Chapitre VI
Science, histoire, mémoires
Il est très difficile de marquer aujourd’hui où s’arrête la littérature :
l’intelligence est diffuse, la curiosité vaste ; hors des genres définis qui
promettent des impressions d’art, jamais, je crois, plus d’ouvrages spéciaux n’ont
pris place dans la littérature. J’entends par là qu’ils sont parvenus à un public qui
en juge sans compétence particulière, qui n’y cherche aucune instruction technique,
qui s’en fait, plus ou moins frivolement ou grossièrement, des moyens de culture
générale, de plaisir intellectuel. Il n’est pas possible aujourd’hui, moins encore
qu’au xviiie
siècle, de s’enfermer dans la littérature
d’art, et il faut qu’un homme qui ne se désintéresse pas des choses de l’esprit, ait
l’œil ouvert sur ce qui se passe dans les mondes divers de l’érudition, de la science
et de la philosophie.
Je suis donc obligé d’indiquer approximativement l’extension que la littérature a
reçue de là. Il est clair que ces indications seront très superficielles, très
incomplètes ; et il ne faut pas y chercher même une esquisse de développement des
ordres de connaissances auxquelles se rapportent les ouvrages que je citerai. Je me
fais seulement public, et je ne veux que désigner les œuvres qui ont fait sortir du
cercle restreint des spécialistes les idées, les notions, les hypothèses, les
acquisitions récentes de la philosophie, de la science et de l’érudition.
Taine, dont j’ai parlé, Renan, dont je parlerai, l’Anglais Darwin921, qui ne m’appartient pas, voilà les
trois grands modificateurs des esprits contemporains : c’est d’eux, de l’un plus, de
l’autre moins, assez souvent de tous les trois tant bien que mal amalgamés et
fondus, c’est d’eux que nous tenons la plupart de nos idées générales. Darwin
surtout — plus mal compris à mesure qu’il était moins directement étudié — est
devenu presque populaire.
Un grand nombre de traductions d’ouvrages étrangers sont devenues matières de
lecture courante : avec le naturaliste Darwin, l’Angleterre nous a fourni ses
philosophes, Stuart Mill, Herbert Spencer, Alexandre Bain922. De l’Allemagne, nous avons connu surtout, de première
ou de seconde main, le matérialisme scientifique de Büchner923,
l’évolutionnisme systématique de Hæckel ; le pessimisme de Schopenhauer nous a
conquis ; et M. de Hartmann a mis pour un temps l’inconscient à la mode. Et voici
que commence le règne de Nietzche, destructeur du kantisme, du christianisme, et
restaurateur de la vraie morale par le culte irréfréné du moi.
Mais rentrons en France. Nos savants se sont, en général, rigoureusement renfermés
dans les études spéciales, et n’ont pas cherché à élargir leur popularité par la
séduction des hypothèses générales et des vastes perspectives systématiques. Des
plus fameux, comme M. Pasteur, on sait les travaux, mais on n’a rien à lire. Cuvier,
Arago s’étaient, dans la première moitié du siècle, fait une réputation, comme
autrefois Fontenelle, par les éloges académiques : le genre a passé de mode, ou bien
leurs dons d’exposition littéraire n’ont pas passé à leurs successeurs. C’est
l’intérêt philosophique des idées qui a donné accès à quelques écrits scientifiques
auprès des hommes que la chimie ou l’histoire naturelle n’intéressent pas par
elles-mêmes ; telles pages924, par exemple, qui précisent sur
certains points la conception qu’un homme de notre âge peut se former de l’univers,
ou telles discussions sur le darwinisme925, d’où nous sortons mieux renseignés sur la valeur générale de la
doctrine. Il y a un point où l’histoire se réduit à l’archéologie, qui se confond à
son tour dans l’anthropologie ; et la curiosité historique, qui est un des
caractères de ce temps, a valu des lecteurs inattendus à des travaux tout à fait
techniques926 .
Mais l’œuvre qu’il faut tirer hors de pair, c’est l’Introduction à l’étude de
la médecine expérimentale de Claude Bernard927 : œuvre de science pure qui est
définitivement établie comme une œuvre maîtresse de la philosophie contemporaine, et
qui joint au large intérêt du fond la solide simplicité de la forme.
Pour la métaphysique et la psychologie, un homme qui reste amateur en philosophie
choisira, parmi la multitude des essais historiques, dogmatiques ou critiques, les
forts écrits de M. Renouvier928, les
rigoureuses recherches de M. Ribot, les ingénieuses, parfois aventureuses, et
toujours littéraires études de M. Fouillée, les très suggestives discussions de
Guyau sur les plus troublants problèmes de l’heure présente. De moralistes à
l’ancienne mode, nous n’en avons plus : les Maximes sont devenues un
jeu innocent, sans conséquence et sans portée. Les écrivains qui se sont senti le
don de l’observation morale ont émigré en masse vers le roman et le théâtre, pour
mettre en action et en drame leur expérience. Quelques-uns ont coulé tout doucement
leurs remarques personnelles, leurs conceptions de l’homme et de la vie, dans les
formes de l’histoire ou de la critique. Ce que Prévost-Paradol avait fait pour les
moralistes français, M. C. Martha929 l’a
fait, très délicatement, pour les moralistes latins ; M. J. Simon, aussi finement et
plus malignement, pour quelques contemporains930 . Arvède Barine931,
par une création synthétique que dirige un remarquable sens psychologique, rend de
pâles figures historiques aussi vivantes, aussi réelles que des personnages de
roman.
Une des plus inattendues et originales applications de ce talent est celle que nous
présente M. Gréard : il a mis sa clairvoyance de moraliste dans la rédaction des
rapports et documents administratifs ; et c’est la première fois, je crois, que des
« écritures » de cet ordre sont devenues œuvres littéraires932.
Au reste, il faut ici réserver la part de ce que l’avenir révélera.
La littérature du xixe
siècle ne sera complète qu’au
xxe
ou au xxie
siècle : quand nous ne serons plus, nos héritiers découvriront des penseurs qui
auront fait leur tâche parmi nous, à côté de nous, à notre insu. Il se rencontrera
peut-être alors quelque moraliste, qui aura passé sa vie à noter chaque acquisition
de son expérience. C’est ainsi que récemment le Suisse Amiel nous a été découvert
après sa mort : type remarquable d’impuissance pratique et d’activité interne,
esprit tout occupé à l’analyse de soi, perdant à s’étudier le temps et la faculté
d’agir, subtil, pénétrant, triste de clairvoyance aiguë, et, il faut bien le dire,
quelquefois insupportable par sa manie de tout compliquer pour décomposer tout933.
Mais c’est toujours l’histoire, avec ses sciences auxiliaires, qui enrichit le plus
notre littérature. Par les grands historiens romantiques, l’histoire a été vraiment
réunie à la littérature, qu’elle ne touchait jusque-là qu’accidentellement. A la
suite de l’histoire, toute l’érudition, toutes les parties de l’archéologie et de la
philologie, apportent leur contribution. La valeur littéraire des œuvres d’érudition
se mesure à deux caractères : la quantité de pensée philosophique impliquée ou
suggérée ; l’intensité de vie concrète exprimée ou dégagée.
Je mets à part Renan, dont toute l’œuvre est sortie en somme de la philologie
sémitique : j’y reviendrai tout à l’heure. A l’archéologie appartient la vaste
Histoire de l’art dans l’antiquité de M. Perrot934, qui — je laisse toujours le mérite
spécial — nous fait voir dans ses expressions artistiques le mouvement général des
civilisations anciennes, et saisir la vie même des siècles lointains dans tous les
débris qu’elle a laissés, depuis le temple ou la forteresse jusqu’aux bijoux et aux
vases ; c’est aussi comme une ample leçon d’esthétique expérimentale. A la
philologie se rattache la fine et suggestive Histoire de la littérature
grecque
935 de MM. Alfred et Maurice Croiset, modèle de forme sobre et simple
autant que de science exacte. Parmi tant de remarquables travaux qui font concourir
la philologie, l’histoire et la critique à l’explication des œuvres grecques ou
romaines, il faut nous arrêter aux études diverses de M. Gaston Boissier936 sur la littérature latine. Très au courant de la
science allemande comme de l’érudition française, fortement influencé par Renan,
mais s’interdisant d’aborder directement les controverses brûlantes comme de
discuter abstraitement les questions philosophiques, M. Boissier s’est enfermé dans
son rôle d’historien : historien non des faits, mais des âmes, des idées, des
croyances, dont il a recherché de préférence l’expression dans les monuments écrits,
dans l’épigraphie et la littérature. Dans son œuvre impartiale et objective, il a
porté un fin sentiment de l’originalité des hommes, des nations et des époques, une
sûre intuition des mouvements intimes qui transforment incessamment les réalités en
apparence les mieux fixées. Des textes et de la sèche érudition, il la vie,
vie de Cicéron, ou d’Horace, ou de Virgile, vie de la société romaine aussi en ses
divers états, à ses diverses étapes : son style translucide atteint avec une égale
aisance les formes sensibles et les invisibles forces, l’être individuel et l’âme
collective.
L’histoire elle-même a subi depuis le milieu du siècle les mêmes influences que
nous avons retrouvées dans toutes les parties de la littérature : romantique
effrénément avec Michelet, elle est devenue objective, c’est-à-dire ou scientifique
ou réaliste, souvent les deux à la fois. Pour se faire scientifique, elle n’a eu
qu’à se pénétrer d’érudition : à mesure que s’imposait le document, à mesure que la
critique des sources et des témoignages se faisait plus rigoureuse, à mesure aussi
que les ambitions se restreignaient, que se passait la mode des conceptions
universelles et des symboles immenses, les historiens, ne prétendant qu’à faire
fonction d’historiens, s’attachèrent à reproduire exactement, par une recherche
minutieuse, l’enchaînement des faits, à en définir le caractère et la signification.
Il était à craindre que l’histoire ne versât dans l’abstraction, et ne tournât à une
sorte de mécanique morale. Mais l’esprit dominant ne portait pas à l’abstraction ;
la science expérimentale, le naturalisme littéraire maintinrent dans l’histoire le
goût de la réalité concrète et le sens de la vie : d’autant que le développement des
sciences auxiliaires, diplomatique, épigraphie, archéologie, faisait sans cesse
jaillir une multitude de faits précis, individuels, sensibles, qui menaçaient même
d’inonder l’histoire et de noyer toutes les idées ; ces matériaux, du moins,
facilitaient la restitution intégrale de la vie et donnaient aux plus forts esprits
la tentation de l’essayer.
Cette histoire dégagée de toute philosophie a priori comme de
toute fantaisie subjective, j’en trouve les premiers traits dans les excellents
travaux de Mignet937, non pas sa
Révolution française, œuvre de jeunesse et trop voisine de 1830,
mais son Charles-Quint, sa Succession d’Espagne, où
malheureusement l’impersonnalité scientifique de la forme tourne en insignifiance
littéraire : puis dans les exactes et sévères études de M. Sorel938, où les faits bien choisis, bien contrôlés, bien évalués,
conduisent d’eux-mêmes la réflexion du lecteur à saisir les états moraux collectifs
ou individuels qui s’y révèlent. M. Sorel est un remarquable historien qui n’est
qu’historien. Il y a plus de « littérature », au sens esthétique du mot, chez
M. Lavisse939,
dans ce style nerveux de psychologue réaliste que réjouit le spectacle des volontés
déployées dans les faits, et surtout chez Fustel de Coulanges.
Un grand historien, celui-ci, et un grand écrivain940. Quand ce
qu’il a apporté d’idées neuves et justes aura passé dans les manuels élémentaires,
et que les historiens verront surtout les témérités ou les erreurs de ses livres, il
demeurera entier dans la littérature, comme Montesquieu et comme Michelet. Il a
réduit au minimum la subjectivité, impossible à éliminer
absolument de tous les travaux où l’intelligence ne peut se substituer l’automatisme
des instruments. Il y a bien quelque réaction du sentiment français à l’extrême
point de départ de ses travaux sur les origines de la féodalité. Dans cette
Cité antique qui révèle la force des institutions religieuses parmi
les sociétés antiques, je sens passer le même courant d’idées contemporaines que
dans les études de Renan sur le christianisme ou de M. Boissier sur le paganisme :
je dirais presque le même que dans la poésie mythologique de M. Leconte de Lisle.
Mais toutes les suggestions de la personnalité, les pressions du milieu prennent
vite chez Fustel de Coulanges la forme scientifique : elles deviennent des idées
d’enquêtes historiques, qu’il poursuit méthodiquement, sans parti pris, cédant aux
textes critiqués, contrôlés avec la dernière rigueur ; et s’il reste une cause
d’erreur, elle est dans l’infirmité humaine, dans la complaisance dont le plus
sévère esprit ne peut se défendre pour les pensées qui sont sa conquête ou sa
création, dans la facilité avec laquelle il laisse écouler toujours un peu de
lui-même dans les choses, et sollicite l’imprécise élasticité des textes.
Mais enfin je ne sais rien de plus pénétrant et de plus fort que les études de
Fustel sur les institutions d’Athènes, de Sparte, de Rome, sur la monarchie franque
et la transformation de la société gallo-romaine en féodalité française. Il y a là
une étendue d’informations et une sobriété puissante d’exposition, une force d’idées
dans l’enchaînement et l’interprétation des faits, cette plénitude concentrée enfin
et cette fermeté robuste de style qui font les chefs-d’œuvre. Cela est parfaitement
simple et beau. Fustel de Coulanges est un philosophe, ou plutôt un homme de
science : ce qu’il poursuit, c’est la réduction du réel à des lois ; tous ses
travaux sont des généralisations. Et il serait faux d’estimer son œuvre abstraite.
Sans dépense de couleur, sans collection de petits faits ni défilé d’anecdotes, avec
le plus sobre usage des textes dont il l’essence, il nous fait sentir la
vie. On voit bien qu’il l’atteint en ses sources profondes, en ses organes
essentiels. Mais, de plus, la précision extrême de son étude exprime toute la
réalité : il sait obtenir les plus grands effets par les plus simples moyens, et
quelques types compréhensifs, quelques faits caractéristiques — très peu nombreux,
mais très soigneusement choisis — nous rendent la Grèce présente, en sa vivante
originalité, ou Rome, ou la France des Mérovingiens.
Fuslel de Coulanges ne cherche rien au-delà de la représentation explicative du
passé : Taine emploie l’histoire à faire la psychologie et la sociologie. Et Renan y
fait tenir toute la philosophie.
Renan941 a le charme, la grâce,
l’imagination, l’ironie, la souplesse délicieuse de l’intelligence, la richesse
éblouissante des idées : peintre exquis de paysages, pénétrant analyseur d’âmes,
penseur profond ; ce sont qualités et séductions que nul ne conteste à son œuvre.
Mais on lui fait injustice de ne vouloir souvent voir en lui qu’un incomparable
amuseur, un dilettante prestigieux, et comme le plus fort acrobate
de l’esprit qui ait existé. Ceux qu’il amuse seulement, sont ceux qui ne l’ont pas
compris, ou qui n’ont pas voulu s’en donner la peine : car il n’y a qu’une incurable
frivolité ou un violent parti pris qui puisse s’y méprendre.
Pour bien juger ce maître irréparable, il faut se souvenir que l’œuvre de sa vie
est une histoire de la religion : Histoire des origines du Christianisme,
Histoire d’Israël. Cette histoire est telle, en ses deux parties, qu’elle
est rigoureusement et tout entière déterminée par les solutions des problèmes
philologiques. Elle ne peut être écrite que par un philologue. Libre aux
spécialistes d’être sévères à la science de Renan. Un doute me reste : dans quelle
mesure ne lui font-ils pas expier ces dons littéraires par où il était si loin
lui-même de chercher le succès ? Je ne suis pas sûr, après toutes les critiques des
gens du métier, que la même science, sans aucun soutien de talent littéraire, n’eût
pas obtenu davantage leur estime. Si souvent qu’on le prenne en faute, si nombreuses
qu’aient été ses erreurs certaines et ses hypothèses téméraires — je m’en rapporte
absolument aux gens compétents, — il reste que nous n’avons en France aucun travail
synthétique qui se compare à ces deux ouvrages.
Mais, ici, l’intérêt philosophique dépasse l’intérêt d’érudition ou d’histoire. Une
conception de l’univers et de la vie s’affirme dans ces œuvres maîtresses qui ont
rempli l’existence de Renan : la même qui nous est renvoyée par ces essais de toute
sorte, où sa pensée se reposait, où se jouait sa fantaisie, études d’histoire, de
critique ou de morale, dialogues ou drames philosophiques, et toutes ces
allocutions, confidences, propos, où d’un mot le maître donnait le contact et le
secret de son âme.
Et d’abord, Renan n’a pas séparé la théorie de la pratique : sans fracas, sans
ostentation, si aisément que l’on n’y fait pas attention, Renan a conformé sa vie à
sa croyance. Il a agi, plus que bien d’autres qui se sont bruyamment agités. Toute
sa vie de savant, d’écrivain, d’homme de cabinet, est le résultat d’un acte, d’un
acte volontaire et libre qui représente une belle dépense d’énergie. Pour des
raisons philosophiques, il a cessé de croire à la tradition catholique, et il est
sorti du séminaire. Il a pris la voie dure, périlleuse, incertaine, au lieu de la
voie facile. Cet acte suffit à une vie. Je ne lui ferai pas honneur du fameux Pecunia tua tecum sit : d’autres l’eussent fait. Cela montre
seulement avec quelle douce inflexibilité cet homme savait pratiquer le respect de
sa pensée.
L’originalité de Renan dépend principalement de sa rupture avec l’Eglise : en
d’autres termes, de sa double culture. Il a reçu l’éducation ecclésiastique, et il a
gardé l’âme ecclésiastique : une âme de douceur, de finesse, de nuances, et puis —
ce qui est le grand point — dans la perte de la foi, le sens de la foi, le respect
de la foi. Puis il s’est livré à la science, il en a tenté les deux voies
maîtresses, les sciences de la nature, et l’érudition philologique ; celles-là pour
en comprendre l’esprit, les méthodes, la portée, et pour compléter sa culture,
celle-ci pour y chercher la matière de sa pensée et l’aliment de son activité. Il a
cru à la science plus ardemment que personne, et il lui a remis avec confiance
l’avenir de l’humanité. Du principe fondamental de la science, de l’affirmation du
déterminisme des phénomènes, il a fait sortir toute son œuvre.
Mais ce savant, qui n’a jamais cessé de pratiquer et de recommander la recherche
méthodique du vrai, la poursuite courageuse de la connaissance rationnelle, savait
les limites de la raison et de la science. Du christianisme de sa jeunesse il avait
retenu une certitude, que toute son expérience de savant confirma : que la morale
n’est point affaire de science, mais article de foi, que le bien et la vertu tirent
leur valeur de ce qu’on les choisit librement, gratuitement, et qu’enfin, si on ne
courait chance d’être dupe en se désintéressant, en se sacrifiant, ni le
désintéressement ni le sacrifice n’auraient grand mérite. Et il a toujours affirmé
que celui-là ne se trompe pas, qui déclare en vivant sa foi à l’idéal. Faire de la
vérité le but de la pensée, du bien la fin de l’action, le vrai étant l’exclusion du
miracle, et le bien l’exclusion de l’égoïsme : on peut juger comme on voudra cette
philosophie, on n’a pas le droit d’y voir un jeu de dilettante
indifférent.
Toutes les précautions que ce loyal esprit a prises pour éviter le parti-pris, les
vues étroites ou exclusives, pour saisir toutes les parties et manifester tous les
aspects de la vérité, ont donné le change aux esprits superficiels ou prévenus : en
même temps que notre grossière façon d’entendre l’opposition théorique de la science
et de la foi nous faisait mal juger tous ces fins sentiments, ces expansions
affectueuses ou enthousiastes, qui se mêlaient sans cesse chez Renan aux
affirmations du déterminisme scientifique. On hésitait à prendre au sérieux un
savant qui tirait tant de révérences à l’idéalisme, un critique qui ne semblait
occupé qu’à donner de l’eau bénite.
C’était lui qui avait raison. C’était lui qui était dans le vrai, aisément,
largement, sereinement. Et son esprit qui lui survit prouve par l’excellence de son
action la bonté de sa doctrine. Renan n’a pas été populaire : il offre peu de
prises, par sa richesse et sa souplesse, aux moyens esprits. Mais il a agi sur
quelques intelligences, quelques âmes d’élite, et par elles passe, par elles surtout
passera dans le domaine commun de la pensée le meilleur de l’œuvre du maître.
Il a refait, d’abord, l’œuvre du xviiie
siècle, et
il a dissipé les équivoques créées par Chateaubriand. Quelles que soient les
réserves des érudits, il a établi sur des raisons d’ordre purement scientifique,
historique, philologique, la relativité, l’humanité des religions. Je ne veux pas
dire qu’il ait tué la religion ; mais il a réduit la question à ses termes
essentiels, à sa forme extrême : il faut choisir entre le déterminisme et la
révélation. Et ce choix est une affaire de foi. Contre la foi, nulle critique ne
vaut : mais dès qu’on ne croit pas « comme un petit enfant », inutile de se monter
la tête, inutile de se griser d’esthétique, de s’inventer des raisons de croire : de
l’affirmation déterministe sort la dissolution des religions. A ceux qui ne croient
pas, il fournit l’explication rationnelle du phénomène de la croyance, donnant ainsi
une base solide à l’incrédulité.
Mais il a fait religieusement cette œuvre de science irréligieuse. Dieu est pour
lui « la catégorie de l’idéal » ; et la religion, c’est « la beauté dans
l’ordre moral »
. Par la religion se satisfait l’instinct moral de
l’humanité ; ainsi, aucune religion n’étant vraie, toutes les religions sont
vraies ; et toutes sont bonnes — quand on ne les applique qu’à leur office.
L’idéalisme philosophique n’est pas à l’usage de-toutes les intelligences :
l’idéalisme religieux est accessible aux plus humbles esprits. Des raisons d’ordre
intellectuel ont éloigné Renan de l’Église : mais il est parti sans colère, sans
rancune, le cœur tout pénétré au contraire et parfumé pour la vie de la vertu
fortifiante, consolante, ennoblissante du catholicisme, reconnaissant de tout ce
qu’il lui avait dû de pures joies et de bonnes directions, tant que son progrès
intellectuel n’en avait pas détruit l’efficacité !
De là cette curieuse conséquence : pour nombre d’esprits, Renan a rendu la foi
impossible, et il a rendu impossible aussi la guerre à la foi. Il a radicalement
détruit ce que Voltaire avait ébranlé, mais il a aussi radicalement détruit l’esprit
voltairien : il a affranchi de l’anticléricalisme les cœurs qu’il
a retirés pour jamais au christianisme. Ni croyants, ni hostiles, témoins
sympathiques au contraire de la croyance, et conscients de la bonté morale de la
croyance pour ceux qui peuvent croire, voilà ce que Renan nous a faits. On a vu
surtout, de son vivant, combien il menaçait l’Eglise : de jour en jour, on sentira
davantage ce que le sens religieux, la tolérance et la paix lui doivent.
Dans le domaine de la littérature, son influence est assez imprécise, parce qu’il
n’a pas eu de théorie littéraire. Cependant, je saisis trois traces de son passage :
c’est d’abord la curiosité si universellement éveillée sur les choses religieuses,
le goût des artistes et du public pour les restitutions des plus singuliers effets
de la foi, pour les analyses psychologiques de la sainteté ou de la dévotion. Puis,
d’une façon plus générale, il nous a encouragés à ne pas nous arrêter dans le dilettantisme artistique ou dans l’impassibilité scientifique, à
considérer la littérature comme une collection d’actes humains, libres et moraux ;
c’est-à-dire qu’il nous amène à poser toujours la question de la valeur morale, des
propriétés morales de chaque œuvre. Enfin, il a rendu à la critique l’essentiel
service de lui donner l’exemple de la sympathie : personne n’a enseigné plus
hautement, plus constamment à aimer l’homme, l’effort vers le vrai et vers le bien,
même dans les formes qui répugnent le plus à notre particulière nature.
À tous, littérateurs ou autres, il nous a donné cette générale leçon, d’avoir
trouvé la paix de la conscience et le bonheur en cette pauvre vie, simplement parce
que la vérité toujours l’a conduit. J’aimerais mieux, à vrai dire, qu’il nous ait
laissé le soin de le constater ; et dans ses exquis Souvenirs de
jeunesse, l’optimiste contentement de soi, enveloppé d’une douceur un peu
dédaigneuse, contriste par endroits les plus amicaux lecteurs. Mais ce sont là des
impressions fugitives, qu’il faut vite chasser pour être juste.
Il y a du romantisme dans Renan : c’est-à-dire qu’il a souvent mêlé sa personne
dans son œuvre, et jeté des impressions toutes subjectives à travers l’objectivité
de sa science. Par-là, comme par ces Souvenirs que je rappelais, il
nous conduit à des ouvrages qui sont tout juste l’opposé de ceux dont je me suis
occupé au commencement de ce chapitre, aux mémoires, aux lettres, aux récits et impressions de voyages. Ces
écrits, pourtant, peuvent se considérer dans leur rapport à l’histoire : ils sont
documents d’histoire et la matière d’où la science méthodique plus tard son
œuvre.
Un bon nombre de Mémoires ont été publiés en notre siècle, se
rapportant, en général, comme il est naturel, aux deux ou trois siècles précédents.
Quelques personnages considérables de notre temps, toutefois, ont déjà fait parvenir
au public leurs souvenirs, presque toujours leurs apologies : ainsi Chateaubriand,
Guizot et Tocqueville. Mais ce qu’il y a de caractéristique en ce genre, c’est
l’éclosion, dans ces dernières années, des Mémoires relatifs au
premier Empire : chaque jour en voit paraître de nouveaux942. Il y en
a de toutes sortes, de toute origine et de toute qualité : hommes et femmes, civils
et militaires, soldats et généraux, c’est à qui nous rendra, plus ou moins complète
ou frappante, l’image de l’Empereur et de son immense aventure. Trois de ces
Mémoires me paraissent se distinguer dans la foule : ceux de Mme de
Rémusat943, qui a pour ainsi dire donné le branle, une
femme intelligente, curieuse, un peu commère ; ceux de Marbot944, un soldat, très brave et pas du tout paladin, qui nous donne la note
très juste et très réelle de l’héroïsme militaire du temps, mélange curieux de
naturelle énergie, d’amour-propre excité et d’ambition d’avancer ; ceux enfin de
Pasquier945, un honnête homme sans raideur, excellent serviteur de tous les
régimes pour des motifs légitimes, fidèle à ses maîtres sans servilité, à sa fortune
sans cynisme, et très clairvoyant spectateur de toute l’intrigue politique ou
policière qui se machinait derrière le majestueux tapage des batailles946.
Pour les lettres, des écrivains comme Constant d’abord, et Sand ou Mérimée, des
artistes comme Delacroix et Regnault, en ont laissé d’intéressantes. Parmi les gens
du monde, Mme de Rémusat, avec quelque diffusion et sans grande force de pensée, en
a écrit de charmantes, qui sont d’un esprit éclairé, agile, fin connaisseur du
monde : mais les plus originales, je crois, sont celles de ce Doudan947 qui vécut précepteur, puis ami, dans
la famille de Broglie. Il a ses limites et ses préjugés : mais que de pénétration,
quel jugement sain et droit, quelle abondance de vues personnelles ! C’est un des
meilleurs moralistes que nous ayons eus en ce siècle.
Pour les récits de voyages, qui se rattachent tantôt aux Lettres et
plus souvent aux Mémoires, les meilleurs sont des œuvres d’art, comme
les deux livres de Fromentin sur l’Algérie, ou le Voyage aux Pyrénées
de Taine, ou ces exquises Sensations d’Italie qu’a données
M. Bourget. A côté de ces œuvres consciemment composées pour un effet esthétique, se
rencontrent de vrais journaux écrits au jour le jour, au hasard des rencontres :
comme ces notes posthumes de Michelet qu’on a récemment publiées.
Tous ces ouvrages sont accueillis avec empressement, et il faut qu’ils soient bien
médiocres pour n’obtenir aucun succès. Il semble que le public soit las de fictions
et savoure la certitude de la réalité des récits et descriptions que ces sortes
d’écrits lui offrent. Il semble aussi que son éducation esthétique soit au point
qu’il est apte à lui-même d’une matière brute les possibilités de plaisir
littéraire qu’elle contient, et qu’il se plaise à faire ce travail plutôt qu’à le
recevoir tout fait d’un artiste habile. Il cueille la psychologie et le pittoresque
épars dans toutes ces écritures, et si peu qu’il en récolte, son effort, autant que
son gain, le contente. Enfin, il est vrai aussi que la frivolité d’esprit,
l’inaptitude à penser, trouvent leur compte à ces lectures qui ne présentent que des
choses particulières.
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