…, 21 août.
J’ai pu, par faveur spéciale, assister l’autre jour à la distribution des prix de notre
école des garçons. La chose se fait à huis clos ; c’est une cérémonie extrêmement austère.
Pas d’autres invités que le maire et moi. Rapidement et sans préambule, l’instituteur a
appelé les élèves et remis à chacun son prix. La plupart de ces enfants n’avaient
seulement pas mis leurs habits des dimanches. Le maire n’a pas ouvert la bouche, ni moi
non plus. Point de discours ni de flonflons, point de vain appareil ni de futiles
divertissements. Une simplicité spartiate. Je vous réponds qu’on les traite comme des
hommes, les pauvres petits enfants de la République !
De mon temps, ma cousine … (c’est étonnant comme, à la campagne, je deviens laudator temporis acti), de mon temps, la distribution des prix était une fête
pour tout le village. Non seulement la cérémonie était publique, mais elle était tout à
fait brillante et fastueuse. On chantait des chœurs et des chansons, on récitait des
fables et des poésies, on représentait des drames. Il y avait un vrai théâtre : un
plancher sur des barriques, des « poinçons », comme on dit ici, et ce théâtre était décoré
de tapis, de rideaux de lit, et de guirlandes, et d’écussons. Moi qui vous parle, j’y ai
plusieurs fois joué la comédie.
Dame ! ce qu’on jouait là n’avait aucun rapport avec les pièces du Théâtre-Libre, sinon
peut-être une aimable gaucherie de composition. Ces morceaux dramatiques étaient, je
pense, l’œuvre de quelque digne abbé ou de quelque vertueuse demoiselle. Je me rappelle un
drame qui avait pour titre le Sorcier du Village ou le Vol et le mensonge
découverts. L’action se passait chez un marquis. (Pourquoi un marquis Parce que
cela est distingué.) Un valet de chambre, en serrant dans la table de jeu les jetons
d’argent (nous sommes dans le plus grand monde), s’aperçoit que le compte n’y est pas. Or,
les enfants du marquis et leurs petits camarades se sont, le jour même, amusés avec ces
jetons. Quel est le voleur ? Pour le découvrir, le marquis s’adresse au père Robert, qui
est une manière de sorcier. Le père Robert apporte un coq dans un panier et dit aux
enfants :
Le voleur s’appelait Marc d’Orgeville ! Je m’en souviens, car c’était moi ; et j’étais
fier de porter un si joli nom, mais désolé de jouer un si vilain personnage. On n’avait
osé donner ce rôle à aucun autre écolier, « crainte de mécontenter les parents » (le trait
n’est-il pas amusant ?), et l’on m’avait fait comprendre que je devais me sacrifier…
Et le lendemain, à l’école des sœurs, les petites filles jouaient Caroline
de Montfort ou la Calomnie confondue et l’innocence reconnue. Un drame joliment
touchant, ma cousine ; un drame que j’ai su par cœur et dont je puis encore vous citer le
commencement :
« Que je plains cette chère Caroline de Montfort ! que de pleurs elle me fait verser !…
Née de parents d’une illustre origine, elle n’était pas destinée à gagner sa vie comme une
simple ouvrière. L’immense fortune que M. de Montfort, son père, avait acquise à l’île
Bourbon… »
Ici je ne sais plus.
On a supprimé ces divertissements, sous prétexte que les répétitions faisaient perdre du
temps aux élèves. C’est une erreur, ma cousine ; on ne répétait qu’après la classe du
soir. Et, quand même on eût dérobé quelques heures à la grammaire ou à la géographie, la
perte n’était-elle pas heureusement compensée par la petite excitation intellectuelle et
par l’humble commencement de plaisir artistique que ces exercices innocents apportaient
aux jeunes acteurs ? Et puis, les spectateurs étaient si contents ! Tout le pays était
là ; des bonnes femmes pleuraient d’attendrissement. C’est à ces fêtes enfantines que
beaucoup de braves gens de chez moi ont dû de ne pas mourir sans « être allés au
théâtre ».
J’ai pour voisin un vieil instituteur en retraite qui partage là-dessus tous mes regrets.
En sortant de cette distribution des prix dont la sécheresse m’avait navré, je suis allé
le trouver dans son petit jardin. Nous avons causé longtemps sous sa tonnelle et, de fil
en aiguille, il en est venu à me confier ses sentiments secrets touchant les dernières
réformes de l’enseignement primaire. Je vous les rapporterai dans ma prochaine lettre, et
je suis sûr, ô ma sérieuse et rurale cousine, qu’ils vous intéresseront.
G…, 30 août.
Je vous disais, ma cousine, qu’en sortant de la distribution des prix de l’école des
garçons j’étais entré chez mon voisin, l’ancien instituteur. C’est un fort brave homme,
très estimé dans la commune, où il a fait la classe pendant trente-cinq années, en sorte
qu’il tutoie les trois quarts des habitants. J’ai causé assez longtemps avec lui ; je lui
ai demandé son avis sur les dernières réformes de l’enseignement primaire, et il m’a
ouvert son cœur. Sans doute, il est un peu défiant des nouveautés, comme beaucoup de
vieillards ; mais, enfin, il me parlait de choses qu’il connaît bien, et il en parlait
avec une assurance qui m’a impressionné.
« Monsieur, m’a-t-il dit, c’était très bien comme c’était, et il ne fallait rien changer.
Et d’abord, à quoi bon les nouveaux programmes, je vous le demande, alors que les neuf
dixièmes des enfants de la campagne ont évidemment assez à faire, dans leurs cinq ou six
années d’école, d’apprendre la lecture, l’écriture et les quatre règles ? Si quelques-uns,
plus intelligents, ont du temps de reste pour autre chose, c’est à l’instituteur de voir
ce qu’il peut bien leur montrer par surcroît. Moi, quand par hasard j’avais des élèves un
peu plus malins que leurs camarades, je tâchais tout bonnement de leur enseigner ce que je
savais moi-même : un peu de géographie, les grands faits et les anecdotes de l’histoire de
France, le dessin linéaire et les tout premiers rudiments de la physique, de la chimie et
des sciences naturelles. Pas besoin de programmes pour cela !
« Et leur gratuité, monsieur ! Cela paraît plus juste, oui. Mais si vous saviez comme
c’est mauvais dans la pratique ! Autrefois, quand c’étaient les parents qui payaient les
mois scolaires, ah ! je vous réponds qu’ils envoyaient régulièrement les enfants !
Aujourd’hui, ces gamins manquent l’école pour un oui, pour un non. La gratuité a tué
l’assiduité. Puis, les parents, jadis, en voulaient pour leur argent ; ils s’occupaient du
progrès des enfants, ils s’en informaient auprès du maître ; c’était quelquefois ennuyeux
pour lui ; mais cela le stimulait, le tenait en haleine, et souvent aussi cela établissait
entre lui et les familles des relations agréables et cordiales. Aujourd’hui, l’instituteur
reste un étranger dans la commune ; les parents ne le connaissent guère plus que le
percepteur ou le directeur de l’enregistrement. Il n’a pas, comme jadis, un intérêt direct
à ce que tous ses élèves apprennent quelque chose. Il fait sa besogne à la façon d’un
employé. Il peut se moquer des plaintes et des réclamations des parents ; il n’a qu’à leur
répondre : « Pour ce que ça vous coûte ! » Il était peut-être trop dépendant jadis. Il lui
arrivait d’être opprimé par le curé. Mais je me demande s’il n’est pas trop indépendant à
l’heure qu’il est. Ne relever que de sa conscience, et de l’« autorité centrale »
toujours lointaine c’est vraiment trop commode pour la paresse !
« Vous me direz qu’il y a, pour réveiller le zèle de l’instituteur, le certificat
d’études, ce baccalauréat de l’école primaire. Ah ! oui, parlons-en ! Tranquille comme il
l’est du côté des parents, l’instituteur n’a déjà que trop de pente à négliger les pauvres
petits gars à tête dure qui forment nécessairement la majorité de la classe. La
préoccupation du certificat d’études les lui fait délaisser complètement, pour ne
s’intéresser qu’aux trois ou quatre élèves capables de lui faire honneur. Car c’est sur le
nombre des certificats d’études obtenus par les écoliers que les inspecteurs ont pris
l’habitude de juger le maître.
« Le résultat ? C’est que vous avez des classes avec un premier banc pour la parade et la
montre, un premier banc imperturbable et seriné comme un perroquet, et vingt autres bancs
qui ne savent rien de rien ! Et voyez-vous, monsieur, cette belle institution du
certificat corrompt, si j’ose dire, les élèves aussi bien que l’instituteur. Tel de ces
galopins diplômés se croit un personnage, s’estime fort au-dessus de ses parents, rechigne
pour travailler la terre et louche du côté de la ville.
« Enfin, on donne aujourd’hui trop de vacances. De mon temps, nous avions un mois tout
juste, le premier de l’an, la moitié de la semaine sainte, et c’était tout. Aujourd’hui,
ils ont au moins six semaines de grandes vacances, cinq ou six jours au premier de l’an,
dix jours à Pâques, deux jours au 14 juillet, etc. Les enfants oublient à mesure ce qu’ils
ont appris, et les parents ne savent que faire d’eux…
Je n’ai fait que résumer très brièvement, ma cousine, les propos de mon vieux voisin. Car
toutes ses affirmations étaient longuement développées et appuyées d’exemples. Je ne vous
les donne point pour irréfutables, et même j’y soupçonne un peu d’exagération et de
maussaderie. Mais j’y sens aussi une part de vérité. Vous l’y démêlerez mieux que moi,
vous qui êtes grande fondatrice et bienfaitrice d’écoles primaires et qui pouvez voir les
choses de près.
Paris, 4 septembre.
J’ai feuilleté ce matin, ma cousine, les Nouvelles chansons à dire et à
chanter du bon Nadaud. L’aimable homme y a mis une préface touchante, où il nous
raconte un des grands chagrins de sa vie.
Connaissez-vous cette histoire ? Il y a quelque trente ans, Nadaud se trouva invité à
dîner le même jour chez Lamartine et chez la princesse Mathilde. Il vénérait l’un, mais il
se crut obligé d’aller chez l’autre, car une princesse est une princesse. Or, il paraît
qu’en recevant la lettre d’excuses de Nadaud, Lamartine, un peu piqué, se mit à
fredonner : Chansonnier, vous avez raison ! et s’amusa à improviser un
couplet sur ce thème.
Ce couplet, le voici à peu près tel qu’il a couru :
L’épigramme était tout à fait injuste et cruelle, et Nadaud en fut profondément affligé.
Lamartine, l’ayant appris, lui écrivit une longue lettre pour lui expliquer comment la
chose s’était faite, que ce n’avait été qu’une plaisanterie inoffensive, et que « du
premier au dernier, les vers cités n’étaient pas les siens ».
Je ne sais si Lamartine disait vrai (car sa mémoire était sujette à des défaillances).
Mais l’inexactitude du souvenir était ici charité ; et, d’ailleurs, le sentiment de toute
la lettre était d’un cœur très bon et très délicat. Je ne puis m’empêcher d’en copier pour
vous les dernières lignes.
«… Quoi qu’il en soit, j’ai eu tort, puisque j’ai eu le malheur d’être l’occasion pour
vous de la moindre peine ; je m’en frappe la poitrine comme d’une mauvaise action, et même
comme d’une ingratitude, puisque vous m’aimiez et que je vous honore dans mon cœur. Je
vous supplie de tout oublier et de ne pas punir, par la perte très sérieuse et très
douloureuse d’un ami, la seule mauvaise plaisanterie que je me sois permise dans ma
vie.
« P.-S Si mon repentir vous touche, je désire que vous puissiez le
faire connaître à ceux qui vous aiment. »
Ne trouvez-vous point, ma cousine, qu’il y a là une sincérité de regret, une façon simple
et franche de s’accuser et de demander pardon, qui est d’une âme vraiment noble et
profondément humaine ? C’est là un de ces petits traits qui vous renseignent sur un
caractère aussi bien que de grandes actions. Je suis ravi de constater une fois de plus
que ce poète incomparable fut un homme excellent. Ce n’est rien que cette lettre ; mais je
n’affirmerais pas que, dans un cas pareil, Victor Hugo eût su l’écrire. Ou bien alors il
l’eût faite trop belle. Un détail charmant, c’est qu’à la suite de cette
aventure Nadaud n’osa presque plus aller chez la princesse Mathilde, « aimant mieux passer
pour un ingrat que pour un courtisan ». Il ajoute que son abstention a été comprise et
pardonnée.
Paris, 5 septembre.
« Doit-on le tuer ? »
Pour résoudre loyalement la question, je me suis transporté aux arènes du bois de
Boulogne, et voici, ma cousine, ce que j’ai éprouvé.
Au commencement, je ressentais un réel malaise toutes les fois qu’un toréador
s’approchait pour enfoncer la pointe de sa banderille dans le cou de la bête. Et alors
j’étais franchement avec le taureau. D’autant plus qu’à première vue ce que font ces
hommes ne paraît pas difficile du tout. Cette grosse bête se meut si lourdement ! Un petit
saut de côté, au moment où elle fonce sur vous… Tout le monde en ferait autant !
Un voisin redressa mes idées. Sans doute le travail des toréadors n’est pas extrêmement
malaisé ; mais ce qui le rend méritoire, c’est qu’il ne souffre pas la moindre faute. Un
seul faux pas pourrait les perdre. Quant au taureau, la piqûre des jolies flèches
enrubannées ne lui fait guère plus de mal qu’à nous une piqûre d’épingle…
Ainsi renseigné, je plaignis moins la bête et je me mis du côté des hommes.
Mais vinrent les picadors. Leurs épieux firent ruisseler le sang en filets rouges le long
des épaules de l’animal et jusque sur son fanon. Je me sentis derechef partisan du
taureau. Vaguement, secrètement, et comme dans le mystère de mon âme, je commençai à
souhaiter aux hommes quelque mauvais coup.
En même temps, je constatais que le sang ne me causait déjà plus autant d’horreur.
L’approche du moment où la pointe pénètre dans la chair ne m’était plus aussi pénible ;
même, je me surprenais à désirer ce moment. D’ailleurs, à cette distance (l’arène est très
vaste et l’amphithéâtre très élevé), sous cette lumière dévorante d’un grand soleil d’été,
parmi cet immense bourdonnement de la foule, où se perdent les mugissements et les cris,
le spectacle même d’un homme ou d’un cheval éventré ne doit plus donner qu’une sensation
visuelle presque aussi purement pittoresque, aussi affranchie du ressouvenir de la douleur
physique, que si le même objet nous était offert dans un tableau de Fortuny ou de Henri
Regnault. Et ainsi on devient cruel sans le savoir.
La question : « Doit-on tuer le taureau ? » est donc mal posée. Le tuer est fort
indifférent, après qu’on l’a lardé et saigné pendant une demi-heure sous les yeux de la
foule.
Il faut laisser les taureaux tranquilles, voilà tout.
Ou bien, si vous ne voulez pas les laisser tranquilles, n’enlevez pas à ces bêtes leurs
moyens de défense. Car ce jeu ne cesse d’être ignoble que s’il est mortellement dangereux
pour ceux qui s’y livrent.
Mais, d’autre part, je ne tiens en aucune façon à voir mes semblables se faire étriper,
même héroïquement et dans les conditions les plus propres à ravir des yeux d’artiste. Je
ne retournerai pas aux arènes, ma cousine. Je ne cesserais d’y être malheureux que pour y
devenir féroce. Et je ne veux pas.
Paris, 7 septembre.
Vous rappelez-vous, ma cousine, les projets de réforme orthographique de M. Louis Havet ?
Je n’y faisais, pour ma part, qu’une objection : l’écriture trop simplifiée serait
beaucoup moins jolie à l’œil, et je me représentais mal, dans un sonnet de José-Maria de
Heredia, Erimante au lieu de Erymanthe et ictiofage au lieu de ichtyhophage.
Je ne sais comment M. de Heredia a été informé de ce sentiment ; mais il m’envoie, afin
de m’y confirmer, une lettre et un sonnet. Voici la lettre :
« Je voulais depuis beau temps vous remercier et vous dire, cher ami, que vous aviez bien
raison de croire que je ne me soumettrais jamais à cette barbare réforme de l’orthographe,
si pédante sous couleur de simplification et qui gâte la beauté des mots en dénaturant
leur physionomie, leur retire leurs lettres de noblesse et veut supprimer la rareté, la
bizarrerie, la difficulté, les nuances, tout ce qui fait le charme d’écrire. On commence
par les mots, on finirait par la langue, et ce serait le volapük !
« Si j’ai tant tardé, c’est que je voulais joindre, à ma protestation contre les
logoclastes, un joli exemple. Ichtyophage, fi donc ! J’aime mieux Thympreste. Quant à Erymanthe, si je ne l’ai jamais
employé, c’est que je n’ai pas osé, par respect pour le divin André.
« J.-M. DE HEREDIA.
« Voyez-vous mon nom écrit sans H… ? »
Et voici le sonnet :
PAYSAGE.
Sur l’Othrys.
Il est certain que, si vous écriviez Otris, Timpreste, Olimpe, Eta,
Tessalie, ce ne serait plus cela, mais plus du tout ! — J’espère que ce sonnet
somptueux vous plaira, ma cousine. Vous goûterez la belle rareté des rimes en reste. Vous apprécierez la coupe du troisième vers qui peint si bien l’allongement
de l’ombre par l’allongement du rythme jusqu’à la onzième syllabe, et vous admirerez par
quel art d’interrompre le rythme et de le reprendre, de le ralentir et de le précipiter,
les deux derniers vers expriment à l’oreille la légèreté du cheval divin quand il
s’arrête, et l’aisance sereine de son élan quand il repart. Enfin, vous aimerez la beauté
des mots, doublée par la place qu’ils occupent, leur sonorité, leur éclat, l’air de gloire
et d’allégresse héroïque répandu sur ces alexandrins si savants. Ce sonnet, c’est de
l’antique flamboyant.
Quant à la généreuse colère de M. de Heredia contre les « logoclastes » ou massacreurs de
mots, la loyauté m’oblige à dire qu’elle est un peu excessive. Car, vous vous en souvenez,
les réformes proposées par M. Havet sont modestes et, naturellement, ne seraient point
obligatoires. Tout pourrait donc s’arranger. Il y aurait, en France, deux orthographes,
comme il y a deux littératures (celle de M. de Heredia, si vous voulez, et celle des
romans-feuilletons), deux cuisines (celle des riches et celle des pauvres), deux façons de
s’habiller, etc., etc… Il y aurait une orthographe simplifiée, toute nue, facile à
apprendre, pour les philistins, les marchands d’épices et les journalistes, et une
orthographe ornée, compliquée, héraldique et décorative pour les poètes, les artistes, les
lettrés et les érudits ; bref, une orthographe vulgaire et une orthographe noble. Et
chacun aurait, bien entendu, le droit d’employer l’une ou l’autre, selon son goût ou ses
prétentions, ou même selon les circonstances. Pourquoi pas ?… Cela fut presque ainsi
autrefois.
Paris, 10 septembre.
Il y avait bien deux mois que je ne les avais vues, les petites danseuses javanaises.
Ah ! ma cousine, comme elles sont changées ! Presque plus mystiques ni hiératiques. Elles
ont, en dansant, des clignements d’yeux vers la salle, et des sourires et des airs de tête
d’une gaminerie déjà montmartroise. Elles portent leur diadème sur l’oreille. Les petites
prêtresses, comme on les appelait, se sont laïcisées. Il paraît qu’on les a conduites à
Cluny, aux Petits Mystères de l’Exposition. Là elles ont vu la parodie
de leurs danses ; cela les a follement amusées, et, depuis, elles se parodient
elles-mêmes !
Ainsi, l’esprit de Paris déteint sur ses hôtes. Il faut s’en réjouir. J’attends, pour ma
part, les meilleurs résultats de ce congrès multicolore des races dans la ville de Renan
et de Meilhac, dans la cité railleuse aux boulevards illustres. J’espère que les
étrangers, même les plus jaunes et les plus noirs, s’y imprégneront, fût-ce à leur insu,
de cette ironie indulgente qu’on trouve surtout chez nous, et dont l’abus nous perdra
peut-être, mais qui serait un grand bienfait si elle se pouvait répandre, à doses
modérées, à travers le monde.
Ce sera, du reste, un très heureux échange de services entre les autres peuples et nous.
Car, pour nous aussi, cette accumulation, sous nos yeux, d’êtres et de choses exotiques
aura des effets excellents. D’abord, elle nous fera mieux apprécier ce que nous avons chez
nous. Je l’ai déjà éprouvé plusieurs fois. Et, par exemple, saturé comme je l’étais de
toutes les danses du ventre et même de la danse ardente et brutale des gitanes, j’ai eu
l’autre soir un plaisir inattendu à revoir, dans un café-concert des Champs-Élysées, le
« quadrille naturaliste » qui est notre danse nationale à nous. J’y ai trouvé une gaieté,
un entrain, une grâce facile, une gentillesse spirituelle et un peu folle, et j’ajoute une
décence (car tout est relatif), oui, en vérité, une décence dont les secouements
d’entrailles et les tortillements de croupes de là-bas m’avaient déshabitué. Ce quadrille
m’a été un rafraîchissement !
Je vous dirai demain un autre bénéfice imprévu que nous pouvons retirer du spectacle de
toute cette exoticaillerie. *
Paris, 11 septembre.
Le second avantage, ma cousine, c’est que l’Exposition va assouvir en une seule fois
toutes nos curiosités d’exotisme, en sorte qu’après cela nous aurons l’esprit plus
tranquille pour « cultiver notre jardin ».
À dire vrai, nous commençons à avoir une indigestion de géographie pittoresque. L’Orient
surtout, celui des palmiers et des minarets, des odalisques et des chameaux, l’Orient
d’Afrique ou celui de Turquie et d’Asie-Mineure, nous sort décidément par les yeux.
Notez qu’à l’heure qu’il est, cet Orient, qui fut si cher aux romantiques, est, en
littérature et en art, terriblement bourgeois. Tranchons le mot, cet Orient-là est d’un
Louis-Philippe !… Je sais bien que nous l’avons dépassé et que nous en sommes à
l’Extrême-Orient. Nous avons eu le japonisme, devenu banal à son tour ; nous avons
maintenant le javanisme et l’annamisme. Quant aux Peaux-Rouges et aux bons nègres, il y a
longtemps qu’ils ne nous gardent plus de surprises. Nous savons à présent, tout en gros,
quel est l’aspect extérieur de l’humanité sur les divers points de sa planète. Nous savons
à quoi nous en tenir sur la valeur décorative des plus lointaines civilisations jaunes ou
noires. Ah ! ma cousine, que c’est donc toujours à peu près la même chose ! Du moment
qu’on ne peut pas nous faire voir le costume, l’habitation, l’ameublement et les danses
des habitants de la lune, ce n’est vraiment plus la peine de nous déranger.
Je feuilletais, un de ces derniers matins, les relations de voyages du bon Regnard. Ce
poète préféré de J.-J. Weiss avait parcouru toute l’Europe jusqu’à la Laponie, et il avait
eu la chance d’être « captif en Alger », comme ces personnages mystérieux et bienveillants
qui viennent dénouer la moitié des comédies de Molière. Bref, Regnard avait presque autant
voyagé que notre suave et triste Pierre Loti. Or, il n’avait rien vu. Voulez-vous savoir
ce que lui inspire Alger ? Voici : « Alger est situé sur le penchant d’une colline, que la
mer mouille de ses flots du côté du nord. Ses maisons, bâties en amphithéâtre et terminées
en terrasses, forment une vue très agréable à ceux qui abordent par
mer. » C’est tout ; et, en effet, qu’y a-t-il de plus ?… Eh bien, ma cousine, si nous
revenions ou si nous faisions semblant de revenir, par satiété (et en prenant le plus
long), à cette incuriosité des yeux, qui d’ailleurs n’excluait pas le plaisir, et dont
s’accommodaient si bien nos pères avant Bernardin et Chateaubriand, ces deux agités ; si
nous renoncions à ce qu’il y a d’insincérité, de snobisme et de rhétorique apprise dans ce
que nous appelons notre « sens du pittoresque », et si, par suite, nous devenions plus
attentifs aux âmes, j’entends aux âmes de chez nous, qui sont souvent si curieuses…,
croyez-vous que l’exoticaillerie de l’Exposition nous aurait rendu un si mauvais
service ?
Étretat, 12 septembre.
Ma cousine, il me serait tout à fait impossible de vous dire quelle était la douceur du
ciel de septembre hier soir, vers six heures, entre les Ifs et Étretat. Les talus des
chemins étaient de velours ; les vaches immobiles qui nous regardaient passer nous
conseillaient, par leur exemple, la paix de l’âme ; et la plaine aux larges ondulations se
déroulait avec une sérénité divine. À vingt plans différents se déployaient, comme des
décors dressés dans tous les sens, des rideaux de hêtres et de peupliers graduellement
décolorés par la distance : les premiers, d’un vert généreux et dru ; les derniers, à
l’horizon, bleus, violets ou couleur de fumée. Et je songeais avec un peu d’étonnement que
ce pays élyséen était pourtant celui des contes de Maupassant, le pays de Maît’Omont ou de
Maît’Hauchecorne, et que, par des champs semblables à ceux-là, Emma Bovary, il y a quelque
quarante ans, courait à ses rendez-vous chez Rodolphe de la Huchette…
Puis, voici Étretat, entre les deux portes de sa falaise, qui donnent l’impression, même
par les plus lourdes chaleurs, qu’on est rafraîchi par un courant d’air ; Étretat avec sa
plage de galets, où l’eau est si limpide, d’un vert délicat et tout pénétré de lumière ;
station bonne enfant, jadis chère aux « artisses » et aux hommes de lettres, et où
s’avoisinent aujourd’hui, sans se mêler, deux sociétés bien tranchées : ici la bande
parisienne, un peu bohème, et qui s’amuse ; là, des familles de pasteurs protestants comme
s’il en pleuvait.
Vu au casino quelques frimousses éminemment modernes. L’image d’Emma Bovary me revient.
Pauvre petite femme, si naïve en somme, qui croyait, chaque fois qu’elle aimait, à
l’éternité de son amour, et qui mourut parce qu’elle avait des dettes ! Aujourd’hui la
femme du médecin d’Yonville viendrait sûrement passer la saison à Étretat. Elle aurait lu
les livres brutaux ou ironiques des quinze dernières années ; elle aurait lu les contes de
son compatriote Maupassant et, naturellement, Madame Bovary ; et alors
elle ne serait plus du tout romanesque. Elle ne proposerait plus à Rodolphe de s’en aller
au bout du monde ; elle ne ferait pas, toutes les semaines, des heures de diligence pour
un petit clerc de notaire. Elle trouverait autre chose, — peut-être au casino d’Étretat.
Et elle ne s’empoisonnerait pas ; ou, si cette idée d’un autre âge lui venait, elle le
ferait avec de la morphine, non avec de l’arsenic, — ce poison canaille. Tout a marché, ma
cousine.
X…-sur-Mer, 16 septembre.
Les Romains, ma cousine, qui étaient gens experts dans l’art de vivre, n’avaient
peut-être pas inventé tout à fait les casinos ; mais ils ne manquaient point de passer la
saison d’été au bord de la Méditerranée, dans leurs villas de Baïes et de Tarente ; ils
aimaient comme nous à se retrouver et à converser sur les plages, et ils y faisaient
venir, pour se distraire, des histrions et des joueuses de flûte. Il ne faut donc pas dire
trop de mal des bains de mer. La vie y est douce et élégante, et c’est, en somme, une
ingénieuse combinaison des plaisirs de la société polie et de ceux de la campagne, avec
plus de variété et de liberté que n’en offre la « vie de château »…
Je veux maintenant vous dire une petite histoire vraie : c’est son seul mérite. Nous
faisions hier une grande promenade le long de la mer. Nous avions avec nous des jeunes
femmes et des fillettes en toilette claire, rieuses et florissantes de santé, d’une santé
propre et soignée, délicate dans sa fraîcheur : une santé de riches. Nous rencontrâmes un
grand troupeau de bœufs parqués au haut de la falaise. Il n’y a rien de plus beau (le
peintre Duez le sait bien), que des bœufs se profilant sur la mer et sur le ciel. Mais,
comme le parc était ouvert, les enfants eurent peur et ne voulaient point passer. Tout à
coup une forme humaine surgit de l’herbe où elle était couchée : un pauvre homme couvert
d’une peau de bique, le visage couleur de terre. C’était le bouvier. Il appela son chien
et rassura poliment la compagnie. Il y avait avec lui un enfant chétif et laid, et qui
paraissait avoir six ou sept ans. Une dame demanda : « C’est votre petit garçon ? — Oui,
madame. — Quel âge a-t-il ? — Onze ans. » La dame se récria un peu étourdiment : « Onze
ans ! mais c’est l’âge de Jeanne ! » Or Jeanne est une belle petite fille déjà grande
comme une femme, avec une bonne figure ronde et rose. L’homme considéra la fillette et
dit :
Il dit cela avec simplicité, sans amertume, et même sans étonnement. La dame
l’interrogea. Il nous apprit qu’il avait huit enfants, qu’il gagnait vingt sous par jour,
mais qu’il payait 50 francs à la ferme où il était employé, pour loger sa femme et ses
enfants. Il ne se plaignait pas ; il ajouta que ses deux aînés pourraient bientôt gagner
quelque chose. Il était absolument résigné : misérable, mais non point malheureux, à ce
qu’il semblait. Je vous dis ce que j’ai vu.
On donna quelques pièces à l’homme ; mais l’élégante compagnie resta pensive à cette
révélation subite d’une existence si différente de la sienne, d’une humanité si peu
semblable à celle qui fréquente les exquis casinos d’été. Il y a des choses tristes que
l’on sait bien, mais auxquelles on ne songe jamais. Les dames aux savantes toilettes,
jolies à voir comme des fleurs, se demandaient comment deux grandes personnes et huit
enfants peuvent bien vivre avec vingt sous par jour, et elles faisaient des calculs ; et
j’essayais de me figurer l’âme de ce berger, quelles étaient ses pensées et quelles
pouvaient être ses joies. Deux formes extrêmes de la vie, la plus proche de la nature et
la plus éloignée, la plus nue et la plus ornée, la plus rude et la plus amollie par
l’industrie humaine, venaient soudain de se trouver en présence, — sous l’œil des grands
bœufs qui ne s’en souciaient guère, et au bord de la mer qui, il est vrai, roulait ses
flots longtemps avant l’apparition de la vie humaine et les roulera longtemps après sa
disparition… Voilà, ma cousine, une idée fort propre à nous consoler des maux d’autrui, et
même des nôtres quelquefois.
Demain, je serai à Paris et reviendrai (il en est grand temps) aux choses
parisiennes.
En wagon, 16 septembre.
Eh bien, ma cousine, ces vers sont d’Écouchard Lebrun en personne (Ode sur
l’enthousiasme). J’ai été bien surpris de les rencontrer dans un vieux petit
bouquin intitulé Recueil de poésies du second ordre que j’avais pris au
hasard dans la bibliothèque de mes hôtes pour lire en voyage.
Là-dessus, je me suis mis à me réciter des vers. On est très bien pour cela en wagon, la
nuit. Tandis que la lumière de la lampe danse sur les visages renversés des dormeurs et,
lorsqu’ils remuent, allonge sur la paroi des ombres soudaines et fantastiques, vous
appliquez votre oreille contre la portière et, dans les vibrations de la vitre mêlées au
grondement des roues, vous entendez tout ce que vous voulez, même des scènes d’opéra avec
leur orchestration complète. Les vers que je me récite, il me semble qu’ils sont chantés
dans l’ombre par une mystérieuse voix d’harmonica…
J’en cherche, par amusement, qui puissent, comme ceux d’Écouchard Lebrun, servir
« d’attrape ». Voici ce que je trouve d’abord :
Ces vers sont de Corneille (Médée) ; ils pourraient à la rigueur être
de Leconte de Lisle.
Et celui-ci :
Il pourrait, il devrait être d’Alfred de Musset. C’est un vers des Nuits, il n’y a rien de plus sûr. — Or, il a été volé à Musset par Maynard, qui
vivait, comme vous savez, sous Louis XIII.
Et ce petit morceau :
Ne jurerait-on pas un sixain de Musset qui aurait perdu en route un de ses vers ?
Mouvement, expression, tournure, rimes et le je ne sais quoi, l’accent, le timbre, tout y
est… Cela doit être dans Namouna, ou plutôt dans quelque pièce un peu
oubliée des premières poésies. C’est bien votre impression, n’est-ce pas ? — Or, ces vers
sont tout bonnement de La Fontaine, et vous les trouverez dans le Berger et
le Roi, au 10e livre des Fables. Je vous chercherai, si vous
voulez, d’autres exemples. On peut faire avec cela un petit jeu innocent et pédant pour
les soirées d’hiver à la campagne.
Paris, 18 septembre.
Jean-Paul Mounet faisait hier ses seconds débuts (je crois) à la Comédie-Française, dans
le rôle de Jean Baudry. L’autre Mounet, dans la salle, couvait des yeux son cadet et
frissonnait d’admiration et d’orgueil. Car les Mounet sont ainsi : chacun d’eux est
persuadé que son frère est le plus grand artiste dramatique de tous les temps.
Mounet-Sully, chargé de gloire, vous dit tranquillement de Jean-Paul : « C’est lui qui a
du génie. » Et, comme il est parfaitement sincère, cela est touchant.
Ils sont beaux et ils sont bons, ces deux Mounet. Musclés comme les deux Ajax (ceux
d’Homère) : des jambes ! des bras ! des torses ! Ce sont des gars ! Pas Parisiens pour un
sou. Ils viennent du Midi, d’un Midi âpre et rude, qui n’a rien de commun avec celui de
Tartarin : c’est pour cela qu’avec tout son talent Jean-Paul a si mal joué Numa. Ils sont
d’origine huguenote. Ils seraient encore huguenots au fond que je n’en serais pas trop
surpris. En tout cas, ces deux comédiens sont hommes de grand sérieux et de grande
foi.
La noble candeur de Mounet-Sully est célèbre. Il y a, chez lui, de l’inspiré. Il ose
tout, il n’a pas le moindre sentiment du ridicule. Après avoir rugi comme un lion, il se
mettra à pousser, pendant plusieurs minutes, de petites plaintes de nouveau-né. C’est
qu’il sent comme cela. Sa sincérité et, par suite, sa sécurité est admirable. Son art est
vraiment toute son âme. Il s’est préparé des années au rôle d’Hamlet, travaillant à se
donner réellement et partout, chez lui, dans la rue, en prenant un bock, en mangeant une
côtelette, l’air, les pensées, les sentiments du prince de Danemark. Il me disait que,
deux fois, dans Hamlet et dans Œdipe roi, il avait eu
un moment sublime, un moment où il croyait être, où il était vraiment
Œdipe ou Hamlet. Il vous confie ces choses avec une gravité sacerdotale. Il a des mots
singuliers. Un jour, à une répétition, son partenaire lui soufflant sa réplique : « Vous
savez donc mon rôle ? dit Mounet très étonné. — Oui. — Mais, si vous savez d’avance ce que
je vais dire, comment pouvez-vous m’écouter et me répondre avec vérité ? »
Jean-Paul a quelque chose de plus égal, de plus raisonnable, de moins aventureux que son
frère ; mais c’est la même conviction, le même sentiment du grand, la même ferveur. Il
médite depuis longtemps un ouvrage sur « la mort au théâtre » : mort par le poison, par le
fer, par les différentes sortes de maladie, par l’excès de surprise et de douleur morale,
etc… Comme il a été étudiant en médecine, il tient beaucoup à ce qu’on meure, sur les
planches, conformément aux règles de la pathologie. Il suffit peut-être que l’on y meure
de façon à toucher ou à effrayer. Mais ce que je vous en dis n’est que pour vous montrer
la conscience et les scrupules de Jean-Paul.
C’est amusant, ma cousine, de rencontrer dans Paris des acteurs qui, Dieu me pardonne !
ressemblent un peu à des prêtres, mettons, si vous voulez, à des hiérophantes. Je
recommande à votre estime, et presque à votre respect, ces frères excellents, j’allais
dire ces saints frères et ces vénérables comédiens.
À Monsieur Édouard Hervé.
Paris, 21 septembre.
Vous êtes, monsieur, l’ami et le confident de M. le comte de Paris, vous êtes membre de
l’Académie française et directeur d’un journal de tenue distinguée. Vos adversaires même
ont pour vous de l’estime et du respect, et l’on dit que l’Académie vous a choisi autant
peut-être pour vos belles relations et pour votre réputation de galant homme et d’homme de
goût que pour le mérite de vos ouvrages.
J’ajoute que votre extérieur ne dément pas l’idée qu’on se fait généralement de vous. Le
Gaulois, l’autre jour, donnait votre biographie et votre portrait, et
vantait à ses lecteurs votre « physique de diplomate ». Si j’en juge d’après ce portrait
(car je n’ai jamais eu l’honneur de vous rencontrer), vous avez bien plutôt cet air
spécial de réserve, de circonspection, de modestie et de gravité qu’on remarque, dans les
églises, chez les personnes recommandables préposées à l’entretien des autels et des
ornements sacerdotaux.
Il semble dès lors que, même parmi les besognes de la politique active, vous deviez
conserver quelque chose de ce caractère et répudier, par exemple, dans vos façons de
solliciter les suffrages des électeurs, certains procédés un peu … voyants.
Quelle n’a donc pas été ma surprise hier, en allant à l’Exposition ! Des pans énormes de
la longue palissade qui ferme le Jardin de Paris sont couverts d’affiches à votre nom. Il
y en a des centaines et des milliers ; c’est une orgie, un délire d’affichage. Votre nom
tapisse entièrement, du haut en bas et sur les quatre faces, le piédestal d’une des
grosses dames de la place de la Concorde. Et, comme si ce nom respecté n’était pas assez
significatif par lui-même, il y a d’autres affiches où on le voit entouré de formules
telles que Délivrance nationale, et où la disposition typographique de
ce nom et de ces formules rappelle les réclames les plus originales de nos plus ingénieux
commerçants. Jamais, depuis la candidature de M. Boulanger, on n’avait vu sur les murs de
Paris affichage plus exubérant ni, si j’ose dire, plus forain ; et, devant ce débordement
indiscret— et inutile— j’ai éprouvé pour vous, monsieur, je le confesse, un peu de gêne et
un secret sentiment de pudeur.
Et, comme je suis persuadé qu’une pareille faute de goût n’est point de votre fait, et
que c’est sans le savoir que vous couvrez de votre nom et de vos devises des espaces si
démesurés, j’ai cru bien faire en vous prévenant.
Paris, 30 septembre.
À Monsieur Osiris.
MONSIEUR,
Le dieu Osiris, votre homonyme, n’était autre que le soleil ; et comme lui, en effet,
vous « éclairez », dirait quelque vaudevilliste. Vous venez d’offrir un prix de cent mille
francs à l’auteur de l’œuvre la plus utile de l’Exposition, et il paraît que maintenant
vous voulez remplir Paris de statues.
C’est ce que m’apprend un journal du matin. Le reporter ajoute que vous lui avez dit :
« Il n’y a rien de plus bête qu’un homme riche. Tous les hommes riches vivent bêtement. Eh
bien ! je veux avoir vécu le plus artistement possible. »
Ce souci n’est pas d’une âme vulgaire. Oh ! que vous avez raison, monsieur, de croire que
la profession d’homme très riche est difficile à exercer ! (Il n’y a peut-être que celle
de pauvre qui présente encore plus de difficultés.)
Autrefois, cela allait tout seul. Les patriciens de l’ancienne Rome et aussi les
seigneurs féodaux, rois sur leurs terres, vivaient « artistement » sans y songer.
Aujourd’hui encore, les membres de l’aristocratie anglaise, dit-on, et peut-être, chez
nous, quelques rares héritiers de grandes fortunes territoriales savent être riches avec
aisance et noblesse. « C’est de naissance », comme dit l’amiral suisse.
Mais, quand on a gagné sa fortune dans l’industrie ou la finance, ou quand cette fortune
ne remonte qu’à une ou deux générations, c’est autre chose. Pour peu qu’on ait une
vingtaine de millions, on ne sait vraiment plus qu’en faire dans nos démocraties.
Donc, on s’ingénie ; on achète un château historique en Normandie ou en Touraine, et un
hôtel au parc Monceau ; on fait construire un chalet à Dieppe et un autre à Menton. Et
l’on a trente ou quarante domestiques. Qu’est-ce que c’est que cela ? Les Romains vraiment
riches en avaient deux ou trois mille.
Quelques-uns, pleins de bonne volonté, se mettent à collectionner des tableaux et des
œuvres d’art. Mais, comme ils n’y entendent rien, ils sont dupés par les marchands et
raillés par leurs amis. Et bientôt ils s’en dégoûtent. Ou bien, au contraire, ils
finissent par s’y connaître un peu … et alors, ils redeviennent (telle est la force du
naturel) commerçants et brocanteurs. D’autres font courir et se retrouvent, par un détour,
marchands et maquignons. D’autres font de la politique, sont députés ou sénateurs. Tous
ces gens-là ne savent pas être riches.
Il y en a (de braves gens) qui fondent de leur vivant des hôpitaux et des œuvres
philanthropiques. Il y en a d’autres (des malins) qui laissent pour cela des sommes après
leur mort : ce qui est encore très bien. Et il y a des naïfs, parmi ces malins, qui
lèguent des prix à l’Académie française.
Certes, tout cela est digne d’éloges, mais c’est à la portée du premier millionnaire
venu. Or, ce que nous cherchons, ce sont les moyens d’être riche « artistement ». Vous en
avez trouvé un, dites-vous. Nous en reparlerons demain, monsieur, avec votre
permission.
Paris, 1er octobre.
MONSIEUR,
J’ai oublié, dans ma lettre d’hier, l’occupation la plus commune des pauvres gens qui ont
trop de millions. Elle nous est révélée par Théodore de Banville dans ses Occidentales. Le poète nous montre M. de Rothschild, dès l’aurore, mettant ses
manches vertes et s’asseyant à son bureau de palissandre :
Il y a beaucoup de sens dans cette hyperbole lyrique. Les grandes fortunes étant
aujourd’hui dans la banque, les hommes les plus riches ignorent les beaux loisirs,
travaillent comme des commis et emploient principalement leurs millions … à en gagner
d’autres.
Vous, monsieur, vous avez trouvé un moyen de dépenser avec noblesse les funestes revenus
dont vous êtes embarrassé. Le journaliste à qui vous vous êtes confié vous fait dire : « …
Chez moi, j’ai partout des tableaux sous les yeux. C’est très bien. Mais, quand je suis
dehors ? Je suis ennuyé de ne pas voir d’objets d’art… Eh bien, que voulez-vous ? pour ne
pas me condamner à vivre dans une galerie de tableaux, j’ai résolu de me composer un petit
musée de statues à travers les rues de Paris. »
Ainsi, monsieur, il vous est réellement impossible de vivre sans voir des « objets
d’art », et cela, même quand d’aventure vous vous promenez dans la rue ?… Alors
contentez-vous. Cela fera bien des statues. Mais quand on les aime !
Pour moi, il en est peu, je l’avoue, que je regarde avec plaisir. J’excepte, si vous
voulez, le maréchal Ney de la place de l’Observatoire, à cause de son geste ; le Dante qui
est devant le Collège de France, à cause de son beau grand nez et de sa capuce ; le Dumas
de la place Malesherbes, à cause de sa bonne tête ; et le Lamartine du square de Passy, à
cause de son lévrier… Les autres ne me disent pas grand’chose.
Il y a, boulevard Haussmann, un Shakespeare qui pourrait être, indifféremment, un Bernard
Palissy, un Ronsard, un Jean Goujon, ou n’importe quel autre personnage du seizième
siècle. De même pour nos contemporains : il n’y a rien qui ressemble à un bonhomme en
redingote et en bronze comme un autre bonhomme de bronze en redingote. Sont-ce de
nouvelles redingotes de bronze que vous voulez semer sur nos places ?
Je comprends les Grecs dressant aux athlètes vainqueurs des statues en pied et nues. Mais
chez nos grands hommes, c’est la tête seule qui est intéressante et expressive. Il ne faut
donc pas la percher si haut, sur un corps inutile, qu’on n’en puisse plus du tout
distinguer les traits dans la noirceur du bronze. Si vous m’en croyez, monsieur, vous
élèverez aux morts que vous aimez non point des statues, mais des monuments qui fassent
rêver d’eux. La statue de Musset, que vous préméditez, ne sera jamais que la statue d’un
grand sec. Faites autre chose. Commandez que l’on grave sur le piédestal, dans un
médaillon, le délicat profil du poète, que nous pourrons ainsi voir de près. Puis, laissez
à Falguière ou à Saint-Marceaux le soin de sculpter en marbre (oh ! pas de bronze) quelque
figure de femme, habillée ou non, qui sera la Muse des Nuits, ou l’Âme
de Musset, ou Marianne ou Carmosine…, enfin, qui éveillera en nous des ressouvenirs et des
images de l’œuvre aimée…
Et ainsi pour les autres. Voilà mon idée.
Ah ! pendant que vous y êtes, ne pourriez-vous faire remplacer par de vraies femmes les
vieilles dames d’honneur de la reine Amélie qui gardent le beau jardin du Luxembourg ?
Paris, 3 octobre.
Aimez-vous les mots d’enfants ? Vous me direz que vous les aimez quelquefois, et quand ce
ne sont pas les chroniqueurs ou les vaudevillistes qui les font. Mais cela devient très
difficile à discerner. Les enfants d’aujourd’hui sont d’une telle force qu’ils font
souvent des mots d’enfants qui ressemblent à des mots d’auteurs. Telle cette réflexion
d’un affreux bambin qui avait sans doute étudié les albums de Gavarni et qui, surprenant
sa mère en faute, lui dit d’un air entendu :
Celui-là, après tout, je ne vous en garantis pas l’authenticité. Mais, en voici un que
j’ai entendu de mes oreilles. Il est de Nicole, la petite sœur de Bob. Elle a huit ans,
elle est fort paresseuse et rapporte régulièrement, du couvent où elle est élève externe,
des bulletins déplorables. Un jour, sa mère lui faisait honte devant des étrangers de son
ignorance, et Nicole protestait. Alors M. l’abbé, l’abbé de Bob, intervint :
Nicole commença : « l’Europe … l’Europe… » Elle finit par trouver l’Amérique ; et puis
plus rien. L’abbé ricanait.
Vous jugez du scandale. On enferma Nicole. Le soir, au dîner (où elle était privée de
dessert), elle avait les yeux si rouges et l’air si malheureux que sa mère eut pitié
d’elle :
Alors Nicole, fort tranquillement :
C’est effrayant, n’est-ce pas ? À huit ans ! Voici, pour vous remettre, un vrai mot
d’enfant, de bon petit enfant pareil à ceux d’autrefois, un mot de Suzon, une de mes
petites amies, qui a sept ans. Sa mère lui apprenait l’arithmétique, et on en était aux
exercices sur la soustraction :
Tout à coup Suzon eut une idée :
Paris, 3 octobre.
La pauvre Amiati, la chanteuse de l’Eldorado qui vient de mourir, ne faisait pas, comme
Victorine Demay, la joie des lettrés, des curieux, ni des membres des classes dirigeantes.
Elle n’avait pas été, elle, présentée à M. Renan. Mais elle ravissait, elle enthousiasmait
la vraie foule. Notre grosse Demay fut « à la mode » ; la pâle Amiati était
« populaire ».
Je me souviens de l’avoir entendue en 1872. C’était une grande fille brune, le visage à
la fois tragique et ingénu, une voix généreuse, étoffée, avec de belles notes de
contralto. En ce temps-là on se recueillait, on essayait de devenir sérieux, et l’on
venait de découvrir que c’était le maître d’école allemand qui nous avait vaincus. Et
c’est pourquoi Amiati chantait des chants patriotiques et des couplets sur les réformes de
l’enseignement. Avec une conviction religieuse, elle lançait des refrains comme
celui-ci :
ou des vers de cette force :
(Prononcez « l’instructi-on », fredonnez cela sur l’air de T’en
souviens-tu ? ou sur un air de même qualité, et vous pourrez vous rendre compte de
l’effet.)
Elle a chanté ces choses-là pendant dix-huit années, la bonne Amiati. Elle y joignait la
romance sur l’amour maternel, sur les pauvres, sur le printemps. Profondément admirée des
ouvriers et des petits bourgeois, elle représentait, au café-concert, la littérature
morale et élevée.
Elle était parfaitement naïve. Du premier jour que je l’ai vue, j’ai eu l’impression que
cette grande fille devait être sage, qu’elle nourrissait sa mère, soignait ses petits
frères et repassait ses chansons en leur tricotant des bas… Je ne sais si elle faisait
rien de tout cela. Mais plusieurs de ses camarades m’ont dit, depuis, que c’était une
excellente et honnête créature. Je lui ai moi-même parlé une fois (c’est la grosse Demay
qui m’avait présenté à elle), et j’ai été frappé de son air de candeur.
Dans un monde de pitres et de petites gourgandines, la bonne Amiati était à part. Elle
était grave, se sentant une mission. Quand on ne chante que des choses sur la patrie, la
gloire, la justice, la Révolution, quand on traduit tous les soirs, devant deux mille
personnes, de si beaux sentiments, c’est bien le moins qu’on se respecte, n’est-ce pas ?
Amiati fut la vestale populaire de la chanson patriotique. C’est évidemment son répertoire
qui l’a sauvegardée, maintenue sérieuse et digne. Son cas n’est-il pas amusant et
touchant ?
Paris, 5 octobre.
Depuis qu’il fait froid, un des endroits les plus solitaires de Paris, c’est assurément
l’esplanade des Invalides, entre neuf et dix heures, quand la foule est aux fontaines
lumineuses ou à l’embrasement de la tour.
J’errais hier, à cette heure-là, dans le dédale que forment les pavillons des diverses
colonies, les tentes kabyles, les kiosques, les restaurants, la pagode d’Angkor, les
villages nègres et le kampong javanais. On se croirait dans une ville de rêve, où il y
aurait de la boue pourtant. L’argent bleuâtre de la lumière électrique et l’or jaune du
gaz baignent inégalement, d’une clarté plus singulière et plus factice encore que celle
des théâtres, le désordre lyrique des architectures pareilles à des strophes d’Orientales. Çà et là, des angles de toits ou de murailles coloriées
éclatent crûment, puis tout à coup on entre dans des pans d’ombre, on longe des tentes
basses et toutes bossues, et des buttes sombres de bamboulas où grouille on ne sait
quoi.
J’entends des râles féroces qu’accompagnent un tintamarre fêlé de casseroles et le cri
aigu d’une flûte inhumaine : c’est le théâtre annamite… Je me penche par-dessus la
barrière qui enclôt, comme une cour de ferme, un village du Congo ou du Gabon. Je me dis
qu’à deux pas de moi, dans ces buttes, sous le crâne épais de quelque nègre qui rêve,
vivent les images des grands fleuves, des plaines et des forêts de l’Afrique tropicale. Et
j’entends un chant mélancolique à trois notes, qui semble venir de dessous terre, quelque
chose qui rappelle la plainte si douce du crapaud par les soirs élégiaques…
Je continue d’errer. Je suis seul, absolument seul. Le silence est complet, un silence
énorme, pour parler comme Flaubert. Et ce silence est d’autant plus étrange que tous les
édifices de cette cité des songes sont éclairés intérieurement. Un seul bruit, bizarre et
sec, bruit de crécelle, de roue dentée : cra cra … cra cra cra… À chaque
instant, et de tous les côtés à la fois, j’entends ce léger grincement. D’où vient-il ? De
quelles bêtes invisibles ? Vraiment cela est sinistre, cela rappelle les imaginations
d’Edgar Poe… Mais je découvre tout à coup que ce bruit vient des globes de lumière
électrique. Par quoi est-il produit ? Je ne suis pas assez grand clerc pour vous
l’expliquer.
Je regagne l’allée centrale.
De petits hommes jaunes la traversent de temps en temps. Deux nègres, l’un habillé de
rouge et l’autre de blanc, causent avec le petit soldat qui est en faction à la porte du
palais de la Guerre. Une Fatma du concert tunisien, enveloppée d’un manteau sombre, et
grelottante, passe au bras d’un homme à fez. L’un des nègres lâche une plaisanterie nègre,
en sabir. Fatma riposte. Le petit soldat s’en mêle : il en trouve de drôles, le petit
soldat. Les deux bons nègres se tordent. Et je me sens flatté dans mon amour-propre
national…
À Monsieur Bob, à propos du dernier livre de Gyp :
BOB À L’EXPOSITION.
Paris, 8 octobre.
Je vous ai beaucoup aimé, mon cher Bob, et cela depuis le premier jour où votre charmante
mère eut l’idée de noter pour nous vos instructives conversations. Et c’est parce que je
vous aime encore que je voudrais vous dire, en toute franchise, combien m’ont surpris et
affligé les derniers propos que vous avez tenus, si j’en crois Mme Gyp, à votre excellent
abbé.
Il est vraiment étrange qu’un bambin de votre âge, visitant l’exposition, nous
entretienne tout le temps de la Haute Cour et que, devant les petites Javanaises, au pied
de la tour Eiffel, le long de la rue du Caire et même dans la galerie des jouets
d’enfants, il éprouve l’invincible besoin de nous exprimer ses mauvais sentiments à
l’endroit de M. Carnot et son enthousiasme pour M. Boulanger.
Vous reprochez à M. le président de la République d’avoir la barbe noire et le teint
pâle, de n’avoir pas les épaules de Tom Cannon et de ne pas monter à cheval. Vous lui
reprochez aussi, avec une amertume particulière, de présider un grand nombre de
cérémonies, de se tenir très droit en public, de saluer beaucoup et de ne pas parler
argot. Bref, vous lui en voulez mortellement de sa patience, de sa correction, de son
sang-froid, du haut sentiment qu’il a de ses devoirs et de son exactitude scrupuleuse à
les remplir.
M. le président de la République vous déplaît. À cela il n’y a rien à dire. Il ne faut
pas demander à un petit bonhomme comme vous, très étourdi, très en dehors et, Dieu merci !
très enfant malgré sa précoce affectation de blague, d’être sensible à un genre de mérite
qui ne se sent bien qu’à la réflexion et qui suppose une dépense d’énergie toute
silencieuse et toute intérieure. Cette antipathie irraisonnée pour un honnête homme qui ne
vous paraît pas suffisamment « décoratif » est bien, après tout, dans le caractère de
notre ami Bob, du digne frère de Paulette et de Loulou.
Mais où j’ai peine à vous reconnaître et où vous me faites un réel chagrin, c’est quand
je vous vois étaler un si furieux fanatisme pour l’ancien général au cheval noir.
Entendez-moi bien : ce que je vous reproche, ce n’est pas de penser et de sentir
autrement que moi, c’est de n’être plus vous-même et de contrarier absolument l’idée que
je m’étais faite de vous.
Car, raisonnons un peu. Vous êtes un gamin très indocile, très mal élevé, pas toujours
très naturel malgré votre sans-gêne et votre argot, enfin très vaniteux et très content de
vous. Mais avec tout cela vous avez du cœur et du bon sens ; vous êtes « un bon gosse »,
comme vous dites, et je crois que ce que vous estimez avant tout chez les hommes, c’est la
franchise, la loyauté, le courage, le sentiment raffiné de l’honneur. Vous aimez encore
mieux ces belles vertus quand il s’y joint un peu de « panache » ; mais ce goût est bien
de votre âge. Je vois avec plaisir que vous admirez M. le maréchal de Mac-Mahon (page 5).
Dans un autre endroit, vous vous emballez pour les hommes de 89, parce qu’ils avaient,
dites-vous, « une crâne allure », et vous ajoutez : « Enfin, m’sieu l’abbé, y a pas à dire
mon bel ami, c’étaient des zigs ! »
Or, si vous aimez tant les « zigs » et les hommes de « crâne allure », comment vous
arrangez-vous, mon cher monsieur Bob, pour admirer à ce point l’homme des petites lettres
au duc d’Aumale, des lunettes bleues et de la fuite à Londres, même sans parler du reste ?
Le cheval noir suffit-il à compenser tant de traits fâcheux ? Et remarquez, encore une
fois, que ce que je fais ici avec vous, ce n’est ni de la morale, ni de la politique. Je
me place à votre point de vue de « bon gosse » un peu snob. Vous appréciez extrêmement ce
qui est « chic ». Eh bien ! permettez-moi de vous dire que votre héros n’est pas « chic »,
mon pauvre Bobichon. Et si, comme je crois, ce mot mystérieux signifie pour vous, entre
autres choses, une certaine élégance morale, c’est bien plutôt, Dieu me pardonne !
M. Carnot qui serait « chic ».
Réfléchissez, mon cher Bob ; renoncez à une erreur de goût que rien ne justifie ;
renoncez-y sans le dire, puisque l’objet de votre flamme est aujourd’hui malheureux, et
redevenez le vrai Bob … ou j’essaierai de ne plus vous aimer.
À M. Maurice Barrès, député boulangiste.
Paris, 9 octobre.
MONSIEUR,
Je ne pense pas que les sept mille citoyens qui vous ont donné leurs suffrages aient lu
les livres par lesquels vous avez perverti ce pauvre Paul Bourget. Mais sans doute ceux
qui, d’aventure, en ont entendu parler ont cru, sur la foi du titre, que Sous
l’œil des barbares était un opuscule patriotique, et Un homme
libre une brochure éminemment républicaine.
Pour moi, bien que j’aie toujours été aussi anti-boulangiste que possible, pour des
raisons très simples qui me paraissent très fortes et qui n’ont rien de littéraire, je
prends aisément mon parti de votre succès, par amitié pour vous et principalement par
curiosité ; et je sens que je vous suivrai, dans votre nouvelle carrière, avec le plus vif
intérêt.
J’ai bien été un peu surpris, tout d’abord, de votre sympathie pour un homme de qui
devaient vous détourner, semble-t-il, votre grande distinction morale et votre extrême
raffinement intellectuel. Je ne croyais pas non plus, quand j’ai lu vos premiers écrits,
que la politique pût jamais tenter un artiste aussi délicat et aussi dédaigneux que vous.
Mais, en y réfléchissant, je vois que vous êtes parfaitement logique. Vous rêviez, dans
votre Homme libre, la vie d’action, qui vous permettrait de faire sur
les autres et sur vous un plus grand nombre d’expériences et, par là, de multiplier vos
plaisirs. Vous avez pris, pour y arriver, la voie la plus rapide. Peut-être, d’ailleurs,
éprouviez-vous déjà ce « besoin de déconsidération » que vous louez si fort dans votre
méditation ignatienne sur Benjamin Constant.
Votre aventure n’est point commune. Je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais eu que des
illettrés dans les Chambres françaises. Mais ce sera assurément la première fois qu’on
verra entrer au Parlement, et dans un âge aussi tendre, un député d’une littérature si
spéciale et si ésotérique.
Et j’en suis bien aise, car il vous arrivera infailliblement de deux choses l’une :
Ou bien vous resterez ce que vous êtes : un humoriste quelquefois exquis. Après l’ironie
écrite, vous pratiquerez l’ironie en action. Cela ne m’inquiète pas, car je suis sûr que
vous saurez vous arrêter où il faut dans votre manie d’expériences, et que ce seront vos
collègues, jamais votre pays, qui en feront les frais. J’en ai pour garant, dans Un homme libre, cette étude fine et secrètement attendrie sur la Lorraine,
que M. Ernest Lavisse considère comme un excellent morceau de psychologie historique.
Votre esprit s’enrichira d’observations dont votre talent profitera ; et, si vous
transportez à la tribune votre style et vos idées d’ultra-renaniste et de néo-dilettante,
on ne s’ennuiera pas tous les jours aux Folies-Bourbon.
Ou bien … ou bien vous valez moins que je n’avais cru, et alors vous finirez par être
comme les autres. Insensiblement la politique agira sur vous. Vous prendrez goût aux
petites intrigues de couloir. Vous deviendrez brouillon, vaniteux et cupide. Votre esprit,
loin de s’élargir par des expériences nouvelles, ira se rétrécissant. Votre ironie
supérieure se tournera en blague chétive ; ou peut-être, au contraire, deviendrez-vous
emphatique et solennel. Bref, vous vous abêtirez peu à peu. Vous n’aurez plus de style, et
vous en viendrez à employer couramment, dans vos discours, le mot « agissement »,
cauchemar de Bergerat.
Et ce sera encore plus drôle. Mais, dans l’un et l’autre cas, je suis certain que vous
m’amuserez et, à cause de cela, je vous envoie tous mes compliments.
Paris, 14 octobre.
Le tsar a répondu en français au toast que l’empereur Guillaume II lui avait porté en
allemand. Certes, l’événement n’est pas considérable, et il n’y a presque aucune
conséquence à en tirer. Mais, pourquoi ne pas l’avouer ? ce rien nous a fait grand
plaisir.
Que ce soit intérêt, espoir caché, sympathie naturelle, admiration toute chaude pour une
littérature récemment révélée, ce qui est sûr, c’est que nous aimons la Russie. Nous la
connaissons, sans doute, très mal, mais nous l’aimons. Et alors, malgré nous, nous
attendons un peu de retour. Et notre ingénuité est telle que nous sommes tentés de prendre
pour une marque indirecte et secrète d’amitié pour nous ce qui n’implique peut-être, chez
le tsar, que le respect d’une très ancienne tradition.
Le français est, depuis plusieurs siècles, la langue des relations internationales. Cela
prouve que nous sommes un très vieux peuple, et qui fut puissant par l’action et par la
parole. L’avenir est promis, dit-on, à des peuples plus jeunes, mais nous avons un long et
beau passé. Notre démocratie possède de plus anciens titres de noblesse que les monarchies
absolues. Or, au fond, nous y tenons beaucoup, à ces titres, et nous en sommes très
fiers, — fiers comme des rois.
Et ainsi, le tsar ne saurait échapper à notre reconnaissance. Nous avons beau savoir
qu’il n’a rien fait de surprenant ni d’étrange en se rappelant que notre langue est
encore, dans la politique, la langue européenne : nous lui savons gré de s’en être
souvenu, et de s’en être souvenu si à propos. Nous sommes touchés que les seuls mots
français qu’on ait entendus ces jours-ci dans une cour où notre langue est, dit-on,
soigneusement pourchassée, et jusque sur les des dîners de gala, aient été prononcés
par l’empereur de toutes les Russies. Cela chatouille notre fierté et, si vous voulez,
notre vanité nationale dans ce qu’elle a de plus innocent, de plus légitime, de moins
agressif. Pour ces raisons, et pour d’autres encore que le tsar connaît mieux que nous, ce
qu’il a fait là nous a paru tout à fait spirituel.
Paris, 15 octobre.
Il faut, ma cousine, que vous ayez aujourd’hui (qui est jour de terme) une pensée
compatissante pour les honnêtes gens qui déménagent, car c’est là un grand ennui.
J’en sais quelque chose, étant moi-même un de ces malheureux. Ce déplacement de mes
humbles pénates m’apparaît comme un événement considérable et qui bouleverse mon
existence. J’étais fait à mon logis, à ma rue, à mon quartier. Je savais, chez moi, où
trouver chaque objet. De là, une grande quiétude d’esprit et une sérieuse économie de
mouvements. Puis, j’avais ma marchande de journaux, mon bureau de tabac, mon bureau de poste, ma
station de voitures. Partout des figures de connaissance, devenues des figures amies. Je
regrette tout cela ; je regrette les habitudes de mes yeux. Il n’est point de départ, même
pour l’Atlantide, qui ne soit mélancolique.
Changer de quartier à Paris, c’est se transporter d’une ville dans une autre. C’est toute
une vie nouvelle qu’il me faudra apprendre lentement. Et peut-être deviendrai-je aussi un
homme nouveau. Les quartiers façonnent leurs habitants. Il y a quelques années, quand je
perchais non loin du boulevard Saint-Michel, j’étais à la fois ingénu et bohème. Ensuite,
ayant passé les ponts et vivant au centre de Paris, j’ai acquis, à ce que je crois, un peu
de sens pratique et de sagesse égoïste et, autant que ma simplicité me le permettait,
d’utiles notions sur la vie parisienne. Le quartier que je vais maintenant habiter est
calme et opulent (car on peut être pauvre et demeurer dans une rue riche). Je n’y ai point
vu de brasseries. Il est probable que mes habitudes s’en ressentiront. Je serai moins
souvent dans la rue. Peut-être voudrai-je vivre avec plus de confort ; et qui sait si la
turlutaine des « objets d’art » ne me viendra pas, ou le désir de ressembler un peu plus
aux « gens du monde » ?… Tout arrive, hélas ! Et peut-être aussi ces transformations que
j’ai notées ou que je prévois sont-elles le triste effet des années autant que des
déménagements…
Paris, 18 octobre.
… Toute réflexion faite, l’Exposition est encore plus belle par ces jours d’automne. Sans
doute la mélancolie des feuilles qui tombent et du ciel rouillé étonne d’abord un peu dans
cette artificielle cité des fêtes, car il ne semble pas que ce qu’on va chercher au
Champ-de-Mars, ce soit un endroit pour rêver et pour se réciter les vers de
Lamartine :
(On a soin d’ailleurs de ratisser chaque matin les feuilles mortes.) Mais je ne sais si,
après tout, la somptueuse tristesse de l’automne ne fait pas, à la cité bleue, une parure
plus harmonieuse que celle du frais printemps ou du flamboyant été.
Car voici que les architectures de faïence et de métal, moins neuves, ont un éclat moins
cru. Les couleurs se sont adoucies et fondues. Il y a maintenant, des jardins au palais,
de délicieux rappels de tons. Le brun rouge de la tour, les chamarrures d’or roux du dôme
central, les jaunes et les roses apaisés des céramiques répondent aux brocarts et aux ors
sombres ou clairs des feuillages mordus par le froid. Et les deux dômes bleus sont d’un
bleu pâle comme l’azur frileux des dernières matinées.
Je vois une autre harmonie encore entre l’automne et l’Exposition. Les richesses étalées
dans les galeries des palais bleus et roux, ne sont-ce pas les productions de l’automne
des peuples ? Ces merveilles de la civilisation industrielle, ces machines ingénieuses,
mues par la vapeur, à la fois servantes des hommes et mangeuses de vies humaines, ces
recherches de commodité et de confort, ces mille inventions d’un luxe minutieux et
tourmenté, ces œuvres d’art où cherchent à s’exprimer des âmes fines, inquiètes et
tristes, tout cela suppose un long passé de science et d’art, tout cela est l’effort ou
l’amusement d’une humanité entrée déjà dans son arrière-saison. Et ainsi la livrée
d’automne est peut-être ce qui convient le mieux à ces fêtes où les races célèbrent les
labeurs savants de leur maturité.
Hélas ! nous ne verrons pas l’Exposition en livrée d’hiver.
Paris, 26 octobre.
J’arrive de Bruxelles, où je crois avoir vu un homme heureux, et qui mérite de l’être.
Comme l’une et l’autre chose sont fort rares, et comme la réunion des deux est un hasard
absolument merveilleux et , je vous fais part tout de suite de ma
découverte.
C’est de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul, le scrupuleux auteur de l’Histoire des œuvres de Théophile Gautier, que j’entends vous parler. Il est, selon
toute apparence, l’homme du monde qui possède la plus belle et la plus riche collection de
manuscrits autographes des grands écrivains contemporains. Et la plupart de ces manuscrits
sont inédits. J’ai vu, j’ai touché, avec respect, avec émotion. Et ce ne sont pas de
maigres portefeuilles courant l’un après l’autre ; ce sont, dans une vaste bibliothèque si
bien disposée pour l’étude qu’on y voudrait vivre et mourir, des manuscrits à pleins
cartons, et des cartons à pleines caisses ou à pleins casiers.
Il y a là, entre autres curiosités sans prix, un Cromwell en cinq actes
et en vers, écrit par Balzac à vingt-quatre ans, une comédie du même en cinq actes et en
prose, plusieurs nouvelles, des commencements de romans, des brassées de lettres à la
comtesse Hanska ; bref, de quoi faire cinq ou six volumes d’œuvres inédites. Il y a des
protêts et des exploits d’huissiers par centaines, toute l’histoire, en papier timbré, des
dettes de Balzac. Il y a un mémoire de serrurier qui nous apprend que Balzac, rentrant
chez lui pour la première fois après son mariage… Mais j’ai promis de ne rien révéler. Il
y a une facture d’orfèvre où nous voyons que la pomme de la fameuse canne… Mais
M. de Lovenjoul m’a fait jurer de ne rien dire. Il a des lettres de Musset à George Sand
et de George Sand à Musset où il apparaît clairement que… Mais je suis honnête homme, vous
ne tirerez pas de moi un seul mot de plus.
(Et il y a une lettre écrite par Balzac à l’âge de dix ans, où il assure à sa mère
« qu’il se frotte les dents avec son mouchoir comme elle le lui a recommandé ». Tant pis !
je trahis ce secret-là.)
M. de Lovenjoul est heureux, vous ai-je dit. Je l’ai été, moi, pendant l’heure trop
courte où j’ai pu tenir entre mes doigts, sur ces feuilles jaunies, un peu de la vie
quotidienne et familière, de la vie toute nue et toute franche de quelques-uns des esprits
que j’aime ou que j’admire le plus. Quels plaisirs ne doit-il pas éprouver, lui qui ne les
quitte pas, qui vit avec eux, et dans une intimité si secrète qu’il connaît sur eux des
choses insoupçonnées. Et ces joies, il les mérite, car nul bénédictin n’a plus travaillé
que lui. Tout est étiqueté, catalogué, classé par ordre chronologique. Un prodige
ininterrompu de patience et d’ingéniosité, telle est la vie de M. de Lovenjoul. Et quelle
persévérance, quelle ténacité il lui a fallu pour assembler de telles merveilles ! Tous
les moyens ont dû lui être bons pour cela. Pendant des années, il a dû, sinistrement,
guetter des morts… Pourtant, il m’a affirmé qu’il n’était jamais allé jusqu’au crime…
C’est plutôt maintenant qu’il est en train de devenir un grand coupable. Ces chers
manuscrits, il les aime tant qu’il voudrait les éditer tous lui-même, ce qui est
impossible, car « ils sont trop ! » Je crois d’ailleurs qu’il n’a aucune hâte, au fond, de
les livrer au grand jour. Et c’est cela qui est mal, très mal. Je le supplie d’y
réfléchir. Son devoir évident est de s’adjoindre une petite brigade d’élèves de l’École
normale ou de l’École des hautes études, et de tirer tout cela au clair et, vite, de tout
publier ; bref, de se donner un peu de peine pour notre plaisir… Un collectionneur égoïste
n’est qu’un receleur distingué. Parfaitement !
Paris, 31 octobre.
Hier soir, 30 octobre, au théâtre du Gymnase, la langue française s’est enrichie d’une
locution nouvelle qui est sûre de faire son chemin et qui, pour commencer, a eu grand
succès dans les couloirs, pendant les entr’actes. Les origines de cette locution, on les
retrouverait dans une vieille image chère à la poésie élégiaque. Je ne vous rappellerai
que cette strophe de Lamartine :
Si le temps est un océan et s’il y passe des barques d’amoureux, il peut donc y passer
aussi des navires ou, en style moins noble, des bateaux.
Ces bateaux, ce sont les générations humaines. Vous avez maintenant toutes les clartés
qu’il faut pour bien entendre des phrases comme celle-ci :
Ou bien :
- — Vois-tu mon cher, nous ne sommes pas du même bateau.
Ou encore :
Si Paul Astier n’ose pas aller jusqu’au bout de son crime, c’est qu’au fond il n’est pas
du bon bateau, du vrai bateau, du dernier bateau, celui des petits struggleforlifers de vingt ans. Il n’est que de l’avant-dernier, celui des struggleforlifers de trente à trente-cinq ans.
Elle est amusante, cette vieille image ainsi renouvelée par un homme qui a le génie du
pittoresque.
On les voit à la queue leu leu, tout le long du fleuve des âges, ces navires qui portent
les générations successives et qui, par leur construction même, leur aspect et leur
allure, expriment quelque chose de l’âme et des mœurs des passagers : le bateau
d’aujourd’hui, net, lisse, à vapeur, en acier, tout à l’utile, — le haut vaisseau royal,
majestueux et lourd, chargé d’ornements et de dorures, — la trirème antique, élégante comme
un beau vase et berçant à sa proue une sirène couronnée de fleurs … et ainsi de suite
jusqu’à l’arche de Noé, le plus vieux des bateaux et le plus innocent, parce qu’il est
celui qui contient le plus de bêtes.
Paris, 5 novembre.
Hier, dans une maison où j’étais, on parlait de la Lutte pour la vie et
l’on discutait la scène du verre empoisonné. Une femme se mit à dire :
« Qu’est-ce que ce struggleforlifeur ou struggleur for life en carton qui, au moment de
faire son coup, se trouble, pâlit, ne se domine plus, crie involontairement comme une
femmelette nerveuse, puis s’effondre en demandant pardon d’avoir été méchant ?
« Voici comment j’aurais, moi, conçu la scène.
« Paul Astier apporte le verre d’eau et, très calme, le tend à la duchesse. Elle a
compris. Elle prend ce verre et le pose sur la table, mais sans le lâcher. Puis, comme si
elle oubliait de boire, elle se met à parler de choses insignifiantes … du monocle
d’Herscher ou de la toilette de Mme de Rocanère… Cela, pendant plusieurs minutes. (Plus
cela durera, plus l’effet sera grand.) Et, tout en conversant ainsi de l’air le plus
tranquille du monde, elle regarde Astier dans les yeux… Il ne bronche pas. Seulement il
trouve le temps long et, malgré lui, ses yeux se portent sur le verre… Ah ça ! est-ce que
la vieille ne va pas boire à la fin ?
« … Lentement, d’un geste indifférent et en suivant la causerie commencée, la duchesse se
décide à approcher le verre de ses lèvres… Rien ! Paul Astier n’a pas bougé…
« Alors elle remet le verre sur la table, se redresse et éclate : — Ah ! misérable ! tu
m’aurais laissé boire, n’est-ce pas ? Etc… Je vais appeler, et montrer à tout le monde qui
tu es !…
« Mais lui, beau joueur : — Soit !… c’est la cour d’assises.
« Elle n’avait pas pensé à cela. La cour d’assises ? la prison ? l’échafaud, peut-être ?
Non, pas cela ! non !… Elle jette le verre : — Je te sauve ; et je vais te délivrer de
moi… Car tu recommencerais, j’en suis sûr… Tu l’auras donc, ton divorce. Etc…
« Le reste comme au Gymnase. » Ainsi parla la dame…
Paris, 7 novembre.
C’est fini. On l’a fermée hier : cela est triste. Car, bien que je sois allé la voir
trente ou quarante fois, je ne l’ai pas vue. Personne ne l’a vue : il y avait trop de
monde.
Je songe tout à coup, et j’éprouve en y songeant le tragique sentiment de l’irréparable,
que je n’ai jamais été sur le pont roulant de la galerie des machines et que j’ai même
oublié de monter au balcon du dôme central. Il y a une quantité de petits pavillons, de
baraques pittoresques, d’édicules exotiques où l’on voyait sans doute des choses
merveilleuses et où je ne suis jamais entré, parce que je n’ai pas la vertu qu’il faut
pour faire la queue. Personne ne l’a vue, vous dis-je, votre Exposition ! personne,
excepté les pauvres, les résignés, ceux qui sont patients, ceux qui savent attendre. Et
cela est très bien ainsi.
Hier, dernier jour, je voulais revoir d’abord les choses que j’avais aimées, puis me
mettre en quête de celles que je n’avais pas vues et réparer un peu mes oublis ou mes
paresses… Mais la foule était d’une densité plus cruelle encore que les autres fois. Alors
j’ai cherché des coins paisibles. J’en ai trouvé ! Je me suis reposé dans une grande salle
pareille à un ouvroir protestant, où sont exposées des dentelles et où des dames affables
causent discrètement. C’est le pavillon Dillmont… J’ai été bien tranquille aussi dans une
salle où l’on voit des casseroles de cuivre et des robinets. Enfin, je n’ai pas été trop
dérangé non plus dans un petit coin du pavillon du gaz, où j’ai vu une amusante collection
de tous les anciens ustensiles d’éclairage, lampes grecques et romaines, chandeliers
rébarbatifs et torchères du moyen âge, lampes naïves et flambeaux des derniers siècles,
etc… J’ai remarqué une exquise petite lampe antique, en forme de pied, l’orteil relevé et
percé pour laisser passer la mèche. Ç’a été ma suprême découverte.
… Une dernière fois, la cité féerique nous est apparue dans un immense et surnaturel
flamboiement ! Puis, tout est rentré dans la nuit. Et nous sommes au lendemain d’un
rêve.
Rêve bienfaisant ? Oui, certes. L’Exposition nous a fait croire à notre propre
renaissance. Elle a présenté à nos yeux de vives et brillantes images de paix et de
fraternité humaine. Elle a été la fête magnifique du travail.
Mais, justement, les jours de fête on ne travaille pas, et il est dur, ensuite, de s’y
remettre. Puis, les lendemains de rêve sont dangereux. On se heurte de nouveau à la
réalité, on la trouve plus rude qu’auparavant, et l’on s’irrite… Et il arrive ainsi qu’en
exaltant notre espoir, mais sans nous apporter plus de vertu, la fête de la paix sème en
nous des germes de guerre. Rappelons-nous ce qui suivit la délicieuse et sublime fête de
la Fédération de 1790, et soyons les gardiens vigilants de nos propres cœurs.
Paris, 10 novembre.
Je me suis trouvé par hasard à ce dîner du Journal des Débats où
M. Léon Say a dit de si bonnes choses.
C’est la première fois que je l’entendais parler. Son éloquence est très particulière.
Elle est uniquement faite de clarté et de placidité. J’imagine que, auprès de M. Say,
Thiers était un pur lyrique et que Dufaure semblait pindariser. C’est une causerie lente
et posée ; le ton est modeste et uni, le geste rare ; le mouvement n’est que dans les
idées. À peine, çà et là, une inflexion imperceptiblement railleuse. Rien de moins
oratoire, mais rien de plus persuasif ni qui inspire plus de confiance… Il faut ajouter
qu’un nom illustre, une très grande fortune, un long et brillant passé politique, — ce
sont de ces choses qui permettent la simplicité et qui donnent à cette simplicité un assez
bon air. Puis, on sent bien ici que l’orateur est désintéressé, que son passé et ses
moyens le lui permettent ; que, s’il peut avoir de hautes et légitimes ambitions, il n’a
point de fringale ; qu’il est à peu près exempt de la tentation de subordonner l’utilité
publique à son propre intérêt, et qu’il est donc dans les meilleures conditions pourvoir
le vrai et pour le dire… Bref, j’ai connu clairement, en écoutant ces phrases paisibles
d’un monsieur tout à fait dépourvu d’emphase, ce que c’est que « l’autorité » chez un
orateur.
Une phrase de ce discours m’a frappé entre beaucoup d’autres : « Nous avons une grande
nouveauté à vous montrer durant cette législature : des hommes qui sont
eux-mêmes, et cette nouveauté seule est peut-être appelée à produire de grands
effets. »
Être soi-même ! Avoir son sentiment et son jugement à soi, et non pas le jugement ni le
sentiment des autres, professer une opinion parce qu’on l’a, non parce que d’autres l’ont
et parce que c’est l’opinion présumée d’une circonscription électorale ou l’opinion
affichée d’un groupe parlementaire… Ah ! si nos représentants pouvaient faire cela ! Si
chacun d’eux pouvait penser tout, seul et agir selon qu’il a pensé !… Ne dites point qu’il
y aurait alors autant d’opinions que de têtes. Il n’y a guère plus de deux ou trois
grandes façons de juger et de sentir en politique. Les esprits finiraient donc par se
ranger en un petit nombre de catégories. Mais ils s’y rangeraient spontanément. Au lieu
des groupements artificiels d’autrefois, nous aurions des groupements naturels ; et
chacun, étant plus sincère, travaillerait mieux et de meilleur cœur.
Notez que ce qu’on demande ici à nos députés, ce n’est même pas d’être plus vertueux,
plus intelligents, plus désintéressés ; c’est seulement d’être un peu moins humbles,
d’oser un peu interroger leur propre expérience et leur propre conscience. S’ils faisaient
ce petit effort, nous aurions tout de suite une meilleure politique.
C’est comme en littérature. Si les jeunes gens ne copiaient point ce qu’ils ont lu, s’ils
voulaient être sincères et ne traduire que ce qu’ils ont vu et senti, nous aurions de bien
meilleurs livres.
Il y a pourtant une difficulté. « Être soi-même », cela est beau ; mais, pour être
soi-même, il faut d’abord être quelque chose… Cette réflexion me refroidit un peu sur la
phrase de M. Léon Say.
G…, 12 novembre.
Les abords du palais Bourbon doivent être, à l’heure qu’il est, fort tumultueux, et la
journée sera, j’imagine, des plus intéressantes. Que va-t-il se passer de l’un et de
l’autre côté de l’enceinte si consciencieusement fortifiée par M. Madier de Montjau ?…
Mais je suis loin de Paris et n’aurai les nouvelles que demain. Laissez-moi donc, tandis
que je regarde tomber les dernières feuilles, vous entretenir de choses paisibles et
innocentes.
Justement, ce sont aussi des feuilles d’arrière-automne, ces Poèmes
épars, de mon respectable ami M. Édouard Grenier, que j’ai pris avec moi pour faire
le voyage. Lisez-les, ma cousine ; lisez particulièrement, dans ce livre d’un sage, les
Sonnets et les Rayons d’hiver.
Il serait peut-être inexact de dire que M. Édouard Grenier est encore jeune ; mais il
serait également faux de dire qu’il ne l’est plus. En tous cas, il a imaginé une façon
bien spirituelle de ne plus l’être.
Vous vous rappelez les beaux vers de Sully Prudhomme :
Le noble poète des _Épreuves_ songe qu’il sera un jour « affranchi du baiser », et il
ajoute avec une triste joie, — ah ! si triste au fond :
Et qu’alors je pourrai ne voir dans la
beauté
Eh bien, M. Grenier a su ne pas retirer tout à fait de son cœur vieillissant le poignard
cruel et délicieux. Que dis-je ! C’est depuis que les premiers « rayons d’hiver » ont
touché son front qu’il a su se faire un plus riche sérail. M. Grenier est le don Juan
paternel des amitiés féminines.
nous dit-il. Ne le croyez point : elles ne sont pas si pâles. Le sentiment qu’il voue à
ses amies est encore un peu l’amour. Il en garde les formes extérieures, les caresses de
langage et, si je puis dire, la liturgie, et même, parfois, les inquiétudes, les
vivacités, les ardeurs. On devine, à certains passages, que le doux poète s’est fait
gronder, tout comme un jeune homme, par ses belles amies. Il s’excuse, à plusieurs
reprises, de la chaleur de ses adorations :
Mais, le plus souvent, il a l’adresse charmante de s’en tenir au rôle de consolateur. Son
amour, qui flatte sans effrayer, lui vaut du moins des confidences d’une espèce
particulière, la confidence des douleurs qui viennent de l’amour. Les jeunes femmes
sentent que son cœur est tout à elles et l’en récompensent en lui parlant de leur propre
cœur…
… Hélas
! toutes ou presque toutes
,
M. Édouard Grenier a trouvé ceci, d’être l’ami des heures douloureuses, de ces heures où
l’amitié s’attendrit et se livre au point d’imiter un peu, au moins dans ce qu’ils ont de
purement sentimental, les abandons de l’amour. Comprenez-vous ? L’auteur des Poèmes épars est donc un sage bien ingénieux. Nous l’envions. Peut-être aussi
envie-t-il ceux qui n’ont pas encore besoin de tant d’ingéniosité ?… De là la grâce
mélancolique répandue sur ce petit livre.
Paris, le 15 novembre.
Je viens de lire avec le plus vif intérêt une brochure anonyme : La Vérité
sur Mgr Darboy (Gien, Paul Pigelet, éditeur). C’est la réponse serrée, véhémente,
spirituelle souvent et incisive, d’un prêtre ultramontain à deux biographes de l’ancien
archevêque de Paris : l’abbé Guillermin et le cardinal Foulon.
Je ne puis analyser l’ouvrage ni en discuter le fond : la place me manque, et sans doute
la compétence. Mais je vous dirai l’impression singulière que j’ai eue en le lisant. J’y
ai senti à l’improviste quel abîme (et principalement depuis le concile du Vatican) peut
séparer la pensée d’un honnête homme plutôt chrétien, comme je suppose que vous êtes, de
la pensée d’un prêtre catholique.
Sur les faits, il est impossible de n’être pas d’accord avec l’auteur de la brochure. Il
résulte évidemment des lettres de l’archevêque et de Pie IX, et d’autres documents
officiels, que Darboy a été le plus décidé des gallicans ; que, ayant nié la juridiction ordinaire et immédiate du pape sur le diocèse, il ne s’est jamais
rétracté formellement ; « qu’il a toujours été du côté du gouvernement contre le pape,
contre le concile, contre l’Église, à l’archevêché, aux Tuileries, au Sénat, à Rome comme
à Paris ». Lors donc que l’abbé X… nous dit que Darboy n’a été qu’un diplomate et un grand
fonctionnaire, cela ne nous semble point si mal jugé. Même sa conclusion nous paraît assez
juste, à la malveillance près : « Si la chronologie fait tort à Mgr Darboy en le nommant
avant le cardinal Guibert et après le cardinal Morlot, l’histoire le servira peut-être
mieux en le plaçant entre Noailles et Maury. »
Seulement … il se trouve que les documents sur lesquels il appuie sa très solide
démonstration et qui ne lui inspirent, à lui, que tristesse et que colère, nous rendent
intéressante, ou même sympathique, la figure de l’intelligent prélat, et que, tandis qu’il
croit l’accabler, il le sert auprès de nous.
« La grande préoccupation de cet évêque, nous dit-il en rapportant les propres
expressions de Darboy, est de former un épiscopat et, par conséquent, un clergé compact, unanime et marchant d’un même pas dans le sens de son époque et de son
pays, et qui surtout ne soit pas trop dépendant de la cour de
Rome, parce que ç’a été la cause du schisme religieuse du seizième
siècle. » Une autre fois, Darboy a osé écrire, à propos de la nomination d’un
évêque : « Ceux-là doivent être préférés, toutes choses égales d’ailleurs, qui croient que
la société n’a pas moins besoin d’être consolée que d’être instruite, qu’il faut la
plaindre et la servir encore plus que la blâmer et la craindre… » De telles paroles
scandalisent l’auteur de la brochure. Il songe avec épouvante que, « si l’Empire avait
duré, si Mgr Darboy avait vécu, l’Église de France se serait trouvée, une fois encore et
malgré le concile, sous la domination d’un semi-gallicanisme pratique, parlementaire et
régulier ». Il constate enfin, et avec douleur, que « Mgr Darboy a été plus chrétien que
prêtre, plus prêtre qu’évêque, et que le baptême avait laissé plus de traces dans son âme
que le sacrement de l’ordre ».
Or, nous avons beau faire, tout cela ne nous effraye ni ne nous chagrine. Chose
inattendue et tout à fait curieuse, les sentiments que les hommes d’esprit modéré et qui
souhaitent la paix religieuse voudraient rencontrer aujourd’hui chez ceux qui représentent
au Parlement la foi et les intérêts catholiques, ce sont précisément les sentiments du
grand-aumônier de Napoléon III.
Il est très vrai que Darboy fut surtout un politique et un honnête homme. L’héroïsme même
de sa mort fut tout humain, sans l’exaltation des martyrs des premiers temps ou des
missionnaires. Il mourut très courageusement et très dignement, parce qu’il
le fallait…
Je me souviens de l’avoir vu et entendu plusieurs fois, quand j’avais de quinze à
dix-sept ans. Il parlait avec une pureté et une abondance merveilleuses et que je n’ai
retrouvées, depuis, que chez Alfred Fouillée. C’étaient des sermons de morale chrétienne,
très généreuse et très virile. Pas une fois il ne nous parla des dogmes.
Sans doute, d’autres questions encore que celle de l’infaillibilité du pape lui
semblaient « hérissées de difficultés théologiques et historiques ». Au concile du
Vatican, lorsque le secrétaire de l’assemblée annonça la majorité en ces termes : Fere omnes surrexerunt, Darboy se pencha vers son voisin, le cardinal
Manning, et lui glissa dans l’oreille ce calembour : «Toutes les bêtes ont
voté oui !… feræ omnes… »
Je ne tire point de conclusion. Tout ce que je sais, c’est que je n’ai jamais rencontré
visage plus profondément mélancolique, d’une expression plus douloureuse, que celui de
Darboy.
Qu’avait-il donc, l’archevêque de Paris ?…
Paris, 21 novembre.
Il y a vraiment trop longtemps, ma cousine, que nous n’avons joué au noble jeu des
citations. Dites-moi de qui sont ces deux vers :
L’image est ample et belle, mais n’est pas très précise. Un esprit lucide et sec y
trouverait à reprendre. La Peste, si on veut la personnifier, n’est nullement, avec les
victimes qu’elle entasse, dans le même rapport que le berger avec son troupeau. À moins de
dire (mais le poète n’y a probablement pas songé) que le berger dénombre ses moutons pour
l’abattoir, comme la Peste dénombre les hommes pour la mort ?… La comparaison n’est donc
pas d’une exactitude bien scrupuleuse.
Mais, d’autre part, en faisant asseoir la Peste sur une colline, le poète exprime très
heureusement l’idée du fléau planant sur toute une région ; et, quant aux troupeaux de
moutons (les voyez-vous qui cheminent le soir en se serrant les uns contre les autres ?),
ils sont là pour donner l’impression du foisonnement, de l’accumulation des cadavres dans
la ville pestiférée… En somme, l’image est grande, et ce qu’elle a peut-être de vague et
d’indéterminé en accroît encore la magnificence. Ces deux vers ressemblent à de très beaux
vers de Lamartine.
Or, ils sont de Mlle Louise Michel.
Un mot d’enfant. Mag a cinq ans, et son frère en a trois. On leur a donné un gros baba et
un petit gâteau sec. Mag prend le baba et dit à son frère, d’un air de charité
angélique :
Tout l’art de la diplomatie en une ligne !
Un mot de gamin. Je le tiens du docteur Félizet. Il avait soigné à l’hôpital un gamin de
dix ans, qui montrait de rares dispositions pour le dessin et qui, sans avoir rien appris,
crayonnait drôlement les têtes de ses voisins ou les silhouettes des bonnes sœurs. Quand
l’enfant fut guéri, Félizet, qui l’avait pris en affection, lui demanda :
Être livreur d’eau de Seltz, c’est-à-dire descendre les rues au grand trot en faisant
claquer son fouet, parmi le branlebas des siphons secoués… Comprenez-vous quelle
ivresse !
Paris, 25 novembre.
Un vestibule de château féodal gardé par quatre armures vides tenant des lances et des
hallebardes ; un retable en bois sculpté et colorié, qui représente Jésus portant sa
croix ; de vieux saints en bois ; des tapisseries de haute lisse ; un large escalier de
pierre ; des portes de fer ; une salle immense éclairée par des vitraux ; une cheminée de
la Légende des siècles, dans laquelle un fagot tout entier et trois ou
quatre troncs d’arbre reposent sur les landiers de fer ; d’autres saints en bois, des
stalles, un lutrin ; des meubles ouvragés comme le portail de Notre-Dame, lourds, massifs
et noirs, et qu’on dirait façonnés pour Roland ou pour Eviradnus ; une chambre à coucher
purpurine ; un lit carré, un lit royal, en fer et en noyer (pour changer un peu) ; partout
du chêne sculpté et du fer forgé ; l’assemblage de meubles le plus majestueux, le plus
imposant, le plus lugubre, le plus sinistre ; un mobilier de cathédrale dans la salle des
gardes d’un château historique.
Ce que je vous décris là ? C’est la maison et c’est le mobilier d’un vaudevilliste.
D’un vaudevilliste de beaucoup de gaieté et, parfois, de beaucoup d’esprit, qui, depuis
vingt-cinq ou trente ans, fournit au Figaro des facéties presque
quotidiennes, et des vaudevilles et des opérettes aux plus joyeux théâtres du
boulevard.
C’est sans doute pour cela qu’il est triste et que, ayant à s’arranger un intérieur, il a
conçu et réalisé un musée de Cluny poussé au sombre. Il se reposait ainsi de sa gaieté
professionnelle. Ou peut-être notre vaudevilliste avait-il entendu dire que tous nos
grands comiques portaient en eux une mélancolie secrète et a-t-il cru qu’il seyait de les
imiter du moins en cela.
Mais le malheureux avait trop présumé de ses forces. Il n’a pu supporter longtemps la
tristesse accablante des objets majestueux dont il vivait entouré. Ces meubles qu’il a eu
tant de peine à découvrir et à rassembler lui font peur à présent. Il n’en veut plus ; il
les vend ces jours-ci aux enchères publiques ; et c’est ce qui m’a permis de les voir et
de vous en parler.
Je voudrais que cette histoire du vaudevilliste chassé de chez lui par ses meubles servît
de leçon à ceux de mes contemporains qui ont la rage des mobiliers artistiques… Je suis
sévère ; mais c’est qu’aussi il y a des choses par trop pénibles ! Quand on a une cheminée
féodale, comme dans l’hôtel en question, on n’y fourre pas des boutons de sonnerie
électrique ! et quand on y entasse des chênes, on les allume, monsieur ! On ne laisse pas
la poussière les recouvrir et on ne met pas, devant l’âtre seigneurial, un misérable
choubersky !
Paris, 28 novembre.
À feu le duc de Saint-Simon.
Voulez-vous savoir, monsieur, où en est aujourd’hui la noblesse de France, cette noblesse
pour les droits et l’intégrité de laquelle vous avez tant lutté, tant écumé de colère,
entassé tant d’épithètes forcenées et de métaphores incohérentes, mais admirables ?
Un « grand mariage » doit être célébré ces jours-ci : un vrai duc, un descendant non
point de ducs à brevet, mais de ducs et pairs, épouse la fille d’une vraie duchesse. Voilà
qui est bien. Un duc qui n’épouse pas la fille d’un banquier juif, cela est rare en ce
temps-ci, et cela excite presque un étonnement respectueux… Mais si vous saviez jusqu’où
sont descendues, au temps où nous vivons, les façons des gentilshommes !
Non seulement, monsieur, les cadeaux offerts à la fiancée sont étalés dans les salons
grands ouverts comme dans une boutique foraine, et les folliculaires même et les plus
minces grimauds sont invités à les voir, mais la liste de ces objets a été imprimée tout
du long dans les gazettes, avec les noms des donateurs, comme pour faire le public juge de
leur générosité et exciter par là leur émulation !
Et notez, monsieur, que ceci n’a pu être fait par surprise. L’inventaire est de quatre
cents lignes environ et remplit deux colonnes entières de journal. Il faut ou que la noble
famille ait pris la peine de le dicter à quelque reporter, ou qu’elle l’ait communiqué
elle-même aux feuilles publiques.
N’est-ce pas une grande pitié ?
Passe encore, monsieur, si cette exhibition était magnifique et vraiment digne des grands
seigneurs qui prétendent en régaler la foule. Mais quelqu’un qui y est allé voir, ayant
« suivi le monde », m’assure que presque tous les objets qui figurent là semblent sortis
des mêmes magasins de bimbeloterie. C’est du bon article de Paris. Il y a une
demi-douzaine de crayons, autant de buvards, un tire-boutons, une boîte à timbres et douze
encriers. Mais vous n’y découvrirez ni une carafe de Gallé, ni un émail de Soyer, ni une
statuette de Rodin.
Ô le médiocre et le banal étalage ! Nos gentilshommes eurent pourtant, autrefois, de
l’initiative et du goût en ces matières. Mais la noblesse est morte, monsieur. Et il n’y a
plus que des roturiers comme moi qui conçoivent quel élégant déclin elle aurait pu avoir
si elle avait voulu.
Paris, 1er décembre.
Je suis, je vous assure, un démocrate respectueux et doux ; je voudrais aimer tout le
passé de la France, tous ses rois, toute sa vieille noblesse. Comme je cherche ce qu’il
put y avoir de vertu et de désintéressement chez quelques-uns des hommes qui firent la
Terreur, ainsi je serais bien aise qu’on me montrât ce qu’il y eut, sans doute, chez les
émigrés, de générosité et de loyalisme. Mais les faits se permettent
souvent de résister à nos plus pieux désirs, et c’est une impitoyable chose que
l’histoire.
M. Ernest Daudet continue sa curieuse histoire de l’émigration. Après l’avoir prise par
sa fin, il revient à ses commencements et nous donne un volume intitulé : Coblentz. M. Ernest Daudet n’est certes pas un révolutionnaire ni un démagogue. Or
voilà que, sans nul parti pris, ayant plutôt, à l’origine, quelque sympathie en réserve
pour les émigrés, ou du moins le désir de les trouver dignes d’intérêt et d’estime, il a,
comme malgré lui, écrit sur eux, rien qu’avec des documents émanés d’eux, un livre
terrible, écrasant pour leur mémoire, qui est une condamnation définitive et, je crois,
sans appel possible.
« Incapacité … présomption … folles tentatives … imprudence criminelle », tels sont les
mots qui reviennent sans cesse sous la plume de M. Ernest Daudet. À un moment, après avoir
cité une lettre du comte de Provence, il ajoute : « Cette lettre est abominable. Elle résume toutes les haines, tous les préjugés, toutes les exigences
des émigrés. » Et ailleurs : « On peut dire que, jusqu’à sa mort, le roi n’eut pas de pire
ennemi que les émigrés et qu’ils furent les principaux auteurs de ses maux. »
Tout le livre est la démonstration détaillée de cette phrase. Une vérité en ressort, que
l’on soupçonnait sans doute, mais qui n’avait jamais été établie avec cette force : c’est
qu’en effet les vrais meurtriers de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce sont les deux
frères du roi et ce sont ses bons gentilshommes. « Caïn ! Caïn ! » s’écriait un jour la
reine en parlant du comte de Provence.
Nous comprenons que les nobles aient pu préférer la royauté à la patrie, ou plutôt
confondre la patrie avec la royauté, et qu’ils aient cru pouvoir combattre la Révolution
sans combattre la France. Mais à une condition expresse : ils devaient se montrer alors
d’autant plus scrupuleusement soumis au roi et d’autant plus étroitement attachés à sa
personne. Car, si, rebelles à la France révolutionnaire, ils étaient également rebelles au
roi, on ne voit plus de quel droit ou de quel principe supérieur ils pouvaient se
réclamer.
Or, non seulement ils désobéissent chaque jour au roi, mais ils parlent de lui avec
insolence, avec mépris, presque avec outrage. Ils n’ont plus qu’un sentiment : la haine de
qui leur a pris leurs biens et arraché leurs privilèges, le désir furieux de reprendre
tout cela et de tirer vengeance de leurs ennemis. Rien de plus. Et, à coup sûr, cela est
humain, mais cela est misérablement humain. Il est permis d’être très dur pour
l’émigration, parce que, au fond, et sauf des exceptions que l’on pourrait compter,
l’émigration eut l’âme médiocre et, parfois, elle l’eut basse.
On haïrait ces exilés impies s’ils n’étaient, après tout, fort à plaindre. La plupart des
souverains d’Europe les rebutent durement parce qu’ils sont insupportables, mais aussi
parce qu’ils sont malheureux. L’argent leur manque ; ils font tous les métiers pour vivre.
Ces misères et cette bohème de l’émigration, M. Ernest Daudet nous les décrit dans un bien
amusant chapitre. Il a fait, lui aussi, à sa façon (et cette façon est claire, sincère et
vivante), ses Rois en exil.
Paris, 27 décembre 1889. Ma chère cousine, J’ai vu récemment Léna,
drame tiré d’un roman anglais par un comédien français et par une dame hollandaise, dont
l’action se passe dans la banlieue de Londres, à Monaco et en Écosse, et qui est joué par
des comédiens dont les uns reviennent d’Amérique, le jeune premier de Pétersbourg et la
grande jeune première de partout.
Les journaux vous ont dit que Mme Sarah Bernhardt mourait merveilleusement. C’est vrai.
Mme Sarah Bernhardt est, au théâtre, une grande réaliste, j’entends une réaliste qui garde
le souci de la beauté. Dans les autres actes, elle est énervante. Elle psalmodie son rôle
du ton d’une petite communiante de dix ans qui récite les Vœux. Est-ce
habitude de « déblayer » pour des publics qui ne savent point le français ? Je crois
plutôt qu’à force d’exprimer des sentiments violents, de mimer les drames sanguinaires de
M. Sardou, de jouer les scènes où l’on crie, où l’on se roule par terre, où l’on est
torturé, où l’on tue, où l’on se tue, où l’on est tué, Mme S. Bernhardt a perdu la faculté
de comprendre et de traduire les sentiments moyens, ceux de la vie de tous les jours. Elle
n’est entièrement elle-même que lorsqu’elle tue ou lorsqu’elle meurt. Elle n’est plus que
l’incomparable actrice des derniers actes, des dénouements sinistres et rouges.
Je me demandais, à ce propos, quel peut bien être, au milieu de la vie
qu’elle mène depuis dix ans, l’état d’esprit de cette originale personne. Songez qu’elle a
connu la gloire énorme, concrète, enivrante, affolante, la gloire des conquérants et des
césars. On lui a fait, et dans tous les pays, des réceptions qu’on ne fait point aux rois.
Elle a eu ce que n’auront jamais les princes de la pensée. Elle a dû croire, à certaines
heures, qu’elle pouvait tout ce qu’elle voulait. L’absence de toute résistance autour
d’elle, les servilités qui l’environnent, l’universalité des acclamations, le mensonge de
la scène devenu à la longue plus vrai pour elle que la réalité même, la conscience d’être
unique au monde … je suis tenté de croire que tout cela a fort bien pu
créer en elle ce que nous appellerons — si vous le voulez bien, ma cousine l’état
d’esprit néronien, c’est-à-dire l’oubli des conditions ordinaires de la vie humaine, le
caprice incessant, monstrueux et stérile dans l’incurable ennui, et peut-être, qui sait ?
des désirs de cruauté, pour rien, pour éprouver sa puissance — ou pour changer. Très
sérieusement, si cette charmante femme a un peu d’étoffe (ce que j’ignore), son âme
pourrait bien être, dans le monde rétréci où nous vivons, ce que nous avons de plus
semblable à l’âme du chimérique Héliogabale ou de Théodora la chercheuse.
Mais non, je la flatte : car, toute-puissante par un côté, la pauvre impératrice a un
maître : le public. Là est la limite du néronisme — virtuel, d’ailleurs, ou même purement
hypothétique — de Mme Sarah Bernhardt. Il faut que Théodora apprenne ses rôles, il faut
qu’elle les répète ; et je vous assure que cela est dur. Un de mes amis, qui est
vaudevilliste, m’emmenait l’an dernier à ces répétitions : j’ai admiré le courage et la
patience des comédiens, et j’ai compris la grande misère du métier qu’ils font. Quand
l’heure est venue, celle pour qui les Suédois ont semé de roses les vagues de la Baltique
et sous les pieds de qui les Péruviens étalaient leurs habits et leurs manteaux, doit
obéir comme les camarades à l’appel du régisseur. Là est son salut, et ce qui l’empêche de
perdre pied. Et cela met tout de même un peu de différence entre elle et le divin
Domitius. Mais, c’est égal, je voudrais bien savoir ce qui se passe sous sa tignasse qui
fut noire et qui est rousse. Comment se voit-elle ? Comment le monde lui apparaît-il ? Que
sent-elle ? Que pense-t-elle ? Rien, peut-être… Ah ! ma cousine, remercions Dieu, qui nous
condamna aux voies communes et ne fit point de nous des phénomènes.
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