Chapitre III
Pascal
La Réforme hérétique et schismatique eut pour contre-partie au xvie
siècle une Réforme unitaire et orthodoxe. Dans tous les pays qui
restèrent en communion avec Rome, en France comme ailleurs, il se produisit un réveil
puissant de la foi, mais un réveil aussi de l’ardeur morale du christianisme, et le
catholicisme restauré ne lutta pas moins contre le libertinage naturaliste de la
Renaissance que contre les doctrines hétérodoxes des sectes protestantes. Les années
de discordes et de misères qui chez nous retrempèrent l’énergie des âmes, les
disposèrent à se faire un catholicisme viril, dur, ascétique, qui, demandant beaucoup
à l’homme, lui rendit beaucoup en profondeur d’émotion et en force pour l’action. De
là, sans parler des raisons politiques et de l’instinct national, le peu de succès que
trouvèrent chez nous les jésuites, avec leur religion aimable, fleurie, assoupissante,
et le succès au contraire que trouva le jansénisme330.
La renaissance du catholicisme en France s’était marquée déjà par une recrudescence
de l’ascétisme dans l’Église, par une floraison nouvelle de l’esprit monastique que la
révolution intellectuelle du xvie
siècle avait paru
d’abord devoir éteindre. Nombre de communautés, réformées ou nouvelles, feuillants,
bénédictins de Saint-Maur, oratoriens, prêtres de la Mission, compagnie de
Saint-Sulpice, trappistes, sœurs de la Charité, filles du Calvaire, les unes
contemplatives, d’autres actives, certaines studieuses, d’autres charitables, toutes
ferventes et rigoristes, attestent, de la fin du xvie
siècle jusque fort avant dans le xviie
, la force du
mouvement catholique. Le jansénisme est un effet parmi les autres, et non la cause, de
cette reprise vigoureuse de vitalité par laquelle la religion, si menacée naguère, va
ressaisir la domination du siècle.
Mais le jansénisme se distingue, d’abord parce que seul il est hétérodoxe, ce qui veut dire qu’il a une doctrine, une personnalité
intellectuelle, une conception propre de la vie et des rapports de l’homme avec le
surnaturel ; ensuite parce que seul il ne se développe point exclusivement dans
l’Eglise ; au contraire, il n’a point de pénétration dans le clergé régulier, il est
assez largement diffus parmi les compagnies de prêtres telles que l’Oratoire, il
recrute surtout ses adhérents parmi les ecclésiastiques séculiers et parmi les
personnes pieuses de tout caractère. Il est une doctrine, et non pas un ordre : par là
même, comme on s’y lie par une adhésion libre de la raison, non par un engagement
destructeur de la liberté, il est en son essence tout laïque. Et
c’est ce qui le rendra propre à représenter dans le siècle l’esprit de toute la
religion, c’est ce qui en fera l’adversaire par excellence et la barrière du
libertinage intellectuel et moral. C’est ce qui lui permettra, persécuté et vaincu
dans ses opinions dogmatiques, d’étendre à travers la société son autorité morale, à
tel point qu’il semblera avoir, aux yeux de la postérité, la direction du mouvement
catholique dans la lutte contre l’irréligion.
Il faut nous arrêter un moment pour expliquer cette lutte.
Le xviie
siècle, de loin, paraît presque tout
chrétien : à le regarder de près, on y distingue un fort courant d’irréligion,
théorique et pratique. Le courant disparaît dans la seconde partie du siècle, sous
l’éclat de la littérature catholique et sous la décence des mœurs imposée par le
grand roi. Mais, entre 1600 et 1660, l’incrédulité s’étale331.
La licence des opinions et de la vie a deux causes principales. L’une est
l’enivrement de la raison après l’effort et les conquêtes du xvie
siècle. La pensée tend à s’affranchir de l’autorité de l’Église,
elle s’éloigne de la tradition par diverses routes : aristotélisme alexandrin ou
averroïste, panthéisme naturaliste, scepticisme et positivisme, philosophie
scientifique. L’autre cause est le débordement des tempéraments, que favorisent en
France les guerres civiles et religieuses. L’individu suit sa passion, cherche son
plaisir, rejetant toute règle : et quelle règle plus gênante que la règle
chrétienne ? Ainsi l’anarchie politique prépare l’anarchie morale.
Enfin, la diffusion de l’incrédulité est chez nous un cas de l’influence italienne.
Yanini, brûlé à Toulouse en 1619, laissa des disciples dans notre midi : Théophile
l’y a connu.
Sans ajouter foi aux chiffres donnés par le Père Mersenne (une statistique en
pareille matière ne saurait être, même approximativement, exacte), nous devons
croire que les libertins furent très nombreux sous Louis XIII : nombre de
témoignages l’attestent. Il y en avait de deux sortes : les philosophes et érudits
formaient un premier groupe, discret, peu bruyant, ennemi du scandale, faisant
extérieurement profession de respecter la religion ; les uns se rattachaient à
l’épicurisme relevé par Gassendi ; les autres suivaient, avec Le Vayer, la doctrine
sceptique.
Le second groupe était celui des mondains, courtisans et femmes, avec quelques
poètes et beaux esprits. Ceux-ci faisaient grand bruit, multipliaient les scandales
et les indécences : ce qui leur plaisait le plus dans l’incrédulité, c’étaient les
provocations tapageuses ; c’était de « faire les braves » contre Dieu. Ces libertins
du monde n’avaient pas de doctrine arrêtée : ils se moquaient des mystères et des
dévots, affichaient la tolérance, prétendaient suivre seulement la raison et la
nature, et vivaient en gens pour qui c’est raison de satisfaire à leur nature.
L’Église essaya d’arrêter par des rigueurs le progrès du mal. Le Parlement, en
France, lui prêta son appui : le procès de Théophile est un épisode de la guerre
entreprise par les jésuites et les magistrats contre l’irreligion ; on voulait, par
le supplice d’un poète, d’un homme de peu, épouvanter les grands dont il était le
commensal et le conseiller.
Mais les rigueurs ne pouvaient vaincre à elles seules les esprits.
Il fallut des freins intérieurs pour retenir l’âme avec son propre consentement et
l’empêcher de glisser dans l’impiété scandaleuse.
La politesse, d’abord, y servit. L’honnête homme n’aime pas à se distinguer par des
façons de penser téméraires ; et la religion est pour lui une partie du
savoir-vivre. Il suffisait des progrès du goût, pour rendre impossibles les
manifestations éclatantes d’irréligion, les indécentes parodies où se plaisaient les
Roquelaure et les Matha.
Mais surtout le libertinage fut contenu et vaincu par des doctrines philosophiques
et religieuses qui donnèrent à la raison les légitimes satisfactions qu’elle
réclamait.
Le cartésianisme fit des chrétiens apparents, en faisant des philosophes qui
croyaient à Dieu, à l’âme immortelle, à la supériorité infinie de la nature
spirituelle sur la nature corporelle (ce qui établissait une hiérarchie très nette
des plaisirs). Mais surtout le catholicisme s’adapta aux nécessités de la lutte : et
contre l’indépendance superbe de la raison, qui faisait le péril, il opposa
fortement les doctrines de la grâce et de la Providence. Par l’une, il soumettait à
Dieu la vie intérieure de l’individu, par l’autre, la conduite universelle du
monde ; par l’une et l’autre, il faisait échec à la raison et la courbait sous une
force divine, impénétrable et irrésistible.
Ainsi furent suspendues pour trois quarts de siècle les tendances qui composèrent
l’esprit de l’âge suivant. Mais si l’effort du catholicisme fut efficace, c’est
qu’il avait repris force et vitalité dans la crise du xvie
siècle ; et surtout, c’est qu’il avait poussé en France le rameau
vigoureux du jansénisme.
Le jansénisme appartient à peu près exclusivement à la France et aux Pays-Bas
catholiques. C’est aux Pays-Bas qu’il naquit, dans l’esprit du pieux évêque
Jansénius, au temps où les âmes inclinaient de toutes parts vers le stoïcisme
philosophique ou chrétien, au temps où François de Sales, sous la douceur aimable de
son langage, rétablissait l’impérieuse austérité de la morale évangélique. Jansénius
tira de saint Augustin une doctrine rigoureuse, assez approchante du calvinisme :
tandis que l’orthodoxie romaine admettait une coopération mystérieuse de la liberté
humaine à la grâce divine dans l’œuvre du salut332, Jansénius333 supprimait le libre arbitre pour donner tout à la grâce,
et enseignait la prédestination, qui sépare les élus et les damnés
de toute éternité par un décret absolu et irrévocable de Dieu.
Le foyer du jansénisme, en France, fut l’abbaye de Port-Royal : c’était une
communauté cistercienne de femmes établie depuis 1204 dans la vallée de Chevreuse,
et réformée en 1608 par la mère Angélique Arnauld ; elle fut transportée, en 1626, à
Paris, au faubourg Saint-Jacques. Du Vergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran,
directeur de la maison à partir de 1636, y implanta la doctrine de Jansénius avec
qui il était lié, et fit de ces filles les croyantes obstinées, au besoin les
inflexibles martyres de ce qu’elles regardèrent comme la pure vérité de
Jésus-Christ. Quand le jansénisme commença de se répandre dans le monde, on se
tourna vers Port-Royal comme vers le sanctuaire, le centre religieux de la nouvelle
Église : les bâtiments de Port-Royal des Champs furent relevés334 et servirent d’asile aux
solitaires, aux hommes saints que la grâce avait touchés, et
qui, sans se lier par aucuns vœux, sans quitter leur nom, sans former une communauté
régulière, venaient vivre là, dans la retraite, une vie d’étude et de piété.
L’année 1638 commença la gloire et les malheurs de Port-Royal et du jansénisme :
cette année-là, Antoine Le Maître335, avocat, conseiller d’État, quitta
l’espoir d’une haute fortune pour se retirer à Port-Royal. Cette année là, aussi,
Saint-Cyran fut emprisonné par ordre de Richelieu, et les solitaires dispersés. Les
jansénistes avaient d’ardents ennemis, surtout les jésuites, qui se voyaient
disputer par eux la direction des âmes et l’éducation des enfants, et qui,
défenseurs des prétentions romaines, les regardaient comme le parti avancé du
gallicanisme. L’autorité civile, se souvenant du siècle précédent, craignit que la
secte religieuse ne contînt le germe d’un parti politique, et crut de son intérêt de
faire cause commune avec les jésuites, servant ainsi ceux qui devaient la combattre
et persécutant ceux qui devaient la défendre dans ses rapports avec Rome.
Dès lors Port-Royal n’eut plus guère de repos. Cinq articles ou propositions, qu’on tira de l’Augustinus, furent condamnés
par la Sorbonne, par les évêques (1656), par le pape (1653 et 1656). Les jansénistes
soutinrent que les propositions n’étaient pas dans Jansénius (elles n’y étaient pas
textuellement, mais elles étaient l’âme du
livre, selon Bossuet), et ils refusèrent de les condamner comme étant de lui.
Les femmes furent aussi fermes que les hommes. La défense des jansénistes fut
belle : ils firent des miracles de constance, ils développèrent leur force et leur
subtilité d’esprit, ils furent adroits, perfides même autant qu’héroïques, contre
des ennemis à qui toutes les armes étaient bonnes. Rien n’y fit. Les solitaires sont
de nouveau dispersés et les écoles fermées en 1656. L’assemblée du clergé de France
a rédigé (1656) un formulaire qui condamne les cinq propositions :
Port-Royal refuse obstinément de le signer ; d’où redoublement de la persécution :
en 1660, on ferme définitivement les écoles ; on chasse les confesseurs, les
pensionnaires, les novices de la maison ; on use toute la science, toute la patience
des docteurs et de l’archevêque de Paris contre l’inflexibilité des religieuses ; on
finit par distribuer les douze plus obstinées dans des communautés plus soumises
(1664) ; à peine arrache-t-on quelques signatures, bientôt rétractées ou expiées
dans les larmes. En 1665, on transporte aux Champs toute la communauté rebelle de
Paris, et l’on donne la maison du faubourg Saint-Jacques à des religieuses soumises.
En 1666, on emprisonne M. de Saci. Après une trêve d’une dizaine d’années, la lutte
reprend en 1679 : Arnauld est obligé de fuir aux Pays-Bas. Louis XIV a pris en haine
ces indociles, dont la résistance choque son instinct d’absolue autorité. En 1708,
la communauté de femmes est supprimée par une bulle du pape ; en 1709, les
religieuses sont expulsées par le lieutenant de police ; enfin Port-Royal des Champs
est détruit (1710), sa chapelle rasée, ses sépultures violées.
On n’en avait pas fini avec le jansénisme : on l’avait décapité, non pas supprimé.
On avait réussi à lui retirer cette hauteur morale, cette largeur intellectuelle qui
en avaient fait l’expression supérieure du christianisme français : on l’avait
réduit à une bigoterie étroite, farouche et stérile. Mais il subsista à travers tout
le xviiie
siècle, surtout dans l’Université et dans
le Parlement ; la bulle Unigenitus (1713) ranima pour un demi-siècle
la querelle, où les deux adversaires s’avilissaient et avilissaient la religion
devant les incrédules charmés et railleurs : de jour en jour croissaient la fureur,
l’imbécillité des deux partis ; et de la même source qui avait produit les
Provinciales et les Pensées, sortaient les miracles
de Saint-Médard et le scandale des billets de confession. Ainsi se prolonge le
jansénisme, ayant parfois sa revanche dans ses malheurs, comme le jour où il fit
décréter l’expulsion des jésuites, et faisant sentir sa main dans les affaires
religieuses jusqu’au début de la Révolution : même au début de notre siècle, il n’a
pas été sans influence sur certains doctrinaires libéraux et gallicans.
La grandeur du jansénisme est tout entière dans sa morale. Comment cette dure et
désolante doctrine, qui niait la liberté, et vouait l’immense majorité des hommes à
la damnation éternelle, sans espoir et sans retour, a-t-elle été un principe actif,
efficace d’énergie et de vertu ? comment a-t-elle excité les âmes aux sublimes
efforts dans les rudes voies de la perfection chrétienne ?
Il serait long de l’expliquer : mais j’ai déjà fait remarquer que toutes les
doctrines qui ont demandé le plus à la volonté humaine ont posé en principe
l’impuissance de la volonté ; elles ont ôté le libre arbitre et livré le monde à la
fatalité. Le jansénisme présente à l’homme la « face hideuse » de l’Évangile ; il
l’abîme dans la profondeur de sa misère et de son néant, et il dresse devant lui
l’inaccessible perfection où il faut qu’il atteigne. Il le désespère, l’écrase,
l’oblige de renoncer à tout ce qui fait la vie aimable et douce, à la science même
et à l’exercice de l’esprit : une seule œuvre est nécessaire et permise, celle du
salut, dont la pensée doit être la seule pensée de l’homme, et toute sa vie.
Par cette austérité de leurs enseignements, et par les grands exemples qui la
soutenaient, les jansénistes ont exercé sur le xviie
siècle une influence disproportionnée à leur nombre, et qui contraste avec leur
oppression. Aussi bien étaient-ils au gré du siècle par la forme de leur esprit ;
quoiqu’on rencontre parmi eux quelques âmes tendres et mystiques, en général leur
ascétisme est plus intellectuel que sentimental : ce sont de rudes dialecticiens,
âpres disputeurs, subtils tireurs de raisonnements, infatigables chercheurs de
clarté et d’évidence logique. Ils ont été des premiers à s’emparer du cartésianisme,
ils en ont neutralisé l’esprit en s’en appropriant la méthode. Le principe même de
leur hérésie dogmatique est tout rationaliste : c’est en appliquant la raison aux
choses de la foi, en refusant de s’incliner devant le mystère, en s’obstinant à
résoudre une contradiction que l’Église se résigne à ne pas lever, qu’ils ont élevé
la toute-puissance de la grâce sur les ruines du libre arbitre ; leur doctrine est
une tentative pour reculer la limite de l’incompréhensible dans le dogme.
Héros de la volonté, par le perpétuel effort de leur conduite, maîtres de la
raison, par les infatigables argumentations de leurs livres, à ce double titre ils
dominèrent leur siècle ; et ainsi s’est fait que tout ce qui n’était pas épicurien
ou jésuite, a relevé d’eux plus ou moins. Il y eut, hors de leur secte, sans nulle
adhésion à celles de leurs opinions que l’Église condamnait, nombre de gens qui
tinrent à Port-Royal ; et à vrai dire ces jansénistes du dehors furent, ou peu s’en
faut, tout ce qui avait de l’élévation dans l’âme et dans l’esprit, mondaines
pieuses, telles que Mme de Sévigné, catholiques soumis et fervents, tels que
Bossuet, ou rationalistes chrétiens, tels que Boileau.
Une des meilleures choses du jansénisme, ce furent ses écoles. Port-Royal ne fit
pas beaucoup pour l’éducation des filles ; le règlement rédigé par Jacqueline Pascal
en 1657 en est la preuve. Mais l’école de Port-Royal des Champs, où les garçons
recevaient l’enseignement d’hommes tels que Lancelot, Nicole, Arnauld, fut en son
temps un établissement modèle336. Par une contradiction qui n’est
qu’apparente, ces contempteurs de l’esprit, humain, et qui rangeaient l’amour de la
science parmi les concupiscences mortelles, donnaient aux enfants la plus solide
instruction. Ils mettaient la piété au-dessus de tout, mais ils s’efforçaient de
former la volonté et le jugement, afin qu’on pût faire en ce monde tous les devoirs
d’un état honnête. Leur principe, excellent et fécond, était que toutes les
connaissances où consiste la matière de l’instruction ne sont pas à elles-mêmes leur
but, mais sont seulement des moyens d’élever, de fortifier l’intelligence. Rien de
plus large que l’esprit de leur enseignement, rien de meilleur, pour le temps, que
leurs méthodes, dont leurs rivaux, et surtout l’Université, s’inspirèrent bientôt.
Ils contribuèrent ainsi très sensiblement à élever le niveau intellectuel de leur
époque. Par leur science et leur culte de l’antiquité latine, ils servirent
efficacement la cause de l’art classique ; par leur connaissance du grec, qui nulle
part ne fut enseigné comme à Port-Royal, ils travaillèrent à mettre l’art classique
en contact avec les plus parfaits modèles, à le rapprocher de la plus simple
beauté ; ils lui offrirent un moyen de s’élever encore au-dessus de lui-même. En un
mot, ils n’ont pas fait Racine, mais ils l’ont formé : c’est là qu’il a pris son
goût, son sens exquis de l’hellénisme, c’est à eux d’abord qu’il doit de n’avoir pas
sombré dans le bel esprit précieux. A ce seul titre, le jansénisme occuperait une
grande place dans le mouvement intellectuel du xviie
.
Mais il a eu des écrivains, de bons et solides écrivains, un seul grand, mais tel
que ni en ce temps-là ni en aucun temps il n’y en a de supérieur. Antoine
Arnauld337, l’intrépide
docteur, jusqu’à quatre-vingt-deux ans disputa contre toutes les « erreurs » dont il
estimait la foi menacée, erreurs des jésuites, erreurs des protestants, erreurs de
Malebranche. Ce farouche théologien était un lettré délicat ; la longue lettre qu’à
soixante-dix-huit ans, exilé, errant, aveugle, il dicta pour défendre Boileau devant
Perrault fait grand honneur à son esprit. Mais il n’eut ni la volonté ni la
puissance d’être un artiste : il fit œuvre de théologien, de philosophe, de
logicien, jamais pour ainsi dire œuvre d’écrivain ; dans aucune de ses polémiques,
il ne fit un de ces livres « absolus » qui dépassent l’occasion d’où ils naissent et
lui survivent. Il a trop écrit et trop vite, avec un désintéressement littéraire que
ne compensait pas son tempérament. Nicole338, son second dans
mainte querelle, son collaborateur dans la Logique de Port-Royal,
moins fougueux et moins infatigable que lui, doit à Mme de Sévigné d’être encore
connu : c’est elle qui a préservé de l’oubli les Essais de ce
moraliste sensé, sans profondeur et sans éclat.
Toute la force et toute la gloire littéraires de Port-Royal, en somme, si l’on met
Racine à part, sont ramassées dans Pascal : il représente pour nous toute la hauteur
intellectuelle et morale de la doctrine janséniste, qu’il agrandit de la vaste
originalité de son génie.
S’il est inutile pour comprendre le théâtre de Corneille d’étudier les
circonstances de sa vie, la biographie de Pascal est inséparable de son œuvre ; il
n’y a pas d’écrivains qui soit plus engagé dans ses livres de toute sa personne et
de toutes les parties de son humanité.
Blaise Pascal339 est né à Clermont, le 19
juin 1623, troisième enfant d’Étienne Pascal, président à la cour des aides de
Clermont. En 1631, son père s’établit à Paris ; il s’occupe de sciences physiques et
mathématiques ; et des savants, le Père Mersenne, Roberval, fréquentent sa maison. A
douze ans, le petit Blaise, dont on ménageait la délicatesse, donne de telles
marques de son goût pour les mathématiques, que son père se décide à le laisser s’y
appliquer librement : à seize ans, un de ses travaux, un traité des
sections coniques, étonnait Descartes ; puis il s’occupe d’applications
pratiques ; il construit une machine à calculer. Son instruction littéraire paraît
avoir été fort courte ; de ce côté Pascal est un « ignorant » de génie : c’est
l’effet qu’il produira plus tard à tout le monde. De bonne heure, dès 1641, épuisé
de travail, il ressent les atteintes de la maladie qui n’aura pas sur le fond de son
œuvre l’influence capitale qu’on prétend parfois, mais qui, du moins, exaspérant sa
sensibilité, donnera à son style un frémissement singulier.
La famille Pascal était pieuse : un accident la donna au jansénisme. Étienne
Pascal, devenu intendant à Rouen, s’étant cassé la jambe sur la glace, fut visité
par deux gentilshommes normands qui firent lire au jeune Blaise Jansénius,
Saint-Cyran, Arnauld. La logique de la doctrine séduisit l’esprit du savant : il se
jeta dans le jansénisme avec tout l’emportement de sa fougueuse nature ; et pour
première marque de son application à la théologie, il dénonça à l’archevêque de
Rouen un certain frère Saint-Ange, dont la philosophie ne lui semblait pas
orthodoxe. Il se fit aussi apôtre dans sa famille : il convertit son père et sa sœur
Gilberte (Mme Périer)340,
natures pondérées, et sérieuses sans violence, qui furent jansénistes avec une
fermeté paisible ; mais son autre sœur Jacqueline, une âme de même étoffe que la
sienne, fière et ardente, médita dès lors de quitter le monde.
À partir de ce moment, Pascal est acquis au jansénisme. Mais il reste dans le
monde, et continue ses travaux. En 1648, il fait et fait faire à Paris, à Rouen et à
Clermont les fameuses expériences qui mettent en évidence la pesanteur de l’air. Il
écrit sa Préface d’un traité du Vide, le morceau fameux où, rejetant
le culte de l’antiquité dans les sciences, il expose la théorie scientifique du
progrès. Au milieu de ces travaux, chaque crise qui froissait son âme maladive met à
nu la profondeur de sa foi janséniste : de là la Prière pour le bon usage des
maladies (1648), et de là la Lettre sur la mort de M. Pascal le
pére (1651). Même le germe de la conception qui inspirera les
Pensées, de ce qu’on appellera inexactement le scepticisme de
Pascal, existe déjà dans son esprit : la Préface du traité du Vide
admet l’impossibilité d’atteindre à la certitude autrement que par la révélation, en
matière de théologie ; la raison même, au progrès de laquelle il croit et travaille,
n’a point ici de méthode qui vaille.
Cependant il mène une vie assez mondaine, à Clermont et à Paris. La mort de son
père a relâché autour de lui les liens de la famille. Gilberte est en Auvergne,
mariée à un magistrat. Jacqueline, dès la mort de son père, a déclaré sa volonté
d’entrer à Port-Royal. Chose étrange : c’est Pascal qui s’y oppose. Il y eut là une
lutte pénible, que compliquèrent des questions d’intérêt : enfin Jacqueline
l’emporta et devint la sœur Sainte Euphémie. Resté seul et libre, il se répandit
davantage dans le monde. De ce temps serait ce Discours des passions de
l’amour qu’on lui attribue : certaines propositions et le ton général de
l’ouvrage sentent l’épicurien ; cette fois, le jansénisme de Pascal fut sérieusement
en danger. Il songea même à se marier. C’est dans cette dissipation mondaine qu’il
rencontre et fréquente des libertins, tels que Desbarreaux et Miton : mais l’homme
qui eut alors sur lui le plus d’influence, ce fut le chevalier de Méré341, un fat de
beaucoup d’esprit et d’une intelligence singulièrement pénétrante, qui lui fournit
le principe de quelques-unes de ses vues les plus profondes.
Une grande question semble avoir dès lors fortement préoccupé son intelligence : il
cherchait une certitude, et si vraiment, comme le disaient les théologiens, il n’y
en avait pas hors de la vérité revélée. C’est là ce qu’il demandait aux philosophes,
à Épictète, à Montaigne.
Un accident de voiture, où il fut sauvé par miracle, auprès du pont de Neuilly,
très certainement aussi l’évolution naturelle de ses idées342, et enfin l’insoluble mystère — psychologique ou théologique — de
la grâce amenèrent la crise définitive : cette nuit du 23 novembre 1654, nuit
d’extase et de joie, où face à face avec son Dieu, Pascal se donne tout à lui, et
pour toujours. L’engagement en est consigné dans cette prière enflammée que Pascal
depuis porta toujours sur lui, cousue dans la doublure de son habit. Cette fois il
avait, non pas exécuté définitivement l’abdication de son intelligence, mais trouvé
la vérité supérieure qui pouvait mettre l’unité dans sa vie intellectuelle et
morale, la vérité où étaient compris toute certitude et tout bonheur.
Pascal donne à Port-Royal un esprit tout laïque, formé aux méthodes et imbu des
notions de la science et de la philosophie, assez ignorant de la théologie : de son
Entretien avec M. de Saci, il résultera qu’au moment d’entreprendre
ses rudes campagnes contre l’erreur et l’incrédulité, ce défenseur de la foi connaît
à fond les philosophes, et n’a pas lu les Pères de l’Église : il n’en aura jamais
qu’une connaissance superficielle. Et de là même sa puissance sur le monde laïque :
idées, méthode, style, tout en lui est du savant et de l’honnête homme, rien du
théologien.
En 1655, un curé ayant refusé l’absolution au duc de Liancourt, parce qu’il avait
sa petite fille à Port-Royal, Arnauld écrivit sur ce refus deux lettres qui
irritèrent les ennemis du jansénisme, et lurent menacées d’une censure en Sorbonne.
Le parti se résolut alors à en appeler au sens commun, à l’équité naturelle du
public, et Arnauld, ne se sentant pas le talent qu’il fallait pour cette entreprise,
engagea Pascal à la tenter : du 23 janvier 1656 au 24 mars 1657, dix-huit lettres
parurent, anonymes, imprimées clandestinement, bravant toutes les fureurs de
l’ennemi qu’elles écrasaient. On les réunit ensuite sous le titre de Lettres
de Louis de Montalte à un Provincial de ses amis et aux R. R. P. P. Jésuites sur
la morale et la politique de ces Pères. L’exaltation de Pascal pendant
cette polémique est incroyable. Il reçut une grande joie quand sa nièce, la petite
Marguerite Périer, fut guérie miraculeusement au contact d’une relique conservée à
Port-Royal, une épine de la couronne de Jésus-Christ : ce miracle, tombant au cours
de ses démêlés avec les jésuites, lui apparut comme une manifeste approbation de
Dieu. Et vers le même temps, sur de sa vérité, il jetait durement,
cruellement, dans le cloître Mlle de Roannez, une pauvre et faible âme que son
impérieuse direction brisa.
Il conçut ensuite le projet d’une Apologie de la Religion
chrétienne, telle, bien entendu, que la définissait le jansénisme. Il y
travailla tant qu’il put, au milieu de souffrances aiguës : la maladie maintenant ne
le laissait plus. Mais il avait conquis le bonheur avec la vérité : il était serein
et souriant. Il se savait au nombre des élus : il écrivait l’étrange et admirable
Mystère de Jésus. Ses souffrances même étaient un signe de son
élection : il les redoublait, croyant aider à la grâce et collaborer à la
miséricorde de Jésus. Il s’ingénia à s’inventer des souffrances, des gênes : il
persécuta son pauvre corps avec des raffinements incroyables de dureté. Il mourut le
19 août 1662.
Ce fut une fière nature, à l’énergie indomptable, aux passions de flamme, d’un
amour-propre ardent, qui put bien s’épurer, mais non pas s’éteindre par la foi,
d’une personnalité impérieuse, qui le fit intraitable à se conserver l’honneur de
ses recherches scientifiques, et qui l’amena dans sa pénitence à exiger instamment
de Jésus qu’il lui eût donné sur la croix une pensée, une goutte de son sang,
personnellement, à lui Pascal, pour sa rédemption particulière : nature tourmentée
et superbe, qu’aigrit encore et troubla la maladie, intelligence puissante, étendue
en tous sens et comme en toutes dimensions, un des plus beaux et plus forts esprits
d’homme qu’il y ait jamais eu.
Les quatre premières Provinciales traitent de la censure d’Arnauld, et de la
Grâce : puis Pascal élargit le débat, et va à l’essentiel, en traitant dans les
lettres V à XVI de la morale des jésuites. Les lettres XI à XVI sont adressées aux
Révérends Pères eux-mêmes, dont les réponses sont réfutées dans la xiiie
; les deux dernières, adressées au P. Annat, de la
Société, discutent la question si les jansénistes sont des hérétiques.
Ces vigoureux pamphlets firent une impression profonde : le Parlement de Provence
les condamna, Rome les condamna (sept. 1657) : à Paris, en 1660, sur le rapport
d’une commission ecclésiastique, le Conseil d’État fit brûler la traduction latine
que Nicole, sous le pseudonyme de Wendrocke, avait donnée des
Provinciales : il est vrai que l’arrêt visait surtout une note du
traducteur, où l’on vit une offense à Louis XIII.
Cependant on ne peut dire que Pascal ait eu le dessous même dans l’Eglise : tandis
que son parti était vaincu, son livre triomphait, et jamais depuis, la Compagnie de
Jésus ne s’est remise du coup qu’il lui a porté. Il a créé contre elle un
ineffaçable préjugé et fourni des armes à tous ceux qui l’ont crainte ou haïe. Dès
1656, les curés de Rouen, puis ceux de Paris déféraient à l’Assemblée du Clergé 38
propositions de morale relâchée ; en 1658, les curés de Paris dénonçaient au
Parlement, à la Sorbonne et aux vicaires généraux une Apologie des
Casuistes, qui fut condamnée. Alexandre VII en 1665, Innocent XI en 1679,
condamnèrent la morale relâchée. Bossuet, en 1682, en prépara une censure pour
l’Assemblée du Clergé, qui n’eut pas le temps de la voter ; mais en 1700 il reprit
le même dessein, et cette fois le mena à bout. Enfin, en 1773, dans la bulle de
suppression de l’ordre des jésuites, l’un des considérants indiqués par le Pape est
la morale pernicieuse de leurs casuistes. Tout cela, et mainte manifestation de la
libre pensée moderne contre la Compagnie, tout cela sort des
Provinciales et n’est que la suite du mouvement créé par
Pascal.
Il est certain que les Provinciales sont très fortes, et les
défenses des jésuites très faibles : la meilleure, celle du Père Daniel, parut en
1694, et prouve par sa date que, près de quarante ans après l’attaque, ceux qui en
étaient l’objet n’estimaient pas l’avoir encore repoussée. On a chicané Pascal sur
l’exactitude des textes qu’il cite : mais il s’est bien gardé. Il avait lu deux fois
la Théologie morale d’Escobar343 ; et ses amis lisant les autres casuistes lui fournissaient des
citations, qu’il vérifiait toujours scrupuleusement. De fait, on n’a pu le prendre
en faute là-dessus.
Mais n’était-ce pas un subterfuge d’assez mauvaise foi, que de passer de la grâce à
la morale, et de déplacer ainsi la question ? Non : c’était montrer la valeur de la
question : car il est certain que la vie chrétienne est le but, et le dogme de la
grâce un moyen.
Mais alors, ne peut-on chicaner Pascal sur ses conclusions, et ne sont-elles pas
manifestement outrées ? Voltaire, qui après tout s’accommode mieux des doux jésuites
que des âpres jansénistes, accuse Pascal de calomnie pour avoir reproché à la
Compagnie de corrompre les mœurs. Pascal rend justice à la pureté de la vie des
Pères, et ne leur prête nulle part le dessein exprès de favoriser la corruption : il
dit que la Société poursuit un but politique, la domination des consciences pour le
compte de Rome, et fait plier la morale de l’Évangile à sa politique, pour attirer
les âmes par la religion aimable et le salut facile.
On l’a repris aussi d’avoir confondu casuistes et jésuistes, comme si tous les
ordres religieux n’avaient pas leurs casuistes : le fait est vrai ; mais il est vrai
aussi que les autres ordres sont perdus au sein de l’Église ; les jésuites existent
à part, forment un parti, ayant unité de vues et d’ambition, et la casuistique leur
a été plus propre qu’à personne ; ils ne l’ont ni créée les premiers, ni seuls
employée ; mais elle n’a été qu’un accident ailleurs, elle a été chez eux une
méthode de domination.
Ce n’est pas à dire qu’il n’y ait de l’injustice dans la polémique des
Provinciales comme dans toute polémique. D’abord la casuistique
semble y être enveloppée dans la condamnation des casuistes : c’est en méconnaître
l’innocence, la légitimité, la nécessité ; la casuistique est l’art d’appliquer les principes de la science morale, elle
est nécessaire toutes les fois qu’il s’agit de passer de la théorie à la pratique,
de la loi universelle aux cas particuliers : dans tous les conflits de devoirs, et
dans les situations complexes, elle seule éclaire l’homme. Ce qui montre bien
qu’elle n’intervient pas essentiellement pour relâcher la morale, c’est l’usage que
les stoïciens en ont fait dans l’antiquité.
Et parmi les innombrables décisions des casuistes, faut-il ne relever que le nombre
— considérable encore, mais relativement restreint — des décisions immorales ? Il
est certain que l’esprit général de la casuistique catholique tend à adoucir
l’austérité de la morale évangélique. Mais doit-on oublier que c’est là un des
expédients nécessaires par lesquels s’est faite l’adaptation du christianisme à son
rôle de religion universelle, et que ces subtilités de procédure théologique qui
aboutissent à tourner la loi par la considération des espèces, ont
l’avantage de laisser théoriquement entier l’idéal chrétien ?
C’est comme un délicat et sensible appareil qui permet à l’Église de relever ou
d’abaisser le niveau de ses commandements, pour obtenir à chaque moment des
consciences la plus grande approximation réellement possible dans
la poursuite de la perfection morale. Si l’admirable aspiration de quelques doux
rêveurs a pu devenir la loi de sociétés immenses, c’est que la casuistique a
transposé l’utopie irréalisable en précepte pratique, et ses décisions représentent
souvent, en face de la folie ascétique, le ferme et naturel bon sens.
Sans insister plus qu’il ne convient, on ne peut cependant omettre de dire qu’il y
avait dans les gros recueils des casuistes une floraison d’imagination subtile et
romanesque, fort analogue à celle qui se révèle dans la composition des thèmes
oratoires sur lesquels s’exerçaient les rhéteurs de l’empire romain, et que, tout en
condamnant la bizarrerie immorale de ces jeux d’esprit, il ne faut pas pourtant en
exagérer la conséquence. Il est vrai aussi que ces lourds bouquins, scolastiques
presque toujours de style et de langue, étaient plus à l’usage des directeurs que
des fidèles, et servaient plus à absoudre l’irréparable passé qu’à autoriser les
fautes à faire. Et enfin, si l’on songe que la terre d’élection de la casuistique
lut l’Espagne, et quelles conséquences temporelles y pouvait avoir, sous le régime
de l’inquisition, un refus d’absolution entraînant l’exclusion des sacrements, on
sera tenté d’excuser un peu l’intention des complaisants casuistes qui employaient
leur esprit à « enlever les péchés du monde ».
J’admets donc qu’il y ait de l’injustice ou de l’excès dans les attaques de Pascal,
et j’en fais la part aussi large que possible : mais il reste qu’en gros il a fait
une oeuvre juste et salutaire. Les raisons qui pouvaient atténuer en Espagne le
relâchement de la morale religieuse n’existaient pas en France, et certains jésuites
français avaient écrit déjà en notre langue, offrant à tous le libre usage de leur
indulgence. L’indépendance et le haut essor de la raison laïque rendaient chez nous
ces complaisances plus meurtrières à la religion : entre les mains des casuistes,
l’originale hauteur de la morale chrétienne s’amortissait, se fondait,
s’aplanissait, et tendait à se mettre de niveau avec la mollesse équivoque de la
morale mondaine.
Pascal et le jansénisme ont rendu au christianisme sa raison d’être lorsqu’ils
l’ont ramené à être un principe d’effort moral, lorsqu’ils ont remis dans le chemin
de la vertu ses épines et ses ronces. Ils ont eu raison même absolument, en dehors
de tout dogme, du seul point de vue de la conscience, lorsqu’ils ont rétabli la
lutte incessante, obstinée contre l’instinct et l’intérêt, l’inquiétude de tous les
instants, comme les conditions de la moralité, et qu’aux décisions des directeurs
complaisants ils ont opposé leur rigorisme, l’obligation, dans tous les cas douteux,
de choisir le parti le plus dur, et de décider contre l’égoïsme, par la seule raison
qu’il est l’égoïsme. Enfin les Provinciales sont un acte de bon goût,
et comme de salubrité esthétique et littéraire : il était bon, au temps où la
littérature profane allait se débarrasser du romanesque espagnol, de barrer la route
aussi aux fantaisies où l’imagination religieuse se complaisait de
l’autre côté des Pyrénées. En écrivant ses pamphlets, Pascal se faisait le défenseur
de la raison classique dans le domaine de la religion.
Il y a un point où les adversaires de Pascal avaient raison : c’est quand ils
l’accusaient de rire des choses saintes. Je n’ai pas besoin de dire que Pascal riait
seulement des jésuites, et qu’il respectait la religion autant qu’aucun de ses
adversaires, en la comprenant mieux. Cependant ceux-ci avaient plus raison qu’ils ne
croyaient eux-mêmes. Pascal a frayé la voie à Voltaire : et voici comment. Une des
réponses qu’on lui opposa notait le « ton cavalier » de sa polémique ; disons
l’accent laïque. C’est un homme du monde qui parle aux gens du monde : une raison
qui se communique à la raison de tous. Voilà le danger. Il est le même que lorsque
les Réformateurs avaient convié le peuple à examiner les Écritures ; ils ne
pensaient pas non plus travailler au profit de l’irréligion. Pascal croit servir la
vérité du Christ ; il l’affaiblit. Car il la livre aux discussions des profanes. Il
tire hors de l’École et de l’Église les matières théologiques ; il propose à la
raison laïque de décider sur tel dogme, telle doctrine, entre tels et tels
théologiens. D’autres appliqueront la même méthode à tout le dogme, et poseront la
question entre la raison elle-même et la foi. Pascal énumère les sottises des
casuistes, et les confond par l’ qu’y découvre le sens commun : d’autres
étaleront les sottises des Pères, les sottises de la Bible, et ruineront la religion
en l’opposant au sens commun. Pascal a fait tort à la religion, parce que toutes les
polémiques violentes où les théologiens la donnent en spectacle au public sont
mauvaises pour elle ; et il lui a fait tort plus qu’un autre, parce qu’il a employé
à traiter des problèmes théologiques des armes toutes laïques, les seuls moyens et
la seule autorité de la raison.
Mais c’est cela même qui fit le succès du livre, et qui en fait encore aujourd’hui
la beauté supérieure. Ne parlant qu’à la raison, il a fondé solidement ses arguments
sur des bases éternelles, sur les principes essentiels de la moralité et de
l’intelligence humaines, sur notre impérissable sens du vrai et du bien : il a dû
pour cela sonder ces questions théologiques qu’il débattait, jusqu’à ce qu’il eût
découvert le fond solide des lieux communs où la vie morale de l’homme est
nécessairement comprise. Par là ce pamphlet est demeuré un des livres que lira
toujours quiconque, chrétien ou non, cherchera sa règle de vie : il a réalisé cette
loi des grandes œuvres d’art, de dépasser les circonstances contingentes qui lui ont
donné l’être, et de revêtir un intérêt absolu, universel.
Toutes les sortes d’éloquence y sont renfermées, comme a dit Voltaire : vigueur de
raisonnement, ou de passion, ironie délicate ou terrible. Voltaire disait encore
qu’il estimerait moins les Provinciales si elles avaient été écrites
après les comédies de Molière : on comprendra ce jugement paradoxal, si l’on regarde
avec quelle puissance expressive, quel sens du comique, et quel sûr instinct de la
vie, sont dessinées les physionomies des personnages que Pascal introduit ; deux
pères jésuites surtout, subtils et naïfs, celui dont l’ample figure occupe la scène
de la 5e à la 10e lettre, et celui dont la
vive esquisse illumine la 4e Provinciale. Il y a là un art
singulier de traduire les idées abstraites en actes, en gestes, en accents, en un
mot une réelle force d’imagination dramatique.
Mais ce qu’il y a de plus admirable dans l’œuvre, c’en est la simplicité, l’objectivité : toute la personne de l’auteur s’efface de l’œuvre en
la construisant ; elle est toute ramassée dans l’expression, absente volontairement
de la matière. Tout est subordonné à la démonstration que l’écrivain veut faire : il
n’applique son rare génie qu’à choisir les meilleurs moyens de l’opérer. Tout,
ainsi, est argument, et tout est efficace, véhémence et raillerie, logique abstraite
et dramatique imagination. Pour les règles, l’auteur n’en reçoit que de son sujet :
et dans le mépris de la rhétorique il trouve le plus juste emploi et le maximum de puissance de tous les moyens de la rhétorique, qui, chez lui,
sont reçus de la nature des choses, qui partout sont les formes propres et
nécessaires, partout aussi les formes simples et naturelles. Aussi, du coup,
l’éloquence française égale-t-elle la perfection souple et la sublimité aisée de
l’éloquence attique : Démosthène est comparable, point du tout supérieur à
Pascal.
Les Provinciales sont, dans notre prose, le premier chef-d’œuvre du
goût classique. C’est une œuvre de raison, non seulement parce que l’objet en est
une démonstration et la méthode une suite de raisonnements, mais surtout parce que,
selon la raison, elle ne nous parle jamais de son auteur, toujours de son sujet, et
parce qu’elle a un caractère universel de vérité et de beauté. C’est une œuvre d’art
aussi, d’un art qui s’emploie à manifester uniquement la raison. Mettant à profit la
grande leçon de Malherbe, Pascal a laborieusement, lentement, patiemment amené son
ouvrage à être l’expression pure et parfaite de sa pensée : il ne s’est pas contenté
du premier effort de sa nature, si richement douée. Ayant dû improviser à peu près
les trois premières lettres, dès qu’il peut, il travaille, il corrige : il refait,
dit-on, treize fois la 18e lettre ; et par un mot profond, il
s’excuse de n’avoir pas fait la 16e plus courte faute de loisir.
Son idéal est de trouver les voies les plus rapides, les moins pénibles, et les plus
sûres de la persuasion : il compose rigoureusement, il donne à ses discussions la
rigueur et la clarté d’une démonstration scientifique. Il évite toutes les
déperditions de forces : tout ce qui n’est pas nécessaire est inutile. Il choisit
ses mots avec un sens si juste de leur propriété, de leur efficacité, qu’après 250
ans il n’y a pas une page pour ainsi dire de son œuvre, dont l’énergie se soit
dissipée, ou dont la couleur se soit altérée.
Pascal n’avait pu terminer son Apologie de la Religion chrétienne :
les fragments qu’il avait rédigés lurent publiés en 1670 par MM. de Port-Royal,
assez inexactement, avec toute sorte de retranchements et de corrections, mais en
somme de la seule façon qui put en ce temps-là faire passer et faire goûter
l’ouvrage. Le texte authentique des Pensées a été signalé en 1843 par
Victor Cousin, et plusieurs fois publié depuis.
Le plan que Pascal se proposait de suivre est connu dans ses grandes lignes,
d’abord par la Préface de l’édition de 1670, on Etienne Périer
l’expose tel que son oncle l’avait développé devant quelques amis vers 1658 ou 1659,
puis par certains fragments qui se rapportent à l’ordre et aux divisions du livre.
Voici la plus importante de ces notes : « Les hommes ont mépris pour la
religion, ils en ont haine et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut
commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ; ensuite,
qu’elle est vénérable, en donner respect ; la rendre ensuite aimable, faire
souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie.
— Vénérable, en ce qu’elle a bien connu l’homme ; aimable, parce qu’elle promet le
bien344. »
Si nous combinons ces indications avec le plan d’Étienne Périer, qui ne détache pas
nettement la 1re et la 3e des parties
distinguées par Pascal, mais les indique pourtant, voici comment nous nous
représenterons le dessein de Pascal.
1° La religion n’est pas contraire à la raison. — Cette partie
est une préparation, pour disposer le lecteur à ne point mépriser
par préjugé la religion, pour lui faire comprendre qu’il se pourrait qu’elle fût
logiquement défendable, pratiquement efficace. Après le discours contre
l’indifférence des athées (art. IX), qui vaut comme une introduction générale de
l’ouvrage, Pascal exposait sa thèse de l’impuissance de la raison, incapable de
savoir tout, et de rien savoir certainement, réduite à juger des « apparences du
milieu des choses » (les deux infinis, art. 1). La foi est un moyen supérieur de
connaissance : elle s’exerce au-delà des limites où la raison s’arrête (distinction
de la raison et du sentiment ou du cœur). Mais quand cela ne serait point, quand aucun moyen ne s’offrirait à
l’homme de parvenir jusqu’à Dieu, par la raison ou par toute autre voie, dans
l’absolue impossibilité de savoir, il n’en faudrait pas moins faire comme si on
savait. Car selon le calcul des probabilités, on a avantage à parier que la religion est vraie, à régler sa vie, comme si elle était
vraie. En vivant chrétiennement on risque infiniment peu, quelques années de plaisir
mêlé, pour gagner l’infini, la joie éternelle. Il faut donc vivre en chrétien. Mais
désirer de croire n’est pas croire : on ne croit pas à volonté ; il faut la grâce.
En attendant qu’on l’ait, et qu’on croie, on se préparera à la recevoir et à
croire : on pliera la machine, on ira à la
messe, on s’abêtira. On disposera le corps, l’automate, de façon que ses habitudes ne fassent pas obstacle aux mouvements
de l’âme, quand la grâce l’inclinera.
Ces discours montrent qu’il peut y avoir un moyen de savoir et des raisons d’agir
comme si on savait. La religion n’est donc plus une absurdité à dédaigner. Pascal
entama donc ses démonstrations, sûr d’être au moins suivi.
2° La religion est vénérable, parce qu’elle a bien connu l’homme.
Pascal peindra à l’homme sa grandeur et sa bassesse, ses avantages et ses
faiblesses, toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il
lui donnera ainsi la curiosité, s’il a tant, soit peu de raison,
de connaître d’où vient cette étrange disproportion de sa nature ; et pour résoudre
cette énigme, il l’adressera aux philosophies et aux religions, dont il montrera la
vanité, la faiblesse et l’impuissance. Il lui fera remarquer ensuite le peuple juif,
et ce livre, qui est son histoire, sa loi, sa religion : là l’homme trouvera le
récit de la chute d’Adam ; et cette idée d’une nature d’abord excellente, puis
déchue par le péché, illuminera les contradictions qu’on aura d’abord relevées. La
religion chrétienne, héritière de la loi juive, se présentera donc comme une
hypothèse, telle qu’en emploient les sciences, qui tire sa probabilité de son
adaptation aux faits constatés. Seule de toutes les doctrines philosophiques et
religieuses, la doctrine de la chute explique le contraste incompréhensible de
grandeur et de bassesse, qui est le trait caractéristique de la nature humaine. La
religion donc qui la propose, si elle n’est pas vraie encore, mérite du moins d’être
prise au sérieux, et respectée.
3° La religion est aimable, parce qu’elle promet le vrai bien.
L’homme a naturellement le désir du bonheur. Or la religion chrétienne est une
religion d’amour. Jésus-Christ est rédempteur, réparateur : à la nature déchue et
misérable, il apporte le salut, le pardon. Les élus sont destinés à la joie
éternelle.
Voilà un bien pur, complet, impérissable, tel donc que la raison l’exige pour s’y
attacher.
4° Mais ces deux arguments sont des arguments indirects, qui rendent la religion
probable et font désirer de la trouver vraie. Il faut montrer enfin que la religion est vraie, au sens rigoureux et rationnel du mot, par des
preuves directes et intrinsèques. Pascal étudiera la Bible, fera valoir que seuls
les Juifs ont conçu Dieu dignement, établira la vérité des livres saints et du livre
de Moïse en particulier, la vérité des miracles de l’Ancien Testament, prouvera la
mission de Jésus-Christ par les figures de la Bible et par les
prophéties, puis par la personne même, les miracles, les doctrines, la vie du
Rédempteur ; enfin il montrera dans la vie et les miracles des Apôtres, dans la
composition et le style des Évangiles, dans l’histoire des saints et des martyrs, et
dans tout le détail de l’établissement du christianisme, les marques évidentes de la
divinité de notre religion. En poursuivant ces études, deux idées dominent
l’argumentation de Pascal : 1° Credo quia absunlum : la religion,
essentiellement, est choquante, absurde pour la raison, et
pourtant elle s’est établie : donc son établissement est preuve de sa divinité. Des
hommes l’auraient faite plus vraisemblable, ne fût-ce que pour pouvoir l’accréditer.
2° Deus absconditus : il est essentiel à la
religion qu’elle soit incompréhensible, incertaine : sinon, si tout le monde la
comprend, en aperçoit la vérité et la divinité, tout le monde y croira, et tout le
monde sera sauvé. Or, par hypothèse, Dieu ne veut se montrer qu’à ses élus ; il se
dérobe à ceux qu’il damne, pour les damner de ne l’avoir pas vu. Ces deux idées sont
les moyens par où toutes les objections qu’on peut faire à Pascal sont réduites en
arguments à l’appui de sa thèse. Et ainsi s’achève le dessein qu’il avait de montrer que la religion chrétienne a autant de marques de certitude et
d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus
indubitables.
On a embrouillé à plaisir le dessein de Pascal, et l’on y a cherché des
difficultés, des contradictions qui n’y sont pas. Dans la première partie, Pascal
établit seulement l’impuissance transcendantale et métaphysique de la raison, qui ne donne qu’une certitude imparfaite dans un
domaine restreint ; dans la seconde partie, Pascal parle des causes multiples qui,
dans son domaine même, font errer souvent la raison ; mais il sait le remède, et les
règles par lesquelles on est assuré de faire un bon usage de sa raison. Il dit que
le pyrrhonisme est le vrai, mais précisément sur une question
qui dépasse la portée restreinte de la raison, sur une question d’essence et
d’origine, sur celle de savoir pourquoi l’homme est ce qu’il est. A cette question
la révélation seule répond. Pascal, après cela, a donc bien le droit de s’adresser
dans la quatrième partie à la raison, et de lui proposer des preuves, qui fourniront une évidence rationnelle, pareille, et non
supérieure, à celle que l’homme obtient par ses méthodes humaines dans toutes les
parties de ses sciences. Les trois premières parties fourniront des probabilités,
des présomptions, des preuves indirectes : la quatrième, des preuves directes,
intrinsèques, rigoureuses.
Cette quatrième partie est singulièrement faible aujourd’hui : mais il y a
singulièrement de hardiesse et de pénétration dans la seule position de la question.
Pascal a cherché la solution du problème de la révélation dans une critique historique et philologique des Écritures. Il prenait cette voie
périlleuse pour ne manquer ni à ses principes ni à ses promesses. Il s’était engagé
à démontrer la religion, et il avait établi l’impuissance métaphysique de la raison.
Il fallait donc essayer de saisir Dieu dans les apparences dont la raison est juge.
La raison, Pascal l’a dit dans sa 18
e
Provinciale, a seule droit de décider sur les faits. Si
donc on traite la religion comme un fait, les miracles, les
évangiles comme des faits, la raison, critiquant ces réalités
sensibles, pourra y faire apparaître avec évidence un élément surnaturel et
surhumain : l’action divine, insaisissable en elle-même, sera atteinte dans ses
manifestations historiques.
Pascal a conduit cette originale tentative avec une rare témérité, une entière
ignorance de l’histoire et de la philologie, et une volonté décidée de faire sortir
des textes la vérité qui lui plaisait : il ne pouvait se douter
que de la méthode qu’il indiquait, appliquée avec la rigueur impartiale de la
science, devait sortir la condamnation de sa croyance. Il ne s’était pas aperçu, ce
fort logicien, que le principe de la science, la croyance au déterminisme absolu des
phénomènes, excluant Dieu de l’univers connaissable, implique la négation de la
Révélation dans l’ordre de la science, que la méthode par conséquent contient la
conclusion, et que le seul moyen de sauver la foi est de la mettre hors de la
raison, sans contact immédiat et sans liaison directe avec elle.
Pour les 1re et 2e parties, l’originalité
des raisonnements de Pascal est dans l’application des méthodes scientifiques au
problème théologique : le physicien et le géomètre se retrouvent dans ces étonnantes
démonstrations où la religion est tantôt offerte par hypothèse,
comme le système astronomique de Copernic, opposé à celui de Ptolémée, se vérifie
par la concordance de ses conséquences logiques avec les faits observés, et tantôt
jouée comme à la roulette, sur un calcul de probabilités. Quelle force pouvaient
donner à la religion ces démonstrations étranges ? Je ne sais trop, mais assurément
Pascal a touché plus juste, quand il a saisi ensuite le fondement naturel et
psychologique de la foi, ce désir du bonheur que l’homme ne peut retrancher de son
cœur et qui, sans cesse déçu par la réalité, se recule toujours plus loin, jusqu’à
ce qu’il ne trouve plus d’autre moyen de subsister que de s’élancer hardiment dans
l’inconnaissable, plaçant son espérance en sûreté hors de la vie et du temps.
« Qu’on ne dise pas, écrit Pascal, que je n’ai rien dit de nouveau : la
disposition des matières est nouvelle. Quand on joue à la paume, c’est une même
balle dont on joue l’un et l’autre ; mais l’un la place mieux. »
Pascal
excelle à placer la balle. Il a pris sa matière partout : peu érudit en théologie,
il a causé avec M. de Saci et d’autres solitaires, il a lu saint Augustin. Ses idées
sur la religion, au fond, n’ont rien de nouveau : pas même ses idées morales,
politiques, sociales. Celles qui sont essentiellement chrétiennes, lui sont communes
avec les grands docteurs de l’Église ; Bossuet les exprimera, sans avoir besoin de
s’inspirer de Pascal. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra l’idée du Discours
sur l’histoire universelle, l’idée d’une Providence qui fait tourner
l’histoire du monde autour du petit peuple juif. Ce n’est pas à Pascal qu’il prendra
l’idée du néant et de la grandeur de l’homme, cette effrayante énigme dont la
religion dit le mot.
D’autres théories de Pascal sont celles du temps : sa doctrine politique, au fond,
se réduit à des opinions assez répandues parmi le tiers état intelligent depuis la
fin du xvie
siècle, et elle se retrouvera, l’accent
seulement étant changé, dans la Politique de Bossuet. Mais la grande
source des idées profanes, si l’on peut dire, et purement rationnelles de Pascal,
c’est Montaigne, dont la pensée, les mots mêmes et les images sont sans cesse
l’étoffe à laquelle il met sa façon. Il est curieux de remarquer combien Pascal, sur
les sujets de morale individuelle ou générale, a l’intelligence et l’imagination
obsédées par les Essais.
Il a sur l’invention la superbe indifférence de nos classiques, ou plutôt il dirige
comme eux son invention moins vers la nouveauté que vers la vérité ; et
l’originalité qu’il cherche est celle de l’expression et du maniement des matériaux.
Il est, en effet, étonnant dans le tour et dans l’emploi des idées que d’autres ont
rendues avant lui. Il a une puissance d’analyse et de raisonnement, qui y découvre
toutes sortes de caractères et de liaisons qu’on ne soupçonnait pas.
Il a l’art surtout de les saisir en profondeur. Jamais rien, chez lui, ne reste
banal et superficiel. Les choses qu’on lit ailleurs, dans Montaigne même, sans y
faire grande réflexion, ni y apercevoir grande conséquence, prennent, lorsqu’il les
rend, presque dans les mêmes termes, une gravité, une portée qui saisissent
l’esprit : par un mot, ou même par l’insaisissable frémissement de sa phrase, on
sent qu’il y voit un monde, et on se dispose à l’y voir avec lui.
Je ne sais pas de style qui ait plus de pénétration à la fois et d’envolée. C’est
qu’avec la précision de son génie scientifique, Pascal ne nous montre aucun objet,
qu’il ne lui ait arraché le secret de son essence intime, et qu’il n’ait suivi,
aussi loin que la pensée peut aller, l’action qui en rayonne à travers l’infinité de
la nature.
Ce don de profondeur, qui est l’originalité propre de l’esprit de Pascal, apparaît
à chaque page dans les Pensées, surtout dans celles qui se rapportent
aux deux premières parties du plan précédemment expliqué. Dans la seconde, l’enquête
universelle à laquelle il se livre sur la nature de l’homme lui fournit une belle
matière. Il s’agit de montrer que l’homme est un composé de grandeur et de
bassesse : la grandeur, ce sont les aspirations, le rêve, l’illusion ; la bassesse,
c’est la réalité, et toutes les réalités, sentiments, croyances, institutions,
coutumes, arts, toute la vie morale, politique et sociale de l’homme. Il faut voir
avec quelle force d’observation et de logique Pascal réduit à la fantaisie, au
préjugé, à l’habitude, toute l’œuvre de l’esprit humain, hors de lui et en lui-même.
Toutes les remarques portent, et il n’y en a point qui ne donnent à penser
longuement, quand il explique le mécanisme de l’amour-propre, ou qu’il montre
l’imagination et les nerfs plus maîtres de nous que notre raison, quand il nous
promène à travers le monde cherchant une morale fixe, des lois communes, quand il
sonde l’institution sociale, le principe monarchique, pour ne trouver au fond, à
l’origine, que la force, et qu’il autorise si superbement le respect traditionnel
des lois, de la hiérarchie, de l’hérédité dynastique. Tout l’envers du monde et de
l’homme apparaît, triste à voir.
Où que son raisonnement le mène, il jette de triomphants coups de sonde : il ouvre
à la pensée des voies fécondes, quand il définit l’éloquence ou le style, ou quand
il jette quelques mots, obscurs et bizarres de prime abord, mais combien riches de
sens, sur les caractères de la beauté. Je ne puis que renvoyer à toute cette partie
des Pensées : il n’y a pas un mot qui ne soit à méditer.
Mais si l’on veut prendre rapidement une idée de la profondeur de Pascal et de
l’avance qu’il avait sur son siècle, qu’on s’arrête à la question qu’il pose sur la
cause de l’amour. Qu’aime-t-on en quelqu’un345? L’être, ou les qualités ? qu’est-ce que l’être sans les qualités ? Et
pourtant l’être ne subsiste-t-il pas, les qualités changeant ou disparaissant ? Il y
a dans cette réflexion de Pascal toute la question de l’unité, de l’identité du moi,
de sa réalité : un des grands et troublants problèmes de la pensée
contemporaine.
Ou bien qu’on lise ceci : « Quelle est donc cette nature sujette à être
effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la première. Pourquoi la
coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai bien peur que cette nature ne soit
elle-même qu’une première coutume, comme la coutume est une seconde nature346. »
Et nous voici
au centre de la grande énigme à laquelle s’attaque la science depuis un
demi-siècle : ce que nous appelons aujourd’hui nature dans tous
les êtres, formes et propriétés ou instincts, n’est-ce pas une collection
d’acquisitions successives, fixées par l’habitude, transmises par l’hérédité ? Le
mot de Pascal contient, deux siècles avant Darwin, l’essence de la doctrine
évolutionniste.
Mais il n’y a rien peut-être de plus étonnant dans les Pensées que
le fameux morceau des Deux Infinis
347,
qui me paraît répondre à la première partie de son plan. Tout à l’heure, dans la
seconde partie, Pascal, par un scepticisme provisoire, ou mieux
par un criticisme rigoureux, fera voir à l’homme que dans toutes
les formes de son activité, il a fait mauvais usage de sa raison, et que, dans
toutes ses institutions, croyances, opinions, qu’il s’est imaginé bâtir sur un
fondement de vérité à l’aide de sa raison, il a été la folle dupe de son préjugé, de
son habitude et de ses sens. Ici, au contraire, son scepticisme transcendant
s’attache à mettre en lumière l’impuissance absolue de la raison :
suspendu entre les deux abimes de l’infiniment grand et de l’infiniment petit,
l’homme ne peut rien connaître, faute de pouvoir connaître tout, parce que tout
s’entretient. Que lui reste-t-il donc, « sinon d’apercevoir quelque apparence du
milieu des choses » ? Et voilà tout ce que sa raison en effet peut se flatter de
saisir.
Si nous dépouillons le morceau de sa grandiose poésie, et que nous en cherchions le
sens précis, nous remarquerons avec étonnement que Pascal, au temps même où la
science faisait ses premiers pas, lorsque le premier emploi des méthodes et des
instruments remplissait d’orgueil et d’espérance, mesure avec sûreté le domaine de
la science et la puissance de la science. Il parle comme parlera deux siècles et
demi plus tard Renan, après tant de merveilleuses découvertes qui auront fait
comprendre à la fois et le progrès infini, et les étroites limites de la
connaissance : il est en effet curieux de voir que Renan a refait la méditation des
Deux Infinis en des termes qui rappellent étrangement Pascal348. Nous sommes emprisonnés dans notre univers, et de cet univers
même nous ne pouvons saisir toute l’infinité : « quelque apparence du milieu
des choses »
, voilà le connaissable, voilà la science ; mais les
substances, les causes, les principes nous échappent, pendant que se déroulent sous
nos yeux des séries de phénomènes qui jamais ne commencent et jamais ne finissent.
La connaissance scientifique est essentiellement incomplète et relative ; c’est ce
qu’aperçoit nettement Pascal, au début d’un âge scientifique, et cela désespère ce
grand esprit, avide d’une certitude absolue et infinie.
Mais par là se découvre à nous une vérité qu’on s’est d’ordinaire refusé à voir :
l’ascétisme janséniste de Pascal et les Pensées ne sont pas en
contradiction avec le développement antérieur de son intelligence. Il n’y a pas eu
de rupture dans sa vie intellectuelle : il y a eu une évolution continue, au terme
de laquelle il a tout quitté pour suivre Jésus-Christ. Il n’était ni fou ni malade ;
il n’a jamais été plus lui-même, plus maître de sa raison et conscient de ses actes,
que lorsqu’il a semblé envahi de la folie religieuse349. C’est prendre les choses par le
petit côté que de rendre compte de sa conversion par l’état de ses nerfs et l’acuité
de ses souffrances. Du moins il faut reconnaître que sa raison aussi le conduisait à
Port-Royal. C’était cette raison, en effet, qui renonçait à lui, et non pas lui à
elle, lorsqu’elle lui disait qu’elle ne lui donnerait pas la connaissance complète
dont il avait soif. Plutôt que de se reposer béatement, comme tant de savants, dans
la science des « apparences », puisque la raison ne lui permettait rien de plus,
Pascal a tourné ses yeux d’un autre côté : il a cherché s’il n’y avait pas ailleurs
une source de vérité, mais de vérité totale et certaine ; il l’a trouvée, et il est
allé demander à la foi une connaissance supérieure à celle que procure la raison. Il
n’a pas méprisé pour cela la raison, il l’a réduite à son domaine, et il a évalué ce
domaine : mais il a tout attendu de l’intuition ; il en a tout reçu, avec cette
certitude qui seule pouvait donner la paix à une intelligence impatiente, insatiable
comme la sienne, et incapable de s’arrêter dans une demi-science douteuse et
relative. Pascal ne serait pas Pascal, si sa foi n’avait satisfait sa raison, et le
dévot en lui n’a pas détruit, il a contenté le savant.
J’aurais à parler maintenant du style de Pascal : il faut être, a-t-il dit quelque
part, « pyrrhonien, géomètre, chrétien » ; et son style, comme son génie, est tout
cela, et tire ses qualités de cette triple essence : une analyse aiguë, un
raisonnement puissant, une dévotion passionnée, voilà les éléments qui s’amalgament
étrangement et font le style le plus fort, le plus suggestif, et le plus séduisant
qu’il y ait. Si on l’étudie de près, on apercevra que le secret de son énergie est
dans le procédé scientifique que Pascal applique aux mots, manifestant leur
définition et utilisant leurs liaisons dans les emplois qu’il en fait : le respect
de leur propriété, et le choix de leur place, tout se ramène là.
Ce style de savant est un style de poète. Dans notre littérature classique, qui n’a
guère eu de poètes lyriques que parmi ses grands prosateurs, selon le mot de Mme de
Staël, Pascal est un des plus grands. Il l’est, comme tous les autres, parce qu’il
est obstinément réaliste : son imagination représente les réalités
concrètes dont sont les abstractions sur lesquelles il opère ; — et parce
qu’il est profondément sensible : chaque acte de sa pensée, chaque idée qu’il
conquiert met en jeu, exalte on blesse toutes les émotions, les affections de son
âme singulièrement délicate. Il vibre, gémit, jouit dans tout son être de ce qui
occupe à chaque moment sa raison.
Mais l’originalité poétique de Pascal, c’est le caractère, si je puis dire,
métaphysique des inquiétudes et des images qui jettent ces flammes intenses dans son
style. Jamais il n’est plus poète, plus largement, plus douloureusement, ou plus
terriblement poète que lorsqu’il se place en face de l’inconnaissable. « Le silence
éternel des espaces infinis m’effraie. » Et ailleurs, toute cette poursuite,
angoissée et superbe, de l’inaccessible infini et de l’inaccessible néant. Ici
d’amples raisonnements, là un mot saisissent l’imagination frissonnante. Il faut
lire aussi, dans la dernière moitié des Pensées, nombre de morceaux,
où s’exalte et crie l’âme de Pascal, en face du mystère chrétien, mystère qui fait
sa certitude, et où pourtant il s’abîme, mais avec quelles délices et quel
triomphe ! Pascal est un grand poète chrétien, à placer entre sainte Thérèse et
l’auteur inconnu de l’Imitation ; tant il a rendu avec force la
poésie de la religion : non la poésie extérieure, mais la poésie intime,
personnelle, qui coule de l’âme croyante et unie à son Dieu. La tendresse même et la
suavité ne lui ont pas fait défaut : il a vu même le Christ de douceur et d’amour.
Il a rendu surtout l’appel ardent, impérieux, désespéré à la fois et confiant, de
l’âme pécheresse au Rédempteur : son Mystère de Jésus est un poème
d’une grandiose et bizarre sublimité.
Que de choses resteraient à dire encore ! Mais Pascal n’est pas de ces auteurs
qu’une étude peut épuiser. Il est du petit nombre que la lecture seule révèle, et
qui, une fois lus peuvent toujours se relire, découvrant, suggérant toujours de
nouvelles idées à l’esprit attentif.
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