Chapitre IV
La comédie
Au théâtre comme ailleurs, et presque plus qu’ailleurs, éclate l’opposition des deux
parties du siècle : avant 1850, les enthousiasmes, les fureurs, l’idéalisme gonflé du
drame romantique ; après 1870, la comédie triomphe sur toute la ligne, étale toutes
ses formes, vaudevilles drolatiques, copieuses bouffonneries, peintures réalistes des
mœurs.
Le vaudeville eut de beaux jours entre 1850 et 1870, avec Labiche896, qui donna, principalement au théâtre du Palais-Royal,
les chefs-d’œuvre du genre. Ce serait une lourde sottise de prendre trop au sérieux
cette fantaisie fertile en inventions cocasses, ces cascades de situations folles
qui tombent si aisément des données initiales d’un sujet. Mais si Labiche a pris la
place qu’il tient au-dessus de tous ses rivaux, dont quelques-uns ne lui cèdent pas
en gaieté, il la doit au grain de bon sens qui presque toujours relève ses
drôleries. Tantôt un solide lieu commun d’observation morale sert de thème et de
conclusion à la pièce, comme dans le Voyage de M. Perrichon (1860) ;
tantôt derrière les gestes, les attitudes, les propos des plus grotesques
bonshommes, on aperçoit nettement les mouvements des pantins réels que la caricature
amplifie comme dans Célimare le bien-aimé (1863), et tantôt — ce qui
est le mieux — la charge s’amortit, s’affine en un joli tableau de mœurs, comme dans
cette soirée sous la lampe, en province, qui fait le premier acte de la
Cagnotte (1864). Sans poser pour le moraliste, sans avoir de mots amers ni
cruels, le bon Labiche nous donne assez souvent l’inquiétante sensation que ces
imbéciles, ces ahuris, ces détraqués qui nous réjouissent, ne sont pas loin de
nous.
Je mets plus haut, pour ses chefs-d’œuvre, un genre qui appartient spécialement au
second empire, et qui en est, à certains égards, l’originale expression : je veux
parler de l’opérette telle que l’a compris Offenbach897, surtout lorsque ses rythmes échevelés coururent
sur les livrets de MM. Meilhac et Halévy. Dans ces livrets d’une bouffonnerie énorme
et pourtant fine898, dont la fantaisiste irréalité semble
se rapprocher parfois de la comédie de Musset, dans cette « blague » enragée qui
démolit tous les objets de respect traditionnel, en politique, en morale, en art, et
qui ne reconnaît rien de sérieux que la chasse au plaisir, revit ce monde du second
empire que les romans et les comédies, plus brutalement ou plus sévèrement,
s’efforceront de représenter : monde effrénément matérialiste, si vide de conviction
qu’il ne croyait même pas à lui-même, se moquant du pouvoir et de l’argent qu’il
détenait, et se hâtant, avant de les perdre, d’en acheter le plus possible de
plaisir. La plus démoralisante séduction émane de ces œuvres légères, où se mêlent
subtilement la froide ironie et la griserie sensuelle. Hors de là, les livrets
d’opérette ne sont que vulgaire polissonnerie ou fadeur sentimentale.
La comédie proprement dite, étouffée entre le vaudeville à prétentions de Scribe et
le drame à grand fracas des romantiques, reparut avec éclat vers 1850, quand Augier
donna sa Gabrielle (1849) et M. Dumas fils sa Dame aux
Camélias (1852) : non point la comédie classique, joyeuse et générale,
mais une comédie dramatique, enveloppant quelque thèse morale dans une peinture
exacte des mœurs contemporaines, une comédie émouvante et réaliste, qu’influençait
fortement le voisinage du roman de Balzac.
Deux noms caractérisent de 1850 à 1880 ou 1885 l’évolution de la comédie : les noms
de MM. Augier et Dumas. Si l’on n’écoutait que le bruit des succès, il faudrait leur
joindre M. Sardou899. Mais ce vaudevilliste éminent, à qui n’a pas manqué une verve
amusante, encore qu’un peu grosse, de caricaturiste900, n’a apporté dans la pièce sérieuse que le goût des effets qui
forcent l’applaudissement, le génie des trucs et des ficelles. Peinture des mœurs,
description des caractères, invention du pathétique, tout est machiné, artificiel,
« insincère », dans ces œuvres dont le brillant déjà s’écaille de toutes parts.
Elles jouent à la grande comédie, et l’on n’y sent rien qu’un faiseur qui spécule
sur la vulgarité intellectuelle et morale de son public, sans donner d’autre but à
son art que de faire cent ou deux cents fois salle comble. Nous nous en tiendrons
aux vrais artistes, à MM. Augier et Dumas.
Emile Augier901 a fait des
pièces en vers et des pièces en prose : celles-là sont la partie morte de son œuvre.
Augier, esprit solide et bourgeois, fait le vers en bon élève de Ponsard, qui serait
nourri de Molière ; son style poétique a quelque chose de lourd, de pénible, rien du
poète. Mais sa prose est ferme, nette, toute pleine de pensée et chaude de
sincérité. C’est par son œuvre en prose qu’il faut le mesurer, non par l’éloquence
gauche de l’Aventurière (1848) ou les grâces vieillottes de
Philiberte (1853).
Autrier est un bourgeois : et son théâtre exprime les idées d’un bourgeois de 1850,
qui aurait l’âme saine, sens droit, volonté ferme, moralité intacte. Le romantisme
d’abord le révolte : il démasque dans Gabrielle (1849) la fausseté de
l’idéal romantique, le danger de la passion effrénée et souveraine. Aux
sentimentalités issues du romantisme, aux réhabilitations hypocritement ou naïvement
attendries de la courtisane, il oppose le Mariage d’Olympe (1855).
Mais ce n’est pas pour mettre à l’aise le matérialisme bourgeois qui fait passer
l’intérêt et l’argent avant tout : contre ce qu’on pourrait appeler le scribisme, contre l’immoralité décente des classes moyennes, il maintient la
nécessité de fonder le mariage sur l’amour. La dot devient la misère des jeunes
filles riches, l’obstacle au bonheur, dans Ceinture dorée (1855),
dans Un beau mariage (1859), dans les Fourchambault
(1878), déjà dans Philiberte (1853).
Mais Augier regarde le mouvement de la société contemporaine, et, avec indignation,
il en dénonce les vices. Deux surtout : la fièvre des spéculations, la poursuite
enragée de la fortune par le mélange de l’adresse et de l’effronterie, par
l’alliance de la Bourse et du journal (les Effrontés, 1861) : puis la
« blague », l’ironie dissolvante qui tourne les scrupules de conscience en ridicules
gothiques, et nettoie le terrain pour l’âpre et sec matérialisme (la
Contagion, 1866 ; Jean de Thommeray, 1873). A ces deux
traits de la société du second empire, Augier, en pur bourgeois libéral, en ajoutera
un troisième : le jésuitisme. Ennemi déclaré du parti religieux, au point qu’il
lancera son Fils de Giboyer (1802) contre Veuillot et le journalisme
catholique, il aura surtout l’horreur des Jésuites, dont il dénoncera l’effrayante
politique avec une violence ingénue dans Lions et Renards (1869).
Toutes ces œuvres, robustes et saines, dans leur philosophie un peu courte, sont
d’excellentes études de mœurs902. Un vigoureux sens des réalités soustrait
l’œuvre aux dangers de la thèse, et l’empêche de s’évanouir dans l’abstraction comme
de se dessécher dans le symbole. Les caractères sont d’un relief remarquable, d’une
analyse un peu sommaire, mais bien vivants et dramatiques en leurs énergiques
raccourcis. Il est fâcheux qu’une conception grossière du personnage sympathique ait
peuplé la comédie d’Augier de jeunes savants vertueux et de polytechniciens
candides, qui valent les beaux colonels de Scribe. Mais, sauf le fantastique agent
des Jésuites, Augier a bien réussi les coquins, les demi-coquins, les honnêtes gens
entamés, tout ce qui a tare ou vice, jusqu’à l’égoïsme inconscient et la veulerie
pernicieuse.
Ses grandes qualités ressortent surtout dans ces admirables pièces, où, sans thèse,
il ne s’est attaché qu’à exprimer les mœurs qu’il voyait, en leur ridicule ou
navrante corruption : dans le Gendre de M. Poirier (1854), qui met
aux prises deux types si vrais de bourgeois enrichi et de noble ruiné ; dans les
Lionnes pauvres (1858), où l’honnête Pommeau et sa femme forment un
couple digne de Balzac, et nous offrent le tableau des ravages que l’universel
appétit de richesse et de luxe peut faire dans un modeste ménage ; dans
Maître Guérin (1864), enfin, qui, malgré son sublime colonel, est
peut-être l’œuvre la plus forte de l’auteur par le dessin des caractères : ce faux
bonhomme de notaire, qui tourne la loi et qui cite Horace, gourmand et polisson
après les affaires faites, cette excellente Mme Guérin, vulgaire, effacée, humble,
finissant par juger le mari devant qui elle s’est courbée pendant quarante ans, cet
inventeur à demi fou et férocement égoïste, qui sacrifie sa fille à sa chimère, ces
trois figures sont posées avec une étonnante sûreté ; Guérin surtout est peut-être
le caractère le plus original, le plus creusé que la comédie française nous ait
présenté depuis Molière : Turcaret même est dépassé.
M. Alexandre Dumas903 était encore tout imprégné de romantisme,
lorsqu’il débuta en 1852 par la réhabilitation de la courtisane, dans la Dame
aux Camélias : c’est l’idée même de Marion de Lorme. Il
sembla changer de voie quand il donna le Demi-Monde, étude réaliste
de certaines parties gâtées de la société. La contradiction des deux œuvres n’est
qu’apparente ; si l’auteur semble changer de principe, c’est que les espèces ne sont
pas les mêmes : l’amour absent dans un cas, présent dans l’autre, détermine la
sévérité ou l’indulgence de l’auteur. M. Dumas me semble n’avoir jamais répudié la
moralité de sa première œuvre : comme j’y retrouvais Marion de Lorme,
je retrouverais dans les Idées de Madame Aubray quelque chose des
Misérables, la thèse même qu’implique l’histoire de Fantine. Cette
thèse restera une des idées fondamentales de l’œuvre de M. Dumas. Mais au romantisme
sentimental des premiers temps s’est substituée en lui une austérité évangélique
d’un goût singulier, qui s’est épanchée surtout en éloquentes préfaces.
M. Dumas est un moraliste visionnaire, qu’obsède et qu’enfièvre la décomposition
sociale qui résulte de la mauvaise organisation de la famille. Il s’est donné pour
tâche de reconstituer la famille, sur l’égalité, la justice, et l’amour. Il attaque
l’argent comme viciant l’institution du mariage ; il attaque les mœurs qui
dissolvent la famille en autorisant ou excusant l’inconduite de l’homme ; il attaque
l’éducation qui ne prépare pas plus l’homme que la femme à son devoir domestique ;
il attaque les préjugés qui, dans l’estimation des fautes, accablent l’ignorance et
n’absolvent pas le repentir ; il attaque les lois qui, avec la femme, sacrifient
l’enfant à l’égoïsme, au vice de l’homme.
Cette prédication sévère s’est exercée dans des pièces brillantes, contre la
séduction desquelles il est difficile de se mettre en garde. Une construction très
solide, qui fait ressortir la thèse, qui dresse les situations comme des arguments
et nécessite le dénouement par une pressante logique, un dialogue éclatant d’esprit,
trop ingénieux parfois et trop pétillant, mais d’une singulière précision
dramatique, d’incroyables tours d’adresse pour éviter les difficultés en paraissant
les aborder de front, autant de romanesque qu’il en faut pour amorcer ou désarmer le
public, des brutalités voulues et mesurées, et, par un contraste piquant, les plus
rigides conclusions préparées par les plus scabreuses situations ; au milieu de tout
cela, des coins de scènes qui donnent la sensation immédiate de la vie, des parties
de caractères, qui éclairent fortement certaines profondeurs de l’âme
contemporaine : voilà l’impression mêlée et puissante que donnent les comédies de
M. Dumas.
Le danger du genre qu’il a créé, et dans lequel nul jusqu’ici n’a pu le suivre,
c’est que la thèse ne détruise le drame. Parfois, en dépit du très habile emploi de
tous les ressorts dramatiques, on croit n’avoir pas devant soi une image de la vie :
l’abstraction l’emporte, et la pièce s’écoute, en dépit des acteurs, comme un
dialogue moral ; l’accent de l’auteur domine dans toutes les voix des personnages.
Il y a quelques œuvres surtout, où les caractères semblent vidés de toute réalité, à
l’état de purs symboles : toute la Femme de Claude, et le principal
rôle de l’Étrangère nous laissent l’impression de dessins
apocalyptiques sous lesquels il ne faut chercher que des idées. Dans beaucoup de
personnages, le symbole s’efface par la substantielle réalité de l’imitation, qui
parfois est très délicatement et minutieusement poussée : il s’efface, mais il
subsiste. Et je n’en veux pour preuve que le jugement porté par l’auteur sur les
actes de ses personnages : il s’en faut que nous en estimions comme lui la valeur
morale ; l’écart est précisément d’autant plus grand que nous les prenons davantage
comme individus réels, astreints aux infirmités, aux incertitudes, aux délicatesses
des réelles consciences. Pour l’auteur, ils sont des symboles, purs représentants de
l’absolu ; reprochera-t-on à des symboles d’être arrogants, indiscrets, brouillons,
brutaux ?
La dernière œuvre de M. Dumas atteste la souplesse toujours jeune de son talent :
il est, cette fois, tout à fait purgé de Scribe ; il semble que, sous certains
souffles venus de loin, sa dureté ait fondu. Plus de factice roman, plus de raide
logique : la comédie de Francillon ne nous offre que réalité et
humanité. La moitié du rôle de la femme, une détraquée honnête, mais surtout les
trois rôles d’hommes qui sont de vivantes expressions de la veulerie contemporaine,
chacun avec sa physionomie propre, font de la pièce une des excellentes études de
mœurs que nous ayons. Et de plus, une sorte de tristesse philosophique imprègne
certaines scènes, où la désillusion pessimiste apparaît à la suite de la ruine de la
volonté. L’œuvre, sans fracas de morale, sans étalage de pitié, est large et
profonde904 .
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