Chapitre III
La poésie : V. Hugo et le Parnasse
Après 1850 il n’y a plus de classiques. Musset est fini ; Lamartine écrit pour vivre.
Sans adversaires et sans rivaux, V. Hugo règne ; il prolonge d’un quart de siècle le
romantisme. Grandi par l’exil, déifié par la passion politique, il gagne bien sa
gloire, qu’il sait administrer : c’est un robuste ouvrier aux forces intactes, et dans
les huit années qui suivent le coup d’État, il donne trois grands recueils de poèmes,
définitive expression de son talent.
L’empire, qui l’a jeté hors de France, lui fournit la matière des
Châtiments (1853) : explosion puissante de satire lyrique. Toutes les
variétés d’émotions et de pensées intimes sont réunies dans les
Contemplations (1850) : copieux épanchement de poésie individualiste,
et journal, pour ainsi dire, du moi poétique de l’auteur. La
philosophie humanitaire de V. Hugo, enfin, s’objective dans la Légende des
siècles (1859) : pittoresque galerie de tableaux symboliques. Tout Victor
Hugo est dans ces trois recueils : toute son œuvre antérieure s’y ramasse et s’y
termine. Toute son œuvre postérieure en est, sauf exception, la répétition ou le
déchet.
V. Hugo est maintenant complet : c’est le moment d’essayer, à l’aide surtout de ces
trois grandes œuvres, de caractériser l’homme et d’en définir le génie.
L’homme869, moralement, est assez médiocre : immensément
vaniteux, toujours quêtant l’admiration du monde, toujours occupé de l’effet, et capable de toutes les petitesses pour se grandir, n’ayant ni
crainte ni sens du ridicule, rancunier impitoyablement contre tous ceux qui ont une
fois piqué son moi superbe et bouffi, point homme du monde, malgré
cette politesse méticuleuse qui fut une de ses affectations, grand artiste avec une
âme très bourgeoise, laborieux, rangé, serré, peuple surtout par une certaine
grossièreté de tempérament, par l’épaisse jovialité et par la colère brutale, charmé
du calembour et débordant en injures : nature, somme toute, vulgaire et forte, où
l’égoïsme intempérant domine.
V. Hugo est peu sensible. Il a la sensibilité des orgueilleux, cette irritabilité
du moi hypertrophié que tous ses ennemis ont sentie. Il n’est pas tendre : quand il
parle d’amour pour son compte personnel, il mêle un peu de sensualité très
matérielle à la galanterie mièvre, à la rhétorique éclatante : il ne s’aliène pas
assez pour connaître les grandes passions ; de sa hauteur de poète pensif, il se
plaît trop à regarder l’amour de la femme « comme un chien à ses
pieds
870 ». Ce qu’il y a de meilleur en lui, c’est sa capacité des
joies de la famille, son affection de père ou grand-père. Il a dit avec un accent
pénétrant la douceur intime du foyer, la séduction ingénue des enfants. Il y a bien
de l’ostentation, de la puérilité dans l’Art d’être grand-père ; ce
grand-père exerce sa fonction comme un pontificat, avec une niaiserie solennelle qui
dégoûte. Mais, dans les Feuilles d’automne et les premiers recueils,
avec quelle simplicité charmante il parle des enfants ! Surtout, lorsqu’il eut perdu
en 1843 sa fille et son gendre, nouveau-mariés, qui se noyèrent à Villequier, il dit
son désespoir, ses souvenirs douloureux, ses appels au Dieu juste, au Dieu bon en
qui il crut toujours, dans un livre des Contemplations
871, où la
perfection du travail artistique n’enlève rien à la sincérité poignante du
sentiment.
Il n’est que juste aussi, je crois, d’ajouter que l’amour collectif de l’humanité,
des humbles, des misérables, fut très réel chez V. Hugo. Parce qu’il donna à cette
passion des expressions parfois bizarres et déraisonnables872,
parce que surtout elle servit fortement à son apothéose et qu’il l’exploita
certainement pour sa popularité, il ne faut pas méconnaître le vif sentiment de
pitié sociale qui est antérieur en lui à sa conversion politique.
La sensibilité de V. Hugo est donc assez limitée, et presque toujours contenue,
dirigée, refroidie par la préoccupation d’agrandir son personnage. En revanche, il a
une puissance illimitée de sensation, une acuité rare des sens, et particulièrement
du sens de la vue. Sa vision est une des plus nettes qui se soient jamais
rencontrées chez un poète ; son œil garde à la fois le détail et l’ensemble des
choses. Il voit moins les couleurs que les reliefs ; il est sensible surtout aux
oppositions de l’ombre et de la lumière, qui lui fournissent l’antithèse
fondamentale de sa poésie.
Je ne sens pas qu’il soit uni par une sympathie morale à cette nature extérieure
dont il reçoit si fortement toutes les valeurs : nul autre lien entre elle et lui
que la sensation physique. De là, l’usage qu’il en fait. Les simples tableaux, les
paysages à la plume d’après nature, sont beaux, mais assez rares dans son œuvre. Il
se fait de la nature un vaste magasin d’images, où sa pensée se fournit tantôt de
thèmes à variations verbales pour l’exercice de sa prodigieuse invention, tantôt de
formes à vêtir les idées ; et c’est parce que nulle affection permanente de son âme
n’est engagée dans sa perception du monde extérieur qu’il dispose si librement de
toutes ses sensations pour les transformer en métaphores ou en symboles au service
de ses conceptions intellectuelles.
Mais quelle intelligence a-t-il ? Hélas ! il faut avouer que ce très grand poète
fut un homme médiocrement intelligent. Il est incapable de définir et de raisonner.
Il lâche d’énormes contresens quand il veut faire le critique, d’énormes non-sens
quand il veut faire le théoricien. Ses idées littéraires sont vagues et troubles.
Ses idées philosophiques, politiques, sociales, son déisme, son républicanisme, son
« démocratisme », sont des idées moyennes, sans originalité, tout à fait imprécises
et médiocrement cohérentes.
Impuissant à penser, il a le respect, la religion de la pensée : il a l’ambition
d’être un penseur. N’est-ce pas un devoir du poète, d’être l’instructeur des
peuples, le « phare » de l’humanité ? Et c’est un spectacle à la fois comique et
touchant de voir ce primitif s’appliquer à penser, manier laborieusement,
gauchement, fièrement, des doctrines, dont il n’embrasse que les mots. Plus il
entasse ou gonfle ses métaphores, plus il s’imagine élever ses idées, et il s’est
attiré de Veuillot par certaines méditations délirantes le mot cruel que l’on sait :
Jocrisse à Pathmos.
Mais prenons garde d’aller trop loin. V. Hugo n’a pas d’idées originales : il n’en
sera que plus apte à représenter pour la postérité certains courants généraux de
notre opinion contemporaine. Il n’a pas d’idées claires : c’est un poète, non pas un
philosophe. Son affaire n’est pas d’apporter des formules exactes, des solutions
sûres. Il suffit qu’il tienne la curiosité en éveil sur de grands problèmes, qu’il
entretienne des doutes, des inquiétudes, des désirs. Une idée abstraitement
insuffisante peut déterminer un sentiment efficace. Et voilà par où l’œuvre de V.
Hugo est excellente et supérieure : à défaut d’idées nettes, il a
des tendances énergiques, et il agite en nous
certaines angoisses sociales et métaphysiques. Dieu, l’inconnaissable, l’humanité,
le mal dans le monde, la misère et le vice, le devoir, le progrès, l’instruction et
la pitié comme moyens du progrès, voilà quelques idées centrales que V. Hugo ne
définit pas, ne démontre pas, mais qui sont comme des noyaux autour desquels
s’agrègent toutes ses sensations. Ces idées hantent son cerveau : il ne les critique
pas, il s’en grise. Et cela ne vaut-il pas mieux, après tout, que d’avoir dit
éternellement Sarah la baigneuse ou le pied nu de Rose ? n’est-ce pas en somme de là
que la poésie de Y. Hugo, dans l’égale perfection de la forme, tire sa plus haute
valeur ? Et où trouvera-t-on, si ce n’est chez lui, l’expression littéraire de l’âme
confuse et généreuse de la démocratie française dans la seconde moitié du
xixe
siècle ? Par sa philosophie sociale, le
lyrisme de V. Hugo devient largement représentatif.
Il faut nous défaire pour juger ses idées de toutes nos habitudes
d’abstraction et d’analyse. Impropre à la pensée pure et à la logique idéale, il a
philosophé avec sa faculté dominante, à grands coups d’imagination. Mais par là même
il a moins gâté les idées que s’il avait essayé de les versifier en philosophe : il
a évité la sécheresse de la poésie raisonnablement didactique. Des doctrines, il ne
garde que quelques mots, les mots essentiels dont chacun en gros connaît le sens, où
chacun peut mettre toute la richesse de sa pensée personnelle : et à ces mots il
associe des images que la nature lui fournit.
V. Hugo ne pense que par images : l’idée, ramassée en un seul mot, lui apparaît
liée à une forme sensible, qui la manifeste ou la représente, qui par ses affinités
propres en détermine les relations, en sorte que les associations d’images dirigent
le développement de la pensée.
Une chose vue éveille l’idée qui sommeillait en lui, ou l’idée
inquiète se projette dans l’objet qui frappe ses yeux. Dès lors le poète est délivré
de l’embarras des opérations intellectuelles : il a fait passer dans sa sensation
son idéal ou sa doctrine ; il n’a que faire d’analyser ; il n’a qu’à utiliser son
admirable mémoire des formes, et ce don qu’il a de les agrandir, déformer ou
combiner sans les détacher de leur soutien réel, ce don aussi de suggestion qui lui
fait trouver des passages inconnus entre les apparences les plus éloignées. Ainsi la
pensée devient hallucination, le raisonnement description : au lieu d’un philosophe
nous avons un visionnaire. Mais, ainsi, les propriétés intellectuelles des idées
restent intactes, et les formes que déploie le poète sont éminemment réceptives : le
lecteur, selon sa puissance d’esprit, remplit ces symboles, aptes à contenir tout ce
que le poète n’a pas pensé.
En réalité, V. Hugo a les gaucheries et les spontanéités de l’humanité primitive :
sa raison obscure, troublée de mille problèmes, qu’elle ne peut résoudre ni manier
en leur abstraction, les pose en images concrètes : il crée des mythes. Ce que les
races lointaines ont fait dans les temps qui précèdent l’histoire, V. Hugo, au
siècle de Comte et de Darwin, le répète avec aisance : le mythe est la forme
essentielle de son intelligence Sa volonté candide de penser ne laisse dans la
nature aucun phénomène où il n’aperçoive la transcription sensible de quelque
redoutable énigme ou d’une auguste vérité : toute sensation tend à devenir symbole,
tout symbole à se développer en mythe. Absolument dénué du sens psychologique, il ne
peut voir l’individu : un pauvre qu’il rencontre devient tout de suite le pauvre
873. Toute métaphore dans une telle organisation évolue, s’organise,
s’étend : l’objet propre ou l’idée première reculent ; et naïvement, spontanément il
retrouve, dans ce pâtre promontoire qui garde les
moutons sinistres de la mer
874, la forme d’imagination qui, sur les côtes tourmentées de la
Sicile, avait animé l’informe Polyphème et la blanche Galatée.
Cette faculté fait que V. Hugo, le plus lyrique des romantiques, est en même temps
le plus objectif875. Par ces aspirations au progrès,
par ces revendications sociales, par ces élans de charité, de bonté, de pitié, de
foi ou de colère démocratiques, sa poésie prend un autre objet que le moi du poète. Elle exprime les émotions d’un homme, mais des émotions
d’ordre universel. Cela donne à son œuvre un air de grandeur et de noblesse qu’il
serait injuste de méconnaître.
Il y a bien des violences, et des plus grossières dans les
Châtiments : mais comme le sujet efface ou atténue les petitesses
de l’auteur ! On croit entendre les clameurs d’un Isaïe ou d’un Ezéchiel :
protestation du droit contre la force, affirmation de la justice contre la violence,
espérance superbe de la conscience qui, blessée du présent, s’assure de l’éternité.
Les plus belles pièces sont les plus impersonnelles, les plus largement
symboliques876.
Et la même remarque s’impose quand on compare les deux derniers livres des
Contemplations à la première Légende des siècles. La
même conception humanitaire et démocratique qui a produit, dans un style direct et
subjectif, le galimatias apocalyptique d’un « Jocrisse », donne, dans une forme
objective et mythique, un chef-d’œuvre réellement unique.
On a parlé d’épopée à propos de la Légende des siècles : il faut
s’entendre. Ces épopées n’ont rien de commun avec l’Iliade ou
l’Énéide : il faudrait les comparer plutôt à la Divine
Comédie ; la forme épique enveloppe une âme lyrique. Une idée
philosophique et sociale soutient chaque poème : ici affirmation de Dieu ou de la
justice, la dévotion au peuple, haine du roi et du prêtre. Le recueil, complété par
deux publications postérieures, forme comme une revue de l’histoire de l’humanité,
saisie en ses principales (ou soi-disant telles) époques ; c’est une suite de larges
tableaux ou de drames pathétiques, où s’expriment les croyances morales du poète.
Toutes ces épopées symboliques, non historiques, sont réellement des mythes, où les
formes de la réalité, imaginée ou vue, ancienne ou contemporaine, s’ordonnent en
visions grandioses et fantastiques. La précision pittoresque de certaines
descriptions ne doit pas nous faire illusion : la plus simple, la plus vraie, la
plus réaliste, est toujours une « légende morale »877, le sujet apparent
n’étant que l’équivalent concret du sujet fondamental.
V. Hugo, évidemment, a manqué de mesure, comme il a manqué d’esprit : visant
toujours au grand, il a pris l’énorme pour le sublime, et il a été avec
sérénité. Mais, hormis ce vice essentiel de son tempérament, il a été l’artiste le
plus conscient, le plus sûr de lui. Il n’a pas toujours voulu sainement : il a
toujours fait ce qu’il a voulu ; son exécution n’a jamais trahi sa conception.
Cette maîtrise se marque bien dans la composition de ses poèmes. Regardons les
Châtiments : évidemment la table des matières est un trompe-l’œil.
En donnant des titres à ses sept livres, comme il les donne, le poète veut nous
faire croire à un ordre intelligible, qui s’évanouit dès qu’on feuillette le
recueil. Il n’y a pas là de critique méthodique du programme politique et social de
l’empire : et c’est tant mieux. Mais laissons les formules qu’il attache comme des
étiquettes sur chaque paquet de satires. La composition poétique est admirable. Le
mélange des formes lyriques et narratives, des apostrophes directes et des symboles
objectifs, la variété des tons et des rythmes préviennent le dégoût ou la fatigue du
lecteur : avec quel art, parmi tant d’invectives virulentes, développe-t-il le vaste
poème de l’Expiation ! avec quel art jette-t-il, au milieu des
tableaux de meurtre, de persécution et de servitude, comme de larges taches de
nature, claires dans cette ombre, et gaies dans cette horreur ! Comme il nous repose
adroitement du Deux-Décembre tant de fois maudit par la vision sereine de Jersey,
par la vision grandiose du désert878 !
L’antithèse est le principe de la forme de V. Hugo, dans la composition d’un
recueil ou d’un poème comme dans le détail du style. Il aime à dresser l’une contre
l’autre deux parties symétriques, contraires de sens ou de couleur879. Une scène réaliste se termine en
hallucination fantastique : un fait familier, trivial, s’élargit en symbole de
l’infini ou de l’incompréhensible. Tout s’équilibre, et l’on sent partout une
volonté consciente qui a déterminé les relations et les proportions des parties880 .
Même sûreté dans le maniement de la langue. V. Hugo a l’un des plus riches
vocabulaires dont poète ait usé. Aucun mot technique ne l’effraie. Il aime les mots
étranges, inconnus, pour les effets d’harmonie qu’on en peut tirer. Il sent le mot
comme son, d’abord ; et de là son goût pour les noms propres, qui, avec un minimum
irréductible de sens, font tout leur effet par leurs propriétés sensibles, par la
sensation auditive qu’ils procurent. De là ces énumérations écrasantes dont il nous
étourdit : sa vanité, de plus, s’y détecte dans une apparence de science qui produit
l’impression d’un monstrueux pédantisme.
Toutes les valeurs, toutes les associations, toutes les combinaisons des mots lui
sont connues. Il a la phrase tantôt plastique et nettement élégante, tantôt
robustement sentencieuse et ramassée. Mais sa forme originale, c’est la métaphore
continue. Seulement la métaphore chez lui n’est pas un procédé d’écrivain laborieux,
c’est, comme je l’ai dit, l’allure spontanée de la pensée. Aussi, dès qu’il est
maître du moins de son talent, la métaphore n’est-elle jamais banale chez lui :
toujours rafraîchie à sa source, renouvelée par une sensation directe, elle peut
être bizarre, ridicule, elle est toujours vraie et naturelle.
S’étant fait une loi rigoureuse de la propriété, de la particularité îles termes,
possédant le plus riche vocabulaire d’expressions locales et pittoresques, V. Hugo
fait une dépense curieuse des adjectifs emphatiques, à sens indéterminé : étrange, horrible, effrayant, sombre, etc. Il les mêle aux mots
techniques : c’est un moyen d’agrandir la réalité, de développer des images finies
en symboles fantastiques. Il exécute cette opération avec une incontestable sûreté
de main.
Je signalerai encore un autre procédé qui s’étale dans les trois recueils donnés
après 1830 : c’est l’emploi du substantif en apposition : la marmite
budget, le bœuf peuple, le pâtre
promontoire, etc. Ordinairement respectueux de la langue, V. Hugo s’est
obstiné pourtant dans cette tentative : c’est qu’elle répond à la constitution
intime de son génie. Cette construction supprime le signe de comparaison, elle
établit l’équivalence, l’identité des deux objets dont l’un va prendre la place de
l’autre dans l’imagination et la phrase du poète. Cette opération verbale est le
principe même de la création mythique.
Enfin, la puissance d’invention rythmique de V. Hugo apparaîtra aussi dans les
trois recueils : on y verra comment les mots sonores se groupent en vers expressifs,
avec quelle science la distribution des coupes dans le vers, l’ordonnance des
strophes ou des parties dans la pièce règlent le mouvement, selon la nature du
sentiment ou de la pensée, avec quelle justesse se fait presque toujours
l’adaptation d’une certaine structure métrique au caractère du sujet. Il faudrait
trop d’exemples pour mettre en lumière cette partie du génie de V. Hugo, et je ne
puis ici que l’indiquer. On devra étudier la première Légende des
siècles presque vers par vers, pour comprendre la délicatesse, la
puissance et la variété des effets que le poète fait rendre à toutes les formes de
vers, et particulièrement à l’alexandrin : c’est là qu’on devra chercher, en leur
perfection, les types variés du vers romantique.
Derrière le magnifique déploiement de V. Hugo, la poésie se transforme et suit le
mouvement général de la littérature.
Le temps des exaltations passionnées est si bien fini que le plus impénitent des
romantiques n’a pas plus de sentiment que les autres. Ame égale, sans fièvre et sans
orages, esprit moyen, sans idées ni besoin de penser, Théodore de Banville881 jongle sereinement avec
les rythmes. C’est un charmant poète et bien original, chez qui sens, émotion,
couleur, comique, tout naît de l’allure des mètres et du jeu des rimes. Chez ce
fervent, le romantisme aboutit à la plus étincelante et stérile fantaisie. Gautier
mettait encore dans ses vers des sujets de tableaux : Banville n’y met rien, que des
souplesses étonnantes de versification. Ce délicieux acrobate finit le romantisme.
Après lui, rien : rien du moins que le délire d’invention verbale de M. Richepin,
dont les prodigieux effets de vocabulaire et de métrique, dans le néant brutal du
sens, représentent le dernier état du pur romantisme.
Vers 1850, la poésie est devenue moins personnelle, elle s’est imprégnée d’esprit
scientifique ; elle veut rendre les conceptions générales de l’intelligence, plutôt
que les accidents sentimentaux de la vie individuelle. La direction de l’inspiration
échappe au cœur, est reprise par l’esprit, qui fait effort pour sortir de soi, et
saisir quelque ferme et constant objet882. Au reste, le maître lui-même
rend témoignage du changement des temps par les recueils qu’il envoie de son exil.
Sa poésie, bien personnelle, enveloppe une poésie impersonnelle que d’autres
dégageront. Bientôt aussi reparaîtra Vigny dans les saisissants symboles de ses
œuvres posthumes (1864), qui enseignent à effacer le moi et la
particularité de l’expérience intime.
Mais, à cette date, la détermination nouvelle de la poésie est achevée. Il faut,
pour la surprendre en pleine transformation, nous arrêter à Baudelaire883. Je ne lui reprocherai pas d’avoir peu produit : ce peut être d’un
sage autant que d’un stérile. Un petit volume peut contenir toute une âme, tout un
esprit ; et loué soit qui se concentre, au lieu de se diluer. Le talent de
Baudelaire est assez étroit et en même temps assez complexe. Il représente à
merveille ce que j’ai déjà appelé le bas romantisme, prétentieusement brutal,
macabre, immoral, artificiel, pour ahurir le bon bourgeois. Dans cet étalage de
choses répugnantes, dans cette volonté d’être et paraître « malsain », dans ce
« caïnisme » et ce « satanisme », je sens beaucoup de « pose » et la contorsion d’un
esprit sec qui force l’inspiration. La sensibilité est nulle chez Baudelaire : sauf
une exception. L’intelligence est plus forte, médiocre encore : sauf une exception.
La puissance de la sensation est limitée : le sens de la vue est ordinaire.
Baudelaire n’est pas peintre, et ses tableaux parisiens sont de la
peinture inutile. Mais il a deux sens excités, exaspérés : le toucher et
l’odorat884.
L’idée unique de Baudelaire est l’idée de la mort ; le sentiment unique de
Baudelaire est le sentiment de la mort. Il y pense partout et toujours, il la voit
partout, il la désire toujours ; et par là il sort du romantisme. Son dégoût d’être
ne paraît pas un produit de mésaventures biographiques : il se présente comme une
conception générale, supérieure à l’esprit qui se l’applique885. Obsédé et assoiffé de la mort, Baudelaire, sans être
chrétien, nous rappelle le christianisme angoissé du xve
siècle : par une propriété de son tempérament, la mort qui est sa
pensée, la mort qui est son désir, c’est la mort visible en la pourriture du corps,
la mort perçue sur le cadavre par l’odorat et le toucher. Une originale mixture
d’idéalisme ardent et de fétide sensualité se fait en cette poésie.
L’artiste est puissant. Laborieux, raffiné, parfois prosaïque, souvent prétentieux,
il vise à la perfection, et il y atteint plus d’une fois. Il aime les formes sobres,
pleines, solides, le vers large, signifiant, résonnant886 . Sa forme préférée est le poème
symbolique, court et concentré ; parfois, de la plus banale idée, il fait un poème
saisissant par la nouveauté hardie du symbole887.
Par sa bizarrerie voulue et provocante, mais aussi par sa facture magistrale,
Baudelaire a exercé une influence considérable : ne lui reprochons pas les sots
imitateurs qu’il a faits, c’est le sort de tous les maîtres.
Nous saisissons encore l’évolution du romantisme chez Louis Bouilhet888 : vestiges de
passion orageuse, exotisme effréné dans l’orientalisme et la chinoiserie, fantaisie
capricieuse des rythmes, voilà le romantisme ; mais essai de restitution érudite de
la vie romaine, effort pour saisir la vie contemporaine en sa réalité pittoresque,
et surtout sérieuse tentative pour traduire en poésie les hypothèses de la science,
voilà les directions nouvelles vers l’art objectif et impersonnel. Le petit volume
de Bouilhet est un témoin curieux des impulsions incohérentes auxquelles obéissaient
entre 1850 et 1860 les talents secondaires qui n’avaient pas la force de
s’affranchir et de s’orienter une bonne fois.
Venons aux maîtres en qui s’exprime le besoin nouveau des esprits. Dès 1853,
M. Leconte de Lisle889 a trouvé sa voie dans les Poèmes
antiques que suivront les Poèmes barbares (1859). Ce poète
est un érudit ; il traduit Homère, Eschyle, Sophocle, Horace, et il est intéressant
de constater ce retour à l’antiquité grecque qui coïncide avec l’effort pour
objectiver le sentiment lyrique. Il demande à l’érudition la matière de sa poésie :
ses poèmes sont une histoire des religions. Il raconte toutes les formes qu’ont
prises dans l’humanité le rêve d’un idéal, la conception de la vie universelle, de
ses causes et de ses fins : légendes indiennes, helléniques, bibliques,
polynésiennes, scandinaves, celtiques, germaniques, chrétiennes, tous les dieux et
toutes les croyances défilent devant nous et se caractérisent avec une étonnante
précision.
Le poète n’est pas, comme on l’a dit, un impassible. C’est un désespéré. Il regarde
la vie avec une tristesse qui naît d’un absolu, d’un incurable pessimisme. Tout est
illusion, écoulement sans fin de phénomènes ; rien ne s’arrête, rien n’est, pas même
Dieu. Il n’y a que la mort. En certains endroits, un accent personnel se laisse
sentir, et certain appel à la mort, certaine effusion de pitié sur les vivants, nous
découvrent l’âme douloureuse du poète. Mais ces élans de sensibilité sont aussitôt
comprimés qu’aperçus.
Au lieu de crier en pur lyrique ses incertitudes ou ses angoisses, M. Leconte de
Lisle a préféré les dérober derrière les incertitudes et les angoisses de toute
l’humanité, dont son mal est le mal. De là, ce défilé des dieux et des religions qui
sont les formes par où l’humanité tente toujours de tromper son ignorance et
d’éterniser sa brièveté ; mais ces formes elles-mêmes passent, portant témoignage de
l’universel écoulement et de l’éternelle illusion, démasquant le néant dans leur
mélancolique succession.
Comme Vigny, et par un effet analogue du pessimisme, M. Leconte de Lisle aime les
fugitives apparences de l’être. Il regarde, il saisit la vie universelle en tous ses
accidents. De chaque phénomène, il fixe la particulière beauté ; et ainsi le poète
des religions se double d’un peintre de paysages et d’animaux. Les descriptions de
M. Leconte de Lisle sont puissamment objectives, d’une intensité de couleurs, d’une
énergie de reliefs890, à quoi rien dans la poésie contemporaine ne saurait se comparer. La
personnalité du poète ne s’affirme plus que par l’élection de la forme : une forme
belle et large, impeccable et précise, aveuglante parfois à force d’éclat, dure
aussi à force de fermeté. Cette poésie, en sa continue perfection, a des reflets, un
grain, une solidité de marbre.
V. Hugo était absent : M. Leconte de Lisle, après ses deux admirables recueils, fut
le maître incontesté de la poésie française ; autour de lui se groupèrent un certain
nombre de jeunes poètes, qui prirent le nom de Parnassiens, lorsque l’éditeur
Lemerre publia leurs vers dans le recueil du Parnasse contemporain
Chacun y apporta son tempérament original, sa force de sentiment ou de pensée : le
trait commun de l’école fut le respect de l’art, l’amour des formes pleines,
expressives, belles. Tous ont une remarquable science de la facture, et si parfois
la matière semble maigre ou vile dans leurs œuvres, il faut reconnaître que presque
tous ont dit en perfection ce qu’ils avaient à dire. Il n’en est guère qui, grâce à
la probité du métier, n’aient eu la bonne fortune de donner la forme qui dure à
quelque sujet bien rencontré ; et l’on formera, l’on a formé déjà de charmantes
anthologies, où tout est de premier ordre, parce que chacun fournit très peu.
Mais nous ne pouvons regarder ici que les chefs de file pour ainsi dire, ceux qui
se séparent par une énergique originalité, ou dont l’impérieux exemple indique des
directions nouvelles.
M. Sully Prudhomme891 est un philosophe, et il a voulu donner à la
poésie philosophique plus de rigueur, plus d’exactitude qu’elle n’en a jamais eu. Il
a en effet apporté dans l’expression des idées une netteté, dans la suite des
raisonnements un ordre, dans l’exposition des doctrines une précision qu’on ne
retrouverait pas ailleurs. Et la philosophie qu’il présente, tout imprégnée de
science, attentive aux découvertes, aux hypothèses de l’histoire naturelle, de la
physique, est bien une philosophie d’aujourd’hui. A la métaphysique joindre la
science, cela est d’un poète que la difficulté n’effraie pas.
Après avoir traduit le premier livre de Lucrèce, pour se faire la main, M. Sully
Prudhomme a fait un poème sur la Justice : il la cherche dans
l’univers, qui lui montre partout la lutte, la haine, la faim ; il ne la trouve
enfin que dans la conscience de l’homme. Pour ces hautes conceptions, le poète a
choisi une forme étriquée et raffinée : d’un bout à l’autre s’égrènent des sonnets
alternant avec quatre quatrains. Plus heureuse est l’épopée symbolique du
Bonheur : ni les sens, ni la pensée, ni la science ne donnent le
bonheur ; il est uniquement, absolument dans le sacrifice. Sans doute la force de
l’idée, la logique du raisonnement font obstacle parfois à la poésie et imposent aux
vers une précision de prose scientifique. N’était la valeur de la pensée
philosophique, on croirait par endroits lire un discours de Voltaire. Cependant il y
a dans ces poèmes d’admirables choses ; surtout dans le Bonheur,
l’idée se fond dans le sentiment, s’enveloppe dans le symbole ; une poésie subtile,
vaporeuse sans être nuageuse, précise sans être abstraite, saisit à la fois
l’imagination et l’intelligence.
Cependant M. Sully Prudhomme a réussi plus constamment dans la courte méditation
qui réalise par une image gracieuse ou touchante quelque vérité philosophique, un
fait de notre vie morale, une loi de la vie universelle. Rien de plus achevé, de
plus neuf que ces petites pièces, la Mémoire, l’Habitude, les
Chaînes, la Forme : il faudrait citer presque tout
le recueil. M. Sully Prudhomme a de profondes tendresses et d’abondantes pitiés, qui
naissent en lui d’un pessimisme délicat et pénétrant. Ni cri, ni révolte, ni tension
même : une tristesse douce et discrète, toute en demi-teintes, un vif sentiment de
l’humaine misère, une déploration sans violence des êtres et des formes qui passent.
Quelles sont les expériences intimes qui donnent un tel accent de sincérité à cette
poésie raffinée ? Je ne sais, et le poète ne laisse guère entrevoir sa vie dans son
œuvre. Il a un esprit de généralisation, qu’il applique même aux faits de sa
sensibilité ; il ne s’arrête qu’aux émotions où transparaît quelque servitude ou
quelque aspiration de l’impersonnelle humanité ; mais ces généralités sentimentales
ne sont pas des lieux communs, et ces poèmes exquis notent je ne sais combien de
fines nuances d’impressions, l’ont apparaître je ne sais combien d’invisibles forces
morales.
Avec M. Leconte de Lisle, la poésie fuit vers l’archéologie et l’histoire : avec :
M. Sully Prudhomme, elle s’allie à la philosophie et à la science. Une troisième
direction reste, dans laquelle la poésie objective peut se trouver : elle consiste à
recevoir de la perception extérieure la matière des vers, en sorte que le moi n’y contribue que par sa représentation du non-moi. Parallèlement au roman naturaliste peut se développer une poésie
naturaliste, tout appliquée à rendre les aspects de la vie familière, de la réalité
vulgaire, même triviale, même laide.
La voie fut décidément ouverte par M. E. Manuel qui tenta d’enfermer dans de petits
tableaux, discrètement teintés d’émotion, les mœurs du peuple parisien, les scènes
de la rue et de l’atelier ; mais l’idéalisme du poète le condamnait à dérober une
partie de ses modèles derrière la noblesse de son propre sentiment. Dans ce genre,
M. Coppée892 s’est acquis
le nom d’un maître. Moins artiste que Gautier, sans être plus penseur, il avait
débuté par des mièvreries sentimentales, dont les formes travaillées ont je ne sais
quel aspect de bijouterie fausse. Puis il a visité les faubourgs, les usines, les
gares, la banlieue parisienne ; il a frôlé la vie populaire ; il s’est constitué le
poète des formes humbles de la nature et de l’humanité. La tentative était
intéressante : par malheur, on ne trouve dans les vers de M. Coppée ni la sincère
énergie ni la large pitié que de tels sujets exigent. Le souffle est court ;
l’artifice littéraire est trop sensible. L’œuvre reste laborieusement prosaïque, et
l’intensité de l’impression réaliste n’y compense pas la sécheresse poétique.
La poésie réaliste, si elle est possible, n’a pas rencontré d’homme : il faut en
chercher les esquisses éparses un peu partout dans les vers de ces vingt dernières
années, surtout dans quelques pièces de Maupassant893 ou de Verlaine894 : disons aussi, pour être juste, çà et là, par hasard,
dans la Chanson des Gueux
895.
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