Chapitre I
Les mondains : La Rochefoucauld, Retz, Madame de Sévigné
L’année 1660, où Louis XIV prend en main le gouvernement, marque aussi le point de
partage de l’histoire littéraire du siècle. La période antérieure est une période de
confusion et d’irrégularité au milieu de laquelle émergent quelques chefs-d’œuvre,
cinq ou six tragédies de Corneille et de Rotrou, les Provinciales de
Pascal, et (pour nous seulement) ses Pensées. Mais tout s’organise,
l’esprit classique mûrit, prend conscience de lui-même, les influences fâcheuses sont
repoussées, les éléments disparates sont éliminés : les forces qui tendent au vrai, au
simple, à la raison enfin, prévalent ; et les résultats apparaissent autour de
1660.
À cette date, la défaite politique des classes aristocratiques en a rendu toutes les
forces intellectuelles disponibles pour l’activité mondaine et littéraire. A cette
date, Bossuet, Molière viennent d’arriver à Paris. Boileau commence à écrire. Racine
va trouver sa voie, et La Fontaine se découvrir. A côté d’eux, derrière eux,
paraîtront Bourdaloue et Malebranche, La Bruyère et Fénelon, et que l’étude des grands
esprits et des chefs-d’œuvre : les courants contraires s’enfoncent et disparaissent,
et les forces hostiles semblent paralysées. L’union de l’art antique et de la raison
moderne dans les hautes intelligences littéraires a produit ce merveilleux
épanouissement. À cette fécondité contribuent trois ou quatre générations
d’écrivains : et l’on aperçoit parmi les jeunes génies qui surgissent des esprits
mûrs, lentement formés et fortifiés dans les troubles efforts de l’âge précédent.
On peut partager le siècle en quatre ou cinq générations : la première, de Richelieu
(1583) à Corneille (1606), a disparu, ou vieilli en 1660 ; la suivante, de La
Rochefoucauld (1613) à Bossuet (1627), a sa pleine vigueur, alors que la troisième,
celle de Boileau, de Louis XIV et de Racine (1636-1639), entre seulement dans la vie,
dans l’activité indépendante et consciente ; la quatrième, de La Bruyère (1643) à
Regnard (1633), ne s’avancera au premier plan que dans les dernières années du siècle,
tandis que la suivante, avec La Motte (1672), formée avant 1713, inaugurera en sa
maturité le xviiie
siècle intellectuel auquel les
Montesquieu (1689) et les Voltaire ( 169 î) appartiendront tout entiers, gardant
seulement en leurs esprits quelques reflets de ce xviie
siècle, dont les dernières lueurs auront éclairé leur enfance. D’une génération à
l’autre, la brutalité, la volonté diminuent ; la raison étend son activité en
élargissant son indépendance, et développe un individualisme intellectuel ; les âmes
ont moins de ressort, moins de fierté, une étoffe plus fine et plus molle ; les
esprits se clarifient en se simplifiant, jusqu’au moment où ils se compliquent de
nouveau, non plus pour obéir à des modes du dehors, mais par un effet de leurs
multiples acquisitions.
Pour étudier le grand ensemble que forment les œuvres de la seconde partie du
xviie
siècle, il conviendra de porter d’abord notre
attention sur celles qui, appartenant plutôt à des mondains qu’à des artistes, nous
font ainsi connaître à la fois le milieu où se formèrent et le public auquel
s’adressèrent les artistes. Ensuite nous regarderons, dans Boileau, les grandes
théories d’art qui nous expliquent les créations de l’éloquence et de la poésie
classiques, dans ce qu’elles ont de propre à l’égard de l’œuvre des autres siècles, et
dans ce qu’elles ont entre elles de commun.
La vie de La Rochefoucauld peut se résumer en deux mots : une période d’action
furieuse, où l’amour, l’ambition, la passion de jouer un rôle, ne lui attirent que
déconvenues, désastres, ruine de ses affaires et de son corps ; une période de
méditation amère, lorsque, infirme et vieilli avant l’âge, il se remet en mémoire ce
que lui ont valu ses hautes aspirations, lorsqu’il raconte les faits auxquels il a
pris part, dans ses Mémoires, et en tire la philosophie, dans ses
Maximes.
Rien ne réussit à cet homme, pourtant supérieur, parce qu’il n’avait pas une nature
simple. La vanité, chez lui, entravait l’ambition ; la passion déconcertait les
calculs de l’égoïsme ; l’intelligence faisait hésiter la volonté : il était
irrésolu, inconstant ; il paraissait peu sûr à son parti, qui ne lui pardonnait
point de le juger parfois, et de se juger lui-même en tant qu’il y coopérait, avec
trop de clairvoyance. De là ce je ne sais quoi de trouble, de là
cette impuissance à remplir son mérite, que signale un ennemi
pénétrant, le cardinal de Retz. Un des premiers, et de cela encore son parti lui sut
mauvais gré, le duc de la Rochefoucauld350
comprit que la royauté avait partie gagnée contre la noblesse, et se résigna à
recevoir la compensation quelle offrait au lieu de l’influence politique annulée, la
sécurité oisive de la vie mondaine, brillamment rehaussée de l’exercice désintéressé
des forces intellectuelles. Il y chercha l’adoucissement de ses désillusions, et se
fit une vieillesse paisible, sinon heureuse, illuminée d’exquises amitiés de
femmes : au premier plan, Mme de Sablé, puis Mme de la Fayette ; d’un peu plus loin,
Mme de Sévigné. IL n’était pas causeur ; une pointe d’amertume passait dans la
gravité souriante de ses propos ; il portait avec une grâce héroïque l’incurable
blessure que la trahison de la vie lui avait faite.
Il avait caché son moi : il ne l’avait pas ôté, comme dit
Pascal : on le voit bien aux Mémoires, où il règle sans en avoir
l’air les comptes de toutes ses rancunes, et compose son personnage pour la
postérité. Les Maximes sont plus sincères, parce qu’elles sont plus
générales, et confessent le siècle avec l’auteur. Il les élabora lentement, sous le
contrôle rigoureux de l’expérience, non la sienne seulement, mais celle de tout son
monde. Mme de Sablé s’était retirée depuis 1659 auprès de Port-Royal, ajoutant la
dévotion à tous ces défauts et qualités qui composaient sa charmante personne. Son
salon fut un des lieux où la préciosité s’épura en politesse. Tournant son goût de
fine subtilité vers les solides réalités du cœur, elle se plaisait, et l’on aimait
autour d’elle à faire des sentences ou maximes.
Ce fut la forme où s’arrêta La Rochefoucauld, pour y ramasser son expérience.
Prenant parfois les sujets que la conversation dans le salon de son amie lui
fournissait, ou bien apportant sa matière dégrossie et taillée en formes encore
imparfaites il creusa, polit, compléta, corrigea ses Maximes pendant
cinq ou six années ; il soumettait tout au jugement de Mme de Sablé, à celui de
leurs communs amis.
Le recueil parut en 1665 : peu après, l’amitié de Mme de la Fayette devint
prépondérante et ce fut sous cette influence nouvelle que se fit la révision des
Maximes d’une édition à l’autre jusqu’à la cinquième (1678). Mme de
Sablé, janséniste, et qui avait vu les temps où l’homme se montrait à nu, n’avait
pas réprimé le pessimisme de La Rochefoucauld : Mme de la Fayette, mondaine timorée,
et qui estimait inutile de dire au vrai certaines choses, s’appliqua à atténuer
l’amertume désenchantée du livre, à en brider la franchise aiguë par des indulgences
de bon ton. Cependant le sens et la portée des Maximes ne changèrent
pas.
« Les vertus se perdent dans l’intérêt comme les fleuves se perdent dans la
mer. — Les vices entrent dans la composition des vertus comme les poisons entrent
dans la composition des remèdes. »
Voilà la note, et l’essence du livre.
Il n’y a dans le monde qu’égoïsme, c’est-à-dire intérêt : ni vertu, ni dévouement,
peu même de ces passions, qui, égoïstes en leur principe, s’absorbent dans leur
objet jusqu’à l’entier désintéressement. Les belles actions ne sont que de beaux
dehors. Il n’y a pas de vrais amis ; il n’y a pas d’honnêtes femmes, c’est-à-dire
qui le soient par choix et avec satisfaction. La nécessité de
notre nature nous fait vicieux ; la nécessité de la fortune nous fait heureux ou
malheureux ; ni notre volonté n’élude la nature, ni notre mérite ne gouverne la
fortune.
Cela n’est pas gai, et cela fit scandale. Les femmes surtout, qui sont volontiers
idéalistes et optimistes, se récrièrent contre ces définitions si peu flatteuses de
l’homme et de la femme. Les plus spirituelles reconnurent pourtant que l’observation
était exacte. Mme de Maure demandait seulement qu’on mît des quasi
aux affirmations universelles, en faveur des exceptions possibles et réelles. Mais
la plus pure, la plus noble âme, à qui Mme de Sablé ait adressé le manuscrit des
Maximes, Mme de Schomberg, se déclarait impuissante à contredire
des vérités, que son indulgente bonté n’aurait pas toute seule découvertes. Elle
était attristée et persuadée. Ceux qui applaudirent, c’étaient les jansénistes ; ils
retrouvaient, par cette impitoyable analyse de l’égoïsme humain, la démonstration de
notre corruption dans l’état de la nature déchue. MM. de Port-Royal ne pouvaient pas
méconnaître que l’enquête conduite par La Rochefoucauld aboutissait à la conclusion
même qui s’ébauchait dans les notes confuses laissées par M. Pascal, et donnait une
base rationnelle aux dogmes de la chute et de la grâce. Et qui sait si le succès des
Maximes ne leur a pas persuadé qu’ils pouvaient sans danger pour la
gloire de leur ami donner les fragments décousus de son œuvre inachevée ?
Au reste La Rochefoucauld n’est pas janséniste : aucune idée religieuse ne le
guide. Il formule impartialement, avec une probité scientifique, les lois des faits
qu’il a observés. Mais comme il dit en cinq mots la vérité que le roman dilue en un
volume, notre amour-propre trouve le breuvage amer. Les grimaces, pourtant, sont
inutiles : La Rochefoucauld a vu ; et il serait difficile de lui
contester rien d’important. Surtout il a vu son temps, le temps de
la Fronde, le temps des romans héroïques et des tragédies cornéliennes. Chacune de
ses maximes est comme une piqûre d’épingle qui dégonfle l’idéal
emphatique ou les aspirations surhumaines de l’âge qui finit. Ce témoin, cet acteur
des brillants drames de l’amour et de l’ambition, une fois qu’il a quitté la scène,
nous dit ce qu’il a trouvé, en lui, autour de lui ; toujours, partout, une base
d’égoïsme et de calcul. Que pouvait lui offrir un Condé, un Retz, un Mazarin ? En
son temps, en son monde, il ne pouvait voir que ce qu’il a vu ; et s’il faut
corroborer son témoignage par d’autres, demandez à la bonne Mme de Motte-ville, qui
n’avait pas des yeux de lynx, ce qu’elle en pense : elle n’a pas pu vivre à la cour,
et continuer de croire au désintéressement. Ainsi les Maximes sont
comme le testament moral de la société précieuse.
Elles sont aussi son testament littéraire. Il y a encore du bel esprit, du
pailletage, des concetti dans les maximes : il y
en avait surtout dans la 1re édition. Mais, à l’ordinaire, la
pensée est solide, exacte : la finesse est dans le discernement et dans la notation
des nuances, dans l’appropriation exquise du mot à l’objet, dans la vaste
compréhension des brèves formules, qui mettent l’esprit en branle, et l’obligent à
parcourir un long cercle d’idées inexprimées. Mme de Schomberg aimait dans La
Rochefoucauld « des phrases et des manières qui sont plutôt d’un homme de
cour que d’un auteur »
. Elle avait raison, et ce style est exquis de
naturel — de naturel laborieusement exprimé, mais enfin de naturel effectivement
réalisé. C’est la perfection — pour la première fois manifestée — du style mondain,
point artiste, qui tire toute sa valeur de ses propriétés intelligibles.
À cette date de 1665, contemporaine des Satires, antérieure de deux
ans à Andromaque, de cinq aux Pensées, les
Maximes sont un événement considérable, et par leur fond, et par
leur forme. Toutes mondaines d’origine, elles manifestent le pur génie du monde et
sa naturelle direction. De la littérature dont on l’amuse, le monde a deux
formes qui n’existaient pas isolément, a constitué pour son divertissement deux
genres qu’il a rendus ensuite à la littérature : les Maximes et les
Portraits. Or que sont ces genres essentiellement ? Ils servent à
décrire et à définir : leur contenu, ce sont les types et les lois. Ce sont donc
deux genres éminemment scientifiques, des instruments d’abstraction et de
généralisation : ils donnent les résultats de cette étude de l’homme qui est
l’affaire de tout le siècle, avec une exacte précision, en éliminant tout ce qui est
invention d’artiste, fantaisie, roman, effet sensible ou pittoresque pour le
plaisir. Nulle part mieux que dans la création de ces deux genres, l’esprit mondain
du xviie
siècle n’a marqué son identité intime avec
le rationalisme scientifique.
Aussi je ne suis pas de ceux qui estiment les Maximes de La
Rochefoucauld comme un de ces chefs-d’œuvre dont la date et l’occasion font
l’importance, et qui s’amoindrissent en vieillissant. Il ne faut pas les confondre
avec les recueils plus ou moins ingénieux et factices qui en sont comme la
postérité. Pour La Rochefoucauld, chacune de ses réflexions représente une
collection de faits, et nous en peut suggérer une analogue. C’est vraiment encore
aujourd’hui un précieux recueil, pour qui ne se contente pas de le lire une fois.
Autour de ces maximes, chacun de nous peut distribuer son expérience, en prendre
conscience, et la préparer pour l’usage en la classant. C’est un guide qui nous
désenchante, même de nous-mêmes. Le remède à la naïveté, mais le remède aussi à la
vanité, est là, dans ce petit volume presque tout entier excellent et substantiel,
dont ceux-là seuls médiront, qui n’auront pas su s’y connaître.
Le xviie
siècle a gardé le même août que le
xvie
pour les Mémoires, et pour
les mêmes raisons. Mais il s’y ajoute alors une raison nouvelle, la curiosité de
démêler les variétés des sentiments et des mobiles, la curiosité de l’homme en soi :
et tous les mémoires — ou les meilleurs — prennent alors tout naturellement la
couleur d’un document psychologique. La délicatesse de la culture mondaine affine
l’esprit et le style des auteurs, et de là vient, avec la richesse du genre,
l’agrément des œuvres : il en est peu que la forme au moins ne fasse lire ; et
beaucoup sont vraiment et solidement exquises. Je ne m’attarderai pas cependant à
les étudier une à une351 ; je ne
fais point ici une galerie de portraits. Il me suffira de prendre pour type du genre
l’œuvre supérieure qui contient et dépasse toutes les autres : je parle des
Mémoires du cardinal de Retz352, puisque ceux de
Saint-Simon appartiennent décidément au xviiie
siècle.
Retz écrivit ses Mémoires après 1671 : mais tout y est antérieur à
1660, esprit et style. Tandis que La Rochefoucauld dément Corneille, Retz le
réalise : toute sa vie, son caractère, ses écrits, sont un perpétuel et
une illustration de la tragédie cornélienne. On l’a fait d’Église malgré lui, pour
conserver dans la famille l’archevêché de Paris : dès qu’il a reconnu la nécessité
d’être prêtre sans vocation, peut-être sans foi, il cesse de regimber ; sa volonté
se fixe un but, le ministère ; pour y atteindre, il prêche le bon peuple de Paris,
il répand les aumônes ; il est populaire. La Fronde précise ses espérances : il
combat, il sert, il trompe la cour, les princes ; il tient le Parlement et le duc
d’Orléans ; il négocie à Rome, il y jette cent mille écus ; le voilà cardinal ;
c’est une nécessité pour un prêtre qui veut être ministre. Mais la Fronde avorte, et
toute son habileté le mène à une prison.
Dans sa ruine, la mort de son oncle lui donne une force avec qui la royauté devra
compter : de coadjuteur il devient archevêque de Paris. On négocie sa démission : il
la vend, la retire, s’évade. Pendant six ans il lutte désespérément pour sauver au
moins les débris de son naufrage. On ne saurait imaginer ce qu’il dépense d’adresse,
de ressources et de force d’esprit, d’éloquence, pour obtenir de rentrer en France
en gardant son archevêché, où un homme comme lui pourrait recommencer une carrière,
sans compter les riches revenus, qu’il ne dédaigne pas ; il faut lire ses lettres
pour le connaître. Il fait jouer toutes les machines : en même temps qu’il intrigue
vigoureusement, il joue au prélat persécuté, au martyr, il étale ses angoisses
pastorales, d’être loin de son troupeau, de le savoir délaissé, sans guide et sans
gardien ; il envoie en France des mémoires, des lettres, où respire l’âme
évangélique des Athanase et des Grégoire : le merveilleux comédien !
La paix des Pyrénées le convainquit que la partie était irrémédiablement perdue. Il
ne s’obstina pas : il ne chercha qu’à tomber avec grâce — en se faisant le moins de
mal possible. Il s’assure sous main des intentions du roi : alors, sans marchander,
sans stipuler, sans se défier, il écrit au roi une lettre où il abandonne tout ; il
se démet de l’archevêché de Paris. Il a bien joué le coup de la grandeur d’âme : les
compensations attendues lui sont données, de riches abbayes, dont Saint-Denis.
Il rentre en France, et sa volonté embrasse la seule vie qui pût conserver sa
gloire. Il est difficile, quand on a perdu de telles parties, de vivre, de vieillir
avec dignité : Retz y réussit. Il lui suffit de se donner l’air de renoncer à tout,
de sembler ne garder du passé ni une espérance, ni un regret, ni un ressentiment. Il
s’appliqua à payer ses dettes énormes ; il jouit de la conversation des honnêtes
gens ; il écouta Boileau, Molière, qui parfois vinrent lui lire leurs œuvres
nouvelles. De temps à autre, il allait à Rome, pour le service du roi, et montrait
dans les négociations, dans les conclaves, que son génie ne s’était pas affaibli. Il
n’aurait pas été fâché de persuader à Louis XIV qu’il était capable d’être un
excellent ministre des affaires étrangères : mais il ne marqua cette secrète
espérance que par l’empressement de son service. Enfin, quand il fut tout à fait
certain que sa vie était finie, il se démit du cardinalat : humilité que le public
admira, et qui découvrit au malin Bussy le secret du personnage. Retz est bien
cornélien toute sa vie d’un bout à l’autre est une œuvre de volonté. Rien ne le
retient : religion, piété, intérêt public, probité, ce ne sont pour lui que des
moyens. Rien ne l’égare aussi, pas même ses vices, ni son amour-propre, qui servent
ou qui s’effacent à propos. Et par Retz se révèle l’affinité de l’héroïsme cornélien
avec la virtù italienne : il est sublime d’absolue immoralité dans
la grandeur d’âme continue.
Ses Mémoires sont une des occupations décentes de ses dernières
années : ils suffiraient à montrer que le personnage n’a pas changé. Retz se joue
impudemment de la vérité : il dit ce qu’il veut qu’on croie, il prépare sa figure
pour l’immortalité. Aucun mensonge ne lui coûte pour se faire valoir : il fausse les
dates, dénature ou suppose les faits. N’ayant pas, au reste, la vanité
professionnelle de l’écrivain, il n’en a pas les scrupules d’art, et il copie
indifféremment les documents qu’il a sous les yeux, journaux ou pamphlets, autant
que cela sert à son dessein. Mais il est à noter qu’il n’affadit pas son
personnage : il lui arrive de se noircir à plaisir : il ne lui déplaît pas de
montrer combien son âme est supérieure aux préjugés, aux vertus des âmes médiocres.
Comme il n’a pas moralisé son récit, ses mensonges n’altèrent pas la vérité générale
de ses peintures : dans l’ensemble, son temps et lui y sont admirablement
représentés avec une incomparable vigueur. Sa narration est chaude, vivante,
pittoresque : elle est tumultueuse, « grouillante », comme la réalité, mais avec
cela d’une lumineuse netteté. Il y a peu de pages qui donnent mieux la sensation du
Paris des jours d’émeute, que son tableau des Barricades.
Aux narrations s’ajoutent deux éléments que Retz a su employer avec une rare
maîtrise : les raisonnements politiques, et les portraits. Non par une nécessité
seulement de son sujet, mais par un goût qui fut celui de toute sa génération, Retz
se complaît aux réflexions sur la politique : et il y a peu de morceaux plus amples
à la fois et plus profonds que le début de sa seconde partie où il recherche les
causes de la guerre civile. Pascal même n’a pas signalé par un mot plus saisissant
le danger de poser certaines questions sur l’origine du pouvoir, sur l’accord du
droit des rois et du droit des peuples. Retz se plaît à détailler les conversations,
les discussions politiques, où chaque partie fait valoir son intérêt de gloire ou de
profit : et son entretien avec Condé, au début de la Fronde, fait vraiment pendant
aux grandes scènes politiques de Corneille.
Le goût des portraits, Retz l’a pris aussi à son monde ; il y a été vraiment
supérieur. Esquisses ou profils rapides, portraits en pied curieusement étudiés, on
en trouve de toutes les sortes chez lui, et qui ne sont jamais insignifiants. En
deux mots, il définit un homme, par sa propriété essentielle ; ou bien il développe
tous les replis, fait valoir toutes les nuances, explique tous les rouages avec une
clairvoyance qui devient à l’égard de ses ennemis la plus exquise perfidie. Il a
marqué Richelieu, Mazarin, La Rochefoucauld, tous les acteurs de la Fronde, de
traits inoubliables. Ce n’est pas qu’il faille toujours le croire : il fausse
parfois ses portraits, non parce qu’il voit mal, mais selon l’idée qu’il veut donner
de l’original. Il manque de probité, non de pénétration.
Si ses portraits ne sont pas toujours vrais individuellement, ils le sont
humainement. Retz fausse l’histoire, non la psychologie. Et, portraits ou récits,
ses Mémoires sont d’un bout à l’autre une peinture curieuse du jeu
complexe des sentiments et des intérêts humains. Retz a une connaissance profonde de
son modèle, et une connaissance pratique, non théorique. Il a pénétré l’homme, mais
aussi les hommes, chaque homme : la psychologie était une partie et la base même de
sa politique. Il s’entendait étonnamment à évaluer les actions ou les réactions que
pouvait fournir chaque homme, de façon à y proportionner son jeu. Il faut lire avec
quelle sûreté il joue de Gaston d’Orléans ; il en connaît le ressort, la peur ; mais
il sait exactement les degrés et les moments, quelle pression, en quelles
circonstances, produira la passivité, l’activité ou sentimentale ou oratoire ou
physique, enfin le courage même.
Retz est un grand écrivain, mais il date de Louis XIII plutôt que de Louis XIV. Il
a une propriété, une vivacité singulières d’expression : plus de corps et de couleur
que de délicate élégance, de la vigueur même dans la finesse ; de longues périodes
chargées d’incidentes et de participes, un large emploi des pronoms, souvent bien
éloignés du nom qu’ils ont charge de suggérer, des archaïsmes, de libres tournures :
à ces dernières marques surtout, on reconnaît un style formé avant les
Provinciales.
Les recueils de lettres353 sont plus nombreux encore que les Mémoires,
et peut-être encore plus agréables : cette richesse et cette perfection s’expliquent
aisément par la vie de société qui fait du commerce des esprits une des nécessités
de l’existence, et qui, les affinant, leur impose de n’offrir à autrui que le
meilleur d’eux-mêmes. Dans ce grand nombre de correspondances, je choisirai celles
qui, n’émanant pas des écrivains, éclairent le mieux l’histoire
littéraire, ou l’enrichissent le plus. Il convient de faire une place au roi354, qui
dans ses Mémoires et dans ses Lettres, se montre à son
avantage, avec son sens droit et ferme, son application soutenue aux affaires, sa
science délicate du commandement : une intelligence solide et moyenne, sans hauteur
philosophique, sans puissance poétique, beaucoup de sérieux, de dignité, de
simplicité, une exquise mesure de ton et une exacte justesse de langage, voilà les
qualités par lesquelles Louis XIV a pesé sur la littérature, et salutairement
pesé.
Parmi les courtisans et gentilshommes dont on a des lettres, deux nous arrêteront
comme des types largement représentatifs : Bussy et Saint-Evremond, deux hommes
d’esprit dont l’esprit a causé le naufrage, et qui ont vieilli sans emploi, en exil,
l’un au fond de la Bourgogne, l’autre en Angleterre : Bussy355, vaniteux et tempérament brutal, esprit fin, souple et sec,
sans fantaisie et sans flamme, d’un goût sûr plutôt que large, d’un style net et
propre en perfection, railleur, flegmatique et dangereux ; Saint-Evremond356, spirituel et négligé, jouissant de sa
nature avec un complet abandon, libertin de mœurs et de croyance, d’un goût
original, à la fois Louis XIII et Régence sans rien de Louis XIV, laissant aller son
style et dépouillant la préciosité par haine de l’effort et de la prétention.
La littérature tient une grande place dans les lettres de Bussy : il donne son avis
sur tout ce qui paraît, et il en parle à merveille, en grand seigneur qui est
académicien, et ami des Pères Rapin et Bouhours357. Il nous
aide à nous figurer l’état d’esprit de ce public qui admirera un peu pêle-mêle
Benserade, La Fontaine, Perrault, Boileau, plus sensible aux qualités effectives des
œuvres qu’aux principes spéculatifs des théoriciens, plus sensible surtout à la
convenance qu’à l’art, à la vérité qu’à la poésie, et parfaitement satisfait de
toute œuvre qui parle clairement à son intelligence : il ne cherche dans les livres
que des idées, et ses idées ; il ne se préoccupe guère des anciens. Bussy les traite
assez cavalièrement ; Horace n’est guère pour lui qu’un « garçon d’esprit » comme
Despréaux. Saint-Evremond en use aussi librement. Tous les deux sont assez près de
regarder le respect des anciens comme une dévotion de cuistre : pour eux, ils les
jugent en honnêtes gens, par leur raison, sans leur attribuer de supériorité sur les
modernes en vertu de leur antiquité. Voilà le public qui résistera à Racine, et qui
applaudira Perrault. Ce public est à distance des chefs-d’œuvre ; il a un goût
capable de les comprendre, de les aimer, distinct pourtant du goût qui les crée, et
surtout inférieur. La théorie littéraire qui est faite exactement à sa mesure, ce
n’est pas celle de Boileau, c’est celle de Bouhours.
Saint-Evremond nous intéresse surtout par ses opinions philosophiques. Il est
franchement incrédule, plus assuré d’avoir un estomac qu’une âme, et partant plus
disposé à faire le plaisir de l’un que le salut de l’autre, gourmand par principe
philosophique, et parmi les misères de la vie, comptant, pour bonnes raisons de
vivre, le vin, les truffes, les huîtres : il s’assurait aussi d’avoir un esprit, et,
avec l’amour, surtout après l’amour, il tint l’amitié pour essentielle au bonheur de
la vie. Ils sont là tout un groupe. Saint-Evremond, Ninon358, Lassay, un groupe de mondains épicuriens et philosophes qui ont
recueilli l’esprit des « athéistes » du xvie
siècle,
des libertins des deux Régences du xviie
, qui en
conservent religieusement le dépôt pendant que triomphent la ferveur janséniste et
la dévotion jésuitique, et qui seront les instituteurs hardis des incrédules du
xviiie
siècle. Par eux, et par les Vendôme et la
cour du Temple, avant eux, par la Palatine et par Condé en sa jeunesse, par des
courtisans tels que Montrésor et Saint-Ybal au temps de la Fronde, ou tels que ce
Matha et ce Fontrailles qui chargeaient un crucifix l’épée à la main, en criant :
« L’ennemi ! » par le chevalier de Méré, par le voyageur Bernier qui disait si
bravement que l’abstinence des plaisirs lui paraissait un grand péché, plus tôt
encore, par les amis et patrons de Théophile, les Montmorency et les Liancourt, par
les philosophes nourris de Lucrèce et de Sénèque, on trace un grand courant de
scepticisme ou de négation qui, sous les dehors chrétiens du grand siècle, relie
Montaigne à Voltaire, et l’on sait à quelles sources rattacher l’esprit des œuvres
de La Fontaine et de Molière.
Entre les Correspondances du xviie
siècle, deux
surtout ont une valeur absolue qui les range au nombre des chefs-d’œuvre de l’art
classique, quoiqu’il faille se garder d’y voir des œuvres d’art. Ce sont les lettres
de Mme de Sévigné et de Mme de Maintenon : les femmes ont toujours excellé à écrire
des lettres, et, parmi les hommes, ceux qui ont eu des natures de femmes, par les
défauts comme par les qualités.
Une enfance sans parents, un mariage sans tendresse, un mari qui la trompe, la
ruine, et se fait tuer pour une autre, la laissant veuve en pleine jeunesse, en
pleine beauté, avec deux enfants à élever ; ces enfants à peine élevés, les craintes
pour le fils qui va à l’armée, le désespoir surtout de perdre la fille qui suit son
mari à l’autre bout du royaume, et dès lors de longues séparations qui remplissent
tous ses jours d’inquiétude, de brèves réunions où sa tendresse, irritée et froissée
à tout instant, envie les tourments de l’absence ; la fortune qui s’en va, l’argent
difficile à trouver, le dépouillement, lent et douloureux, pour payer les fredaines
du fils, l’établir, le marier, mais surtout pour jeter incessamment dans le gouffre
ouvert par l’orgueil des Grignan ; une petite-fille à élever, tant de veilles, de
soins, d’appréhensions, pour voir la pauvre Marie Blanche, ses petites
entrailles, disparaître à cinq ans dans un triste couvent ; la vieillesse,
enfin, triste avec les rhumatismes et la gêne : telle est la vie de Mme de
Sévigné359.
Elle la porte gaiement, bravement ; elle a une nature énergique où l’intelligence
domine. En général, elle a plus d’enjouement et de vivacité que de sensibilité. Elle
n’eut de passion que pour sa fille, un peu aussi pour Marie Blanche, une affection
calme pour son fils ; en dehors de cela, quelques amitiés solides et sereines, où
son esprit prenait autant que son cœur : Fouquet, Retz, Mme de la Fayette. En dépit
donc de ses effusions maternelles, ce n’est pas une passionnée. En sa jeunesse, elle
est vive et gaie, et donne prise par là aux médisants ; cela s’amortit un peu avec
l’âge, mais on retrouve encore la rieuse jeune fille dans la grand’mère.
Spirituelle, ironique, maligne, elle n’est point tendre, sentimentale ni
mélancolique. Les larmes lui manquent, et la pitié.
Elle aime la nature, et par là ses lettres mettent une note originale dans la
littérature classique : mais elle ne mêle à cet amour ni sentimentalité ni rêverie.
Elle en fait de la joie, comme de tout, et une joie physique, sensuelle, une joie
des yeux et des oreilles. Un printemps, c’est du roux, puis du vert : en voilà assez
pour l’enchanter. A Livry, aux Rochers, elle a des bois : mais ici c’est un vert, et
là c’est un autre vert. Elle a ainsi des impressions, des plaisirs d’artiste.
Elle aime les livres : elle est passionnée de comprendre et de penser. Elle a des
goûts de précieuse, d’exquise mais authentique précieuse. Les
grandes aventures des romans la ravissent. Corneille l’enivre ; elle est charmée de
Molière, réfractaire en somme à Racine, qu’elle ne sent pas ;
preuve que sa nature est foncièrement intellectuelle. Au fond, elle saisit mieux les
idées que la poésie. Ses goûts vérifient en somme ce que je disais à propos de
Bussy. Très solidement instruite, elle a un choix de lectures austère pour une
femme. Elle lit Quintilien, Tacite, saint Augustin : Nicole ne la lasse jamais, et
Pascal la transporte. De ce fonds de lectures, que son esprit applique à son
expérience, sortent tant de réflexions sur la vie humaine, sur les mœurs et sur les
passions, qui rendent ses lettres si substantielles. Mais sa qualité essentielle et
dominante, c’est l’imagination ; et ce qui fait de ses lettres une chose unique,
c’est cela : une imagination puissante, une riche faculté d’invention verbale, deux
dons de grand artiste, dans un esprit de femme plus distingué qu’original, et
appliqué à réfléchir les plus légères impressions d’une vie assez commune, ou les
événements journaliers du monde environnant. Dans ses inégalités, dans ses vivacités
d’humeur, dans ces caprices où son jugement va à la dérive, quand elle prophétise
sur Racine ou sur le chocolat, dans sa dévotion, sincère assurément, mais sans
fièvre, jusque dans son idolâtrie maternelle, qui lui fait adorer de loin la fille
avec qui elle ne peut vivre sans disputer, l’imagination domine. Elle a une
puissance de se figurer les sentiments qui dépasse sa capacité immédiate de sentir.
Voyez son admirable lettre sur la mort de Turenne, elle l’écrit au bout d’un mois,
lorsqu’elle a déjà parlé dix fois du fait. Au lieu de s’émousser, l’impression
s’avive en elle, parce que lentement, à mesure que les circonstances lui
parviennent, son imagination en élabore une représentation complète : et c’est de
cette vision que jaillit le récit définitif, simple, objectif, et saisissant comme
la réalité même. En un mot, elle est artiste, et comme telle, sa personne n’est pas
la mesure de son œuvre ; par cette riche faculté de représentation qu’elle possède,
elle se donne des émotions que la simple affection ne ferait pas naître, et elle
émeut plus qu’elle n’a elle-même d’émotion.
De là encore dérive ce don rare par lequel elle fait sortir le pathétique des idées
abstraites : elle a cette forme supérieure de l’imagination qui érige en symboles
les objets sensibles, et fait transparaître l’universel dans l’expression du
particulier. Lisez la sublime demi-page sur la mort de Louvois : ce pathétique n’est
pas un épanchement irrésistible de tendresse ou de sympathie sur les choses ; il
naît du saisissement de lire à travers certaines formes de la réalité vivante les
vérités métaphysiques devant lesquelles sa raison frissonne. Une mort lui révèle
toute la mort. C’est le pathétique de Bossuet.
Cette force d’imagination dans un tempérament froid fait la valeur de la peinture
que Mme de Sévigné a tracée de la société de son temps. Ses Lettres
nous sont une image merveilleusement fidèle de la vie noble au xviie
siècle, dans tous ses aspects et ses emplois, à la cour,
en province, aux champs, à la comédie, au sermon, dans l’intimité domestique, dans
les relations sociales, dans la représentation des grandes charges : les impressions
journalières de Mme de Sévigné font un des documents d’histoire les plus sincères
qu’on puisse consulter. On a peut être trop admiré jadis les lettres étourdissantes où elle déploie sa virtuosité : la lettre aux épithètes, la
lettre des foins, etc. Ce sont là des tours de force ou des
gentillesses qui n’ont guère de conséquence. Mais les ardeurs de sa dévotion
maternelle, ses sensations de la campagne, ses jugements littéraires, ses
inquiétudes métaphysiques, ses tableaux de mœurs, voilà tout autant de catégories de
lettres, richement fournies, et dont l’avenir ne baissera pas le prix.
Mme de Sévigné écrivait naturellement, ce qui ne veut pas dire négligemment. Il y a
peu de lettres qui soient des effusions toutes spontanées et irrésistibles de l’âme,
comme celles qu’elle écrit à sa fille dans la première angoisse des séparations. Le
plus souvent, même avec sa fille, Mme de Sévigné surveille son inspiration, choisit,
et fait effort pour dégager les qualités de son esprit, ou l’intérêt des choses.
Elle avait passé par l’Hôtel de Rambouillet, où l’on se piquait de bien faire les
lettres. Entre deux ordinaires, elle fait sa provision d’idées, de faits, elle leur
donne forme en son esprit, et, quand elle se met à sa table pour écrire, elle peut
laisser trotter sa plume. Encore soyez sûr qu’elle l’a bien en
main, qu’elle la surveille, et ne la laisse pas s’emporter au hasard. Elle écrit
cette langue riche, pittoresque et savoureuse, que parleront tous ceux qui auront
formé leur esprit dans la première moitié du siècle, et sans quitter jamais le
simple ton de la causerie, elle y mêlera les mots puissants, qui évoquent les
grandes idées ou les visions saisissantes.
Mme de Maintenon360 a l’air d’être la raison même : elle l’est
devenue en effet ; mais il y avait en elle une imagination hardie, une ardente
sensibilité, qu’elle a lentement, douloureusement domptées. Elle, la
raison même, Racine était son poète, tandis que Mme de Montespan goûtait
mieux Boileau : ces préférences mettent à nu le fond des âmes.
La vie, qui d’abord lui fut dure, l’obligea à se retrancher tout ce qui n’était pas
sens pratique et vertu utile. Née dans une prison, orpheline de bonne heure,
enfermée dans un couvent pour y être convertie, nourrie par charité chez des parents
sans tendresse, la petite fille de D’Aubigné épouse à seize ans Scarron, un bouffon
infirme, pour échapper à la misère, où le veuvage la replonge. Elle vit d’une petite
pension, et des cadeaux de quelques amis, qu’elle s’ingénie à payer par des
services : à l’Hôtel d’Albret, à l’Hôtel de Richelieu, chez les Montchevreuil, elle
porte sa belle humeur, son activité, son humilité, tenant peu de place, et faisant
toutes les besognes. La voilà chargée d’élever les enfants de Mme de Montespan :
c’est le coup de fortune, qui change sa vie. Peu goûtée de Louis XIV d’abord, elle
le séduit à force de douceur et de raison, elle est sa confidente, son amie, jusqu’à
ce que la mort de Marie-Thérèse la fasse femme du grand roi. Elle n’avait pas songé
d’abord à cette grandeur. Elle avait voulu seulement s’assurer de quoi ne pas
manquer de pain en sa vieillesse. Elle resta à la cour, sur le conseil de ses amis,
de son confesseur, pour guider le roi dans l’affaire de son salut. Elle le fit
dévot.
Elle ne gouverna pas le royaume. Elle ne fut pour rien dans la révocation de l’édit
de Nantes. Mais ses sympathies, ses antipathies de femme et de dévote pesèrent d’un
grand poids sur les décisions du roi dans le choix des ministres, des généraux, de
tous ceux enfin à qui le bonheur public était confié. Elle livra ainsi l’État, dans
des circonstances terribles, à des gens qui n’étaient bons que pour suivre une
procession. Elle se mêla aussi directement aux affaires où les princes qu’elle avait
élevés, ceux qu’elle aimait, avaient intérêt : de là son rôle dans celles
d’Espagne.
En une chose, cette femme de sens eut du génie : c’est en matière d’éducation. Elle
était née institutrice. De ce côté-là il n’y a presque rien en elle que d’excellent,
souvent d’admirable. On sait comment elle fonda Saint-Cyr, pour élever gratuitement
deux cent cinquante demoiselles nobles, à qui le roi assurait ensuite des dots pour
se marier ou entrer en religion. Mme de Maintenon fut une éducatrice merveilleuse,
d’un sens droit et ferme, d’une finesse singulière, d’un tact exquis, d’un art
infini pour manier et façonner les âmes. Elle appliqua aux filles le grand principe
pédagogique que Port-Royal avait posé : elle voulut faire des caractères droits et
des esprits justes. Pour le détail, elle ramène tout au rôle futur de la femme : il
faut qu’elle soit à la hauteur de tous les devoirs, et il faut qu’elle aime tous les
devoirs. Peut-être tend-elle trop à développer les vertus actives qui rapportent :
on sent dans cette morale un peu terre à terre une femme que la vie a battue et
rapetissée. En somme, son œuvre à Saint-Cyr est excellente, et ses
Lettres nous l’y font estimer, aimer même. Là, elle est absolument
aimable en effet, étant absolument franche, et désintéressée. Elle s’est dévouée à
ses filles, mais elle leur a dû toute la joie de sa vieillesse. Là seulement, et
quand elle s’occupe d’elles, s’efface ce goût de tristesse amère, de lassitude
accablée, d’ennui pesant, qui se fait sentir dans les lettres qu’elle écrit de la
cour.
Toute cette correspondance est d’un écrivain de premier ordre : Mme de Maintenon a
une propriété, une netteté, une brièveté sans sécheresse, une justesse aisée, une
grâce de bon sens naturel et limpide, qui faisait rendre les armes à Saint-Simon
même. Et si l’horizon de Mme de Sévigné est plus large, si elle a des inquiétudes
plus hautes et plus philosophiques, Mme de Maintenon a une expérience sûre et
profonde de la nature humaine et des tempéraments individuels, une de ces
expériences d’institutrice et de directrice d’âmes à qui rien ne se dérobe : on aime
à entendre une personne de si bon sens et si bien informée, qui a perdu ses
illusions sans en trop vouloir à autrui.
Je rattacherai le roman à l’étude des genres et groupes d’écrits qui appartiennent
proprement à la société, polie du xviie
siècle, et ne
contiennent rien qu’elle n’y ait mis. Dans la seconde partie du siècle, en effet,
comme dans la première, aucun artiste ne s’empare encore de cette forme, et c’est
une femme du monde qui en fournit le chef-d’œuvre.
Mme de la Fayette361, que La Rochefoucauld
estimait la femme la plus vraie qu’il eût connue, était une fine
et adroite personne, très intelligente et point sentimentale, dont le style est,
avec celui de Bussy, et mieux encore, la perfection du style mondain : elle a un
style aisé, vif, sans affectation, sobre et net, lumineux plutôt qu’outré, sans
passion ni grands éclats ni ampleur de geste, avec une pointe sèche de gaieté, et
une malice aiguë, parfois meurtrière.
Elle réduisit le roman héroïque en dix tomes de Mlle de Scudéry à des proportions
plus délicates et à des sentiments plus humains. Zayde (1670) n’est
encore qu’un abrégé du Cyrus : matière et disposition, c’est le même
genre en miniature. Mais la Princesse de Clèves (1678) marque un
progrès : c’est une transposition du tragique cornélien dans le roman. La précision
de l’analyse, l’énergie fière des âmes, la conception de l’amour vertueux et
l’écrasement de l’amour sous l’honneur, tout rapproche la Princesse de
Clèves de l’œuvre de Corneille. Même le sujet, c’est
Polyeucte moins la religion : une honnête femme qui aime un autre
que son mari, et qui va chercher auprès de son mari un appui contre l’amour. Rien au
contraire, ni dans le thème, ni dans la subtile précision des analyses, ne rappelle
Racine. Mme de la Fayette peint des esprits qui s’embrassent, se pénètrent et comme
se fondent intimement : ce n’est pas là encore la passion sans
épithète et sans restriction. Par le goût, ce roman exquis, malgré sa date, est
antérieur au réalisme artistique dont sortent au même temps presque tous les
chefs-d’œuvre. Mais il marque un renversement d’influences, et le moment où la
tragédie qui, jusque vers le milieu du siècle, fut sous l’action du roman, la
repousse définitivement et lui renvoie au contraire la sienne.
Il sera vrai, à bien des égards, de dire que le mouvement réaliste d’après 1660
sera une réaction du bon sens bourgeois contre la littérature aristocratique,
spirituelle et fantaisiste. On en voit la preuve dans le roman, où Furetière362 reprend la
voie — non de Scarron qui, avec son imagination exubérante et tout espagnole, est le
bouffon du grand monde — mais de Sorel, un ennemi, celui-là, des emphatiques, des
galants et des précieux. Furetière est un ami de Boileau et de Racine, un des
compagnons de leur jeunesse, leur camarade de cabaret, le complice de leurs
plaisanteries à l’adresse de Chapelain. Mais ce n’est pas un artiste : son
Roman bourgeois est une collection assez incohérente de portraits
et de satires. Il y dessine divers types de la vie ordinaire et des classes
moyennes : un procureur et sa femme, un avocat, un plaideur, une coquette de la
bourgeoisie, un homme de lettres. Les noms sont réels, non romanesques : Javotte,
Vollichon, Jean Bedout. Certaines scènes sont d’une franchise remarquable, de vrais
morceaux de réalité, sincèrement transcrite, sans outrance et sans esprit. A côté de
cela, des plaisanteries de littérateur, des satires qui seraient aujourd’hui des
chroniques du Figaro ou de la Vie Parisienne, une
raillerie spirituelle et vigoureuse des romans et de l’esprit romanesque, des
marquis et des ruelles. Ce Roman bourgeois nous offre, entassés
pêle-mêle, parfois bruts, et parfois dégrossis pour l’usage, des matériaux
identiques à ceux que les grands artistes du temps emploieront à la description des
mœurs et à la satire du faux goût.
La plus grande partie de ce chapitre nous fait apercevoir la société polie des
salons et de la cour. Tout à l’heure, avec Furetière, nous avons rencontré la
bourgeoisie, dont les lettres de Guy Patin363,
ce médecin parisien si frondeur et si caustique, nous offriraient un type un peu
antérieur et contemporain du monde précieux, dont nous rencontrerons encore le type
tout à l’heure chez nos grands écrivains, mais un type élargi, affiné par le double
contact des anciens et de la cour. Par les orateurs de la chaire, nous pénétrerons
dans la société ecclésiastique.
Mais il est un coin de ce monde du xviie
siècle, où
nulle œuvre littéraire ne nous mène, et sur qui cependant nous ne saurions négliger
de jeter un coup d’œil. Je veux parler des érudits, les Du Cange364, les Baluze, et tous ces bénédictins dont
l’immense labeur a illustré le nom de l’ordre, les Luc d’Achery, les Mabillon, les
Ruynart, les Montfaucon. Beaucoup d’entre eux ont laissé des lettres où revivent ces
originales figures d’érudits, qui cherchèrent la vérité avec une passionnée
indépendance sans cesser d’être d’humbles chrétiens. Mais n’eussent-ils pas écrit de
lettres, il n’en faudrait pas moins indiquer ici qu’ils vécurent et travaillèrent :
car leur œuvre, étrangère à la littérature, et même souvent à la langue française, a
préparé le merveilleux développement de la critique, de l’histoire, de
l’archéologie, de toutes ces sciences où la littérature de notre siècle a trouvé
quelques-uns de ses plus certains chefs-d’œuvre.
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