Chapitre III
Madame de Staël
Mme de Staël et Chateaubriand ont cru n’avoir pas grand chose de commun. En réalité,
malgré l’opposition de leurs tempéraments et de leurs principes, ils ont poussé tous
les deux la littérature dans le même sens. Mme de Staël a fourni aux romantiques des
idées, des théories, une critique : de Chateaubriand ils ont reçu un idéal, des
jouissances et des besoins ; elle a défini, il a réalisé.
Mme de Staël636
appartient au xviiie
siècle, elle est le
xviiie
siècle vivant, le xviiie
siècle tout entier : car les courants les plus traitres se
rassemblent en elle sans s’affaiblir. Elle est fille de Rousseau, par l’intensité de
la vie sentimentale. Elle a l’imagination troublée et fiévreuse, le cœur ardent,
tumultueux, d’où jaillit une inépuisable source de passion. Elle a l’égoïsme
généreux, une soif furieuse de bonheur pour elle et pour les autres ; de là, pour
les autres, la pitié, l’appel énergique à la justice, la haine de l’oppression ou du
despotisme ; pour elle, l’expression violente de l’individualité, la révolte contre
toutes les contraintes et les limites ; elle veut le plus possible se développer en
tout sens ; elle veut jouir d’elle-même. Mais la suprême jouissance, c’est de jouir
de soi en autrui, de voir sa perfection reflétée dans une âme qui s’en éprend : elle
veut donc être, se développer, afin d’être digne d’être aimée. Là est le bonheur, et
ce n’est que faute de ce bonheur qu’elle se rabattra sur la gloire : elle le fera
dire à Corinne, et elle est Corinne. Mais elle aura peine à en prendre son parti ;
aucune de ses expériences ne vaincra son optimisme sentimental. Le désaccord de son
rêve et des réalités n’aboutira qu’à fortifier la disposition romanesque qui est en
elle. Clarisse Harlowe et Werther ont transporté sa
jeunesse ; Walter Scott charmera ses derniers jours : à travers toute son existence,
elle persistera à croire que le roman a raison contre la vie, et que la vérité,
c’est le roman.
Par un hasard singulier, sa foi fut récompensée : elle finit par se reposer dans un
amour absurde et un mariage ridicule, qui fut heureux.
Elle a l’âme de Rousseau : mais par l’esprit elle est fille de Voltaire, fille du
xviiie
siècle raisonnable et mondain. La religion
du siècle est sa religion : elle croit au progrès, à la perfectibilité nécessaire et
indéfinie de l’humanité. Jamais elle ne doutera de la raison, ni ne la répudiera,
comme Rousseau : et toute sa vie sera un exercice assidu de la raison qui est en
elle, virile, ferme, vaste, curieuse, capable de toutes les vérités. Elle ne conçoit
rien de plus beau que la faculté de former et de formuler des idées : il n’y a pas
de supériorité qu’elle admire plus en autrui, et dont elle soit plus fière en elle.
Aussi cette romanesque sentimentale est-elle une mondaine spirituelle et séduisante.
Elle ne peut vivre qu’à Paris. Dès qu’elle est à Coppet, elle tâche d’y refaire son
salon de Paris. Elle a la plus enivrante conversation, un jaillissement de pensée à
la fois éblouissant et fort. Son admiration va naturellement à des « gens du
monde », à Guibert, à Talleyrand, à Narbonne, à B. Constant, en qui elle aime un
causeur digne de lui fournir la réplique. Si elle ne comprend pas tout à fait
Napoléon, c’est qu’il est mal élevé, qu’il n’y a pas moyen de « causer » avec lui.
Il glace, ou il assomme. Elle n’est pas faite pour la solitude, elle en a peur :
elle ne pense bien que dans le monde, devant un auditoire ou contre un
interlocuteur ; ses livres sont une perpétuelle causerie, la causerie d’un vaste et
agile esprit, qui fait lever les idées avec une étonnante facilité. Elle a l’air de
se moquer de d’Erfeuil, dans Corinne : mais il y a beaucoup d’elle
encore dans ce Français qui ne saurait se passer de la société, et pour qui causer,
c’est vivre.
Elle résume donc en elle les deux aspects de notre xviiie
siècle ; elle y ajoute pourtant quelque chose. Elle est cosmopolite.
Nos Français l’avaient été d’idées, de désir, en théorie : en fait, ils n’ont pas
été capables de sortir d’eux-mêmes ; leur cosmopolitisme n’est qu’une prétention de
réduire toute l’humanité à leur forme. Mais Mme de Staël n’est pas Française en ce
sens, et cela parce qu’elle n’est pas Française d’origine. Les Suisses, en contact
avec la France, avec l’Italie, avec l’Allemagne, qui les conduit à l’Angleterre,
semblent avoir des facilités et des aptitudes particulières pour comprendre les
formes d’esprit de ces quatre nations : ils ont l’intelligence naturellement
cosmopolite. C’est le trait commun des Suisses qui ont écrit en français : on doit
excepter Jean-Jacques, nature trop intérieure ; mais voyez Mme de Staël, Marc
Monnier, M. Cherbuliez, M. Rod : ce sont des « esprits européens », comme disait la
première.
La vie poussa encore Mme de Staël en ce sens : chassée de Paris, elle vit à Coppet,
où son salon donne pour ainsi dire par trois portes sur la France, sur l’Italie et
sur l’Allemagne, De Coppet elle sent mieux que de Paris l’attrait de l’Italie et de
l’Allemagne : Paris est le lieu du monde où l’esprit s’enferme le plus facilement.
Chassée de Coppet, la Russie, la Suède, l’Angleterre la reçoivent. Elle aura couru
toute l’Europe, mais elle aura compris toute l’Europe.
Nous verrons l’importance de cette aptitude dans l’évolution des doctrines
littéraires. Remarquons seulement ici que Mme de Staël a créé une littérature
cosmopolite, peinture des types nationaux. Avant elle on n’a guère su chez nous que
dessiner des caricatures. Mme de Staël, avec une impartialité intelligente, note les
caractères distinctifs de chaque peuple : elle voit l’âme allemande, la vie
allemande même, elle distingue la vie de Vienne et la vie de Berlin, l’âme allemande
du Sud et l’âme allemande du Nord. Pour n’avoir fait que traverser la Russie en
calèche, elle a pourtant démêlé très finement les traits originaux du peuple russe,
elle a saisi la complexité de l’esprit des classes supérieures, le fond national
jeune, vierge, riche sous le vernis d’une civilisation raffinée : par un flair plus
singulier encore chez une femme qui ne savait pas la langue, elle a deviné le
moujik, au moins quelques parties essentielles de sa nature. Corinne,
entre autres caractères, a celui d’être un roman international : l’Anglais,
l’Italien, le Français y sont définis en formules un peu sèches, dont la réalisation
actuelle a quelque chose d’abstrait et mécanique. Mais ces formules, développées et
complétées par d’abondantes dissertations, sont exactes : du moins elles doivent
l’être, car je ne vois pas que nos écrivains y aient beaucoup changé depuis
quatre-vingts ans.
Enfin, et c’est le dernier facteur du génie de Mme de Staël qu’il nous faille
considérer, elle n’a pas du tout une nature artiste. Elle a l’imagination très
sentimentale, nullement esthétique. De là vient qu’elle est incapable de prendre ses
propres émotions comme matière d’art, de les réaliser directement dans une forme
expressive. Elle ne peut que les faire passer dans son esprit, y appliquer sa
réflexion, les analyser, les définir, les noter : il faut, pour qu’elle les
traduise, qu’elle eu ait fait des idées ; tout, pour elle, son cœur comme le reste,
n’est que matière de connaissance. Elle n’a pas le sentiment de la nature : elle la
voit quand elle veut regarder ; alors elle élabore ses perceptions en notions dont
elle donne la formule intelligible : mais pour ce qui est de peindre, elle n’y peut arriver. Rapprochons-la de Chateaubriand : elle a
compris la campagne romaine, elle nous dit clairement ce dont Chateaubriand nous
donne la sensation intense637. Elle quitterait la vue de la
baie de Naples et du Vésuve pour aller causer dans une chambre avec un ami. L’art
antique ne lui dit rien ; comparez encore les descriptions de Corinne
à certains passages des Martyrs et de l’Itinéraire :
ici les visions d’un artiste puissant, là les notes d’un touriste curieux. Elle n’a
pas de « sensations d’art » : ce qui l’attache, ce sont les souvenirs historiques,
les idées auxquelles les choses servent d’appui ou d’occasion. Ou bien encore, c’est
la signification sentimentale des œuvres d’art, des ruines, des paysages :
Corinne est tantôt un guide exact et sec, tantôt
un rêve lyrique. Dans ce voyage d’Italie, l’art italien lui échappe : elle raisonne
froidement, rapidement sur la peinture et la sculpture ; mais vraiment de Brosses et
Dupaty638 en parlaient mieux. En littérature, son goût et sa
faculté de comprendre se satisfont en raison inverse de la beauté formelle et de
l’objectivité, en raison directe de la richesse sentimentale et de la subjectivité.
Elle ne comprend pas la littérature grecque, elle ne comprend pas notre littérature
du xviie
siècle ; elle se satisfait au contraire
complètement dans les littératures du Nord, si métaphysiques et lyriques, si
subjectives de sens et si irrégulières de forme.
Et de là le peu de valeur esthétique de son œuvre. Elle n’a pas l’invention
artistique : dans Delphine et dans Corinne, tout ce
qui n’est pas autobiographie sentimentale ou connaissance positive, est médiocre et
banal. Ces romans ne valent que si l’on y cherche les passions et les idées de Mme
de Staël : si on les considère dans leur objectivité d’œuvres d’art, ce sont de purs
poncifs. Léonce et Delphine, Oswald et Corinne ne vivent pas,
ils sont vagues et fades. Mais si, écartant ces pâles figures, on se croit en face
de Mme de Staël, si on ne demande qu’à « causer » avec elle, on reprend du plaisir,
surtout dans Corinne. Impuissante à créer, elle excelle à noter ; et
si elle a le style le moins artiste du monde, comme écrivain
d’idées elle est supérieure. Ne lui demandons ni couleur ni énergie sensible,
ni rythme expressif, ni forme en un mot ; mais une parole agile,
souple, claire qui forme d’ingénieuses combinaisons de signes, qui dégage avec
aisance des idées toujours intéressantes, souvent nouvelles ou fécondes, voilà ce
que Mme de Staël nous offre : son style, c’est de l’intelligence parlée.
Si viril que soit son esprit, la femme en elle se retrouve par le peu de souci
qu’elle a de systématiser sa connaissance ou ses idées, et par l’influence que la
sensation, l’affection exercent à son insu sur ses conceptions les moins
sentimentales.
En politique, elle fut constamment libérale, et là est l’unité de sa pensée. Mais
il s’en faut que le développement de cette pensée ait été constant et uniforme. Ses
intérêts de cœur ou d’esprit en rendirent la marche irrégulière et inégale. Une
tendresse respectable pour son père a faussé sa vue des hommes et des choses :
M. Necker devient le héros de la Révolution française, le centre où tout se ramène ;
et quand elle veut raconter son rôle, elle se trouve conduite à faire l’histoire de
l’Europe, de Louis XVI à Napoléon : cette substitution de sujets lui semble
nécessaire. Ses amis lui insinuent leurs convictions : elle en change, quand ils se
renouvellent. Elle a débuté par adorer la monarchie anglaise : Benjamin Constant la
convertit à la République des États-Unis. Elle juge les événements du point de vue
de son amour-propre : le régime où elle pourrait parler librement, qui enverrait ses
hommes d’État chez elle, qui ferait de son salon un Conseil officieux, n’aurait sans
doute pas trop de mal à la gagner. En 1789, en 1795 et 1800, sous la royauté
parlementaire, sous le Directoire, sous le Consulat, elle essaie de réaliser ce
rêve, de placer chez elle le foyer et le centre de l’action gouvernementale.
Sa souple intelligence est comme paralysée par ses sympathies et ses ambitions :
elle qui comprenait si bien et si vite tous les peuples, elle ne comprend pas la
France révolutionnaire. De là ses illusions et ses mécomptes. De là l’insuffisance
de ses Considérations sur la Révolution, où l’on trouve tant de
jugements pénétrants et d’idées intéressantes : elle voit très bien beaucoup de
détails, elle attribue trop aux individus, à leur action bonne ou mauvaise ; mais
d’où vient cette Révolution ? qui l’a préparée ? que transformera-t-elle ou que
manifestera-t-elle ? c’est ce que Mme de Staël ne dit pas. Elle donne des
explications un peu courtes. Elle se restreint trop exclusivement aux considérations
politiques : elle s’obstine à ne voir que des constitutions ; tout
ira bien, si l’on a la constitution anglaise, puis la constitution américaine, puis
de nouveau la constitution anglaise. Et jamais cela ne va bien : c’est la faute de
quelques hommes, ignorants et impatients en 1790, intrigants et ambitieux en 1795 et
1799, égoïstes et rancuniers en 1814 et 1815. Mais elle croit toujours que tout
aurait été bien, facilement, par l’exacte application d’une constitution.
On peut dire qu’elle est la mère, ou du moins la marraine, du libéralisme
parlementaire et doctrinaire. Elle modifie d’une curieuse façon la théorie de
Montesquieu ; on ne l’a pas assez remarqué. « La division du corps
législatif, l’indépendance du pouvoir exécutif, et avant tout la condition de
propriété : telles sont les idées simples qui composent tous les plans de
constitution possible. »
Le premier article et le troisième sont surtout
importants. Parle premier, l’existence de deux chambres est érigée en dogme : avec
le troisième s’introduit dans le régime parlementaire un esprit fâcheux, par lequel
la classe bourgeoise déviera la Révolution à son profit, et, substituant au
privilège de la naissance le privilège de la fortune, fera de la haine ou de la peur
de la démocratie la première maxime d’une politique égoïste. Selon Mme de Staël,
« la fonction de citoyen accordée seulement à la propriété », c’est
« l’idée à laquelle tout l’ordre social est attaché639 »
. Si elle a raison, le suffrage universel aurait détruit le
régime parlementaire, et mis en danger la propriété : mais alors cette opinion
justifierait les attaques des socialistes contre le « parlementarisme bourgeois ».
Cet article, en effet, résout la question sociale par le droit politique et contre
la démocratie. De cette idée vient la facilité avec laquelle Mme de Staël a passé de
la monarchie à la république : elle fait de la conservation sociale, identifiée à
l’intérêt des propriétaires, l’objet principal du gouvernement ; et ainsi, roi ou
président, peu importe ce que sera l’exécutif, pourvu que ceux qui possèdent soient
protégés contre la masse des « hommes qui veulent une proie », et que « tous
leurs intérêts portent au crime »
, dès qu’on leur permet d’agir.
Il ne faut pas méconnaître que Mme de Staël a été inspirée dans son libéralisme par
un ardent amour de l’humanité, par un désir généreux de liberté, de justice et
d’égalité, par une bonté large, dont les libéraux et les doctrinaires ne se sont pas
toujours inspirés. Mais je ne sais ce qui a offusqué son clair esprit, retenu son
âme affectueuse : elle qui savait, dans la Russie de 1812, deviner, aimer le moujik,
elle n’a regardé, compté en France que les classes supérieures. Elle n’a institué
qu’une doctrine étroite, égoïste. Je ne sais si ce n’est pas un mauvais tour que lui
a joué son trop sociable esprit : elle n’admet à partager les bénéfices de la
Révolution que les gens bien élevés, les « messieurs » qu’on peut recevoir dans un
salon. C’est l’aristocratie des mains gantées640.
Quant à la religion, Mme de Staël a commencé par l’indifférence, par le
voltairianisme : elle n’a pas du tout l’accent religieux de Rousseau. Ce qui lui
fera comprendre Rousseau, ce seront les Allemands : elle deviendra, dix ans avant sa
mort, une chrétienne fervente, hors de toute église et de toute confession : le duc
de Broglie définira son état « un latitudinarisme piétiste », c’est-à-dire un
protestantisme libéral, très indépendant, très peu théologique, plutôt mystique ;
cette religion est à la fois très rationnelle et très sentimentale. Toute son âme
s’intéresse dans sa croyance, et la crise d’où elle soit « convertie » l’achève
plutôt qu’elle ne la change. Son acte de foi est un acte hardi d’idéalisme
romanesque : elle objective son enthousiasme. Dieu lui est nécessaire, afin que son
effort vers le bonheur n’ait pas été vain. Dieu, en son infinité, est bien cet objet
d’amour infini qu’elle a cherché à travers tant d’expériences douloureuses. Puis
elle s’est aperçue que sa philosophie était insuffisante : que l’art d’ennoblir la
vie par des passions nobles n’était pas une règle suffisante de vie, que le plaisir,
même le plaisir de la pitié, n’était pas la vertu ni un fondement solide de vertu ;
et Kant lui a offert son postulat du devoir. Mais, en femme qu’elle reste toujours,
l’impératif catégorique ne peut rester en elle à l’état de commandement intérieur,
abstrait et formel : il faut qu’il se réalise ; et du devoir, Mme de Staël passe à
Dieu. Du jour où son esprit au-dessus du sentiment, conçoit la loi morale, elle est
chrétienne. Et la foi, chez elle, donne satisfaction à la raison : Dieu est pour
elle la lumière qui éclaire l’univers et la rend intelligible. Dieu donnait à son
esprit l’infini de la science comme à son cœur l’infini de l’amour.
Le rôle de Mme de Staël, en littérature, fut de comprendre, et de faire comprendre.
S’adressant à l’intelligence de ses contemporains, elle l’oblige à s’instruire, elle
lui apporte des idées qui l’élargissent ; elle légitime par toute sorte de fines
considérations les aspirations nouvelles dont les âmes étaient tourmentées, et
auxquelles le goût traditionnel refusait le libre passage dans la littérature. Elle
pose ainsi les principes d’un goût nouveau, conforme aux nouveaux états de
sensibilité dont nous avons parlé.
L’ouvrage intitulé De la littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales (1800) est un curieux livre, confus, plus clair dans
le détail que dans l’ensemble, naïf parfois jusqu’à la puérilité, mais, à tout
prendre, original, suggestif, un livre intelligent enfin : il y a des chefs-d’œuvre
auxquels on hésiterait à donner cette simple épithète. Il y aurait fort à dire sur
le dessein philosophique de l’essai : Mme de Staël entreprend de prouver, ou du
moins affirme avec constance que la liberté, la vertu, la gloire, les
lumières ne sauraient exister isolément : elle tient pour acquis que les
grandes époques littéraires sont des époques de liberté. Mme de Staël prétend aussi,
« en parcourant les révolutions du monde et la succession des siècles », manifester
la loi de « la perfectibilité de l’espèce humaine ». Elle « ne pense pas que ce
grand œuvre de la nature morale ait été jamais abandonné ; dans les périodes
lumineuses, comme dans les siècles de ténèbres, la marche graduelle de l’esprit
humain n’a jamais été interrompue ». Comme on voit, c’est la thèse de Perrault
qu’elle reprend dans toute sa largeur. Et cela la mène aux mêmes raisonnements
forcés, aux mêmes jugements arbitraires. Elle affirme, en vertu de sa thèse,
l’infériorité des Grecs, qu’elle ne connaît pas, à l’égard des Romains, qu’elle ne
connaît guère. Naturellement elle reprend l’idée de la supériorité du siècle de
Louis XIV sur le siècle d’Auguste ; nous avons vu Boileau même la concéder. Mais
elle fait un pas de plus, et un pas décisif : les littératures modernes sont des
littératures chrétiennes, et la littérature française s’est placée dans des
conditions désavantageuses en s’imposant les formes et les règles des œuvres
anciennes et païennes. Il y a des littératures qui, mieux que la nôtre, ont
rencontré les véritables conditions de la beauté littéraire, parce qu’elles ont été
franchement nationales et chrétiennes.
Nous voici conduits au principe nouveau, large, fécond, dont Mme de Staël a voulu
donner la démonstration par son livre, et qui contient tout le développement
postérieur de la critique :
« Je me suis proposé, dit-elle, d’examiner quelle est l’influence de la
religion, des mœurs, des lois sur la littérature, et quelle est l’influence de la
littérature sur la religion, les mœurs et les lois… Il me semble que l’on n’a pas
suffisamment analysé les causes morales et politiques qui modifient l’esprit de la
littérature… En observant les différences caractéristiques qui se trouvent entre
les écrits des Italiens, des Anglais, des Allemands et des Français, j’ai cru
pouvoir démontrer que les institutions politiques et religieuses avaient la plus
grande part à ces diversités constantes. »
Il semble qu’elle ne tienne pas trop, pour la poésie, à sa doctrine du progrès, et
qu’elle se contente de constater des différences : si c’est sa pensée, la correction
est heureuse. Cherchant donc des différences, elle classe les littératures en
littératures du Midi, en littératures du Nord, Homère d’un côté, Ossian de l’autre :
d’un côté Grecs, Latins, Italiens, Espagnols, xviie
siècle français, de l’autre, Anglais, Allemands, Scandinaves. Elle aime dans les
littératures du Nord la mélancolie, la rêverie, l’exaltation dans la tristesse, « le
sentiment douloureux de l’incomplet de la destinée », la position des problèmes
métaphysiques dans les âmes angoissées. Comme elle n’est pas artiste, elle voit dans
la perfection artistique presque un inconvénient, une infériorité : la beauté
formelle lui rend plus difficile à saisir la personnalité de l’œuvre.
Ainsi à l’idéal absolu de Boileau se trouve substituée une pluralité de types
idéaux, relatifs chacun au caractère national et au développement historique de
chaque peuple : la tyrannie des règles éternelles est rejetée. Au reste, Mme de
Staël est encore fort modérée. Elle condamne, dans les littératures du Nord, dans
Shakespeare même, le manque de goût, le pathétique ou le merveilleux matériels ou
grossiers, etc. Elle professe encore que « la poésie est de tous les arts
celui qui appartient de plus près à la raison »
. Mais elle essaie de
persuader à l’esprit français qu’il peut admettre l’essentiel de Shakespeare, le recevoir, si l’on veut, à correction, y trouver
à s’éclairer ou se réjouir. Avec sa lucide intelligence, elle parle des Anglais et
des Allemands comme personne encore n’en avait parlé chez nous ; elle laisse à leurs
œuvres la coupe et l’aspect étrangers. Mais ce ne sont en somme que des indications
sommaires : quand elle aura deux fois visité l’Allemagne, quand elle aura inventorié
quelques-unes des meilleures têtes allemandes, elle nous donnera des jugements bien
plus réfléchis, plus approfondis, plus lumineux.
Le livre de l’Allemagne (1810) est vraiment un beau et fort livre,
si on ne cherche dans un livre que de la pensée : c’est le livre par lequel Mme de
Staël vivra. Il se divise en quatre parties : 1° De l’Allemagne et des mœurs
des Allemands ; 2° De la littérature et des arts ; 3°
La philosophie et la morale ; 4° La religion de
l’enthousiasme. Les deux premières parties se rapportent plus étroitement
à l’Allemagne ; elles sont plus précises, plus objectives en un sens, d’un intérêt
plus général et plus efficace : la seconde fonde la critique romantique.
Mme de Staël a vu une Allemagne sentimentale, rêveuse, loyale sincère, fidèle, un
peuple de doux métaphysiciens sans caractère, sans patriotisme, impropres à faction,
capables d’indépendance, et non de liberté. Cette Allemagne, qui n’est pas celle de
Henri Heine, qui n’est pas celle dont nous avons eu la révélation en 1870, a été
vraie à une certaine date : ce qui nous intéresse ici, c’est que, malgré Henri
Heine, elle est restée jusqu’en 1870 l’Allemagne de nos littérateurs et de nos
artistes. Ici encore, la formule que Mme de Staël a réussi à fixer, est celle d’un
type étranger : elle nous a fourni pour soixante ans un poncif,
dont l’adoption est un hommage à la liberté de son esprit cosmopolite. Dans cette
peinture de l’Allemagne, elle insiste beaucoup sur un caractère dont l’importance
est de premier ordre pour la littérature : en France, la vie de société absorbe tout
l’homme ; l’Allemand n’est pas homme du monde, pense plus qu’il ne cause, et
préserve son originalité. Puisque le rapport est étroit entre la littérature et les
mœurs, cette différence devra produire en Allemagne et en France des littératures
tout à fait dissemblables.
Dans sa seconde partie, Mme de Staël reprend son idée de l’opposition du Nord et du
Midi : et cette fois, elle la caractérise par les mots qui ont fait fortune : le
Nord est romantique et le Midi classique. Elle affirme que « la littérature
romantique est la seule qui soit susceptible encore d’être perfectionnée, parce
qu’ayant ses racines dans notre propre sol, elle est la seule qui puisse croître
et se vivifier de nouveau : elle exprime notre religion ; elle rappelle notre
histoire… ; elle se sert de nos impressions personnelles pour nous émouvoir641 »
. Et dans ces phrases fécondes vous
voyez se lever l’idée du romantisme français avec ses effusions pseudochrétiennes,
ses restitutions historiques, et son individualisme lyrique. Cette fois, Mme de
Staël a tout à fait échappé au goût du xviiie
siècle : elle ne veut plus y faire rentrer ce qu’elle admire, elle veut y substituer
un idéal nouveau. Elle dispute finement sur la différence du bon goût de la société
et du bon goût de la littérature : elle montre que l’un est essentiellement négatif,
et que l’autre est funeste, s’il ne contient un élément positif ; elle affranchit
ainsi tout à fait l’art littéraire des convenances mondaines.
On voit qu’elle a beaucoup causé avec des hommes qui étaient au courant des plus
récentes découvertes, des hypothèses les plus hardies de la philologie ou de
l’histoire. Elle dit un mot sur l’épopée, de façon à ruiner l’idée française, née à
la Renaissance, que l’épopée est un roman allégorique et mythologique : l’Iliade et
l’Odyssée n’étaient originairement que des contes de nourrice.
Par l’Allemagne, elle arrive à comprendre, presque à sentir la poésie, poésie de la
nature et poésie de l’âme. Elle est trop mondainement aristocrate pour ne pas être
effarouchée de Hermann et Dorothée, de Guillaume Tell,
trop réfractaire à l’art objectif pour ne pas goûter froidement
Iphigénie. Elle entend, elle aime surtout ce qui est complexe, ce
qui alimente la pensée, exerce l’intelligence en émouvant l’âme : le sentiment
imprégné de philosophie. Lessing, Herder, Schlegel la captivent : la richesse
symbolique et pathétique du premier Faust la transporte.
Mais, bien Française en cela, elle porte son effort principal sur le théâtre. Elle
ruine les unités, en plaçant ailleurs la vraisemblance ; elle recommande les sujets
historiques ; elle goûte le mélange du lyrique au dramatique : « Le but de
l’art n’est pas uniquement de nous apprendre si le héros est tué, ou s’il se
marie »
. Avec Shakespeare, à qui elle revient toujours, elle offre pour
modèles Schiller et Gœthe dont elle étudie longuement les œuvres. On peut dire que
ces chapitres de Mme de Staël ont décidé de la forme et des intentions du drame
romantique.
Elle secoue énergiquement le joug des règles. « Les uns déclarent que la
langue a été fixée tel jour de tel mois, et que depuis ce moment l’introduction
d’un mot nouveau serait une barbarie. D’autres affirment que les règles
dramatiques ont été définitivement arrêtées dans telle année, et que le génie qui
voudrait maintenant y changer quelque chose a tort de n’être pas né avant cette
année sans appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées,
présentes et futures. Enfin dans la métaphysique surtout, l’on a décidé que depuis
Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer642 . »
Voici Cousin même introduit par ce dernier article.
Ainsi révolte générale de l’individualité contre les règles qui la compriment et les
formules qui la contrarient : nous sommes en pleine insurrection.
Le rêve de Mme de Staël, c’est une littérature européenne, un concert où chaque
nation apporterait sa note originale, un commerce aussi où chaque nation
s’enrichirait de ce qu’elle ne saurait produire. Le passage est curieux, d’autant
qu’il relie l’Allemagne à l’idée maîtresse de la
Littérature :
« Les nations doivent se servir de guides les unes aux autres, et toutes auraient
tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se prêter. Il y a
quelque chose de très singulier dans la différence d’un peuple à un autre ; le
climat, l’aspect de la nature, la langue, le gouvernement, enfin surtout les
événements de l’histoire, puissance plus encore que toutes les
autres, contribuent à ces diversités ; et nul homme, quelque supérieur qu’il soit,
ne peut deviner ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit
sur un autre sol et respire un autre air : on se trouve donc bien en tout pays
d’accueillir les pensées étrangères ; car dans ce genre, l’hospitalité fait la
fortune de celui qui la reçoit643. »
Le conseil était bon et pratique : nous nous en sommes aperçus plus d’une fois en
ce siècle, nous autres Français. D’une façon générale, les grands courants de la
littérature au xixe
siècle ont été des courants
européens.
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