Chapitre III
Comédie et drame
La comédie du xviiie
siècle est supérieure à la
tragédie : elle nous fournit deux talents éminents et singuliers, Marivaux et
Beaumarchais ; et elle nous présente un grand fait, la naissance du drame.
L’œuvre de Marivaux478 est unique dans l’histoire de notre
théâtre. Elle est exactement correspondante pour le goût aux
Entretiens de Fontenelle sur la pluralité des
mondes, à la peinture de Watteau et de Lancret. Elle représente, dans la
poésie dramatique, l’art français du xviiie
siècle.
« Moderne » par insuffisance d’éducation et inintelligence de l’antiquité,
irrespectueux jusqu’à mettre en style burlesque et insipide l’Iliade
et le Télémaque, Marivaux était qualifié pour se faire bien venir de
Fontenelle et de La Motte, pour être accueilli dans les salons de Mme de Lambert et
de Mme de Tencin : voilà le groupe où il se classe. Pauvre, sensible, nerveux, pétri
d’amour-propre, assez difficile à vivre, abondant en idées, et se dégoûtant dans
l’exécution aussi vite qu’il s’était enflammé dans la conception, il créa des
journaux d’observation morale qui ne vécurent pas, il écrivit des romans qui
n’eurent pas de fin. Avec lui s’établit, à la place de l’imitation des anciens, le
commerce littéraire de la France et de l’Angleterre : il y a action et réaction
réciproque. Ses journaux, où s’unissait la réflexion philosophique à la description
pittoresque des mœurs, étaient dressés sur le plan du Spectateur,
dont on avait donné des traductions dès 1715 : en revanche, sa Vie de
Marianne inspirait Richardson.
Au théâtre, Marivaux travailla surtout pour la Comédie-Italienne, qui venait d’être
rétablie en 1716. Il s’y trouvait plus libre qu’à la Comédie-Française, plus
indépendant des règles et des exemples. Là, il pouvait faire recevoir des pièces qui
ne ressemblaient à rien ; et là, le public, venu seulement pour se divertir, se
laissait charmer par d’irrégulières inventions qu’il n’eût pas supportées sur la
scène de la comédie classique. Ce fut donc aux Italiens que Marivaux donna ses
délicates comédies d’analyse, et toute sorte de pièces philosophiques, allégoriques,
mythologiques.
Déjà les mêmes comédiens avaient joué quelques ouvrages ingénieusement paradoxaux,
où les préjugés et les institutions de la société étaient l’objet de piquantes
satires479. Marivaux porta dans ce genre
la fantaisie originale de son esprit : il attaqua les financiers dans son
Triomphe de Plutus (1728) ; il établit son Ile des
Esclaves (1725) sur l’idée de l’égalité de tous les hommes ; et dans sa
Nouvelle Colonie (1729) il montra les femmes liguées pour
l’affranchissement de leur sexe. La comédie semble chargée de familiariser l’esprit
public avec les hardiesses de la critique rationnelle, en attendant que s’engage
sérieusement la grande mêlée des idées et des doctrines. Marivaux est trop près de
Fontenelle, pour qu’on s’étonne de le voir prendre ce rôle : il le fait sans
violence et sans âpreté, avec une grâce malicieuse, semant les hypothèses et les
paradoxes de l’air d’un homme qui n’en soupçonne pas la portée. C’est dans ces
pièces philosophiques et dans la sentimentale féerie d’Arlequin poli par
l’amour (1720) que l’on sent combien Marivaux à sa façon est vraiment
poète : il y a en lui une poésie d’une espèce rare, une poésie fantaisiste,
ingénieuse, alambiquée, brillante, qui rappelle avec moins de puissance et plus de
délicatesse la Tempête ou Comme il vous plaira de
Shakespeare.
Arlequin poli par l’amour, dans son cadre de féerie, est une comédie
d’analyse, et nous mène à ce genre où Marivaux est sans rival. Ne songeons pas que
Marivaux avait trente-cinq ans à la mort du Régent, et qu’ainsi les années décisives
pour la formation de son esprit ont été des années de licence sans frein et de
joyeuse corruption : les traits caractéristiques des mœurs du xviiie
siècle ne se reconnaissent pas dans ses peintures. Il
efface la brutalité et la polissonnerie, qui sont le fond des mœurs réelles ; il les
purifie, il n’en conserve que les apparences de souveraine élégance, l’exquise
finesse des manières et du ton ; et c’est à son insu que le monde charmant qu’il
nous présente révèle sa nature intime par un indéfinissable parfum de
sensualité.
Cette réserve faite, les comédies de Marivaux se déroulent dans une société idéale,
dans le pays du rêve : ce sont de délicates hypothèses sur l’âme humaine qu’il
explique avec une étonnante sûreté. Dans des conditions artificielles, dans un cadre
irréel, il place un élément naturel, un sentiment vrai, qu’il oblige à découvrir son
essence et ses propriétés par des réactions caractéristiques. Dorante se fait passer
pour un domestique, et Silvia pour une soubrette ; un homme et une femme se
rencontrent, qui ont juré chacun de leur côté de né jamais aimer ; une fée s’éprend
d’Arlequin balourd et niais : ces données ne représentent rien, ou pas grand chose,
de réel. Mais ces données serviront à mettre en lumière des sentiments de l’âme
humaine, des effets de mécanique et de chimie morales, qu’on aurait beaucoup plus de
peine à observer dans les conditions fortuites et communes de la vie. Ce que Racine
a fait pour l’amour tragique, principe de folie, de crime et de mort, Marivaux le
fait pour l’amour qui n’est ni tragique ni ridicule, principe de souffrance intime
ou de joie sans tapage, pour l’amour simplement vrai, profond, tendre.
Là est la nouveauté de son théâtre. Molière avait de ci de là marqué le sentiment
de l’amour de quelques traits vifs et justes : mais ces esquisses étaient restées
très sommaires. Il n’avait pas fait de l’amour le sujet de sa comédie. Il l’avait
employé à former le cadre de la peinture des mœurs ou des caractères ; ou bien il en
avait recherché les effets plaisants et ridicules ; ou bien il l’avait fait servir à
provoquer des manifestations de l’humeur intime. Après Molière, il semble qu’une
convention ait fixé une fois pour toutes le mécanisme de l’amour, qui croît et
décroît dans les comédies avec une régularité monotone. Marivaux est le premier qui
apporte une observation originale et personnelle, qui isole l’amour, et en fasse
toute sa comédie. Il a découvert et décrit tout ce réseau subtil de sentiments
entre-croisés qui forme l’unité apparente du sentiment ; il a noté toutes ces
petites nuances, ces imperceptibles mouvements qui en indiquent les états passagers
et les degrés successifs. Il a mis en évidence ce qu’il entre d’amour-propre, de
besoin de dominer, de « pique », et, après tout aussi, de « jeunesse « et de
« nature » dans l’amour ; il a montré comment l’amour-propre encore et, de plus, la
méfiance, la timidité, le préjugé social, certain instinct de liberté, font obstacle
à l’inclination naissante. Il a posé en face l’un de l’autre ces deux êtres destinés
à s’aimer, qui se sentent disposés à s’aimer avant de se connaître, et qui font
effort pour se connaître avant de s’aimer, qui s’observent, s’étudient, se tendent
des pièges, tâchent de forcer le mystère de l’âme par laquelle ils se voient pris
irrésistiblement. Ce sont deux égoïsmes, prêts à se donner, mais « donnant
donnant », en échange, non gratuitement ; on les voit s’avancer, se reprendre,
craindre de faire un pas que l’autre n’ait pas fait, estimer ce qu’un non laisse
encore d’espérance, ce qu’un oui contient de sincérité, négocier
enfin avec une prudence méticuleuse l’accord où chacun compte trouver pour soi joie
et bonheur. Il y a là tout un délicieux marchandage qui exclut le pur amour, le don
absolu de soi : c’est ce marchandage même, cette défense du moi,
qui fait la réalité de la peinture. L’amour des comédies de Marivaux n’est en son
fond ni mystique ni romanesque, il est simplement naturel.
On connaît la qualité d’une passion à deux moments principaux : lorsqu’elle
commence, et lorsqu’elle finit. La définition de la comédie conduisit naturellement
Marivaux à circonscrire son observation au premier de ces moments. Il excelle à
marquer les origines insensibles du sentiment, les filets ténus dont le torrent se
formera : dans le Jeu de l’amour et du hasard, un contraste de
l’esprit et de la condition éveille l’attention de Dorante sur Silvia, celle de
Silvia sur Dorante. Dans la Surprise de l’amour, c’est le heurt de la
vanité qui fixe l’attention : chacun des deux personnages est fâché de n’être pas
unique en sa bizarrerie, fait effort pour réduire la bizarrerie de l’autre à la
banalité des façons universelles, et se prend en voulant prendre. Dans les
Fausses Confidences, l’artifice des valets force l’attention et la pitié
d’Araminte : de l’attention et de la pitié naissent l’intérêt, qui fait poindre
l’inclination. La vanité d’inspirer une passion, la bonne mine du passionné, les
contradictions de l’entourage mènent Araminte de l’inclination à l’amour. Dans la
diversité des cas particuliers, deux conditions se trouvent toujours : il faut
gagner l’attention ; on est sur le chemin d’aimer quand on distingue ; et il faut intéresser la vanité, fut-ce en la blessant ;
caressée ou irritée, dès qu’elle est émue, elle fouette le sentiment et fait doubler
les étapes.
Il en est du théâtre de Marivaux comme du théâtre de Racine : l’action est tout
intérieure. Il ne s’agit à l’ordinaire que d’un oui à faire dire :
mais comment ce oui sortira-t-il ? c’est toute la pièce. On y
arrive, à ce oui considérable, lentement, sinueusement, mais en
marchant toujours.
Marivaux est un peintre délicieux de la femme : ses Silvia, ses Araminte, ses
Angélique sont exquises de sensibilité et de coquetterie, d’abandon ingénu et
d’égoïsme en défense, de grâce tendre et d’esprit pétillant. Elles sont plus
franches et plus faibles que les hommes. Ceux-ci, plus positifs, plus conscients,
parce que, généralement, ils sont chargés de l’attaque, sont aussi sincères. Ni les
uns ni les autres ne sont proprement des « caractères » : ils représentent des
« moments » de la vie, ces moments de jeunesse heureuse, épanouie, belle de sa
plénitude et du sentiment qu’elle en a. Tous les hommes ont été, ou ont pu être,
plus ou moins, Dorante et Lucidor ; toutes les femmes ont été, ou ont pu être, plus
ou moins, Angélique, Silvia, Araminte.
Autour de ses couples d’amoureux, Marivaux groupe diverses figures : les unes qui
ont un air de réalité, sans être tout à fait prises dans la vie contemporaine, des
pères indulgents et bonasses, des mères parfois tendres, plus souvent, et plus
exactement, dures, grondeuses, acariâtres, des paysans trop spirituellement finauds
et lourdauds ; les autres, types de fantaisie, des Arlequins, et des Trivelins, des
Martons, et des Lisettes, valets et soubrettes délurés, à peine fripons, diseurs de
phébus, et parodiant en bouffonneries quintessenciées le fin amour des maîtres.
Telle est cette comédie de Marivaux, si peu comique au sens ordinaire du mot, si
solide et si substantielle en son extrême subtilité, d’une pénétrante sentimentalité
qui n’est jamais fade ni fausse, puissante parfois par un pathétique intérieur et
contenu, où l’on ne sent jamais la tricherie d’un adroit faiseur.
Destouches480
essaya de restaurer la comédie de caractère. Il avait été chargé d’affaires en
Angleterre sous la régence, et il y avait fréquenté le théâtre : il avait ainsi
développé en lui un don naturel de comique excentrique, qui se retrouve dans
diverses scènes de son théâtre et dans les chaudes caricatures de la Fausse
Agnès
481.
Malheureusement il s’appliqua surtout au grand, au noble genre de la comédie de
caractère : il y fut parfaitement ennuyeux. Il avait peur de faire rire : le rire
est vulgaire ; il rêvait un comique décent, bon seulement à faire « sourire l’âme ».
Aussi ne s’inspira-t-il pas de Molière, trop vif, trop populaire, même dans ses
hauts chefs-d’œuvre : ses maîtres furent La Bruyère et Boileau. Il multiplia les
portraits : ses Lisette et ses Frontin passent leur temps à faire les caractères satiriques de tous les gens qui paraissent ou qu’on nomme dans la
comédie. D’autre part, la description morale, les couplets, les vers rappellent à
chaque instant les Epitres de Boileau. On sent que l’auteur travaille
à une démonstration édifiante ; la comédie devient un sermon laïque. Il ne s’agit
plus de peindre la vie, mais de faire aimer la vertu et détester le vice. Chaque
personnage est une formule abstraite, et ne semble occupé que de manifester sa
définition ; l’ingrat dit à son valet : « Écoute, et tu verras ce que c’est qu’un
ingrat ». Rien de plus froid, de plus vide que la comédie ainsi comprise. Si le
Glorieux (1772) se laisse lire encore, c’est que l’auteur, ayant
renoncé à faire rire et cherchant un point d’appui pour fonder l’intérêt, s’est
décidé à orienter tout à fait la comédie vers les effets sentimentaux et
pathétiques. Un an après le Glorieux, La Chaussée donnait la
Fausse antipathie, et la comédie larmoyante était créée.
Destouches est le témoin d’une modification-profonde qui s’est produite dans le
sentiment du public. « D’où vient, disait La Bruyère, que l’on rit si
librement au théâtre, et que l’on a honte d’y pleurer ? »
Quarante ans
plus tard, le rire était devenu indécent, et les larmes bienséantes. Ainsi le bon
ton exclut la véritable comédie. La faute en est un peu à la comédie elle-même :
avec les successeurs de Molière, avec Regnard, avec Lesage, avec Dancourt, avec
Legrand, elle attache le rire à une fantaisie déréglée ou à un réalisme dégoûtant ;
elle se joue avec une sécurité trop cynique dans l’imitation des mœurs mauvaises et
ignobles. Les honnêtes gens finissent par ne plus rire que du bout des lèvres et par
demander autre chose. Or, au théâtre, dès qu’on ne fait pas rire, on ennuie, si l’on
ne fait pleurer.
En même temps s’éveillaient dans les âmes des besoins nouveaux. La « sensibilité »
naissait. On appelle de ce nom au xviiie
siècle la
réflexion de l’intelligence sur les émotions, réelles ou possibles, de la
sensibilité : c’est moins le sentiment que la conscience et surtout la notion du
sentiment. Une âme sensible est celle qui comprend les occasions où elle doit
sentir, et qui produit avec le plus de vivacité possible toutes les actions
extérieures qui répondent à ces occasions de sentir. De là cette promptitude, que
nous constatons sans cesse, à s’émouvoir sur des faits hypothétiques, ou sur des
idées abstraites.
On voit poindre cette sensibilité à la fin du xviie
siècle : la transformation morale et religieuse de la société en favorise le
développement. Quand toutes les pensées de l’homme se rabattent vers la terre, le
plaisir prend une valeur infinie. Or dans une société énervée par l’excès de
l’exercice intellectuel et la pratique de la politesse, le plaisir est dans le
sentiment ; on ne sait plus agir. Mais, en même temps, dans cette société le
sentiment est rare ; il n’en devient que plus précieux, et transfère sa valeur à
l’idée du sentiment, qui est son substitut ordinaire. Voilà comment aux environs de
1700 on commence à trouver une singulière jouissance à épier en soi et autour de soi
les manifestations sentimentales. C’est d’abord à propos de l’amour, de l’amitié,
que ce goût s’exerce : puis la philosophie inonde les esprits ; à la place de
l’amour de Dieu, elle met l’amour de l’humanité ; à la place de la nature corrompue,
elle offre la nature toute bonne. L’humanité, la nature, tous les rapports sociaux,
toutes les actions sociales deviennent pour les âmes des occasions de vibrer avec
intensité, ou de s’amollir délicieusement. Mais alors l’observation psychologique
disparaît : la sensibilité commande certaines façons de voir et d’expliquer
l’homme.
Cette explication était nécessaire pour faire comprendre la naissance, le succès,
la valeur des genres sérieux issus de la comédie, et qu’on a nommés comédie larmoyante et drame. Boursault, Destouches, Piron
même avaient déjà mêlé quelques scènes attendries ou émouvantes dans leurs
pièces482. Mais personne
encore n’avait posé en principe que le rire peut être absolument éliminé de l’œuvre
comique. La Chaussée483 fit cette révolution. Dans le Préjugé à la mode
(1735), il mêla encore quelques scènes comiques, assez mauvaises du reste, aux
scènes pathétiques. Dans Mélavide (1741), le pathétique régna seul.
La Chaussée eut un immense succès : les femmes surtout, plus avides de sentiment, se
déclarèrent pour lui. Voltaire, si classique, et qui se moquait de La Chaussée et de
son genre bâtard, se mit à faire des comédies larmoyantes484 ; mais il exigeait, assez puérilement, qu’on
maintînt le mélange du comique et du pathétique ; il ne voulait pas du drame
purement larmoyant.
C’était pourtant ce drame purement larmoyant qui se justifiait le plus aisément, et
à qui l’avenir appartenait. Car un fait curieux se produisit. Dans les vives
polémiques qui s’engagèrent, les partisans du nouveau genre et ses ennemis ne le
comparaient pas ordinairement à la comédie pure, mais à la tragédie : de La Chaussée
à Beaumarchais, le grand argument qu’on fait valoir en sa faveur, c’est qu’il est
plus vrai, et plus moral que la tragédie, parce qu’il peint des personnages pareils
à nous, dans des situations pareilles à celles où nous nous trouvons tous les
jours.
Si bien que ce genre, qui se détache de la comédie, aspire à remplacer, non la
comédie, mais la tragédie.
Les œuvres de La Chaussée, gâtées par le romanesque des intrigues, par la fausse
sentimentalité des caractères, par la vague boursouflure du style, sont à peu près
illisibles aujourd’hui. Mais elles signalent un moment considérable dans l’histoire
de notre théâtre ; elles marquent le point de départ de la comédie contemporaine.
Les faiblesses, les impuissances de l’exécution n’annulent point l’importance de
l’idée première. Laissant la peinture du monde et des ridicules mondains, La
Chaussée prend pour objet la vie intime, les douleurs domestiques : il développe les
tragédies des existences privées, le mari libertin ramené à sa femme par la
jalousie, le riche ou noble fils de famille épris d’une pauvre fille, le fils
naturel en face de son père, etc. Il pose, dans ces cas émouvants, les thèses
morales qu’impose à son attention le conflit actuel des préjugés sociaux et des
instincts ou devoirs naturels. Prise dans ses situations caractéristiques, la
comédie de La Chaussée a des affinités singulières avec la comédie d’Augier et de
M. Dumas : elle en est l’origine, oubliée, mais authentique.
Le succès de La Chaussée encourage les imitateurs ; et, aux environs de 1750, le
nouveau genre semble sérieusement établi. Mais il ne produit pas une œuvre où il y
ait lieu de s’arrêter aujourd’hui. Les drames de Diderot, ce déclamatoire et
insupportable Fils naturel, ce Père de famille
485 qui porte sa
paternité comme un sacerdoce, ne sont soutenus que par le nom de leur auteur. Et qui
saurait que Beaumarchais a fait Eugénie et les Deux
Amis, s’il n’avait créé Figaro ? Le meilleur modèle du genre sérieux,
c’est le Philosophe sans le savoir de Sedaine (1763) : ce n’est pas
une œuvre supérieure486 ; c’est une comédie sans
profondeur et sans déclamation, d’un optimisme aimable sans niaiserie. Un plaidoyer
pour le commerce contre la morgue nobiliaire, un plaidoyer contre le duel se
dérobent adroitement sous une action vraisemblable et intéressante : c’est une
situation touchante que celle de ce père qui, maudissant le préjugé de l’honneur,
envoie son fils unique se battre ; et c’est un joli tableau de mœurs du
xviiie
siècle que cet intérieur d’un grand
négociant, où éclatent les solides vertus et les douces affections de la famille
bourgeoise.
Les théories sont plus intéressantes que les œuvres. Diderot s’empare de la
nouveauté mise à la mode par La Chaussée, et il l’agrandit en s’y mêlant487. Il fait le procès à tout notre théâtre. S’inspirant des drames
anglais, dont le pathétique intense et la violence d’action le frappaient488, il professe que Molière et Racine, qu’il admire fort, ont
pourtant laissé presque tout à faire. Il veut, en somme, un théâtre, réaliste. Il
réclame plus de vérité : il demande la continuité de l’action et du mouvement
scénique, la suppression des tirades, des mots d’auteur, le développement minutieux
et progressif des sentiments, l’exactitude du décor, et le naturel de la
déclamation. Il y a deux points où il insiste surtout : il veut des tableaux, non
plus des coups de théâtre, et qu’on peigne les conditions, non plus les caractères.
Sur ces deux points, les idées de Diderot ont été fort attaquées : on ne met pas en
général assez en lumière les vérités qu’elles contiennent. Disposer l’action pour
amener une suite de tableaux, où tous les personnages se fixent en
attitudes expressives, évidemment cela est dangereux : on sent dans ce procédé de
composition la tendance d’une poétique sentimentale, qui fausse la destination
naturelle du genre dramatique. Selon cette conception, le drame, ce sont des Greuze
mis en tableaux vivants. Mais songeons, pour être justes, aux acteurs campés devant
le trou du souffleur, parlant au parterre sans regarder leur interlocuteur,
ronronnant leurs tirades avec un rythme et des gestes convenus : nous comprendrons
le progrès que représentait un Greuze mis à la scène. Diderot a l’idée d’un jeu plus
vrai que n’était le jeu des comédiens français en son temps ; et c’est ce qu’il a
traduit par sa théorie des tableaux. Dans son triste Père
de famille, il note non seulement le décor et le costume, mais la position
de chaque acteur en scène, ses changements de place, ses attitudes, ses jeux de
physionomie. Il vise évidemment à nous donner l’illusion de l’action réelle.
Quant à remplacer les caractères par les conditions, il est facile de réfuter
Diderot. Qu’est-ce que le juge en soi ? le père de famille eu soi ? le négociant en
soi ? n’est-on pas obligé de donner à la profession le support d’un tempérament,
d’un caractère ? Mais, au fond, Diderot ne le nie pas. Au lieu des « caractères »
abstraits et généraux, il faut, dit-il, montrer des « conditions », c’est-à-dire des
caractères encore, mais particularisés, localisés, modifiés par les circonstances de
la vie réelle, dont la plus considérable est l’attache professionnelle. L’étude de
l’homme universel est faite, et bien faite, par les tragédies et les comédies du
siècle précèdent : il reste à appliquer les résultats de cette étude, à suivre les
variations des types moraux dans les conditions où nous les rencontrons engagés : ce
qui conduit encore à serrer de plus près la réalité extérieure. Et, par là, Diderot
nous éloigne de Destouches ; mais il nous conduit surtout à Balzac et à Augier.
Diderot est indépendant, chercheur ; il n’est pas de parti pris ennemi du
classique. Il n’en veut pas aux genres constitués : il les établit dans les
définitions qui sont leur raison d’être. Mais il ; reconnaît autour d’eux d’autres
genres dramatiques, et voilà la liste qu’il dresse : Comédie — Comédie sérieuse —
Tragédie bourgeoise — Tragédie. Et il indique même des formes intermédiaires, et
deux formes extrêmes : la farce bouffonne, et le drame philosophique. Il n’y a pas
d’objection sérieuse à faire à cette liste. Chacun de ces genres se caractérise par
des conditions d’imitation j et une qualité d’impression
particulières : ils sont donc tous légitimes. Ils ont même plus que le droit
d’être : ils ont l’être. Ils sont tous représentés par des œuvres ; il convient
seulement de remarquer qu’ils correspondent à des états d’esprit très divers, qui ne
peuvent guère se rencontrer dans une seule race ou un seul siècle. Mais Diderot a
raison de les reconnaître. Il a raison aussi d’insister sur la capacité
philosophique du genre dramatique : plus la forme devient réaliste, plus il est
nécessaire qu’une idée profonde, une conception générale des rapports naturels ou
sociaux tirent hors de l’insignifiance pittoresque la représentation exacte des
apparences.
Quel malheur que de tant d’idées originales et parfois remarquablement justes,
Diderot n’ait su faire que deux pitoyables pièces ! Il ne faut pas en accuser
seulement son manque de génie, et celui de tant d’auteurs qui ne réussirent pas
mieux que lui. Les circonstances n’étaient pas favorables. L’esprit analytique du
siècle était impropre à la création poétique, qui est un acte de synthèse. Mais
surtout, sous peine de n’être qu’une tragédie plus grossière à l’usage du
peuple489 (ce que fut le
mélodrame), pour être une espèce fixe et viable, le drame devait
être un genre réaliste, d’un réalisme extérieur et sensible. Or nous verrons plus
loin que ce réalisme-là ne put triompher au xviiie
siècle des conditions littéraires et sociales qui lui faisaient échec.
Il semble qu’on en ait eu le sentiment : car, vers la fin du siècle, après les
bruyants et multiples succès de la comédie larmoyante et du drame, on revient tout
doucement à la comédie traditionnelle, à celle qui fait rire, ou y prétend. Ce qui
semble rester, c’est un peu plus de largeur dans la conception du genre, et le droit
de pousser l’impression jusqu’au sentiment et au pathétique ; ici encore on pourrait
dire que Voltaire a exprimé la moyenne du goût de son temps. Nanine
et l’Enfant prodigue peuvent servir à déterminer ce qui demeure
incontestablement acquis dans les nouveautés qu’on a tentées. Mais, si l’on y
regarde de plus près, il subsiste des idées, des exemples, des aptitudes, des
germes : tout cela reparaîtra à son heure.
La Comédie-Française était seule à jouer des tragédies : elle maintenait au besoin
les auteurs dans la tradition. Mais, pour la comédie, elle avait des rivales, à qui
elle ne put jamais imposer silence. Il y avait la Comédie-Italienne490 ; et nous avons vu de
quelle liberté y jouit Marivaux. Il y avait les théâtres de la Foire, où le public
venait s’amuser sans souci des règles, des traditions et des convenances491 : bourgeois, seigneurs, princes s’y
récréaient dans l’ordure des parades, la bouffonnerie des farces, l’irrévérence des
parodies. Jalousés par l’Opéra, la Comédie-Française et les Italiens, qui ne
s’entendirent jamais que contre eux, les théâtres des Foires Saint-Germain et
Saint-Laurent furent vexés de mille façons, condamnés à ne pas chanter, ou à ne pas
parler, ou à ne pas dialoguer, parfois fermés ou démolis, toujours fréquentés ; ils
eurent leurs auteurs attitrés, diversement et inégalement illustres, Regnard,
Lesage, Piron, Dominique, Vadé, Favart492.
Un genre s’y créa, l’opéra-comique, comédie à ariettes, très analogue à notre
vaudeville à couplets. L’opéra-comique sacrifiait forcément à l’actualité. Aussi se
modela-t-il sur la comédie larmoyante ; et il en emprunta la sentimentalité, la
niaise psychologie, l’optimisme attendri. On conçoit que la peinture des mœurs
mondaines lui échappe : il se complaît au contraire dans les sujets populaires. Il
s’approprie la paysannerie, qu’il traite avec une naïveté de convention, exclusive
de la franche et fruste nature. C’est sur ces scènes de la Foire, et précisément en
raison de leur humilité qui les soustrait aux lois de la littérature, que paraissent
les premiers indices d’un goût nouveau, les premiers essais d’une représentation
plus exacte des « milieux », des formes extérieures et des instruments matériels de
la vie : dans cette voie, la Comédie Française alla à la remorque de l’opéra-comique
et des Italiens. Mme Favart joua une paysanne en sabots et en jupe courte, avant que
Mlle Clairon supprimât les paniers d’Électre. Voyez ces indications scéniques d’une
parodie de Vadé :
« Le théâtre change et représente une veillée ou encreigne ;
une vieille est occupée à filer au rouet, et s’endort de temps en temps, pendant
lequel (sic) deux jeunes personnes quittent leur ouvrage pour
jouer au pied de bœuf, et le reprennent quand la vieille s’éveille… Une petite
fileuse se détache du groupe, et danse une fileuse, tandis que les autres
exécutent tout ce qui se pratique dans une veillée de village493. »
Cette mise en scène de la vie rustique n’est-elle pas caractéristique en sa
minutie ? L’opéra-comique, à son heure, satisfit le goût du public pour la précision
du décor et du costume ; eu le satisfaisant, il le fortifia et l’excita.
Quand l’Opéra-Comique fut réuni à la Comédie-Italienne, quand Duni, Grétry,
Monsigny eurent transformé le genre en développant la partie musicale, quand il
devint ce que nous l’avons vu en notre siècle, les théâtres des boulevards, qui
avaient remplacé les scènes de la Foire, ressuscitèrent le primitif et populaire
opéra-comique dans le vaudeville à couplets, qui demeura je n’ose dire un genre
littéraire, mais enfin ne devint pas un genre musical.
Revenons à la comédie sans épithète, au genre de Molière, de Lesage et de Dancourt.
Comme il est naturel, la création de la comédie larmoyante, en séparant les éléments
hétérogènes qui y étaient contenus antérieurement, la rétablit dans la pureté de sa
définition. Destouches, qui avait fait le Glorieux, protesta que le
rire était l’effet unique et nécessaire de la comédie. Piron maudit le genre sérieux
en y revendiquant sa part de paternité : il écrivit sa Métromanie
(1738), peinture trop chargée d’un travers trop spécial, et dont vraiment on a fort
exagéré l’agrément.
Après Destouches, il ne faut plus parler de la comédie de caractère. La comédie
plaisante se renferme dans la peinture des ridicules mondains : cette peinture est à
l’ordinaire sans largeur et sans couleur, sèche, fine, spirituelle. C’est moins une
représentation sensible de la vie, qu’une analyse piquée d’épigrammes. De là
l’agrément et la froideur de ces pièces. La froideur domine dans les grandes
comédies. Le Méchant même de Gresset494
n’en est pas exempt : c’est une piquante satire d’un caractère mondain, de l’homme à
bonnes fortunes du milieu du siècle, égoïste, persifleur, se faisant un jeu, par
« noirceur », de diffamer et compromettre les femmes. Il ne manque à cet ouvrage
finement écrit que la puissance dramatique.
L’agrément domine dans les petites comédies en un acte, qui sont souvent de vives
esquisses des mœurs. Le Cercle de Poinsinet (1771) est le type le
plus fameux du genre : on ne saurait mieux exprimer le vide absolu des cervelles
mondaines, la puérilité des engouements, des caquetages, des vanités, toute
l’insignifiance de cette vie extérieurement brillante et exquise.
Il y eut encore certaines tentatives intéressantes, sur lesquelles je ne
m’arrêterai pas, parce qu’elles ont trop complètement avorté. Palissot495, dans ses Courtisanes, essaya de
restaurer la comédie de satire sociale, à laquelle Molière avait touché dans
Tartufe. Dans ses Philosophes, comme Voltaire dans
son Écossaise, il renouvela la comédie aristophanesque, âpre parodie
des idées, satire virulente des personnes. Ce n’était plus comme dans la tragédie,
des tirades générales, des allusions indirectes : la polémique s’établissait sur la
scène même ; et les auteurs y faisaient descendre les hommes et les systèmes qu’ils
voulaient honnir, à la fois déguisés et reconnaissables sous leurs baroques
déguisements.
Tous les genres que j’ai nommés, anciens et récents, déformations et créations,
toutes les traditions et toutes les nouveautés, comédie larmoyante, comédie de
caractère, comédie de mœurs, bouffonnerie, satire morale, sociale, philosophique,
aristophanesque, tout cela se réunit dans l’œuvre supérieure que le théâtre comique
nous présente à la fin du siècle, dans l’étincelant et complexe génie de
Beaumarchais, qu’il nous faut réserver pour le faire apparaître à sa date496.
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