Chapitre III
Molière
J’ai pu retarder le tableau du développement de la comédie, comme celui du
développement de la tragédie, et pour les mêmes raisons. Il nous faut maintenant
remonter aux origines, c’est-à-dire à l’année 1552, où Jodelle fait représenter, à la
suite de sa Cléopâtre captive, une comédie intitulée Eugène, ou
la Rencontre, et même un peu au-delà, aux premières traductions de Térence
ou de l’Arioste372.
Notre comédie du xvie
siècle, depuis
l’Andrienne jusqu’aux trois dernières comédies de Larivey
(1540-1611), n’est qu’un reflet de la comédie des Italiens. Ici nous n’avons même
pas besoin de remonter aux anciens : Charles Estienne, Ronsard, Baïf373 se
mettent en face de Térence, d’Aristophane ou de Plaute ; mais leur exemple n’est pas
suivi. C’est aux Italiens374 qu’on
va directement, et exclusivement. Leur exemple vaut assez pour imposer la prose à
certains de nos auteurs, en dépit des exemples contraires des anciens. Intrigue,
dialogue, types, comique, tout vient d’eux, et ceux qui essaient ou se vantent de
faire des compositions originales375, ne se distinguent pas du tout des
traducteurs.
Les pièces sont très intriguées, les conversations longuement filées, les types
soigneusement caractérisés et poussés tantôt dans la vulgarité réaliste, tantôt dans
la fantaisie bouffonne, marchands, bourgeoises, entremetteuses, ruffians, capitans,
parasites ; les situations et le ton vont aisément jusqu’à la plus grossière
indécence. Cette comédie est sans rapport direct avec notre vieille farce
française : les jeunes filles et l’amour, avec le dénouement du mariage, y tiennent
une telle place que cela seul suffit à séparer les deux genres. Les rapports qu’on
serait tenté de trouver entre eux, s’expliquent soit par la nature et les origines
de la comédie des Italiens, soit par l’étrange liberté des mœurs et du ton dans
toutes les classes en France au xvie
siècle.
Quelques pièces, comme celle des Contents d’Odet de Turnèbe (1581),
valent par la franchise du style, qui dissimule le factice de ces arrangements de
sujets étrangers. L’œuvre la plus considérable du xvie
siècle, et par le nombre et par le mérite des pièces, est celle de
Larivey : on a de lui neuf comédies, toutes prises aux Italiens376. Ses
prologues mêmes ne sont pas originaux : de là vient qu’il signale les œuvres
anciennes auxquelles chaque pièce doit quelque chose, et fait le silence sur les
œuvres italiennes dont toutes ses pièces sont traduites. L’auteur italien faisait
hommage aux anciens de leur bien, et l’auteur français l’a suivi : mais il n’a pas
eu de contact direct avec eux. Ainsi, dans sa comédie des Esprits,
Larivey n’a vu Plaute qu’à travers Lorenzino de Médicis, et la fusion de
l’Aululaire et de la Mostellaria s’est offerte à lui
toute faite dans l’Aridosio du prince florentin. Comme les tragédies
du même temps, les comédies étaient représentées dans des collèges ou des hôtels
princiers, et les recueils de Larivey furent sans doute imprimés sans qu’aucune des
pièces qu’ils contiennent eût été jouée377.
Avec ses mérites de style et de pittoresque, la comédie du xvie
siècle est donc purement littéraire et artificielle : le théâtre
comique est encore à naître. Aussi la comédie disparaît-elle à peu près avec l’école
de Ronsard. Hardy fonde le théâtre nouveau, et la comédie n’y a point de place : la
chose s’explique toute seule. La tragi-comédie et la pastorale, qui étaient plus en
faveur que la tragédie même, enfermaient quelques éléments de la comédie : les
autres étaient détenus par la farce, dont la représentation suivait à l’ordinaire la
tragédie et la comédie. Cette farce, toute populaire et grossière, était très en
faveur378 : à l’Hôtel de Bourgogne, Gros Guillaume, Gaultier
Garguille, Turlupin faisaient les délices du public, et l’on goûtait les
Prologues bouffons de Bruscambille. Au Pont-Neuf, devant la
boutique de l’opérateur Mondor, son frère Tabarin s’immortalisait par
des parades. Tragicomédie et farce rendaient la comédie inutile. Aussi (le second
recueil de Larivey mis à part) ne s’étonnera-t-on pas de ne pas rencontrer plus de
quatre ou cinq comédies entre 1598 et 1627.
La comédie fut rétablie par Rotrou (1628, ou plutôt 1630), Corneille (1629), Mairet
(1632)379. Le Cid et Horace, en (déterminant la
tragédie, en la purgeant de comique, aidèrent la comédie à se définir ; un peu
gênée, et incertaine de sa limite tant que se soutint la tragi-comédie, elle élimine
pourtant peu à peu le tragique. Les œuvres se multiplient : Desmarets (1637),
d’Ouville (1641), Gillet de la Tessonnerie (1642), Scarron (1645), Boisrobert
(1646), Th. Corneille (1647), Quinault (1653), Cyrano de Bergerac et Tristan (1654)
enrichissent le genre et le conduisent à Molière. Même de 1649 à 1656, la comédie
prend le pas sur la tragédie : sa vogue est parallèle à celle du burlesque.
Dans cette période (1627-1658), la couleur de la comédie est à peu près trouvée
dans l’exclusion du pathétique ; mais on cherche la matière, et l’on tente diverses
directions. Tout au début, alors que les comédies étaient rares encore, Corneille
fit une tentative des plus originales380. Il créa une comédie à peine comique, toute spirituelle,
qui était la peinture, non la satire ni la charge, de la société précieuse : il y
introduisait des honnêtes gens sans ridicules, qui avaient le ton,
les manières, les idées du monde ; il montrait avec un goût curieux de réalité
certains lieux connus de Paris, la galerie du Palais avec ses
marchands, ses boutiques, son va-et-vient d’acheteurs et d’oisifs. C’est une comédie
où on n’oublie pas l’heure du dîner, où un amant éconduit, sans se tuer ni perdre
l’esprit, s’en va faire un tour de six mois en Italie. Cadre et fond, caractères et
milieux, tout est d’une vérité fine dans ces œuvres sans précédent et sans
postérité. Corneille fut seul à exploiter cette veine ; encore l’abandonna-t-il
bientôt lui-même, pour se tourner vers l’imitation des Espagnols.
Car, en ce temps-là, les anciens fournissent assez peu ; les Italiens,
davantage381 : mais le grand fonds où
l’on puise, et où puisaient du reste eux-mêmes les Italiens du xviie
siècle, c’est le répertoire espagnol. Rotrou, d’Ouville,
Boisrobert, Scarron, les deux Corneille382 s’attachent à
Lope, Tirso, Rojas, Alarcon, Moreto, Calderon, adaptant, coupant, ajoutant,
transformant au gré de leur fantaisie, et parfois à la mesure de quelque acteur.
Le Menteur de Corneille (1644) est la plus charmante, la plus
originale, et la plus française de ces adaptations. On en a parfois bien surfait
l’influence. Elle tire sa valeur surtout de son style qui est d’une qualité rare, et
du tact avec lequel Corneille a déterminé quelques-unes des conditions du genre : il
fixe la comédie dans son juste ton, entre le bouffon et le tragique ; il marque le
mouvement du dialogue, vif, naturel et agissant ; et, bien qu’il n’ait pas
précisément dessiné de caractères, il place dans la forme morale du personnage
principal la source des effets d’où jaillit le rire.
Mais ce dernier mérite se rencontrera mieux dans certaines œuvres moins délicates
de goût et de style, qui, avant et après le Menteur, dirigeaient plus
nettement la comédie vers son véritable objet. Les Visionnaires de
Desmarets de Saint-Sorlin (1637)383 sont la première étude de caractères généraux
qu’on ait faite d’après nature, avec intention formelle de placer le plaisir du
spectacle dans la fidélité de la copie : et ces caractères sont des types ridicules
de la société polie. Le Pédant joué de Cyrano (1654)384 est une œuvre énorme et disparate, où ressortent des parties
d’excellente comédie, et notamment une vigoureuse étude de paysan niais et finaud.
Le Campagnard de Gillet de la Tessonnerie (1657) est une peinture
satirique de la grossièreté provinciale, dont s’égaient la cour et la ville. Il y a
dans ces trois œuvres les éléments d’une comédie de mœurs, image des travers
attribués à chaque classe et des ridicules sociaux : il y a dans les deux premières
quelques éléments d’une comédie de caractères, largement humaine. Et n’étant point
laites d’après des originaux étrangers, elles indiquaient clairement la vie
contemporaine comme le modèle d’après lequel il faut travailler.
Originales ou imitées, les comédies dont nous parlons ont pour caractère commun
l’énormité du comique. Des intrigues chargées, romanesques et surprenantes, des
types d’une bouffonnerie chimérique, tout conventionnels, tels que le parasite, le
matamore, au bien des types de la réalité contemporaine, poussés jusqu’aux charges
les plus folles, une profusion de lazzi et de saillies qui
s’échelonnent depuis le calembour ou l’obscénité du boniment forain jusqu’à la pointe aiguisée des ruelles, voilà la comédie de la première moitié
du xviie
siècle. A mesure qu’on approche de Molière,
la verve est plus copieuse, mais la caricature plus truculente, plus épaisse, plus
démesurée : c’est le temps de Scarron, de Cyrano, de Thomas Corneille. Le grand
Corneille se distingue par sa finesse : il ne se rattache guère au comique
contemporain que par l’Illusion comique. Ce comique incline à la
farce : et jamais il n’est plus vivant, ni plus naïf que lorsqu’il y plonge385.
On peut se demander comment une société qu’on se figure si délicate et si polie, a
pris plaisir à de telles œuvres : mais qu’on lise Tallemant, on ne s’étonnera plus.
La délicatesse est dans le mécanisme intellectuel et à la surface des manières : le
tempérament reste robuste, ardent, grossier, largement, rudement jovial, d’une
gaieté sans mièvrerie, où la sensation physique et même animale a encore une forte
part.
Au-dessous de cette comédie subsiste toujours la farce ; et plus due du
Menteur, plus que d’aucune des comédies que j’ai nommées, la
comédie de Molière relève de la farce. Les ennemis du poète l’accusaient d’avoir
acheté les mémoires de Guillot Gorju : c’est une fable, mais vraie d’une vérité de
légende. Molière est un farceur. Remarquez son progrès : il fait
d’abord l’Étourdi et le Dépit, pièces littéraires du
type usuel en 1650, analogues aux pièces des Boisrobert et des Scarron. Mais est-ce
de là que sortent les Précieuses, Sganarelle, ces petits actes, ses
premiers chefs-d’œuvre, dans lesquels il prend conscience de son idéal ? Ne
sortent-ils pas plutôt de ces farces qu’il composait aussi en province, et dont
quelques titres et canevas nous sont connus. Don Garcie ensuite est
une rechute dans la littérature à la mode : mais viennent l’École des maris,
l’École des femmes, où tous les éléments italiens et latins n’empêchent
pas qu’on sente l’esprit mordant et positif des conteurs et des farceurs français.
N’entrevoit-on pas aussi plus d’une fois que les farces de la jeunesse de Molière
ont été les germes des comédies de sa maturité ?
En réalité Molière est parti de la farce : tout ce qu’il a pris d’ailleurs, il l’y
a ramené et fondu, il l’en a agrandie et enrichie. La farce lui a appris à faire
passer l’expression naïve et plaisante des sentiments avant l’arrangement curieux de
l’intrigue et les grâces littéraires de l’esprit de mots. Et si sa comédie est à tel
point nationale, c’est qu’il ne l’a pas reçue des mains de ses devanciers comme une
forme savante aux traditions réglées ; il l’a lui-même et élevée hors de la
vieille farce française, création grossière, mais fidèle image du peuple ; il l’a
portée à sa perfection sans en rompre les attaches à l’esprit populaire. N’en
déplaise à Boileau, si Molière est unique, c’est parce qu’il est, avec son génie, le
moins académique des auteurs comiques, et le plus près de Tabarin.
L’œuvre de Molière est objective et impersonnelle : on ne saurait se dispenser
pourtant de jeter un coup d’œil sur sa vie, qui nous aide à comprendre comment ses
comédies offrent un si solide fond d’observation morale.
Peu d’existences furent plus rudes386 : la vie de comédien nomade
qu’il mena pendant douze ans, était riche en déboires et en fatigues. Une fois
établi à Paris, une fois en possession de la gloire et du succès, il aurait pu
regretter les durs temps de sa jeunesse.
L’École des femmes déchaîna contre lui des haines furieuses de gens
de lettres et de comédiens ; rien ne fut épargné en lui, ni l’auteur, ni le
comédien, ni l’homme. On l’accusa de n’être qu’un farceur, un
plagiaire : on l’accusa d’indécence, d’impiété, d’inceste. Il fit tête bravement.
Mais à peine est-il sorti de cette bagarre, que le Tartufe soulève
tous les dévots, vrais et faux, jésuites et jansénistes, chrétiens rigoristes et
auteurs jaloux : par le Don Juan, Molière jette imprudemment de
l’huile sur le feu. Le roi l’abandonne avec bienveillance. À sa mort, les passions
ne désarment pas : on a peine à obtenir la permission de l’ensevelir.
Au milieu de ces luttes, il lui faut faire vivre sa troupe, amuser le roi : il est
directeur, comédien, auteur : il va figurera Versailles, à Saint-Germain, à
Chambord, dans les ballets ; il joue à Paris dans ses pièces, dans celles des autres
auteurs, dans des tragédies : et parmi cette agitation, parmi ces multiples et
accablantes occupations, il écrit en treize ou quatorze ans près de trente pièces,
dont beaucoup sont en cinq actes, et beaucoup, grandes ou petites, des
chefs-d’œuvre.
Cependant sa vie intime était douloureuse : un mariage disproportionné, où la femme
était trop jeune et légère, le mari trop épris et trop occupé, l’empoisonna
d’inquiétudes et d’amertume. Il souffrit profondément : mais il n’était pas
sentimental, bien que sérieux et mélancolique. De sa vie intérieure comme de sa vie
extérieure, de ses chagrins et de ses passions comme de ses courses et de ses
luttes, il tira de l’expérience une large connaissance des travers, des faiblesses,
des vices de la commune humanité.
Une imprudente et légèrement ridicule idolâtrie a faussé, noyé, affadi les traits
réels de sa physionomie. Sachons le voir comme il est, avec sa belle énergie et son
infatigable activité, son bon sens ferme et fin, ses instincts généreux, humains,
bienfaisants. Mais enfin, c’était un homme, et un comédien ; et il y avait
d’étranges mœurs parmi les comédiens du xviie
siècle,
et les Béjart furent pires parmi les pires. Molière vivait dans le monde le plus
libre de son temps et le plus irrégulier. Il fut faible contre ses passions, peu
rigoriste, et même relâché en certaines matières. Les ennemis de Molière l’ont
calomnié, j’en suis persuadé : même ainsi, il ne faut pas regarder de trop près son
mariage. Ces choses-là sont de celles où il ne faut pas insister : il y a assez
d’autres parties à aimer dans Molière, et je viens à son œuvre.
Il y a d’abord une question dont il faut nous débarrasser : celle du style de
Molière. La Bruyère, Fénelon, Vauvenargues, Schérer l’ont accusé de mal écrire387. On lui a reproché du barbarisme et du jargon, des
phrases forcées, des entassements de métaphores, du galimatias, des impropriétés,
des incorrections, des chevilles, des répétitions fatigantes, un style inorganique.
« Molière est aussi mauvais écrivain qu’on peut être. »
(Schérer.)
Faisons la part du vrai : les négligences abondent dans Molière, et son style a
tous les défauts, les taches, les bavures que l’extrême 1 rapidité de la rédaction y
peut mettre. Pour suffire à tous ses emplois, et écrire encore tant de pièces, il
fallait que Molière improvisât : et cela se sent. Mais, pour être juste, il faut
reconnaître que, malgré tout, Molière est un admirable écrivain. Est-ce le jargon
des paysans et des servantes, des Suisses et des provinciaux, que La Bruyère n’aime
pas ? sont-ce les formes incorrectes du parler populaire ? Molière fait parler
chaque caractère selon sa condition ; le style est une partie de la vérité du rôle,
et blâmer dans ses pièces le jargon provincial, campagnard ou populaire, c’est
reprendre le choix des personnages et des sujets qui exigent ces formes du langage :
ce qui change totalement la question.
Mais, au fond, ce que n’admettent pas La Bruyère, Fénelon et Vauvenargues, c’est
que Molière n’emploie pas le langage des honnêtes gens, le langage
épuré des précieuses et de l’Académie, qu’on parle dans les salons et qu’on écrit
dans les livres. Il faut passer condamnation là-dessus. Molière se moque des
Précieuses, et n’épargne même pas l’Académie ni son Vaugelas. Né près du peuple,
absent de Paris pendant douze années, il est resté à l’écart du travail que faisait
la société polie sur la langue ; et quand il revient, en 1638, il garde son franc et
ferme style nourri d’archaïsmes, de locutions italiennes ou espagnoles, de façons de
parler et de métaphores populaires ou provinciales, un style substantiel et
savoureux, plus chaud que fin, plus coloré que pur, brusque en son allure et assez
indépendant des règles savantes ou du bel usage. Ses règles, à lui, sont la justesse
et l’énergie, et la convenance dramatique : il observe celle-ci jusqu’à parler,
quand il faut, le pur langage des ruelles et de la cour.
Le tempérament de Molière n’explique pas seul qu’il n’ait pas soumis son style au
goût du grand monde : il avait d’autres raisons. Le style fin et discret ne passe
guère la rampe. Le style intense, chargé, emporté de Molière, est merveilleusement
efficace. Les qualités qu’il a négligées, ou sont inutiles, ou sont des défauts à la
scène. Son vers et sa prose sont faits pour être dits, et non pour être lus. Les
critiques ne s’en sont pas doutés : ils ont jugé ses comédies comme des livres.
M.Schérer se plaint de ces phrases qui se répètent, se juxtaposent, toujours reliées
par la conjonction et : c’est la nature même, et l’allure générale
de la conversation. Nombre de phrases mauvaises, longues, confuses, qu’on trouve
chez lui à la lecture, s’organisent spontanément dans la bouche du comédien : ce
sont des phrases pour les oreilles, non pour les yeux.
Une seconde question sera vite écartée aussi : celle des plagiats de Molière. Non
plus que Racine ou La Fontaine, il ne se soucie d’inventer ses sujets : il les
demande à Plaute, à Térence, aux comédies littéraires des Italiens, à leur commedia dell’arte, aux contes italiens et français : il utilise
Boccace, Straparole, Sorel, des nouvelles et des comédies de Scarron, des comédies
de Larivey, de Desmarets et de bien d’autres. « Je prends mon bien où je le
trouve », lui fait-on dire. Ce serait fort bien, s’il n’avait pris parfois mot pour
mot des scènes entières : ainsi au Pédant joué de Cyrano de Bergerac,
à la Belle plaideuse de Boisrobert. Il y a là certainement un procédé
que les mœurs littéraires d’aujourd’hui n’admettent plus. Mais, d’abord, le succès
l’a justifié, et, sans lui, on ne saurait guère si Boisrobert ou Cyrano ont écrit
des scènes si plaisantes : c’est à lui qu’ils doivent de n’être pas plus oubliés
qu’ils ne sont. Puis, tout ce qu’il prend, Molière le choisit, parce qu’il y a
reconnu l’expression juste d’un original qu’il connaît dans la vie ; et il le
retouche de façon à faire éclater cette vérité d’expression. N’y mît-il que de très
légères retouches, comme dans ses fameux plagiats, elles sont si
délicates et si justes qu’elles dégagent avec puissance le caractère du
portrait.
Molière cherche toujours à faire vrai. Mais il ajoute à la vérité
deux caractères qui appartiennent essentiellement aussi au genre : il faut qu’elle
soit plaisante, et morale. La vérité des
peintures doit faire rire les honnêtes gens et corriger les mœurs.
Les règles n’embarrassent guère Molière. Il y voit des « observations aisées que le
bon sens a faites sur ce qui peut ôter le plaisir qu’on prend » au théâtre ; et par
conséquent « la règle de toutes les règles », et qui contient les autres, c’est de
plaire. Au reste, il n’a aucune intention révolutionnaire : et dans la mesure où ses
sujets le comportent, il se soumet aux unités. Elles s’étaient
établies sans bruit dans la comédie : il était plus facile d’y réduire les sujets de
pure invention dont l’ordonnance est à la disposition de l’auteur.
Personne ne peut trouver à redire, quand toutes les maisons sont rassemblées sur la
même place, autour de la scène ; et l’on ne s’étonne pas, quand de simples bourgeois
descendent dans la rue pour causer, comme quand des rois ou des reines sortent de
leur chambre pour dire leurs secrets. La comédie garda donc une liberté, qui fut
refusée à la tragédie. Molière change le lieu, quand il y a intérêt ou nécessité :
ainsi dans le Médecin malgré lui et dans le Don Juan.
Mais quand il prend un lieu unique, il le traite parfois hardiment comme un lieu de
convention, tout irréel : voyez l’Ecole des
Femmes. On ne songe pas à se demander, dans Tartufe ou dans
les Femmes savantes, si, réellement, tous les
personnages ont dû venir dans cette même salle.
Molière use de même du temps : le temps est réel dans le
Misanthrope ; Alceste est pris en un état de crise qui ne doit pas
durer, et une journée de la vie mondaine peut suffire aux affaires de la comédie.
Mais dans Don Juan, le temps est de convention, au moins pour
certaines scènes : afin d’en avoir l’équivalent réel, il faut diluer la brièveté
rapide de l’action dans un temps plus long. Ainsi, lorsque don Juan est entre
Charlotte et Mathurine ; là, de plus, l’unité du lieu doit se résoudre, pour la vie
réelle, en pluralité des lieux ; alors apparaîtra la vérité de la scène : l’homme
qui courtise deux femmes, les courtise séparément et successivement. Mais le resserrement de l’action dans la convention
dramatique en fait saillir vigoureusement et le comique et la moralité.
Dans toutes les règles, il n’y en a vraiment qu’une qui ne comporte pas
d’exceptions aux yeux de Molière ; c’est celle qui impose de tourner les choses au
plaisant. En effet, l’art comique est là : et la réalité ne peut
prendre forme d’art, selon la loi de la comédie, qu’en devenant capable d’exciter le
rire. La tâche du poêle est donc d’ le rire de toutes les parties de la vie
qu’il veut présenter, ou de l’y ajouter.
Ce n’est pas toujours facile, ni surtout aisément compatible avec la vérité. Plus
on creuse dans l’étude de la vie et de l’homme, plus on trouve de tristesse et
d’amertume. Molière n’était pas gai, et ses sujets aussi ne sont pas gais. Ces
travers, ces vices, ces passions martyrisent les individus, ruinent les familles.
Arnolphe, Dandin, Alceste sont profondément malheureux. L’hypocrisie de Trissotin,
de Béline et de Tartufe détruit la paix et la fortune des maisons. Avec les mêmes
types et les mêmes sujets, Balzac ferait frissonner ; Molière fait rire : il s’est
imposé la loi de trouver le point d’où ces tristes dessous de l’âme et de la vie
sont risibles. Parfois le sujet l’emporte, dans Don Juan, dans
le Misanthrope, dans Tartufe, dans le
Malade, et la comédie touche un moment aux limites du genre, même les
franchit : une émotion tendre ou douloureuse se dégage. Mais elle est aussitôt
réprimée par le poète, et il vaudrait la peine d’étudier avec quel art, quelle
finesse de composition il fait toujours dominer l’impression comique, chargeant
Sganarelle d’atténuer don Elvire, don Luis et don Juan, Dubois d’effacer le trouble
pathétique du IVe acte du Misanthrope, Dorine de
jeter sa belle humeur à travers les scènes pitoyables de Tartufe,
Argan enfin de contrepeser l’odieux de Béline et le charme attendrissant
d’Angélique. Même on pourrait dire que moins la réalité est riante, et plus Molière
la traite en farce : par la bouffonnerie seule, la comédie peut s’emparer de
certains sujets où déborde la tristesse, comme celui de Georges Dandin.
Mais il ne faut pas partir de là pour larmoyer aux pièces de Molière : le triomphe
de son génie comique, c’est précisément d’avoir saisi la gaieté latente dans chaque
type et chaque situation. Et cette gaieté est franche, solide, sincère. Ce n’est pas
une grimace du bout des lèvres, pour cacher l’envie de pleurer. Le pire contresens
qu’on puisse faire sur Molière, c’est de ne pas sentir combien son rire est naturel,
spontané, copieux, et comment, loin d’être le masque de son expérience, il a les
mêmes sources profondes que cette expérience même.
On ne saurait trop remarquer la qualité de la plaisanterie de Molière. Elle n’est
jamais littéraire ; elle n’est jamais l’esprit de mots. Marivaux, Beaumarchais,
M. Dumas fils sont infiniment plus spirituels que Molière. La
plaisanterie de Molière est, en son genre, analogue au sublime de Corneille : c’est
un jaillissement vigoureux du caractère se révélant tout d’un coup en son fond. Il
l’a définie excellemment quand, justifiant un mot de l’Ecole des
Femmes, il disait : « L’auteur n’a pas mis cela pour être de soi un
bon mot, mais seulement pour une chose qui caractérise l’homme »
, l’homme
qui parle, bien entendu, dans son humeur particulière. Toute la puissance de la
plaisanterie de Molière vient de là, et même ses farces les plus étourdissantes ne
s’évaporent pas dans la fantaisie : sa bouffonnerie n’est qu’un agrandissement de la
réalité, où les caractères ressortent par des effets réellement
impossibles, mais essentiellement conformes aux effets
naturels.
Pas de vérité sans comique, peu de comique sans vérité, voilà la formule de
Molière388. Le comique et la vérité se tirent du même
fonds, c’est-à-dire de l’observation des types humains. Il suit de là que l’intrigue
n’aura qu’une place secondaire : Molière n’y cherche — en général — ni la source du
rire, ni l’air de réalité. Il la prend telle quelle la plupart du temps, hardiment
banale et conventionnelle, l’éternelle intrigue de la comédie antique et italienne,
les amours de deux jeunes gens, servis par un valet ou une suivante, traversés par
un père, un tuteur, une mère, un rival ridicules : ce n’est que le cadre où s’étale
la comédie, qui est toute dans les caractères. Ce n’est pas que, quand le sujet l’y
porte, il ne sache dresser une intrigue vraie, ou même se passer î d’intrigue, et
laisser la vie même par son mouvement naturel déterminer l’évolution de l’action
comique : le Misanthrope, Georges Dandin nous en offrent des
exemples. Don Juan, de même ; mais en vertu de son origine, la pièce
est construite sur un patron | étranger, elle n’a que l’unité biographique et c’est
une chronique découpée en tableaux dramatiques.
Plus indifférent encore est Molière, et plus maladroit par suite, dans ses
dénouements. On ne peut critiquer Tartufe non plus que Don
Juan : il est inhérent à la vérité du sujet qu’il faille ici Dieu, et là
le roi, pour venir à bout des deux scélérats. Mais que ne pourrait-on dire sur la
lettre providentielle, sur les cascades de reconnaissances, qui
terminent tant de comédies de Molière. Ces dénouements sont d’autant plus vicieux,
qu’ils consistent dans un renversement du pour au contre : je veux
dire qu’ils annulent d’un coup l’effet des caractères et des passions, pour rendre
tout le monde heureux et satisfait. Par là ils sont tout conventionnels, mais par là
nécessaires : sans eux, y aurait-il moyen de finir gaiement ces conflits d’égoïsme
qui s’exaspèrent ? et s’ils étaient moins brusques, la place et le temps donnés à
leur préparation ne seraient-ils pas enlevés au déploiement des caractères ?
Parfois avec l’intrigue disparaît l’utilité de dénouer. Le
Misanthrope laisse Alceste en face de Célimène ; il pourra, s’il veut,
revenir chez elle le lendemain : ce ne sera pas la première contradiction de ce
faible amoureux. Georges Dandin reste en face de sa femme : toute la différence
entre le dénouement et l’exposition, c’est qu’il a un peu plus envie d’aller se
jeter à la rivière.
Mais venons aux caractères. Dans l’expression qu’en donne Molière, il y a
simplification et grossissement, tant pour dégager le plaisant que pour manifester
la vérité. Boileau, Fénelon, La Bruyère, qui lui ont reproché de forcer la nature,
ne se sont pas rendu compte des larges conceptions de Molière ; leur réalisme
exigeant s’est attaché aux minuties des apparences superficielles. Mais les réalités
que Molière voulait montrer, ce n’était pas les particularités du costume, du geste
ou de la démarche, le petit train des occupations journalières : c’étaient les
dessous de l’âme, les motifs, les ressorts, les essences ; et il ne prenait des
dehors que ce qui correspondait à ces dessous. L’exactitude dont il se piquait
n’avait pas rapport à l’extérieur de la vie, mais à l’intérieur des âmes.
On classe communément ses pièces en farces, comédies de mœurs et comédies de
caractères. Je ne sais rien de plus artificiel que cette division. Il n’y a guère
d’œuvre où l’on ne trouve à la fois du comique de farce, du comique de mœurs, et du
comique de caractère, selon les objets qu’il s’agit de rendre et l’impression que le
poète veut donner. La farce est logiquement comme historiquement la source de toute
la comédie de Molière ; mais le comique s’épure et s’affine, à mesure que les
modèles choisis sont plus délicats et sérieux.
Parcourons toute la comédie de Molière : du haut en bas, nous trouverons toujours
la même dose d’observation vraie. Regardons les farces les plus bouffonnes : n’y
a-t-il pas une peinture de mœurs dans Pourceaugnac ? la lourdeur du
provincial, l’ignorance pédante des médecins, que d’autres détails encore sont pris
dans le vif de la société contemporaine ! Les Précieuses ne sont
qu’une farce, qui a créé la comédie de caractère : outre la satire d’un ridicule du
xviie
siècle, elle découvre certains états de
sentiment et d’esprit qui sont aussi bien de notre temps. Et dans la fantaisie des
Fourberies de Scapin, que de morceaux d’humanité vivante ! quel
charmant naturel dans le tracas de ces pères, de ces fils, de ces
femmes ! Dans le délicieux Amphitryon, voyez Sosie et son maître en
présence : avec quel esprit, quelle légèreté, mais quelle sûreté de main est marqué
l’éternel rapport de l’homme qui sert à l’homme qui commande !
Même les types de convention que la tradition comique offrait à Molière, il les a
rendus vivants, par réflexion aux mœurs de son temps : Laporte et Gourville sont les
équivalents réels des Mascarille et des Scapin ; et les Martine ou Dorme, les
servantes du vieux temps, qui sont de la famille et ont leur franc parler, n’ont
rien de conventionnel que leurs jeunes visages.
Pareillement, la comédie de mœurs et la comédie de caractères se pénètrent : la
satire la plus particulière est toujours un trait d’humanité ; Molière s’est défendu
énergiquement de faire des personnalités : et ce qu’on en a trouvé chez lui, atteste
seulement la vérité précise des types. On a nommé l’original de Pourceaugnac : c’est
un beau-frère de Molière. On a reconnu dans Alceste M. de Montausier, qui ressemble
autant à Oronte : mais on y a reconnu aussi Molière ; et Boileau s’est nommé enfin
comme l’original du critique des mauvais sonnets. On a trouvé qui était Tartufe :
c’est le président Séguier, à moins que ce ne soit l’abbé Roquette. Tout cela est
fantaisie : il n’y a de réel que la ressemblance des individus au type. Cependant il
y a quelques cas où la satire est vraiment personnelle. S’il n’est pas absolument
certain que le chasseur des Fâcheux soit M. de Soyecourt le grand
veneur, Trissotin est bien l’abbé Cotin, Vadius est Ménage ; et les cinq médecins de
l’Amour médecin sont cinq fameux médecins du temps, reconnaissables
à leurs singularités, à leurs tics et défauts physiques. Mais ces médecins en
causant nous découvrent tous les travers de la profession médicale au xviie
siècle et — je me le suis laissé dire — quelques-uns qui
durent encore de notre temps. Mais Trissotin est l’idéal du pédant aigre, Vadius
l’idéal du cuistre injurieux : le chasseur est le chasseur
éternel, absolu.
Ces personnalités sont donc tout simplement des types du temps, élargis même en
types humains. La comédie de Molière nous offre un vaste tableau de la France du
xviie
siècle, étonnant de couleur et de vie. On
entrevoit à peine le paysan, naïf et finaud, enveloppant d’innocence son égoïste et
vicieuse humanité ; la paysanne coquette et vaniteuse, par là facile à enjôler.
Sganarelle est le paysan ivrogne, brutal, intéressé. On entrevoit le peuple, par
quelques silhouettes de rustres, porteurs de chaise ; un monde louche d’intrigants,
entremetteuses, spadassins, se laisse deviner, c’est de là que sortent et là qu’ont
leurs attaches les valets impudents et fripons. Le peuple honnête, rude en ses
manières, cru en son langage, solidement loyal et bon, est représenté par les
servantes.
Les bourgeois sont nombreux et divers, comme leur classe : M. Dimanche, le
marchand, créancier né des gentilshommes, et né pour être payé en monnaie de singe ;
Madame Jourdain, toute proche du peuple, par son bon sens, sa tète chaude, sa parole
bruyante, et sa bonté foncière ; Chrysale, la ganache bourgeoise,
épais et matériel, tout occupé de son pot, père et mari sans dignité et sans
autorité ; Jourdain, Arnolphe, les bourgeois vaniteux, qui jouent au gentilhomme,
prennent des noms de terre, ou frayent avec des nobles dont la compagnie leur coûte
cher ; Madelon. Cathos, Armande, Philaminte, les bourgeoises qui font les précieuses
et jouent au bel esprit ; Orgon et sa famille, la haute bourgeoisie ou la noblesse
de robe, de bon ton, de vie large et déjà luxueuse.
Voici la noblesse provinciale : les Sottenville, fiers du nom et de la race,
gourmés, solennels, insolents pour tout ce qui n’est pas né ; leur fille Angélique,
une coquette de province qui n’est qu’une coquine ; M. de Pourceaugnac, vaniteux,
lourd et sot ; la comtesse d’Escarbagnas, folle du bel air, et qui singe
grotesquement les manières de la cour et de Paris. Voici enfin la noblesse de Paris
et de la cour : le noble ruiné, qui se fait escroc, Dorante ; les petits-maîtres,
jolis et ridicules, les marquis : Oronte, le grand seigneur qui fait des vers ;
Arsinoé, la prude ; Célimène, la coquette féroce et exquise : Clitandre, Alceste,
Philinte, Eliante, les vrais honnêtes gens.
Le financier n’est qu’entrevu : le courtisan n’est pas vu à la cour, dans la
splendeur de sa servilité. Si le roi manque, et le prêtre, on comprendra qu’il n’y a
pas à le reprocher à Molière : au reste Tartufe est plus qu’un dévot, presque un
directeur.
Une chose fait ressortir la profondeur de l’observation du poète : c’est que
parfois sa comédie semble devancer les mœurs. Dès 1672, dans les Femmes
savantes, on voit se substituer à la préciosité un pédantisme scientifique
et philosophique qui ne se développe visiblement qu’à la fin du siècle et s’épanouit
au siècle suivant. Et pour don Juan, le grand seigneur méchant homme, athée avec
conviction, par principe rationaliste, si l’on veut lui trouver des originaux
vraiment ressemblants, mieux que les libertins de la Fronde, les
roués de la Régence ou les nobles protecteurs de la philosophie, les Richelieu et les Choiseul nous en fournissent. Il est même
remarquable que Molière a si bien posé les traits caractéristiques des diverses
classes de la société française, qu’à travers toutes les révolutions, les grandes
lignes de ses études restent vraies : Balzac et Augier nous aideraient à le
prouver.
De ces originaux Molière fait des types, parce qu’il saisit toujours le caractère
humain dont ils sont la déformation contemporaine. Ainsi les grandes passions
éternelles et les inclinations fondamentales de notre nature servent de base à la
peinture des mœurs, et s’y font reconnaître. Ces bourgeois et ces nobles sont des
vaniteux, des orgueilleux, des sots, des habiles, des méchants, des égoïstes, ou au
contraire des cœurs droits, de solides esprits. Par contre, il n’y a pas de comédie
de caractères qui le soit purement, qui exprime les caractères généraux sans les
formes particulières des ridicules contemporains : voyez les Femmes
savantes, le Misanthrope, Tartufe. Il sera
facile à tout le monde de distinguer les deux points de vue, et de réduire chaque
pièce tantôt à être un tableau de mœurs disparues, tantôt à offrir simplement des
types sans date ni existence historique. L’Avare est peut-être la
pièce où l’élément universel est le plus dégagé : Harpagon est le plus abstrait des
caractères de Molière : il est l’avare en soi ; l’usurier du
xviie
siècle n’apparaît qu’à une minutieuse
étude. C’est que le vice d’Harpagon se prêtait à cette expression abstraite, et la
tradition littéraire depuis des siècles préparait le type classique, universel, de
l’avare : l’avare qui enterre son or. Ce type contredisait le portrait contemporain,
et lui barrait la route.
Mais il ne faut pas s’arrêter à considérer chaque type, isolément, dans sa vérité
propre. Il faut les observer dans leur dépendance réciproque. Emboîter ces réalités
individuelles les unes dans les autres, équilibrer les actions et les réactions,
établir partout des correspondances si exactes, que, les personnages une fois posés,
l’auteur soit seulement le secrétaire de leurs propos, l’enregistreur de leurs
actions, voilà peut-être la partie la plus délicate de l’œuvre comique, et où le
génie de Molière apparaît le plus. Il engage ses caractères dans leurs relations
réelles ; et il les étudie dans leur milieu, modifiés par lui et le modifiant.
Tout l’effet du Misanthrope est dans l’opposition du caractère
d’Alceste aux caractères qui l’entourent. Jean-Jacques a raison : Alceste est
vertueux, sympathique ; et nous rions d’Alceste, non seulement nous, mais tous les
acteurs depuis Philinte jusqu’à Célimène. C’est que ces acteurs, c’est nous : la
même disproportion existe entre Alceste et nous qu’entre eux et lui. Et inversement,
pour la même raison, ils sentent intérieurement le même respect pour lui que nous
sentons nous-mêmes. Tout le comique du rôle résultera donc du désaccord perpétuel
que l’auteur fait ressortir entre une nature élevée et les natures moyennes.
Mais il y a dans cette comédie un rapport plus délicat encore, c’est celui qui
consiste à faire le misanthrope amoureux d’une coquette : pourquoi est-ce
profondément, tristement vrai, cette séduction de la femme en qui tout est artifice,
sur l’homme en qui tout est vrai ? Cela se sent, plutôt qu’on ne le démontre : on
voit pourtant bien qu’à une âme naïve, la plus fausse des coquettes devait, dès la
première rencontre, présenter son idéal plus complet et apparent qu’une simple
honnête femme : le vrai a ses limites que le faux franchit aisément. Et, dès lors,
le charme tour à tour plaisant et douloureux de la comédie est dans l’ajustement des
deux rôles, dans le jeu de la fine et sèche coquette contre l’ardent et loyal amant,
tour à tour grondant et trompé, clairvoyant et dompté, jusqu’à ce qu’un dernier coup
semble le jeter hors du joug. C’est la nature même : et depuis deux cents ans, tous
les romanciers et poètes qui ont voulu mettre aux prises la fausseté de la femme
avec la passion de l’homme, n’ont pu que refaire, délayer ou transposer l’admirable
quatrième acte de Molière.
Une des études où Molière s’est complu, c’est le ravage que fait le vice dans
l’homme, puis hors de l’homme en qui il vit, les destructions ou altérations de
sentiments naturels qui en résultent, les longues traînées de misère ou de mal qui
le prolongent de tous côtés : et rien n’a donné plus de largeur ni plus de sérieuse
portée à ses pièces. Voilà Tartufe, le maître hypocrite : son hypocrisie corrompt
Orgon, corrompt en lui l’amour de sa femme, de ses enfants, les sentiments
élémentaires de bonté, de justice, d’honneur, le fait égoïste sottement, durement,
honteusement ; même les âmes honnêtes et pures sont viciées à ce contact, et la
douce Elmire en vient à jouer un jeu après lequel son mari doit demeurer à jamais
avili à ses yeux. Plus tragique encore est la génération du vice par le vice dans
l’Avare, qui est la plus dure des comédies de Molière : l’avarice
d’Harpagon tue en lui le sentiment de l’honneur, le souci de sa dignité, la notion
de ses devoirs, même l’affection paternelle ; mais en ses enfants elle tue le
respect, l’affection filiale. La famille est détruite : ce père, ces enfants sont en
face les uns des autres comme des étrangers, des ennemis, et des ennemis qui ne
s’estiment pas.
À suivre ces conséquences, la comédie tourne vite au noir. Molière les indique avec
précision, d’une main légère, mais il projette toute la lumière sur les caractères
eux-mêmes, qui sont plaisants. Nulle part cependant les suites graves des travers
les plus légers ne sont absentes : étudiez les Précieuses, et vous
saisirez comment le faux bel esprit mène aux pires aberrations de la conscience et
de la conduite, par quelle pente nos héroïnes en idée arriveront à n’être que des
aventurières. Regardez les Femmes savantes, et de la plus innocente
en apparence des manies vous verrez sortir le dessèchement ou la perturbation des
affections naturelles, le naufrage matériel et moral d’une famille d’honnêtes
gens.
Ceci nous fait passer à la morale de Molière. On peut se demander s’il en a une, et
si ce n’est pas nous qui la lui prêtons. Mais, d’abord, il est impossible qu’une
observation profonde des hommes ne repose pas sur une certaine conception de la vie
et du bien, et ne s’y termine pas. Et ensuite Molière nous avertit que la comédie a
essentiellement pour objet de corriger les mœurs humaines. Il le dit pour justifier
son Tartufe, mais ce n’est point un argument de circonstance. Dans
toute la suite de son œuvre, il a fait de la satire sociale ou morale : il a posé
ses ridicules et ses honnêtes gens de façon à ne nous laisser jamais douter qu’il ne
blâme cela et n’approuve ceci389. Quelle est donc la morale de Molière ?
Elle est humaine : ce qui veut dire d’abord qu’elle n’est pas chrétienne. Molière a
profondément ignoré le christianisme : il ne le comprend pas. Je veux bien qu on ne
porte pas à son compte l’athéisme scientifique, singulièrement grave et fort, de don
Juan, quoique, malgré tout, on ait peine à concilier le choix de Sganarelle, comme
défenseur de Dieu et de la religion, avec un respect sincère de ces choses. Mais le
Tartufe ne laisse aucun doute. Ce qui m’y paraît grave et
significatif, c’est la façon dont Molière définit la vraie dévotion. Je ne doute pas
de sa sincérité, et qu’il n’ait eu la volonté sérieuse de la distinguer de la
fausse. Mais il la définit en philosophe, en incrédule. Il la
réduit à la morale, aux vertus sociales : il en exclut ce qui en est l’essentiel
pour un dévot, disons pour un chrétien. La flamme de vie intérieure, la tendresse
mystique, l’austérité surhumaine, l’ascétisme qui rabat et dompte la nature, de très
bonne loi il les rejette : ce ne peut être que sottise ou grimace. Par la façon dont
Molière comprend la piété, les chrétiens fervents ne peuvent être qu’Orgon ou
Tartufe, des imbéciles ou des hypocrites : pour être dévot à sa façon, il faut être
détaché de la religion. Molière est tout près de Voltaire, que l’on croirait
entendre dans certains vers de Tartufe.
La forme originale de la morale chrétienne, c’est la résistance à la nature. On ne
la trouve pas chez Molière. Par conséquent, pas de lutte contre l’égoïsme, pas de
sacrifice, pas d’abnégation, d’immolation, dans les choses du moins qui coûtent ; le
dépouillement douloureux de soi, l’effort sanglant vers l’idéal, tout cela est
absent de son œuvre. Héritier de l’esprit de Rabelais et de Montaigne, ami, dit-on,
de quelques libertins comme Bernier, il estime la nature toute
bonne et toute-puissante. Il faut suivre l’instinct, cela est légitime. Ainsi les
jeunes gens qui suivent la loi naturelle de l’amour ont raison contre les pères et
tous ceux qui les entravent : c’est par raison philosophique, et non seulement par
tradition comique, que Molière prend vigoureusement leur parti. Combattre la nature
est folie : on est ridicule de le faire, et malheureux ; car la nature a le dessus ;
elle se retourne contre celui qui veut la forcer ou la détruire. La sottise d’Agnès
punit les calculs d’Arnolphe. Les enfants d’Harpagon, détachés de lui par son vice,
se jouent de lui. C’est même ce point de vue qui rend la comédie possible : tous les
personnages ridicules sont des gens qui s’acharnent à dévier ou supprimer la nature,
qui n’ont pas su voir qu’elle était toute bonne et toute-puissante ; et ainsi ils se
présentent dans leur opposition au vrai, non au bien : par conséquent, ridicules, et non odieux. Les travers, les vices, les
passions que peint la comédie, sont des erreurs du jugement, choquent la raison, et
ainsi sont justiciables du rire.
Cependant la nature est égoïste et l’instinct brutal : et le vice d’Harpagon
n’est-il pas sa nature, ou l’hypocrisie de Tartufe ? Il est vrai ;
mais comme Rabelais et comme Montaigne, Molière ajoute la raison à la nature. La
raison, par qui l’homme est homme, fixe à la nature, à l’instinct, leur mesure et
leurs bornes. La raison approuve l’égoïsme désintéressé des amoureux : elle condamne
l’égoïsme intéressé d’Harpagon et de Tartufe. On pourrait dire que la limite de la
légitimité des instincts résulte de la société humaine, et que la morale de Molière
est éminement sociable ou sociale. Tous les individus ont droit au plein
développement de leur nature, en sorte que le droit de chacun a pour borne le droit
d’autrui, et le borne à son tour. Il n’est pas permis de se subordonner une personne
humaine, jusqu’à la supprimer : un philosophe dirait, de traiter comme moyen ce qui
est une fin en soi. Là est la faute d’Arnolphe, qui par une vue tout égoïste
condamne Agnès à l’ignorance, à la bêtise, à la privation de tous les plaisirs
naturels : mais la nature d’Agnès se révolte, et la petite niaise court
énergiquement, directement, à son bonheur, selon son instinct ; et Molière bat des
mains.
Il est naturel que ceux qui ont eu part au bonheur laissent s’approcher les autres
de la table : c’est la loi que les enfants aient leur tour après les parents.
Molière est impitoyable contre les parents qui veulent faire servir leurs enfants à
la satisfaction de leurs idées et de leurs besoins, quand ceux-ci ont l’âge de vivre
par et pour eux-mêmes. L’autorité des pères et des mères était dure au xviie
siècle : Molière la raille, l’avilit, la brise. Il ne
comprend que la tendresse indulgente : la nature, la bonne et raisonnable nature
veut que l’enfant soit puissant sur le père390, et en obtienne tous les secours qui
l’aideront à saisir la part de plaisir où elle l’invite.
Comme toute morale qui pose en principe la bonté de la nature et la légitimité de
l’instinct, et qui veut éviter de déchaîner la brutalité des appétits, la morale de
Molière aboutit à identifier la vertu ivec l’altruisme. Le soin de la perfection
intime se subordonne aux vertus sociales, à la sympathie, à la bienfaisance. Les
actes qui n’ont pas de conséquences pour la société sont indifférents et licites. Il
y a pourtant une limite, celle que peut fixer un esprit qui estime infiniment et
cherche passionnément le vrai. Pour ce probe esprit de philosophe, le respect de la
vérité sera la vertu par excellence, l’unique vertu qui doive être pratiquée pour
elle-même, et sans avoir égard aux conséquences. Mais ici l’observateur internent,
et dit que ce respect de la vérité est rare dans le monde que même la société ne
saurait subsister, s’il était universel. Et voilà d’où vient l’arrière-goùt
d’amertume que dégage pour nous le Misanthrope. Avoir défendu la
vérité, la nature, avoir combattu, Lionni tout ce qui s’en éloignait ou la
corrompait, et s’apercevoir que, si un homme porte en lui cette vérité, et l’offre
aux autres, la société ne pourra le supporter, le meurtrira, le rejettera, que la
société, en réalité, repose sur un ensemble de mensonges et de ronventions qui
masquent la nature : la découverte a de quoi mettre un accent irrité dans la parole
d’Alceste. Sans vouloir forcer les choses, il y a dans le Misanthrope
comme un germe de la fameuse antithèse de l’homme social et de l’homme naturel qui
s’épanouira à travers l’œuvre de J.-J. Rousseau.
De ce point de départ, et sur ces principes, la morale de Molière ne peut être que
pratique. Elle l’est énergiquement ; elle n’est pas sublime, ni dure, ni chrétienne,
ni stoïque ; elle propose un idéal très accessible et très séduisant de bonheur
individuel et de douleur sociale. Elle veut faire des honnêtes gens, qui s’efforcent
d ’être tous heureux en s’aidant mutuellement à l’être. Mais un irait bien
remarquable de cette morale, c’est son caractère profondément bourgeois : ce
comédien longtemps nomade, enfoncé toute sa vie à des titres divers dans cette
louche famille des Béjart, mal marié, et qui n’a connu du ménage que les ennuis, a
été hanté de l’idéal du bonheur bourgeois, de la vie de famille régulière et
paisible. De là vient que, parmi tous les sujets qui se sont ‘ offerts à son génie,
il a choisi toujours de préférence ceux qui louchaient aux conditions du bonheur
domestique et de la vie de famille. Il est toujours revenu sur deux points : le
mariage, et l’éducation des femmes.
Dans le mariage, il exige quatre convenances : il faut un rapport des conditions ;
c’est une nécessité, non pas naturelle, mais sociale : Georges Dandin, un vilain,
sera malheureux pour avoir épousé une demoiselle. Il faut un rapport d’humeur (qui
n’existe guère dans l’inégalité des conditions, et ainsi la raison sociale se réduit
à une raison naturelle) ; c’est folie de vouloir marier le pédant Trissotin à la
simple Henriette, l’hypocrite Tartufe à la candide Marianne, le cuistre Diafoirus à
la douce Angélique. Il faut un rapport d’âge : la nature destine les jeunes hommes à
épouser les jeunes filles ; les vieillards n’ont que la paternité pour carrière ;
Arnolphe est coupable de prétendre à Agnès, Harpagon ridicule de se poser en rival
de son fils. Il y a enfin une quatrième convenance, convenance suprême qui crée
toutes les autres ou y supplée : c’est celle par où la nature conduit les individus
à ses fins. Où l’amour existe, la raison existe, et rien n’a droit de résister.
Le second point, c’est l’éducation des filles. Il ne les veut ni cloîtrées et
sournoises comme Isabelle, ni abêties et ignorantes comme Agnès, ni précieuses et
folles comme Madelon, ni pédantes et sèches comme Armande. La femme à son goût,
c’est ou la nonchalante et mondaine Elmire, ou la simple et sincère Eliante. La
femme n’est pas pour lui ce petit animal instinctif, illogique, et déconcertant, que
nos contemporains aiment à représenter. Ce type ne se rencontre guère dans son œuvre
(sauf, un peu, Agnès). En général ses caractères féminins ont quelque chose de viril
et de vigoureux ; et son honnête femme est tout à fait identique à un honnête
homme : raison éclairée, volonté droite, voilà le type, qui est féminisé par la
grâce affinée et par l’innocente coquetterie.
La jeune fille de qui sortira une telle femme, ce sera la sensée, l’aimable Léonor,
ce sera l’exquise Angélique du Malade : ce sera surtout Henriette.
Avis aux pères et aux maris : voilà l’idéal. Henriette est amoureuse sans roman ni
romantisme, d’un bon et solide amour qui fera une éternelle amitié conjugale ; elle
a l’esprit cultivé, lumineux, net ; elle est pratique, elle sait la vie, ne lui
demande en fait de bonheur que ce qu’elle peut donner ; elle s’en contente, mais
elle y tient, et le réclame énergiquement. Elle s’est formée elle-même, hors de
l’influence d’une mère ; et notez que Léonor et Ansélique sont orphelines : leur
éducation les a donc faites fortes plutôt que tendres391. Henriette est raisonnable et joyeuse : c’est une bonne petite
bourgeoise, qui sera adorée de son honnête homme de mari et de ses marmots
d’enfants. Je sais bien ce qu’on peut trouver qui manque à Henriette : les
imaginations ardentes, les sensibilités tourmentées ne s’y satisferont pas ; cela
manque d’envolée, de lyrisme ; c’est un peu la poésie de la
Gabrielle d’Augier, avec moins de prétention. Henriette, c’est la prose, mais quelle
forte et claire et charmante prose ! et surtout qu’elle est exactement à notre
mesure, à nous autres Français. Son manque, c’est notre manque.
De tous les écrivains de notre xviie
siècle, Molière
est, en effet, peut-être le plus exactement, largement et complètement français,
plus même que La Fontaine, trop poète pour nous représenter. Au lieu que le génie de
Molière n’est que les qualités françaises portées à un degré supérieur de puissance
et de netteté. De là son succès, qui fut très grand de son temps, en dépit de ses
ennemis. Jamais ils ne purent lui aliéner le roi, ni même les marquis : ces turlupins et petits maîtres dont il se raillait si joyeusement
lurent les plus ardents à l’applaudir. Tout au plus, dans les dernières années,
trouva-t-on que décidément il revenait trop souvent à la peinture des mœurs
bourgeoises, au lieu de présenter les mœurs de cour : il n’y avait pas assez de marquis dans ses dernières pièces ! A peine fut-il mort, toutes les
attaques, et les jalousies, et les réserves cessèrent ; il fut classé comme un génie
inimitable et sans égal, et jamais peut-être réputation ne s’est soutenue aussi
constamment que la sienne.
Molière n’était d’aucune école : il n’a pas fait école non plus. Comme il n’avait
pas apporté une théorie nouvelle, ni une forme nouvelle de son art, et que les
qualités personnelles de son génie faisaient la valeur de son œuvre, il n’exerça pas
l’influence qu’on aurait pu croire. Il contribua — bien malgré lui — à enfoncer dans
les esprits une idée fausse, née d’une étude superficielle de son théâtre : l’idée
d’une comédie de caractères, sans tableaux de mœurs, au comique
noble et contenu, et qui serait la forme supérieure de la comédie. Jusqu’à notre
siècle, l’idée de la comédie de caractères, abstraite et sérieuse,
hantera le cerveau d’excellents écrivains. Et d’autre part, ceux qui n’auront pas de
si hautes ambitions ne chercheront plus à donner une valeur universelle ni une
portée morale à leurs peintures de mœurs ou à leurs folles fantaisies : ils
s’amuseront à des pochades et à des bouffonneries sans conséquence.
Beaucoup pilleront Molière, lui déroberont des traits, des scènes, des mots : nul
ne cherchera sérieusement à prendre un sujet comique de la même prise que ce grand
maître. En somme, au-dessous de lui, après lui, la comédie continue son
développement presque comme s’il n’eût pas existé. Thomas Corneille392
donne toujours ses comédies à l’espagnole, de plus en plus poussées vers l’énormité
grotesque des types : on croirait qu’il n’apprécie dans Molière que Pourceaugnac, si
ce n’était simplement Scarron qu’il continuait. Montfleury rivalise avec lui de
verve épaisse et copieuse : il charge les portraits, multiplie les contorsions et
les travestissements, grossit la plaisanterie jusqu’à l’ effrénée ou
l’indécence énorme, vrai fils, lui aussi, de Scarron. Nombre de comédiens393 se mêlent d’écrire, et l’ont prédominer dans leurs œuvres, selon la
tradition offerte parle répertoire qu’ils jouaient ordinairement, l’intrigue à
surprises et la bouffonnerie haute en couleur.
Il n’y a de peinture des mœurs, dans tout cela, que pour les travers les plus
particuliers de certaines professions, ou classes, qui sont les plus faciles à
charger : médecins, gentilshommes campagnards, fanfarons de Gascogne. A ce genre
appartiennent les Plaideurs de Racine, comédie demi-aristophanesque,
énorme et superficielle d’invention, délicate et légère de style, grosse farce
écrite par le plus spirituel des poètes. On pourrait faire une place à part à
Quinault, pour sa Mère coquette : il y a une observation vraie et
fine dans cette idée d’une mère jalouse de sa fille qui la vieillit394. Plus tard, dans les vingt années
qui suivent la mort de Molière, c’est Baron395 qui, dans son
Homme à bonnes fortunes, donne le plus considérable document sur
les mœurs françaises, sur cette égoïste sécheresse qu’il sera du bel air désormais
de porter dans l’amour : il dessine un don Juan au petit pied, sans ampleur et sans
scélératesse, précurseur des méchants et des jolis hommes du xviiie
siècle.
Une forme de comédie trouve alors grande faveur : c’est la comédie en un acte,
légèrement intriguée, suite de scènes plaisantes reliées et dénouées au petit
bonheur, forme littéraire en somme de la farce, dont elle garde le libre mouvement
et l’absence de prétention. Molière s’y plaît ; les poètes comédiens s’y tiennent le
plus souvent. Cette forme est employée souvent à mettre en scène des anecdotes : la
comédie nous fournit pour ainsi dire le journal satirique et bouffon de la vie
parisienne. À l’occasion le cadre s’agrandit : Boursault396 porte le premier sur le théâtre le journalisme,
puissance nouvelle et mœurs nouvelles ; il fait défiler les originaux qui assiègent
le bureau du Mercure galant : avec assurance, il met le doigt sur la
plaie, sur ce coup de fouet donné à la vanité par la publicité affriolante du
journal, sur la passion de réclame qui va corrompre jusqu’aux plus obscurs et
moindres mérites. Thomas Corneille et de Visé, qui sont des journalistes, se
distinguent par la prestesse avec laquelle ils découpent en pièces faciles et
médiocres le scandale ou l’événement du jour397.
Une tentative plus originale qu’intéressante se produit à la fin du siècle pour
rendre à la comédie la valeur d’une instruction morale : par malheur il n’y a rien
de plus contraire au dramatique, et au plaisir, que ce défilé de Fables dont les
situations de la pièce ne sont que le prétexte398. Rien n’est plus significatif que de voir, à la fin du
xviie
siècle et pendant le xviiie
, tous ceux qui essaient de renouveler la comédie,
s’adresser l’un à La Fontaine, un autre à Boileau, d’autres à La Bruyère : personne
à Molière.
La comédie se relève dans les vingt-cinq dernières années du règne de Louis XIV :
elle finit brillamment avec Regnard, Dancourt et Lesage. Regnard399 est un vaudevilliste qui a du style, un Duvert qui aurait le
vers de Molière. Son Joueur, son Légataire, ses
Ménechmes ne sont que des folies. Il ne vise
qu’au rire. Son sujet posé, il en tire tout ce qu’il contient de rire, avec une
logique , sans aucun souci de la réalité ni de la vraisemblance. S’il
part d’une idée juste, d’une observation vraie, il se hâte de la fausser, pour
forcer le rire. Regardez le Joueur : il est naturel qu’un joueur
oublie sa maîtresse, quand la chance le favorise, naturel aussi qu’il se retourne
avec attendrissement vers elle, quand il est décavé, en jurant de ne plus jouer.
Mais cette idée, qu’en fait Regnard ? il la sent plaisante, et pour l’épuiser, il
imprime à sa comédie ce mouvement symétrique de bascule, qui est le plus déplaisant
des artifices du vaudeville.
Regnard n’a jamais songé à peindre les mœurs : s’il est le témoin, malgré tout, des
mauvaises mœurs de la fin du grand siècle et du commencement de cette joyeuse
corruption à laquelle la Régence attachera son nom, c’est sans le vouloir, parce que
sa fantaisie est bien forcée d’aller prendre des matériaux dans la réalité. Aussi
présentera-t-il de jolis chevaliers et d’aimables marquis sans le son, joueurs,
coureurs de dots et d’héritages, des filles délurées et impatientes de prendre leur
vol, de rusées marchandes à la toilette : tout un monde débraillé et cynique, dont
il s’amusera en toute innocence, sans faire le satirique ni le grognon, comme si
c’étaient là les mœurs les plus naturelles du monde. Il jettera là-dessus son
intarissable gaieté, ses mots imprévus, d’une fantaisie , ses couplets
éclatants de chaude couleur et de verve pittoresque. Et il fera illusion ; on le
croira le successeur de Molière.
Dancourt400 manque de style : il
écrit à la diable, et ne fait guère que des pochades. Mais celui-là a voulu voir et su voir : c’est un réaliste, sans amertume
et sans prétention. Paysans de la banlieue rusés et cupides, escrocs de tous les
mondes, notaires dignes des galères, procureurs âpres, joueurs et joueuses,
bourgeois enrichis et avides de s’anoblir, gentilshommes ruinés, avides de se
refaire, chevaliers entretenus, comtes à vendre aux veuves que la roture ennuie,
bals, tripots, foires, lieux de rencontre et de plaisir, tous les originaux marqués,
tous les endroits à la mode, toute la vie du temps : voilà ce que donne Dancourt
dans ses pièces anecdotiques, et dans ses grandes comédies, avec une verve toujours
en haleine, avec une sûreté singulière dans le coup de crayon qui note un geste
caractéristique, ou fait sortir une silhouette vivante.
Il a marqué le détraquement de ce xviiie
siècle
naissant, il en a vigoureusement indiqué le trait essentiel et saillant, cette
toute-puissance de l’argent, qui enfièvre tout le monde, déchaîne toutes les
convoitises, justifie toutes les bassesses et tous les orgueils. Dans ses œuvres les
plus considérables, dans le Chevalier à la mode et les
Bourgeoises de qualité il a plaisamment mis en scène le nivellement
social que produit l’argent, en dépit des préjugés héréditaires et des habitudes
invétérées : l’équilibre maintenu par le prestige de la qualité, et de ce chef, le
mendiant ou l’escroc titré reprenant l’avantage sur la bourgeoisie, qui se demande
parfois si ce qu’on lui vend, amour ou nom, vaut bien les bons écus qu’elle lâche ;
enfin, l’ascension obstinée de tout ce qui a gagné ou volé, vers la noblesse, vers
les offices et les alliances qui décrassent. Il y a là des jeux d’intérêts, de
vanités, que Dancourt a décrits sans rien atténuer, et sans rien prendre au
tragique.
Ce réalisme bon enfant n’est pas celui de Turcaret (1709), la
principale, on pourrait dire l’unique comédie de Lesage401. C’est le chef-d’œuvre du réalisme dramatique. Une baronne
d’aventure qui pille le traitant Turcaret, un chevalier qui pille la baronne, un
valet et une soubrette qui volent la baronne, le chevalier et Turcaret, un M. Rafle
qui aide Turcaret à faire une usure effrontée et le plus impitoyable brigandage,
voilà les originaux que Lesage nous présente, peints d’après nature, parfois même
plus vrais que nature. Le réalisme cruel fait son apparition avec Lesage : il met
dans la bouche de l’épais, impudent et vaniteux Turcaret de ces mots
nature, qui font récrier, et qui sont des mots — plaisants et cinglants —
d’observation satirique. Ainsi dans la fameuse scène où Rafle rend compte à Turcaret
des affaires dont il est chargé, le mot tant de fois cité, mot d’une naïveté comique
et d’une portée effrayante : « Trop bon, trop bon ! Eh ! pourquoi diable
s’est-il donc mis dans les affaires !…. Trop bon ! trop bon !402 »
Toute la pièce est écrite
dans ce ton, avec une verve âpre et triste, en sorte que l’on a peine à rire dans
cet enchevêtrement de friponneries, sans éclaircie et sans arrêt, où seuls un valet
balourd, un marquis ivre et une revendeuse forte en bec représentent les honnêtes
gens. Lesage ne fera plus rien d’aussi serré ni d’aussi amer. Nous le retrouverons
dans le xviiie
siècle, auquel il appartient. Mais
Turcaret est du xviie
siècle, et ne
peut se séparer des œuvres de Regnard ou de Dancourt, dont il est contemporain.
▲