Chapitre II
Jean Calvin
L’humanisme avec Rabelais se fait scientifique et positiviste, avec Calvin, moral
et piétiste. En face du robuste Tourangeau, l’âpre Picard, disputeur et irritable :
un esprit sec, fort, précis, raidement rectiligne, un tempérament froid, de ceux où
bouillonnent en dedans les terribles colères. Quand vous avez regardé cette bonne et
ouverte face d’honnête savant que porte Rabelais, passez à Calvin : ce profil fin et
dur, ces lèvres minces, cette jolie main effilée et nerveuse, qui se lève
impérieusement pour enfoncer un argument, vous donnent la sensation de l’homme.
Calvin179 doit
sans doute à sa ville natale, à sa propre famille les premiers germes de son
indépendance religieuse ; il semble qu’Olivetan surtout l’ait détaché de cette
église catholique, qui lui portait dès la première jeunesse ses dignités et ses
revenus. Mais jusqu’en 1533, l’humaniste domine en lui : élève d’Alciat et de
Wolmar, juriste, latiniste, helléniste, de Sénèque, il ne révèle sa
vocation que par l’hérétique discours qu’il lit pour Nicolas Gop, recteur de
l’Université parisienne, et qui les mit tous les deux en péril. L’année 1535, ici
encore, fut décisive. Elle jeta Calvin hors du royaume, où la reine de Navarre ne
pouvait plus le protéger. Mais surtout elle l’obligea, une fois retiré à Bâle, à
mettre par écrit la confession de sa nouvelle foi, arrêtée dans cet esprit avide de
clarté : il rédigea en latin l’Institution chrétienne. Comme la
royauté mettait sa justice au service du dogmatisme catholique, et par politique
dénonçait les victimes comme des factieux à ses alliés protestants, Calvin se crut
obligé de protester dans la fameuse lettre à François Ier. En
1541, lettre et livre furent donnés en français par l’auteur, pour l’édification du
simple populaire : cette traduction est un des chefs-d’œuvre du xvie
siècle. Elle y fait époque.
On voit aisément dans l’Institution
180 et dans toute la suite de l’œuvre de
Calvin, comment cette réforme française qui semble s’opposer à la Renaissance, qui
du moins la contient, en sort cependant, et en est le produit. Le livre latin est
admirable de correction classique et d’énergie personnelle : c’est le chef-d’œuvre
d’un grand humaniste, et l’on sait que Calvin n’était pas même dénué d’érudition
hébraïque. Mais surtout la méthode de l’Institution est l’expression
même de l’esprit de la Renaissance, en tant qu’il se caractérise par la
découverte de l’homme et par le culte de l’antiquité.
La théologie de Calvin repoussant le lourd appareil de la scolastique prend, pour
la première fois181, une base d’argumentation dans la nature, dans les faits,
dans l’expérience enfin : elle étudie l’homme, elle lui applique le dogme, elle tire
de son état, de ses besoins la démonstration de la religion, qui rend compte de cet
état, et répond à ces besoins. Ici Calvin n’a personne devant lui ; il a ouvert la
voie le premier, et ce qu’il y a de solide et pénétrante psychologie dans la
théologie de Pascal et de Bossuet, c’est lui qui le premier a enseigné à l’y
mettre.
En second lieu, à cette recherche de la nature humaine, il unit l’étude de
l’Écriture : elle est le texte qu’il lit, explique, , rejetant toutes les
sommes et toutes les gloses dont on l’a
obscurci, surchargé, étouffé. Il fait reparaître Moïse et saint Paul, comme d’autres
au même temps ressaisissent Homère ou Tite-Live par-delà les abrégés et les romans.
Il traite son texte en philologue ou en historien. Il ne doute pas de la réalité des
faits portés dans l’Écriture, non plus qu’avant le xviiie
siècle on ne doutera de la réalité des faits racontés par
Tite-Live : l’exégèse de Calvin représente exactement la même époque de la critique
que les raisonnements de Machiavel, de Bossuet, et même de Montesquieu sur
Tite-Live. On va au pur texte antique, comme au roc solide, inébranlable sur lequel
on peut fonder. Par cette méthode, Calvin inaugure la controverse et l’apologétique
modernes : et ainsi il y, a quelque chose de lui dans les Pensées et
dans le Discours sur l’Histoire Universelle et dans la
Politique tirée de l’Histoire sainte.
Mais si l’Institution sort de l’humanisme, elle opère définitivement
la séparation des deux courants qui jusque-là s’étaient confondus, et se
confondaient encore dans les deux premiers livres de Rabelais. Elle oppose fortement
la Réforme aux libertins. Le point de contact entre eux n’est pas
difficile à voir : c’est la commune protestation au nom de Dieu et de la raison qui
le connaît, contre l’ascétisme catholique. « … Celui grand bon piteux Dieu, écrivait
Rabelais, lequel ne créa onques le Caresme : oui bien les salades, harengs, merlans,
carpes, brochets, dars, umbrines, ablettefe, rippes, etc. Item les
bons vins. » Et Calvin aussi ne veut pas des jeûnes, célibat monacal, et autres
contraintes de la règle catholique : pour lui, comme pour Rabelais, tout cela, c’est
Antiphysie. Dieu a créé les instincts et les fonctions pour l’usage : c’est égal
abus de faire ce qu’il défend, et de défendre ce qu’il permet, de pervertir et
d’abolir ses dons. Mais Calvin se différencie aussitôt. Et il se différencie par le
sens moral. Rabelais absout la nature par la vie. Calvin la condamme par le mal.
Pessimiste, parce que ce qu’il veut ne se retrouve guère dans ce qu’il voit, la foi
lui rend compte de la corruption humaine et du remède : elle est lumière et
règle.
En même temps, Calvin prend position contre le catholicisme : il en dissèque le
dogme, il en ruine les pratiques et la discipline, il en combat surtout la doctrine
de la pénitence. Il établit la justification par la foi seule, avec le serf-arbitre
et la prédestination.
Contre les libertins et contre les catholiques, c’est la même cause que Calvin
défend : celle de la morale. Et par là sa réforme est bien française : le principe
et la fin en sont la pratique, l’ordonnance de la vie, et non la spéculation, la
poursuite de je ne sais quels résultats métaphysiques. Ce qu’il veut, c’est la bonne
vie. Aux libertins il dit : l’homme est mauvais ; il faut réprimer la nature, et non
s’y abandonner. Aux catholiques : ne comptez pas sur les indulgences, ne comptez pas
sur les pratiques et les œuvres, ne comptez pas sur votre volonté : humiliez-vous,
tremblez, croyez. Il peut sembler qu’il y ait contradiction entre sa théologie et sa
morale : n’est-ce pas la liberté qui fonde la bonne vie et rend la vertu possible ?
Ceux qui liront Calvin verront qu’il a opéré heureusement le passage de son dogme à
sa morale. Au reste c’est l’éternelle antinomie : l’exercice de la vertu suppose
l’homme libre, et les doctrines qui marquent le plus haut degré de l’effort moral
dans la vie de l’humanité, stoïcisme, calvinisme, jansénisme, sont celles qui
théoriquement suppriment la liberté. C’est qu’en somme, elles détachent et humilient
l’homme : or supprimer la concupiscence, tuer l’amour-propre, toute la vertu est là.
Lecalvinisme, bien pris, doit être une doctrine d’humilité : il met toute
l’espérance du chrétien anéanti dans la sincérité de sa foi qui, l’attachant à Dieu,
l’oblige à vouloir toutes les volontés de Dieu, à aimer le joug douloureux de son
Évangile.
Pour régler la vie, comme pour saisir les rapports de l’homme à Dieu, de la nature
à la religion, il a fallu que Calvin se fit psychologue et moraliste. Il l’a été en
effet avec puissance et avec finesse. Depuis Cicéron et Sénèque, depuis Épictète et
Sénèque on n’avait jamais écrit sur l’homme avec autant d’ampleur et de précision :
ce que l’esprit français enrichi par l’éducation classique fera excellemment, la
description des traits généraux de l’homme moral, je le trouve dans Calvin, qui se
place ainsi aux sources mêmes du génie classique. La théologie mise à part, ce n’est
plus seulement avant Pascal, avant Bossuet qu’on le rencontre : mais avant
Montaigne, avant les Morales d’Amyot. Ici encore il ouvre la voie, et
non plus à la philosophie religieuse, à toute large et humaine philosophie. Qui
voudra s’en convaincre n’aura qu’à lire les chapitres 15 et 17 du premier livre, et
ces admirables chapitres 6 à 10 du livre III, sur la vie de l’homme chrétien182. J’y retrouve, sous l’éminente autorité de
l’Écriture, sans cesse alléguée et impérieusement dressée, j’y retrouve une pensée
nourrie et comme engraissée du meilleur de la sagesse antique, et un sens du réel,
une riche expérience qui donnent à tout ce savoir une efficacité pénétrante.
Je ne me serais pas arrêté si longtemps sur Calvin, si l’Institution
française n’était un chef-d’œuvre, le premier chef-d’œuvre de pure philosophie
religieuse et morale à quoi notre langue vulgaire ait suffi. C’est une traduction :
mais plus pourtant qu’une traduction, puisque l’auteur se traduisait lui-même. Aussi
a-t-elle la valeur d’une œuvre moderne et originale. Personne, ni même Calvin,
n’aurait pu en 1540 écrire de ce style en français, sans s’assurer le secours du
latin. Dans cette langue dont il était plus maître que de son parler natal, Calvin
donna à sa pensée toute son ampleur et toute sa force, et quand ensuite il la voulut
forcer à revêtir la forme de notre pauvre et sec idiome, elle y porta une partie des
qualités artistiques de la belle langue romaine. L’Institution
française est vraiment une forte et grande chose : il y a une gravité soutenue de
ton, un enchaînement sévère de raisonnements, une véhémence de logique, une phrase
déjà ample, des expressions concises, vigoureuses et, si j’ose dire, entrantes, qui
en plus d’un endroit font penser à Bossuet : à Bossuet logicien, je le veux, et non
pas à Bossuet poète, mais enfin à Bossuet. Et quiconque est familier avec ces deux
écrivains ne me démentira pas.
C’est pourtant Bossuet qui a dit : « Calvin a le style triste ». Et littérairement
Calvin est toujours sous le coup de cette condamnation. Je ne serai pas suspect si
j’adoucis l’arrêt. Calvin n’est pas poète : et l’on conçoit que le Bourguignon
d’imagination chaude, de sensibilité vibrante, n’aime guère ce Picard au parler
froid et précis, en qui la passion a plus de rigueur que de flamme. Mais Calvin est
moins « triste » que Bourdaloue. Son raisonnement marche d’une allure plus aisée. Et
surtout il a l’inestimable don du xvie
siècle, la
jeunesse : cela étonne ; j’entends par là la fraîcheur d’une pensée toute proche
encore de la vie et chargée de réalité.
La chose se voit moins dans l’Institution, où le style a retenu de
la hauteur et de la noblesse de la phrase latine. Les autres œuvres françaises, d’un
tour moins oratoire, représentent plus au naturel peut-être le vrai génie de Calvin.
Qu’on lise ses des Êpitres de saint Paul, on sera
surpris, à travers tant de gravité dogmatique, de rencontrer un parler si familier,
tant de rappels à la réalité commune, métaphores, comparaisons, apologues. Nulle
éloquence, nulle poésie dans tout cela, mais à chaque instant apparaissent des
signes du voisinage de la vie, et cela suffit à dissiper la tristesse des déductions
les plus tendues.
Dans l’histoire de l’éloquence de la chaire, Calvin183 et ses
premiers collaborateurs, Viret, Bèze, ont un grand rôle. Outre que l’activité de la
prédication protestante (on possède plus de 2000 sermons de Calvin pour une période
de onze ans) a contribué sans nul doute à assouplir la langue, cette prédication est
un des anneaux qui relient François de Sales et l’éloquence du xviie
siècle aux sermonnaires du xve
siècle. Ces prédicateurs protestants, et non seulement Viret, mais
Calvin même qu’on croit si austère, sont tout près de Menot et de Baulin, ils y
touchent non par le temps seulement, mais par le goût.
Calvin n’emploie-t-il pas quelque part 8 ou 9 pages184 à comparer l’Église des
fidèles au corps humain, à y chercher ce qui est veines, nez, chair, mouvement,
chaleur, main, pied, coude ? Ne conte-t-il pas la fable des Membres et de
l’Estomac ? Mais voici où il se différencie : il reste grave, décent, il ne rit pas,
et il reste aussi raisonneur, savant, instructif. Il introduit le triple principe
par où la rénovation de l’éloquence sacrée se fera : le sérieux profond de la foi,
la solide connaissance des Écritures, l’exacte connaissance de l’homme. Il parle en
pasteur qui songe aux fruits lointains et durables de sa parole. Et n’est-ce pas lui
enfin qui, avant Bossuet, prêchait le dogme plutôt que la morale, et faisait sa
principale affaire de l’enseignement de la religion, persuadé que la bonne vie
procéderait de la forte foi ?
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