Chapitre 2
La littérature militante
Si quelque partie de la littérature devait souffrir de l’ardeur des discordes
civiles, c’était, semble-t-il, la poésie, et pourtant il est vrai qu’elle leur doit
quelques-unes de ses meilleures œuvres. Car le défaut de la Pléiade, c’était le
pastiche, l’artificiel ; et il ne fut pas mauvais que les poètes fussent rappelés à
l’actualité, sollicités de vivre de la vie de leur temps, de tirer de leurs âmes les
communes émotions de toutes les âmes contemporaines. La grandeur des objets qui
mettaient les hommes aux prises — c’était la religion avec la morale — faisait que
l’actualité échauffait la poésie sans la rapetisser, la précisait sans la
dessécher.
Jamais Ronsard ne fut mieux inspiré, plus simplement grand, éloquent, passionné,
tour à tour superbement lyrique ou âprement satirique que dans ses
Discours : jamais sa langue n’a été plus solidement et nettement
française, son alexandrin plus ample et mieux sonnant ; jamais il n’a donné de
meilleure expression de ses théories poétiques, auxquelles il ne songeait plus guère
alors. Les Discours sur les misères de France ou sur le
tumulte d’Ambroise, la Remontrance au peuple de France, et
la Réponse aux calomnies des prédicans, l’Institution pour
l’adolescence du roi Charles IX, débordent tantôt d’indignation
patriotique, tantôt de passion catholique, et tantôt de dignité blessée : quand
Ronsard montre l’héritage de tant de générations, de tant de vaillants hommes et de
grands rois, follement perdu par les furieuses discordes de ses contemporains, quand
il oppose le néant de l’homme à l’énormité prodigieuse de ses passions, quand il
donne aux peuples, aux huguenots, au roi des leçons de bonne vie, quand enfin il
dépeint fièrement son humeur, ses goûts, ses actes, alors il est vraiment un grand
poète. Il enseigne à la poésie que le monde et la vie lui appartiennent, et que des
plus familières comme des attristantes réalités elle peut sortir en ses plus belles
formes.
La leçon ne fut pas perdue. C’était un disciple de Ronsard que ce capitaine
huguenot qui, dans les loisirs forcés d’une blessure lente à guérir214, mettait au service de ses irréconciliables
haines une science des vers formée par les exemples de la Pléiade et par la pratique
de la poésie mignarde et galante. Les Tragiques de D’Aubigné ne
verront le jour qu’au XVII° siècle, et nous les retrouverons au temps où le rude
partisan se sera fait décidément homme de plume : mais il faut bien noter ici que ce
chef-d’œuvre de la satire lyrique est né des guerres civiles, conçu dans le feu des
combats, sous l’impression actuelle des vengeances réciproques ; même une partie du
poème s’est fait « la botte en jambe », à cheval, ou dans les tranchées ; c’était un
soulagement pour cette âme forcenée d’épancher dans ses vers le trop-plein de ses
fureurs, qui ne s’épuisaient pas sur l’ennemi.
Tandis que D’Aubigné attendait maladroitement l’apaisement universel pour publier
ses vers enragés, Du Bartas215 se faisait reconnaître pour un grand poète protestant. Sa
gloire inquiéta Ronsard, d’autant que l’esprit de parti se plut à exalter l’auteur
des Semaines aux dépens de l’auteur des Discours.
Oubliée en France et dans les pays catholiques, l’œuvre de Du Bartas resta populaire
en pays protestant : de Milton à Byron, elle a laissé des traces dans la poésie
anglaise, et Gœthe en a parlé en termes enthousiastes qui lui ont valu chez nous
plus d’estime que de lecteurs.
Il y a de beaux morceaux dans Du Bartas : mais il n’y a que des « morceaux ». De
par la conception première de l’œuvre, la Semaine n’est qu’une
collection de « morceaux » rejoints et classés. Et tous ces morceaux sont
descriptifs. Au fond, Du Bartas, qui peint la nature sortant des mains du Créateur,
n’est qu’un Belleau protestant. Il a l’avantage de l’enthousiasme religieux ; mêlant
sa foi dans tous les actes de sa pensée, il prend un sujet biblique, au lieu de je
ne sais quelle indifférente histoire naturelle. Mais ce sujet n’en est pas moins
tout descriptif, et je reconnais là l’esprit de la Pléiade dégénérée. Voilà pourquoi
celui qui fut en son temps le rival de Ronsard n’est pour nous que l’émule de
Belleau. Ses vers à effet, sa vigueur éloquente, sa phrase magnifiquement gonflée,
ses passages éclatants n’y font rien : on pourra le faire admirer dans d’habiles , mais le faire lire d’un bout à l’autre, jamais.
Et puis, permis à Gœthe, un Allemand, de n’y point faire attention : mais enfin
celui dont Ronsard expia les péchés, celui qui méconnut le génie de la langue, qui
l’enfla d’inventions fantastiques jusqu’à « la faire crever », celui qui alla à
l’encontre de tous les préceptes et de l’esprit du maître, ce fut Du Bartas ; on
sait l’abus qu’il fit des composés : « guide-navire, échelle-ciel, brise-guérets,
aime-lyre », et une infinité d’autres. Il a compromis ainsi une tentative qui en
elle-même était intéressante. Il a aussi très indiscrètement exercé le provignement recommandé par Ronsard. Sa langue est celle d’un provincial qui
veut montrer aux Parisiens qu’on n’est pas arriéré chez lui : il exagère leurs modes
ou leur jargon, et arrive à n’être que leur caricature. Il n’y a pas de
réhabilitation à tenter pour lui.
Nous arrivons maintenant à des produits plus directs des discordes et de l’anarchie
du xve
siècle. Toute une littérature oratoire et
polémique en sortit.
L’éloquence, d’abord, en prit soudain un vigoureux essor. Non pas l’éloquence
religieuse : car il fallut que l’apaisement se fit pour que la prédication
catholique acquît cette solidité et cette gravité, dont Calvin avait donné les
premiers modèles. Dans l’exaspération de la lutte, la parole chrétienne ne pouvait
garder la décence de son caractère, ni les esprits chrétiens la mansuétude de leur
Évangile : les protestants glissèrent à la virulence injurieuse ; les catholiques
qui ne s’étaient pas encore réformés, retenant lavulgarité facétieuse des Maillard
et des Menot, se donnèrent pour rôle d’exploiter et d’exprimer les passions de la
populace216. L’éloquence dégoûtante, triviale, bouffonne, sanguinaire des
prédicateurs de la Ligue n’appartient pas plus à la littérature que, sous la
Révolution, les diatribes de l’Ami du Peuple ou les grossièretés du
Père Duchêne. En attendant que Henri IV ait remis la controverse et
la prédication au ton qui leur convient, les débuts de Du Perron et de Du
Plessis-Mornay217 promettent dès lors de meilleurs jours.
Mais ce qui dégradait l’éloquence de la chaire lit naître l’éloquence politique. Il
avait pu y avoir dans les siècles précédents quelques harangues vigoureuses,
quelques saillies de naturel éloquent, auxquelles les Etats généraux, les assemblées
de l’Université ou diverses occasions de troubles civils avaient pu donner lieu. Il
n’y avait pas eu d’orateur à qui l’on pût donner vraiment ce titre ; il n’y avait
pas de tradition oratoire. Voici que pour la première fois l’éloquence politique
semble se constituer chez nous, par la coïncidence heureuse du retour à l’antiquité,
qui offre les grands modèles, et d’un demi-siècle de discordes, qui, affaiblissant
le pouvoir central, ouvrent aux divers corps de l’État la liberté de la parole218. Pendant les trente-cinq ans qui séparent la mort de Henri II de
l’entrée de Henri IV à Paris, deux hommes se tirent de pair par le talent oratoire :
L’Hôpital et Du Vair.
Il appartient à l’histoire d’estimer le rôle du grand homme de bien qui fut
L’Hôpital219. Mais il nous faut chercher
l’inspiration qui anima son éloquence. Confondant l’État et le roi, non comme le
courtisan pour livrer l’État au bon plaisir du roi, mais pour que le roi fit du bien
public son bien, il voulut fortifier le roi pour assurer la paix ; il se dévoua à
combattre tous les l’auteurs de sédition et, d’anarchie, les ambitieux déguisés en
fanatiques, et les fanatiques en qui le zèle faisait tous les effets de l’ambition.
Il concevait la tolérance religieuse, en bon Français comme une nécessite politique,
en bon chrétien comme un commandement de l’Évangile : les événements du siècle lui
semblaient en donner la démonstration expérimentale, et il ne cessa de la prêcher,
aux Rois, aux États, aux Parlements : c’était l’unique moyen de rétablir la paix
sociale et de maintenir l’unité du royaume, disait-il quarante ans presque avant
l’édit de Nantes. A travers ces hautes préoccupations, il n’oubliait pas qu’il était
magistrat et chef de la justice : en même temps que ses Ordonnances
réformaient les vices de la législation et de la procédure, il visitait les
Parlements ; à Paris, à Rouen, à Bordeaux, il admonestait les juges, leur disait
d’honnêtes et de fortes paroles, les rappelant à la probité, à l’exactitude, à la
vigilance, avec un profond amour du peuple à qui la justice doit être une
protection, non une charge.
Cet homme inébranlable au milieu des factions, qui ne cherchait pas le nom de
bonhomme, sachant être ferme à ses propres risques, et que les grands soucis ne
détournaient pas des petits devoirs, eut ie culte et la passion des lettres : il se
consola de sa disgrâce en faisant des vers latins. Aussi son éloquence est-elle
parfois encombrée d’érudition. L’Hôpital ne se fait pas faute de citer à la file
dans le même discours Philippe, Démétrius, Louis XII, Théopompe, Galba, et bien
d’autres : cela passait pour gentillesse dans le monde lettré du Palais. Mais,
heureusement, il avait une éloquence de tous les jours, qui vaut mieux. Il a la
phrase un peu lente et pesante, mais traversée de brusques éclairs, et parfois
ramassée en fortes sentences. Dans ses visites aux Parlements, sa parole est
familière, pittoresque, haussée par l’intérieure élévation de la pensée, échauffée
soudain de passion spontanée, et redescendant sans heurt à l’aisance d’une grave
causerie. Mais dans la Harangue aux États d’Orléans (1560) et dans le
Mémoire au Roi sur le But de la guerre et de la paix
(1568), ses ordinaires remontrances en faveur de la paix et de la tolérance ont
revêtu une forme singulièrement forte ; vigueur de raisonnement, mouvement
pathétique, expression saisissante, toutes les parties d’un grand orateur se
trouvent dans ces deux pièces.
Du Vair220 n’a pas la brusquerie nerveuse ni le feu intérieur de
L’Hôpital. Il n’en a pas non plus rembarras. Il marche d’une allure plus aisée et
plus égale. Il vise à la rondeur cicéronienne ; il étale un peu plus complaisamment
en phrases déjà polies des développements généraux et des expansions sentimentales.
Mais il a de la vigueur, un enchaînement solide et efficace de raisons, et je ne
sais pourquoi, quand on a ses discours du temps de la Ligue, notamment son
Exhortation à la paix, ou sa Suasion de l’arrêt rendu en
Parlement pour la manutention de la loi salique, on va chercher dans la
Harangue de d’Aubray un modèle de l’éloquence politique du temps. Littérairement, le
style de d’Aubray, c’est à-dire de Pithou, est plus piquant : mais, à part un ou
deux mouvements pathétiques, la force oratoire est moindre. Puis on a la bonne
fortune d’avoir dans les œuvres de Du Vair les monuments d’une éloquence réelle221 qui
pendant six années, des barricades à l’entrée du Roi, dans les plus critiques
circonstances, fut une arme au service de l’ordre et du droit : on voit alors le
genre oratoire vivre véritablement, adapté à son milieu, et faisant son office.
Cela ne dura pas. Du Vair, faisant un traité de l’éloquence française, et
des raisons pourquoi elle est demeurée si basse, blâmait le goût de vaine
érudition qui gâtait tous les discours ; Pasquier s’en plaignait comme lui. Et les
exemples de L’Hôpital, de Du Vair même, montrent combien l’amas des citations
curieuses fut alors funeste au progrès de notre éloquence. Cependant les mêmes
orateurs nous donnent la preuve que, hormis les discours d’apparat, ils savaient se
décharger du fardeau de leur érudition. Il suffit qu’ils soient aux prises avec de
rudes réalités, secoués de vraie passion, et dès lors ils ne s’amusent plus à faire
montre de leur savoir d’humanistes. Qu’en pleine crise, L’Hôpital parle au roi, Du
Vair au Parlement, et tous les deux parlent fortement, simplement, efficacement. Ce
qui tua l’éloquence, ce lut le triomphe de la cause que ces deux hommes éloquents
servaient : ce fut le triomphe de la royauté. Auguste avait supprimé l’éloquence
romaine après, qu’elle avait fourni glorieusement une longue carrière : Henri IV, en
pacifiant le royaume, ferma la bouche aux orateurs, qu’à peine on avait eu le temps
d’entendre. Les œuvres de Du Vair sont à cet égard significatives : après les sept
discours du temps de la Ligue, d’une éloquence simple et vivante, elles
n’enregistrent soudain, à partir de l’entrée du roi à Paris, que des harangues de
cérémonie, des discours d’ouverture au Parlement de Provence ou aux Grands Jours de
Marseille ; la royauté absolue a tué l’orateur qui était en Du Vair ; il ne reste
qu’un magistrat ponctuel, grave et un peu pédant. Les troubles des minorités
sembleront réveiller l’éloquence politique : ils seront trop vite apaisés pour
qu’elle ait le temps de renouer sa tradition et de produire des chefs-d’œuvre ; nous
ne la retrouverons qu’au bout de deux siècles, quand la royauté absolue
croulera.
Le même coup qui étouffa l’éloquence politique fut mortel à l’éloquence judiciaire,
qui est liée naturellement à l’existence et au progrès de l’autre. D’abord
l’expérience a montré partout ce que gagne le barreau au voisinage de la tribune,
quand les relations sont journalières, le personnel à demi commun. Puis, il faut la
liberté politique pour élever l’éloquence judiciaire au-dessus de l’argumentation
strictement juridique et des gros effets de cour d’assises. Alors le discours
d’affaires peut devenir une œuvre qui vaut et qui dure, même après que son utilité
réelle et directe est épuisée. On le vit au xvie
siècle. La gravité pédante du Palais n’avait rejeté le lourd appareil scolastique
que pour imposer aux avocats l’accablante érudition de la Renaissance : on verra
dans le Traité de Du Vair pourquoi nous n’avons pas même à citer ici
la plupart des hommes qui de son temps représentaient l’éloquence judiciaire.
Mais il faut donner une mention à Estienne Pasquier, parce qu’il eut un jour à
plaider une grande cause : en 1565, il soutint la requête de l’Université de Paris,
qui contestait aux Jésuites le droit d’enseigner222.
Pasquier donna cours à toute sa passion gallicane, et fit un plaidoyer vigoureux,
mordant, parfois injurieux, qui, même pour nous, a de la chaleur et de l’intérêt :
élargissant le débat, il traita de l’institution même des Jésuites, de leurs
principes et de leur doctrine, de la question générale de l’enseignement laïque et
de l’enseignement ecclésiastique, usant de la liberté du temps pour se lancera fond
dans des discussions qui sont encore actuelles et brûlantes. Ce procès de
l’Université et des Jésuites est l’affaire capitale du siècle : trente ans après que
Pasquier n’avait pu empêcher le Parlement d’appointer la cause et
de laisser les Jésuites en possession indéfiniment provisoire, l’Université, au
lendemain de l’entrée du roi à Paris (1594), tenta un nouvel effort : l’avocat
Arnauld se fit l’interprète de ses revendications et de ses jalousies : il parla
avec plus d’emportement, de grossièreté même, mais plus de lourdeur et d’emphase que
Pasquier.
Puis, comme l’éloquence politique, l’éloquence judiciaire, un instant soulevée
au-dessus de la chicane journalière, eut les ailes coupées, et nous la verrons se
traîner au xviie
siècle sans pouvoir jamais sortir du
pédantisme, tandis que l’éloquence religieuse, aidée des circonstances qui étouffent
les deux autres genres, s’acheminera rapidement à sa perfection.
À l’éloquence se rattache un genre auquel la vivacité de la lutte donna soudain un
développement considérable. Le pamphlet fut alors une des formes principales de la
littérature. Les réformés y recoururent de bonne heure, pour légitimer aux yeux des
peuples leurs nouveautés et la rupture de l’unité religieuse : Calvin, Viret
écrivirent vigoureusement, injurieusement contre les superstitions et l’immoralité
de l’Eglise romaine. Le chef-d’œuvre du genre est l’Apologie pour
Hérodote que j’ai déjà nommée ; Henri Estienne, pour défendre Hérodote
dont la véracité était soupçonnée, imagina de démontrer que la sottise et la malice
des hommes de son temps produisaient des effets aussi étonnants que les
invraisemblables contes de l’historien grec ; et mettant ses haines huguenotes au
service de ses goûts littéraires, il se prit à conter tant de graveleux et
scandaleux exemples de la corruption catholique, à dauber fidèles et clergé avec une
verdeur si rabelaisienne, que l’austère Genève crut entendre un accent d’impiété
dans la trop pétulante gaieté de son champion.
La guerre civile greffa les controverses politiques sur les discussions
théologiques et morales. Les réformés, poussés à la guerre par la persécution et par
l’ambition des chefs de deux partis, ne sel contentèrent pas de discréditer leurs
principaux ennemis par d’outrageux, mais parfois éloquents pamphlets223. La nécessité de justifier leurs
prises d’armes contre l’autorité royale dont leurs adversaires se couvraient, leur
donna occasion de discuter l’étendue et le fondement du pouvoir monarchique. Ils
réimprimèrent le Contr’un, et leurs érudits. Hotman, Du
Plessis-Mornay, mirent en avant les théories nouvelles : la royauté élective et la
souveraineté des États, les droits de la conscience contre la loi, la légitimité de
l’insurrection, et même du régicide224. Quand l’ordre de succession traditionnel appela Henri IV au trône,
les protestants quittèrent leurs doctrines, qui furent recueillies par les
catholiques, et le régicide devint pour un temps la propriété des théologiens de la
Compagnie de Jésus.
Les catholiques ne demeuraient pas en reste d’injures et de pamphlets : mais leurs
passions ne trouvèrent point d’interprète qui les fit vivre dans une forme
littéraire. Entre les deux partis extrêmes, un parti de modérés, amis de la paix, de
l’ordre et de l’union, sa forma et peu à peu éleva la voix. C’était en somme la
bourgeoisie, éminemment représentée alors par les gens de robe, qui faisait entendre
et finit par imposer les réclamations de son honnêteté, de son sens pratique et de
son patriotisme. C’était elle qui allait faire la France de Henri IV et de l’ancien
régime, catholique mais gallicane, la royauté absolue, mais servie et contenue par
le tiers état. Dans les efforts de L’Hôpital pour obtenir la paix religieuse, dans
la résistance de Pasquier à l’établissement des Jésuites, dans le rôle de Du Vair
qui essaie de réconcilier le peuple catholique avec le roi légitime, le même esprit
se montre ; et l’action de ce tiers parti, qu’on dit des politiques et qu’on devrait dire des patriotes, se fait
sentir. Ce parti, qui n’avait ni les armes ni le nombre, avait les lumières et le
talent : il lutta par sa parole et par toute sorte d’écrits, s’efforça de gagner le
sentiment national, de l’obliger à prendre conscience de soi-même et de ses
pressants intérêts. L’Hôpital, Du Vair, si modérés, si graves, ne craignirent pas
d’agiter l’opinion par d’éloquents et forts libelles225.
À côté d’eux se range un des plus originaux et hardis esprits de ce temps, Jean
Bodin226, qui, député aux États de
Blois de 1576, fit refuser par le tiers les subsides réclamés pour la guerre civile.
Bodin malheureusement ne nous appartient pas tout entier : il écrivit en latin cette
Méthode pour l’étude de l’histoire où abondent les idées neuves et
fécondes, et cet étrange Heptaplomeres inédit jusqu’à nos jours, où
avec une force incroyable pour le temps il confronte toutes les religions et les
renvoie dos à dos, sans raillerie impertinente, comme expressions diverses de la
religion naturelle, seule raisonnable, et comme également dignes de respect et de
tolérance. Cette conclusion rattache le dialogue à la pensée maîtresse de Bodin.
Une idée analogue fait l’actualité de six livres de la République
qu’il donne en 1576. C’est certainement une réplique à la
Franco-Gallia d’Hotman. Mais Bodin a su faire autre chose qu’un
pamphlet. Aux fantaisies historiques d’Hotman sur la royauté élective et la
souveraineté des Etats, il opposa la théorie de la monarchie française, héréditaire,
absolue, responsable envers Dieu du bonheur public ; avec une nette vue de l’état
réel des choses, il vit dans l’Etat la famille agrandie, et dans l’absolutisme royal
l’image amplifiée de la puissance paternelle. Autour de ces idées fondamentales, il
groupa une théorie générale des formes diverses du gouvernement, de fortes études
sur les progrès et les révolutions des États, des réflexions curieuses sur
l’adaptation des institutions politiques aux climats, enfin de très libérales
doctrines sur l’impôt et l’égale répartition des charges publiques : si bien que ce
livre, sans éloquence, sans passion, pesant, peu attrayant, fonda chez nous la
science politique, et ouvrit les voies non seulement à Bossuet pour la théorie de la
royauté française, mais à Montesquieu pour les principes d’une philosophie de
l’histoire.
Bodin fixa pour le tiers état la notion des rapports du pouvoir royal et du peuple.
Cette doctrine était impliquée déjà dans les harangues de L’Hôpital : Du Vair ne
manquera pas une occasion de l’affirmer, et elle sera le fond solide et comme la
substance de la Satire Mênippée. Cependant les mêmes idées
commençaient à agir sur les protestants : de larges esprits s’élevaient parmi eux,
qui, revenant aux vrais principes de la première réforme, ne demandaient qu’à mettre
d’accord leur conscience religieuse et leur devoir de Français au moyen des
conditions posées par L’Hôpital et par Bodin. Le plus pacifique de ces modérés
calvinistes fut un des plus vaillants soldats de la guerre civile, La Noue227, ce petit gentilhomme breton qui
forçait à tel point l’estime des deux partis, qu’en même temps il pouvait être
envoyé du roi auprès de ceux de la Rochelle, et défenseur de la Rochelle contre le
roi, au su et par la volonté des uns et des autres.
Ce soldat que les loisirs d’une prison firent écrivain, trouva le style qui
convenait à son âme douce et forte : un style familier et vigoureux, sans ombre de
prétention ni d’effets. On put lire en 1587 ses Discours politiques et
militaires, où il avait versé toute son expérience et tous ses souvenirs ;
Français autant que protestant, il réclamait énergiquement la paix et la tolérance,
seuls moyens de rétablir le royaume et les impurs : il s’adressait aux catholiques
autant qu’aux protestants ; car l’union dépendait des deux partis, mais surtout de
celui qui avait la majorité du peuple et la faveur du roi.
Quand on songe combien L’Hôpital, Du Vair, Bodin, La Noue sont peu connus
aujourd’hui, et combien la Satire Ménippée est sinon lue, au moins
connue, on ne peut s’empêcher de trouver un peu d’injustice dans cette inégale
répartition de la gloire. Car la Ménippée eut tout l’honneur de
l’œuvre dont les hommes que j’ai énumérés avaient eu toute la peine. Cet immortel
pamphlet n’eut pas d’action réelle : la Ligue était vaincue quand il parut. Mais il
dut son succès précisément à ce qu’il vint à son heure, lorsque tout le monde était
disposé à le goûter, à ce qu’il exprimait des idées qu’il commençait à être
inconvenant de ne pas partager : il plaidait une cause gagnée, mais si récemment
gagnée qu’un plaidoyer ne semblait pas encore superflu. Les partisans du roi y
retrouvaient avec plaisir leurs sentiments : les ligueurs y trouvaient l’apologie de
leur conversion ou achetée ou forcée. Le livre profitait du mouvement qui entraîne
toujours l’opinion vers le vainqueur au lendemain de la victoire. En somme, il ne
faut pas y voir une des forces qui opérèrent la réunion des esprits sous la royauté
légitime, mais l’expression des volontés à l’instant de cette réunion. Et de là vint
que son mérite et son succès ne furent pas de pure actualité : assez d’apaisement
s’était déjà fait pour que la satire ne put se passer de grâce littéraire, et que
cette grâce littéraire fût savourée du lecteur.
On sait comment la Ménippée fut composée, après l’avortement des
États de la Ligue, par quelques bourgeois, laïcs ou clercs, catholiques de naissance
ou protestants convertis, braves gens, sans fanatisme et sans fanfaronnade, qui
aimaient la France, le roi et leurs aises228. Le corps de la satire est
formé par la copieuse et bouffonne description des Etats de la Ligue. Ce sont
d’abord les deux charlatans, espagnol et lorrain, qui débitent le précieux
Catholicon : symbole expressif des ambitions qui entretenaient la
guerre civile ; puis le pittoresque tohu-bohu de la procession ligueuse, charge
plaisante de la réelle procession de 1590, mais en même temps véridique peinture de
toutes les mascarades révolutionnaires : enfin les États, et cette fameuse suite de
discours où, par un spirituel emploi de procédé satirique, chacun des meneurs vient
se déshabiller lui-même devant le public, et livrer le secret de son égoïsme,
jusqu’à ce que, dans la bouche de D’Aubray, la voix de la saine et honnête
bourgeoisie française, tour à tour indignée, ironique ou piteuse, se fasse
entendre.
Il ne faut pas surfaire la Satire Ménippée, même dans sa valeur
littéraire. Si elle offre, dans sa partie principale, un plan arrêté et une claire
composition, on y trouve aussi bien du désordre, des longueurs, peu de proportion et
d’équilibre. Même la fameuse harangue de D’Aubray vaut par le détail et les
morceaux, plutôt que par l’ensemble : le misérable état de Paris, ce pathétique
début, qui sonne comme une péroraison cicéronienne, introduit une longue et diffuse
relation, aussi peu oratoire que possible, des intrigues de la maison de Lorraine,
qui nous ramène à la désolation de la ville. L’écrivain, à travers toutes les
redites et les disparates, mêlant les personnalités injurieuses aux grandes
généralités, la facétieuse causticité du bourgeois de Paris à la rhétorique savante
de l’humaniste, finit par avoir dit tout ce qu’il faut. Là comme dans le reste de la
satire, deux choses font leur effet, l’invention première et générale, cette idée de
donner une représentation comique des États de la Ligue, puis le jaillissement de
l’esprit, des saillies, des mots qui portent, qui peignent et qui piquent, les
continuelles trouvailles de l’expression.
On a fait remarquer que, la Satire Ménippée étant de plusieurs
mains, il était impossible de distinguer la part de chacun dans l’œuvre commune. A
mon avis, c’est pour cela précisément que l’œuvre est littérairement d’ordre moyen :
cette unité de ton résulte simplement de ce qu’aucun des collaborateurs n’a une
personnalité tout à fait décidée. Bourgeois et érudits, ils écrivent en bourgeois et
en érudits : ils ont l’esprit de leur classe et de leur temps : de là vient que
leurs inspirations se fondent et se confondent si bien.
Mais il faut noter qu’ici encore la guerre civile et l’actualité ont aidé les
esprits à secouer le joug de l’érudition, et fait passer en quelque sorte
l’imitation de l’extérieur à l’intérieur de l’œuvre littéraire ; la nécessité d’être
lu, compris et goûté de tous a fait que les auteurs de la Ménippée,
et parmi eux un lecteur royal, n’ont plus pris aux anciens que ce qu’ils
ont senti être conforme à leur raison, ce qui pouvait rendre leur pensée ou plus
forte, ou plus sensible, ou plus agréable aux simples Français. Et ainsi la
Ménippée tient sa place dans l’histoire de la pénétration de
l’esprit français par le génie ancien.
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