Chapitre VII
La littérature française et les étrangers
La Renaissance des lettres s’était faite en France sous l’influence immédiate de
l’Italie, et, après l’effort tenté par Ronsard pour reproduire la beauté des modèles
antiques, la poésie était, à la fin du siècle, retournée insensiblement à l’imitation
des Italiens. Dans le xviie
siècle, cette influence
avait encore sévi avec un redoublement d’intensité à l’époque de la préciosité :
Boileau et les purs classiques nous en affranchissent, à partir de 1660.
L’Espagne, entrée plus tardivement en scène, n’eut qu’une action intermittente et
limitée au xviie
siècle : il fallut que notre théâtre
se fût constitué pour qu’elle dominât chez nous, par l’irrésistible attraction du
riche répertoire de sa comedia nationale. Nos goûts romanesques
trouvèrent aussi à se satisfaire dans la vaste collection des nouvelles pathétiques ou picaresques. Depuis le début du siècle, mais surtout
de Scarron et Rotrou jusqu’à Lesage, cette influence se fit sentir, plus apparente
avant 1660, masquée ensuite par les chefs-d’œuvre d’inspiration gréco-romaine :
Gil Blas en est le dernier éclat. Le costume de Figaro
est un accident dû au hasard d’un voyage de Beaumarchais. Après Gil
Blas, en somme, l’Espagne se retire de chez nous pour ne revenir qu’avec le
romantisme.
L’Angleterre subissait notre influence après celle de l’Italie. La Révolution, qui
fit séjourner en France nombre de grands seigneurs eut pour résultat le triomphe du
goût français après la Restauration. La littérature du temps de la reine Anne, avec
Addison, Pope, Dryden, est gagnée aux idées d’ordre, de méthode, de raison,
d’imitation fidèle et correcte de la nature, qui sont les caractères sensibles de nos
œuvres classiques. Le fond anglais subsiste toujours : mais il s’accommode de son
mieux aux principes de l’art français. Les traductions de Boileau se multiplient, et
le P. Le Bossu même, le P. Rapin font autorité. Ainsi c’est par l’Angleterre que
commence cette universelle domination de l’esprit français, qui sera l’un des faits
les plus considérables de notre histoire littéraire et sociale au xviiie
siècle.
Pour les nations méridionales, d’abord, les rôles sont renversés : elles nous
empruntent et nous imitent. l’Italie échappe par le goût français aux fadeurs et aux
affectations du marinisme. Corneille et Racine donnent des modèles
à Zeno ; et, malgré ses fureurs de misogallo, Alfieri leur doit,
ainsi qu’à Voltaire, plus qu’aux Grecs. Molière offre à Goldoni l’idéal où il essaie
d’élever la comédie de son pays. Enfin l’esprit de nos philosophes, de Montesquieu,
de Voltaire, imprègne ces vives intelligences italiennes ; un Français, Condillac,
est appelé à instruire le prince de Parme, et l’on peut dire que les premiers pays
où des essais de gouvernement libéral et bienfaisant fassent passer dans les faits
un peu des rêves de notre philosophie humanitaire sont de petits États d’Italie.
L’Espagne, avec son Charles III qui a d’abord régné à Naples, le Portugal, entrent
dans la même voie : dans ces pays, le gouvernement même se met à la tète du
mouvement philosophique. Littérairement aussi, notre influence s’établit. Boileau
jadis était tout fier d’avoir trouvé un traducteur portugais, le comte d’Ericeyra.
Depuis que le marquis de Luzan a mis en castillan l’Art poétique de
Boileau et le Préjugé à la mode de La Chaussée, la plupart des
écrivains sont afrancesados : à la comedia
nationale succèdent le drame larmoyant, la tragédie pompeuse, la comédie à la façon
de Molière, ou plutôt de Destouches ou de Picard580.
L’Angleterre s’est francisée autant qu’elle pouvait l’être : cela la met en état de
nous rendre l’équivalent de ce que nous lui avons prêté. Addison, Pope, Otway
n’effaroucheront pas nos Français amateurs d’élégance et de bonne tenue. Dès la fin
du règne de Louis XIV, cette réaction de la littérature anglaise sur la nôtre se
produit par l’intermédiaire des journaux de Hollande581, très
curieusement rédigés par des réfugiés français que leurs idées politiques et
religieuses disposent à prêter grande attention à toutes les œuvres qui viennent
d’Angleterre. Puis s’établissent les rapports directs entre les pays, voyages
d’écrivains anglais en France, français en Angleterre582. On
continue de traduire nos œuvres en anglais, nous traduisons les œuvres anglaises en
français. Le pamphlet de J. Collier583, le
Spectateur d’Addison encouragent le goût de moralisation par lequel
l’esprit laïque cherche à compenser le vide que laisse l’abolition de l’influence
chrétienne. Marivaux, qui s’inspire d’Addison dans ses journaux, fournit par sa
Vie de Marianne un modèle à Richardson, qui, traduit en français
par l’abbé Prévost, sert à son tour de modèle à nos romanciers. L’originalité de
Sterne fait une impression sensible sur Diderot. Notre théâtre subit l’action du
théâtre anglais : Shakespeare peu à peu force les barrières de notre goût ;
Voltaire, l’abbé Leblanc, Laplace, Letourneur, Ducis le font connaître584, et il arrache parfois l’admiration d’une mondaine renforcée
comme Mme Du Deffand. Il tire notre vide et froide tragédie vers l’action animée,
pittoresque, violente. Le drame anglais585, à qui La Chaussée ne doit pas grand’chose, exerce
une sensible influence sur Diderot, Saurin et d’autres : il donne l’idée et le goût
d’effets plus intenses, plus brutaux, d’un pathétique plus nerveux et plus matériel,
d’une action plus familière, liant l’impression sentimentale à la minutieuse
reproduction des détails de la vie domestique. Au moment où Rousseau remue si
profondément les âmes de nos compatriotes, et celles de ses contemporains par toute
l’Europe, l’Angleterre nous envoie Thomson, Young, Macpherson586 : les Saisons de Thomson réveillent le goût de la
nature chez nos mondains ; et nos spirituels peintres des choses champêtres, les
Saint-Lambert, les Roucher, sont de mauvais copistes d’un bon original. La
mélancolie des Nuits d’Young, les effrénées et vagues effusions de
YOssian de Macpherson donnent à la loi une satisfaction et un
stimulant aux besoins intimes qui portent les cœurs vers les nobles rêveries et les
ardents enthousiasmes. C’est, d’un bout à l’autre du siècle un chassé-croisé
d’influences entre la France et l’Angleterre. Cependant il serait vrai, je crois, de
dire que si beaucoup d’œuvres particulières des écrivains anglais furent chez nous
en crédit, aucun mouvement considérable n’a son réel point de départ en Angleterre :
nous trouvons dans le courant de notre littérature même, dans les transformations de
l’esprit public et des mœurs sociales, dans l’apparition enfin de certaines
originalités individuelles, les raisons essentielles de l’évolution du goût et des
formes littéraires. Notre xviiie
siècle s’est servi
et autorisé de l’Angleterre, mais pour abonder en son propre sens, et réaliser ses
intimes aspirations. La querelle des anciens et des modernes, Marivaux et Lesage, La
Chaussée, Diderot et Rousseau nous font passer de Boileau à Chateaubriand, du goût
classique au romantique, sans peine, sans heurt et sans lacune.
Dans le progrès des idées, ce chassé-croisé ne semble pas se produire. Nous
entamons peu l’Angleterre : cependant Hume et Gibbon relèvent de nos philosophes,
dont l’influence se fera sentir surtout en ce siècle sur le positivisme anglais.
Mais, au xviiie
siècle, l’Angleterre nous donne sans
comparaison plus qu’elle ne nous emprunte. Shaftesbury, Bolingbroke sont des maîtres
de pensée indépendante, de doute curieux et libre. Locke fournit à Voltaire son dada métaphysique, la possibilité pour un Dieu tout-puissant
d’attacher la pensée à la matière. J’ai dit quelle impression la vie anglaise tout
entière avait laissée en Voltaire. Montesquieu n’est pas loin de voir dans la
constitution anglaise l’idéal du gouvernement. L’idée de la liberté anglaise devient
un lieu commun de l’opinion publique ; le type de l’Anglais franc, indépendant,
original jusqu’à l’excentricité, devient un type banal du théâtre et du roman.
L’anglomanie se répand dans nos salons à la faveur de la philosophie, et les mœurs
françaises s’imprégnent des usages et des goûts de nos voisins : on importe
d’outre-Manche les courses de chevaux ; on établit la mode des thés à l’anglaise. Mais ici encore, je crois, la pensée de nos philosophes a
été chercher eu Angleterre plutôt des soutiens, des exemples, des vérifications que
des principes et l’impulsion initiale : c’est chez nous et de nous surtout que les
inventions particulières par lesquelles les Anglais avaient mis leurs intérêts
intellectuels et matériels, privés et nationaux, dans les meilleures conditions
qu’ils pouvaient, ont assuré la diffusion. Fontenelle ne devait rien à l’Angleterre,
et tout le xviiie
siècle français est déjà dans
Fontenelle.
L’Allemagne nous prend beaucoup, nous rend tard et peu587.
Gottsched fonde l’école de l’imitation française. Lessing combat Gottsched : mais
les maîtres de Lessing sont Bayle, Voltaire et Diderot. Diderot est le véritable
créateur du théâtre allemand : les théories et les drames de Lessing en viennent.
Voltaire est celui qui révèle Shakespeare à Lessing588. Wieland porte dans toutes ses œuvres et toute sa vie l’empreinte
profonde des idées et de l’esprit français. Montesquieu est le docteur des hommes
d’État. Mais l’idole des Allemands, celui qui laisse la trace la plus profonde dans
la pensée allemande, c’est le sérieux et sensible, le Suisse et protestant Rousseau.
Son influence se retrouve partout pendant un demi-siècle. Kant avouera qu’il lui
doit sa morale. Fichte en procède, et Jacobi. C’est Rousseau qui développe en
Allemagne un libéralisme exalté, la haine effrénée du despotisme, des privilèges
nobiliaires, de l’oppression sociale : du Discours sur l’inégalité,
du Contrat social sont sortis les Brigands (1780) et
Intrigue et Amour de Schiller. Il favorise l’expansion de la
littérature sentimentale, du lyrisme romanesque ou pittoresque. Sans doute, à la fin
du siècle, les œuvres des Allemands commencent à pénétrer chez nous : on adapte, on
traduit leurs drames, on s’enthousiasme pour le Werther de Gœthe589, pour les
idylles de Gessner. Il y a harmonie parfaite entre le goût Louis XVI et la
sensibilité allemande. Mais le mouvement de notre littérature n’en est aucunement
modifié : ces succès ne sont pas des influences ; ce ne sont que des aliments où
notre appétit trouve à se satisfaire.
Dans les littératures scandinaves, dans les littératures slaves, on trouvait à
signaler encore l’influence de nos écrivains français, plus ou moins combattue ou
limitée à la fin du siècle par celle des Anglais et des Allemands, prépondérante
surtout en Russie avec Lomonosof et Soumarokof.
Plus universelle encore et plus absolue est la souveraineté qu’exerce l’esprit
français par les formes sociales où il s’exprime. Notre vie de société possède un
don de séduction infinie. Elle devient le modèle sur lequel toutes les cours, toutes
les classes polies de l’Europe se règlent, et c’est à son prestige, à l’autorité de
nos modes et de nos opinions mondaines que notre littérature doit la moitié de son
crédit. L’Angleterre seule, encore ici, se défend et garde plus sensiblement son
originalité : mais que d’individus pourtant elle nous envoie qui subissent le charme
subtil de nos salons et de nos conversations ! Je ne citerai qu’Horace Walpole,
l’ami de Mme du Deffand. Paris attirait les étrangers, qui ne venaient pas seulement
en dévorer les beautés extérieures et les plaisirs publics : ils voulaient vivre de
sa vie, être admis dans ces salons que toute l’Europe connaissait, et dont ils
gardaient toute leur vie l’éblouissement. Paris leur faisait fête au reste : un
large cosmopolitisme que ne troublaient pas les conflits des gouvernements, ouvrait
les portes et les cœurs. Le comte de Creutz, ambassadeur de Suède, le marquis de
Caraccioli, ambassadeur de Naples, l’abbé Galiani, le prince de Ligne, le prince de
Nassau, Stedingk, Fersen sont tout Français de goûts, de langue, d’intelligence :
Garaccioli est désespéré quand sa cour le rappelle pour le faire ministre et
vice-roi ; il semble qu’il s’enfonce dans la nuit. Qui ne sait les éternelles
lamentations du pauvre abbé Galiani, exilé dans sa patrie, loin de la Chevrette, de
Grandval et des vendredis de Mme Necker ?
Ceux qui ne pouvaient venir ou revenir vers le commun centre de tous les esprits,
la France allait les trouver. Il y avait d’abord les correspondances
littéraires, manuscrites comme celles de Grimm, imprimées comme celles de
Métra. La Correspondance de Grimm590 est le chef-d’œuvre du
genre : les princes qui s’y étaient abonnés sous la promesse du secret absolu,
recevaient chaque mois toutes les nouvelles littéraires, dramatiques,
philosophiques, politiques, mondaines, le jugement et l’analyse de toutes les
publications importantes, le journal détaillé en un mot de la vie de Paris, avec
laquelle ils restaient ainsi en communication constante. Nombre d’autres écrivains
ou écrivassiers français furent alors les correspondants particuliers de souverains,
de princes, de gentilshommes dont la France était la patrie intellectuelle. Et puis
il y avait les correspondances intimes : tous ces étrangers qui passaient à Paris y
laissaient des amis avec qui le commerce ne se rompait jamais, et dont les lettres
leur portaient le parfum du monde enchanteur qu’ils regrettaient d’avoir quitté. Le
roi de Suède, Gustave III, instruit dans la lecture de Bétisaire,
enragé de tolérance, de haine anti-jésuitique, sentimental, enthousiaste, illuminé,
despote avec cela, et voltairien de fait avec des exaltations à la Rousseau, avait
pour correspondantes les comtesses d’Egmont, de Brionne, de La Mark, de Boufflers,
tout un groupe de femmes intelligentes et franches. Les lettres de la bonne Mme
Geoffrin faisaient la consolation du pauvre roi Poniatowski au milieu de la ruine de
sa patrie ; et, quand elle alla le voir, cette bonne bourgeoise qui représentait
l’esprit français fut reçue comme en triomphe. Les pays et les cours de l’Europe
étaient inondés de Français, artistes, penseurs, poètes, précepteurs, lecteurs,
secrétaires. Partout des comédiens français jouaient notre répertoire. Ce fut une
grande époque dans la vie du pauvre Galiani quand Aufresne vint donner des
représentations à Naples. Le théâtre Michel à Saint-Pétersbourg est dans l’Europe
actuelle le dernier vestige des mœurs de l’autre siècle.
Les deux plus grands souverains du siècle, Frédéric II et Catherine II, se
distinguèrent par leur goût pour les productions de l’esprit français.
Frédéric II591 est à peine
allemand de langue et d’intelligence : il ne parle que français, il fait venir
Maupertuis. La Mettrie, d’Argens ; il tâche d’attirer Dalembert. On a vu avec
quelles ruses et quelle opiniâtreté il a fini par enlever Voltaire. Il est vrai
qu’il ne peut ni ne veut le retenir. Mais telle est la séduction qu’exercent l’un
sur l’autre ces deux grands et lucides esprits, qu’ils ne pourront rester
brouillés.
La Russie se francise si bien sous Catherine II592, que de nos jours
seulement la langue russe se mettra sur le pied d’égalité avec la langue française
dans les cercles de l’aristocratie. L’impératrice parle un français bizarre,
brusque, incorrect, original ; elle écrit des comédies en français ; elle traduit
Bélisaire en russe. M. de Ségur, le prince de Ligne sont en grande
faveur auprès d’elle. Elle fait venir Diderot à Pétersbourg ; elle correspond avec
Galiani, Grimm, Voltaire. Sans doute elle n’oublie jamais son rôle et ses intérêts
d’impératrice ; elle se sert de Voltaire pour tromper le monde. Pourtant elle est
profondément sincère ; elle est philosophe, éprise de bonne administration, d’ordre,
de progrès économique. Elle aime les idées de Diderot, de
Voltaire, leur esprit, leur style. Elle marque la mort de Voltaire comme un malheur
public et un chagrin personnel : par ses soins, les papiers de Diderot et de
Voltaire sont expédiés à Pétersbourg.
Ainsi par la littérature et par la société, la langue française se répand, devient
vraiment la langue universelle : elle est reconnue pour le plus parfait instrument
qui puisse servir à l’échange des idées. Jamais dans un autre siècle on n’a eu à
compter tant d’étrangers parmi les plus exquis de nos écrivains. Les lettres de
Gustave III, de Stedingk, du roi de Pologne valent celles de leurs correspondants
français ; et il y a même trois étrangers qui ont écrit supérieurement notre
langue : le prince de Ligne, l’abbé Galiani, et le roi de Prusse Frédéric II. Les
Français même, au temps de Louis XVI, n’auraient pu indiquer personne autre que le
prince de Ligne593 qui
représentât la perfection de nos qualités mondaines : on aperçoit encore dans ses
lettres cette souplesse d’esprit, cette universalité de connaissances, ce tact
délicat, ce badinage aisé, cette grâce piquante qui séduisaient tour à tour Paris,
Versailles, Joseph II, Frédéric II, Catherine. Son seul défaut est de s’abandonner
trop : il est prolixe jusqu’à nous étourdir d’un excès de jolis propos où la
substance est trop diluée.
Galiani594 a plus de fond et une forme
plus « réveillante ». Il est érudit, liseur, penseur, paradoxal avec délices,
prophète tour à tour lucide et saugrenu : esprit fin, plaisant, bouffon, ayant gardé
dans son style un peu de cet accent napolitain, de cette gesticulation effrénée, qui
rendaient sa conversation si amusante.
Mais Frédéric Il est un grand écrivain : le mot n’a rien d’excessif. A l’école de
Voltaire, il s’est formé, dépouillé de ses germanismes d’esprit et de langue, il a
trouvé la forme française et personnelle à la fois de son génie : un style ferme,
éclairé de formules vigoureusement nettes ou familièrement pittoresques. Un fond de
très sérieuse philosophie, une pensée libre, active, pénétrante, font de tous ses
écrits, mais surtout de sa vaste correspondance une des plus intéressantes lectures
que le xviiie
siècle puisse fournir, même en
négligeant l’intérêt historique. C’est à regret que je passe outre, mais il faut me
contenter ici d’une sommaire indication.
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