Chapitre II
Le mouvement romantique
Dans l’histoire de l’art littéraire au xixe
siècle,
deux faits généraux dominent : vers 1830, la littérature est romantique, vers 1860
elle est naturaliste ; deux grands courants semblent l’emporter successivement en sens
contraire.
Qu’est-ce que le romantisme710 ? A cette question
difficile, on peut répondre, en regardant le trait apparent et commun des œuvres
romantiques : le romantisme est une littérature où domine le lyrisme. Mais alors,
qu’est-ce que le lyrisme ?
Le lyrisme est d’abord l’expansion de l’individualisme : or par où sommes-nous
facilement et constamment individuels ? non pas sans doute par les idées de notre
intelligence, bien plutôt par les phénomènes de notre sensibilité. Ces phénomènes
sont de deux sortes : des sentiments d’amour et d’espérance, de haine et de
désespérance, d’enthousiasme et de mélancolie ; ou bien des sensations. Parmi nos
sensations, les unes sont représentatives de l’univers, et sont les matériaux avec
lesquels nous construisons le monde extérieur dont nous portons en nous l’image ;
les autres ne sont pas (directement du moins et facilement) représentatives, comme
certaines sensations musculaires, et, pour la plupart des hommes, les sensations
d’odorat et de goût : ces dernières, les romantiques en abandonneront l’expression à
leurs successeurs, et ils se contenteront des premières. Ils s’attacheront à rendre
leurs affections intimes et leurs impressions de la nature : leur lyrisme sera
sentimental et pittoresque.
Mais si nous nous intéressons aux émotions qui ne sont pas les nôtres, c’est que
nous sommes hommes, et le poète est homme : nous avons en commun avec lui la nature
et la source des émotions. La qualité seule, l’intensité, les formes accidentelles
et causes occasionnelles sont à lui. « Les passions de l’âme et les
affections du cœur, disait Hegel, ne sont matière de pensée poétique que dans ce
qu’elles ont de général, de solide, et d’éternel. »
Aussi le grand, le
puissant lyrisme n’est-il pas celui par où le poète se distingue de tout le monde,
mais celui qui en fait le représentant de l’humanité. Le lyrisme qui nous prend, est
celui où transparaît sans cesse l’universel : il trouve au fond des tristesses et
des désirs de l’individu, il aperçoit à travers les formes multiples de la nature,
il pose et poursuit partout les problèmes de l’être et de la destinée. Que
sommes-nous ? où allons-nous ? Dans tous les accidents du sentiment, dans l’amour
par exemple, le poète aperçoit les conditions de l’être éphémère et borné. Sous le
perpétuel écoulement de notre vie phénoménale, qu’est-ce que ce moi qui se dérobe ? Et la mort, qui arrête cet écoulement, est-ce une fin,
un arrêt, un passage ? Qu’y a-t-il au-delà ? Enfin la cause ? la
cause de ce moi que je suis, la cause de cet univers que je
reflète en moi ? si je suis capable de création lyrique, je la cherche dans tous les
battements de mon cœur, dans tous les aspects de la nature. Le romantisme (et c’est
là sa grandeur) est tout traversé de frissons métaphysiques711 : de là le caractère
éminent de son lyrisme, qui, dans l’expansion sentimentale, et dans les tableaux
pittoresques, nous propose des méditations ou des symboles de l’universel ou de
l’inconnaissable.
Entre ces émotions particulières de l’individu et ces conditions essentielles de
l’humanité, qui, réunies, forment l’objet du lyrisme romantique, restent
l’intelligence avec la réflexion et les facultés discursives, et les vérités
universelles d’ordre rationnel : deux choses que le romantisme laisse de côté.
Psychologie et science, art de penser et art de raisonner, méthode exacte et logique
serrée, c’est ce dont il ne s’inquiète guère, et c’était précisément tout ce qui
faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du xviiie
siècle, la meilleure moitié de ce qui faisait l’intérêt, la valeur, l’originalité du
xviie
siècle.
Mais ceci nous rappelle que quelque chose existait avant le romantisme, a été
détruit par lui : nécessairement le romantisme s’est déterminé par rapport au
classicisme. Pour être lui, il a dû se distinguer de ce qui était avant lui. Il
s’est différencié, d’abord par négation, puis par antithèse.
Par négation, en supprimant les règles qui régissaient le travail littéraire. Ces
règles étaient de trois sortes : les définitions des genres nettement séparés entre
eux et sans communication ; les lois intérieures de chaque genre, qui faisaient
prévaloir l’unité du type sur la diversité des tempéraments ; les préceptes du goût,
qui limitaient l’artiste dans le choix des objets d’imitation et des procédés
d’expression.
Par antithèse, en faisant le contraire de ce qu’avaient fait les classiques712. La littérature du xviiie
siècle prenait pour modèles les anciens et le xviie
siècle français : le romantisme leur substitue le moyen
âge et les étrangers.
Ainsi le romantisme sera, en premier lieu, un élargissement, ou plutôt un
déplacement du domaine littéraire ; ensuite, une refonte des formes littéraires,
chaos d’abord, mais chaos d’où sortira vite une organisation nouvelle. Il nous
donnera une poésie lyrique, une littérature pittoresque, une histoire vivante. Il
brisera les formes trop arrêtées, trop fixes, qui ne se laissent plus manier par la
pensée de l’artiste, ces habitudes tyranniques de composition et de style qui
filtrent pour ainsi dire l’inspiration et éliminent l’originalité : en brisant les
genres, les règles, le goût, la langue, le vers, il remettait la littérature dans
une heureuse indétermination, dans laquelle le génie des artistes et l’esprit du
siècle chercheraient librement les lois d’une reconstitution des genres, des règles,
du goût, de la langue, du vers. En deux mots, le romantisme nous fait repasser de
l’abstraction à la poésie, et, quoiqu’il ait pu sembler d’abord faciliter
l’invention aux dépens de l’art, il ramène l’art à la place du mécanisme.
Les origines du romantisme nous sont déjà partiellement connues. Nous avons vu, à
travers le xviiie
siècle français, croître
l’individualisme, sous la double forme d’expansion sentimentale et d’amour de la
nature. Nous avons noté, dans la société du temps, des indices d’exaltation
passionnelle, et de dépression mélancolique ; nous y avons vu se faire la liaison
des images du monde extérieur et des dispositions intimes de l’âme. Nous avons vu,
en deux maîtres de la langue, en Rousseau et en Chateaubriand, ces deux grandes
tendances se déterminer, et de l’un à l’autre, les facultés discursives, le
raisonnement, les idées s’atténuer, l’émotion grandir et la
puissance poétique. Nous avons saisi, sous la superstition des règles et la routine
du goût, des curiosités, des tentatives qui ne se rapportaient plus aux modèles
classiques ; et Mme de Staël, avec un style tout classique, nous a fait la théorie
d’une littérature romantique.
Aux origines françaises se joignent les origines étrangères. Ces influences, dont
j’ai marqué précédemment le progrès jusqu’aux approches de la Révolution, se sont
depuis trente ans précisées, étendues ; des œuvres considérables ont pénétré chez
nous, apportant une force nouvelle aux instincts romantiques. L’Angleterre a eu
Byron, comme Chateaubriand désolé et voyageur, pathétique et pittoresque, mais de
plus ironique, satanique, et surtout poète en vers ; elle a eu
Walter Scott, qui, rejetant le costume épique et les sujets antiques, vulgarisait
toutes les nouveautés des Martyrs, le romanesque historique, le
paysage historique, la couleur locale. Elle a eu ses lakists,
Wordsworth, Southey, Coleridge, dont les tempéraments originaux, repoussant toutes
les entraves classiques, font de la poésie une libre création où leur âme se révèle
en reflétant l’univers.
En Allemagne, Schiller (mort en 1805) avait produit toute son œuvre, et Goethe
avait donné son premier Faust, si complexe d’inspiration et si peu
classique de forme : puis avaient poussé les fantaisies romantiques, sentimentales,
vagues, déconcertantes souvent pour l’esprit et troublantes pour le cœur, avec
Novalis, Tieck, et autres. L’Italie introduisait avant nous la révolte contre les
unités classiques, et Manzoni publiait en 1820 son Comte de
Carmagnola : mais l’Italie surtout avait Dante, toute la pensée et toute
l’âme du moyen âge ramassées dans la Divine Comédie. L’Espagne,
attardée dans l’imitation française, nous aidait pourtant à repousser les modèles
qu’elle nous empruntait encore : elle nous offrait son romancero
713, qui faisait
voir un moyen âge héroïque et parfois féroce, ardemment ou durement chrétien,
pittoresque et familier dans le sublime et l’.
Il faut tenir compte surtout d’un certain nombre d’ouvrages qui, dans les premières
années de la Restauration, aidèrent l’imagination de nos artistes et de nos poètes à
sortir de l’antiquité classique et du xviie
siècle, à
renouveler les idées et les formes de la littérature. C’étaient des traductions
d’ouvrages étrangers, des recueils de chants populaires ou d’anciennes poésies, des
études d’histoire littéraire, des voyages : toute l’Europe, pour ainsi dire, de la
Grèce à l’Écosse, et toutes les œuvres modernes, des troubadours à Byron,
investirent l’idéal classique et le dépossédèrent714. Nos littérateurs, qui n’étaient pas en général
des érudits, ni très savants aux langues étrangères, eurent ainsi pour instructeurs
les Guizot et les Barante, les Fauriel et les Raynouard, les Lœve-Veimars et les
Pichot : avant qu’ils eussent voyagé, les paysages du Nord et de l’Orient vinrent
les troubler de sombres ou radieuses visions. N’oublions pas la Bible, que Vigny et
Lamartine feuillettent, et dans laquelle Hugo cherchera non pas seulement une
matière de poésie, mais d’abord et surtout des procédés de style, des coupes, des
figures, des épithètes. La Bible devient un des livres de chevet du poète.
Nous n’avons pas fini encore : il nous faut regarder hors de la littérature. La
barrière qui séparait écrivains et artistes a été, comme je l’ai dit, abattue par
Diderot. Écrivains et artistes ont conscience d’être un même monde, de poursuivre
pareilles fins par des moyens divers ; et ces rapports tendent à rendre aux
écrivains le sens de l’art, leur rappellent qu’ils sont créateurs de formes et
producteurs de beauté. Or la peinture quitte la voie on David l’a engagée.
Bonaparte, par les épiques promenades de ses armées, offre à Gros des sujets
modernes : Abonkir, Jaffa, Eylau, les Pyramides ; et sons la contrainte de la
réalité prochaine, le peintre est conduit à caractériser les types ethniques, à
s’inquiéter d’une couleur locale. Il porte ce goût dans des sujets
plus lointains, et la vérité familière, avec l’histoire de France, fait son entrée
dans la Visite de Charles-Quint et de François Ier
à Saint-Denis. Puis c’est Géricault avec son héroïque et si peu pompeux
Cuirassier blessé (1814), avec son violent Radeau de la
Méduse (1819) ; Delacroix apparaît en 1822 avec sa fantastique
Barque de Dante ; le Massacre de Seio (1824) ouvre
la série des Orientales ; et Gœthe trouve ses visions surpassées dans
les illustrations dont Delacroix précise son Faust715. Delaroche paraît avec son Saint
Vincent de Paul et sa Jeanne d’Arc (1824), et Eug. Devéria
étale en 1827 le bariolage provocant de sa Naissance de Henri IV.
Tout cela précède la Préface de Cromwell et les
Orientales : pour le romantisme historique et pittoresque, les
peintres ont donné des modèles aux poètes. Aussi ne faut-il pas s’étonner si ce sont
les ateliers qui fournissent la claque de Henri III
et de Hernani.
Certaines circonstances favorisèrent la révolution littéraire. J’ai signalé déjà
comment la Révolution avait enlevé aux salons, momentanément fermés, la souveraine
autorité qu’ils exerçaient depuis près de deux siècles sur le goût et le style. Il
faut noter aussi les conséquences de la suspension passagère de l’instruction
universitaire et ecclésiastique : par les collèges s’entretenaient l’esprit
classique, l’admiration des anciens, l’amour des élégances littéraires et des
ornements oratoires. Pendant qu’ils furent fermés et leur personnel dispersé, et
plus tard avant que l’Université impériale eût solidement renoué la tradition,
s’éleva librement la génération qui, vers 1820, commença d’écrire ; au reste, il
était impossible de vivre au collège, comme autrefois, absorbé dans l’antiquité : et
le présent disputait victorieusement au passé les âmes des enfants. Ni Hugo, ni
Lamartine, ni Vigny716, qui
reçurent une instruction plus ou moins régulière ou décousue, n’en restèrent
profondément marqués : rien de pareil en eux à l’empreinte que Racine garda de
Port-Royal, ou même Voltaire des Jésuites. Musset et Gautier717, d’une autre génération de collégiens, furent, selon la
diversité de leurs natures, plus imprégnés, l’un de classicisme et l’autre
d’antiquité ; et si le moment vint, après le débordement des fantaisies moyen âge, où l’on se reprit à traiter des sujets grecs ou romains selon
l’art romantique, la restauration des études universitaires y fut pour quelque
chose. A l’heure où nous sommes, leur ruine momentanée produit un résultat
contraire.
Les deux circonstances que je viens d’indiquer aidèrent les jeunes esprits à
s’affranchir des règles classiques, à briser surtout les formes de la langue et de
la versification. Ce n’est pas sans doute un hasard si l’inspiration individualiste
et lyrique, qui est le fond du romantisme, n’a paru encore que chez des prosateurs,
Rousseau, Chateaubriand. Le romantisme, dans son invasion des formes littéraires, a
été du moins déterminé au plus fixe, de la prose au vers, pour finir par le théâtre,
où il trouvait la plus grande résistance dans l’extrême rigidité de conventions
multiples. Échappant aux influences du monde et du collège, nos poètes se trouvèrent
affranchis de cette crainte du ridicule, qui paralyse toutes les originalités dans
la vie mondaine, et dotés sur les petits secrets de l’art d’écrire de certaines
ignorances favorables à la spontanéité de l’expression. Il fallait avoir vécu loin
des salons, et n’avoir pas subi le joug du discours latin, pour faire des mots la
sincère et simple image de l’émotion ou de la sensation.
Nous devons enfin considérer comme circonstance favorable la chute de l’empire qui,
fermant brusquement la réalité aux activités inquiètes et aux ambitions énormes, les
dériva vers le rêve et l’exercice de l’imagination. Les enfants élevés entre 1804 et
1814, n’ayant pas senti les misères et n’ayant éprouvé que la fascination des
victoires impériales, gardèrent sous la paix des Bourbons des exaltations, qui
cherchèrent à se satisfaire par les passions lyriques et les aventures romanesques
des livres718.
Le romantisme, à ses débuts, fut tout monarchique et chrétien : Chateaubriand avait
établi entre l’idéal artistique et les principes pratiques une confusion qui égara
les premiers romantiques : épris du moyen âge chrétien et féodal, ils s’estimèrent
obligés d’être en leur temps, réellement, catholiques et monarchistes. Ils le furent
aussi, par opposition aux disciples du xviiie
siècle,
qui, retenant le goût de Voltaire ou de Condorcet, en professaient les idées ; comme
le même siècle avait produit Mérope et le Dictionnaire
philosophique, on le haïssait ou l’aimait en bloc : les libéraux se
croyaient tenus d’être classiques, et les romantiques chantaient le trône et
l’autel. En réalité, ce classement résultait d’un malentendu. Le romantisme en son
fond était révolutionnaire et anarchique : on ne tarda pas à s’en apercevoir. Nous
assisterons à l’évolution politique de V. Hugo et de Lamartine ; et même avant 1826,
l’abbé de Frayssinous avait reconnu la liaison des doctrines classiques aux
principes conservateurs719.
On ne saurait aussi s’empêcher de dire que l’explosion du romantisme fut la
conséquence de ces causes insaisissables qui firent apparaître presque simultanément
de puissants talents. Ce qu’on appelle le hasard donna alors Hugo, Lamartine et
Vigny. Casimir Delavigne venait de rimer ses Messéniennes et N.
Lemercier venait de manquer sa colossale Panhypocrisiade, quand
Lamartine, du fond de sa province, apporta ses Méditations où l’on
reconnut d’abord un grand poète (1820). Cependant Vigny, dans ses loisirs de
garnison, composait ses Poèmes, qui parurent en 1822. Le romantisme
élégiaque et fiévreux, le romantisme philosophique et symbolique étaient nés. Mais
il n’y avait pas d’école romantique : c’étaient deux manifestations isolées du génie
poétique, et aucun des deux poètes, à cette heure, pas même Vigny, ne songeait à se
poser en théoricien novateur ou révolté.
Victor Hugo donnait ses Odes (1822), toutes classiques dans leur
éclatante rhétorique qui en faisait l’achèvement splendide du lyrisme selon la
formule de J.-B. Rousseau, chefs-d’œuvre de virtuosité sans sincérité. Combinaison
et facture des vers, choix d’images et artifices de construction, rien dans ce
premier recueil ne rompait avec la tradition, sinon la puissance du talent qu’on
pouvait déjà entrevoir.
Le premier manifeste fut lancé par Stendhal en 1822 : dans sa brochure sur
Racine et Shakespeare, il semblait faire de l’ennui le signe
éminent du classicisme. Étrange confusion des temps, qui fait de ce bonapartiste,
fidèle disciple des sensualistes et des analyseurs du xviiie
siècle, le premier porte-drapeau du romantisme, dont tout semblait
plutôt l’éloigner ! Mais le romantisme, pour Stendhal, se réduit à ce qu’un disciple
de Montesquieu peut accepter : il combat l’imitation, c’est-à-dire le principe
classique, qui empêche une littérature d’être ce qu’elle doit, l’expression exacte
du climat et des mœurs.
L’école romantique se forme vers 1823, autour de Ch. Nodier720, dans le
fameux salon de l’Arsenal. Nodier, fureteur et voyageur, est épris de
sentimentalité, de fantastique, d’exotisme, possédé du besoin de romancer l’histoire et d’y machiner des dessous ténébreux ou singuliers ;
avec lui, Emile et Antony Deschamps721, Vigny, Soumet, Chênedollé, Jules Lefèvre, forment le
premier Cénacle722. Victor
Hugo y tient par d’amicales et fréquentes relations : il se réserve. Il refuse
encore, dans une Préface de 1824, le nom de romantique comme celui
de classique : il encense Boileau et vénère les règles. Il se pose entre les deux
partis, se contentant d’affirmer, après Staël et avec Villemain, que la littérature
est l’expression de la société. Il laisse ses amis guerroyer dans la Muse
française et dans le Globe
723 . Il se déclare seulement dans
sa Préface de 1826, où il fait une sortie contre les limites des
genres, revendique le nom de romantique, attaque l’imitation, et, demandant à l’art
d’être avant tout inspiration, pose la formule de la liberté dans
l’art
724.
En même temps, il publiait ses ballades, pour donner une idée de
la poésie des troubadours, ces rapsodes
chrétiens qui savaient manier l’épée et la guitare
725. Il dépouillait les formes classiques de
l’ode ; il essayait des rythmes plus simples, plus souples, plus personnels ; il
cherchait des combinaisons fantaisistes, où éclatait sa prodigieuse invention
rythmique ou verbale. Enfin, il se faisait lui, le tard-venu, il se faisait du droit
du génie le cher du mouvement romantique par la Préface de
Cromwell (1827).
Avec un grand fracas de formules hautaines, et de métaphores ambitieuses, à travers
de prodigieuses ignorances et des audaces inouïes d’affirmation arbitraire, faisant
défiler magnifiquement tous les âges, et se grisant de la couleur ou du son des noms
propres, Hugo posait l’antithèse du beau et du laid, du sublime et du grotesque ;
et, en les opposant, il les unissait dans l’art. Cela revenait à mettre la beauté
dans le caractère, comme avait indiqué déjà Diderot. Il se
réclamait de l’Arioste, de Cervantes et de Rabelais, ces « trois Homère bouffons »,
et surtout de Shakespeare. Il établissait que « tout ce qui est dans la nature est
dans l’art » : ainsi le romantisme devenait un retour à la vérité, à la vie. Il
démolissait les lois du goût, les règles des genres, leur division surtout et leur
convention, tout ce qui s’opposait à la libre et complète représentation de la
nature, saisie eu ce que chaque être possède de caractéristique, beau ou laid, il
n’importe. Mais dans ce bouleversement de toutes les traditions, Hugo maintenait la
nécessité d’une interprétation artistique, d’un choix, d’une concentration, de
certaines conventions enfin, qui sont les moyens de l’art, et sans lesquelles l’art
ne saurait subsister.
Ces restrictions font honneur à son jugement : tout le monde ne les faisait pas
alors ; et, avec cette frénésie qui scandalisait ou effrayait les classiques, un
journaliste converti de la veille donnait en deux phrases le credo romantique :
« Vivent les Anglais et les Allemands ! Vive la nature brute et
sauvage qui revit si bien dans les vers de M. de Vigny, Jules Lefèvre, V.
Hugo !726 »
À côté de Victor Hugo, se plaçaient Deschamps et Sainte-Beuve.
Deschamps727, romantique de la première heure,
essayait de concilier le principe de l’originalité personnelle, et celui de
l’imitation des Espagnols, Allemands et Anglais. Il insistait sur la nécessité de
l’aire du nouveau, en cultivant les genres où les classiques étaient restés
inférieurs, l’épique surtout et le lyrique. Il affirmait que la raison d’être,
l’essence du romantisme, c’était d’être la poésie, dont la
littérature française s’était déshabituée au siècle précédent. Il développait enfin
l’importance de la technique.
Sainte-Beuve, venu au romantisme en 1827, s’attachait à deux idées principalement
dans son Tableau de la poésie au xvie
siècle
728 et dans ses Pensées de
Joseph Delorme
729. Il s’efforçait de
légitimer le romantisme, en lui donnant une tradition et des ancêtres : Chénier,
depuis 1819, était trouvé ; Sainte-Beuve exhuma le xvie
siècle ; entre Régnier et Chénier, il enserrait l’âge classique, qui
avait interrompu le développement spontané du génie français. En outre, Sainte-Beuve
s’appliquait à faire du romantisme une révolution surtout artistique : depuis
Chénier, on avait « retrempé le vers flasque du xviiie
siècle ».
Et ici, il avait de la peine à faire rentrer
Lamartine dans le cadre où il enfermait la poésie contemporaine. Mais il n’en
restait pas moins dans sa doctrine une grande part de vérité : surtout prise comme
conseil et leçon, elle était excellente.
Contre ces romantiques, bataillaient les critiques de l’école classique. Un seul
doit nous arrêter : Désiré Nisard730, qui donna, en 1833, son violent manifeste
contre la littérature facile, où il prenait à partie la brutalité convenue
des romans, et le pittoresque plaqué des drames. L’Histoire de la Littérature
française
731, que
Nisard publia de 1844 à 1849, est d’un bout à l’autre une réponse aux théories
romantiques. C’est une œuvre de combat, venue après la défaite : œuvre d’un esprit
vigoureux et pénétrant, mais systématique, partial, fermé à tout ce que son parti
pris ne l’autorise à comprendre, juge délicat des œuvres qu’il se reconnaît le droit
d’admirer. Sur un point, Nisard convient avec ses adversaires : il fait la guerre au
xviiie
siècle. Mais c’est l’individualité qu’il y
poursuit ; et s’il sent la perfection artistique de la forme chez les écrivains du
xviie
siècle, il réduit la littérature à
l’analyse psychologique et au discours moral. Il entend la poésie de telle façon
qu’il en élimine l’élément poétique. Cette forte histoire est la démonstration
historique d’un dogme : ce qui y manque le plus, c’est le sens historique.
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