Chapitre II
L’éloquence politique
Il n’y a pas eu lieu pour nous de consacrer une étude particulière aux œuvres
oratoires du xviiie
siècle. Il n’y a plus d’éloquence
religieuse après Massillon, du moins dans l’église catholique : car lorsque Rousseau
parle sur la Providence et la conscience, sur la religion et sur la morale, nous avons
reconnu dans sa parole une inspiration protestante ; notre grand orateur philosophique
est un prêcheur de Genève. L’éloquence judiciaire est bien médiocre encore, bien
verbeuse, bien prétentieuse, reflet tantôt pâle et tantôt criard des styles et des
idées dont la littérature enivrait le public : et plutôt que de feuilleter les
mémoires d’Élie de Beaumont, de Linguet, de Loyseau de Mauléon, des avocats de métier,
on fera mieux de relire ce que Voltaire écrivit pour les Galas et ses autres protégés,
ou les Mémoires de Beaumarchais, et les mémoires ou plaidoyers de
Mirabeau dans le procès en séparation qu’il soutint contre sa femme : les écrits de
ces avocats d’occasion sont les vrais chefs-d’œuvre de l’éloquence judiciaire.
L’éloquence politique n’existe pas encore : les institutions ne lui font point de
place. Cependant, comme aux deux siècles précédents, les agitations parlementaires
font parfois appel ou donnent issue aux facultés oratoires des magistrats : dans les
querelles religieuses de la première moitié du siècle, on distingue l’âpre fermeté du
janséniste abbé Pucelle, dans les luttes du Parlement contre la cour et les ministres
qui précèdent la Révolution, les fougueux emportements de Duval d’Epréménil. Mais cela
est bien peu de chose. La véritable éloquence politique de ce temps doit se chercher
dans les écrits : dans tous ces petits libelles par lesquels Voltaire, par exemple,
excite l’opinion publique, dans toutes ces déclarations virulentes que, sous un titre
ou sous un autre, Rousseau, Diderol, Raynal lancent contre les institutions de
l’ancien régime. Et dans les lettres qui furent écrites depuis 1700 il serait facile
de noter toute sorte de commencements, comme des poussées et des jets d’éloquence
politique, même chez des femmes. A mesure que la Révolution approche, l’intérêt
passionné qu’on prend aux affaires publiques, aux principes, aux réformes, fait éclore
de toutes parts, dans toutes les sociétés, des facultés oratoires qui se dépensent
dans les conversations et dans les correspondances.
On peut rattacher encore à l’éloquence politique ce que l’on pourrait appeler
l’éloquence administrative : les discours, les rapports, par lesquels des avocats
généraux ou présidents de Parlement, des intendants, des ministres indiquent des abus,
tracent des plans de gouvernement, s’associent selon le caractère de leurs emplois à
la direction des affaires publiques. La Chalotais, dans son Essai d’éducation
nationale, Servan, dans son Discours sur l’administration de la
justice criminelle, mais surtout Turgot, dans son admirable lettre au roi,
qui est ce que sont les déclarations ministérielles de notre
république parlementaire, nous offriraient les modèles du genre.
Mais enfin nous ne pouvons-nous arrêter à toutes ces promesses, germes, équivalents
de l’éloquence politique. L’année 1789 arrive, et nous apporte les institutions
nécessaires au développement de cette éloquence : et c’est un des faits considérables
de l’histoire littéraire du temps.
L’éloquence révolutionnaire occupe un espace de dix années (1789-1799) : dans
toutes les assemblées qui se succèdent, dans les États Généraux devenus bientôt
Assemblée constituante (1789-1791), dans l’Assemblée législative (1791-1792), dans
la Convention (1792-1795), partout, sauf dans les deux Conseils juxtaposés des
Anciens et des Cinq-Cents (1795-1799), elle est représentée par de brillants et
vigoureux talents. Dans les plus mémorables journées des luttes
parlementaires, elle fait sentir sa domination : elle force les convictions qui
résistent, elle fait reculer les haines qui menacent, elle donne même parfois
d’éclatants triomphes à ceux qui étaient montés à la tribune suspects, accusés et
déjà plus qu’à demi proscrits. Mais elle se lie trop intimement à notre histoire
politique, et l’on ne pourrait exposer les facultés oratoires des Constituants, des
Girondins, des Montagnards, sans raconter toute la Révolution.
Car le véritable intérêt des monuments de l’éloquence révolutionnaire est dans le
terrible drame dont on suit jour à jour pour ainsi dire les péripéties : drame
national, où s’explique une des grandes crises qu’ait traversées notre pays, drame
individuel, où des caractères énergiques défendent à chaque instant leur autorité,
leur honneur, leur vie. Tout cela est d’un intérêt brûlant. Mais, séparée des faits
de l’histoire, saisie seulement dans ses formes littéraires, l’éloquence
révolutionnaire perd singulièrement de sa valeur. D’abord, à mesure que l’on avance,
les polémiques personnelles et les rivalités de parti y tiennent plus de place ; les
passions qui se donnent cours sont intenses, mais communes et sans finesse ; le
spectacle n’en est pas très nécessaire à notre éducation psychologique. En second
lieu, les discours de la période révolutionnaire n’apportent pas un bien grand
nombre d’idées originales ou de théories neuves : qui connaît Montesquieu, Voltaire,
Diderot, Rousseau, l’Encyclopédie, n’a pas grand chose à recueillir des orateurs ;
ils répètent ce que les philosophes ont écrit.
Et enfin, ils le répètent moins bien : le malheur de l’éloquence révolutionnaire
est que sa puissante expansion coïncide avec une période d’affaiblissement
littéraire. De là la générale médiocrité des formes oratoires. La langue est molle,
pâteuse, diffuse, elle se défait jusque chez les plus vigoureux orateurs ; le
vocabulaire n’est pas pur, et je ne parle pas des néologismes nécessaires, des noms
d’institutions ou d’opinions nouvelles, des abréviations pratiques du jargon
politique : je parle de l’emploi des termes courants et communs de la langue
française. Un Mirabeau parle de citoyens peu moyennés, d’idées subverties, de gens qui se routinent ; un
Vergniaud nous entretient de la répulsion des ennemis, pour faire
entendre qu’il faut les repousser. Les pires défauts de la littérature philosophique
ont passé à nos orateurs : les grands mots vagues, les formules abstraites, les
déclamations ronflantes, la sentimentalité débordante ; ils nous apparaissent comme
de mauvais copistes de Diderot et de Rousseau. Un faux goût d’antiquité décore les
discours de toute sorte d’ornements mythologiques, grecs, romains ; on n’entend plus
retentir que les noms de Catilina, de Marius, de Lysandre, de Thémistocle. Une
détestable rhétorique semble apporter des collèges à la tribune tout l’arsenal des
métaphores, comparaisons, allusions, citations qui servaient depuis deux siècles aux
discours latins des écoliers. En général aussi, le dédain superbe des faits que nous
avons remarqué dans la philosophie du xviiie
siècle,
se retrouve chez nos orateurs : ils les écartent de leurs discours, ils construisent
a priori, posent des principes et tirent des conséquences ; le
solide soutien des faits manque à leurs vastes compositions.
Si bien que, littérairement, notre éloquence politique manque son entrée : elle
revêt précisément les formes qui vont mourir. Elle s’embarrasse à ses débuts des
traditions qui peuvent le plus la gêner. Plus simple, plus naturelle, elle aurait
été plus près du véritable art, elle eût plus facilement rencontré les formes qui ne
passent pas. Elle se fût aussi plus facilement détachée de l’histoire : telle
qu’elle est, elle a besoin d’être encadrée dans les circonstances, rapportée aux
actions et aux intérêts qui lui ont donné lieu. Par là seulement elle redevient
vivante. Réduite par le goût du temps à tendre vers la noblesse et l’élégance, elle
est moins expressive que la réalité brute, qu’elle enveloppe de verbiage et délaye
dans le lieu commun. En un mot, elle n’est pas du tout l’équivalent littéraire des
caractères et des faits de la Révolution.
On comprendra donc que nous nous contentions d’esquisser rapidement les
physionomies des principaux orateurs qui se distinguèrent du commun : à la
Constituante, Mirabeau et Barnave ; à la Législative et à la Convention, Vergniaud ;
à la Convention, Danton et Robespierre. Aux Cinq-Cents, nous n’aurions à nommer que
deux débutants. Royer-Collard et Camille Jordan, que le 18 Brumaire mit brutalement
en disponibilité, et qui se retrouveront quinze ans plus tard parmi les orateurs de
la Restauration626.
Le comte de Mirabeau627
sortait d’une forte et fière race. Ces Riquetti, transplantés de Florence en France
au xiiie
siècle, intelligents, énergiques, peu
maniables, de bon service et d’indépendante humeur, ennemis-nés des commis, des
courtisans et des ministres, nous expliquent la monstrueuse nature de leur dernier
descendant. Gabriel-Honoré était né avec une intelligence prompte et souple, capable
de tout recevoir et de tout garder, avec des appétits démesurés : il avait
d’effrayants besoins d’action et de sensation, il lui fallait se dépenser et jouir
plus que les autres hommes. Pour son malheur, il eut affaire au père le plus absolu,
le plus pénétré des droits de son autorité paternelle, qui se soit jamais
rencontré : dès les premières résistances de l’enfant, le marquis s’irrita et voulut
le briser rudement. Une pension qui était comme une maison de correction, quatre
prisons, dont une de trois ans et demi, une sentence d’interdiction, quinze lettres
de cachet : tous ces moyens ne servirent qu’à exaspérer la haine du père, à raidir
le fils dans sa révolte, et à diffamer le nom de Mirabeau dans le public. Mirabeau
porta toute sa vie le poids de son passé : il eut la gloire, jamais l’estime et la
confiance. Quelles étaient ses fautes ? Une vie désordonnée, des dettes, des duels,
des séductions : tout ce que de charmants seigneurs faisaient communément sans
perdre leur réputation de galants hommes, tout ce qui valait à un Lauzun sa royauté
mondaine. Mais le monde ne pardonna pas à Mirabeau cette sorte de férocité,
d’exaspération physique qui remplaçait chez lui la légèreté du libertinage à la
mode : une fougueuse nature éclatait dans ses vices, au lieu de la gracieuse
corruption qu’on était accoutumé à admirer. Et surtout le monde ne saurait pardonner
au scandale. Or le père et le fils remplirent pendant quinze ans la France du bruit
de leurs débats. Et après le père, ce fut la femme : Mirabeau plaida lui-même contre
sa femme devant le Parlement d’Aix (1782) ; il ne put empêcher la séparation d’être
prononcée ; et il ne resta de ce procès tapageur que les imputations également
diffamatoires des deux parties.
Au milieu de tous ces désordres et de tous ces scandales, Mirabeau travaillait,
s’instruisait, s’assimilait une prodigieuse variété de connaissances. Il arrachait
par son intelligence et sa capacité de travail l’admiration de son oncle le bailli
et, pendant leurs rares trêves, celle même de son père. Les trois années qu’il passa
au donjon de Vincennes furent de fécondes années d’études et de méditations. Les
facultés oratoires s’éveillaient en lui ; ce qu’il apprenait, il avait besoin de le
rendre ; il lui fallait dégorger toutes les idées qui encombraient son cerveau. Déjà
dans une de ses précédentes prisons il avait fait un Essai sur le
despotisme : à Vincennes, il écrivit d’éloquentes réflexions sur les prisons d’État et les lettres de cachet ; il écrivit surtout ses
fameuses lettres à Sophie, incroyable mélange de déclamations
sincères et de renseignements exacts, où l’amour déborde parmi la philosophie, la
politique, la morale, où tout Mirabeau se découvre, avec la grandeur et les
bassesses de sa nature, avec sa violence de tempérament et son immoralité foncière,
mais aussi avec ses généreuses aspirations, son information encyclopédique, et
l’éclat de sa forme oratoire : c’est du Rousseau, si l’on veut, du Rousseau plus
trouble, plus débraillé, plus tumultueux, et toutefois aussi plus raisonnable, plus
avisé, plus pratique.
Libre, il voyage en Angleterre, en Prusse ; ses lettres à Chamfort, sa
Monarchie prussienne nous témoignent de sa curiosité et de sa
clairvoyance. Partout il porte sa netteté de conception et la vigueur de son
éloquence : Beaumarchais en apprend quelque chose, lorsqu’ils représentent des
intérêts opposés dans l’affaire des eaux de Paris. En quelques mois, sous la
direction de Panchaud et de Clavière, Mirabeau s’était fait financier. Il avait
servi, puis combattu Calonne. Il attaque Necker. La question financière était la
grande question politique du temps : elle conduit Mirabeau, avec bien d’autres, à
réclamer la convocation des Etats Généraux.
Il espérait y trouver sa place. La noblesse de Provence le repoussa ; il fut député
du Tiers : son éloquence, déjà révélée par son procès en séparation, se déploya avec
éclat dans tous les débats auxquels les élections donnèrent lieu. Il arriva à Paris
précédé d’une réputation que justifièrent ses débuts : il fut bientôt reconnu pour
le premier orateur de l’Assemblée. Mais dans cet orateur il y avait un homme d’État.
Il guida admirablement le Tiers dans sa lutte contre les deux autres ordres, contre
la cour et le roi. Mais dès qu’il voulut retenir la majorité, enrayer le mouvement
révolutionnaire, la mésestime et la défiance qu’avait voilées un moment sa
popularité, reparurent ; on l’accusa de trahison, de vénalité. Sa correspondance
avec le comte de la Mark le justifie en partie : il reçut en effet une pension de la
cour ; écrasé de dettes, ayant d’immenses besoins d’argent, il trouva le salut dans
cette combinaison : c’était une indélicatesse, qu’avec son immoralité radicale il ne
sentit pas. Mais il ne trahissait pas, il ne se vendait pas : car il se fit payer
pour défendre ses propres opinions, qu’il eût défendues gratuitement, et quand même.
Mais ceux qui le payaient ne croyaient pas en lui ; ceux qui l’écoutaient n’y
croyaient plus : la cour perdit son argent.
« Il était laid, nous dit un contemporain628 : sa taille ne présentait qu’un ensemble de
contours massifs ; quand la vue s’attachait sur son visage, elle ne supportait
qu’avec répugnance le teint gravé, olivâtre, les joues sillonnées de coutures ;
l’œil s’enfonçant sous un haut sourcil, … la bouche irrégulièrement fendue ; enfin
toute cette tête disproportionnée que portait une large poitrine… Sa voix n’était
pas moins âpre que ses traits, et le reste d’une accentuation méridionale
l’affectait encore ; mais il élevait cette voix, d’abord traînante et entrecoupée,
peu à peu soutenue par les inflexions de l’esprit et du savoir, et tout à coup
montait avec une souple mobilité au ton plein, varié, majestueux des pensées que
développait son zèle. »
Et Lemercier nous montre « les gestes
prononcés et rares, le port altier »
de Mirabeau, « le feu de ses
regards, le tressaillement des muscles de son front, de sa face émue et
pantelante »
. A travers le barbouillage du style, il nous fait bien voir
l’orateur.
Mirabeau avait l’éloquence qui enlève les foules et les assemblées, les puissants
mouvements, les amples phrases, l’élan imprévu et impérieux : il était superbe pour
menacer ou maudire. Ses répliques foudroyantes, ses adjurations pressantes
fleurissent toutes les anthologies. A vrai dire, il y a dans ces grands effets, à
notre goût, un peu d’emphase, un geste trop magnifique, trop de son ; c’était le
goût du temps. Mirabeau y a donné complaisamment, et dans les théâtrales banalités
dont la pauvre antiquité faisait les frais, la poussière de Marius,
Catilina aux portes : c’était là que jadis on admirait le grand orateur.
Heureusement il a d’autres mérites pour se faire estimer : il a la logique serrée,
vigoureuse, sophistique parfois avec un air de franchise, toujours sûre et
saisissant en tout sujet les arguments essentiels ou les preuves efficaces. Il est
de ceux qui savent voir les faits, et les présentent : s’il raisonne souvent sur la
théorie et les principes, c’est la nécessité du temps qui l’y force ; l’assemblée
travaille, et il travaille avec elle à établir une constitution en France. Ses
discours sont substantiels, solides, faits véritablement pour instruire ceux qui les
entendent. Il faut se défier de l’orateur, mais on peut apprendre du publiciste. Il
drape son éloquence sur d’excellents mémoires, très précis et très nourris.
Ces mémoires n’ont pas toujours été préparés par lui. Il joignait à ses grands dons
celui de savoir utiliser le travail d’autrui. Tous ses ouvrages sont remplis de
pages simplement transcrites de quelque livre. Dans un de ses plaidoyers contre sa
femme, il introduisait de belles phrases émues, qui étaient d’un sermon de Bossuet.
Dans d’autres, il répétait mot pour mot ce que lui avait fourni l’avocat Pellenc.
Pour ses discours à l’Assemblée nationale, le même Pellenc, le Genevois Étienne
Dumont, Clavière, Duroveray lui fournissent des matériaux, des plans, des
développements entiers : il utilisait même, dit-on, les billets qu’on lui faisait
passer à la tribune, et qu’il lisait tout en parlant. « Mais, disait Dumont,
qu’importe d’ailleurs ? S’il sait mettre à contribution ses amis, s’il sait leur
faire produire ce qu’ils n’auraient jamais fait sans lui, il en est véritablement
l’auteur. » Du moins, nous sommes assurés par ses travaux antérieurs de la capacité
de son esprit, de l’étendue de ses connaissances : si, accablé d’affaires, il dut
recourir à des secrétaires pour la préparation de ses discours, c’était une économie
de temps, et non un supplément de génie qu’il y cherchait. Il dirigeait leur
travail, le contrôlait, le gardait ou le modifiait selon ses vues, l’animait de son
éloquence.
Après tout, c’est par l’intelligence que vaut Mirabeau. Il a des appétits, des
passions physiques ; il a des facultés oratoires, le don de brider et de
passionner : mais nulle sensibilité de l’âme, au fond ; toujours de sang-froid,
maître de lui, l’esprit net, agile, subtil, un esprit à la Montesquieu, comme l’a
très bien vu M. Faguet, qui s’enveloppait d’une éloquence à la Rousseau. Regardez-le
dans sa carrière politique : jamais le sentiment ne lui a arraché un discours,
inspiré un acte ; tout en lui est d’un politique qui observe et calcule. Il a un
tempérament d’homme d’État parlementaire, un souci de la légalité, des formalités
même et des règlements, qui le fait patienter, temporiser, négocier avec une
prudence incroyable, lorsqu’il s’agit d’amener les deux premiers ordres à se réunir
au Tiers. Les phrases retentissantes qu’on cite de lui n’y font rien : il n’a rien
du révolutionnaire, que les circonstances qui le produisent ; c’est un homme du
centre gauche, et il excelle à la politique de couloirs. Il croit aux fictions
constitutionnelles, aux contrepoids qui assurent le délicat équilibre des pouvoirs :
il sait exactement le point jusqu’où l’exécutif doit aller, la ligne que le
législatif ne doit jamais franchir. Il a vu que la Révolution ne pouvait se sauver
que par une translation de propriété qui intéresserait des milliers d’individus à
garantir l’ordre nouveau : mais les biens du clergé vendus, les privilèges de la
noblesse supprimés, l’égalité civile et politique établie, la liberté assurée, la
royauté devenue constitutionnelle, Mirabeau fut content ; il ne s’occupa plus que de
conserver cet ordre qu’il estimait conforme au gouvernement idéal ; et comme pour le
fonder il avait fallu vaincre la royauté, tout son soin tendit à fortifier la
royauté. Il espérait y trouver le frein capable de retenir l’Etat sur la pente où il
glissait, sur la pente du despotisme parlementaire. C’est l’idée qui lui a dicté son
discours sur le droit de paix et de guerre, le dernier de ses grands triomphes
oratoires. Il avait l’esprit monarchique, et absolument opposé à la démocratie.
Nous n’avons pas à nous arrêter aux défenseurs de l’ancien régime contre lesquels
lutta Mirabeau : le cynique et violent Maury, le sincère et mesuré Cazalès629. Mais
lorsqu’il voulut marquer le point d’arrêt de la Révolution, parmi ceux qui le
dépassaient et devinrent ses adversaires se rencontre un orateur de premier ordre,
Barnave630, qui avait été avocat au barreau de Grenoble. Nature généreuse et
sensible, passionné pour la tolérance, l’humanité, la liberté, il avait adopté une
éloquence nette, sobre, sévère, volontairement un peu froide. On peut en prendre une
idée dans son Discours sur le droit de paix et de guerre, où il
combattait Mirabeau et la prérogative royale : c’est un rappel aux principes, une
déduction serrée, sans écarts et sans éclats ; aucune emphase, ni métaphores, ni
comparaisons, ni allusions ambitieuses ; seulement parfois il allègue une autorité,
telle que « l’autorité bien imposante de M. de Mably ». Il y a là une sorte de
raideur doctrinaire qui est d’un assez puissant effet.
À l’Assemblée législative se font remarquer les représentants du département de la
Gironde, Vergniaud, Guadet, Gensonné, et, à leurs côtés, Isnard, venu du Var ; ils
se retrouvent à la Convention, où les joignent Barbaroux, député de Marseille,
Louvet envoyé par le Loiret, et Buzot, qui arrive d’Évreux631. Isnard eut d’éclatants débuts ; Buzot, en ses derniers
temps, trouva dans la violence parfois inintelligente de ses haines une éloquence
singulièrement nerveuse et vibrante. Mais puisque Mme Roland, qui était l’âme du
parti, n’eut pas accès à la tribune, puisqu’elle fut réduite à verser les passions
et les idées qui la brûlaient dans ses Mémoires rédigés en prison,
c’est à Vergniaud qu’il appartient, mieux qu’à personne, de représenter l’éloquence
girondine632 . C’était un avocat bordelais, nonchalant,
inappliqué, sans connaissances précises, sans netteté pratique. Il avait des
tendances plutôt que des idées. Mêlant Montesquieu, Voltaire et Rousseau, il rêvait
une république aimable, qui donnât du bien-être et du plaisir, qui développât le
luxe et les arts. Il était égalitaire, contre la cour et la noblesse ; absolument
indifférent et irréligieux, sans hostilité contre les prêtres ; aristocrate, en face
du peuple, moins par conviction politique que par répugnance d’homme bien élevé. Il
avait la parole facile, fluide, animée cependant et ardente : il n’était ni profond
ni précis, mais il s’échauffait au son de sa propre parole, et il devenait
entraînant. Paresseux comme il était, il dressait avec un souci méticuleux les plans
de ses discours, numérotant les idées, marquant les paragraphes, piquant ici une
image, là un souvenir antique, s’aidant en un mot de tous les secours de la
rhétorique classique. Il aimait les effets de répétition : dix fois il ramenait le
même mot au début d’une phrase, la même proposition au début d’un paragraphe : il
tirait parfois de ce procédé de pathétiques effets. Il excellait à étendre les
vastes lieux communs, à remuer les grands sentiments généraux : c’était l’homme
qu’il fallait pour troubler les âmes en discourant sur le danger de la patrie.
En face des Girondins, à la Convention, parmi la foule des Montagnards se détachent
Danton et Robespierre633. L’éloquence de
Robespierre est une prédication, un long enseignement de vertu, un catéchisme
verbeux de religion civile, où la théologie édifiante s’entremêle d’aigres diatribes
contre les méchants et les impies. Ce Picard bilieux, haineux, pontifiant me fait
penser à son compatriote Calvin, à qui il est de toutes façons inférieur, et
intellectuellement, et moralement, et littérairement. Il s’acharna à fonder une
religion d’État, à formuler en un credo légal le déisme de
Jean-Jacques. Il poursuivit sa chimère théocratique, et immola avec sérénité comme
ennemis de Dieu et de la vertu tous les hommes qui faisaient ombrage à sa vanité,
échec à son ambition.
Danton fait avec lui le plus parfait contraste : celui-ci sort grandi des plus
récentes études sur la Révolution française. C’était un robuste Champenois, aux
formes athlétiques, au masque vulgaire et puissant, sensuel, débraillé, actif,
hardi, d’intelligence claire et forte : il n’était pas grand discoureur, et il passa
pour ignorant parce qu’il ne citait pas l’antiquité, et ne faisait pas
d’amplifications creuses. Mais justement c’est pour cela qu’il nous plaît.
Il a une éloquence pratique et technique, familière, courant au fait, se ramassant
en mots brefs, saccadés, énergiques, qui se gravent dans les esprits ou mordent les
cœurs : et son discours échappe au verbiage, aux phrases vagues et au jargon ampoulé
du temps ; il n’y a personne dont la forme ait moins vieilli ; et il a chance d’être
avec Mirabeau le plus véritable orateur de la période révolutionnaire.
Le 18 Brumaire fit taire les orateurs. Pendant quinze ans, une seule voix
s’élèvera, impérieuse, mais éloquente. L’éloquence était un moyen de gouvernement,
presque une nécessité pour ce parvenu qui, régnant par l’admiration et la confiance,
devait entretenir la foi en son infaillible génie : il fallait que dans chacune de
ses paroles il fit sentir la supériorité dont il tenait son droit. Napoléon s’y
étudia, et y réussit. Il fut le dernier des grands orateurs révolutionnaires. Formé
à l’école des Montagnards, il continua leurs traditions : mais un juste instinct
l’avertit de condenser le verbiage de la tribune, et de se régler plutôt sur la
nette concision des rapports et la fermeté saisissante des proclamations, où
certains Jacobins avaient donné de curieux modèles d’éloquence administrative ou
militaire. Il se fit une forme courte, brusque, tendue, nerveuse, admirablement
expressive et de sa nature réelle et de l’idée qu’il voulait donner de lui,
admirablement adaptée à l’âme élémentaire des foules ou des armées.
On voit cette éloquence se former à travers la verbosité et la médiocrité de ses
premiers écrits634. On la voit se déployer dans ‘ toute sa correspondance, où il
n’y a pas à vrai dire de lettres familières. Et ce qu’il a dicté à Sainte-Hélène, ce
sont des mémoires oratoires ; ces récits de ses campagnes et de ses victoires sont
de l’histoire tout juste comme le tableau de la politique athénienne dans le
Discours pour la Couronne, de l’histoire arrangée pour persuader.
Dès qu’il ouvre la bouche, Napoléon est orateur ; car il règle sa parole pour
enlever à ceux à qui il parle, individus ou peuples, contemporains ou postérité, la
liberté de leur jugement, pour asservir leurs esprits ou leurs volontés. Mais là où
cette puissante faculté oratoire apparaît le mieux, c’est dans les proclamations
nombreuses qu’il adresse aux soldats et au peuple français, depuis la première
campagne d’Italie jusqu’après Waterloo. On comprendrait mal sa domination, si on ne
voyait l’appui qu’elle trouva dans sa parole : à cet égard, l’éloquence a été pour
lui ce qu’elle était pour les chefs des démocraties anciennes635 .
Cette éloquence a sa rhétorique et ses procédés. Sous son apparente brusquerie,
elle est très ordonnée, très classique. La lettre de condoléances du général
Bonaparte à la veuve de l’amiral Brueys est une véritable dissertation sur un plan
soigneusement concerté : les lettres de l’Empereur aux veuves des maréchaux
Bessières et Lannes, plus courtes, d’un ton de maître, sont des réductions du même
plan. Les proclamations sont divisibles par articles et paragraphes comme des
discours de Conciones. Au début, les origines révolutionnaires de
cette éloquence sont très sensibles : les phalanges républicaines,
les vainqueurs de Tarquin, les descendants de Brutus,
de Scipion, les légions romaines, Alexandre, tous ces
souvenirs antiques rattachent Napoléon aux orateurs de nos assemblées. Puis, dans
les harangues du Consul, de l’Empereur, ces ornements emphatiques se font rares.
Dans la première campagne, aussi, entre les phalanges et les Tarquins je note des hommes pervers qui viennent
tout droit de la prédication de Robespierre.
Je note même des réminiscences d’auteurs latins. Du Lucain : « Vous n’avez
rien fait, puisqu’il vous reste à faire. »
Nil actum reputans, si quid superesset agendum.
Le futur César se fait l’esprit de César. Du Tite-Live : « Dira-t-on de nous
que nous avons su vaincre, mais que nous n’avons pas su profiter de la
victoire ? »
Vincere
seis, Hannibal, Victoria uti nescis. Certaines formes théâtrales
rappellent les déclamations de la tribune : « Mais je vous vois déjà courir
aux armes… Eh bien ! partons !… »
Et voici des clichés : « Vous
rentrerez alors dans vos foyers et vos concitoyens diront en vous montrant : il
était de l’armée d’Italie. » — « Il vous suffira de dire : j’étais à la bataille
d’Austerlitz, pour que l’on réponde : Voilà un brave. » — « Vous pourrez dire avec
orgueil : Et moi aussi je faisais partie de cette grande armée, qui »
,
etc. Le cliché est magnifique, et saisissant : et l’on voit l’effet s’élargir de
proclamation en proclamation jusqu’à ce dernier mouvement.
Dans ces brèves harangues, deux parties sont capitales, le premier mot et le
dernier : l’attaque est merveilleuse de brusquerie et de sûreté. « Soldats,
vous êtes nus, mal nourris… Soldats, je suis content de vous… Soldats, nous
n’avons pas été vaincus. »
On est secoué et pris. Et la fin, comme elle
laisse l’âme vibrante ! « Soldats d’Italie, manqueriez-vous de courage et de
constance ? » — «…. Et alors la paix que je ferai sera digne de mon peuple, de
vous et de moi. »
Le fond est ce qu’il faut qu’il soit : des idées nettes, simples, immédiatement
accessibles, des sentiments communs, réels, immédiatement évocables ; l’honneur, la
gloire, l’intérêt ; de vigoureux résumés des succès et des résultats obtenus, de
rapides indications des résultats et des succès à poursuivre, des communications
parfois qui semblent associer l’armée à la pensée du général et la flattent du
sentiment d’être traitée en instrument intelligent : toutes les paroles qui peuvent
toucher les ressorts de l’énergie morale, sont là, et sont seules là.
Parfois, au lieu des images banales du répertoire commun, la nature originale de
l’individu éclate. L’allocution du 1er janvier 1814 aux députés
du Corps Législatif est d’un ton singulier : volontairement l’orateur lâche sa
colère en petites phrases hachées, brutales, même triviales : « M. Lainé,
votre rapporteur, est un méchant homme… Je suis de ces hommes qu’on tue, mais
qu’on ne déshonore pas… Qu’est-ce que le trône au reste ? Quatre morceaux de bois
revêtus d’un morceau de velours. Tout dépend de celui qui s’y assied… Il faut
laver son linge en famille. »
Remettez tout cela à sa place, écoutez cette
sortie si curieusement violente, et vous sentirez quelle science de l’effet il y
avait chez cet homme-là.
Vous avez noté l’image grandiose qui nous montre le trône : elle sort d’une
imagination qui n’est plus celle du xviiie
siècle, ni
formée à l’école de l’antiquité. Cela, c’est du Shakespeare — tel que le comprenait
Hugo et qu’il en faisait. Même dans les bulletins, malgré la tension plus solennelle
du style, dans ceux surtout des dernières campagnes, je note quelques pensées d’une
imagination pareille. On se sent tout près de Hugo, bien plus près de Hugo que des
Montagnards et du Conciones quand on lit des phrases comme
celles-ci : « La victoire marchera au pas de charge ; l’aigle… volera de
clocher en clocher jusqu’aux tours de Notre-Dame. »
Ou bien :
« J’en appelle à l’histoire : Elle dira qu’un ennemi qui fit vingt ans la
guerre au peuple anglais, vint librement, dans son infortune, chercher un asile
sous ses lois… Mais comment répondit l’Angleterre à une telle magnanimité ? Elle feignit de tendre une main hospitalière à son ennemi, et, quand il
se fut livré de bonne foi, — elle l’immola. »
Ce
petit mot qui fait comme cabrer la phrase dans un brusque arrêt, après l’ample
mouvement qui en développe le début : c’est un procédé habituel de V. Hugo. En
général, sans avoir changé sa forme ni renouvelé ses moules, il me semble que
Napoléon est pourtant moins classique, moins asservi au goût révolutionnaire dans
ses dernières années, et qu’il exprime son tempérament par des effets plus
personnels.
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