Chapitre III
Retour à l’art antique
Il se produit vers la fin de l’Ancien Régime un fait assez considérable, qui modifie
la littérature : on voit l’antiquité gréco-romaine reparaître, et ramener, comme il
était naturel, un idéal de beauté formelle et plastique. Cela est sensible, quand on
passe de Rousseau à Bernardin de Saint-Pierre : Julie et Saint-Preux n’ont que la
grâce française, l’expression des physionomies ; Paul et Virginie ont la noblesse
antique, la pureté des lignes ; les premiers font un couple qui intéresse nos âmes,
les autres un groupe qui séduit nos yeux. Que s’est-il donc passé ?
En dehors du mouvement philosophique s’est formé un courant d’études d’archéologie
et d’art, qui avaient pour objet les monuments antiques, ruines d’architecture,
fragments de peintures statues, vases, débris de toute sorte et de tout âge. Ce
courant avait sa source dans l’érudition bénédictine, qui nous a donné l’Antiquité
figurée du Père Montfaucon : là comme dans les autres matières d’érudition,
l’Académie des Inscriptions et Belles-lettres recueillit l’héritage des Bénédictins
et se substitua à eux pendant le xviiie
siècle ; en
elle fut le centre, d’elle partit la direction de recherches d’érudition critique,
philologique, historique, archéologique, auxquelles notre siècle doit tant.
La société et la littérature, depuis la querelle des anciens et des modernes,
s’étaient désintéressées de l’antiquité. On n’enseignait plus le grec dans la
plupart des collèges ; l’étude en était facultative dans les autres. On étudiait le
latin : mais dans Cicéron et dans Tacite, dans Virgile et Lucrèce, on ne cherchait
qu’une rhétorique, ou une philosophie. On n’essayait pas de voir, par l’histoire, la
vie de ces grands peuples ; on oubliait totalement quelle place l’art avait tenue
dans leur civilisation. Ceux des littérateurs qui parlent des Grecs et des Romains
en parlent avec une connaissance bien superficielle, ou même avec une inintelligence
grossière : lisez les jugements de Voltaire et de La Harpe. L’Académie des
Inscriptions et Belles-Lettres entretînt le goût sérieux et l’exacte connaissance de
la Grèce et de Rome.
Tandis que d’autres travaillaient sur les langues, sur l’histoire, sur la religion,
sur la science de l’antiquité, le comte de Caylus614, un original de vif esprit et de puissante curiosité, faisait de
l’archéologie son domaine. Il avait voyagé en Italie et dans le Levant ; il était en
correspondance avec tous les savants et tous les antiquaires de l’Europe. Il
étudiait infatigablement les débris de l’art antique, les procédés, les matériaux,
la signification, l’usage, etc. : toutes ces études partielles tendaient à restaurer
dans les esprits une représentation plus fidèle de la vie antique. Il s’enfermait
volontairement dans la technique et le détail, et méprisait les philosophes qui
parlent de tout sans rien savoir : les philosophes le lui rendaient bien, et sa
réputation en a souffert. Mais Caylus n’était pas un érudit seulement, c’était un
artiste ; dans l’archéologie il cherchait des leçons pour nos peintres et nos
sculpteurs. Ce fut là son idée originale. Il servit de trait d’union entre
l’Académie des Inscriptions et celle de Peinture et Sculpture. Il essaya de ramener
nos artistes de l’idéal spirituel et galant à l’idéal sévère de la Renaissance et de
l’antiquité. Il leur offrit les sujets antiques dans ses tableaux d’Homère et
de Virgile (1757). Personne plus que lui ne contribua à changer la
direction de l’art français : Vien procède de lui, et David est l’élève de Vien
(Serment des Horaces, 1784). L’architecture avec Soufflot revient
aussi aux formes antiques. Cette révolution n’est pas sans conséquence pour la
littérature : car les artistes et les littérateurs ne sont plus deux mondes fermés,
inconnus l’un à l’autre. De plus, l’institution des Salons donnait
aux artistes un puissant moyen d’action sur la société ; et désormais, dans la
formation du goût général, entrera une certaine dose de tendances et de jugements
esthétiques.
Tout concourait alors à élargir l’importance de la révolution qui se faisait dans
l’art. Les voyages615 se multipliaient en Italie, en Grèce, dans le
Levant ; et les relations des voyageurs rendaient un intérêt aux œuvres de la poésie
antique, en faisant connaître tous ces pays où étaient nés les chefs-d’œuvre qui en
étaient le cadre ou la matière, en décrivant les ruines de ces monuments dont
l’antiquité avait parlé, ou dans lesquels elle s’était survécu. La découverte
d’Herculanum et de Pompéi616 frappa vivement les
imaginations : cette réapparition de villes enfouies depuis dix-sept siècles fut le
fait saisissant qui captiva l’esprit mondain, et mit le gréco-romain à la mode.
Cette mode se marque par le caractère du style Louis XVI, dans l’ornementation et
l’architecture : au rococo commence à succéder le pompéien ; on reprend les motifs de décoration que les fouilles récentes ont
fait connaître ; des lignes plus simples, plus sévères commencent à rappeler la
noblesse des formes antiques.
Un savant617 peut alors concevoir le projet de ramasser dans un
ouvrage de vulgarisation toute la civilisation grecque, telle que la science du
temps l’a restituée, vie publique et vie privée, religion et philosophie, poésie et
art, monuments et paysages. Il propose au public de lire cela : et le public lit, le
public est charmé. La clarté de l’exposition, l’agrément facile que l’abbé.
Barthélémy répand sur sa solide érudition, sont pour quelque chose dans le succès du
Voyage du Jeune Anacharsis : mais le goût du public y a été pour
beaucoup aussi ; le livre est venu à son heure. Par lui, l’antiquité sort de
l’abstraction : on la voit, un peu molle et sensible, vraie
pourtant et surtout réalisée dans des formes plastiques qui en représentent bien le
caractère le plus original, et le moins considéré jusque-là par les
littérateurs.
De ce mouvement est sorti le changement que nous signalions dans la facture des
œuvres littéraires. Une élégance un peu douceâtre et convenue, une noblesse un peu
creuse et de décadence se remarquent très aisément dans les conceptions poétiques ou
dramatiques des écrivains de la fin du siècle. Il y a un style Louis XVI dans la
littérature, et le groupe de Paul et Virginie nous en présente la
plus harmonieuse création. Ce sera ce goût antique qui ira se développant sous la
Révolution, favorisé par les événements politiques et par le mouvement des idées :
dégagé de plus en plus des éléments mondains, élégants, spirituels, auxquels il
s’est allié d’abord, il créera des formes pures et froides ; il réalisera l’harmonie
sans la vie, et la beauté par l’effacement du caractère ; il suscitera la correcte
poésie des Fontanes, des Luce de Lancival et des Chênedollé ; il imposera même à
l’imagination brûlante de Chateaubriand les idéales figures de Cymodocée et d’Atala,
qui ressemblent à l’antique tout juste comme des marbres de Canova.
Il était important de signaler le courant qui porte les esprits de nouveau vers
l’art gréco-romain : nous découvrons ainsi les origines, la place d’un génie
original que, sans cette étude préalable, on ne sait où loger dans l’histoire de
notre littérature. L’antiquité, je pourrais dire l’archéologie et l’art grec, ont
leur poète à la fin du xviiie
siècle, le plus grand,
le seul grand de tout le siècle : et nous voici conduits à André Chénier.
André Chénier618 ne fut connu de son vivant que par
quelques odes et dithyrambes qui le classent à côté de Lebrun : son lyrisme est une
éloquence vigoureuse, travaillée, non exempte d’emphase et de rhétorique. Il n’a été
révélé qu’après sa mort : la Jeune Captive, la Jeune
Turentine furent imprimées dans la Décade et le
Mercure ; les Œuvres ne parurent qu’en 1819. Le
succès fut considérable, mais l’heure était passée où Chénier pouvait exercer une
influence par ses propres et réelles qualités. Les vers étaient beaux : donc ils
n’étaient pas classiques. Les romantiques qui se cherchaient
partout des précurseurs, l’adoptèrent, et l’originalité de Chénier se fondit dans le
grand courant romantique.
Il était tout le contraire d’un romantique. Il appartient au xviiie
siècle, et il est tout classique, le dernier des grands
classiques : ce qui a trompé sur lui, c’est qu’il était poète, en un siècle qui
avait ignoré la poésie ; et c’est qu’il avait retrouvé, parmi les pseudo-classiques
de son temps, le secret du véritable art classique. Le moyen âge ne l’a jamais
préoccupé ; il a été indifférent même au xvie
siècle : le maître où il allait étudier, c’était Malherbe ; ses modèles, c’étaient
les Latins et les Grecs. Jamais homme ne fut plus éloigné de la religiosité
mélancolique ou enthousiaste des Chateaubriand et des Lamartine : « athée avec
délices », selon le mot de Chênedollé, le xviiie
siècle dont il était n’était pas celui de Rousseau ; c’était celui de Voltaire, de
l’Encyclopédie, de Buffon, le xviiie
siècle irréligieux, sensualiste, et scientifique. Il appartient, par sa pensée, au
même groupe que Condorcet et Volney : il a le culte et l’ivresse de la raison, et
son rêve a été de donner une expression poétique aux conquêtes de la raison. Il a
formé des plans de grands poèmes qui s’appelaient la Superstition,
l’Astronomie, l’Amérique, l’Hermès : l’Amérique
devait contenir « toute la géographie du globe » et « le tableau frappant et rapide
de toute l’histoire du monde », considérée du point de vue de la tolérance et de la
philosophie ; c’était un Essai sur les mœurs en vers.
L’Hermès aurait exposé le système de la terre, sa formation,
l’apparition des animaux et de l’homme, la vie de l’homme primitif avant la
constitution des sociétés, le développement des sociétés, politique, moral,
religieux, scientifique : en somme, le cinquième livre de Lucrèce, refait, agrandi,
développé au moyen de l’Histoire naturelle de Buffon. Cette
poésie-là, avec plus de force de pensée, plus de génie et d’art dans l’expression,
n’est encore que la poésie des Delille et des Esménard : elle est essentiellement
didactique, analytique, intellectuelle ; elle ne dépasse pas le ton oratoire.
Dans ses élégies, il se découvre encore le vrai fils de son
siècle.
Le Chénier qu’elles nous offrent est un homme du monde, qui n’a que des sens, qui
court après « le plaisir », et ne spiritualise point l’amour. Sa Camille « aux yeux
noirs », sa « Julie au rire étincelant », sa Rose « dont la danse molle aiguillonne
aux plaisirs », sont de faciles créatures ; et ce qu’il espère, ce qu’il se promet
de ses vers, c’est qu’ils soient un code d’amour et de volupté ; c’est qu’ils
échauffent les désirs dans les jeunes âmes, et qu’ils éloignent « du cloître
austère » la pensée des vierges619 . Ce
Chénier-là est tout proche de Parny.
Mais il a fait les Églogues et les Limbes, et c’est
par là qu’il semble se séparer de son temps.
Par ses Églogues gréco-latines, il se rattache au groupe des savants
qui, derrière la littérature bruyante des salons et de
l’Encyclopédie, retrouvaient l’antiquité, et la représentaient aux
artistes. Chénier a connu ce mouvement ; il y a participé ; il l’a dans la
poésie. Guys, l’auteur d’un Voyage de Grèce, était des amis de sa
famille. Il fréquenta le philologue Brunck, dont les Analeeta veterum
Græcorum
620 furent une de ses
lectures favorites. A Londres, il se procura les poètes latins de la Renaissance
italienne, Sannazar et autres : ces reproductions artistiques de la forme antique le
ravirent. Son hymne à David sur le Serment du Jeu de
Paume, n’est pas seulement une manifestation de libéralisme politique, il
y célèbre le génie et le goût du peintre.
Il avait un avantage sur tous ceux qui étudiaient ou imitaient l’antiquité : il
était né à Constantinople, et par sa mère, une Santi l’Homaca, il était demi-Grec.
Il avait dans le sang, il reçut parmi ses premières impressions d’enfance, quelque
chose qui lui permit de comprendre la beauté antique : il la sentait toute voisine
de lui et dans une parfaite harmonie avec son intime organisation ; où les autres ne
voyaient que des souvenirs de collège ou des décors d’opéra, il saisissait sans
effort les réalités concrètes. A son origine, sans doute, il doit ce caractère
unique chez nous d’être plus Hellène que Latin : réfractaire même au génie
proprement romain, et dans la poésie romaine incapable de saisir autre chose que les
reflets de son aimable Grèce, la vraie patrie de son esprit : ses auteurs préférés,
avec les purs Grecs, sont les poètes de l’alexandrinisme latin.
Ainsi s’explique qu’il ait pu faire ses églogues, qui sentent si peu le pastiche.
L’Aveugle, le Jeune Malade, la Jeune
Tarentine, la Liberté, d’autres pièces encore, une foule de
fragments inachevés, d’inspirations inemployées sont des œuvres absolument sans
pareilles dans notre littérature. Cela a l’air des choses antiques, sans rien
d’artificiel : c’est une poésie légère, limpide, plastique, baignée de lumière, aux
formes harmonieuses et faciles, qui semblent spontanément écloses, un art sûr et
sobre, qui se dérobe partout, et jamais ne défaut. Mais comment cette perfection
a-t-elle été possible ? Parce que Chénier n’a pas vu les œuvres grecques par
l’extérieur ; il a senti l’âme qui s’y réalisait. Et il a senti que son âme s’y
trouvait réalisée aussi. Les thèmes, les idées, les images de ses poètes favoris ont
été employés artistement par lui à exprimer sa propre nature, ses propres émotions.
Lisons un petit fragment, le n°29 de l’édition de M. de Chénier : rien dans le ton
ni la couleur ne le distingue des imitations de Théocrite ou de Moschus ; on
reconnaîtrait dans ces huit gracieux vers une inspiration antique, sans cette note
autographe du manuscrit :
« Vu et fait à Catillon près Forges le 4 août 1792, et écrit à Gournay le
lendemain »
. L’expérience de Chénier se fond dans son érudition ; et dans
ses « vers antiques », ce qu’il met, ce sont, non pas toujours « des pensers
nouveaux », du moins des sensations personnelles et de la nature observée. Voilà par
où il se distingue des « fabricants d’antiques » de l’époque révolutionnaire et
impériale.
C’est pour cela qu’il a fait un choix si restreint, si exclusif dans l’immense
richesse de l’hellénisme. Il laisse les graves poètes et les penseurs profonds ;
Aristote. Thucydide ne l’inquiètent guère. Il ne s’arrête pas à la sublimité de
Pindare : de Sophocle il retiendrait surtout les rossignols de Colone. La Grèce
qu’il, aime, où il vit, c’est la Grèce aimable, légère, joyeuse de vivre, absorbant
avidement de ses sens subtils tout ce que la nature a répandu de beautés et de
plaisirs dans l’air, dans la lumière, dans les lignes des monts et la mobilité des
îlots ; la Grèce des joies physiques et des passions naturelles, primitivement
sensuelle ou voluptueuse avec raffinement, la Grèce homérique, alexandrine ou
gréco-romaine, épique, idyllique, élégiaque. Homère, Aristophane, Théocrite, Bion et
Moschus, Callimaque, Anacréon, l’Anthologie, ceux des Latins ou des
Italiens qui ont exprimé ces parties exquises et peu profondes de l’hellénisme,
c’était ce qui convenait à Chénier pour représenter sa propre nature. L’homme, en
effet, ne change pas quand on passe des Elégies aux
Églogues : mais ici l’épicurien mondain du xviiie
siècle enveloppe sa conception matérialiste de la vie des
sensations fines d’un artiste grec : il traduit en païen son amour de la nature, de
la jeunesse, de la vie riante et facile, des beaux corps gracieux et fermes.
Les ïambes sont aussi, par leur forme, d’inspiration antique :
Archiloque et Horace ont fourni ce rythme inégal, pressant et vigoureux. Chénier les
écrivit pendant les quatre mois et vingt jours qui séparèrent son arrestation de son
exécution. Il avait accueilli la Révolution avec joie, confiance, enthousiasme ;
mais il ne tarda pas à s’inquiéter, à s’indigner : il était monarchiste
constitutionnel, il avait Jacobins et Girondins en exécration. Il donna cours à ses
sentiments dans les ïambes : la haine de ceux qui gouvernaient,
l’horreur des massacres et des supplices, le mépris de la légèreté égoïste des
victimes, la révolte d’une âme qui aspire à vivre et à agir encore, d’âpres
malédictions, d’amères défiances, des fiertés hautaines, de douloureux désespoirs,
tout le contenu de ces poèmes, comme leur forme, nous mène bien loin de la satire
didactique de Boileau, de la satire épigrammatique de Voltaire, de la satire
oratoire de Gilbert. Par les ïambes, la satire retrouve son
caractère lyrique.
André Chénier a un rôle particulier dans l’histoire de la versification française.
On en a fait parfois à tort l’inventeur des rythmes romantiques. Non : pas plus ici
que par l’inspiration, il n’est romantique. Mais il n’est pas non plus un pur
classique : l’art de Boileau, les règles de Voltaire ne lui suffisent pas ; et voici
ce qu’il fait : il répète pour son compte la tentative de Ronsard, sans s’en douter,
pour la même raison et de la même manière que Ronsard. Il est grec lui aussi, et
grand humaniste : aussi tente-t-il une imitation serrée de la technique des anciens.
On peut reconnaître à chaque moment dans son style, dans le choix d’une épithète,
dans certaines métaphores et figures, un emploi systématique des procédés
d’élocution qui sont familiers aux poètes grecs et latins.
Il a fait de même dans sa versification. Il a même, comme Ronsard, et avec le même
succès, tenté l’ode pindarique ; une de ses odes offre la strophe, l’antistrophe et
l’épode. Son ode sur le serment du Jeu de Paume, avec ses 22 strophes de 19 vers,
toutes identiques par la succession des mètres, et présentant toutes le même dessin
compliqué, est une pièce massive et manquée, comme l’ode à l’Hôpital.
L’humanisme de Chénier l’a conduit aux mêmes excès qui avaient perdu Ronsard. Il a
été mieux inspiré quand il a importé l’ïambe : à vrai dire, ce n’était pas une forme
tout à fait nouvelle ; à ne compter que le nombre des syllabes, les
Adieux de Gilbert à la vie offrent précisément le même mètre. Mais
Gilbert distribue ses ïambes en distiques, et assemble les distiques en quatrains.
Dans André Chénier, le rythme est libre et délié : la pensée se déroule à travers
les alexandrins et les octosyllabes, sans autre loi ni mesure que leur régulière
alternance.
Nous touchons ici à la grande innovation qu’il a tentée dans la versification.
Avant lui, les poètes classiques ont tendance à faire coïncider les coupes
rythmiques et les coupes grammaticales : ils évitent l’enjambement, soit de vers à
vers, soit de strophe à strophe ; autant que possible ils enferment un sens complet
dans chaque élément métrique, vers, partie de strophe, ou strophe. Leurs alexandrins
se distribuent naturellement en unités indépendantes, vers sentencieux, ou
distiques : le distique est l’élément constitutif de leur période poétique. Les
stances, strophes, couplets s’organisent semblablement par assemblage de couples ou
de triades de vers : quatre, six, huit, dix, voilà les nombres qui en déterminent
ordinairement la composition ; et dans chaque forme sont ménagés des repos fixes, où
le sens s’arrête avec le vers. Chénier, entraîné par l’exemple des Grecs, substitue
l’harmonie à la symétrie. Au lieu de tenir toujours à l’unisson le mètre et la
phrase, d’en faire coïncider le dessin et le développement, il pose le principe de
la discordance : il multiplie l’enjambement, même l’enjambement d’une syllabe, de
vers à vers, de strophe à strophe, à l’imitation des lyriques grecs, des chœurs de
tragédie, des odes d’Horace. Il évite les distiques, quatrains, sizains ; quand le
distique est la forme métrique, il a soin que les arrêts du sens ne correspondent
pas aux divisions du mètre. Le développement de la phrase dans les pièces manomètres est aussi varié, aussi inégal que possible, de façon à
rendre impossible une découpure symétrique. Tantôt le sens emporte une longue suite
d’alexandrins, tantôt très peu, jamais des nombres égaux, ou liés par des rapports
simples et sensibles ; toujours il désarticule le vers, s’arrêtant partout ailleurs
qu’à l’hémistiche, sur la troisième, sur la quatrième, sur la neuvième, sur la
dixième syllabe, se terminant parfois à l’intérieur du vers. De temps en temps, à
intervalles inégaux, le sens et le vers se ferment ensemble, et l’accord se fait de
la structure grammaticale et de la structure rythmique621.
Il y a là quelque chose d’analogue à la dislocation du vers
classique que les romantiques ont réalisée. Le désavantage de Chénier, c’est que son
essai ne vient pas d’une étude directe du vers français, et du sentiment de ses
propriétés intimes : il fait une application extérieure de la technique
gréco-romaine à notre versification nationale ; et de là vient, malgré son art
infini, ce qu’il y a parfois de dureté, d’« arrythmie » dans certains prolongements
des périodes, dans certaines hachures des mètres.
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