Chapitre unique
La littérature qui se fait
Notre étude doit demeurer sans conclusion : les faits sont trop près de nous et nous
ignorons trop ce qui sera demain, pour qu’il nous soit permis d’arrêter en quelque
sorte à ce jour le compte de la littérature. Nous ne saurons la valeur de ce qui est,
que par ce qui sera, et en viendra. Mais, sans prétendre juger les œuvres
d’aujourd’hui comme fixes et complètes, nous pouvons nous en figurer assez nettement
le caractère et la direction : d’autant que, par une heureuse rencontre, nous sommes
évidemment placés à un point de partage, ou, si l’on veut, à un tournant de la
littérature. Nous sentons bien que quelque chose vient de finir : et par là nous
pouvons en quelque mesure distinguer ce qui commence.
Il sera impossible que la littérature ne se ressente pas du renouvellement qui
semble se faire dans l’ordre social, politique et moral. Deux grands faits
politiques et sociaux se sont produits : d’abord, le triomphe certain de la
République sur les vieilles formes monarchiques et sur les dynasties héréditaires.
Il en est résulté, comme je l’ai déjà indiqué, une séparation du libéralisme et de
la démocratie, et la prépondérance des problèmes sociaux sur les questions
politiques. Est-on pour ou contre le socialisme ? voilà la grande affaire. Le
désintéressement et l’intelligence sont, plus que jamais ils ne l’ont été, des
nécessités pour la bourgeoisie : elle est tenue d’avoir ce sens de la relativité,
cet esprit de solidarité qui seuls peuvent élargir les idées et tuer l’égoïsme.
Le second fait est, sous la direction d’un grand et bienfaisant pape, le
désarmement de l’Église catholique, égarée depuis un siècle dans le camp des
adversaires de la démocratie. Renan a préparé, parmi les incrédules, les esprits
qu’il faut pour faire à cette nouvelle attitude de l’Église l’accueil qu’elle
mérite ; et, si le mouvement dessiné depuis plusieurs années s’achève, si l’Église
redevient, selon son véritable esprit, une grande force démocratique, l’Église en
profitera sans doute, le monde plus encore, et notre pays plus que les autres.
Le fait moral le plus considérable que je voie est un état assez confus des âmes,
qu’il faut essayer d’analyser. La science n’a pas tenu toutes ses promesses, sauf
aux savants : je veux dire qu’elle n’a pas réalisé les illusions téméraires du
vulgaire, qui n’en savait pas exactement la puissance. Renan nous a appris à
l’estimer mieux, à nous y dévouer, et à maintenir, hors d’elle, à côté d’elle, notre
idéal moral. Il nous a fait aimer l’efficacité morale des religions. Puis sont
venues les influences évangéliques du dehors, dont je dirai un mot tout à l’heure.
Aussi de curieuses tendances s’indiquent-elles dans la jeunesse : après plusieurs
générations de savants et de struggle-for-lifers, nous avons vu
paraître des générations en qui le culte de la science n’est pas amoindri sans
doute, et qui ne professent pas non plus le hautain renoncement, mais qui ont enfin,
au moins dans l’imagination, par saillies d’intention, par bouffées de bonne
volonté, la religion de la morale. Le maître le plus écouté, le plus populaire, est
un conseiller moral, un directeur de conscience948 . Une sorte de réveil de religiosité s’est produit, où l’on
aurait tort de voir une tentative de restauration catholique renouvelée de
Chateaubriand. Dans les éloquentes prédications de M. de Vogué949, dans les chaudes exhortations de
M. Desjardins950, dans tout ce qu’on appelle le
néo-christianisme, je ne vois que deux choses : la profonde conviction de la valeur
moralisatrice des croyances religieuses, l’affirmation énergique du postulat moral,
et de la nécessité d’en faire la règle de la vie, même quand on a perdu le Dieu qui
prescrit et qui récompense. C’est du « renanisme » pratique, et, bien entendu, rien
de plus. Partout ailleurs qu’ici, il serait malséant de remarquer que ce mouvement,
où qu’il aboutisse, aura du moins porté de bons fruits littéraires : M. de Vogué s’y
est développé, et M. Desjardins s’y est simplifié.
En littérature, un fait capital est ce qu’on a appelé la banqueroute du
naturalisme. L’école de M. Zola, qui regardait ses théories plutôt que ses œuvres,
s’est perdue dans l’insignifiance et dans la grossièreté. Tout vestige d’art même a
disparu de leurs productions. Un moment est venu où les meilleurs parmi les jeunes
naturalistes ont senti le besoin de s’affranchir : ils ont pris le premier prétexte
de lâcher le maître951 . Le naturalisme n’existe
plus : rien ne le remplace encore. Chacun va de son côté, innove, imite, selon son
tempérament intime ou son affection actuelle. Ici aussi, des symptômes de
religiosité apparaissent, une certaine soif de mystère, d’incompréhensible. Les uns
vont se satisfaire aux confins de la science, dans les phénomènes anormaux,
d’apparence irrationnelle, insuffisamment expliqués ou établis : hallucinations,
hypnotisme, maladies de la personnalité, télépathie, etc. D’autres exploitent — avec
quelle sincérité ? — les sciences occultes, astrologie, magie. D’autres prennent
pour thèmes les phénomènes psychologiques du mysticisme et de l’extase religieuse.
Par réaction contre le naturalisme, on semble fuir les réalités finies, les idées
définies et l’on voit éclore de toutes parts les symboles, d’obscurs, de vagues et,
j’en ai peur, souvent de creux symboles.
Plus grave encore est ce fait que, depuis une quinzaine d’années, la littérature
française a certainement reçu plus qu’elle n’a donné. Nous venons de traverser une
période, qui peut-être n’est pas achevée, où les littératures étrangères ont versé
de toutes parts dans la nôtre leurs œuvres et leurs influences. L’Angleterre,
d’abord, avec sa George Eliot952, et puis la Russie, avec
son Dostoïevski953 et son
Tolstoï954 ; et enfin955 sont venus les Scandinaves avec leur
Ibsen956, derrière qui
commence à se dessiner leur Bjœrnson957 . Tous ces écrivains, malgré leurs diversités nationales et
personnelles, ont agi en somme dans le même sens : ils ont porté le coup de grâce au
naturalisme français. Il y avait parmi eux d’assez puissants naturalistes pour nous
affermir dans le goût du principe essentiel et excellent de la doctrine, dans le
goût de l’objectivité, de l’expression intense de la nature. Mais leur naturalisme
était psychologie, leur naturalisme était pitié. Dans ces formes visibles et ces
mouvements physiologiques, ils nous ont montré des âmes ; et même impures, même
obscures, même mesquines, ils nous ont fait aimer ces âmes, ils nous ont fait
plaindre leurs souffrances. Un souffle de charité évangélique a passé sur nous, et a
fondu la dureté de notre naturalisme.
Même Ibsen — chez nous — travaille en ce sens. Et surtout il a rappelé notre
théâtre, qui se perdait dans l’insignifiance dégoûtante ou féroce, dans la
« rosserie » plate ou grimaçante, il l’a rappelé au souci des idées, à l’expression
de la lutte des volontés affirmant leurs diverses conceptions de la vie ou du bien.
Il a représenté l’individu travaillant à se délivrer des nécessités intérieures que
la naissance ou l’éducation ont créées en lui, ou de l’oppression extérieure que
fait peser sur lui la société : ce qui est éminemment dramatique. Son symbolisme,
dans ses meilleures œuvres (car il faut bien distinguer chez lui, comme chez tout
écrivain), se traduit en formes d’action et de sentiment concrètes et vivantes.
Je sais que M. Lemaître reproche à tous ces étrangers de nous avoir rapporté cc que
nous avions trouvé il y a quarante ou cinquante ans. C’est souvent vrai, mais ils ne
nous l’ont rapporté que parce que nous avions eu la maladresse de le perdre.
Il nous faut venir maintenant aux hommes et aux œuvres qui, dans les divers genres,
nous semblent travailler plus efficacement à la préparation de l’avenir.
Depuis que Taine a disparu, les maîtres de la critique n’ont été et n’ont voulu
être que des littérateurs, limitant leur activité pour la rendre plus efficace.
M. F. Brunetière958, dans une œuvre résolument
objective et impersonnelle, a laissé deviner un fonds de pessimisme à la fois
douloureux et énergique. Il a appliqué à l’étude de la littérature un fort
tempérament de polémiste et d’orateur, une rare puissance d’abstraction, de logique
et de synthèse, une grande richesse d’information bibliographique et chronologique ;
et tout cela a valu beaucoup, parce que des impressions fines et originales, de
vives intuitions déterminées au contact des œuvres, un goût enfin sûr et délicat lui
ont fourni la base de ses constructions. Il a, plus que personne, remis en lumière
et en honneur le xviie
siècle et le naturalisme
classique. Il a, un peu durement, rétabli les rangs de préséance artistique entre le
xviie
et le xviiie
siècle. Il a fait une rude et décisive guerre au naturalisme français : il a anéanti
les prétentions tapageuses en confirmant les durables titres du roman contemporain.
Il a rendu à la tradition son pouvoir et il a marché librement dans des voies
nouvelles. Il a toujours défendu l’objectivité de l’œuvre d’art, le respect de la
nature fidèlement rendue, et il a toujours affirmé que les œuvres d’art valent par
les idées qu’elles traduisent, par la force morale qu’elles contiennent. Venant
après Taine, il a ouvert et rempli un chapitre nouveau de l’histoire de la critique.
En appliquant la doctrine de l’évolution à la critique, il a obtenu deux résultats :
évaluer plus justement la pression des œuvres déjà écrites sur les esprits qui
créent ensuite d’autres œuvres, détacher par conséquent parmi toutes les causes la
détermination résultant de la tradition littéraire ; ensuite, et surtout, laisser à
l’individualisme son libre jeu, marquer nettement, toutes les causes étant définies
et classées, ce que l’accident imprévu d’un grand homme qui survient peut apporter
de perturbation dans le mouvement littéraire, soit en le déviant, soit par
l’addition d’une inestimable force qui multiplie l’intensité des effets.
M. Faguet959, qui semble se garder avec
soin des théories générales comme de l’érudition et des anecdotes, donne de
curieuses études d’esprits. Il ne s’applique qu’à distinguer, à définir les êtres
moraux qui se révèlent par des œuvres ; et tous ces mélanges de tempéraments,
d’intelligences et d’affections sont analysés par lui avec une fine précision. Son
influence a été surtout sensible dans le relèvement du xviie
siècle, aux dépens du xviiie
siècle
qu’il a un peu maltraité en regardant les individus plutôt que l’ensemble.
M. Jules Lemaître960 a eu la même
fortune que Renan : il a passé par le séminaire ; et puis, il a traversé l’École
Normale. Il a su, comme Renan, retenir la grâce et la force de deux cultures
opposées ; et son charme complexe vient de là. Avec son ondoyante séduction, ses
souples passages du pour au contre, ses balancements ironiques, M. Lemaître a l’air
d’un dilettante qui jongle avec les idées, d’un fantaisiste qui
s’amuse. Au fond, je crois sentir en lui certaines directions d’esprit très
précises, certaines tendances morales très nettes : c’est un Français, et un
Beauceron, de ferme sens, amoureux de clarté, de vérité, défiant de tout ce qui est
trouble, lointain, hors de prise et de portée, de l’exotisme et du symbolisme, très
positif, en somme, en même temps que très artiste. Son scepticisme m’a bien l’air de
n’être qu’un moyen de défense. Sa puissance, on l’a vue, le jour où il a coupé en
pleine floraison le succès de M. Ohnet : depuis l’article de M. Lemaître, bien des
gens continuent de lire M. Ohnet, mais on ne trouve plus personne qui s’en
vante.
Pendant que M. Faguet regardait avec une bienveillance plus défiante, M. Lemaître
avec une curiosité plus amusée, les efforts des jeunes qui donnaient presque tous
les jours la formule de la littérature de demain ; pendant que M. Brunetière
isolait, par une sérieuse analyse, l’élément solide et bienfaisant qu’enveloppaient
toutes ces prétentions et toutes ces fantaisies, l’école du symbole et les
fondateurs de l’avenir trouvaient leur critique autorisé en M. Ch. Morice, dont le
livre obscur, mais judicieux961, est
fait, lorsqu’on l’a pénétré, pour rassurer un peu sur le sens du mouvement qu’il
représente. Réduites en langage commun, ses théories n’ont en général rien
d’inacceptable, et beaucoup de ses jugements, encore que sévères, sont mérités.
La résistance aussi a son critique : et un terrible critique, M. Francisque
Sarcey962. Comme on sait, le théâtre est son
champ de bataille. Depuis tantôt trente ans, il défend dans le même journal sa
vérité : et cette vérité, au fond, c’est la doctrine de l’art pour l’art. Ceci est
du théâtre, cela ne l’est pas. Il n’y a en ceci ni vérité d’observation, ni valeur
de pensée : mais c’est du théâtre ; applaudissons. Cela est philosophie, ou poésie,
nature prise sur le vif ou idée originale ; mais ce n’est pas du théâtre : bon à
siffler. Il y a un fond de vérité dans cette doctrine : c’est la valeur de la
technique, et de la technique spéciale à chaque art comme à chaque genre en tous les
arts. M. Sarcey connaît comme personne cette technique du théâtre, et je crois qu’à
peu près tout ce que savent là-dessus les hommes de ma génération, ils le lui
doivent.
Mais voici la première erreur : M. Sarcey a fini par ne plus voir que la technique,
et certaines techniques, celle de quelques écoles françaises, celles de Scribe et de
M. Sardou ; il n’admet plus qu’on change les formes, les procédés, les effets
auxquels il est habitué, lit voici la seconde erreur : M. Sarcey a voulu se réduire
à enregistrer le goût du public, que personne ne sait flairer, démêler, dégager
comme lui ; au lieu de hausser ce public à lui ; il s’est rabaissé à ce public.
S’ils diffèrent une fois d’impression, il donne raison à ce public contre lui-même ;
au lieu d’aider la foule à s’affranchir, à s’éclairer, à s’élever, il la flatte dans
la médiocrité de ses goûts, il l’entretient dans l’illusion béate qu’il n’y a rien
de curieux à chercher au théâtre que les satisfactions du vaudeville et du
mélodrame. Par une persistance de l’éducation universitaire, M. Sarcey a gardé
l’intelligence et le culte de Racine, de Corneille, de Molière : il a fermé ses
oreilles aux abominations russes ou Scandinaves. Et il a rejeté Shakespeare, qu’en
sa téméraire jeunesse il avait presque accepté. Voilà où trente ans de pratique du
théâtre, et d’auscultation trop soigneuse du goût commun, ont mené un des esprits
les plus libres, les plus vifs, les plus hardis que je connaisse. Le mal est que par
sa compétence, par son esprit, par toute sa personne robuste et spirituelle,
M. Sarcey s’est acquis sur le public une autorité incroyable. S’il avait entrepris
d’en faire l’éducation, de l’apprivoiser aux idées, et aux formes nécessaires pour
traduire les idées, il eût pu faciliter l’évolution du théâtre. Il a préféré la
retarder : il est devenu l’obstacle, plus que M. Sardou, plus que tous les
vaudevillistes ensemble et les directeurs de théâtre. Son jugement — chose énorme en
France — donne aux gens le droit d’estimer ce dont ils s’amusent.
Dans la confusion actuelle de la production poétique, je distingue deux choses :
une réaction d’abord contre les formes arrêtées, dures, métalliques ou marmoréennes
de la poésie parnassienne. C’est par une erreur singulière, qui est une victoire du
goût spontané sur la théorie réfléchie, que les jeunes ont salué comme un maître
M. de Hérédia963, un parnassien d’hier, presque un
romantique d’avant-hier ; cet excellent faiseur de sonnets procède de Gautier plus
encore que de Leconte de Lisle, et son éclatante poésie semble reproduire moins la
nature vivante que des pièces d’orfèvrerie. Chacun de ses sonnets est comme un
admirable plat, dans le champ limité duquel la fantaisie d’un artiste aurait enfermé
des sujets mythologiques ou historiques. Ce maître ciseleur n’est pas du tout dans
le mouvement ; on semble revenir à la poésie molle, où flottent de vagues idées, où
coule une tiède ou fine émotion : pour tout dire, Lamartine redevient un favori.
En second lieu, l’évolution de la versification continue. On achève la réforme
romantique, en faisant disparaître les derniers vestiges de césure à l’hémistiche,
dans les vers qui ne sont plus expressément formés sur le type classique. On cherche
à rendre le vers plus souple encore, et capable d’harmonies plus fines, plus
particulièrement expressives. On essaie de nouvelles combinaisons. On tâte des vers
de dimensions inusitées, des rythmes instables ; on tente la suppression de la rime.
On veut un moyen terme entre la prose et le vers. Rien n’est encore sorti de toute
cette agitation, où l’avenir dira quelle fut la chimère et quelles les idées
fécondes.
Les œuvres manquent encore. Les maîtres de tous ces groupes qui s’appellent des
noms de décadents, symbolistes, etc., sont M. Mallarmé964, qui est de bien mince valeur, et M. Verlaine965,
un fin poète, naïf et compliqué, très savant, très tendre, et de qui il restera
quelques petits chefs-d’œuvre de douloureuse angoisse ou de mystique ferveur. Autour
d’eux ont apparu quelques talents966, rien d’assez fort ou définitif pour prendre place ici.
La direction commune semble être de mettre des idées dans la poésie, mais des idées
larges qui soient l’expression de la plus intime personnalité, qui traduisent les
vibrations profondes de l’être au contact des choses et devant la grande énigme de
la vie. Le danger, jusqu’ici, c’est la bizarrerie, l’obscurité des œuvres,
l’exécution inégale aux intentions, et l’immense effort égaré dans le vide. C’est
aussi que parmi toutes ces bonnes volontés qui s’empressent au service de la poésie
et de la langue, j’aperçois trop d’étrangers, dont la prose ou les vers sonnent trop
souvent comme feraient des traductions fâcheusement littérales d’un anglais déjà
contourné.
Au reste, en dehors de ces groupes révolutionnaires, il se fait encore de bons
vers, des vers délicats et parfois puissants, dans les formes consacrées. Il y a un
accent bien personnel de pessimisme énergique dans la poésie bouddhique de Jean
Lahor967 ; et l’on trouve un exquis mélange de philosophie et
d’émotion, un fin sentiment des antiquités et des religions, dans les drames que
M. Maurice Bouchor a fait représenter par ses marionnettes968.
Les résultats sont plus positifs dans le roman. Là, plus d’école, ce qui n’est pas
un mal ; chacun va à son idéal, selon sa nature, par ses procédés. Et nous avons
l’art subtil, obscur, tourmenté de M. Barrès, insupportable parfois dans la culture
de son moi, mais si original, lorsqu’il veut, en ses analyses d’états moraux, et si
exquis en ses impressions de paysages969. M. Rod970,
néo-chrétien, et critique, moral comme un protestant, cosmopolite comme un Genevois,
fait de vigoureux romans, un peu lourds, un peu ternes, nets du moins, solides,
intéressants, où il sait faire apparaître en des effets pathétiques le fond des âmes
contemporaines et la nature des problèmes les plus troublants. M. Margueritte971, enfin, un révolté du naturalisme, a su
garder la scrupuleuse étude des réalités, en y joignant l’intuition de la vie
intérieure et une large pitié philosophique : il a donné deux ou trois œuvres qui
ont chance d’être actuellement ce que notre art français soumis aux influences
d’Eliot et de Tolstoï a produit de meilleur972 .
Au théâtre, la situation n’est pas très claire. La comédie naturaliste
minutieusement exacte, brutalement pessimiste, n’a pu arriver à s’établir.
M. Becque973 y a usé son rare talent, son
ironie aiguë, son observation sèche et perçante : le public a méconnu l’originale
valeur de ces œuvres dont l’impression était douloureuse et dure. Le fait important,
en ces dernières années, dans l’histoire du genre dramatique, a été la tentative
d’un Théâtre Libre974. Ce Théâtre a été fondé pour
établir l’art réaliste : grossièreté allant jusqu’à l’obscénité, puisque c’est notre
erreur favorite, à nous autres Français, de croire que plus le modèle est dégoûtant,
plus l’imitation est réelle, et, d’autre part, minutieuse exactitude du décor, de la
mise en scène, du jeu et du débit des acteurs, voilà les deux caractères apparents
que présente d’abord le Théâtre Libre. M. Antoine n’a pas réussi comme il voulait :
il a réussi peut-être mieux qu’il ne voulait, et plus utilement. On s’est blasé sur
le genre brutal, ou amer, ou immoral : c’est un « poncif » qui ne vaut pas mieux
qu’un autre. Mais M. Antoine a certainement inoculé à quelques-uns de ses acteurs, à
beaucoup de ses spectateurs, le sens de la vérité.
Quant aux œuvres, il est remarquable que du réalisme, insensiblement, par la force
des choses, le Théâtre-Libre est passé au symbolisme. Et ainsi il a travaillé pour
sa part à deux excellents effets : à détruire la superstition du vaudeville, des
combinaisons adroites, du « machinisme » dramatique, à ruiner le genre de
l’imitation dramatique. Sa mise en scène, à quelques détails près, a le grand mérite
d’être expressive, de traduire, donc de renforcer le sentiment, l’idée, la couleur
de la pièce. Son jeu, et celui de quelques acteurs qu’il est parvenu à instruire,
n’a rien qui frappe : mais après, les meilleurs comédiens ne paraissent que des
comédiens. Scribe et le genre Sardou ; puis à faire aimer les idées au théâtre,
idées de psychologie, de morale, de philosophie, traduites dramatiquement,
c’est-à-dire en états concrets de conscience, en résonances de la sensibilité, en
tensions de la volonté. Ce dernier point, à vrai dire, est ce qui pèche le plus
souvent. Au théâtre comme en poésie, nous voyons plus d’intentions que d’effets,
plus de bonnes idées que de bonnes pièces.
Deux écrivains dramatiques, pourtant, nous sont venus. L’un, par le Théâtre Libre :
M. de Curel, qui a donné quatre pièces d’une psychologie curieuse, parfois profonde,
toujours originale975. Certaines gaucheries d’exécution, et, je crois, pour la
dernière pièce, une certaine erreur de l’auteur lui-même sur la valeur morale des
actes de son personnage principal, ont fait qu’il n’a pas encore trouvé auprès du
public ni auprès de la critique la justice qui lui est due. L’autre est M. Jules
Lemaître, qui, sans répudier bruyamment la technique établie, sans déconcerter les
habitudes du public, sans prétention philosophique aussi et sans fracas de symboles,
nous a donné la sensation rafraîchissante d’une originalité sincère. Une forte, fine
psychologie, vécue et sentie, non livresque et scénique, d’où l’émotion sortait
d’elle-même sans violences et sans ficelles, voilà le mérite éminent des trois
œuvres principales976 qu’il a écrites, où par surcroît il a mis toutes les
grâces de son esprit et sa forme exquise de style : Révoltée,
d’abord, où des parties supérieures semblaient réaliser soudain le théâtre qu’on
cherchait, expression intense et simple de la vie intérieure : le Député
Leveau (1891), étude vraie encore, peut-être plus facile et plus grosse ;
le Mariage blanc (1891), hypothèse psychologique d’une infinie
délicatesse et d’une profondeur morale qui ont été méconnues. Avec M. de Curel et
surtout avec M. Lemaître, il n’est plus juste de dire que le théâtre d’aujourd’hui
n’a pas d’œuvres : et il a, de plus, des promesses certaines, précises,
prochaines977.
Que sortira-t-il, cependant, de tout ce qui s’agite, et se prépare en tous les
genres ? Dès aujourd’hui, c’est fait de la littérature scientifique, dérision et
parodie de la science : il ne peut naître qu’une littérature artistique. Dès
aujourd’hui, c’est fait du naturalisme, comme c’était fait il y a quarante ans du
romantisme, il y a soixante-dix ans du classicisme : ce qui naîtra devra être un
naturalisme élargi par la réintégration de certains éléments romantiques et surtout
classiques, une sorte de synthèse des trois doctrines d’art à travers lesquelles
s’est faite depuis la Renaissance l’évolution de notre littérature. Ceci est bien
vague : mais il serait aventureux de préciser l’hypothèse, et la chose demanderait
un trop long éclaircissement.
Mais est-il sûr que nous voyions un commencement, non une fin ? que ce ne soient
pas les dernières palpitations d’une littérature agonisante auxquelles nous
assistons aujourd’hui ? Personne ne peut dire si, dans aucun genre, les hommes
nécessaires viendront. S’ils viennent ici et non pas là, il y aura création ici, et
là stagnation. S’ils ne viennent nulle part, tout ira en dissolution, jusqu’à ce
qu’ils apparaissent : et nul ne peut prévoir où, quand et comment commencera le
renouvellement.
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