Corneille
Caractère de Corneille. — 1. Le théâtre de Corneille : la vérité morale est le but.
Les règles. Les intrigues. Le choix des sujets. L’histoire dans Corneille : goût des
réflexions sur la politique. Le type romain. — 2. Psychologie cornélienne. La
conception de l’amour. L’héroïsme de la volonté : les généreux et les scélérats. Ce
qu’il y a de peu dramatique dans la psychologie cornélienne. — 3. Les personnages de
second plan : variété, vérité, finesse des études de caractère. — 4. La
« mécanique » dans la tragédie cornélienne. Dialogue et style. — 5. Rotrou :
imagination originale.
Corneille315 n’a pas de
biographie : il n’importe à son œuvre qu’il ait déménagé de Rouen à Paris en 1662, et
qu’il se soit installé rue d’Argenteuil après 1676, non plus tôt comme certains l’ont
cru. Nous noterons seulement qu’il était Normand, et avocat : deux garanties de
subtilité d’esprit. Il fut élevé chez les jésuites, dont les théologiens seront
précisément les défenseurs du libre arbitre contre le jansénisme. Ce fut un bonhomme,
de mœurs très simples, marguillier de sa paroisse à Rouen, dévot, très sincèrement et
naïvement dévot : il occupa ses loisirs, pendant qu’il fut éloigné du théâtre de 1652
à 1659, à traduire en vers des chants d’Eglise et l’Imitation de Jésus-Christ ; plus
tard, il fera encore l’Office de la Vierge. Il était fier et besoigneux : de là vient
qu’il quémandait ou remerciait tantôt bassement, tantôt avec quelque raideur : jamais
adroitement. Les passions ne troublèrent pas sa vie : il était homme de famille, et
vécut dans une étroite intimité avec son frère Thomas, de vingt ans plus jeune que
lui. Il avait l’esprit timide et scrupuleux : il se tourmenta fort à chercher les
fautes de ses pièces, et les excuses de ses fautes ; il n’avait pas la vanité
contente, mais la vanité inquiète. Il prépara avec grand soin les éditions séparées de
ses pièces et les éditions générales de ses œuvres, multipliant les corrections,
épluchant avec une attention minutieuse chaque vers, chaque syllabe de son texte. Il
porta l’esprit de Malherbe à la scène, jusque-là livrée aux raffinés négligents, et il
y fit valoir la simplicité travaillée.
Étant homme, et poète, il aimait ce qui venait de lui, et préférait ce qu’il voyait
mal reçu du public. Il quitta le théâtre par un dépit d’auteur sifflé, après
Pertharite : il y rentra, au moment où disparaissaient et les modèles
qu’il peignait et le public qui avait fait sa renommée. Cette retraite est le grand
événement de sa vie. Quand il reparut, il lui fallut plaire à un autre goût, à une
nouvelle génération, très infatuée d’elle-même et dédaigneuse des vieilles modes ; le
grand Corneille se fit doucereux, gauchement, à la façon de Quinault. Mais il ne put
tenir contre Racine : il fut jaloux, et malheureux. Sa pauvreté lui fut moins amère
que cette gloire d’un rival, qui lui semblait un vol fait à son génie.
« La représentation dure deux heures, et ressemblerait parfaitement, si l’action qu’elle représente n’en demandait pas davantage pour sa réalité. Ainsi ne nous arrêtons point ni aux douze ni aux vingt-quatre heures, mais resserrons l’action du poème dans la moindre durée qu’il nous sera possible, afin que sa représentation ressemble mieux et soit plus parfaite316. »Et pareillement pour le lieu. En d’autres termes, unité de lieu, unité de temps, signifie pour Corneille minimum de variation dans le lieu, minimum de durée dans le temps, donc maximum de vraisemblance : mais la quantité minima de temps ou d’espace n’est pas absolue, elle est relative, et se détermine par la constitution particulière de chaque sujet. Quand on a donné au sujet toute la concentration que ses propriétés essentielles rendent possible, on a atteint l’unité de ce sujet et le maximum de vraisemblance. Si maintenant Corneille a souvent besoin de prendre plus que la formule des doctes n’accorde, s’il n’arrive guère à faire coïncider dans le temps et l’espace l’action réelle et la représentation de l’action, tandis que Racine n’a jamais subi la gêne des règles, la raison principale en est que les passions se manifestent tout entières par des impulsions instantanées, tandis que la volonté se reconnaît surtout à la constance des effets, et il n’y a pas de constance sans une certaine durée. Voilà pourquoi les vingt-quatre heures font un peu violence au sujet du Cid, tandis qu’Andromaque ou Phèdre s’y renferment sans peine. Le caractère des intrigues de Corneille se déduit d’une raison analogue. Il ne faut pas en exagérer la complication. D’abord il n’a pas usé de moyens romanesques : on ne citerait pas un travestissement, pas un incognito, dans son théâtre, hors don Sanche qui n’est pas une tragédie, hors Hëraclius aussi : mais dans Héraclius la substitution d’enfants n’est pas un moyen de traiter le sujet, c’est l’essence même du sujet, et de cette donnée singulière le poète veut tirer moins des péripéties surprenantes que des états d’àme pathétiques ; ce qui l’intéresse, c’est le cas moral, extraordinaire sans doute, mais humain, de Phocas. Il n’a pas usé non plus des reconnaissances ; il a fait parfois revenir des gens qu’on croyait morts comme Sévère dans Polyeucte : mais l’espèce de reconnaissance de Sévère et de Pauline pose le problème psychologique de la pièce, elle est nécessaire, naturelle ; elle produit des évolutions de sentiments, non des ricochets d’intrigue. Rodogune est une pièce compliquée : oui, dans ses données fondamentales ; non pas, dans son intrigue. Ce qu’on doit retenir du fameux récit pour comprendre la pièce est peu de chose, et la pièce tout entière est le conflit de deux caractères durs, entre lesquels sont tiraillés, écrasés deux caractères faibles. Toutes les complications de l’action sont des complications morales. Et si l’on veut bien y regarder de près, on verra que Corneille intrigue ses pièces par l’invention subtile, non pas des faits, mais des sentiments. S’il lui faut supposer parfois des faits multiples ou des coïncidences trop arrangées, c’est qu’il médite des cas de conscience raffinés, des conflits héroïques de sentiments. Si la tragédie morale semble souvent continuer un roman ou s’y superposer, et si son action semble parfois, soit au début, soit dans le cours des pièces, recevoir l’impulsion du dehors, c’est qu’il peint des volontés, comme nous le verrons, et que ces volontés, sûres et constantes, ne changeraient point d’état ou de posture, ne livreraient point de combat, si des accidents de fortune ne leur suscitaient des ennemis dans le moi ou hors du moi. Si enfin l’action tragique dans Corneille ne reste pas intérieure jusqu’au dénouement qui extériorise en un acte ou un état définitifs de crime ou de malheur, c’est encore qu’il peint des volontés, et que la volonté tend nécessairement aux effets ; elle aspire à réaliser ses déterminations, elle est active ; de là vient que l’action, chez Corneille, ricoche constamment de l’intérieur à l’extérieur, de la nensée à l’acte et de l’acte à la Densée. Ainsi les volontés, dans le théâtre de Corneille, se créent à elles-mêmes, et les unes aux autres, par leurs actes, des situations qui leur donnent occasion de changer non leurs essences, mais leurs formes, de renouveler, de diversifier, et de croître leur effort. L’intrigue pour l’intrigue, le fait pour le fait, le pur intérêt de curiosité, de surprise, enfin la conception mélodramatique du théâtre n’existe pas dans Corneille, quoi qu’on en dise : il est rigoureusement vrai que l’intrigue est chez lui occasion, soutien, ou effet du mécanisme psychologique. Le roman, chez lui, et la fantaisie à l’espagnole, dont il a gardé des traces, ont toujours pour dernière fin la manifestation des caractères. J’en dirai autant du choix de ses sujets. Il a pensé aux sujets privés et bourgeois, à ce que nous appelons le drame : il en a donné la formule ; il ne l’a pas appliquée lui-même. D’abord parce que, comme disaient les Grecs, ἀρχή δείξει ἄνδρα, « la puissance révèle l’homme », en l’affranchissant des entraves légales, pécuniaires, morales même de la condition privée ; et c’est dans ceux qui peuvent tout, dans les rois et les héros, qu’on doit expérimenter la vraie nature des passions. Ensuite, parce que, de son temps du moins, la fortune des hommes illustres intéressait le public plus que celle des bourgeois, et fournissait des causes plus adéquates à la grandeur des passions ; et puis, aussi, parce qu’en somme les intérêts historiques donnent aux passions une base plus universellement intelligible que les intérêts professionnels ou financiers, d’où sortent les passions bourgeoises. Enfin, parce que les sujets historiques sont vrais. Corneille a toujours cru que les sujets d’invention pure ne convenaient pas à la tragédie, et de là vient ce mot, qu’on a si souvent mal compris et incriminé :
« Les grands sujets doivent toujours aller au-delà du vraisemblable. »Ce qui veut dire, non pas du tout que l’invraisemblance est de règle, mais que la vérité matérielle, historique des faits, est nécessaire. Et elle est nécessaire pour la vraisemblance : j’admets plus aisément qu’une femme tue ses enfants, un frère sa sœur, un père sa fille, quand cette femme s’appelle Médée, ce frère Horace, ce père Agamemnon. Appelez-les de noms inconnus : vous aurez bien plus de mal à établir la vraisemblance des faits. C’est tout simplement l’idée d’Aristote.
« Ce qui n’est pas historique ne nous apparaît pas immédiatement comme possible : les faits historiques, au contraire, sont évidemment possibles : ils ne seraient pas arrivés, en effet, s’ils n’étaient possibles. »Au point de vue poétique, l’histoire et la légende sont équivalentes : mais il est notable que Corneille les distingue. Sa conception de la vérité dramatique est rationaliste, bien plutôt que poétique. Il demande à l’histoire des actions éclatantes, extraordinaires, mais vraies : il repousse les faits fabuleux, irréels, qui ne peuvent servir que de symboles. Il veut du merveilleux rationnel. Dans toutes ses tragédies (je ne parle pas des pièces à machines qui étaient comme des ébauches d’opéra), je ne trouve que deux sujets légendaires, Médée, qui précède le Cid, et Œdipe, qui est une erreur. Il a pris ses sujets presque exclusivement dans l’histoire, et chez les historiens : Rodogune, c’est l’Asie hellénisée des successeurs d’Alexandre ; Suréna, c’est l’empire parthe ; Pertharite, ce sont les Lombards : le Cid, don Sanche malgré leurs origines poétiques, sont encore des sujets d’histoire. Mais Corneille s’est arrêté avec prédilection à l’histoire romaine, où il n’y a guère d’époque qu’il n’ait représentée ; les rois dans Horace ; la conquête du monde dans Sophonisbe et dans Nicomède ; les guerres civiles dans Serîorius et dans Pompée ; l’empire dans Cinna, Othon, Tite et Bérénice, Pulchérie ; le christianisme et l’empire dans Polyeucte et Théodore : les barbares et l’empire dans Attila, l’empire byzantin dans Héraclius. C’est ce qui a donné lieu à des observateurs superficiels de se figurer un Corneille historien. Il est aisé de relever certaines peintures exactes et frappantes : mais combien d’erreurs de fait, combien de fausses couleurs néglige-t-on ? Nicoméde formule en vers admirables les maximes de la politique romaine : Sévère et Félix, dans Polyeucte, représentent avec justesse les sentiments des Romains à l’égard du christianisme. Il y a dans Othon d’étonnantes peintures des mœurs de cour sous l’Empire. Mais le jugement d’Horace, mais la cour d’Auguste, et le caractère d’Auguste, et le caractère de Nicomède, et la chronologie d’Héraclius, et ce chimérique Flaminius si dextrement substitué au réel Flamininus pour amener une belle riposte, est-ce de l’histoire tout cela ? Au fond, toutes les fois qu’il a cru pouvoir le faire sans qu’on s’en aperçût, et avec quelque utilité théâtrale, Corneille a travesti la vérité historique. La vérité historique n’est pour lui qu’un instrument de vraisemblance. Il en cherche l’illusion plutôt que la réalité, avec une minutieuse patience, dans le dépouillement des textes, dans la collection des petits faits et des noms locaux ; et cela lui a réussi, puisqu’il a trompé jusqu’aux critiques. Au fond, dans l’histoire, une chose l’intéresse, c’est la politique. Et c’est pourquoi il a si bien réussi ses personnages de magistrats et d’hommes d’État, ses théoriciens du gouvernement, de la conquête et de la sédition. C’est pourquoi aussi il a travaillé de préférence sur l’histoire romaine, la plus politique de toutes les histoires. Ce goût lui était commun avec sa génération, génération de patriotes, témoins curieux et volontiers acteurs du drame politique : les Lettres de Chapelain, le Ministre d’État de Silhon, jusqu’aux dissertations de l’indifférent Balzac, mais surtout les Mémoires de Retz nous l’ont comprendre de quel état d’esprit est venue et à quel état d’esprit s’adressait la tragédie cornélienne ; elle est politique, non historique. Elle rappelle, si l’on veut, Machiavel et ses Discours sur Tite-Live : elle poursuit, non pas l’exacte restitution et l’explication certaine du passé, mais l’établissement de certaines maximes dont le présent peut faire son profit, à l’aide des exemples que le passé fournit. La fameuse discussion de Cinna et de Maxime sur la monarchie et la république, la conversation de Sertorius et de Pompée sur la guerre civile, ne sont pas des morceaux historiques, mais politiques : elles traitent des questions actuelles, avec des sentiments très modernes ; ces scènes romaines sortent de l’âme du xviie siècle. Même la tragédie de Corneille est une peinture saisissante de la vie politique de son temps : s’il ne fait en général ni portraits ni allusions, la réalité contemporaine l’enveloppe, le domine, et transparaît sans cesse dans son œuvre. On a beaucoup trop loué Corneille sur la vérité des caractères romains qu’il peignait. Comme Balzac, dans sa lettre sur Cinna, a su le dire très agréablement au poète, ses Romains ne sont que les Romains de Corneille. Il y a deux éléments, en effet, dans l’héroïsme romain des tragédies cornéliennes : l’un, banal et historique, l’autre original et psychologique. L’élément historique, ou cru tel (je n’ai pas ici à en examiner la valeur), c’est ce type du Romain républicain, patriote, désintéressé, amoureux de la gloire, superbe de fermeté et de fierté : type formé dans les écoles des rhéteurs à la fin de la république, développé dans Tite-Live, dans Florus, dans Valère-Maxime, encore agrandi par les moralistes satiriques qui en écrasent la petitesse de leurs contemporains, par Sénèque, par Juvénal, assoupli et animé par Plutarque, transporté par la Renaissance dans notre littérature : Montaigne l’évoque parfois, Amyot l’étale, et, au temps même de Corneille, Balzac le grave avec une netteté dure dans ses dissertations sur le Romain et sur la Gloire. Cette conception oratoire de l’âme romaine, Corneille s’en est emparé, sans la corriger, sans y mettre aucun élément historique nouveau, si bien que ses rivaux et disciples, Scudéry et Du Ryer, n’auront pas de peine à la saisir. Mais ce type oratoire du Romain n’est pour lui qu’un cadre, une orme, où il a réalisé sa notion générale de l’homme : il a trouvé a raideur hautaine de ce caractère admirablement propre à faire valoir l’idée fondamentale de sa psychologie. Au mannequin glorieux construit par des générations de rhéteurs, il a mis le ressort qui l’anime : et du même coup il a fait de ce type romain un type humain. Ne nous y trompons pas : il n’y a d’original, de grand, de vrai dans les Romains de Corneille que ce qui est cornélien, et non romain, c’est-à-dire le mécanisme moral.
Et de là, les âmes des deux amants s’unissent plus étroitement quand leurs actes s’opposent le plus ; grandis par l’effort, ils sont plus dignes d’amour, ils en obtiennent plus, à mesure qu’ils y cèdent moins. Deuxième conséquence : la raison s’éclairant peut changer l’amour. Si le bien qu’on aimait est connu pour faux, ou si on reçoit la notion d’un bien supérieur, l’âme déplacera son amour du moins parfait au plus parfait. C’est toute la psychologie de Polyeucte. Polyeucte aime Pauline dès le début « cent fois plus que lui-même » ; près du martyr, il l’aimera
Ce nouveau terme de comparaison explique toute la transformation de son âme. Lorsqu’il connaissait mal Dieu, Pauline était tout pour lui : l’œuvre de la grâce achevée, son amour est tout à Dieu, et ne retombe sur la créature que renvoyé sous forme de charité par l’amour même de Dieu. Même aventure arrive à Pauline : Sévère longtemps a été tout ce qu’elle connaissait de meilleur ; elle l’aimait donc plus que tout. Mais Polyeucte, converti, rebelle, martyr, lui révèle un héroïsme supérieur, tandis que la situation accuse les parties vulgaires de l’amour de Sévère : l’amour de Pauline se transportera donc à Polyeucte, d’où il s’élancera jusqu’à la souveraine perfection, jusqu’à Dieu. Tout le mécanisme moral de la tragédie se déduit de la définition cartésienne et cornélienne de l’amour. Avec l’amour, à bien plus forte raison, les autres passions se réduiront à la connaissance. Et de là tout principe d’agir est transporté à la raison, toute force d’agir à la volonté. Là est le trait original, et capital, de la psychologie de Corneille, toujours d’accord, je le répète, avec Descartes, et toujours conforme aussi à la réalité contemporaine. L’héroïsme cornélien n’est pas autre chose que l’exaltation de la volonté, donnée comme souverainement libre, et souverainement puissante. Il n’est rien que les héros cornéliens affirment plus fréquemment, ni plus fortement que leur volonté, claire, immuable, libre, toute-puissante.
Je le ferais encore, si j’avais à le faire
Le Cid tuant le père de Chimène, Chimène demandant la tête du Cid, Pauline aimant Sévère, le lui disant et lui montrant en même temps qu’il n’a rien à espérer, Sévère s’efforçant de sauver Polyeucte dont la mort rendrait libre la femme qu’il aime : autant d’exemples et de triomphes de la volonté. Même Polyeucte, le saint, l’extatique, l’illuminé, même Horace, le patriote furieux, même Camille, l’amoureuse fanatique, manifestent surtout la volonté : tous les trois ont cette forme supérieure de l’amour qui est la dévotion, et dans laquelle la raison attribue une perfection, donc une valeur infinie à l’objet aimé, en sorte que la volonté s’applique tout entière et ramasse toutes les énergies de l’âme au service de l’amour. Mais le miracle de la volonté, c’est dans Cinna qu’on le trouve, dans Auguste. Descartes intitule un de ses articles : Comment la générosité peut être acquise ; c’est le cas d’Auguste, dont l’âme, mauvaise, égoïste, féroce, s’élève à l’héroïsme du pardon par un effort de volonté, lorsque sa raison l’a désabusé des faux biens où s’égarait sa convoitise. Tous les personnages de Corneille, du moins ceux du premier plan, les héros sont construits sur cette donnée, les femmes comme les hommes, les scélérats comme les généreux. Tous agissent par des déterminations de la volonté, d’après des maximes de la raison. De là vient qu’on reproche à ces caractères d’être raides, et tout d’une pièce : car tant que la raison persiste dans ses maximes, la volonté persiste dans sa conduite. De là vient qu’on leur reproche de se démentir, et de pivoter tout d’une pièce : si parfois la raison s’éclairant change de maximes, la volonté suit, et toute l’âme ; ainsi Émilie, à la fin de Cinna :
Et rien du vieux levain ne fermentera plus en elle : elle sera paisible dans la tendresse comme elle avait été assurée dans la fureur. De là vient aussi que Racine reprochait à Corneille ses héros « impeccables » : car si les maximes de la raison sont vraies, il ne saurait y avoir place pour le repentir, ni pour le regret, ni pour le changement, comme disait Descartes. De là enfin résulte que ces héros sont des raisonneurs : car ils n’agissent pas par aveugles impulsions, et les objets même de leur passion sont transformés par eux en fins de leur raison. Ils sont donc toujours conscients, et toujours réfléchis. Cette conception a sa vérité : elle représente, en leur forme idéale, les âmes fortes et dures, qui raisonnent leurs passions, les âmes des Richelieu317 et des Retz, des grands ambitieux lucides et actifs. Ce qui a fait le plus méconnaître cette vérité, c’est qu’on a longtemps identifié l’héroïsme cornélien à la vertu. Or il n’a pas nécessairement un caractère moral. Il exprime la force, et non la bonté de l’âme. Tous les mots sublimes de Corneille — si nous recueillons nos souvenirs — sont des réalisations imprévues de l’absolu de la volonté. Aucune affirmation essentielle de la moralité intrinsèque des actes n’y est impliquée. La volonté peut être employée au crime ; voyez Cléopâtre dans Rodogune. Elle reste « la volonté », admirable par le degré d’intensité, abstraction faite de la qualité, de la forme des actes. Et ce spectacle a sa moralité, très particulière et de qualité supérieure. Toujours, et plus que jamais aujourd’hui, dans l’universelle veulerie qui est la plaie de notre siècle, il n’y a point de leçon plus précieuse à donner, qu’une leçon de vouloir, à quoi que ce vouloir s’applique. Voilà par où Corneille est sain. N’est-il pas bizarre que Corneille, qui dans Œdipe a si éloquemment affirmé le libre arbitre, qui a employé tout son théâtre à le manifester, se soit démenti dans un de ses chefs-d’œuvre, et qu’il ait fait le janséniste dans Polyeucte ? Aussi ne l’a-t-il pas fait, et cette interprétation de Polyeucte est un pur contresens : la pièce est plutôt moliniste ; et la grâce dont on parle est celle des jésuites, théologiens de la liberté, et anciens maîtres du poète. Cette conception de la volonté toute-puissante est-elle dramatique ? Malgré les chefs-d’œuvre de Corneille, la question peut se poser. En effet l’identité est le caractère, le signe de la volonté : où il y a changement, flottement, il n’y a sûrement pas volonté. Puis, ou la volonté n’existe pas, ou elle est maîtresse. Peindre la volonté vaincue, ou demi-vaincue, ce n’est pas peindre la volonté. Il faut que les luttes de la volonté soient courtes, ses victoires rapides : ainsi les stances de Rodrigue, l’angoisse de Pauline au retour de Sévère. Enfin la volonté, qui ne supprime pas les passions, les arrête, en supprime les signes, ne laisse passer que les actes qu’elle approuve. Comment donc soutenir l’action morale ? Par l’action extérieure : en fournissant à la volonté toujours de nouveaux obstacles, toujours de nouveaux efforts ; et nous sommes ainsi ramenés à la structure de l’intrigue indiquée plus haut. Mais surtout, qu’arrivera-t-il, quand la volonté sera présentée dans sa force maxima, dans sa pureté supérieure : dominatrice, sereine, immuable ? Il fallait bien y arriver, du moment qu’on la prenait pour élément essentiel de la psychologie dramatique. Et c’est ainsi que Corneille dut faire Nicomède : toutes les passions du dedans supprimées, toutes les passions du dehors, chez les autres, impuissantes, la volonté, maîtresse de soi-même, supérieure à la fortune, se dresse dans le vide. Plus d’effort à faire ; plus de passion, partant, ni de violence. Plus d’action aussi. Que reste-t-il ? Il n’est pas besoin qu’elle s’arme, pour écraser les petits ennemis qui la menacent : le mépris suffit. D’où la hautaine et calme ironie de Nicomède, qui est le pur héros cornélien. Le poète était assez fier d’avoir fondé dans cette pièce une nouvelle sorte de tragédie, sans terreur ni pitié, avec l’admiration pour unique ressort : il ne s’apercevait pas qu’il la fondait dans le vide. En effet, plus la volonté est pure, moins la tragédie sera dramatique : ce qui est dramatique, ce sont les défaites ou les demi-succès, ou les lentes et coûteuses victoires de la volonté, ce sont les incessants combats ; mais la domination absolue et incontestée de la volonté n’est pas dramatique. Nicomède est un coup de génie que Corneille n’a pas pu répéter318: sur cette donnée de la volonté toute-puissante, il n’y a qu’une tragédie à faire, une seule, qui sera un chef-d’œuvre, et qu’on ne jouera guère. Les autres pièces de Corneille sont dramatiques, précisément dans la mesure où la volonté s’éloigne de sa perfection, et en vertu des éléments qui l’en éloignent. Ce qui se mêle de passion, auxiliaire ou adversaire, à la volonté des héros, l’ait la beauté dramatique du Cid, de Polyeucte, de Cinna.