Chapitre II
La Bruyère et Fénelon
Revenons au groupe des grands écrivains, aux disciples et adorateurs des anciens :
chez les dernier-venus, nous trouvons une complexité, une incohérence parfois qui
annoncent des temps nouveaux ; il y a quelque chose dans La Bruyère et dans Fénelon,
qui n’est pas du xviie
siècle, et où nous pouvons
reconnaître aujourd’hui une transition vers le xviiie
.
Un seul fait nous intéresse dans la vie silencieuse de La Bruyère453 : en 1684, l’amitié de Bossuet le fit entrer à l’hôtel de
Condé, pour être précepteur du duc de Bourbon, à qui il enseigna l’histoire, la
géographie, la littérature et la philosophie. Cette éducation terminée, La Bruyère
resta dans la maison comme gentilhomme de M. le Duc. C’était une terrible race que
ces Condé ; ils n’étaient pas faciles à vivre. Le grand Condé, avec sa face d’oiseau
de proie et son âme de bandit féodal, avait des emportements qui faisaient
trembler : encore savait-il en réparer l’effet par l’irrésistible enveloppement
d’une délicate séduction. Mais le duc d’Enghien, son fils, était « le fléau de son
plus intime domestique » ; et son petit fils le duc de Bourbon, violent, hautain,
avare, injuste, était un maître détestable et détesté : il était brutalement
mystificateur, et prenait pour plastron les gens de son entourage. Dieu sait ce
qu’endura cet inoffensif et original Santeuil par la faveur de M. le Duc !
Mais ces Condé avaient tous quelque chose de supérieur dans l’esprit ; ils avaient
de vastes connaissances, un goût exquis ; ils aimaient le talent sous toutes ses
formes. J’imagine qu’ils rendirent la vie dure à La Bruyère, et qu’en même temps ils
lui firent trouver impossible de vivre ailleurs. Surtout quel théâtre, quel champ
d’observations que cet hôtel de Condé, que ce Chantilly, où tout ce qui comptait en
France défilait devant les yeux du philosophe et du peintre ! Si sa bonne fortune ne
l’eût placé dans ce poste, La Bruyère n’aurait sans doute pas fait son livre. Les
principaux éléments lui eussent manqué pour représenter les caractères et pour juger
l’organisation de la société contemporaine. Et se fût-il reconnu lui-même ? son
humeur se serait-elle affirmée dans son livre par une si originale amertume, s’il ne
se fût éprouvé au contact de ces princes ?
La Bruyère est un bourgeois de Paris : un libre esprit, sans préjugé de caste ni
respect traditionnel, très peu révolutionnaire, mais satirique et frondeur, peu
porté à l’indulgence envers les puissants et les puissances : un esprit indépendant,
ayant horreur de tous les engagements, qui, pour ne pas diminuer sa liberté, a
renoncé à tous les biens, à la fortune, aux emplois, même à la famille ; car une
femme, des enfants, rendent le renoncement difficile : a-t-on le droit de se passer
de tout pour eux, comme pour soi ?
C’est donc un philosophe que La Bruyère : mais à voir la fière et ombrageuse
sensibilité qui perce dans son livre, on se demande s’il est aussi détaché qu’il
veut l’être. Il a renoncé à tout, au prix où tout s’obtenait : par flatterie,
bassesse, intrigue. Mais il en veut aux grands, de mettre la fortune à ce prix. Il
souffre de voir son mérite sans emploi : il y a en lui un ambitieux honnête, qui
s’irrite d’être contraint de faire à son honneur le sacrifice de son ambition.
Voilà la plaie incurable de La Bruyère, la source secrète de son chagrin, de sa
misanthropie, de ses colères contre les grands qui ne préviennent pas le talent,
contre la société qui ne fait pas de place au mérite personnel. Cependant il reste
auprès des princes, où il a tant souffert de la moquerie, et plus encore de
l’indifférence. Il reste, et il veut plaire : il s’évertue gauchement, lourdement,
sans aisance, comme ses contemporains l’ont remarqué ; il a la mauvaise grâce d’un
homme fier, qui fait effort pour plaire et manifeste si sensiblement son intime
humiliation qu’il en perd tout le bénéfice.
L’action lui étant interdite, il se rejeta sur la pensée et sur l’art. Il publia à
la fin de 1687 ses Caractères, qui eurent un grand succès, succès de
scandale autant que d’estime.
La Bruyère a mis son œuvre sous le couvert des anciens, en faisant précéder ses
Caractères d’une traduction de ceux de Théophraste. Mais elle a des
origines plus modernes et tout immédiates. Rappelons-nous le goût de la société
polie pour les Maximes, d’où était sorti le livre de La
Rochefoucauld : et rappelons le goût de la même société pour les portraits, d’où
était sorti le Recueil de Mademoiselle en 1659, et qui, dans les
romans ou comédies, et jusque dans les sermons du siècle, mit tant de descriptions
de caractères individuels. Maximes et portraits sont une sensible manifestation du
goût du siècle pour l’exacte vérité : ce sont deux genres faits pour la notation
précise de la réalité, d’où l’invention romanesque, dramatique, poétique est exclue,
où l’art littéraire s’approche autant qu’il est possible de l’expression
scientifique.
Or, des maximes et des portraits, c’est tout le livre de La Bruyère : il a repris
la forme de La Rochefoucauld ; et il a dégagé, isolé le portrait, en lui donnant sa
forme d’art et sa valeur philosophique. Sa véritable originalité éclate dans le
portrait : c’est là qu’il est sans rival. Il l’a bien senti : car, dans les sept
éditions qu’il a données lui-même de son livre après la première, depuis la
quatrième surtout, il a multiplié les portraits, qui d’abord étaient assez peu
nombreux.
Les réflexions générales de La Bruyère sont bien au-dessous des maximes de La
Rochefoucauld, des pensées de Pascal, même des saillies de Montaigne. La Bruyère
n’est pas un esprit profond ; il n’a pas un point de vue original et personnel d’où
il regarde les actions humaines, En un mot, il n’a pas de système. C’est une
garantie d’impartialité ordinaire, de vérité moyenne : il évite ainsi les grandes
erreurs et les grandes découvertes.
Il ne faut pas se laisser abuser par le dernier chapitre, une collection de
réflexions et de raisonnements philosophiques, où La Bruyère mêle Platon, Descartes
et Pascal dans un vague spiritualisme chrétien. Ce chapitre, sincère évidemment,
mais sans personnalité, et qui ne contient que le reflet des pensées des autres,
n’est pas une conclusion où tout l’ouvrage aboutisse. Il masque, au contraire, le
manque de conclusion et de vues générales. De plus, avec le chapitre du Souverain,
placé au milieu du volume, il est destiné à désarmer les pouvoirs temporel et
spirituel, à servir de passeport pour l’indépendante franchise de l’observation dans
le reste des Caractères.
Il n’y a pas à nier qu’il y ait un certain ordre dans la disposition du volume. Un
chapitre d’introduction, où l’auteur explique sa doctrine littéraire ; puis neuf
chapitres de description des diverses classes de la société : le mérite personnel,
d’abord, parce qu’il n’a pas de place marquée dans la hiérarchie ; puis le monde
proprement dit, étudié dans ses principaux éléments et occupations, les
femmes avec le cœur et la
conversation ; les classes maintenant, gens de finance, bourgeois et robins,
courtisans et grands ; enfin l’État, les ministres et le roi. Viennent alors deux
chapitres généraux : l’homme, les jugements ; la
mode nous ramène aux travers particuliers du siècle ; l’étude de
quelques usages découvre les abus radicaux de la société. Enfin
le chapitre de la chaire nous explique l’état de cette prédication
chrétienne qui a la charge des âmes et la direction morale du siècle ; et le
chapitre des esprits forts combat le libertinage. Il y a bien dans
tout cela une certaine suite ; de même que, dans chaque chapitre, les jugements et
les portraits se groupent, se distribuent selon les objets auxquels ils
s’appliquent.
Mais cet ordre n’est pas dans l’invention, il n’existe que dans le classement. Les
Caractères ont été faits au jour le jour ; ce sont des notes prises
devant la réalité. Quand son portefeuille a été assez rempli, l’auteur a classé ses
notes sous différents titres, trouvés après coup. Ce décousu de la composition a son
avantage : La Bruyère dit tout ce qu’il voit, les nuances les plus voisines, les
contradictions les plus flagrantes ; cela ne l’embarrasse pas, puisqu’il juxtapose
sans fondre.
Sa peinture de l’homme est juste, un peu banale ; c’est l’homme de Montaigne, de La
Rochefoucauld et de Pascal : égoïste, léger, inconstant, toujours en deçà et au-delà
du vrai, prenant pour raison sa fantaisie, son habitude et son intérêt, incapable
d’un sentiment profond et durable, plus capable d’un grand effort d’un instant que
d’une vertu moyenne et constante, allant aux belles actions par vanité, ou par
fortune, soumis à la mode dans ses mœurs, dans ses idées comme dans son
vêtement.
Plus serrée et plus personnelle est la peinture de la société. La Bruyère la voit
fondée sur la naissance, idolâtre de l’argent, dont il annonce le règne ; les femmes
coquettes, menteuses, perfides, êtres d’instinct, meilleures ou pires que les
hommes, dominant dans les salons, et y imposant l’esprit l’utile et banal, attirant
autour d’elles l’essaim des fats et des ridicules ; les financiers, partis de bas,
durs, sans scrupules comme sans pitié, méprisables absolument ; la ville, rentiers,
marchands, magistrats, commençant à échanger les fortes vertus bourgeoises pour les
airs et les vices de la cour ; la cour, abjection et superbe, férocité et politesse,
où le mobile unique est l’intérêt ; les grands, de la cour dont ils
manifestent le vice dans sa plus pure et naturelle malice, sans âme, sans esprit,
tout à l’orgueil et au plaisir, bien pires que le peuple ; le souverain — mais ici
La Bruyère ne voit plus. Il ne pouvait pas voir. Il peint un idéal.
Rien en somme ne manque que ce qui s’est trouvé en dehors de son observation : la
province, sur laquelle il n’a qu’une page, injuste et insuffisante ; le peuple des
villes, qu’il ne soupçonne pas ; le paysan, dont il devine la dure condition, parce
qu’il en a aperçu la silhouette courbée sur la terre, et dont il ne pénètre pas le
caractère, parce qu’il n’a pas eu de contact, parce qu’il n’a pas vécu avec lui.
Plus la matière de l’observation est, pour ainsi dire, à fleur de sol, plus elle
s’éloigne de l’idéale abstraction et s’approche de la réalité concrète et sensible,
et mieux La Bruyère sait voir et rendre. Il atteint mieux l’homme du xviie
siècle que l’homme, et mieux encore les divers types
dans lesquels se résout l’homme du xviie
siècle. La
raison en est que dans ce moraliste il y a surtout un artiste, qui aime la vie et
les aspects de la vie. Il évite le singulier, le monstrueux ; il s’applique à saisir
et à manifester les caractères généraux, les lois communes et constantes de la vie,
à découvrir par conséquent et à peindre des types, mais ces types ne sont pas pour
lui des formes abstraites, ce sont des individus réels et vivants, dont la
généralité consiste dans leur aptitude à représenter des groupes.
Par ce manque de profondeur philosophique, avec ce tempérament d’artiste sensible
aux formes, aux apparences vivantes, La Bruyère transforme le réalisme psychologique
des grands classiques en réalisme pittoresque ; il fait la transition de Molière à
Lesage. S’il ne nous apprend à peu près rien de nouveau sur les passions
elles-mêmes, il est un merveilleux observateur des signes extérieurs auxquels les
passions sont attachées. Voilà son domaine, voilà son génie ; là il est
incomparable. Il a recueilli avec une sagacité minutieuse et patiente tout ce qui,
dans l’homme qu’on voit, trahit et découvre l’homme qu’on ne voit pas, port de tête,
regard, démarche, accent, geste, mot, tics et plis, habitudes physiques, actions mécaniques ou familières.
A chaque instant les expressions générales et simplement intelligibles se résolvent sous la plume de La Bruyère en petits faits
sensibles454: ainsi, voulant indiquer le plaisir de faire du
bien, il ne trouve pas de plus forte expression qu’une impression physique, le choc
de deux regards qui se rencontrent et parlent : « Il y a du plaisir à
rencontrer les yeux de celui à qui on vient de donner »
. Veut-il peindre
un docteur, il nous montre l’homme « qui a un long manteau de soie ou de drap
de Hollande, une ceinture large et placée haut sur l’estomac, le soulier de
maroquin, la calotte de même, d’un beau grain, un collet bien fait et bien empesé,
les cheveux arrangés et le teint vermeil »
: ce costume, c’est le
« caractère » ; un peintre qui ferait un portrait n’exprimerait pas autrement le
moral. Veut-il nous faire connaître une vieille coquette, qui se méconnaît, il la
fait médire des vieilles femmes qui se parent ; mais à quel moment ? L’action
physique qui accompagne les paroles de Lise en fait vigoureusement ressortir le
ridicule : Lise se moque ainsi « pendant qu’elle se regarde au miroir,
qu’elle met du rouge sur son visage et qu’elle place des mouches »
. Donnez
ce morceau à traduire à un de nos graveurs du xviiie
siècle : sans rien ajouter, sans rien retrancher au texte de La Bruyère il fera une
délicieuse estampe.
Voilà par où vivent les personnages de La Bruyère : on les voit
si nettement, ils sont si particuliers dans leur air et leur action, qu’on a peine à
croire que l’artiste les ait composés, et non pas copiés. On en cherche les originaux : et comme ils sont en général si
intelligemment choisis et si exactement rendus qu’ils ont derrière eux chacun une
nombreuse série d’individus, il est rare qu’on ne trouve pas autour de soi, dans ses
connaissances, une figure capable d’avoir servi d’original au peintre. De là les clefs de La Bruyère : il s’est défendu, comme Molière, et avec
raison aussi dans une certaine mesure, contre la malignité publique acharnée à
nommer les personnes d’après lesquelles il avait travaillé. Cependant, comme, après
tout, il avait travaillé « l’après nature, les gens qui vivaient dans son monde
avaient chance parfois de rencontrer juste, et si les caractères
d’Emile, de Straton, de Ménippe, de
Pamphile, d’autres encore, ne sont pas des portraits strictement
personnels, il est certain pourtant que Condé, Lauzun, Villeroy, Dangeau, etc., ont
fourni les éléments principaux de chaque portrait.
La Bruyère avait en lui l’étoffe d’un romancier, et d’un romancier naturaliste. En
effet, comme il peint le moral par le physique, la description analytique fait place
forcément à la vue synthétique des caractères : il recompose l’homme, et il le force
à s’exprimer en vivant. Ce don qu’il a de trouver le geste, le mot qui contiennent
tout un homme, résument toute une situation, c’est le don essentiel du romancier
naturaliste ou encore, si l’on veut, de l’auteur dramatique. Sans cesse le portrait
tourne chez lui en tableau, en chapitre de roman ou en scène de comédie. Le
développement manque ; l’encadrement d’une action fictive est absent : ce sont des
fragments, des motifs de roman vrai, où le document humain, comme
on dit aujourd’hui, serait seul donné dans sa plus simple formule et sans
« extension » poétique.
Le fleuriste, l’amateur de prunes, sont des
« nouvelles » d’un réalisme humoristique, resserrées en une page. Le début du
chapitre de la Ville est le sommaire d’une description faite bien
des fois par nos romanciers, l’indication d’un tableau ou d’une aquarelle que nos
artistes nous ont montrée bien des fois : ces lieux mondains où le tout-Paris se
rassemble pour se montrer et se voir, au xviie
siècle, les Tuileries ou le Cours, aujourd’hui un vernissage, une allée du Bois, un
retour de courses. .Mais je ne sais rien de plus caractéristique que le portrait de
Nicandre, ou l’homme qui veut se remarier455 : ce n’est pas
un portrait, à vrai dire, c’est l’esquisse d’un dialogue, où il n’y a qu’à remplir
les répliques de l’interlocutrice, laissées en blanc par La Bruyère, et faciles à
suppléer : tout le rôle de Nicandre est noté avec une précision singulière. Il y a
même un caractère qui est devenu une nouvelle en forme et développée : c’est
l’histoire d’Émire, petit roman psychologique où La Bruyère étudie un jeu complexe
de sentiments, qui évoluent et se transforment ; on y voit la vie mobile d’une âme,
et non plus l’état fixe d’une âme.
Parfois ce peintre si sagace et si exact s’emporte, et, par une sorte d’enivrement
d’imagination, dépasse son observation ; la description réaliste s’achève alors en
fantaisie copieuse, et l’on a une sorte de bouffonnerie très particulière,
pittoresque et chargée, qui peut être de fort mauvais goût, mais qui a une saveur
originale : elle consiste éminemment à noter l’hypothèse impossible par une
collection de petits faits précis et sensibles, tout analogues à ceux par lesquels
la réalité visible se note. Il y a des fragments de La Bruyère qui font penser à des
excentricités de dessinateur en gaieté.
Il ne faut pas méconnaître non plus la part que peuvent revendiquer dans les
Caractères l’homme du monde et l’homme d’esprit. La Bruyère s’est
appliqué à dire finement, malignement, spirituellement ce qu’il voulait dire. Et il
y avait aussi en lui un honnête homme qui ne se trouvait pas à sa place, et qui en
souffrait : de là, le ton satirique, les boutades misanthropiques, la déformation
âprement pessimiste de la réalité. Tous ces éléments subjectifs se sont mêlés à la
description objective de la vie humaine que nous présente le livre de La Bruyère.
Mais en somme l’artiste épris de la vie, le naturaliste impartial prennent le
dessus : on trouve chez La Bruyère de ces traits qui ne s’expliquent que par le
respect de la nature, par le besoin de rendre ce qui est456.
Un chapitre du livre contredit à peu près constamment ce que j’ai dit ; ou du
moins, pour que l’idée que j’ai donnée de La Bruyère s’y retrouve, il faut renverser
les proportions des éléments qui composent son esprit. Je veux parler du chapitre de
quelques usages. Les portraits y sont très rares ;
l’impassibilité, l’impartialité même ne s’y rencontrent jamais ; l’ironie y est
constante, et d’une âpreté cuisante ; d’un bout à l’autre on sent l’homme mécontent
de ce qui est. Or que contient ce chapitre ? la critique des abus fondamentaux de la
société du xviie
siècle : abus dans la noblesse, qui
s’achète, et qui n’est plus qu’un moyen de ne pas payer l’impôt quand on est riche ;
abus dans la religion, tournée en spectacle mondain ; abus dans la famille, où la
vanité et l’intérêt ruinent l’institution du mariage, où les filles sont
inhumainement sacrifiées à l’orgueil social, et cloîtrées sans vocation ; abus dans
la justice, lente, coûteuse, injuste, etc. Remarquons-le bien : les points touchés
par La Bruyère sont précisément ceux par où les philosophes du siècle suivant
saperont l’ancien régime ; La Bruyère est déjà philosophe au sens
que Voltaire et Diderot donneront à ce mot.
Le style de La Bruyère est très travaillé, très curieux, très varié. L’auteur a
cherché à prévenir la fatigue qui pouvait résulter du décousu de ses observations
par la surprise de la forme incessamment renouvelée : maximes, énumérations,
silhouettes, portraits, dialogues, récits, apostrophes, tableaux, s’entremêlent et
réveillent la curiosité. Il s’applique aussi à varier les tours, il multiplie les
figures ; il use surtout de l’antithèse, tantôt ramassée en deux traits rapides,
tantôt développée en vastes membres symétriques, tantôt curieusement inégale, par
l’extension du premier membre et le resserrement du second, qui surprend d’autant
plus. Avec l’antithèse, il prodigue l’ironie où il est maître : il se plaît à
dérouter le lecteur par l’exposition flegmatique de la pensée contraire à celle
qu’il veut enfoncer, jusqu’à ce qu’un mot, un tout petit mot parfois, tout à la fin
du morceau, donne la clef du reste, et nous découvre qu’il faut renverser tous les
termes.
Son vocabulaire est extrêmement riche : il a sous la main toute sorte d’archaïsmes,
de néologismes, de mots délicats ou populaires, techniques, scientifiques, termes de
métier, d’art, de chasse ou de guerre ; en sorte qu’on a pu dire que son livre était
un inventaire des richesses de la langue française. Avec cela, style et langue sont
chez lui complexes, un peu disparates : il a un style spirituel et une langue
d’homme du monde ; il a aussi un style objectif, et une langue d’artiste, à qui tous
les mots sont bons, pourvu qu’ils fournissent de la couleur.
Le défaut de La Bruyère, c’est d’avoir trop d’art. Les raffinements et les
exubérances de sa technique d’écrivain ont permis de dire que parfois la forme chez
lui trompait sur le fond. A certain égard, le style de La Bruyère fait la transition
entre les deux siècles. Quoiqu’il manie la période excellemment, sa forme préférée,
c’est le style aiguisé, incisif, le trait rapide et qui perce : on n’a pas de peine
à passer de là à Montesquieu. Qu’on détende cette forme, qu’elle devienne
l’expression aisée du mouvement naturel de l’esprit, et l’on aura les petites
phrases coulantes et coupantes de Voltaire.
Deux attaches retiennent Fénelon457
dans le xviie
siècle dont il est le dernier
représentant : la foi, et le goût de l’antiquité. Hors de là, par l’active et hardie
curiosité de son esprit, par l’indépendance essentielle et par les directions
spontanées de sa pensée, par tout son tempérament enfin, il est tout près de
Voltaire et surtout de Rousseau : chez lui le christianisme masque plutôt qu’il
n’entrave la superbe liberté de la raison ; mais, de plus, chez lui la raison se
dirige à son insu par les suggestions du tempérament.
La plupart des écrits de Fénelon sont trop spécialement théologiques pour qu’il
soit possible de les étudier ici. Il en est pourtant quelques-uns qui, par leurs
sujets, sont accessibles à tout le monde.
Le Traité de l’Éducation des Filles fut écrit pour la duchesse de
Beauvillier qui avait cinq filles à élever. Fénelon le fit quand Saint-Cyr
n’existait pas encore : il est ainsi l’un des fondateurs chez nous de l’éducation
des filles Son traité est une œuvre exquise de jeunesse, solide et fine, où se
révèle une sûre intuition de l’âme féminine, de ses défauts et de ses qualités, et
des moyens de la prendre. Les idées abondent dans ce petit ouvrage, souvent justes,
parfois chimériques, toujours intéressantes : éducation agréable, leçons de choses,
emploi de l’art et du sens esthétique, exclusion de la musique, agent d’exaltation
nerveuse, au profit du dessin, subordination du savoir au jugement et à l’utilité
pratique, etc. Fénelon fait tout découler d’un principe : la considération du rôle
de la femme dans la famille et dans le monde ; dès qu’on s’inquiète de former la
femme pour son emploi futur, on a un critérium infaillible pour
dresser le programme de son éducation. A ce principe s’en joint un autre, qui
inspire toute la méthode : il faut suivre la nature, l’aider, la redresser au
besoin, surtout la développer. Ce prêtre croit à la bonté de la nature.
Les trois Dialogues platoniciens sur l’Éloquence sont
pleins d’aisance, de grâce, d’esprit. Fénelon y définit son idéal, qui est l’idéal
de son tempérament : une éloquence naturelle, familière, insinuante, qui persuade
par sentiment plus que par logique, qui aille du cœur au cœur, et soit faite surtout
de ferveur et de tendresse. Les tours et les détours de l’interrogation socratique
font passer devant nos yeux une foule d’idées, que Fénelon tantôt effleure et tantôt
développe : sur les poètes et les orateurs anciens, sur les Pères de l’Église, sur
la poésie biblique qu’il a profondément sentie, sur l’architecture gothique, dont il
parle comme tout son temps avec ignorance et dégoût, etc. Remontant, comme fait
Platon, aux principes premiers et évidents, il ramène l’éloquence de la chaire à
l’éloquence en général, et de là il passe aux beaux-arts, pour chercher son principe
dans une théorie contestable et dangereuse : il pense que l’œuvre d’art doit avoir
un but moral. Heureusement il ne sentira nulle part de beauté qu’il ne sache y
trouver assez d’intention morale pour satisfaire au principe.
Un bon nombre des idées des Dialogues se retrouvent dans la
Lettre à l’Académie, qui fut composée près de trente ans plus tard.
L’Académie, sur le point d’achever la révision de son dictionnaire, se demanda, et
demanda, à chacun de ses membres, ce qu’elle pourrait bien faire ensuite. Fénelon
envoya sa consultation dans un court mémoire, qui fit tant de plaisir, qu’on lui
demanda de le publier. Il le reprit, et l’étendit pour le rendre plus digne de
l’Académie. Il propose à l’Académie de faire une grammaire, une rhétorique, une
poétique, des traités sur la tragédie, la comédie, l’histoire ; et à ce propos il
dit ses idées, ses impressions, son goût sur les genres et sur les œuvres.
Il écrit au moment où l’esprit français vient d’acquérir la domination sur le monde
civilisé, où la langue française devient universelle : on le sent, à la
préoccupation qu’il a de rendre notre langue plus accessible aux étrangers par la
simplification de la grammaire. Mais, dans les pages qui suivent, le voilà qui veut
tout brouiller : il se plaint de la pauvreté de la langue, il regrette l’épuration à
laquelle Malherbe, Vaugelas et leurs contemporains ont procédé ; il regrette le
court, nerveux et pittoresque langage du xvie
siècle.
Est-ce un précurseur du romantisme qu’on entend ? Non : Fénelon nous ramène à
Ronsard, ou plutôt à Du Bartas, presque à l’écolier limousin : il rêve d’inutiles
synonymes, des composés de forme grecque ou latine, toute une fabrication
artificielle de mots littéraires. Cela nous arrive souvent avec Fénelon : il a l’air
d’un révolutionnaire, et il est effrénément réactionnaire. Mais il est le premier à
voir l’impossibilité de ses rêves : cela ne l’embarrasse pas ; il passe légèrement
sans rien retirer. C’est un causeur : il use du privilège d’incohérence et de
contradiction qu’on a toujours laissé à la conversation.
Il n’y a qu’à louer son chapitre de la rhétorique : il s’attache à expliquer
l’infériorité de notre éloquence politique et judiciaire à l’égard de celle des
anciens. Il reprend à Fontenelle sa théorie des climats. Il indique une voie
nouvelle et féconde en découvertes, lorsqu’il établit le rapport des institutions et
de la littérature, et qu’il rend compte par la monarchie absolue de l’absence
d’éloquence politique en France. Sur l’éloquence en général, il complète, dégage,
éclaircit en perfection la théorie des dialogues : il ramène
l’éloquence au raisonnement ; mais il distingue le véritable ordre, naturel et
efficace, des divisions scolastiques et sèches ; il enveloppe le raisonnement de
passion : il montre la puissance de la sincérité et de la simplicité.
Ce sont ces qualités-là qu’il aime aussi dans la poésie. Après une étrange et bien
fausse critique de notre système de versification, où apparaissent les limites de
son sens artistique, Fénelon signale le défaut général de la poésie moderne : le
trop d’esprit. Son idéal, c’est un beau si naturel, si familier, si simple, que
jamais il n’étonne en séduisant toujours : il est ravi du pittoresque et du
pathétique de la poésie antique. Il nous découvre une délicatesse de goût sensible
surtout à la couleur pittoresque et à la grâce élégiaque. Les hautes parties du
lyrique et de l’épique le touchent moins. Il semble qu’André Chénier soit venu
réaliser son idéal. Mais n’était-il pas réalisé déjà ? et ne devrait-on pas lui
reprocher plus qu’à Boileau, de ne pas nommer La Fontaine, si simplement pittoresque
et pathétique ?
Dans les chapitres de la tragédie et de la comédie, il parle du théâtre très
librement, avec une réelle largeur d’esprit pour un archevêque : je le juge un peu
sévère dans sa critique de nos tragédies où il trouve trop de pompe, des sentiments
faux, de la fade galanterie, et un abus monotone des peintures de l’amour ; mais il
est à noter qu’il admet Phèdre, et ne blâme qu’Aricie et Hippolyte ; au fond, il a
raison dans son goût pour la vérité humaine et la pure passion des tragédies
antiques. Il est un peu maigre sur la comédie, un peu dur pour Molière : un peu trop
académique de goût, et un peu trop homme de salon, dans sa critique du style de
Molière et dans son dégoût du bas comique, un peu trop prêtre dans sa condamnation
de la morale de Molière. Néanmoins le mot essentiel est dit : ce prélat « admire »
Molière et le trouve « grand ». Du chapitre sur la comédie ressort une préférence de
Fénelon pour la comédie sentimentale : son admiration pour Térence oriente la
comédie vers le genre larmoyant.
Tout est excellent, tout est neuf dans le chapitre de l’Histoire : il veut qu’une
histoire soit philosophique par l’explication des causes, par l’étude des
institutions et de leurs transformations, dramatique par la peinture des mœurs, des
caractères, par la vraie et vive couleur du récit. Ce sera une œuvre d’art par la
composition, les proportions, l’unité. Ressusciter le passé, montrer la vie des
peuples et le progrès de la civilisation, voilà l’idée que Fénelon se fait de la
tâche de l’historien : idée singulièrement originale en un temps où l’on n’avait que
Mézeray et le P. Daniel, si originale qu’il faudra attendre Augustin Thierry et
Michelet pour l’exécuter.
Au moment où Fénelon dut écrire la lettre à l’Académie, la querelle des anciens et
des modernes s’était réveillée : les deux partis en appelaient à lui ; il lui fallut
bien en parler. Désireux de plaire à tout le monde, il proposa une dizaine de
raisons pour et contre l’une et l’autre opinion, encouragea les modernes en
approuvant les anciens, et finit par s’échapper sans conclure. Toute sa lettre
concluait pour lui : partout il y citait les anciens pour les louer, les modernes
pour les critiquer ; d’un bout à l’autre, elle exprimait l’impression de la
supériorité des anciens.
Cette Lettre à l’Académie est, après l’Art poétique,
le plus important ouvrage que la critique nous présente ; avec elle, nous sommes à
la fois tout près et très loin de Boileau : les résultats sont identiques, mais la
méthode et l’esprit différent. Fénelon admire les anciens : mais il ne fonde pas son
admiration sur des règles absolues et évidentes ; il nous donne des impressions
plutôt qu’il ne formule des règles ; c’est son sens individuel qui admire les
anciens. Avec la Lettre à l’Académie, la relativité du goût devient
secrètement le principe de la critique. Mais la Lettre à l’Académie
resta à peu près sans influence.
Il faut lire le Télémaque à temps, dans l’innocence de la première
jeunesse, dans l’étourdissement des premières connaissances, pour sentir le charme
de l’ouvrage. C’est un roman pédagogique que Fénelon a composé pour donner au duc de
Bourgogne un enseignement moral approprié à ses besoins, tout en lui faisant
repasser la mythologie et l’histoire poétique de l’antiquité grecque. Il y a dans ce
livre un merveilleux assez froid et un mélange bien incohérent de fictions païennes
et d’esprit chrétien. Les continuelles allusions au temps présent diminuent la
chaleur et la vraisemblance du récit : il arrive trop d’aventures à point nommé,
pour instruire Télémaque et par ricochet le duc de Bourgogne. La langue enguirlandée
d’épithètes douceâtres ou pompeuses est | un pastiche d’Homère, où l’on sent trop
d’élégance aristocratique et d’intelligence spirituelle. Avec tout cela, ce style
n’est point factice : il sort naturellement d’une imagination toute pénétrée de la
poésie homérique, et échauffée d’une sincère admiration. Le Télémaque
est le point de départ de la réaction contre le gouvernement de Louis XIV. Fénelon
eut beau se défendre de toute intention satirique : spontanément, en suivant sa
nature, il avait appris à son élève à haïr la politique de son aïeul ; et les
principes de gouvernement dont il l’avait imbu, étaient justement le contraire de
l’esprit qui animait Louis XIV. Aussi, tout naturellement, les princes que Fénelon
voulut rendre odieux au duc de Bourgogne, pour le détourner de les imiter,
eurent-ils tous quelques traits du grand roi : les ennemis intérieurs et extérieurs
de Louis XIV eurent raison d’en être frappés.
Un semblable esprit anime les Dialogues des morts : ces dialogues
sont encore instructifs et moraux. Il est intéressant d’y voir Fénelon, comme dans
les Dialogues sur l’éloquence et dans la Lettre à
l’Académie, jeter un regard vers les beaux-arts, essayer d’intéresser son
élève à la peinture, juger Raphaël, ou Titien, ou Poussin. Fénelon se trouve ainsi
être presque le premier de nos écrivains qui ait mis en communication la littérature
et les arts458. Mais les Dialogues des
morts ont surtout un intérêt historique et politique : Fénelon juge les
rois de France, et parfois rudement. L’idée générale du livre est de soumettre la
politique à la morale chrétienne : il faut reconnaître qu’il n’y avait pas d’autre
façon de montrer les choses à un enfant destiné à régner ; l’essentiel était qu’il
tirât de ses études une bonne règle de conduite.
Dans le Traité de l’existence de Dieu
459, dont la première partie est
bien antérieure à la seconde, nous retrouvons cette fécondité de vues qui est un des
caractères de Fénelon, et cette souplesse d’intelligence qui s’assimile toutes les
connaissances. On remarquera surtout la démonstration de l’existence de Dieu par les
merveilles de la nature. L’argument est d’une valeur philosophique assez faible :
mais sa puissance littéraire est grande. C’est une source de poésie pittoresque et
lyrique. L’idée de Dieu sert à faire rentrer, dans une littérature trop
exclusivement humaine et intellectuelle, la nature et ses beautés sensibles. Cette
partie de l’œuvre de Fénelon est identique, en son fond, au Génie du
Christianisme : mais Fénelon n’a pas la langue pittoresque, les
impressions particulières qui ont fait la puissance de Chateaubriand460.
Il se pourrait que le chef-d’œuvre de Fénelon, ce fût sa vaste correspondance.
Toutes les variétés de sentiments, toutes les sortes d’esprit y sont : et quelle
connaissance de l’homme et du monde, des ressorts par lesquels se manient les
cœurs ! quel exquis ménagement des intérêts légitimes, et quelle délicieuse
souplesse pour se couler dans une âme, pour s’établir dans son centre et en régler
tous les mouvements ! Quelle irrésistible séduction, qui fait l’idéal chrétien
aimable, et ne l’abaisse pas ! Ces lettres sont l’œuvre où il faut chercher Fénelon
tout entier, comme on cherche Voltaire dans les siennes.
Dans tous les ouvrages que j’ai nommés, dans tous ceux que j’ai laissés, ce qu’il y
a de plus intéressant, c’est cette originale, complexe et captivante personne, si
enveloppée et si équivoque avec tant de spontanéité, si peu semblable enfin à la
candide et innocente figure de la légende.
Saint-Simon, qui l’a connu, a démêlé admirablement le trait essentiel du
personnage : de sa gravité d’évêque, de sa politesse noble de grand seigneur, émane
une puissance de séduction, dont personne, et pas même ce petit duc pénétrant et
jaloux, ne peut se défendre. Fénelon est charmant et coquet comme une femme : toute
sa force est dans ce don et ce désir de plaire.
Si l’on descend au fond de son âme, la raison de ce besoin de plaire est un amour
infini de soi-même. « Je ne puis expliquer mon fond, écrivait-il un jour. Il
m’échappe, il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui
ne me paraisse faux un moment après. Le défaut subsistant et facile à dire, c’est
que je tiens à moi, et que l’amour-propre me décide souvent. »
Oui il
tenait à soi, à ne s’en pouvoir déprendre jamais. Il était attaché obstinément à sa
pensée, à son goût, une fois exprimés, et engageant son amour-propre : il était
incapable de dire simplement, sans arrière-pensée : je me suis trompé,
j’ai eu tort.
Ce caractère se découvre dans l’affaire du quiétisme, qui fut l’écueil de sa
fortune et de son ambition. Il se perdit faute de se résoudre à confesser
simplement, devant trois amis, une erreur. Il signa les articles d’Issy ; tout en
disputant pied à pied le terrain, il était souple, humble, « comme un petit
enfant », devant Bossuet, qui avait protégé ses débuts, qui avait une entière
confiance en lui, avec une grande admiration de son esprit. Il se donnait pour un
écolier, qui n’aurait d’autre doctrine que celle de son maître.
Nommé archevêque de Cambrai grâce au silence des commissaires d’Issy sur ses
doctrines, qu’il paraissait avoir rétractées, sacré par Bossuet, le souple abbé,
devenu prélat et prince de l’empire, se redresse ; il travaille à regagner le
terrain perdu, à rattraper ses désaveux : dans ses lettres, il incrimine Bossuet, il
se montre persécuté, offensé par lui ; et, le gagnant de vitesse, il fait paraître
son Explication des Maximes des Saints avant les États
d’Oraison. Son livre fait scandale : le voilà au plus bas.
Tout le monde l’a abandonné, hors le petit troupeau de ses amis. Le roi lui
interdit d’aller à Rome se détendre, l’exile dans son diocèse, chasse ses amis de la
cour. C’est ici le triomphe de l’art de Fénelon : il plie ; tout en lui est modeste,
résigné ; son attitude, ses lettres font voir au public la plus douce des victimes ;
on commence à le plaindre, sans le justifier. Pendant le procès en cour de Rome, il
envoie là-bas le naïf abbé de Chanterac, agent confiant et docile qu’il fait mouvoir
de Cambrai, et par qui il lutte contre les intrigues et les emportements de l’abbé
Bossuet : il expédie à Rome mémoire sur mémoire, déplaçant la question, éludant les
objections, embrouillant tout à force d’expliquer tout, et, sous prétexte
d’expliquer, escamotant les doctrines insoutenables pour en substituer d’autres
qu’il dérobera bientôt avec une égale aisance ; c’est un polémiste incomparable,
perfide, insaisissable. Ce jeu irrite Bossuet, le logicien ferme et droit, qui fait
de son mieux pour fixer les points du débat, pour débrouiller les équivoques : il
frappe de plus en plus fort sur cet adversaire qui ne s’avouera jamais touché, tant
qu’il ne sera pas assommé. Mais Bossuet, naïvement, publie tous ses écrits en
France : Fénelon, plus malin, fait parvenir sans bruit ses défenses à Rome. Il les
supprime en France, si bien que Bossuet a l’air de s’acharner sur un adversaire
désarmé. Cette apparence, exploitée par les voix de quelques fidèles, retourne
l’opinion publique. La légende de la cruauté brutale de Bossuet, de la douce
résignation de Fénelon s’établit ; et quand enfin la cour de Rome ne peut se
dispenser de condamner les Maximes des Saints, Fénelon triomphe et à
Rome et en France. Il se soumet tout juste au point de vue des théologiens ; mais il
se soumet de façon à saisir le public, avec une humilité glorieuse et irrésistible.
Au fond, il se croit victime et martyr pour la vérité : il a
confessé qu’on avait pu se tromper sur sa pensée ; il n’a pas reconnu que sa pensée
se fût trompée ; ses lettres postérieures, son testament affirment que sa doctrine
était vraie, et que ses ennemis avaient opprimé en lui l’innocence, la justice et la
raison.
Jamais son amour-propre ne se consola de cette défaite : il couvrit mal son aigreur
contre Bossuet, qui mourut trop tôt pour en sentir les effets. Mais le cardinal de
Noailles survivait : Fénelon le guetta d’une haine paisible, souriante, dissimulée ;
il dénonça sous main les doctrines du prélat, excita le P. Tellier contre lui,
poussant à le faire condamner publiquement pour jansénisme. C’eût été la revanche
des Maximes.
Il avait d’autant plus sur le cœur son humiliation, que sa fortune avait sombré
dans cette affaire de quiétisme. Tout en élevant le duc de Bourgogne, il songeait
que cet enfant régnerait : et dans sa pensée il se réservait le rôle que le médiocre
Fleury se donna plus tard auprès de Louis XV. Sa disgrâce éloigna ses espérances
sans les détruire : ruiné dans l’esprit de Louis XIV, il continua de gouverner de
loin son élève par l’intermédiaire de ses amis, et, au bout de quelques années, le
roi autorisa de nouveau leur commerce. L’horizon s’éclaircissait : il s’illumina
tout à fait par la mort de Monseigneur. Ce fut un beau temps pour Fénelon que
l’année qui sépara les morts des deux dauphins ; Cambrai éclipsa Versailles ;
Fénelon se sentait toucher au but, au ministère.
Un vieux roi de soixante-dix ans l’en écartait encore pour quelques jours : il
était sûr de son élève. Cet indomptable, cet orgueilleux, ce féroce, il l’avait maté
à force de douceur impérieuse et flegmatique : il avait brisé en lui tous les
ressorts de la volonté ; il l’avait jeté dans la piété austère, étroite, formaliste,
dans des pratiques de moine imbécile ; il l’avait fait incapable d’activité et de
décision, à tel point que lui-même s’appliqua plus tard à lui refaire un peu
d’énergie et de spontanéité. Sous un tel roi, le précepteur aurait régné.
L’éducation du duc de Bourgogne et les lettres de direction de Fénelon nous
dénoncent un second trait de cette nature, qui n’est à vrai dire qu’une
transformation du premier : l’amour-propre devient esprit de domination. Le moi aspire à s’étendre, à envahir le moi d’autrui.
Sous une grande douceur extérieure, sous la tendresse épanchée, sous la coquetterie
attirante, s’exerce une âme impérieuse, qui n’hésite pas à violer les plus intimes
secrets de la personnalité : Fénelon veut tout savoir pour tout régler ; il veut
être le principe unique des pensées, des actions de ses amis ; il veut être le
guide, l’oracle de tous les instants. Dès qu’une âme a l’air de se libérer, ou
simplement de se retrancher, il s’échappe de cette douceur une dureté écrasante, qui
se dissimule aussitôt le coup porté.
Le troisième trait qui enveloppe et fond les deux autres, c’est l’amour. Fénelon
est tout amour : c’est pour cela qu’il hait si bien.
Il aime et s’abandonne ; son secret, pour captiver, c’est de se donner. Il a la
plus étendue, la plus inépuisable faculté d’aimer qu’on puisse voir. Là est la
source de ses erreurs théologiques. Mais il n’est pas de ceux que l’amour de Dieu,
même dans son plus mystique excès, détache des créatures. Assuré d’aimer tout en
Dieu et comme œuvre de Dieu, il ouvre son âme ; et toute beauté le séduit, la beauté
de la nature, les arbres, les eaux, les vallées, les jours sereins, les soleils
éclatants, la beauté de la poésie païenne aussi, où toute nature se reflète, Homère,
Horace, Virgile. Ce prêtre s’abandonne au charme sans scrupule et sans remords.
Sa foi n’a pas de renoncement du côté de l’amour. Il a des ardeurs, des grâces
féminines dans ses affections : ce sont des élans, des caresses impétueuses, et puis
de douces coquetteries, des diminutifs amicaux, des surnoms familiers par lesquels
sa tendresse s’approprie pour ainsi dire son objet.
Médiocrement érudit, point du tout logicien, théologien abondant plutôt que sûr, il
s’éprend des idées comme des hommes, de tout ce qui flatte sa nature intime et
l’aide à se satisfaire : en tout, le vrai, le bien, c’est ce qu’il aime. De là ses
excès et ses aveuglements : il achèterait la ruine du jansénisme de la ruine de la
France. Le point particulier qui le passionne, lui cache tout le reste. De là,
l’incohérence, les contradictions de ses pensées ; mais de là aussi leur
intarissable jaillissement, et la nouveauté, la chaleur. Jamais esprit ne s’est mû
plus librement : car jamais il ne s’est lié par le respect de la logique ou le sens
du possible.
Le moi est au fond de toutes ses chimères, comme il inspire ses
plus exquises conceptions.
On retrouve, dans ses idées politiques et sociales, un curieux mélange du chrétien,
du grand seigneur, et du lettré enivré des Grecs. Les Tables de
Chaulnes
461 et quelques mémoires complètent le Télémaque et
les Dialogues des morts. Fénelon rêve une royauté féodale, appuyée
sur la noblesse qu’on relèverait, et partageant avec elle le gouvernement de l’État,
une royauté pacifique, économe, ennemie du luxe et de l’industrie ; on établirait
des lois somptuaires rigoureuses ; à Salente, le costume même de chaque classe est
déterminé. Les souvenirs lointains de la féodalité rurale se mêlent aux rêves
littéraires d’un retour à la simplicité primitive, de l’âge d’or. Toutes ces vues
sont liées par un fort esprit de réaction contre Louis XIV, que Fénelon a vraiment
haï : il ne lui pardonne pas, comme chrétien, les guerres, comme noble,
l’abaissement de la noblesse, comme philosophe, la misère des peuples, comme Fénelon
enfin, sa disgrâce.
Ses idées littéraires procèdent aussi de son tempérament. Contre la critique
dogmatique, contre l’application mécanique des règles, il fonde la critique de
sentiment. Il est un des deux ou trois esprits qui, au xviie
siècle, ont été au-delà de Rome, et ont vraiment senti la riche
simplicité de l’art grec. Il est le plus charmant, le plus fin, le plus sûr des
critiques, partout où sa nature se trouve conforme à l’œuvre dont il parle.
Amour-propre, esprit de domination, intolérance, idées réactionnaires en politique,
ultramontaines en religion, théories larges et incohérentes, pratique souvent
étroite et dure, raison flottante, logique douteuse, fureur d’avoir le dessus plutôt
que d’avoir raison : tout cela est dans Fénelon ; et cela n’empêche pas de l’aimer ;
tout cela n’empêche pas même de lui trouver un certain air libre et libéral, qui le
rapproche de nous. Chrétien, il est mû par le sentiment, plutôt que soumis à la
règle ; il est personnel, indocile, téméraire, hétérodoxe. Féodal, il est révolté —
du moins au fond du cœur et dans le secret de ses écrits — contre l’absolue
domination de Louis XIV. Suivant toujours son sens individuel, il représente la
liberté.
Et ce prêtre mystique, ce grand seigneur porte en lui bien des germes de l’avenir,
de ce xviiie
siècle qui va tuer la noblesse et mettre
en péril la religion. Il y a en lui un philosophe, et les
philosophes ne s’y sont pas trompés, en contribuant à former sa légende462 : il
aime la paix, la bonne administration, les lumières.
Il est sensible. Il a l’amour de l’humanité, le sentiment social
et philanthropique ; il est bienfaisant et prêche la bienfaisance. Il l’exerce aussi : il l’a montré à Cambrai pendant les plus
dures années de la guerre. Il veut plus de bien-être, de tranquillité, moins de
charges pour le peuple. Et puis, il se souvient à peine de la chute ; Homère
l’emporte sur l’Évangile dans son imagination ; il voit la nature innocente, bonne,
heureuse en son premier état. Il indique cette thèse du retour à la nature que
prêchera Jean-Jacques, avec qui, au fond, il a tant d’affinités. Il a l’air de
regarder le passé : et déjà il fait éclore l’avenir : après tout, n’est-ce pas ainsi
que le monde souvent se renouvelle463 ?
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