Chapitre II
Précurseurs et initiateurs du xviiie
siècle
Dans la critique générale des opinions traditionnelles et des institutions établies
qui fut l’œuvre du xviiie
siècle, le point capital est
la destruction du principe de la foi. Il n’y a pas eu de révélation ; les lois de la
nature n’ont jamais été dérangées par une intervention divine ; tout ce qui est
arrivé, arrive, arrivera dans la vie de l’univers et de l’humanité, est naturel, donc
rationnel. Le surnaturel, le miracle, est une illusion ou un mensonge. Voilà
l’essentielle affirmation du xviiie
siècle ;
quelques-uns des plus grands esprits qu’il ait produits, l’ont repoussée ; mais, à
leur insu, elle a dirigé leur pensée. Car la suppression du christianisme, d’un idéal
religieux qui fournit une règle de vie avec une espérance de bonheur ultra-terrestre,
mais infini, cette suppression seule explique la fureur de zèle humanitaire avec
laquelle les philosophes veulent refaire la société pour mettre dans cette vie toute
la justice et tout le bonheur.
Les vrais maîtres du xviiie
siècle sont donc ceux qui
lui ont appris à détruire le système du christianisme. Ces maîtres furent les
cartésiens, et les théologiens, plus que les libertins.
J’ai montré Saint-Evremond, cet esprit curieux et indépendant qui ne subit de
servitude que celle des bienséances mondaines ; ce douteur paradoxal en qui il y a
du Montaigne, et du Voltaire aussi, parfois du Montesquieu, quand il juge le peuple
romain et ses historiens ; ce franc matérialiste, qui, dans sa vieillesse, forcé de
renoncer à tous les plaisirs, éloigna toute espérance indémontrable, et se consola
par deux réalités : l’activité de son esprit, et la solidité de son estomac.
Mais que pouvaient ces libertins contre la religion chrétienne, telle que l’avaient
faite dix-sept siècles de développement continu ? Au Temple, chez les Vendôme,
l’épicurisme était surtout pratique. On ne raisonnait pas, on ne disputait pas : on
n’en voulait pas à l’Église, pourvu qu’on n’en sentît pas le joug ; et on lui
permettait d’être maîtresse ailleurs. On aimait, on buvait, on jouait, on riait ; on
n’en demandait pas davantage.
Plus sérieux étaient les amis de Ninon et Saint-Evremond. L’exercice intellectuel
les occupait plus, ne fût-ce que parce que ces épicuriens, lorsqu’ils nous parlent,
sont hors d’âge, condamnés à pécher surtout d’intention et de langue. On raisonne
donc, on examine, on pose des principes, mais par jeu, pour passer le temps, sans
méthode suivie, sans intention de propagande. Ceux-ci non plus, avec leurs
railleries légères et décousues, leurs conversations de coin du feu, leurs lettres
piquantes, dont ils se divertissent entre gens convertis d’avance, ne sont pas bien
redoutables. Le doute vagabond de Montaigne ne serrait pas d’assez près ces dogmes
si fortement liés ; il n’était pas de force à les dissoudre et à les faire écrouler.
Il fallait aussi, pour mettre de la suite dans l’attaque, et pour gagner l’esprit du
peuple, un amour scientifique du vrai, un enthousiaste dévouement à la raison, qui
faisait défaut à ces mondains blasés. Le zèle de la vérité fut l’apport de
l’aimable, du discret Fontenelle : la méthode critique fut l’apport du savant et
solide Bayle.
Le cartésianisme, à la fin du siècle, en s’éloignant de la doctrine formelle de
Descartes, manifestait de plus en plus la puissance de sa méthode. Le mouvement
cartésien aboutit, avec le pieux Malebranche et ses disciples, à dresser un système
hétérodoxe, et avec le juif hollandais Spinoza, qui inquiéta, épouvanta les penseurs
chrétiens, à exclure totalement jusqu’à la possibilité même d’une vérité
chrétienne.
Fontenelle465, qui n’a pas fondé de système, porta sans en avoir l’air
un coup violent à la religion : son œuvre ne fut pas théorique, mais pratique. Il
révéla au rationalisme mondain son essentielle identité avec l’esprit scientifique :
il vulgarisa la science et ses principes. Il acheva d’éveiller dans ces légères
intelligences des salons le besoin de tout comprendre, la conviction que
l’inexplicable n’est que de l’inexpliqué.
Fontenelle était un neveu des deux Corneille. A l’école de son oncle Thomas, il
apprit à écrire facilement et médiocrement dans tous les genres : il fit des vers,
une tragédie, des opéras, des pastorales, des lettres galantes ; il avait une
sécheresse glacée et spirituelle, une pointe aiguë de style, aucun naturel, aucune
spontanéité. Tant qu’il ne fut qu’un faiseur de vers et auteur de théâtre, il
justifia les satires de La Bruyère et de J.-B. Rousseau : c’était bien le précieux
Cydias, et « le pédant le plus joli du monde ». Il y avait pourtant déjà des vues
bien fines, une solide indépendance de jugement sous la délicatesse épigrammatique
des Dialogues des Morts (1683). Mais Fontenelle trouva sa vraie voie
lorsqu’il composa ses Entretiens sur la pluralité des Mondes (1686),
puis lorsque, ayant été nommé secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences
(1697), il écrivit l’Histoire de l’Académie et les Éloges des
Académiciens : il entra alors tout à fait dans son rôle, qui était d’être
le maître de philosophie des gens du monde, d’introduire la science dans la
conversation des femmes.
Il fut parfait dans ce rôle. C’était un homme du monde exquis : d’humeur toujours
égale, doux, poli, souriant. Un bon fonds d’égoïsme et d’indifférence, l’éloignant
de toute passion violente, le faisait souverainement aimable. Il était incapable de
s’emporter, de s’échauffer, incapable d’un mouvement spontané, d’un élan irréfléchi.
Mais il était intelligent, et à force d’intelligence il évita la petitesse de
l’égoïsme. Il suivait en tout la vérité ; il était juste, il était bienfaisant par
intelligence. Seul à l’Académie, il vota contre l’exclusion de l’abbé de
Saint-Pierre, contre cette mesure d’hypocrite servilité. Il était libéral, quand on
lui demandait ; Mme Geoffrin disposait de sa bourse en faveur des pauvres : il ne
refusait jamais, mais il n’offrait pas. Il n’avouait qu’un sentiment, un
commencement de passion : « un peu de faiblesse pour ce qui est beau, disait-il,
voilà mon mal ». Il devait dire : pour ce qui est vrai ; mais il
était si peu artiste, qu’il ne concevait pas d’autre beauté que celle d’une pensée
fine ou d’une démonstration élégamment conduite.
Cette faiblesse ne l’entraîna jamais : il garda toujours une réserve très discrète.
« Si j’avais la main pleine de vérités, je me garderais bien de l’ouvrir. » Ce
n’était pas timidité intellectuelle, ou prudence personnelle : c’était délicatesse :
il haïssait le tapage, le scandale, les luttes brutales ; tout cela était de mauvais
ton ; il était trop bien élevé pour faire l’apôtre ou le tribun. Il était trop
aristocrate aussi pour semer la vérité à pleines mains, en plein champ. Il estimait
que la masse des esprits, peuple ou grands, n’est pas apte à recevoir la vérité,
qu’elle est faite pour un petit nombre d’intelligences, où elle ne se déforme pas,
et ne porte pas de mauvais fruits.
Il causa de la science agréablement, avec une légèreté, une grâce, une ironie
souvent exquises, et, il faut le dire aussi, avec un excès parfois de gentillesse et
de galanterie. Il lui arrive de mettre trop de rubans et de pompons à son style, et
de tourner l’astronomie en madrigaux ; si la science en est un peu rabaissée, la
conquête des salons valait bien quelques sacrifices, et ce n’était pas trop
l’acheter que de quelques fadeurs. Mais la grande qualité de Fontenelle, et par où
il donna le ton à toute la philosophie du siècle, ce fut la clarté. Il demandait aux
dames, pour comprendre sa Pluralité des mondes, tout juste la même
somme d’attention dont elles ont besoin pour suivre la Princesse de
Clèves. Il exposa le système de Copernic et les découvertes de tous les
académiciens de telle sorte que tout le monde entendait et retenait.
Il s’attacha surtout à faire ressortir les règles fondamentales de la méthode
scientifique, à y accoutumer les esprits : ne rien croire que par raison, savoir
douter, savoir ignorer. « Je ne vois qu’un grand je ne sais quoi, où je ne vois
rien », écrit-il à propos des habitants des planètes. Il ne faut pas craindre les
nouveautés : toutes les vérités ont été neuves à leur jour. Par une démonstration
ingénieusement hardie, Fontenelle établit que la vraisemblance est du côté du
paradoxe contre la tradition. Il enfonce dans les esprits la foi au progrès, par le
spectacle de toutes les découvertes que la raison a faites dans les sciences au
siècle précédent. Il n’accorde guère aux anciens que le mérite un peu négatif
d’avoir diminué le nombre des erreurs possibles, d’avoir en quelque sorte usé les plus fausses absurdités, qui auraient eu chance, s’ils ne
les avaient essayées, de retenir quelque temps la raison moderne.
L’œuvre la plus significative de Fontenelle est son Histoire des
oracles (1687), qu’il tira d’un ouvrage latin, lourdement érudit, du
Hollandais Van Dale. La thèse est d’apparence inoffensive : Fontenelle y établit
irréfutablement que les oracles des anciens n’ont pas été rendus par les démons. Ce
soin pouvait paraître superflu aux environs de 1700. Mais faisons attention au
raisonnement. Fontenelle analyse les causes de la crédulité qu’ont rencontrée les
oracles : on y a cru, parce qu’on voulait y croire. L’esprit humain, dans
l’ignorance, aime le merveilleux. Par légèreté et paresse intellectuelle, on a plus
tôt fait d’expliquer que vérifier ; et l’on interprète des prodiges qui n’existent
pas : témoin la charmante anecdote de la dent d’or, qu’un enfant en Silésie avait,
disait-on, en la bouche. La crédulité de la foule encourage la fourberie de
quelques-uns ; l’intérêt des prêtres les pousse à profiter de l’ignorance populaire.
Les oracles n’ont cessé que lorsque l’esprit humain s’est éclairé : la philosophie
les a fait taire.
L’argumentation de Fontenelle dépasse la thèse qu’il a avancée. Tout ce qu’il dit
des oracles pourra se dire des miracles. L’impression qu’on garde du livre, c’est
qu’il faut n’accepter le merveilleux qu’à bon escient, que le merveilleux, en
réalité, doit s’évanouir par un contrôle sérieux des faits. On recueille dans
l’ouvrage, çà et là, négligemment jetés, certains mots sur Platon inventeur de
dogmes, exposant l’idée de la Trinité, et d’autres pareils, qui achèvent de nous
faire saisir la vraie pensée de Fontenelle. Au fond, cette innocente critique de la
foi des anciens à leurs oracles est la première attaque que dirige l’esprit
scientifique contre le fondement du christianisme466. Tous les arguments purement philosophiques dont on battra la
religion, sont en principe dans le livre de Fontenelle.
La science n’assiégea pas seulement la religion par le dehors, elle y pénétra pour
la mieux ruiner. Elle prit le dogme corps à corps, elle essaya d’y mettre en
évidence toutes les marques de l’invention humaine et d’y rendre inutile l’hypothèse
d’une action divine. Ce procédé de critique fut peut-être le plus efficace et le
plus fatal à l’Eglise : et ce furent les théologiens qui l’enseignèrent aux
philosophes.
Les protestants, qui prétendaient restaurer la primitive Église, avaient été amenés
à faire la part du divin et de l’humain dans le corps des traditions chrétiennes,
soit contre le catholicisme romain, soit contre les sectes rivales issues également
de la Réforme. Ils avaient appelé à leur aide la philologie et l’histoire, pour
discuter telle interprétation des Livres Saints, établir l’origine de telle portion
du dogme et de la discipline. Les catholiques avaient suivi les réformés sur ce
terrain ; et l’on avait vu Bossuet, dans son Histoire des Variations,
démontrer par la méthode historique le développement continu et divergent des
doctrines réformées. Il avait montré — avec une pénétration peut-être imprudente —
que toutes les pièces de la tradition se tiennent, que l’on ne peut commencer à
refuser soumission à l’Église sans aller jusqu’à l’incroyance absolue, que la
négation, logiquement, doit gagner de dogme en dogme jusqu’à ce que rien du dogme ne
subsiste, et que les seuls sociniens sont conséquents, qui sont arrivés à dépouiller
la religion de tous les mystères.
D’autre part, en dehors de toute polémique, de pieux érudits appliquaient à la
religion les principes de la méthode scientifique. Les Bénédictins, à force de
candide soumission, élaguaient de la légende chrétienne une foule de saints
apocryphes et de faux martyrs, sans inquiéter l’autorité ecclésiastique. Moins
heureux étaient Dupin dans ses recherches sur les Conciles, et surtout Richard Simon
dans ses études philologiques sur les deux Testaments et sur les Pères. Ceux-ci ne
touchaient plus seulement, comme les Bénédictins, aux ornements de la religion, mais
à ses fondements, qu’ils ébranlaient par le seul emploi d’une méthode qui écartait
la tradition de l’Église comme une idée préconçue.
Tout ce qui, dans l’œuvre des théologiens depuis cent cinquante ans, pouvait servir
à la démolition de la religion, se ramassa dans les écrits de Pierre Bayle et
surtout dans son Dictionnaire historique et critique
467. C’était
un probe et fort esprit, excite plutôt que tourmenté par l’impossibilité de savoir
où est la vérité. Il était né protestant, se fit catholique, se refit protestant. La
Révocation le jeta hors de France ; il professa à Rotterdam, où le violent Jurieu
lui chercha querelle : ses livres furent censurés, sa chaire lui fut retirée. Rien
de tragique au reste dans cette âme inquiète et dans cette vie orageuse : Bayle est
une figure originale de savant à la vieille mode : paisible, doux, gai, sans
ambition, indifférent à la gloire littéraire, il s’enferme dans son cabinet, et ne
se croit jamais malheureux, dès qu’il peut lire, écrire, imprimer en liberté. Il
travaille assidûment, sans fatigue ; c’est sa vie et sa joie468. Il a le savoir d’un
érudit, le sens d’un critique ; il cherche la vérité, d’une affection ferme et
sereine, qui a l’air d’une fonction plutôt que d’une passion de sa nature.
Il n’est pas écrivain, pas artiste au moindre degré. Il est aussi incapable de
composer que Montaigne. Son Dictionnaire historique et critique est
un amas d’observations faites sur les erreurs ou les omissions d’un dictionnaire,
celui de Moréri. Les notes, « farcies » de citations françaises, latines, grecques,
tiennent dix fois plus de place que le texte : on y trouve de l’histoire, de la
géographie, de la littérature, de la philologie, de la philosophie, des
gaillardises469, mais surtout de l’histoire religieuse et de la théologie.
Bayle n’a point de système, évite de dresser des théories. Sa méthode est
d’alléguer toutes les raisons pour et contre les opinions établies. Ce n’est pas sa
faute si les raisons contre paraissent les plus fortes, si, après l’avoir lu, l’on
est tenté de conclure pour les hérétiques. Il excelle à faire ressortir que les
opinions délaissées pouvaient se défendre, et n’étaient pas plus absurdes en réalité
que les opinions victorieuses. Il a peine à ne pas marquer de faveur au manichéisme,
dans lequel il trouve beaucoup de raison. Mais il est, en somme, dégagé de tout
préjugé religieux ou philosophique. Il enseigne à ne pas croire, à se réserver. Sa
doctrine positive est la haine de l’intolérance et l’amour de la paix : il n’y a pas
de vérité assez certaine pour valoir qu’on s’égorge. Et l’homme n’a pas besoin qu’on
lui en fournisse des causes : il est par lui-même un animal suffisamment féroce et
indisciplinable.
Le dictionnaire de Bayle fut un des livres essentiels du xviiie
siècle ; il fit les délices de Voltaire, de Frédéric II, de tous
les incrédules ; c’est le magasin d’où sortit presque toute l’érudition
philosophique, historique, philologique, théologique, dont les philosophes
s’armèrent contre l’Église et la religion. Ils n’eurent qu’à choisir, aiguiser et
polir. Avec l’indigeste, substantielle, et copieuse pâte que leur fournissait Bayle,
ils firent ce qu’on appela en ce temps-là « les petits pâtés chauds de Berlin » ;
ils découpèrent dans les effrayants et peu maniables in-folio de petits livres
portatifs, amusants, lus de tout le monde.
Ainsi des trois courants, scepticisme mondain, rationalisme scientifique, et
critique érudite, se forma un courant unique, qui fut irrésistible.
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