Chapitre VI
« Le Mariage de Figaro »
La diffusion des doctrines philosophiques à travers la société française se fait
avec une prodigieuse puissance. Nous n’avons qu’à jeter un regard sur la société,
pour constater le progrès des idées nouvelles.
La maréchale de Luxembourg donne le ton au grand monde : elle protège Rousseau. Mme
du Deffand569 a un salon très aristocratique ; surtout depuis 1763, où
Mlle de Lespinasse emmène Dalembert et les autres philosophes, elle hait la secte
encyclopédique. Sa grande amie, la délicieuse duchesse de Choiseul, vit à la cour,
et ne fait pas des gens de lettres sa société. Ces femmes, pourtant, sont
« philosophes » : elles se passent de Dieu avec sérénité. Le xviiie
siècle a créé le type de la femme absolument,
paisiblement irréligieuse.
Mme Geoffrin570 donne de petits soupers aux
duchesses : elle a un dîner pour les artistes, un dîner pour les littérateurs.
Ceux-ci avaient parfois d’inquiétantes conversations ; elle y coupait court d’un sec
« Voilà qui est bien ». Mais cette bonne bourgeoise, esclave de la mode, s’estimait
obligée d’ouvrir son salon à la philosophie : tant la philosophie était puissante
alors.
Il y avait plusieurs maisons où elle se trouvait chez elle : chez Mme d’Épinay571, chez le baron d’Holbach, qui encourageaient toutes les
hardiesses, chez Mme Necker572, une
bonne et intelligente femme sous son air un peu gourmé d’institutrice protestante,
chez Mme Suard, la dévote de Voltaire. Mais le plus célèbre et le plus influent des
salons philosophiques fut celui de Mlle de Lespinasse573, l’ancienne
lectrice de Mme du Deffand. Après leur brouille en 1763, elle se retira dans son
petit appartement de la rue de Bellechasse, où elle donnait à
causer tous les jours. Dalembert, Turgot, Condillac, Condorcet, Suard, le duc
de la Rochefoucauld, étaient ses amis particuliers et assidus. Une foule de grands
seigneurs, tous les étrangers illustres la visitaient : mais il fallait, pour être
accueilli, être homme de progrès, détester le despotisme, adorer l’Angleterre et la
liberté.
Dans les salons, cela se conçoit, domine l’influence encyclopédique et
voltairienne ; Mme du Deffand écrit à Voltaire : « Il n’y a que votre esprit qui me
satisfasse » ; et Mme de Choiseul le pense. Elles ne voient dans Rousseau qu’un
charlatan et un rhéteur. Cependant Rousseau pénètre dans les âmes, en dépit de
l’obstacle que lui oppose l’incurable esprit du monde. La plupart des esprits mêlent
confusément, sans distinguer, Diderot, Voltaire, Rousseau, et se font un amalgame
d’idées hétérogènes, dont l’unité réside dans la commune propriété de dissoudre
l’état présent de la société. Dans ce mélange, la part de Rousseau est belle. Il a
eu l’estime du marquis de Mirabeau : il sera le maître de son fils, qu’il enivrera
de ses principes et de son éloquence. Le premier acte d’écrivain et de penseur que
fit Mme de Staël fut un hommage à Rousseau (1788). De son vivant même, Rousseau
dirige des consciences ; ses lettres en font foi. Un abbé, une actrice de l’Opéra,
une bourgeoise de province le consultent sur la façon et les moyens de régler leur
vie. Des mères emmènent leurs poupons à l’Opéra, et s’étalent dans leur fonction
grave de nourrices.
De Jean-Jacques surtout procède cet enthousiasme, cet attendrissement universels
qui embellissent les derniers jours de l’ancien régime, et semblent fondre toutes
les haines, tous les égoïsmes dans une commune ardeur de réforme et de
philanthropie ; la vie mondaine devient plus intime, moins cérémonieuse, élimine la
représentation au profit du plaisir574. Le siècle tournera à l’idylle : notre beau monde traduira
en sentiments et en pittoresque d’opéra-comique le goût de l’innocence rustique et
de la belle nature que lui aura inoculé Rousseau. Ce ne seront plus, au lieu de nos
sévères jardins français, que parcs à l’anglaise, pelouses, perspectives adroitement
ménagées, ponts rustiques, grottes artificielles, lacs et rivières d’ornement,
montagnes en miniature couronnées de temples grecs dédiés à l’amour ou à l’amitié,
propres bosquets dans l’ombre desquels se dérobe une statue sentimentale ou quelque
autel symbolique. Marie-Antoinette, dans son cher Trianon, en robe de linon, en
fichu de bergère, vaque aux travaux de sa laiterie, de sa bergerie. Une fraîcheur
réelle de sentiment s’épanouit à travers toutes les niaiseries de ce rococo.
Mais à mesure que l’on sort du grand monde, et que l’on descend vers le peuple, les
choses deviennent plus sérieuses. On ne joue plus avec le sentiment : il emplit
l’âme, il la brûle. Là-haut les idées sont le divertissement des esprits : ici,
elles en sont la nourriture, l’espérance ; elles donnent une raison de vivre ; ici,
Voltaire perd, et Rousseau gagne. C’est Rousseau qui est le consolateur de toutes
les âmes fières du Tiers État que l’inégalité a froissées : d’un Barnave, qui se
souvient d’un affront fait à sa mère au théâtre par un gentilhomme, du temps qu’il
était tout enfant, d’un Marat qui réfute Helvétius et Condillac, et qui le
Contrat social dans les promenades publiques devant des auditeurs
enthousiastes. Nous avons un témoin de cette prodigieuse pénétration de Rousseau
jusqu’aux dernières limites de la bourgeoisie : la fille d’un maître graveur pour
bijoux, Mlle Phlipon, celle qui sera Mme Roland575, s’en va rue Plâtrière avec sa bonne pour essayer de voir
l’écrivain éloquent qu’elle adore, et se fait éconduire rudement par Thérèse
Levasseur. Une amie lui fait cadeau des œuvres complètes de Jean-Jacques : elle
passe la nuit à relire ces chefs-d’œuvre qu’elle connaît si bien, et se retrouve au
matin dans son fauteuil, baignée de larmes délicieuses. Et, toute sa vie, Mme Roland
sera la femme selon Jean-Jacques, aussi bien dans sa façon de faire la lessive ou la
vendange, que dans ses plans de réforme et de gouvernement. Mirabeau, Mme de Staël,
Marat, Mme Boland, ces quatre noms nous font mesurer l’action effective de
Rousseau.
Quelques événements, par le dégagement d’opinions et de sentiments qu’ils
provoquent, indiquent à quel ton les esprits sont montés. Le « coup d’État
Maupeou », qui supprime les Parlements, nous découvre jusque dans les cercles les
plus aristocratiques une singulière exaltation de libéralisme politique. Nous avons
des lettres de Mme d’Épinay, de la comtesse d’Egmont et de Mme Feydeau de Mesmes,
qui respirent la haine du despotisme, et presque de la royauté. Le mépris de
Louis XV et de ses tristes enfants est plus profond chez de grandes dames comme
Mines d’Egmont et de Boufflers qui écrivent à un roi, que chez la petite bourgeoise,
Mlle Phlipon. Mais il y a un jour où se ramassent dans une explosion unique tous les
sentiments de toute nature, moraux, politiques, sociaux, que l’œuvre des philosophes
avait développés dans les cœurs, joie de vivre, avidité de jouir, intense excitation
de l’intelligence, haine et mépris du présent, des abus, des traditions, espoir et
besoin d’autre chose : ce jour de folie intellectuelle où toute la
société de l’ancien régime applaudit aux idées dont elle va périr, c’est la première
représentation du Mariage de Figaro (27 avril 1784).
L’auteur de la pièce576 est lui-même une des plus
expressions du siècle. Dans un monde assujetti à la hiérarchie, où
tous les compartiments sociaux subsistent encore, Beaumarchais nous fait assister au
puissant et drolatique jaillissement de son individualité, qui passe par-dessus
toutes les barrières et s’ouvre tous les mondes. Il part d’une boutique de la rue
Saint-Denis ; et le voilà tour à tour horloger, musicien, officier de la maison du
roi, gentilhomme, agent demi-policier, demi-politique, homme de finance, négociant,
homme de lettres : égal à toutes les affaires par son esprit, à toutes les
conditions par son impertinence, emprisonné, calomnié, déshonoré, réhabilité,
applaudi, populaire, illustré, envié, plaint, jamais sérieusement respecté, ni
simplement considéré. C’est une nature complexe, agissante, sensible, joyeuse,
courageuse, tapageuse, un mélange inimaginable de polissonnerie et de fierté, de
rouerie et de générosité, de puffisme et de candeur, de
bouffonnerie et d’enthousiasme, l’original authentique de Figaro, mais un original
plus intéressant, plus riche, plus sympathique enfin que la copie et plus estimable.
Car Beaumarchais, en vrai fils de son siècle, trouva le secret d’unir l’excellence
du cœur à l’immoralité foncière. Il eut la vraie bonté, la vraie sensibilité, celle
qui ne s’évapore pas en phrases et en larmes, qui est dans le cœur, arme le bras,
délie la bourse : il fut le meilleur des fils, des frères, des pères. Il donnait son
argent comme il le gagnait. Ce maître intrigant, ce hardi brasseur d’affaires, peu
scrupuleux sur les moyens, fut mêlé dans bien des scandales, et n’y parut jamais que
comme dupe : c’est cela qui le relève ; et il le savait bien, le drôle, il avait
assez d’esprit pour cela.
Dans cette vertigineuse existence, les succès littéraires sont de courts épisodes.
Le hasard d’un procès, un incident ridicule révèlent au public le génie de
Beaumarchais, que ses médiocres drames n’avaient pas fait percer. L’affaire La
Blache venait en appel devant le Parlement Maupeou (1773) : le rapporteur était le
conseiller Goëzman, mari d’une assez jolie femme qui aimait les cadeaux.
Beaumarchais donna donc 100 louis, une montre enrichie de diamants, et il ajouta
quinze louis qu’on lui demandait pour le secrétaire. Malgré ces raisons, Goëzman
conclut contre lui : la dame alors restitua les 100 louis et la montre, mais, par
une fantaisie bizarre, elle s’obstina à retenir les quinze louis du secrétaire, à
qui elle ne les avait pas remis. Beaumarchais réclame ; Mme Goëzman nie d’avoir reçu
les quinze louis. Beaumarchais se fâche ; le conseiller apprend l’affaire, essaie de
faire mettre le plaignant à la Bastille par lettre de cachet, et, n’y ayant pu
réussir, lui intente un procès en tentative de corruption et calomnie.
Beaumarchais est alors dans une situation critique : il sort à peine du
For-l’Évéque ; l’arrêt d’appel dans l’affaire La Blache la condamné ; ce n’est pas
la ruine, c’est l’infamie, puisqu’il ne peut perdre son procès sans être reconnu
pour faussaire. Il semblait un homme fini : il se relève par quatre merveilleux
Mémoires, qui « sont des chefs-d’œuvre d’adresse et d’audace, de
dialectique, d’ironie, de toutes les sortes d’esprit. Je ne veux pas écraser cette
jolie chose sous le souvenir des Provinciales : la disproportion est
trop forte, et la gaieté des Mémoires a plus de mousse que de corps ;
ils manquent par trop d’intérêt universel et humain. Beaumarchais a pris le public
par son faible, par l’amour des personnalités, de la satire anecdotique et
individuelle. C’est là, mieux que dans ses deux larmoyants drames, que son génie
dramatique se révèle. Il invente des dialogues qui sont d’un excellent style de
comédie. Surtout quand il raconte ses confrontations avec Mme Goëzman, une jolie
petite sotte, étourdie, impudente, menteuse, frivole au point de ne pas se douter de
l’importance morale de l’escroquerie qu’elle s’est permise, se fâchant dès que son
adversaire lui rive son clou ou la force à se couper, soudain radoucie par un
madrigal dont elle ne sent pas la secrète impertinence : ces scènes sont charmantes,
et d’une irrésistible drôlerie. D’autre part, il n’y a pas de satire plus
ingénieuse, plus cinglante que la prière à l’« Être des êtres », lorsque le
malheureux plaideur lui demande précisément les plats et maladroits adversaires que
sa Providence lui a donnés. L’effet des Mémoires fut immense. Collé,
qui n’a pas le tempérament admiratif, fait de l’auteur à la fois un Horace, un
Juvénal, un Fénelon, un Démosthène. Beaumarchais fut blâmé par le
tribunal, c’est-à-dire dégradé de ses droits civils : mais l’opinion publique lui
fit un véritable triomphe. Il avait eu la chance devenir à point : on lui savait un
gré infini d’avoir été si amusant contre les juges du chancelier Maupeou, et les
nouveaux Conseils en restèrent absolument déconsidérés.
Quand éclata l’affaire Goëzman, Beaumarchais avait une pièce reçue à la Comédie
Française : c’était le Barbier de Séville, parade écrite pour la
société d’Étioles, puis opéra-comique, et enfin comédie en quatre actes. Dans le
succès de ses Mémoires, enivré d’être l’homme qui occupe tout Paris,
il étire sa pièce en cinq actes, il y verse toute sorte d’épigrammes et de
bouffonneries ; il en met tant, que la pièce tombe, le 27 février 1775 : rapidement
il retranche toute cette végétation parasite, et la pièce, ramenée à ses quatre
actes, se relève. Il avait pris un vieux sujet, le sujet pour ainsi dire essentiel
et primitif de la Comédie Italienne : le tuteur faisant office à la fois de père et
de rival, la pupille, l’amoureux, le valet. Il était remonté jusqu’à Scarron, et il
avait recueilli de Molière à Sedaiue une foule de traits, de mots, d’effets
appartenant à ce thème excellent et banal. Il avait fait une pièce charmante et
originale. Enfonçant dans la voie indiquée par l’Étole des femmes, il
avait fait du tuteur tout le contraire d’une ganache, un homme alerte, rusé,
défiant, impossible à tromper. Son ingénue, sa Rosine, tendre, malicieuse,
innocente, rouée, créature délicieuse et inquiétante, est une vraie femme de ce
siècle, qui sait où elle aspire, où elle va. Lindor et Rosine contre Bartholo, c’est
Horace et Agnès contre Arnolphe, l’amour qui va à la jeunesse, selon la bonne, la
sainte loi de nature, en dépit de la jalouse vieillesse armée par la société de
droits tyranniques : mais la lutte se complique ici par l’introduction d’un élément
qui donne à la pièce une très sensible actualité. La jolie Rosine triomphe sur
Bartholo, mais elle triomphe aussi sur Lindor, le très noble comte Almaviva, qui va
se tenir heureux d’épouser cette petite bourgeoise : Beaumarchais a suivi le conseil
de Diderot, il a enveloppé les caractères dans les conditions, et il y a trouve le
moyen de caresser les goûts philosophiques du public. Le sujet manqué par Voltaire
dans Nanine est venu très justement s’appliquer sur le thème de
l’École des femmes.
Reste le valet : et voici la trouvaille de génie de Beaumarchais. Figaro, c’est
Mascarille, si l’on veut ; c’est Gil Blas aussi ou Trivelin577 : mais c’est plus, et autre
chose. Le monde a marché depuis Molière, Lesage et Marivaux. Figaro n’est plus
seulement le valet qui sert son maître : il « vole à la fortune », mais, argent à
part, il y a de la protection dans son service ; c’est l’homme sensible, heureux de
remplir le vœu de la nature en rapprochant des amoureux. Et puis
il est sorti déjà de la valetaille, il a eu un emploi, il est homme à talents,
gazetier, poète, auteur sifflé, entrepreneur de tous métiers, pour le profit, et
pour la joie d’agir ; l’auteur lui a soufflé sa fièvre, son audace, son esprit
aventurier. L’intrigant se fait familier avec les grands qui l’emploient insolent
avec le bourgeois qui le méprise : les temps sont proche ; où son mérite aura la
carrière ouverte et libre.
Enfin l’on sortait des ridicules de salon, des fats, des coquettes du cailletage.
On en sortait par un retour hardi à la vieille farce à l’éternelle comédie. Un franc
comique jaillissait de l’action lestement menée à travers les situations comiques ou
bouffonnes que le sujet contenait, des quiproquos, des travestis, de tous ces boni vieux moyens de faire rire, qui
semblaient tout neufs et tout-puissants. Sur tout cela, l’auteur, se souvenant de sa
course romanesque au-delà des Pyrénées, avait jeté le piquant des costumes
espagnols, dont le contraste relevait le ragoût parisien du dialogue. Ce dialogue
était la grande nouveauté, la grande surprise de la pièce : il en faisait une fête
perpétuelle. C’est la perfection suprême de l’esprit de conversation : un
pétillement de mots ingénieux, mordants, drôles, un éclat de tirades qui se
déploient, un cliquetis de répliques qui s’opposent ; l’esprit en est empli, ébloui,
étourdi, émerveillé. Tous les personnages sont de prodigieux causeurs, jusqu’à ce
grave coquin de Basile. Mais il ne faut pas s’y tromper : cette verve de
Beaumarchais n’est pas un jet naturel de belle humeur ; le jet est réglé, dirigé,
dispersé, ramassé, par une réflexion très consciente qui calcule l’effet.
Beaumarchais garde toujours la lucidité d’esprit du faiseur d’affaires : il
administre posément sa fantaisie, son exubérance, sa griserie. Toutes ces riches
accumulations de mots qui tombent dru comme grêle, ces brusques oppositions, ces
trouvailles d’images délicieuses ou cocasses, ces bouquets ou ces fusées
d’épigrammes, tout cela est préparé, mesuré, ajusté. Il recueille dans les rognures
de son Barbier tout ce qui a prix, et le pique sur son
Mariage. Par malheur, l’impatience de plaire, la rage de doubler
l’effet lui ont parfois alourdi la main et fait forcer la dose. A examiner de près
la qualité de ce style, on la trouve plus grosse et plus mêlée qu’elle ne paraît
d’abord.
Beaucoup d’autres, avant et après Beaumarchais, ont usé de ce style à facettes,
perpétuellement éclatant ou spirituel. Mais il y a mis son empreinte, la marque de
sa personnalité. L’originale propriété de son esprit pourrait, je crois, se définir
par l’impertinence. Il y a dans les saillies de Beaumarchais, dans son dialogue,
quelque chose de hardi, de provocant, de cinglant : c’est tantôt l’agressive
polissonnerie du gamin à qui rien n’impose, tantôt le scepticisme ironique de
l’homme d’affaires qui a vu les coulisses du monde, tantôt la clairvoyance hostile
du parvenu qui s’est senti méprisé, et se venge. De tout cela se dégage un parfum
d’universelle irrévérence, qui, se mêlant dans toutes les fantaisies, les gaietés,
les folies de l’esprit de Beaumarchais, leur communique une saveur unique.
Le Mariage de Figaro fut présenté aux comédiens en 1781. Il fut joué
le 27 avril 1784. Pendant trois ans, le pouvoir refusa l’autorisation de jouer la
pièce : cette résistance en décupla la portée. La « folle » comédie avait effrayé
les censeurs ; le lieutenant de police, le garde des sceaux, le roi la déclarèrent
impossible à jouer. Beaumarchais avait pour lui tous les esprits curieux, avides de
plaisir, de nouveauté et de scandale, c’est-à-dire tout le public, la cour, le comte
de Vaudreuil, la princesse de Lamballe, le comte d’Artois, la reine même. Il se
lança avec une superbe confiance dans la lutte où la royauté le défiait. Il fut
admirable d’activité, de persévérance, d’impudence. Ses mots, qu’on colportait,
faisaient autant de mal qu’en aurait pu faire la pièce défendue.
« Le roi ne veut pas qu’on la joue, disait-il, donc on la
jouera. »
On va la jouer sur le théâtre des , quand un ordre du roi
l’interdit. Mais Beaumarchais a sa revanche : le Mariage est joué
chez le comte de Vaudreuil, à Gennevilliers, devant 300 personnes de la cour (1783).
Enfin, après que six censeurs successifs y eurent passé, les comédiens eurent le
droit de jouer la pièce dans leur nouvelle salle (l’Odéon actuel). Cette première
représentation fut un délire général ; on s’écrasait aux portes du
théâtre : trois personnes y furent étouffées. Le public, surchauffé, fiévreux,
débordait d’enthousiasme, applaudissait également à leur entrée dans la salle le
bailli de Suffren et Mme Dugazon578. Devant cet auditoire, tous les mots de la pièce
portèrent : ce fut un succès insolent, gonflé de scandale. L’auteur fouettait
énergiquement et succès et scandale : il faisait servir la bienfaisance au succès de
sa comédie, qu’il poussait vers la centième, mettant en avant
aujourd’hui les pauvres mères nourrices, demain une veuve d’ouvrier du port
Saint-Nicolas. Le Journal de Paris relevait vertement cc mélange de
charité et de réclame : Beaumarchais répondait, et derrière le gazetier il
atteignait le comte de Provence, frère du roi. Cela lui faisait d’abord passer six
jours à Saint-Lazare, et rendait ensuite le ministère plus coulant avec lui sur
leurs règlements de comptes. Et surtout cela soutenait la comédie.
Le Barbier est une œuvre plus délicate, plus parfaite. Mais le
Mariage est plus puissant, plus original. Les réminiscences
abondent encore, mais fondues et perdues dans l’invention personnelle. L’action est
touffue, pressée, d’un mouvement haletant et lent à fois, avec beaucoup de
trépidation et de piétinement. Toute sorte de tons et de couleurs, la comédie, la
farce, le drame, la satire se succèdent et se heurtent ; nous sommes cahotés de
Scarron à Marivaux, de Diderot à Voltaire579, et
sur cette incohérente profusion de tous les effets et moyens scéniques, surnage
toujours la personnalité de l’auteur.
Tout le Barbier se retrouve dans le Mariage, mais
singulièrement monté de ton. Bartholo passe au second plan, et va rejoindre Basile,
toujours grave et toujours plat, Marceline, l’aigre duègne, d’où sortira bizarrement
« la plus bonne des mères », Antoine, l’ivrogne têtu et sentencieux, Bridoison, le
sot immense et profond. L’action s’engage ici entre Rosine, le comte et Figaro,
auxquels s’ajoutent Suzanne et Chérubin : le comte, un mari décent d’ancien régime,
détaché de sa femme, et jaloux pourtant, parce que, l’amour n’étant qu’un accident,
l’amour-propre est le fond de sa nature, libertin blasé qui répète avec toutes les
femmes la comédie du sentiment, par habitude et par curiosité : la comtesse, une
charmante femme qui a tenu toutes les promesses de Rosine, encore amoureuse de son
mari, mais en train de devenir amoureuse de l’amour, parce qu’elle approche de la
trentaine, parce qu’elle est délaissée, parce qu’elle s’ennuie, toute disposée déjà
par de troublantes rêveries aux expériences dangereuses, et glissant langoureusement
du marrainage à l’adultère. Suzanne fait contraste avec la mélancolique douceur de
la comtesse : « riante, verdissante », pétillante, joyeusement élancée de toute sa
nature vers l’amour et vers le plaisir. Chérubin est l’enfant en voie de passer
homme, qui ne connaît pas la femme, et que la pensée de la femme obsède, tout
bouillant de désirs effrontés et timides. Mais le héros de la comédie, c’est Figaro,
le sémillant barbier, un Figaro singulièrement élargi et grandi. Il n’est plus
serviteur des amoureux ; l’amoureux, c’est lui : le mariage qu’il procure, c’est le
sien ; et dans cette affaire, les subalternes, les comparses, ce sont ses maîtres.
Il travaille pour lui ; il traite d’égal avec le comte, qui s’est fait son rival, il
lui rend menace pour menace, crainte pour crainte. Aussi est-il superbe d’entrain,
d’audace, et d’effronterie.
Une sensualité inquiète émane de toute la pièce. L’argent, l’intérêt y ont leurs
rôles, mais secondaires : ce qu’on se dispute, c’est l’amour. Depuis la duègne ridée
jusqu’à la petite niaise de Fanchon, la commune affaire de tous les personnages,
c’est la chasse au plaisir ; une ardeur Fiévreuse les emporte tous. Mais tandis que
la maturité mélancolique de la comtesse et l’âcre précocité de Chérubin se
rapprochent, tandis que la dépravation invétérée du comte le promène de tous côtés,
parmi ces déviations et ces perversités, cet intrigant Figaro et sa gaillarde
Suzanne représentent la robuste, la saine, la droite nature, ils courent honnêtement
sur le grand chemin du mariage. Leur couple, autant que le peut faire l’auteur, est
chargé des intérêts de la morale, pour la honte de la noblesse et pour la gloire du
Tiers État.
Et cela nous conduit à examiner le sens politique de la pièce.
Il y avait dans le Barbier quelques épigrammes : mais ici toute la
comédie est une effrontée dérision de l’ordre établi. Le comte Almaviva met la
justice au service de ses caprices amoureux : à travers son grand air, sa dignité de
façade, on l’aperçoit immoral et berné. Figaro se dresse devant lui, ayant le
mérite, le droit, l’honnêteté relative : il a même la popularité, grand signe des
temps. Dans ce Figaro. Beaumarchais a mis tous ses instincts de révolte ; par la
bouche de Figaro, il verse le ridicule sur tout ce qui soutenait l’ancien régime :
noblesse, justice, autorité, diplomatie ; il fait une revendication insolente des
libertés de penser, de parler et d’écrire, il réclame contre l’inégalité sociale ;
d’un côté, la nullité et la jouissance ; de l’autre, le mérite et la peine. « Parce
que vous êtes un grand seigneur, vous vous croyez un grand génie ; … vous vous êtes
donné la peine de naître, rien de plus ; … tandis que moi, morbleu ! » Lui,
morbleu ! n’avait-il pas aussi tous les goûts pour jouir ?
Beaumarchais n’a pas inventé, une idée : il n’est qu’un écho : il ne fait que
recueillir la quintessence des doctrines encyclopédiques, ramasser les aspirations
du public, aiguiser en mots coupants ce que tout le monde pense. Il lâche ses
épigrammes meurtrières contre les privilèges et les privilégiés : même dans ce
fameux monologue, qui ne sert de rien à la pièce et sans lequel la pièce perdrait sa
valeur, Figaro fait le procès à la société avec une amertume d’ironie, une âpreté de
colère, qui donnent à l’explosion de ses rancunes personnelles une singulière
ampleur.
Le public prit Figaro comme Beaumarchais le lui donnait, pour le défenseur de la
liberté contre le despotisme, de l’égalité contre les privilèges. De là
l’enthousiasme universel qui l’accueillit, et pour achever de donner sa
signification à ce succès unique, les privilégiés eux-mêmes, qui remplissaient la
salle le 27 avril 1784, furent les plus bruyants, les plus forcenés dans leurs
applaudissements. Ils révélaient leur impuissance : une société est perdue quand
elle n’a plus foi en son droit, et se moque des principes qui la soutiennent. Si
bien qu’à distance, Figaro nous paraît le représentant de l’esprit révolutionnaire,
et son monologue semble annoncer les cahiers de 1789. Mais prenons garde : le drôle
est-il bien qualifié pour représenter le laborieux, l’honnête Tiers État ? et les
hommes, la nation de 1789 ne pourraient-ils s’estimer calomniés par le
rapprochement ? En vérité, ce que représente Figaro, c’est le monde des faiseurs de
tout ordre, hommes d’État, littérateurs ou financiers, ambitieux, intelligents,
effrontés, qui courent à l’assaut des places et à la conquête de l’argent : je ne
vois pas qu’il travaille véritablement pour le peuple. Son monologue se résume en un
énergique : « ôte-toi de là que je m’y mette »
. Quand il y sera, tout
ira bien. Cependant la légèreté morale, l’illusion puissante des spectateurs les
firent complices de l’auteur, et transfigurèrent Figaro : le public se vit en lui,
et ce coquin fit vibrer tous les plus généreux sentiments, échauffa toutes les plus
ardentes espérances qui remplissaient alors les âmes. Mais la pièce est surtout
négative et destructive ; il suffisait de ne plus vouloir du présent, pour en être
transporté : et qui donc alors voulait du présent ? pas même ceux qui en
jouissaient. Beaumarchais a si vigoureusement manifesté dans sa comédie le
mécontentement général et son indisciplinable individualité, qu’elle est restée
dressée contre tous les gouvernements, à l’usage de toutes les oppositions.
Outre l’importance que lui donne sa signification politique, la pièce a encore par
sa forme un intérêt d’un autre genre, et de premier ordre. Elle restera comme un
patron, sur lequel les écrivains postérieurs tailleront leurs conceptions. Tandis
que la comédie classique en vers ira s’évanouir dans les pâles œuvres des Collin
d’Harleville et d’autres plus oubliés encore, le Mariage et le
Barbier offriront le modèle d’une comédie en prose, plus vivante,
plus colorée, plus intéressante. Le Barbier surtout est une merveille
d’agencement, et l’on y apprendra à construire, à emboîter toutes les parties d’une
intrigue, à renoncer aux dénouements postiches. Dans les deux pièces se fixe le type
de la comédie, gaie en ses débuts, progressivement élevée ou détournée vers quelques
scènes sentimentales ou pathétiques. Les deux pièces donnent l’idée d’un dialogue
rapide et nerveux, collé sur l’action et agissant lui-même, d’un style apte à passer
la rampe, pas très naturel, mais condensé, saisissant, réveillant. Beaumarchais sera
pour quelque chose, très diversement, mais très réellement, dans l’œuvre de Scribe
et de M. Sardou, dans celle d’Augier et dans celle de M. Dumas.
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