Chapitre I
La lutte philosophique
La lutte philosophique prend, dans la seconde moitié du xviiie
siècle, une intensité, une âpreté soudaines. Vers 1750, les
espérances d’une restauration rationnelle de la société, qu’on avait cru toucher, se
reculent indéfiniment ; à ce même moment entre en scène une nouvelle génération de
penseurs impatients, audacieux, dévoués à ce qu’ils appellent la vérité, et prêts à
renverser tout ce qui y fait obstacle : l’art, l’éloquence, la littérature ne sont
pour eux que des instruments de propagande. Ils vont faire de la philosophie la matière de tous les livres, la préoccupation de tous les
esprits. Diderot, Rousseau, Condillac, Buffon paraissent ; Voltaire, un Voltaire
épanoui et libéré, revient de Prusse. Tous, directement ou indirectement, par de
violentes attaques ou de sereines spéculations, concourent à jeter l’ancien édifice à
bas.
La défense est faible : on peut trouver aux philosophes bien des faiblesses, et
leurs personnes comme leurs doctrines sont loin d’être inattaquables ; mais il
suffit pour les grandir de les comparer à leurs adversaires. Encore, au début du
siècle, avait-on Rollin524 et Daguesseau525.
C’est un piètre historien que Rollin, et c’est un médiocre orateur que Daguesseau.
Mais au moins ce sont des caractères, ce sont deux grands honnêtes gens, avec leur
esprit étroit et obstiné ; ils savent souffrir pour le bien. Ils forceront l’estime
du parti philosophique : d’autant qu’ils sont trop justes, trop modérés, trop
scrupuleux pour être dangereux. Et, contre leur vouloir, tous les deux servent les
causes qu’ils abhorrent. Daguesseau, gallican, janséniste, parlementaire,
respectueux de la souveraineté royale, fait éclater par sa longue disgrâce, par son
exil, l’inutilité de la modération : la moralité de cette noble vie, c’est qu’il n’y
a plus de milieu entre la révolte et la servitude, et que le despotisme ombrageux
des ministres ne tolère même pas la simple indépendance. Pour Rollin, dans ces
histoires anciennes qu’il conte à la jeunesse, il y a du moins une chose que ce
vieux martyr du jansénisme, ce doux révolté qui se fit chasser de son collège,
casser du rectorat, exclure des assemblées de l’Université plutôt que d’accepter
l’abominable bulle, il y a une chose qu’il voit dans l’antiquité, et il la fait
voir, sans se douter combien elle est subversive de l’ordre établi : c’est la raide
énergie des âmes, le sacrifice volontaire et répété des intérêts, des affections,
des existences à une idée de patrie, de liberté ou de vertu. Le cours d’histoire du
bon Rollin, avec sa candide inintelligence du passé et son absence de critique, est
un cours de morale républicaine ; il insinue dans les âmes des sentiments, un besoin
d’action libre et généreuse, qui à la longue leur rendront l’ordre social
insupportable. L’honnête Université, offrant Plutarque et Tite-Live à l’admiration
des jeunes gens destinés à vivre dans une monarchie absolue, a cultivé en toute
simplicité de cœur les ferments révolutionnaires dont la puissance apparaîtra après
1789.
Quand Rollin et Daguesseau ont disparu, je cherche ce qui pourra opposer une
résistance aux philosophes : je ne trouve rien.
Tout ce qui a l’esprit ouvert et généreux est entamé par leurs doctrines, séduit au
moins par quelque portion de leur idéal. Des hommes tels que le ministre
d’Argenson526, le magistrat La Chalotais, ne sont pas des philosophes : ils travaillent à côté d’eux et dans le même sens. Regardez
cet original et puissant marquis de Mirabeau527 : je le nomme d’autant plus volontiers qu’il a des parties de
grand écrivain, dans son style âpre, tourmenté, obscur, débordant d’imagination et
de passion. Ce gentilhomme qui abhorre les « philosophicailleries modernes », qui
l’ait de la religion la base de la société, qui sollicite du despotisme royal des
lettres de cachet contre fils, femmes et filles, cet homme de vieille roche, ce dur,
cet intraitable féodal est l’ennemi des prêtres, des commis, des financiers, des
courtisans, fait des avances à Jean-Jacques, bénit Quesnay, ne rêve que progrès,
améliorations sociales, bonheur du peuple, et se fait mettre à Vincennes pour le
libéralisme de sa théorie de l’impôt.
Un autre témoin des tendances de l’esprit public nous instruit combien dès la
première moitié du siècle la philosophie avait de prise sur les nobles âmes : c’est
Vauvenargues, mort en 1747528.
Le marquis de Vauvenargues était capitaine au régiment du roi. Il fit la rude
campagne de Bohême, qui ruina sa santé, et donna sa démission en 1743. Il n’avait
pas assez de naissance pour se passer de protecteurs, de fortune ou d’intrigue : et
ces trois moyens de parvenir lui faisaient défaut. L’ambition, pourtant, le
dévorait, une ambition héroïque, née du sentiment de sa valeur et du désir de la
faire servir au bien public. Il renonça à l’espoir de devenir un jour capitaine de
grenadiers, et sollicita un poste diplomatique. Mais il n’avait pas la platitude
banale du solliciteur : il demandait de façon à honorer le ministre qui l’eût nommé.
Le ministre ne le nomma pas. N’ayant plus d’espoir d’être employé, réduit bientôt
après à l’inaction par la maladie, alors l’ambition qui bout en lui prend un autre
cours, et tend à la gloire par d’autres efforts. Les lettres apparaissent à
Vauvenargues non seulement comme une consolation de son impuissance, mais comme une
promesse d’immortalité. Il mourut trop tôt pour avoir eu le temps d’être autre chose
qu’un amateur, ne laissant que quelques écrits d’un talent inégal et peu mûr, des
Discours, des Caractères, des
Réflexions, que complète son émouvante correspondance avec le
marquis de Mirabeau et Fauris de Saint-Vincent.
Vauvenargues n’est pas un moraliste détaché qui observe les hommes pour les
peindre. Jusqu’à la fin, l’action fut son but. Il n’écrit que pour occuper son
loisir, tromper son impatience ; et quand il doit se dire qu’il n’y a pas de rôle
pour lui en ce monde, il écrit le rôle qu’il ne jouera pas : c’est un rêve d’action
que toute sa littérature développe. Il regarde le monde et la vie, comme un
capitaine étudie son terrain. Ce qui remplit ses ouvrages, ce sont ses désirs, ses
aspirations, ses inclinations, ses dégoûts, ses haines, ses idées de gloire et de
combat ; ce sont des confidences échappées dans la fièvre de l’ennui ou le désespoir
de l’impuissance. Cette âme tendre, fière, ferme, généreuse, ambitieuse, n’a jamais
parlé que d’elle-même, ou des autres par rapport à elle-même, et pour déterminer
l’action qui lui donnerait prise sur eux.
Vauvenargues fut un homme de son temps : il eut pour Voltaire une admiration qui
toucha profondément le philosophé, étonné d’abord d’avoir fait la conquête, d’un
capitaine d’infanterie, saisi bientôt de ce qu’il y avait d’intelligence,
d’activité, d’énergie dans ce jeune homme, et découvrant peu à peu toute la noblesse
de cette âme. Plus jeune que Voltaire de vingt ans, Vauvenargues lui imposa le
respect. En revanche, son hommage fut pour Voltaire la première aurore de cette
popularité qui aboutit à l’apothéose de 1778 : il n’allait pas seulement au poète,
il allait au philosophe, au précepteur et au bienfaiteur de l’humanité.
Irréligieux sans tapage et sans raillerie, déiste avec gravité, Vauvenargues ne
connaît d’immortalité que celle de la gloire, et comme il l’a dit, les hommes, la
vie présente sont l’unique fin de ses actions. Optimiste malgré les déboires de sa
vie, il croit à la bonté de la nature ; il estime qu’au total l’effort de l’humanité
tend au bien. Agir est la fin de l’homme, et le prix de bien agir est donné par
l’estime des hommes et de la postérité. Mais l’idée originale de Vauvenargues, où se
résume toute sa philosophie, c’est le respect des passions. Lui qui a l’air d’un
stoïcien, il n’y a pas de doctrine qu’il combatte plus énergiquement, que l’ataraxie stoïcienne. Il ne se contente pas d’aimer la nature dans
ses instincts, qui sont les guides de l’action : il l’aime dans ses passions, où il
voit les agents, les ressorts de l’action. Il ne cesse de répéter que les passions
qui sont en nous donnent la mesure de notre énergie morale, et que tout le secret de
la vertu est de savoir utiliser, diriger, canaliser ces forces naturelles.
Vauvenargues n’a pas eu d’action sur ses contemporains, dont trois ou quatre
seulement, Mirabeau, Voltaire, Marmontel, l’ont connu529. Mais, tel que ses écrits nous
le montrent, nous pouvons l’employer à remplir l’espace qui sépare Jean-Jacques de
Fénelon. C’est lui, en effet, et lui seul, dans la première moitié du xviiie
siècle, qui, par la nature tendre et passionnée de son
âme, par le rôle qu’il assigne dans la vie au sentiment, à la passion, semble
continuer Fénelon et annoncer Rousseau ; et l’on pourrait dire que son rôle a été de
déchristianiser les idées, les tendances de Fénelon. Cependant
il faut bien entendre que je n’établis pas là une transmission d’influences, mais
seulement des affinités de nature.
Deux journaux firent une guerre acharnée à la philosophie : les Nouvelles
ecclésiastiques parlaient au nom du Jansénisme ; le Journal de
Trévoux était l’organe des Jésuites. C’était des deux côtés, sous des
formes plus âpres ou plus doucereuses, même étroitesse d’esprit, même inintelligence
des besoins intellectuels du temps, même indigence de talent et d’éloquence, que ne
compensaient pas suffisamment la violence et la malignité. Les évêques intervenaient
de leur personne, et par leurs mandements tâchaient de barrer la route aux mauvaises
doctrines : mais l’épiscopat n’avait plus de Bossuet ni même de Massillon ; et Le
Franc de Pompignan, l’honnête évêque du Puy, Montazet, l’académique archevêque de
Lyon, Beaumont, l’intempérant archevêque de Paris, ajoutez-y tous les Boyer, les
Languet, les Montillet, ne pesaient pas, à eux tous, le poids des seuls Voltaire et
Rousseau.
Le Parlement n’avait guère plus de force conservatrice que l’épiscopat : le zèle
aveugle de ses magistrats le discréditait sans sauver la religion ni la société ;
les Gilbert de Voisins, les Omer de Fleury, les Séguier, toujours prêts à requérir
contre les Lettres anglaises, l’Encyclopédie, le
Bélisaire, l’Emile, comme contre l’inoculation, le
jésuitisme et l’ultramontanisme, avilirent leur compagnie par le ridicule qui
s’attache aux violences impuissantes ; ils décuplèrent la puissance des œuvres
qu’ils faisaient brûler au pied du grand escalier de leur palais. Il y avait aussi
les ministres et le roi : des lettres de cachet envoyaient à la Bastille, à
Vincennes, au For-l’Évêque, Voltaire, Diderot, Marmontel, Morellet, Beaumarchais :
douces et commodes prisons qui donnaient à peu de frais la gloire du martyre !
L’autorité se détruisait par ses inconséquences : on cajolait aujourd’hui celui
qu’hier on emprisonnait.
Enfin toutes les forces qui devaient concourir à la défense de l’ordre religieux et
politique étaient divisées : les Jansénistes tiraient sur les Jésuites, le Parlement
faisait échec à la royauté ; dans ces discordes, il était rare que les philosophes
n’eussent pas quelqu’un avec eux. Voltaire avait la joie de voir des Actes du
clergé, qui le prenaient à partie, brûlés par arrêt du Parlement (1764) :
ces actes choquaient aussi le jansénisme de nos magistrats. Choiseul flattait les
philosophes en s’appuyant sur les Parlements, et liguait pour un moment l’irréligion
rationaliste avec le fanatisme janséniste contre les Jésuites. Un peu plus tard, les
Parlements trouvaient Voltaire contre eux du côté du ministère. Nombre de prélats
grands seigneurs se désintéressaient de la défense de l’Eglise, coquetaient avec ses
ennemis, dont l’esprit amusait leur esprit, tandis que d’autres ne songeaient qu’à
jouir de la liberté du siècle. Souvent, d’autre part, les intentions oppressives du
pouvoir civil étaient neutralisées par la politesse des agents, qui semblaient
s’excuser de faire leur devoir par la façon dont ils le faisaient : des lieutenants
de police, des commis de ministère, des censeurs royaux, des intendants, des avocats
généraux, des conseillers de Parlement étaient gagnés aux idées des philosophes, se
faisaient protecteurs de leurs personnes, atténuaient le danger de leurs
publications. Un Malesherbes à la direction de la librairie, c’était la liberté de
la presse530.
Autour des organes officiels et des corps constitués, une foule d’individus
faisaient la guerre de partisans : en général, ils déployèrent plus d’animosité que
de talent. D’inoffensifs savants, Larcher, Foncemagne, Guénée, purent avoir raison
sur des points particuliers, sans avoir d’influence sur le mouvement général des
esprits. Desfontaines, dans ses Observations, Fréron, dans son
Année littéraire, s’accrochèrent presque au seul Voltaire, y
usèrent ce qu’ils avaient d’esprit, de sens, d’honnêteté même, sans autre résultat
que de l’amener à s’avilir un peu dans des polémiques injurieuses. Le Président
Hénault, homme de confiance de la dévote reine, ménageait les philosophes sans les
aimer, et ils le ménageaient en s’en défiant. L’excellent Pompignan, le poète, ne
réussit qu’à se faire donner un ridicule immortel, universel. Celui qui eut le plus
de talent, qui marqua inexorablement toutes les petitesses des philosophes dans ses
acres satires, Gilbert, obtint la faveur de la cour, des pensions, un nom littéraire
qui n’est pas encore oublié : il n’eut aucune prise sur l’esprit public. Palissot,
médiocre auteur et assez plat personnage, fit plus de bruit, ayant agi par le
théâtre : instrument d’une pieuse coterie, il fit jouer en mai 1760 ses
Philosophes, où Diderot, Rousseau, Mme Geoffrin étaient
personnellement ridiculisés, où Helvétius, Duclos étaient attaqués dans leurs
œuvres. Ce fut une grande clameur dans le camp philosophique : mais Palissot avait
eu l’adresse de cajoler Voltaire, et le dangereux railleur vit avec indulgence les
coups qui pleuvaient à côté de lui, sur ses amis et leurs doctrines. Il leur offrit
seulement la consolation de se venger sur Fréron, et d’applaudir dans
l’Écossaise des personnalités plus grossièrement injurieuses que
celles de Palissot.
L’année 1760, avec ses deux grandes journées théâtrales, marque le moment où la
lutte est le plus envenimée. Le parti philosophique s’est organisé, discipliné ; il
a ses chefs, ses mots d’ordre, il manœuvre d’ensemble, docilement ; opposant
intolérance à intolérance, fanatisme à fanatisme, exclusif, étroit, violent, comme
les adversaires qu’il combat, il a pris pied à l’Académie française avec Dalembert,
qui peu à peu l’y installe, et la lui asservit. Enfin la grande machine qui devait
faire triompher la raison, l’Encyclopédie, se construisait. Suspendue
pendant dix-huit mois après l’apparition des deux premiers volumes, puis reprise et
menée avec ardeur, la publication de l’Encyclopédie venait d’être
arrêtée de nouveau par le Parlement (1757) : l’un des deux directeurs de
l’entreprise, Dalembert, ami de son repos, s’effrayait, se retirait ; ni Diderot ni
Voltaire ne pouvaient le faire revenir sur sa décision. Diderot s’entêtait : il
forçait au bout de huit ans les résistances de l’autorité (1765), remettait
l’édition en bon train avec une permission tacite, intéressait à l’entreprise Mme de
Pompadour, Richelieu, Bernis, Choiseul, Malesherbes, Turgot, atténuait l’effet
fâcheux de la désertion de son collaborateur, abattait à lui seul une effrayante
besogne, écrivait, commandait, arrachait les articles nécessaires, et finissait par
vaincre. Le dernier volume de l’Encyclopédie paraissait en 1772 : les
tables et les additions étaient achevées en 1780. En peu de temps l’édition était
enlevée en France et contrefaite à l’étranger.
L’idée première, comme le succès final, était due à Diderot. Des libraires avaient
pensé à une publication sur le modèle de l’Encyclopédie anglaise de
Chambers : mais ce fut Diderot qui conçut l’efficacité philosophique de
l’entreprise. Il marqua dans son prospectus, qu’« en
réduisant sous la forme de dictionnaire tout ce qui concerne les sciences et les
arts, il s’agissait de faire sentir les secours mutuels qu’ils se prêtent, d’user
de ces secours pour en rendre les principes plus sûrs et leurs conséquences plus
claires ; d’indiquer les liaisons éloignées ou prochaines des êtres qui composent
la nature, et qui ont occupé les hommes, … de former un tableau général des
efforts de l’esprit humain dans tous les genres et dans tous les
siècles »
. Il croyait que « la vraie philosophie » était assez développée
pour mener à bien cette vaste entreprise.
N’ayant point encore une grande notoriété, il s’associa un mathématicien déjà
illustre, membre de l’Académie des sciences, Dalembert, qui, dans une Préface fameuse et, en somme, médiocre, donna une classification des
sciences, avec une vue d’ensemble de leur genèse successive et de leurs principaux
progrès. Mais deux hommes ne suffisaient pas encore : Diderot fit appel à toutes les
bonnes volontés, à toutes les compétences : Voltaire, Montesquieu, Buffon,
Condillac, Duclos, Marmontel, Helvétius, Raynal, Turgot, Necker, des magistrats, des
officiers, des ingénieurs, des médecins, des gens du monde, tout ie ban et
l’arrière-ban des écrivains, des philosophes, des savants, des économistes, gens à
talent et sans talent, envoyèrent des articles. Ce fut un incroyable fatras, une Babel, disait Voltaire ; il y eut d’excellentes choses à côté de
dégoûtantes platitudes. Des jésuites, des jansénistes essayèrent d’insinuer les
contrepoisons au milieu des poisons. Diderot veilla à tout : il maintint l’unité
générale de l’intention philosophique à travers la diversité des sujets
particuliers, l’incohérence des opinions individuelles. Par lui,
l’Encyclopédie resta ce qu’il l’avait destinée à être : un tableau
de toutes les connaissances humaines, qui mit en lumière la puissance et les progrès
de la raison ; une apothéose de la civilisation, et des sciences, arts, industries,
qui améliorent la condition intellectuelle et matérielle de l’humanité, ce fut une
irrésistible machine dressée contre l’esprit, les croyances, es institutions du
passé. Au fond, l’avocat général Omer de Fleury ne se trompait pas tant quand il
dénonçait au Parlement les Encyclopédistes comme « une société formée pour soutenir
le matérialisme, pour détruire la religion, pour inspirer l’indépendance, et nourrir
la corruption des mœurs ».
Transposons ces termes violents en langage impartial : il est très vrai que
l’Encyclopédie fit des philosophes un parti, et des idées
individuelles un corps de doctrine. Elle fut la Somme de la
philosophie rationnelle, et elle la vulgarisa en la rassemblant. Elle fournit
d’opinions, de solutions, de plans, d’espérances sur tous les objets de la pensée,
sur toutes les parties de la société, les hommes qui adhéraient seulement à ce
principe général, que la raison est toute-puissante et doit être souveraine.
L’Encyclopédie s’ajouta aux efforts individuels et leur donna plus
d’efficacité. Mais tandis que plus ou moins péniblement, à intervalles plus ou moins
longs, ses lourds in-4° s’abattaient sur l’ignorance et les préjugés, les principaux
collaborateurs suivaient chacun leur direction, manifestaient leur tempérament,
combattaient, instruisaient dans leurs œuvres personnelles.
Nous devrons nous arrêtera Diderot, à Voltaire, à Buffon. Il y a quelques-uns de
leurs contemporains qui eurent leur heure de gloire ou de tapage. Leurs personnes
presque toujours sont plus intéressantes, plus représentatives,
que leurs écrits ; et l’historien de la société a plutôt affaire à eux qu’à
l’historien de la littérature. C’est le cas de Dalembert mathématicien illustre,
esprit indépendant, au-dessus de l’ambition et de l’intérêt, ami de son repos
jusqu’à l’égoïsme, et jusqu’à renoncer à l’expression publique de ses idées,
excitant les autres sous main à se compromettre, et gardant lui-même un silence
prudent : critique étroit, fermé à l’art, à la poésie, philosophe intolérant, affolé
de haine contre la religion et les prêtres ; écrivain lourd et pâteux, sans tact,
d’une inélégance innée, et d’une sécheresse qui se dissimule mal par l’emphase et la
fausse noblesse. Son œuvre littéraire paraît mince aujourd’hui, et ira, je crois,
s’amoindrissant de jour en jour.
C’est le cas aussi de l’universel et médiocre Marmontel531, l’auteur de Bélisaire et des Incas,
deux insipides romans qui, en attirant sur lui les rigueurs de la Sorbonne et du
Parlement, en firent un moment le représentant de la philosophie. Il fut le
principal rédacteur des articles littéraires de l’Encyclopédie ; ni
les connaissances ni le goût ne lui manquaient ; et le recueil de ces articles, qui
forme les Éléments de littérature, est l’expression la meilleure que
nous ayons du goût moyen du xviiie
siècle. L’absence
de génie est ici une garantie d’exactitude. Mais il n’y a en somme qu’une œuvre de
Marmontel qui appartienne aujourd’hui à ce que j’appellerais la littérature
vivante : ce sont ces Mémoires si naïfs, où il nous décrit sa
carrière de beau gars limousin lancé à travers la plus libre société qui fût jamais,
où il promène avec un si parfait contentement de soi-même sa robuste médiocrité
parmi les cercles les plus distingués de ce siècle intelligent : corps, esprit,
moralité, tout est solide, massif, insuffisamment raffiné chez ce paysan parvenu de la littérature.
Les livres d’Helvétius532 et de l’abbé Raynal533 sont des œuvres mortes : ils n’eurent
jamais qu’une valeur extrinsèque, qu’ils empruntèrent aux passions de parti.
Helvétius, très honnête homme et très bienfaisant, réduisait toute la morale à
l’intérêt bien entendu. Il faisait dépendre tout le progrès de l’humanité, tout le
développement de la civilisation de la conformation de nos organes ; et par une
inconséquence singulière il croyait à la toute-puissance de l’éducation : il
estimait que tous les esprits sont ù peu près égaux, et que toutes les différences
intellectuelles résultent de l’inégalité de culture ; or, si l’on ramène tout au
physique, c’est le contraire qui est vrai ; il n’y a pas d’éleveur qui croie que,
pour avoir un bon étalon, il suffit de bien nourrir n’importe quel poulain. Raynal
est au-dessous d’Helvétius : il a fait un livre à tiroirs, d’où s’échappent à tous
propos toutes sortes de déclamations contre Dieu, la religion et le gouvernement ;
il invitait ses amis à lui en apporter, et Diderot s’est fait son fournisseur.
D’Holbach534 vaut mieux. Ce baron allemand qui traitait les philosophes,
peut n’être qu’un écho : c’est un écho intelligent. Il a compris les idées qui
s’échangeaient à sa table ; la façon dont il les réduit en système le prouve.
Négation de la métaphysique, souveraineté des lois physiques, déterminisme,
évolution, progrès, nécessité et efficacité de l’expérience, réduction de la
conscience morale à une disposition organique héréditaire que modifient les
habitudes et les sensations, en théorie poursuite de la jouissance, en pratique
accomplissement du bien : voilà les principales idées que met en lumière la forte
unité du fameux livre de d’Holbach.
Condillac535 est le philosophe des
philosophes. C’est un grand et lucide esprit qui ne prit point de part aux
polémiques violentes du temps. Son œuvre, comme celle de Descartes au xviie
siècle, est l’expression philosophique du même esprit
qui a produit la littérature du temps. Il évite, comme Voltaire, les négations
extrêmes : il ne professe ni athéisme ni matérialisme. Il fait seulement dériver
toutes les idées des sensations, sur lesquelles l’esprit travaille, qu’il clarifie,
compare, abstrait, simplifie, généralise, dont il à la longue des séries
infinies de raisonnements rigoureux et limpides. On saisit dans sa méthode à la fois
la force et la faiblesse de l’esprit du xviiie
siècle, si exclusivement adonné à l’analyse. Condillac n’enseigne point à observer
les faits, base de la science ; il n’indique pas les moyens de les vérifier, de les
interpréter. Il n’opère que sur les idées, quelles qu’elles soient, et de quelque
façon qu’elles aient pénétré dans l’esprit de l’homme. Et c’est précisément le
défaut général de tous les penseurs du temps, de ne point assurer suffisamment les
principes de leurs raisonnements, d’ignorer, de mépriser, de mal voir les faits, de
supposer constamment la réalité adéquate à leur idée. En revanche, ce sont
d’incomparables raisonneurs ; et le fort de Condillac est justement l’art de
raisonner. Avant tout il est logicien. Il nous enseigne à nous faire du monde
extérieur des idées claires, précises, ordonnées. Il nous fait suivre la genèse
naturelle des idées, le développement parallèle des signes, et nous montre dans le
langage « un merveilleux instrument d’analyse », qui, par ses termes abstraits où se
rassemblent des collections d’idées, par son mécanisme où s’expriment des séries de
rapports, facilite de plus en plus la tâche de l’esprit536. Les opérations de la pensée
sont une algèbre, dont les mots sont les signes. Les jugements sont des équations,
et les termes qu’on assemble sont des objets abstraits, idéaux : nulle part on
n’aperçoit mieux que chez Condillac pourquoi l’esprit français au xviiie
siècle élimine de sa pensée toute réalité concrète, les
formes par conséquent de la vie et la matière de l’art, et pourquoi la poésie ne
peut plus être qu’un jeu intellectuel, réglé par des conventions arbitraires.
Le parti encyclopédiste était assez vaste pour englober les tendances individuelles
les plus inconciliables, Mably par exemple et Turgot. L’abbé de Mably, frère de
Condillac, eut une influence limitée, mais sérieuse et durable : il s’était attaché
aux sciences sociales et politiques ; dépassant Rousseau qu’il avait devancé, il
développe hardiment des théories communistes. Rien n’était plus contraire aux
doctrines libérales et individualistes du groupe économiste, auquel appartenait
Turgot537.
Les misères et l’oppression du peuple, à la fin du règne de Louis XIV, avaient
excité des patriotes tels que Vauban et Boisguilbert à chercher,
en dehors de toute doctrine politique et de toute intention révolutionnaire, les
moyens d’améliorer l’état matériel du royaume. Ces études faisaient encore l’objet
principal du Club de l’Entresol, où l’on rencontre Montesquieu et d’Argenson.
Quesnay, ce médecin de Louis XV dont la hauteur de pensée imposait le respect même
au roi, s’y appliqua ensuite, et fut le fondateur de l’école économique, à laquelle
se rattachent des esprits aussi divers que le marquis de Mirabeau et Turgot. J’ai
parlé de l’Ami des hommes, qui avait voué un culte à Quesnay.
Turgot538 fut un des plus nobles esprits du
temps. Il renonça à l’assurance d’une grande fortune ecclésiastique, pour ne point se condamner toute sa vie à porter un masque sur le visage. Il
ne devint pas pourtant ennemi du christianisme. Il prenait cette position, originale
en son temps, de respecter le christianisme en n’obéissant qu’à la raison.
Il estimait que toutes les religions ont droit à la tolérance pourvu qu’elles ne
choquent point la morale. Il ne poussa point à démolir la société : il se contenta
de travailler à l’améliorer. Il avait embrassé toutes les parties du gouvernement et
de la vie nationale : administration, finances, industrie, commerce, éducation, il
avait tout étudié avec un esprit philosophique, sans rechercher la nouveauté ni
respecter la tradition, uniquement mû par l’amour de l’humanité et réglé par la
considération du possible.
Si l’Encyclopédie pouvait contenir à la fois des athées et des
déistes, des révolutionnaires et des modérés, des communistes et des
individualistes, c’était au nom de son principe : la souveraineté de la raison. Tout
ce qui la reconnaissait était de la maison. Nous pouvons donc négliger toutes les
divergences de doctrine et les incompatibilités d’humeur : ce qui lie le parti, et
caractérise le mouvement philosophique, c’est la foi dans la raison. En ce sens,
l’œuvre où aboutit toute la pensée du siècle, c’est la fameuse
Esquisse de Condorcet539. Proscrit, Condorcet gardait toute sa sérénité, toutes ses
espérances ; il traçait rapidement le tableau des progrès de la raison, retardés en
vain par les tyrans et les prêtres, et donnait un aperçu des belles destinées que sa
victoire promettait à l’homme, indéfiniment perfectible.
On aimerait à s’arrêter sur d’Holbach, Condillac, Turgot, Condorcet : nous sortons
d’eux autant que de Voltaire, de Diderot, de Rousseau, de Buffon. Mais la valeur des
idées est loin d’être toujours adéquate au mérite littéraire. Il me faut laisser
tous ces représentants de la philosophie du dernier siècle, pour regarder seulement
les grands littérateurs, ainsi replacés dans leur milieu.
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