Malherbe
1. Le progrès de Malherbe. Sa personnalité, étroite et vigoureuse. Tendance à
l’universel ; goût de l’éloquence. — 2. Desseins et théories de Malherbe : la
réforme de la langue. La réforme de la poésie. Il a sauvé l’art. Malherbe et
Théophile. — 3. Raisons du succès de Malherbe. Erreur capitale de sa pratique.
« Vous vous souvenez, dit Balzac, du vieux pédagogue de la cour et qu’on appelait autrefois le tyran des mots et des syllabes, et qui s’appelait lui-même, lorsqu’il était en belle humeur, le grammairien à lunettes et en cheveux gris… J’ai pitié d’un homme qui tait de si grandes différences entre pas et point, qui traite l’affaire des gérondifs et des participes comme si c’était celle de deux peuples voisins l’un de l’autre, et jaloux de leurs frontières. Ce docteur en langue vulgaire avait accoutumé de dire que depuis tant d’années il travaillait à dégasconner la cour et qu’il ne pouvait pas en venir à bout. La mort l’attrapa sur l’arrondissement d’une période, et l’an climatérique l’avait surpris délibérant si erreur et doute étaient masculins ou féminins. Avec quelle attention voulait-il qu’on l’écoutât, quand il dogmatisait de l’usage et vertu des participes ? »Malherbe s’était donné pour tâche de nettoyer la langue française : il voulait mettre dehors les archaïsmes, les latinismes, les mots de patois, les mots techniques, les créations arbitraires, mots composés ou dérivés, enfin tout ce dont l’ambition du siècle précédent avait surchargé, encombré la langue. Il voulait la réduire aux mots purement français, comme disait Du Bellay. Est-ce à dire qu’il nous ramenait à Marot ? Non, et bien au contraire ; car sa règle était l’usage, l’usage présent et vivant sans doute, non pas l’usage des gens qui étaient morts depuis trois quarts de siècle. Cela revient à dire que Malherbe acceptait précisément les innovations que l’usage avait consacrées, repoussait celles que l’usage avait condamnées : il n’appauvrissait pas la langue, il la débarrassait. La langue qu’il mit à nu, dans sa beauté nerveuse, c’était celle même que le xvie siècle avait formée : il ne lui enlevait que ce qu’elle se refusait à assimiler, ce qui la chargeait sans la nourrir. On peut blâmer ses décisions dans le détail, et il y en eut d’injustes, de bizarres, d’ineptes : en principe, par l’esprit général, son travail était excellent. Mais où Malherbe prenait-il l’usage ? Il semble se référer toujours au langage « courtisan », et d’autre part nous savons qu’il donnait autorité aux crocheteurs du port Saint-Jean, ce qui semble assez contradictoire. Mais rappelons-nous qu’il s’acharnait, comme dit Balzac, à dégasconner la cour, et nous comprendrons que le « courtisan », au nom duquel il blâmait Desportes, était pour lui un idéal plus qu’une réalité. Le « courtisan », c’était sans doute la forme exquise de la langue que le peuple de Paris offrait à l’état brut et non raffiné : les crocheteurs de la Grève devaient fournir l’étoffe, et la cour y mettre la façon ; mais il n’est pas au pouvoir de la cour, ni même du roi, de faire français ce qui n’est pas du français de Paris. L’usage aussi lui fournissait la règle du sens et du genre des substantifs, et de l’usage il tirait des lois universelles et nécessaires. A l’usage encore il demandait de prononcer sur l’arrangement des mots, sur leurs alliances, leurs rapprochements, leurs dépendances, sur la structure et l’ordonnance des propositions. Mais ici se découvre un autre principe, que .Malherbe extrait de ce qu’il estime être la fonction littéraire de la langue : il veut qu’on satisfasse à la raison, ainsi qu’à l’usage ; et l’usage même tire son autorité de la raison. Car si l’on parle pour se faire entendre, c’est raison qu’on parle comme tout le monde. Et pareillement, c’est raison qu’on élimine de sa parole tout ce qui nuit ou ne sert pas à l’intelligence des choses ; l’expression parfaite est celle qui met la pensée en pleine lumière. Donc propriété, netteté, clarté, fuir tout ce qui est fantaisie, irrégularité, équivoque, voilà en somme l’enseignement de Malherbe. Il tend visiblement à constituer la langue comme une sorte d’algèbre, à donner à la phrase une rectitude géométrique. Il poursuit les métaphores fausses, les comparaisons inexactes : il a une sorte de brutalité matérialiste dans la vérification des figures. Au fond il n’y a guère que l’expression propre et directe qui lui plaise. Et voilà la raison de son goût pour la mythologie : elle est un répertoire d’images raisonnables, c’est-à-dire universellement intelligibles. C’est une langue symbolique, où les termes ont des valeurs fixes, où les formes sensibles qui servent à l’expression de la pensée, sont indépendantes pourtant de la sensibilité individuelle de l’écrivain. Aussi se réduit-il à peu près absolument aux images mythologiques. Faut-il imputer aussi à Malherbe la fatale distinction d’une langue et d’un style nobles ? Il a eu certaines idées, parfois singulièrement étroites, sur la décence de l’expression : mais ses scrupules sont plus mondains que littéraires. Si l’on compense les critiques que cet enragé contradicteur adressait à Desportes par sa plus ordinaire pratique, on se persuadera qu’il ne reconnaît point une langue poétique plus noble que la langue épurée du bon usage : il distingue très sensément la langue commune des langues techniques, et pour la clarté, il se réduit à celle-là ; mais, de celle-là, tout est bon, et les trivialités énergiques de ses plus beaux vers nous démontrent que le principe unique de la noblesse du style réside pour lui dans la qualité de la pensée. Il porte le même esprit dans la réforme de la poésie : il n’invente pas, il choisit. Dans le magasin trop rempli de la Pléiade, il tire quelques formes, quelques rythmes, strophes de quatre, de six ou de dix vers : alexandrins dans les stances de quatre ou de six vers, vers de sept ou de huit syllabes dans les strophes de dix vers, vers de six mêlés diversement aux alexandrins. Ces formes ne sont pas nouvelles. Mais ce qui est nouveau, c’est la façon qu’il leur donne. C’est une grande affaire pour lui que de placer un repos : il estimait son écolier Maynard
« l’homme de France qui savait le mieux faire les vers », parce que Maynard lui avait l’ait sentir la nécessité d’une pause après le troisième vers dans les strophes de six. S’il estimait Racan un hérétique en poésie, c’était surtout parce que, contre son avis et celui de Maynard, Racan se refusait à mettre une pause après le septième vers, comme après le quatrième, dans les strophes de dix. Il préférait les formes nettes et arrêtées : il n’aimait pas les alexandrins qui s’en vont en rimes plates, indéfiniment : il voulait réduire les élégies en quatrains et même en distiques. Il exigeait très rigoureusement la justesse et la richesse de la rime. Il défendait de rimer le simple et composé, comme jour et séjour, mettre et permettre ; ou les mots trop faciles à accoupler, comme montagne et campagne, ou les noms propres, faciles toujours à enchaîner, comme Italie et Thessalie. Il condamnait la rime d’un a long avec un a bref.
« La raison qu’il disait pourquoi il fallait plutôt rimer des mots éloignés que ceux qui avaient de la convenance, est que l’on trouvait de plus beaux vers en les rapprochant qu’en rimant ceux qui avaient presque une même signification ; et s’étudiait fort à chercher des rimes rares et stériles, sur la créance qu’il avait qu’elles lui faisaient produire quelques nouvelles pensées, outre qu’il disait que cela sentait son grand poète de tenter les rimes difficiles qui n’avaient point été rimées265. »Pour peu qu’on soit familier avec la poésie romantique, on ne peut avoir de doute sur la valeur et la portée de ces idées. Malherbe proscrivait toute licence et toute faiblesse, cacophonie, inversion, hiatus, enjambement, manque de césure. Il faisait une guerre impitoyable aux chevilles, à ce qu’il appelait pittoresquement la bourre de Desportes. Il voulait un rythme impeccable, une forme pleine et parfaite, et qu’on ne plaignît pas sa peine. Il disait
« qu’après avoir fait un poème de cent vers ou un discours de trois feuilles, il fallait se reposer dix ans tout entiers ». Il prêchait d’exemple, produisant peu, et gâtant parfois
« une demie rame de papier à faire et refaire une seule stance266 ». Voilà la leçon excellente qu’il donnait : une leçon de travail et de patience ; ce n’est pas assez dire, une leçon de grand art. Car, si d’autres avaient eu plus de génie, personne avant lui n’avait mieux vu que la poésie est un art, et que la forme d’art ne s’improvise pas. Il enseignait l’importance de la technique, et la facture serrée qui fait les chefs-d’œuvre. Le sens profond de ses boutades et de ses maussades jugements, c’est que l’intention a besoin du métier pour s’exprimer ; c’est aussi que la perfection consiste à condenser : le moyen d’être fort, c’est d’être sobre. Il a fait rendre au vers français, détendu par la molle fluidité des Bertaut et des Montchrétien, de plus âpres, mais de plus fiers accents. On peut trouver sa forme étriquée, ses rythmes monotones et simples : songeons que la liberté antérieure était indétermination, confusion : il a réglé la cadence de la poésie comme il était possible en son temps, et il fallait passer par la simplicité classique pour arriver à la complexité plus riche de l’harmonie romantique. Ses adversaires dont plusieurs eurent plus de génie que lui, le combattirent sans le comprendre. « Comment serait-il possible, disait la pétulante demoiselle de Gournay, que la poésie volât au ciel, son but, avec une telle rognure d’ailes, et qui, plus est, écloppement et brisement ?… Belle chose vraiment, pour tant de personnes qui ne savent que les mots, s’ils savent persuader au public qu’en leur distribution gise l’essence et la qualité d’un écrivain… Eux et leurs imitateurs ressemblent le renard qui, voyant qu’on lui avait coupé la queue, conseillait à tous ses compagnons qu’ils s’en tissent faire autant pour s’embellir, disait-il, et se mettre à l’aise… Ils ont vraiment trouvé la fève au gâteau d’avoir su faire de leur faiblesse une règle et rencontrer des gens qui les en crussent. » Elle criait que cette poésie correcte et populaire était trop facile à faire, trop facile à comprendre. Régnier, avant elle, dans sa Satire IX, avait méprisé ce grammairien, ce regratteur de mots, qui mettait le génie à la gêne et ne savait qu’éplucher le détail. Théophile disait fièrement :
Le pauvre garçon, qui eut tant de belles qualités, de si heureuses inspirations, et qui n’est arrivé qu’à être inconnu ou ridicule, est la vivante justification de Malherbe. Il s’est perdu par la négligence et par la fantaisie ; il n’a su atteindre, avec sa libre humeur, ni l’impérissable beauté de la forme, ni l’universelle vérité des choses. Il eût mieux fait de pratiquer la leçon de Malherbe, qui lui eût appris à le surpasser.
« le sens commun, contre lequel, disait-il, la religion à part, vous savez qu’il n’y a orateur au monde qui me pût rien persuader ». Il entrait encore dans le grand chemin du siècle, en laissant les sentiers des libertins comme des hérétiques, et, tout indifférent qu’il était au dogme, il enveloppait son stoïcisme des façons de parler chrétiennes. Il déterminait la position qu’en somme l’esprit classique gardera à l’égard de l’antiquité, quand il traduisait selon son jugement plutôt que selon le texte, déclarant qu’« il n’apprêtait pas de viandes pour les cuisiniers » : entendez qu’il écrivait pour les gens du monde et non pour les savants ; c’était soumettre l’antiquité au sens commun. Mais s’il satisfaisait par tant de côtés l’esprit de son temps, il l’enrichissait aussi, et, par un juste instinct de la grande poésie, il imposait au rationalisme le respect de la forme d’art, que celui-ci n’aurait eu que trop de pente à méconnaître. Ainsi, en rejetant Ronsard et tout ce qui se rattachait à Ronsard, Malherbe sauvait le meilleur et l’essentiel de l’œuvre de Ronsard. S’affranchissant des doctrines aristocratiques et pédantesques de la Pléiade, ce gentilhomme normand qui avait le sens pratique d’un bourgeois, trouvait la conciliation du rationalisme et de l’art. Il rendait à la littérature française le plus grand service qu’il fût possible alors de lui rendre : il lui révélait le prix de la vérité, et celui de la perfection. Il n’importe, après cela, que ses vers soient médiocrement suggestifs, médiocrement aimables. Son œuvre est grande, si l’on ajoute son influence à ses vers. Mais on peut dire que Malherbe a manqué de clairvoyance sur un point essentiel : il n’a pas su reconnaître ou créer la forme poétique de cet esprit nouveau, qu’il était le premier à manifester. Il a retenu les formes lyriques, sans le lyrisme. De là la rareté de son inspiration : c’est pour cela aussi que sa postérité lyrique a été si peu nombreuse et si peu heureuse. Ses enseignements n’ont prouvé leur efficacité que transportés hors de cette forme de l’ode où Malherbe s’est enfermé. Or, au temps même où il travaillait ses strophes éloquentes, un des plus négligents faiseurs de vers qu’il y ait eu, un des plus grossiers adeptes de la théorie du naturel facile, un barbouilleur qu’on ose à peine nommer un écrivain, et qui, dans les rares moments où les doctrines littéraires le préoccupaient, ne jurait que par Ronsard ; Alexandre Hardy, fournissait à l’esprit classique cette forme nécessaire que Malherbe ne savait pas découvrir, et fondait la tragédie.