Jean-Jacques Rousseau
              Rousseau philosophe et ennemi des philosophes. — 1. Vie de Rousseau. — 2. Unité de
                son œuvre. Enchaînement de ses divers écrits. — 3. L’individualisme de Rousseau.
                Origines personnelles des idées de Rousseau. Le fond genevois et protestant.
                Rousseau religieux et moral. Restauration de la vie intérieure et sentimentale. — 4.
                Diverses objections aux doctrines de Rousseau : ce qu’il y a de vrai, d’efficace,
                d’actuel encore dans son œuvre. Le problème de l’inégalité. La Nouvelle
                  Héloïse. L’Emile. — . Influence de Jean-Jacques Rousseau.
                Réveil du sentiment. Caractère littéraire de son œuvre. Éloquence et lyrisme. Les
                  Confessions. Ce qu’il y a de réalisme dans Rousseau. Le sentiment
                de la nature. La littérature orientée de nouveau vers l’art.
            
            La philosophie du xviiie
                siècle n’avait trouvé en face
              d’elle que des adversaires médiocres et méprisables. Un garçon qui faisait des
              articles sur la musique dans l’Encyclopédie se leva contre la secte
              encyclopédique : Rousseau le musicien
               557 se fit l’avocat de la conscience, le champion de la morale,
              de la vie future et de la Providence. Il était pourtant philosophe aussi ; il alla
              tout simplement plus avant que les autres, et fit sortir la negation de leurs
              principes du développement de ces principes mêmes : il fut plus indépendant, plus
              ennemi que personne de la tradition, de la discipline, de la règle ; il fut carrément,
              outrément individualiste, jusqu’à renverser les dernières barrières qu’on eût
              respectées, les deux règles élevées sur la ruine de toutes les règles, la raison et le
              savoir-vivre. Ainsi il contredit les philosophes en les dépassant. Mais la différence
              essentielle, la voici : parmi tous les intellectuels qui l’entourent, Rousseau est un
              sensitif. Au milieu de gens occupés à penser, il s’occupe à jouir et à souffrir.
              D’autres étaient arrivés par l’analyse à l’idée du sentiment : Rousseau, par son
              tempérament, a la réalité du sentiment ; ceux-là dissertent, il vit ; toute son œuvre
              découle de là. Aussi, tandis que la leur apparaît surtout comme analytique, critique,
              négative, destructive, la sienne fait l’effet d’être synthétique, poétique, positive,
              constructive. Il y a chez eux plus de haine et d’ironie, chez lui plus d’enthousiasme
              et de ravissement.
            Lorsqu’on essaie de définir Rousseau par opposition aux philosophes de son temps, un
              homme nous gêne : c’est Diderot, cet adorateur de la nature, cette machine à
              sensations, cette source d’enthousiasme. Dès qu’on parle en termes généraux, il semble
              qu’il recouvre Rousseau, qu’il le double, et souvent se confonde avec lui. Il y eut en
              effet entre ces deux hommes de grandes affinités de nature. Mais Diderot s’est trouvé
              être un petit bourgeois français condamné à perpétuité au labeur de bureau, à
              l’écrivasserie : la société l’a nourri, élevé, absorbé. Rousseau eut ce bonheur de
              vivre hors de la société jusqu’à quarante ans, ou à peu près. L’homme de la nature, le
              sauvage, il l’a été, il l’a vécu, avant de le décrire : il a quêté les plaisirs
              naturels, physiques ou sentimentaux, tout à la joie de la quête et de la possession,
              n’ayant pas une arrière-pensée de convertir les émotions de son cœur en copie pour l’imprimeur. Encore ici, il a l’être, le sentiment effectif et
              présent : Diderot n’a que l’idée, la velléité, et plutôt le dégoût du réel auquel il
              ne peut échapper. Il faut donc voir Rousseau vivre avant de l’écouter parler.
            
               Suivant de mon mieux le fil de ses méditations, j’y vis partout le développement de son grand principe, que la nature a fait l’homme heureux et bon, mais que la société le déprave et le rend misérable. L’Emile, en particulier ; ce livre tant lu, si peu entendu et si mal apprécié, n’est qu’un traité de la bonté originelle de l’homme destiné à montrer comment le vice et l’erreur, étrangers à sa constitution, s’y introduisent du dehors, et l’altèrent insensiblement. Dans ses premiers écrits, il s’attache davantage à détruire ce prestige d’illusion qui nous donne une admiration stupide pour les instruments de nos misères, et à corriger cette estimation trompeuse qui nous fait honorer des talents pernicieux et mépriser des vertus utiles. Partout il nous fait voir l’espèce humaine meilleure, plus sage et plus heureuse dans sa constitution primitive ; aveugle, misérable et méchante, à mesure qu’elle s’en éloigne ; son but est de redresser l’erreur de nos jugements, pour retarder le progrès de nos vices, et de nous montrer que, là où nous cherchons la gloire et l’éclat, nous ne trouvons en effet qu’erreurs et misères. Mais la nature humaine ne rétrograde pas, et jamais on ne remonte vers les temps d’innocence et d’égalité, quand une fois on s’en est éloigné ; c’est encore un des principes sur lesquels il a le plus insisté. Ainsi son objet ne pouvait être de ramener les peuples nombreux, ni les grands États, à leur première simplicité, mais seulement d’arrêter, s’il était possible, le progrès de ceux dont la petitesse et la situation les ont préservés d’une marche aussi rapide vers la perfection de la société, et vers la détérioration de l’espèce. Ces distinctions méritaient d’être faites, et ne l’ont point été. On s’est obstiné à l’accuser de vouloir détruire les sciences, les arts, les théâtres, les académies, et replonger l’univers dans sa première barbarie ; et il a toujours insisté, au contraire, sur la conservation des institutions existantes, soutenant que leur destruction ne ferait qu’ôter les palliatifs en laissant les vices, et substituer le brigandage à la corruption ; il avait travaillé pour sa patrie et pour les petits États constitués comme elle. Si sa doctrine pouvait être aux autres de quelque utilité, c’est en changeant les objets de leur estime et retardant peut-être ainsi leur décadence qu’ils accélèrent par leurs fausses appréciations. Mais, malgré ces distinctions si souvent et si fortement répétées, la mauvaise foi des gens de lettres, et la sottise de l’amour-propre, qui persuade à chacun que c’est toujours de lui qu’on s’occupe, lors même qu’on n’y pense pas, ont fait que les grandes nations ont pris pour elles ce qui n’avait pour objet que les petites républiques ; et l’on s’est obstiné à voir un promoteur de bouleversements et de troubles dans l’homme du monde qui porte un plus vrai respect aux lois et aux constitutions nationales, et qui a le plus d’aversion pour les révolutions et pour les ligueurs de toute espèce, qui la lui rendent bien. En saisissant peu à peu ce système par toutes ses branches dans une lecture plus réfléchie, je m’arrêtai pourtant moins d’abord à l’examen direct de cette doctrine, qu’à son rapport avec le caractère de celui dont elle portait le nom, et sur le portrait que vous m’aviez fait de lui, ce rapport me parut si frappant, que je ne pus refuser mon assentiment à son évidence. D’où le peintre et l’apologiste de la nature, aujourd’hui si défigurée et si calomniée, peut-il avoir tiré son modèle, si ce n’est de son propre cœur ? Il l’a décrite comme il se sentait lui-même. Les préjugés dont il n’était pas subjugué, les passions factices dont il n’était pas la proie n’offusquaient point à ses yeux, comme à ceux des autres, ces premiers traits si généralement oubliés ou méconnus… En un mot il fallait qu’un homme se fût peint lui-même, pour nous montrer ainsi l’homme primitif, et, si l’auteur n’eût été tout aussi singulier que ses livres, jamais il ne les eût écrits… Si vous ne m’eussiez dépeint votre Jean-Jacques, j’aurais cru que l’homme naturel n’existait plus.Cette page illumine l’œuvre de Rousseau et lève les difficultés qu’on a parfois trouvées dans la liaison des divers écrits qui la composent. La nature avait fait l’homme bon, et la société l’a fait méchant : la nature avait fait l’homme libre, et la société l’a fait esclave ; la nature a fait l’homme heureux, et la société l’a fait misérable. Trois propositions liées, qui sont des expressions différentes de la même vérité : la société est à la nature ce que le mal est au bien. Là-dessus se fonde tout le système. Dans l’état de nature, l’homme est bon : comment serait-il mauvais, puisque ni la moralité ni la loi n’existent ? il ne pèche pas contre la règle, puisqu’il n’y a pas de règle. Il est égoïste : il suit l’instinct qui lui dicte de conserver son être. Il est innocent comme l’animal. Il satisfait son besoin : il ne veut le mal de personne ; au-delà de son besoin, il ne prend rien. Il a même un instinct de sympathie, de pitié, qui le porte vers les êtres de son espèce, qui le fait, quand son être est sauf et pourvu, aider spontanément au salut, à la satisfaction des autres. Il a des sensations agréables ou pénibles qui éveillent son activité, et avertissent son instinct. La corruption commence le jour où sur la sensation s’applique la réflexion, où la raison se superpose à l’instinct. Car alors l’égoïsme naturel, légitime et charmant, fait place à l’intérêt, injuste et odieux ; la lutte et la misère naissent de la multiplication des besoins, par l’invention artificielle de plaisirs d’opinion, par la prévoyance contre nature des utilités futures. Réflexion, raison, intérêt, extension des appétits personnels au-delà des limites du nécessaire et du présent, atrophie du sens de la pitié, toute cette déformation de l’homme naturel s’est faite, s’est accrue dans et par la société. Le vice essentiel de la société, c’est l’inégalité. Il y a de l’inégalité dans la nature, mais elle n’empêche personne de satisfaire son appétit, elle ne dispense personne de travailler à le satisfaire : elle laisse tout le monde bon, libre, heureux. L’inégalité sociale crée des privilégiés ; elle dit à quelques-uns : Tu auras tout sans rien faire ; à la masse : Peine, non pour toi, mais pour eux. Elle fait des oppresseurs et des esclaves, des méchants et des malheureux. L’origine du mal social, c’est la propriété, clef de voûte de la société. Puissance, noblesse, honneurs, tout peut se ramener à l’inégalité des biens, à la propriété. Et ainsi le mal social peut se définir par l’antithèse de la richesse et de la pauvreté : voilà comment se pose le problème, dans le Discours sur l’inégalité. Si la société est mauvaise en son principe, et si tout son progrès a été de devenir plus mauvaise, il suit de là que le signe de l’état social le plus avancé est un indice de corruption plus complète. Or n’est-ce pas à l’éclat des lettres et des arts que se mesure la civilisation d’une société ? Donc ces créations de l’humanité intelligente attestent la perversion de l’humanité : elles sont nées du mal et l’augmentent. Ne voit-on pas partout les arts et les lettres en relation étroite avec le luxe, avoir besoin du luxe ? et le luxe, c’est la richesse de quelques-uns par la misère de tous. De là sort tout le discours qui répond à la question de l’Académie de Dijon. Mais dans la littérature, le genre lié au plus haut degré de civilisation, c’est le théâtre. Le plaisir dramatique est un plaisir social et sociable. Le poème dramatique est imitation des mœurs sociales, et enseignement des qualités sociables. Donc aucun genre ne favorise les erreurs, les vices, les maux institués par la société, plus que le genre dramatique. Et voilà le point d’attache de Lettre sur les spectacles : établir à Genève un théâtre, c’est inoculer d’un coup à une simple population toute la corruption sociale. La conclusion des deux discours, c’est qu’il faut revenir à la nature, mais — et c’est l’idée qu’il faut bien apercevoir pour ne pas attribuer à Rousseau une inconséquence qu’il n’a pas commise — mais
« la nature humaine ne rétrograde pas il y a trop loin de l’état civil à l’état naturel pour qu’on puisse repasser de celui-ci à celui-là. Si on le pouvait, on nous rendrait plus malheureux : car « l’homme sauvage et l’homme policé diffèrent tellement par le fond du cœur et des inclinations que ce qui fait le bonheur de l’un réduirait l’autre au désespoir559 ».On nous rendrait plus malheureux : mais, de plus, on nous dégraderait. Car l’homme civil, d’un certain point de vue, est supérieur à l’homme de la nature.
« Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais, et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme560 2. »Rousseau se garde donc bien de nous inviter à restaurer en nous l’orang-outang, primitif exemplaire de notre humanité. Mais, conservant l’agrandissement de l’être intellectuel, l’ennoblissement de l’être moral, il nous propose de rendre à cet être perfectionné la bonté, la liberté, le bonheur qui furent les attributs naturels de l’homme primitif : voilà en quel sens nous pouvons refaire eu nous l’homme de la nature. Cette œuvre de restauration comprend deux parties : la restauration de l’individu, la restauration de la société. La restauration de l’individu se fera, d’abord, par l’éducation561. La nature est bonne et la société mauvaise ; laissons faire la nature, et écartons la société : tâchons de soustraire l’enfant à son influence ; La nature a fait le sauvage : faisons de notre élève un sauvage ; fortifions son corps, développons ses sens. Exerçons l’instinct ; aidons la réflexion à se dégager des sensations ; attendons, sans la prévenir, que la raison apparaisse. L’humanité s’est instruite par le besoin, par l’expérience : faisons sentir le besoin, apprêtons de l’expérience à l’enfant. La forme éminente de la corruption sociale, c’est actuellement la littérature : supprimons les livres, même les Fables de La Fontaine, ce délicieux catéchisme de la dépravation autorisée. Ne faisons lire notre élève qu’à l’âge où sa raison saura rejeter le vice et saisir la beauté. La nature ne connaît que Dieu : les dogmes des religions sont des inventions de la société ; ne montrons à notre élève que Dieu, et attendons pour le lui montrer qu’il puisse le voir, dans la pureté et l’infinité de son essence. Emile sera fort, adroit, bon, franc, intelligent, raisonnable, religieux, heureux : l’homme naturel, développé en lui, et non dévié, aura saisi tous les avantages, sans les vices, de l’homme civil. Mais chacun de nous, dans la vie même, peut refaire en lui l’homme naturel. C’est le sens de la Nouvelle Héloïse. Rien de plus innocent selon la nature que les amours de Julie et de Saint-Preux : mais ils ont oublié que la vie selon la nature est actuellement impossible. La société n’autorise pas leurs amours, elle les sépare ; elle marie Julie à un homme qu’elle n’aime pas, quand elle aime un autre homme ; elle pousse doucement Julie à l’adultère. Le mensonge, en effet, est un produit social ; la nature est franche. Julie, éclairée par la religion, par le sentiment de l’omniprésence de Dieu, conçoit l’idée d’une vie absolument franche. Elle exclut l’adultère, auquel la société est si indulgente. Par la franchise égale de son procédé, M. de Wolmar l’aide, la soutient, la dirige. Tous les deux font régner la vérité dans leur commerce : avec la vérité, la liberté, la vertu, le bonheur. Par une vie de devoirs chéris, d’affections saines, où le premier amour même conserve sa place légitime, Julie réalise la restauration des rapports naturels dans la forme que comporte l’état civil. Deux moyens aussi s’offrent pour rapprocher la société de la nature : le premier nous est fourni encore par la Nouvelle Héloise. Julie ne refait pas seulement son individu, elle rétablit la famille ; et la famille est
« la plus ancienne des sociétés », « le premier modèle des sociétés politiques562 ». Sur l’exclusion du mensonge et du servage, au milieu d’une civilisation avancée, s’édifie la famille naturelle où les intelligences s’épanouissent sans que les cœurs se corrompent. Mais surtout la société se rétablira en revenant à son principe, à sa raison d’être : et c’est l’objet du Contrat social 563. Il faut se représenter le contrat constitutif de toute société. Tous les hommes, antérieurement égaux et libres, renoncent également à leur liberté : ils soumettent tous leur volonté individuelle, antérieurement souveraine pour elle-même, à la volonté de tous, qui devient l’unique souverain. Pourquoi ? pour que la volonté de tous procure le bien de tous. Ainsi, selon le contrat primitif, tous les hommes restent égaux dans la société ; ils cessent d’être libres ; car s’ils sont souverains collectivement, ils sont individuellement sujets. Mais ils sont libres pourtant, car être libre, c’est être soumis à sa volonté propre ; or la volonté constante de l’homme civil, c’est que la volonté générale soit obéie de tous, et de lui-même. Ainsi l’individu s’aliène tout entier et n’est pas esclave. Il n’a pas un droit qu’il ne tienne de la société, et il n’est pas opprimé : car l’oppression, c’est l’exploitation de tous par quelques-uns, c’est l’inégalité. Le magistrat n’est pas souverain, il est agent du souverain. Voilà les principes naturels de l’état social ; et tout l’effort doit tendre, non pas à détruire les sociétés actuellement existantes, mais à les réduire au type idéal ; tous les abus, toutes les misères, toute l’oppression disparaîtraient dans cette réduction, et l’organisation politique, avec les mœurs qui en découlent, ne pervertirait plus l’homme naturel. Est-ce là tout le système ? Non, il y manque encore une pièce considérable : Dieu. On s’est souvent étonné de cette affirmation hardie : l’homme est bon, dans l’état primitif, tel que la nature l’a fait. Qui le prouve ? dit-on. Dieu, qui n’a pu faire l’homme mauvais. Mais si l’homme s’est rendu mauvais, comment peut-il redevenir bon ? Par Dieu, présent en lui, source d’énergie morale, appui de la volonté, garant et témoin des engagements intérieurs. Sans Dieu, tout s’écroule : et de là l’admirable lettre de Julie sur la célébration religieuse de son mariage ; de là l’ample Profession de foi du vicaire savoyard. On voit comment les chefs-d’œuvre de Rousseau s’attachent entre eux et dans leurs diverses parties : mais ils s’attachent aussi fortement à la personne de leur auteur. On ne s’attendrait pas que cette œuvre si une, si logique, si ramassée en un petit nombre de principes, fût la transcription d’une vie si éparse, si aventureuse, si agitée ; et cela est pourtant. Rousseau nous l’a dit : l’homme naturel, c’est lui. La société l’a détruit ailleurs, en lui seulement opprimé : de sorte que le modèle d’après lequel l’homme civil et l’état civil doivent être restaurés, c’est Jean-Jacques Rousseau lui-même. Ainsi s’ajoute un dernier chef-d’œuvre à la liste déjà offerte : les Confessions, où l’homme de la nature s’expose en sa réalité, meilleur que tous par la vertu de la nature, plus malheureux que tous par le vice de la société. Il n’a qu’à se raconter, il condamne la société, il venge la nature : il fait croire surtout à la possibilité de refaire l’homme naturel dans l’homme civil : il est possible, puisqu’il est.
« Qu’un seul dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là ». Il y a du vrai pourtant aussi : il a fallu que Rousseau fût supérieurement moral, pour n’avoir pas mal fini, après ses commencements. Il avait le droit, après ses propres expériences, de chanter ses hymnes à la conscience et à la liberté, par lesquelles il s’était relevé. Tandis que toute la morale se réduisait pour les autres aux vertus de bienfaisance et d’humanité, Jean-Jacques eut le sentiment profond de la perfection ou de la dégradation intime de l’être : il prêcha les vertus personnelles, l’âpre poursuite de la pureté, de la bonté, de la beauté intérieures, indépendamment du service et de l’utilité d’autrui. Ainsi est restaurée la vie intérieure avec ses durs efforts et ses austères joies ? C’est là qu’est l’originalité et la grandeur de sa morale. Et voilà ce qui la différencie de la morale philosophique, ce qui lui donne un caractère hautement religieux. La cause et la fin de ce travail par lequel l’être s’embellit au dedans, c’est Dieu, le Dieu qui juge et récompense. Ce Dieu devient le ressort de la moralité : Julie, mariée à l’homme qu’elle n’aime pas, humiliée, désespérée, commence l’œuvre de son renouvellement en présence de Dieu, devant
« l’œil éternel qui voit tout ». Enfin la moralité et la religiosité des nations protestantes font encore sentir leur action dans la façon dont Rousseau a peint la vie de famille, les occupations domestiques. Il a répandu sur les vulgaires détails du ménage une gravité, une beauté, une dignité qui nous saisissent. L’ardente intensité de la vie intérieure ne laisse rien d’indifférent : l’âme sérieuse se verse tout entière dans les moindres de ses actions, les relève par une haute pensée de devoir ou d’affection. Elle n’oublie jamais qu’elle agit devant « l’œil éternel qui voit tout ». Ajoutons à cette disposition la sensibilité débordante de Rousseau : pour elle, tout prend un sens, tout acquiert de la valeur ; toutes les bagatelles ou les vulgarités de la vie domestique et des rapports familiers deviennent la représentation symbolique du drame pathétique qui se joue en son cœur. Et ainsi un jupon de flanelle que lui envoie Mme d’Epinay devient un événement dans sa vie, par le retentissement de ce petit fait jusqu’aux profondeurs de son être moral. Nous tenons donc les causes déterminantes de la doctrine de Rousseau, du caractère surtout et des propriétés de cette doctrine : elles se résument dans le tempérament sentimental et dans l’indélébile protestantisme de l’homme. Essayons maintenant de juger sommairement cette doctrine.
« sur la manière dont le laps de temps compense le peu de vraisemblance des événements, sur la puissance surprenante de causes très légères, lorsqu’elles agissent sans relâche564 », il faut en rendre l’honneur à Buffon, lu intelligemment. Mais Rousseau a hardiment, fermement appliqué le principe évolutionniste à l’histoire des sociétés. Il a cru au progrès ; mais il a dissocié ces deux idées de progrès et de changement, trop souvent liées par ses contemporains : il a en somme travaillé pour substituer à la foi au progrès continu la notion de révolution continue, pouvant éloigner l’humanité de son idéal pendant d’immenses périodes de durée, pouvant ensuite l’orienter vers lui par l’entrée en jeu d’une force nouvelle antérieurement inactive. Il a hardiment fait sortir l’humanité de l’animalité par une lente évolution : c’est lui, non pas Darwin, qu’on peut accuser d’avoir fait descendre l’homme du singe ; et, quand on saisit sa vraie pensée, on s’aperçoit qu’il n’exclut pas du tout de notre histoire « l’homme loup pour l’homme », la brute féroce et avide de Hobbes ; mais il n’y voit pas l’homme primitif : c’est l’homme déjà homme, apte et condamné à la société. Son homme de la nature se perd dans un lointain plus obscur : c’est le pur animal, tout à l’instinct, qui n’est pas féroce quand il est repu. La moralité est une acquisition de l’humanité éloignée déjà de ses origines animales, et hors d’état d’y retourner : idée purement évolutionniste. Dans toutes ces hypothèses, jadis paradoxales, il y a pour nous plus à réfléchir qu’à mépriser. Il n’y a, quoi qu’on en dise, rien de sophistique à faire sortir le socialisme de l’individualisme, et il n’y a aucune contradiction entre le Contrat social et le tempérament de Rousseau. Au contraire, historiquement et logiquement, l’enchaînement est réel et nécessaire. La dissolution des groupes naturels ou artificiels qui, contenant l’individu et se contenant les uns les autres, sont enfin contenus dans l’État, est le triomphe de l’individualisme, et du même coup, replaçant l’individu dans la situation hypothétique d’où sort le Contrat social, ne lui laisse d’autre ressource que le despotisme de tous sur chacun, le socialisme d’État. Si Rousseau a été inconséquent, ce n’a pas été, individualiste, d’attaquer la propriété individuelle, et d’écraser l’individu sous l’omnipotence de la communauté. L’inconséquence, c’est de pousser l’individualisme en deux sens aussi différents que le sont la Nouvelle Héloïse et le Contrat. Car, en premier lieu, le don absolu que les citoyens font d’eux-mêmes à l’État semble être incompatible avec la forte constitution de la vie morale intérieure ; jamais la conscience de Wolmar ou de Julie ne saura donner à la volonté générale, à la loi, un droit absolu de lui prescrire et de la régler : les dogmes de la religion civile ou l’oppriment, s’ils parlent autrement qu’elle, ou n’existent pas, s’ils parlent comme elle. En second lieu, la famille restaurée sur la vérité par les belles âmes de Julie et de Wolmar l’orme un groupe qui s’interpose entre l’État et l’individu, et la doctrine du Contrat ne subsiste plus dans sa pureté. Et enfin, le type de société auquel appartient la famille restaurée de Wolmar et Julie, c’est le régime patronal, essentiellement différent du socialisme égalitaire du Contrat. Cependant il ne faudrait point trop presser cette contradiction. Dans le détail de son système, dans la pratique, Rousseau nous fournit de quoi la lever.
« Le droit que le pacte social donne aux souverains sur les sujets ne passe point les bornes de l’utilité publique565. »Cette sage restriction lève bien des difficultés, si l’on prend dans un sens très étroit et très haut le mot d’utilité. Le principe du Contrat, en lui-même, est excellent. Rousseau a raison : quand jamais un contrat de ce genre n’aurait été fait entre les hommes, il resterait vrai que ce contrat idéal régit toute société sans exception. La société, les sociétés sont des associations pour la conservation et la protection des membres qui les composent : d’où il suit que jamais gouvernement n’est légitime, s’il ne prend le bien public pour sa fonction et sa fin uniques. Ainsi tout despotisme, toute tyrannie, toute oppression sont exclues ; aucune forme de gouvernement n’est condamnée, mais seulement des procédés de gouvernement. Et en ce sens, la doctrine de la souveraineté du peuple est une vérité incontestable, comme condamnant et supprimant l’exploitation de tous par quelques-uns ou par un seul. Je ne puis m’empêcher aussi d’estimer neuve et féconde la façon dont Rousseau a posé la question sociale : luxe et privation, richesse et misère, jouissance égoïste et travail pour autrui, tout cela dépendant d’un fait général, la propriété, voilà les deux termes du problème où Rousseau nous ramène constamment. Je cherche, parmi les philosophes du xviiie siècle, quel est celui qui a posé aussi nettement, aussi crûment la question. La plupart de nos Français s’attardent dans la guerre aux privilèges, où ces bourgeois réduisent l’inégalité ; à Rousseau appartient d’avoir crié : le luxe, la richesse, la jouissance sans travail, la propriété, voilà les vrais privilèges, ou plutôt le privilège fondamental. Et le temps lui a donné raison : car il a vu bien au-delà de notre bourgeoise révolution, qui, à cet égard, n’a été qu’une consolidation de la propriété. De quelque façon que la question doive se résoudre, il reste qu’actuellement le problème de l’inégalité n’est plus politique mais social, et tout entier contenu dans le régime de la propriété. Rousseau a vu aussi de quels éléments psychologiques se compliquait le problème : d’un côté, mépris, insolence, élégance, supériorité intellectuelle ; de l’autre, envie, amertume, grossièreté, dégradation intellectuelle. Et ici apparaît la vérité profonde enfermée dans le paradoxe qu’il soutient contre les arts et les lettres. Les arts et les lettres, s’ils ne sont pas des agents de corruption, sont des facteurs importants de l’inégalité566. Ils mettent entre les deux portions de l’humanité une telle différence de culture, que les uns et les autres ne se sentent plus de la même nature. Leur influence va de pair avec celle des habitudes extérieures, des manières, des façons de vivre ; elle est pire encore, parce qu’elle crée chez les uns une réelle supériorité d’intelligence. Rousseau a raison : toutes les inégalités politiques et sociales sont peu sensibles, tant que l’égalité des mœurs et des esprits subsiste. Là où le noble, le chef vivent de la même vie, ont les mêmes idées, la même âme que le vilain ou le sujet, le problème de l’inégalité ne se pose pas. Mais il nous faut passer rapidement. J’effleurerai donc seulement la Nouvelle Héloïse, et, négligeant tant de thèses suggestives, j’indiquerai seulement les vérités capitales du livre. Rien de plus profond, au point de vue de la vérité, de plus efficace, au point de vue de la moralité, que l’idée du renouvellement intégral de l’être moral, sur laquelle pivote toute l’action du roman. Dans une crise douloureuse de sa conscience, Julie se relève de sa faute, purifie son âme, et la crée à nouveau : elle sort de l’église, où on la mène malgré elle, avec une volonté prête à l’effort moral. Dans la profondeur de son sens religieux, Rousseau a trouvé cette fois le sens psychologique, qu’il n’avait guère à l’ordinaire. A cette crise tient toute la vérité du caractère de Julie, si solide sous la phraséologie du temps : ses luttes, son progrès, ses rechutes, sa quiétude endolorie, font une admirable histoire d’âme. L’autre vérité du livre, c’est la guerre déclarée au mensonge social : notre société vieillie vit d’une vie factice, elle s’est fait des sentiments, des jouissances, un honneur, une morale hors de la vérité ; ses préjugés autorisent le mépris de la vertu plutôt que des convenances. Et le pis est qu’après avoir demandé à l’homme le sacrifice de sa conscience, de sa pureté, de sa droiture, elle ne lui tient pas la promesse de bonheur par où elle l’a séduit. C’était une pensée originale et haute d’essayer de fonder les relations de deux êtres unis par la société sur la franchise absolue de tous les deux, à l’égard de l’autre, et à l’égard de soi-même. L’Emile, avec toutes les corrections de détail qu’il nécessite, est le plus beau, le plus complet, le plus suggestif traité d’éducation qu’on ait écrit. Nous devrons y revenir, toutes les fois que nous voudrons organiser l’ensemble ou réformer une partie de l’éducation. La forme seule est raide, mécanique, artificielle : elle semble diviser l’âme et la vie en compartiments symétriques par des cloisons étanches qui ne laissent point de pénétration réciproque. Mais il ne faut pas s’arrêter à l’aspect du livre. L’idée première en est rigoureusement scientifique : si le développement de l’individu répète sommairement l’évolution de l’espèce, l’éducation de l’enfant doit reproduire largement le mouvement général de l’humanité. Et ainsi l’âge de la sensation précédera l’âge de la réflexion ; l’éducation physique précédera l’éducation intellectuelle ; d’abord on fortifiera le corps, on aiguisera les sens, et l’on n’exercera l’esprit qu’au service des sens et du corps : Emile sera un petit sauvage, robuste, adroit, rusé. L’intelligence aura son tour : mais on ne peut rien faire de mieux pour elle que de lui préparer d’abord de bons organes, qui puissent lui fournir toutes les impressions, exécuter toutes les actions dont elle aura besoin. On a coutume de critiquer les scènes machinées par le précepteur pour l’acquisition des idées morales et la formation de la raison ; on trouve un peu puérils les moyens sensibles par où Émile est conduit aux idées abstraites et aux notions scientifiques. Cependant de là encore on peut tirer d’excellentes vérités. Rousseau fait ici une très ingénieuse et, je crois, très juste application de la logique de Condillac : on peut le chicaner sur ses exemples, mais il serait à souhaiter souvent que nous prissions modèle sur lui. Ne pas se contenter de montrer l’objet, mais conduire l’enfant de la sensation brute à la notion réfléchie, à la connaissance abstraite ; l’exercer à débrouiller, analyser, interpréter ses impressions, il n’y a pas de meilleure méthode pour former de bons esprits. Quant aux expériences machinées, ici encore regardons plutôt le mécanisme en lui-même que les applications fournies par le tour d’esprit romanesque de Rousseau. L’expérience a été le grand maître de l’humanité ; et si l’enfant doit parcourir seul toutes les étapes de l’humanité, il faut l’abandonner aux leçons de l’expérience. Mais parmi les lenteurs, les incohérences, les maladresses du hasard, il vivrait toute sa vie avant de s’être instruit. S’il est légitime de le faire bénéficier des expériences des hommes qui l’ont précédé, n’est-il pas légitime aussi de régler, de diriger son expérience à lui, de l’aider à dégager des résultats plus rapides et plus certains ? Dans l’éducation comme dans la science, et dans la morale comme dans la médecine, la substitution de l’expérimentation à l’empirisme est un immense progrès. Il n’importe que l’enfant sache l’expérience combinée par le maître : si elle est simple, sérieuse, claire, concluante, l’enfant se laissera saisir par la vérité des choses mises sous ses yeux, et en tirera de bon cœur la conclusion pratique. Enfin je suis tout à fait de l’avis de M. Faguet, qu’à de certains moments, dans les civilisations avancées, riches de chefs-d’œuvre littéraires, la meilleure maxime de pédagogie qu’on puisse donner, c’est d’écarter les livres. Fatalement l’acquisition du « savoir » tend à prendre dans l’éducation la place que doit tenir la formation du jugement et du caractère : il est bon qu’un Montaigne et un Rousseau nous remettent sous les yeux les fins essentielles de l’éducation. Nous finissons par oublier d’habituer l’enfant à penser, à force d’étaler devant lui les pensées des autres ; nous l’écœurons de littérature, et nous n’en faisons même pas un lettré. La Profession de foi du vicaire savoyard est une partie intégrante de l’Emile. Il a paru bien bizarre que Rousseau attendit si tard pour parler de Dieu à son élève, tout à la fin de l’éducation. Et dans la forme absolue de son système, ce parti pris est injustifiable. Mais regardons la réalité des choses : ne faut-il pas attendre que l’enfant soit un homme, qu’il sache et comprenne déjà bien des choses, pour poser devant lui la question de croire et de ne pas croire ? Alors seulement il pourra se faire librement sa croyance ou son incrédulité. Jusque-là il ira dans le sens de ses impressions d’enfance, de ses traditions de famille. Sans doute, pour le croyant des anciennes églises, la question est inutile, ou dangereuse. Mais, de plus en plus, pour notre âme nourrie de science, et à qui la science aura dit loyalement ses limites, il n’y aura pas de culture complète, si une fois au moins en la vie n’a été posé et résolu le problème religieux : et ce sera en effet l’acte final de l’éducation.
« Un jeune homme d’une figure ordinaire, rien de distingué ; seulement une physionomie sensible et intéressante », une jeune fille « blonde ; une physionomie douce, tendre, modeste, enchanteresse », voilà les figures, et voilà les caractères. Et leurs amours se développent en émotions poétiques plutôt qu’en analyses psychologiques : rien de plus édifiant à cet égard que la promenade à la retraite de la Meilleraie567 ; les impressions des deux amants sur ce lac, parmi ces rochers qui ont été témoins de leur passion maintenant assagie, épuisée, toujours délicieuse, cette joie mêlée d’un sentiment mélancolique de l’irréparable écoulement des choses et de l’être, c’est le thème, et plus que le thème, du Lac de Lamartine. Diderot nous offrait quelques saillies : mais ici dans cette lettre, Rousseau a écrit d’un bout à l’autre l’un des plus émouvants poèmes d’amour que nous ayons en notre langue, le poème des souvenirs et des regrets. Rousseau, on le sait, fut incurablement romanesque. Mais cette forme romanesque de son âme, c’est un subjectivisme, effréné, qui le rend incapable de s’asservir à aucune réalité, de la regarder de sang-froid pour la rendre telle quelle. Rousseau s’assimile tout le monde extérieur, il voit tout selon son humeur du moment, et il ne cherche pas à saisir l’objet à travers sa sensation : il ne peut présenter que cette sensation même. Il a noté que la nature changeait avec lui, c’est-à-dire que, restant la même, elle lui apparaissait différente lorsqu’il n’était plus le même : et ainsi il a été un grand docteur de relativité. Mais cette tyrannie de la sensation personnelle fait une nature de poète ; et les Confessions où Rousseau a prétendu faire l’histoire de sa vie sont un pur poème, par la perpétuelle transfiguration du réel. Lamartine n’a pas été plus impuissant à se raconter exactement que Rousseau ne l’est dans les Confessions. On l’y surprend à chaque page en flagrant délit de mensonge, je dis de mensonge et non pas d’erreur ; et le livre, à tout prendre, est d’une brûlante sincérité. C’est que cette sincérité ne tient pas aux faits, elle est dans l’émotion même qui les altère ou les suppose : avec des débris incomplets de réalité, des traces confuses de sentiments, Rousseau reconstruit le poème de son existence. Jamais âme n’a plus superbement joui d’elle-même, par une étrange et illimitée puissance d’objectiver toutes les représentations qu’elle excitait tumultueusement en elle. D’un bout à l’autre de ce livre écrit en prose, la « préparation » ou, si je puis dire, la « manutention » des réalités extérieures ou mentales est précisément la même que nous retrouverons chez les lyriques de notre siècle. Comment se fait-il donc qu’un art réaliste puisse se réclamer aussi de Jean-Jacques, même de sa Nouvelle Héloïse, et surtout de ses Confessions ? Il est certain qu’il y a dans certaines parties de son œuvre une poésie domestique, telle que peut l’aimer un réalisme non pas « cruel », comme le nôtre s’est trop souvent piqué de l’être, mais sympathique au contraire à l’homme, comme l’ont été plus que nous les étrangers. Anglais, Russes, Norvégiens. Il a certainement passé quelque chose de Rousseau dans George Eliot. Rousseau peint avec attendrissement la simplicité de la vie de famille dans les classes moyennes, tout le tracas vulgaire et charmant du ménage, les tâches journalières de la maîtresse de maison et de son monde, la propreté, l’ordre, l’aisance large et hospitalière d’une maison bourgeoise568, la gaieté des vendanges, l’intimité des veillées. Cet intérieur de Julie, cette maison champêtre, avec son pressoir, sa laiterie, ses noyers, sa basse-cour, toute cette vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu’on attelle, les ouvriers qui rentrent, voilà du réel, que Rousseau détaille complaisamment dans sa pittoresque familiarité. Une bonne partie des sujets d’estampes qu’il a indiqués pour l’illustration du roman, sont des scènes de la vie bourgeoise, curieusement exactes bien que sentimentales. Il a souvent rêvé d’une « petite maison blanche aux contrevents verts », avec des vaches, un potager, une source : voilà où son âme respirerait avec délices. Son séjour à l’Ermitage est une idylle réaliste, et les Confessions abondent en petites scènes du même goût, un dîner chez un paysan, le passage d’un gué, une cueillette de cerises : ce sont les faits les plus insignifiants de l’ordre commun, dont le sentiment de Rousseau fait des tableaux exquis. Mais Jean-Jacques a été surtout un grand peintre de la nature. Il en a rendu certains aspects avec puissance. Il avait en face d’elle la plus délicate sensiblité, et d’elle il a tiré les plus vives, les plus pures joies de son âme. Aussi l’a-t-il mise dans son œuvre à la place d’honneur ; et, dans le sens particulier où nous prenons ici le mot, on peut dire qu’il a ramené son siècle à la nature. Il lui a dit la splendeur des levers du soleil, la sérénité pénétrante des nuits d’été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s’associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l’air. Il a trouvé, pour peindre les paysages qu’il avait vus, une précision de termes, une netteté, une couleur, qui sont d’un artiste amoureux de la réalité des choses. Il a découvert à nos Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes ; tantôt il a peint les vastes perspectives, tantôt les paysages limités. Il ne s’est pas élevé jusqu’aux glaciers : il a l’âme tendre et douce : il aime la belle, non l’effrayante nature, il aime surtout la nature que son âme peut absorber ou contenir, celle qui la réjouit et ne l’écrase pas. Avant Rousseau la nature n’avait guère tenu de place dans la littérature. Il l’y établit en souveraine : elle y devient objet d’étude et d’expression. C’est l’indice d’un grave changement : c’est fini de la littérature psychologique. Tant que l’homme seul était la matière du livre, on le prenait par le dedans : maintenant la nature partage avec lui l’attention de l’écrivain, et il s’ensuit que, le prenant avec la nature, on le prend dans la nature, c’est-à-dire par le dehors. La littérature sera donc pittoresque désormais plutôt que psychologique : même pour décrire l’âme, elle regardera le corps. Rousseau voit Julie blonde, et Claire brune ; qu’on change la couleur des cheveux de ces femmes, toute la conception du roman est brouillée. Cette forme de vision artistique est étroitement dépendante du sentiment de la nature : car celui qui s’arrête à noter les formes des choses extérieures, les fines impressions qu’elles apportent à l’âme, est un homme en qui la sensation prévaut sur l’intelligence, un homme au moins qui n’estime pas l’activité des sens inférieure en dignité à celle de l’esprit. Ainsi la représentation du monde sensible devient la fin immédiate du travail littéraire, de préférence au monde intelligible, qui s’exprimera lui-même à travers le premier, et en relation avec lui. L’imagination de Rousseau, qui déforme tout, n’a point, en somme, déformé la nature. Il a romancé les faits de sa vie, les sentiments de son cœur, il a romancé sa vision de la société : il a représenté fidèlement la nature. C’est qu’elle le satisfaisait pleinement : elle n’avait besoin que d’être, pour lui donner des jouissances : ici, par conséquent, sa sensation coïncidait toujours avec l’objet, et la diversité de ses sensations successives ne faisait l’effet que d’un changement d’éclairage. Par le lyrisme et par le pittoresque, Rousseau rétablit l’art dans notre littérature : ces émotions qu’il rend, ces tableaux qu’il peint, cela n’est plus soumis à la loi du vrai ; tout cela doit s’ordonner selon la loi du beau, du caractère esthétique. Les moyens s’approprient à la fin ; le style algébrique n’est plus de mise, il faut que par-dessus les valeurs intelligibles il recharge les valeurs sensibles : on s’achemine ainsi à une révolution dans la langue. Tout se mêle encore dans Rousseau, le moi et la nature, l’abstraction et la sensation, la logique et la passion, l’éloquence, le roman, la poésie, la philosophie, la peinture. Il nous prend par toutes nos facultés : en politique, en morale, dans la poésie, dans le roman, on le trouve partout, à l’entrée de toutes les avenues du temps présent.