Chapitre II
Boileau Despréaux365
De 1660 à 1668, Boileau compose neuf satires, sa dissertation sur
Joconde, et son Dialogue des héros du roman ; de 1668
à 1677, il écrit neuf épitres, son Art Poétique (1674),
sa traduction de Longin, quatre chants du Lutrin (1674),
qui ne sera achevé qu’en 1683 ; de 1687 à 1698, des épigrammes contre Perrault, neuf
Réflexions sur Long in (1092-1694), trois Epitres,
deux Satires ; de 1703 à 1710, des épigrammes contre les Jésuites et la
Satire XII (1705). Voilà les principaux points de repère dans l’œuvre de Boileau. Elle
peut se considérer de deux points de vue, selon qu’on y cherche un poète ou un
critique.
Boileau est un petit poète doublé d’un grand artiste. Si nous cherchons la poésie
dans son œuvre, nous ne la trouverons ni dans les pièces purement morales, qui sont
banales dans le lieu commun et lourdes dans le paradoxe, sans intérêt et sans vie,
ni dans les satires littéraires, où il y a de la couleur, de l’éloquence même, une
éloquence un peu courte et essoufflée, mais décidément rien de plus : des morceaux
épiques ou lyriques, nous tirerons la conclusion que Boileau est à peu près aussi
épique que Chapelain, et aussi lyrique que La Motte.
Au reste, ses origines, sa vie, son tempérament, sa conversation, tout en lui
exclut l’idée d’une forte nature poétique. C’est un bourgeois de Paris, de vieille
bourgeoisie parisienne, né et élevé entre la Sainte-Chapelle et le Palais, mort au
Cloitre-Notre-Dame, et qui dans ses soixante-dix ans de vie n’a guère quitté Paris
que pour Auteuil ; quelques séjours à Bâville, chez Lamoignon, ou à Hautisle, chez
Dongois, deux voyages à la suite du roi, une saison à Bourbon, épuisent la liste des
déplacements de ce Parisien renforcé. Dans son ascendance, dans son alliance, des
magistrats, des procureurs, des marchands : rien que de franchement bourgeois. Il
l’est lui-même au plus haut point.
C’est un bon homme, dont la réelle élévation d’âme, le désintéressement, la bonté,
la loyauté s’enveloppent de formes un peu âpres et brusques : économe, soigneux de
son bien, un peu sensuel du côté de la table, aimant les bons dîners, les bons vins,
les bons compagnons, rieur et railleur, éclatant en originales et plaisantes
saillies, peu dévot et toujours prêt à se gausser des gens d’Église, très
indépendant d’esprit et très soumis à l’autorité : le plus doux des hommes avec sa
mine de satirique. Les problèmes métaphysiques et les ardeurs mystiques ne le
tourmentent point : il est toute raison, il a le bon sens le plus positif et le plus
pratique. Il ne vit jamais que des disputes de mots dans les querelles théologiques,
même dans celle du jansénisme, auquel il ne tint que par une sympathie d’honnête
homme et par certaines amitiés personnelles.
Il n’avait pas de sensibilité : on ne lui connaît pas une passion ; il n’aimait
dans la campagne que le silence, le loisir et le repos ; il y cherchait, si je puis
dire, plutôt des satisfactions hygiéniques que des jouissances sentimentales ou
esthétiques. Il avait une bonté intellectuelle sans tendresse, et il aimait ses amis
solidement, vigoureusement, sans agitation ni expansion. Il était vif, pétulant,
irascible, contredisant, têtu : humeur qui n’est pas en soi poétique, et qu’il
dépensait toute à la défense de ses idées.
Il avait une nature d’esprit avide de vérité, mais de vérité démontrée, évidente,
tangible : il était passionnément raisonnable, raisonneur, et rationaliste. Aussi le
système de Descartes le satisfit-il parfaitement. Et ce qu’il y goûta, ce fut
vraiment l’essentiel du cartésianisme, le principe et la méthode. Il fut plus
cartésien que chrétien, chrétien seulement d’occasion, par respect des puissances,
et parce que la méthode, entre les mains de Descartes, avait fait sortir des
conclusions qui autorisaient en somme la foi. Il n’estimait que la vérité scientifique, c’est-à-dire constante et générale : le particulier
n’intéressait pas cette intelligence, éprise d’universel. Il méprisait la théologie,
qu’il avait effleurée, le droit, qu’il savait, l’histoire, qu’il ignorait : il ne
regardait l’antiquité, qu’il adorait, ni en philologue, ni en archéologue, ni
d’aucun point de vue que celui du littérateur. Il avait l’esprit très philosophique,
et peu de connaissances ou de curiosité philosophiques ; il n’avait en morale qu’une
science commune et superficielle, et ni théoriquement ni pratiquement il n’avait de
grandes lumières sur la vie de l’âme humaine : il fait exception dans le
xviie
siècle par son manque de sens
psychologique. Il a la culture étroite, l’intelligence exclusive, le préjugé tenace
de l’écrivain artiste, pour qui rien n’existe hors de la littérature. Il l’a aimée
uniquement ; mais il y a trouvé pour lui, il y a placé pour les autres un principe
de noblesse morale, un engagement à se mettre au-dessus de tous les sentiments
mesquins.
Jusqu’ici, cette âme, cet esprit, même en leurs plus hautes parties, ne nous
offrent rien que de prosaïque. Mais nous n’avons pas tout vu. Ce bourgeois positif
et raisonnable a des sens et des sensations d’artiste : il s’intéresse aux choses
extérieures, il a le don de les voir, et le don de les rendre. Il n’ajoutera rien à
sa sensation : car il n’a pas d’imagination ; il réveillera exactement et
représentera sa sensation. Il est réaliste par tempérament. Sa poésie sera donc une
peinture réaliste des choses extérieures qui sont situées dans le cercle de son
expérience : les sensations qu’il rendra seront celles d’un bourgeois de Paris, à
qui Paris est familier dès l’enfance, avec ses rues, son Palais, ses Eglises, ses
bruits, son peuple, ses modes, toutes les particularités de sa physionomie et de sa
vie. De ces impressions de Parisien sont faites les satires III et VI, une bonne
partie du Lutrin, les plus forts endroits de la satire X : et le vrai
Boileau, le Boileau original et qui compte en art, est là. La rue grouillante et
bruyante, un intérieur, un dîner, une procession, des chantres à la taverne, des
profils de poètes, de médecins, de chanoines, un jardin de banlieue, et une face
bâillante de jardinier, voilà la nature, vulgaire et bornée, que Boileau rend avec
une franchise, parfois une crudité singulière. Il fait penser à certains petits
Hollandais ; ou, si vous voulez, c’est le Coppée, nullement sentimental, du grand
siècle.
Mais ce siècle et même son propre esprit ont combattu, gêné, comprimé son
tempérament. A l’expression simplement réaliste des choses extérieures et communes,
Boileau a mêlé ses malices de bourgeois indévot, ses épigrammes de polémiste
littéraire : il a tâché le plus souvent de mettre des idées, de l’intelligence dans
ses vers, d’en pénétrer ou d’en entourer ses sensations. Il a eu la superstition du
sujet : étant né pour faire de petits tableaux d’une grande
intensité d’impression, sans signification intellectuelle ni liaison rationnelle, il
a inventé des lieux communs d’une banalité désespérante pour les encadrer, comme
dans la satire X. Il a sué sur des transitions. Il a donné ses impressions pour des
arguments, il a mis des intentions, ou des prétentions morales dans sa peinture. De
là la composition dure, incohérente de ses satires, et la grande supériorité du
détail sur l’ensemble.
Si l’on ne recherche dans les vers de Boileau que des impressions, on lui rendra justice. Il a fait, sans se douter qu’il en
faisait, des transpositions d’art étonnantes pour le temps : il a rendu par des
mots, dans des vers, des effets qu’on demande d’ordinaire au burin ou au pinceau. Et
il a une précision, une vigueur, parfois une finesse de rendu qui sont d’un maître.
Dans le Repas ridicule, dans les Embarras de Paris,
dans la Lésine de la satire X, la réalité vulgaire est traduite avec
une exactitude puissante : et dans le Lutrin, ce qui est purement
pittoresque et traduisible par le dessin et la couleur, profils et gestes de
chanoines, de chantres, meubles, flacons, « natures mortes », tout cela est indiqué
d’un trait sûr et léger, avec une charmante sincérité.
Est-ce de la poésie ? Je ne sais : car qui décidera s’il y a, s’il peut y avoir une
poésie vraiment, absolument réaliste ? Mais c’est de l’art à coup sûr, et du grand
art, par la probité de la facture solide et serrée, par le respect profond du
modèle, par le large et sûr emploi du métier. Boileau a le
sentiment très net et très juste du vers comme forme d’art. Pardonnons-lui d’avoir
usé de l’alexandrin classique, coupé à l’hémistiche, et qui proscrit l’hiatus et
l’enjambement : il a du reste varié ses coupes plus qu’on ne le remarque
d’ordinaire. Entendons bien sa doctrine de la rime asservie à la raison ; cela veut
dire que la forme doit réaliser avec fidélité, avec précision l’idée, et que la rime
raisonnable est la rime expressive. Il condamne les rimes banales : il cherche à
rimer richement, curieusement. Tout cela est d’un artiste. Mais surtout il a une
rare délicatesse d’oreille : il a le sens et la science des rythmes, des sonorités,
de leurs rapports subtils et efficaces au caractère de l’objet, aux émotions du
lecteur. La matière de sa poésie est petite, le champ de son talent est étroit :
mais la perfection de sa forme le fait grand, et donne une rare valeur à son œuvre.
Rappelons-nous que Flaubert refusait d’en médire : il reconnaissait en Despréaux un
artiste, un maître qui avait égalé son exécution à son intention.
Mais le critique, pour nous, dépasse le poète, ou l’artiste : et la raison en est
qu’ici Boileau ne représente plus dans son œuvre son tempérament personnel, mais le
génie de son siècle, et la commune essence des grandes œuvres.
L’œuvre critique de Boileau se divise en trois parties, qui correspondent à trois
périodes de sa vie littéraire : dans les Satires, il attaque la
littérature à la mode ; dans l’Art poétique, il définit sa doctrine ;
dans les Réflexions sur Longin, il la défend.
Boileau fonda dans les Satires la critique littéraire, à peu près
inconnue avant lui. On avait des Poétiques, des Arts,
ou traités généraux et didactiques : et l’on avait, contre les œuvres particulières,
des libelles, injurieux ou venimeux. On ne trouve d’examen impartial que chez
Corneille, parlant de ses propres pièces, et chez D’Aubignac, qui mêla dans sa
Pratique du théâtre la critique à la théorie. Sous cette réserve,
Boileau fut vraiment le premier à se constituer conseiller du public dans le
jugement des écrits, à entreprendre, sans passion personnelle, pour de pures raisons
de goût, de démolir ou d’élever les réputations littéraires.
Le public fut surpris d’abord de la vigueur et de l’insistance de ses attaques, et
nombre de gens le prirent pour un médisant forcené : Montausier mit vingt ans à lui
pardonner. Mais parmi la foule des auteurs que les Satires
atteignaient, certains noms plus cruellement raillés, plus impitoyablement ramenés
sous les yeux du public, indiquaient l’intention du poète et le sens général de ses
attaques : dans la satire I, Saint-Amant et Chapelain ; Chapelain dans la satire
VI ; dans la satire II, Quinault et Scudéry ; Chapelain dans la fameuse parodie du
Cid ; Chapelain dans la IVe satire ; Chapelain
dans le Discours au Roi, Chapelain dans le Dialogue des héros
de roman, avec Mlle de Scudéry et Quinault ; Chapelain encore, et
Quinault, et Mlle de Scudéry et l’abbé Cotin dans la Satire III ; dans la satire
VIII, Cotin ; dans la ixe
enfin, dans cet admirable
et terrible abatage de réputations, Cotin et Chapelain, avec Quinault, Saint-Amant,
Théophile, et vingt autres.
Ce que Boileau immole, ce sont les maîtres de la littérature précieuse, leurs
genres et leur goût : les froides épopées avec Chapelain et Scudéry, les romans
avec Mlle de Scudéry, les petits vers alambiqués avec Cotin, la
tragédie doucereuse avec Quinault ; c’est la poésie sans inspiration et sans
travail, la négligence prosaïque et prolixe, la fantaisie subtile ou emphatique, les
sentiments hors nature et les expressions sans naturel. Il fait le procès à toutes
les œuvres où manquent et la vérité et l’art. Il oublie le burlesque, qui est
pourtant une des principales voies par où la fantaisie aristocratique s’est tirée
loin de la nature : mais le burlesque aura son fait dans l’Art
poétique.
Cependant Boileau donnait nettement à entendre ses préférences. Il offrait à
l’auteur de l’École des femmes des stances courageuses et la satire
II ; il opposait l’auteur d’Alexandre à l’auteur
d’Astrate ; et dans une dissertation en prose, il osait humilier
l’Arioste devant l’imitateur de sa Joconde. Racine, Molière, La
Fontaine, ces choix étaient un programme. Peu à peu, le public prit conscience de la
valeur exacte des Satires : elles l’aidèrent à débrouiller son propre
goût, elles en hâtèrent la maturité et en fixèrent l’orientation. Il y prit le
courage de s’ennuyer librement, et de se plaire sans scrupule, selon la propre et
intrinsèque vertu des œuvres.
Mais les battus n’étaient pas contents, et rendirent coup pour coup. Cotin, Coras,
Boursault, Carel de Sainte-Garde, Saint-Sorlin, Pradon, Bonnecorse366,
de 1666 à 1689, tentèrent d’écraser l’auteur de ces meurtrières
Satires. Ils ne surent qu’injurier grossièrement ou chicaner
puérilement. Chapelain, pratique et sournois, tout en déchargeant sa bile dans un
sonnet et dans des lettres privées, fit retirer par Colbert à Despréaux le privilège, que le roi lui rendit ensuite, pour l’impression de ses
œuvres. Mlle de Scudéry cabala pour fermer l’Académie au railleur de
Cyrus.
Boileau ne répondit à aucune attaque367 : à quoi bon se justifier d’avoir fait servir sur une table
parisienne des alouettes au mois de juin ? ou d’avoir pillé Horace
et Juvénal ? à quoi bon démontrer qu’il n’avait pas manqué à la majesté du roi, ou
qu’il n’était pas athée, ou qu’il n’avait pas été bâtonné ? Les deux idées sérieuses
qu’il pouvait distinguer parmi les invectives et les sottises, qu’avait-il à y
répondre ? puisqu’aussi bien l’une était un éloge : c’est quand Pradon lui donne le
talent de peindre « en vers frappants » la réalité vulgaire ; — et l’autre exprimait
bien ce qu’il était et voulait être : c’est quand tous, successivement, lui
reprochaient de n’être qu’un bourgeois, et de n’entendre rien au
sublime des ruelles. Il suivit donc bonnement sa voie, et quand il eut ridiculisé
ses adversaires, par des traits si justement assenés qu’ils sont devenus
inséparables de leur mémoire, et partie intégrante de leur définition, il exposa les
principes de son goût dans son Art poétique, auquel la neuvième
Épître se joint nécessairement.
Il n’y a pas à réhabiliter les victimes de Boileau. Il y eut dans sa polémique des
exagérations, des brutalités, des exécutions sommaires : nous qui voyons quelle
œuvre il faisait, où il tendait, nous ne pouvons lui en vouloir d’avoir un peu
vivement prié les Chapelain et les Saint-Amant de faire place aux Racine et aux La
Fontaine. Entre les deux luttes qu’il soutint, au temps de son triomphe incontesté,
en 1683, Boileau a concédé du mérite à Chapelain, de l’esprit à Quinault, du génie à
Saint-Amant, à Brébeuf, à Scudéry : est-ce assez ? En 1701, il adonné du génie à
Cotin même : n’est-ce pas trop ? On a tenté en notre siècle bien des réhabilitations : on a pu relever Théophile, Saint-Amant ; mais les grandes
victimes sur qui s’acharna Despréaux, il les a tuées pour jamais, et si bien tuées
qu’il ne dépendait pas de lui-même de les ressusciter dans ses heures de clémence.
Ce que l’on peut dire de mieux en faveur de quelques-uns, c’est que Boileau leur
était redevable et continuait leur œuvre. Chapelain fut en son temps un des ouvriers
de la doctrine classique. Mais, en 1660, il arrêtait le mouvement, loin d’y aider.
Par indécision de goût, par complaisance d’homme du monde, il couvrait de son
autorité la poésie à la mode, les précieux, les négligés : il n’était plus qu’un
obstacle, dont il fallait à tout prix débarrasser la littérature. Et de là, la
complète, et nécessaire, et irrevocable exécution des Satires.
L’Art poétique a ses défauts : une lacune de l’esprit de Boileau y
apparaît. Son exposition est incohérente, alors que sa doctrine est d’une parfaite
cohésion. Il pense par saillies ; il n’a pas la faculté oratoire d’enchaîner, de
subordonner, de faire converger ses idées. Elles jaillissent séparées, rayonnant
autour de quelques foyers principaux. Quand il veut les relier directement l’une à
l’autre, ces ponts qu’il établit, et qui sont ses transitions, sont aussi
maladroitement jetés que possible : rien de plus ridicule que les transitions du second chant. Le quatrième chant tout entier est un appendice
dont on ne sent pas d’abord l’utilité : il n’y est pas question de littérature, mais
de morale. En voici le sens : Boileau n’a garde de poser la moralité comme un des
éléments constitutifs de l’œuvre d’art : seulement, il l’exige de l’artiste. Si la
vérité, la sincérité sont les lois suprêmes de l’art, il n’y a plus lieu, dès que
l’artiste est honnête homme, d’exiger qu’il ait le dessein formel et particulier de
faire une œuvre morale : quoi qu’il fasse, il la fera morale, en vertu de sa nature.
Et voilà pourquoi Boileau poursuit le débraillé, le parasitisme, l’envie, la
bassesse chez les poètes, comme les chevilles ou le galimatias dans les vers. Mais
il n’a pas marqué nettement la liaison de ses conseils moraux à ses règles
esthétiques.
Quant au fond, l’Art poétique préjuge une grande question : y a-t-il
une beauté, partant un goût absolus ? Boileau n’en doute pas, et n’estime pas que
certaines formes littéraires soient liées à certains états de civilisation, ni que
l’idéal poétique puisse être relatif et variable selon le génie des peuples. Aussi
ne s’est-il pas soucié de ce qu’on appelle l’histoire littéraire, l’étude du
développement des littératures et des genres, l’examen des conditions et des milieux, qui dans une certaine mesure déterminent la direction du
génie littéraire et les formes de son expression. Cela se sent dans l’Art
poétique : il ignore tout ce qui n’est pas la littérature, et une bonne
partie de la littérature. Tout le moyen âge lui échappe, comme à presque tous ses
contemporains : il voit le xvie
siècle moins
nettement que Chapelain ou Colletet. Même dans l’antiquité, il se représente très
confusément, très inexactement, d’après Horace et Aristote, la naissance et les
progrès du théâtre : il n’a pas l’idée de ce qu’est une ode de Pindare et de ce qui
la différencie d’une ode de Malherbe ; il n’a pas sur Homère les inquiétudes
ingénieuses d’un abbé d’Aubignac368 ; Homère est un très
grand, très grand monsieur, le plus fort et le plus adroit artiste
qu’on ait jamais vu. Ainsi s’explique la confiance de Boileau en ses « règles » ;
elles définissent la perfection absolue, universelle, nécessaire,
celle où doivent tendre toutes les œuvres qu’on fera, et d’après
laquelle on doit juger toutes les œuvres qu’on a faites. Il y a
un type du sonnet, un type de la tragédie, un type de l’épopée : absolument comme dans un problème de
mathématiques il y a une solution vraie, à l’exclusion de toutes
les autres. Quelque étroitesse de goût résulte nécessairement de ce rigorisme
dogmatique.
Boileau a séparé les genres avec trop de précision. On est revenu aujourd’hui de
leur confusion, et l’on reconnaît que leur distinction est fondée en raison. Mais il
faut que ce soit la nature même qui les distingue et les maintienne, comme elle
maintient à peu près les espèces animales. C’est affaire à l’expérience de montrer
s’il y a des formes mixtes qui soient légitimes, c’est-à-dire
viables et permanentes. Boileau a parqué trop soigneusement les espèces littéraires : il les a multipliées aussi trop facilement. Il a
compté comme espèces de simples variétés : élégie, ode, sonnet, ballade, chanson, il
n’a pas vu que tout cela, c’étaient les variétés de l’espèce
lyrisme ; tout à la description des variétés, il n’a pas aperçu la définition de
l’espèce. Il n’a pas saisi non plus le lien plus délicat, mais non moins réel, du
bucolique à l’épique.
Il y a, dans le détail du poème, des incohérences ou des erreurs que les principes
même de Boileau devaient lui faire éviter. Séduit outre mesure par les anciens, il a
loué dans l’églogue précisément le manque de réalité : cédant trop complaisamment au
goût mondain, il a préféré la « mignardise » de Térence au robuste naturel de
Molière. Il a défini l’épopée comme Chapelain et Scudéry, « un roman héroïque
en vers, merveilleux, allégorique et moral »
: par superstition
d’humaniste, il a, contre Desmarets369, maintenu la mythologie
dans la poésie française comme un système d’élégants symboles, sans s’apercevoir
quel démenti il donnait ainsi à son vigoureux réalisme ; et par une légèreté de
bourgeois indévot, il a estimé que le « diable » des chrétiens était toujours et
partout un objet ridicule : ce théoricien de la poésie fermait tout bonnement la
poésie au sentiment religieux.
Mais on a tort de lui reprocher des omissions : dans son Art
poétique, il parle des genres poétiques, de ceux où le
vers est essentiel, et qui ne subsistent pas quand on l’enlève, comme le sonnet,
l’ode, l’épopée, la tragédie même. Mais pourquoi parlerait-il de la Fable ? il
l’omet comme le conte, comme l’épître, comme le
genre didactique, qui tous peuvent se traiter également en prose
et en vers.
La part marquée, aussi grande que possible, aux imperfections de l’Art
poétique, il y reste une grande et forte doctrine, faite de deux pièces
finement ajustées : elle combine le rationalisme moderne avec l’esthétique
gréco-romaine ; elle mêle les deux courants du cartésianisme et de l’humanisme.
Le point de départ de l’Art poétique est celui du Discours de
la méthode : la raison, départie à tous, est en nous la faculté
supérieure, dominatrice et directrice des âmes, douée spécialement de la propriété
de discerner le vrai du faux. Toutes les pensées et les expressions des pensées
doivent avant tout satisfaire la raison :
La raison fait donc la beauté : donc encore, la
beauté sera quelque chose d’absolu, de constant, d’universel ; car ce sont là les trois
caractères par lesquels les choses satisfont à la raison. Mais ainsi, la beauté sera identique à la vérité :
Mais, le vrai, à son tour, c’est la nature
Et elle porte avec elle son évidence :
Ainsi la nature fournit à la poésie un objet universellement et immédiatement connu
pour vrai, par la représentation duquel la poésie fournit un plaisir raisonnable,
c’est-à-dire universellement et constamment perceptible à tous les esprits : voilà
la première idée fondamentale de l’Art poétique. Raison, vérité,
nature, c’est tout un370 ; et Boileau, par ses formules favorites, qui ont
révolté tant de lecteurs superficiels, pose seulement en principe le respect du
modèle naturel.
La doctrine qu’il établit est franchement « naturaliste ». Quand il répète : « Tout
doit tendre au bon sens », il n’étouffe pas plus l’imagination qu’un peintre qui
recommande à ses élèves de faire « d’après nature ». Il proscrit la fantaisie,
l’esprit : il exige la probité, l’oubli de soi-même, la concentration de toutes les
forces de l’esprit, de toutes les ressources du métier dans l’expression du pur
caractère de l’objet. Ce « naturalisme », c’était précisément ce qui manquait aux
victimes des Satires, dont l’ordinaire défaut était de déformer la
nature ou de l’exclure.
L’imitation de la nature est le principe de la beauté dans la poésie : mais quelle
nature imitera-t-on ? jusqu’à quel degré sera poussée l’imitation ? Le tempérament
de Boileau — les satires pittoresques en donnent la preuve — le
poussait à répondre : toute nature est objet de l’imitation artistique ; et
l’imitation n’a pas d’autre limite que l’identité avec l’objet. Mais son goût a
refréné son tempérament. Sous l’influence de certains préjugés contemporains, il a
posé certaines bornes étroites au domaine, et certaines restrictions fâcheuses à
l’exactitude de l’imitation artistique. Cependant, si l’on ne s’arrête pas aux
détails, on voit que son but reste en somme l’équivalence de l’image à l’objet, la
vraisemblance (au sens étymologique), l’illusion. Voyez comment il loue la vérité des personnages dans
Térence :
Seulement, l’art ayant pour objet un plaisir, la ressemblance
doit aller jusqu’où le plaisir cesse ; l’imitation d’une réalité hideuse ou horrible
doit être agréable. Sinon, on sort de l’art.
En général, aussi, le champ de l’imitation n’est borné que par les caractères
intrinsèques du vrai et du rationnel. Il n’y a
pas de science du particulier, ni de l’exception : il n’y a vérité
qu’où il y a universalité et permanence. La
nature que la poésie imitera sera donc la nature commune, celle qui est partout et
toujours, les objets qui existent en vertu de ses lois éternelles, non pas les
accidents de l’individualité, ni les bizarreries des phénomènes monstrueux. Ainsi la
tragédie ne peindra pas les individus, Néron ou Auguste, mais des types humains dans
les apparences Auguste ou Néron. On remarquera, en passant, que sous ce principe
tombent l’histoire, expression des formes passagères, perception
des différences et non de l’identique, et le lyrisme, manifestation du subjectif, émanation de la plus intime
individualité. Il y avait moyen de les sauver, en vertu même du naturalisme : mais
ni Boileau ni le xviie
siècle n’y ont songé.
Dans son naturalisme, Boileau trouve le moyen de fonder en raison
l’admiration, l’imitation des anciens. Ils sont grands, parce qu’ils sont vrais :
ils ont su voir, ils ont su rendre la nature. Et c’est la nature reconnue dans leurs
œuvres, qui nous ravit. Ainsi ils peuvent nous enseigner à voir et à rendre.
L’immortalité de leurs œuvres garantit l’excellence de leur méthode. Donc,
l’antiquité, c’est la nature ; et imiter l’antiquité, c’est user des meilleurs
moyens que l’esprit humain ait jamais trouvés pour exprimer la nature en perfection.
Voilà comment Boileau achève l’œuvre commencée il y a plus d’un siècle par Ronsard,
et fait triompher définitivement la doctrine qui voulait régler la poésie moderne
sur l’idéal ancien, sur les modèles anciens. Il n’y parvient qu’en la réduisant au
rationalisme. Du coup, l’idolâtrie servile du xvie
siècle est transformée en estime raisonnable.
Mais il vaut la peine d’y faire attention pour consoler ceux qui ont cru le génie
français opprimé par le culte de l’antiquité : la raison ne reçoit de loi que
d’elle-même ; et, du moment que c’est la nature qu’on aime dans l’antiquité, il
pourra bien arriver que parfois (comme dans l’épopée ou l’églogue) on reçoive pour
vraie nature ce qui n’existera pas hors des œuvres anciennes ; mais il arrivera bien
plus communément qu’on trouvera dans les œuvres anciennes la nature contemporaine,
crue éternelle ; et si elle n’y est pas, on l’y trouvera cependant. En d’autres
termes, le xviie
siècle fera les anciens à son image,
plus encore qu’il ne se fera à l’image des anciens, et — son absence de sens
historique venant en aide à son rationalisme — il modernisera
l’antiquité.
Il résulte de ce qui précède que la perfection de la poésie ne consiste pas dans la
nouveauté : et Boileau signale au contraire la nouveauté comme
une des plus dangereuses séductions qui puissent égarer un poète. Il ne faut se
soucier que de la vérité : les âmes et les arbres d’aujourd’hui sont pareils aux
âmes et aux arbres d’il y a deux mille ans. Mais l’originalité jaillira de l’étude
sérieuse du modèle, et de l’effort consciencieux pour y égaler l’imitation. De là
vient qu’on peut reprendre sans scrupule les sujets des anciens : une fable de
Phèdre, une tragédie d’Euripide, une comédie de Plaute. L’invention demeure entière
dans de vieux sujets. On conçoit aussi pourquoi il n’y a rien de servile dans le
respect de Boileau pour les œuvres consacrées par le temps. Le consentement
universel est signe pour lui de vérité : si trente siècles et dix peuples ont adoré
Homère, c’est que ces siècles, ces peuples ont reconnu la nature dans Homère ; et il
y a chance qu’elle y soit, si tant d’individus si différents de mœurs et de goût l’y
ont vue.
L’imitation des anciens fournit à Boileau le moyen de transformer en forme d’art
l’observation de la nature. Elle l’aide à éviter l’écueil du positivisme littéraire,
qui est la négation et la suppression de l’art. C’est là que conduisait le
rationalisme cartésien, qui, traitant scientifiquement la poésie,
devait méconnaître la nature et la valeur de la forme poétique : n’y voyant que les
signes des idées, il n’y exige que la clarté et la justesse, il
la réduit à un système d’abstractions. Grâce aux modèles anciens, qu’il eut le
mérite de comprendre et de sentir comme œuvres d’art, Boileau
maintint la notion de l’art dans la littérature.
À vrai dire, la transformation de son naturalisme scientifique en naturalisme
esthétique ne se fit pas sans quelque peine. La soudure des deux doctrines n’est pas
toujours très bien faite, et l’on sent un peu de difficulté à mettre partout
d’accord la vérité, équivalent rationnel de la nature, avec la vraisemblance, qui en est l’expression artistique. Cependant on
saisit sa pensée à travers l’insuffisance de l’expression : il faut la vérité, et il
faut la vraisemblance ; la vraisemblance, c’est la vérité rendue sensible par une
forme d’art.
On a souvent attaqué Boileau sur la part qu’il faisait à l’art. On lui a reproché
d’étouffer l’imagination par des règles sévères : rien de plus indiscret et déplus
faux. Enseigner le dessin, ce n’est pas comprimer, c’est armer le génie du peintre.
Si on relit le début de l’Art poétique, on y trouvera sans peine que
Boileau exige du poète la vocation, le don naturel et spontané. Il croit même — avec
raison — que les aptitudes poétiques sont spécialisées pour l’un ou l’autre des
principaux genres : on est épique, ou élégiaque, ou dramatique. Si l’on n’est pas né
poète, il ne faut pas faire de vers, et si l’on n’est pas né poète épique, il ne
faut pas faire d’épopée. Cela dit, Boileau passe. Pourquoi ? parce qu’il n’y a pas
d’enseignement qui donne le génie. Il s’adresse à ceux qui l’ont, et il va leur
apprendre le métier.
Est-il utile aujourd’hui de justifier l’importance que Boileau attribue au métier,
de prouver que le génie ne dispense pas du métier, et qu’il n’y a pas de
chef-d’œuvre sans métier ? Jamais Boileau ne fut plus artiste que dans son estime de
la technique. Tout le premier chant de l’Art
poétique n’est qu’une exposition des procédés essentiels de la technique
classique. Il pose les lois de la versification, qui sera correcte d’abord, mais
aussi harmonieuse, expressive ; il pose les lois du style, qui sera correct et
clair, mais efficace et expressif, les lois de la composition qui sera juste et
proportionnée : vers, langage, plan, ce sont trois moyens, qui doivent concourir à
approcher l’objet naturel, sans le déformer, de l’esprit du lecteur.
Puis il passe aux genres : les genres,
subdivisions des arts, sont comme eux des conventions qui font
abstraction d’une partie des caractères naturels pour en mettre quelques-uns en
lumière. Les règles des genres se tirent de leurs définitions ; et l’imitation de la
nature se détermine, en sa manière, par les règles du genre que l’auteur élit. Chez
les anciens, les genres se distinguaient par la forme, par le
mètre : chez nous, ils se distinguent surtout (du moins les principaux) par le fond,
par l’impression, la forme restant libre dans une large mesure. La Renaissance et le
xviie
siècle, par conséquent Boileau, mêlent la
théorie ancienne et l’idée moderne. Boileau définit un certain nombre de genres fixes, où la couleur, l’impression peuvent varier, non le mètre ; il
énonce minutieusement les règles du sonnet, pour qui il semble avoir la dévotion
d’un précieux, ou d’un Parnassien. D’autres genres, surtout les grands genres, sont
définis par le caractère intellectuel et sentimental de leur imitation : satire,
ode, épopée, tragédie, comédie. Les règles formelles y sont peu nombreuses, et
connues, comme les unités dramatiques, que Boileau énonce en deux vers, ou la coupe
en actes, qu’il ne se donne pas la peine d’indiquer.
Les grands genres, où Boileau s’arrête en son 3e chant, sont
l’épopée, par tradition antique, et par respect d’Homère et de Virgile, la tragédie
et la comédie, par tradition aussi, mais surtout par sentiment de leur importance
actuelle, par goût personnel et conscience du goût commun de son siècle. Il demande
à la tragédie la vérité, l’intérêt, la passion ; je n’insisterai pas sur l’idée
qu’il nous donne d’une tragédie psychologique et pathétique, composée par un artiste
curieux et scrupuleux : c’est inutile ; cette tragédie dont Boileau nous développe
la formule abstraite, nous la retrouverons tout à l’heure, vivante, dans Racine. Car
c’est à Racine qu’il a constamment songé : Racine avait réalisé son idéal.
Molière ne l’a pas satisfait : il a préféré Térence, plus par préjugé mondain que
par superstition pédante. Car, ici, Boileau a subi le joug fâcheux de ses idées
d’homme bien élevé : il a voulu imposer à la comédie le ton des salons, par suite il
ne lui a laissé à peindre que la vie des salons. Il donne d’abord le principe
naturaliste :
Mais il le restreint aussitôt :
Voilà pour l’objet : quant à l’expression, il la veut fine, délicate, observatrice
de toutes les bienséances mondaines. Cela mène à la comédie spirituelle du
xviiie
siècle : Destouches, Gresset, Collin
d’Harleville, voilà ce qui peut sortir de la théorie de Boileau. Il n’a pas vu que
la source vive, inépuisable, où s’alimente la comédie, toute la
comédie, même la plus haute, c’était la farce populaire, et non la plaisanterie
moderne : de là sa rigueur contre Molière, qu’il trouve trop peuple, entendez trop chaud, trop franc, trop grossièrement vivant. Voilà la
grande erreur et la grande inconséquence de Boileau dans sa théorie du comique : et
c’est autrement grave que de proscrire le mélange du rire et des larmes, que de
condamner à l’avance le drame, les pièces
mixtes.
Il y a un point où le naturalisme classique diffère beaucoup de celui de nos
contemporains. Il ne regarde pas seulement l’objet ; il regarde aussi l’esprit
humain, auquel il veut présenter l’objet ; et tant par une règle d’urbanité mondaine
que par une tradition artistique de l’antiquité, il fait effort pour présenter
l’objet par ses caractères agréables à l’esprit. Il se dorme pour mission de mettre
en contact les deux natures, celle des choses et celle du public, et il tient compte
de l’une aussi bien que l’autre. C’est une chose curieuse que cet art du
xviie
siècle qu’on accuse de n’avoir connu que la
froide raison, est celui qui fait le plus une loi d’adapter la nature à l’esprit, et
qui pose nettement le plaisir comme sa fin suprême, comme la condition nécessaire et
presque suffisante de la perfection. A la tragédie, il donne un ordre d’émotions ; à
la comédie, un autre : et la représentation vraie des choses ne
lui suffit pas, si on ne donne à cette représentation un agrément ou pathétique ou
plaisant. Et voilà encore qui limite le choix ou détermine l’expression des objets :
il en faut , ou il y faut insinuer un caractère sensible,
par où ils soient doux à l’âme. Cette méthode n’est pas sans danger, elle peut mener
à humaniser la nature à l’excès ; mais le génie consistera à
trouver des agréments dans la vérité, et à faire que le plaisir du public soit
attaché aux mêmes choses où consiste la fidélité de l’imitation.
De cette conception du but de l’art, résultent certaines particularités du langage
de Boileau ; au vrai, au simple, au naturel, qu’il réclame, s’ajoutent des expressions faites d’abord pour
inquiéter : le pompeux, le noble, le fin, l’agrément, l’ornement. En
général, ces mots qui impliquent une intervention de la personne de l’artiste et une
accommodation de la nature à l’esprit, se rapportent à l’idée, que l’art ne saurait
se passer de plaire. Sa fonction consiste à établir un rapport entre les choses et
l’esprit, de façon que l’esprit goûte la vérité des choses. Mais la grande loi reste
toujours la vérité, d’autant que ces natures tout intellectuelles du xviie
siècle ne sauraient se plaire aux objets où leur raison
ne trouve point de vérité. Il ne faut pas par conséquent attacher trop de sens, ni
un mauvais sens, à toutes les expressions de Boileau qui nous semblent des
dérogations à la probité ordinaire de son naturalisme. J’ai signalé ses défaillances
particulières : elles n’altèrent point la portée générale de sa doctrine. Il faut en
le lisant bien définir les mots dont il se sert, et l’on verra, par exemple, quand
il trouve du sublime dans une phrase assez vulgaire d’Hérodote, ou quand Ménage en
trouve dans la satire des Embarras de Paris, on verra que pour
Boileau et pour Ménage, pour les gens de ce temps-là, le sublime
répond à peu près à ce que nous appelons l’intensité expressive du
langage.
Voilà, dans ses grandes lignes, la doctrine de l’Art poétique. Le
poème eut un très grand succès. Le siècle y reconnut son goût, un peu parce qu’il
n’y remarqua que ce qui était adéquat à son goût. La querelle des anciens et des
modernes, dont nous parlerons en son temps, montra que l’accord n’était pas parfait
entre l’auteur de l’Art poétique et le monde qui l’admirait. Mais, au
contraire, l’accord était parfait entre Boileau et le groupe des grands écrivains
qui ont illustré la fin du siècle : l’art naturaliste qu’il s’est
appliqué à définir nous donne la formule même des chefs-d’œuvre. Il a eu conscience
de ce qu’on pouvait faire en son temps, et il a aidé de plus grands génies que lui,
La Fontaine, Racine, Molière, à en prendre conscience. De là l’autorité qu’ils lui
ont reconnue. Ne serait-il que le théoricien du xviie
siècle, sa place dans notre littérature serait grande. Mais il se pourrait que son
naturalisme, dans lequel un rationalisme positiviste se combine avec la recherche
d’une forme esthétique, et qui pose ces trois termes comme identiques ou
inséparables, plaisir, beauté, vérité : il se pourrait que ce fut
en somme la doctrine littéraire la plus appropriée aux qualités et aux besoins
permanents de notre esprit371.
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